Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXIII/Cinquième partie/Livre II/Chapitre III

CHAPITRE III.

Wallis.

Le capitaine Samuel Wallis, comme on l’a vu dans le voyage du capitaine Carteret, commandait le Dolphin, et avait sous ses ordres le Swallow ; la flûte le Prince Frédéric faisait partie de sa petite escadre, avec laquelle il fit voile de Plymouth le 22 août 1766. Il ne tarda pas à s’apercevoir que le Swallow était très-mauvais voilier ; ce qui le contraria beaucoup. Le 16 décembre, il mouilla dans une baie en dedans du cap des Vierges, à l’entrée orientale du détroit de Magellan. Avant de laisser tomber l’ancre, il avait vu sur le cap des hommes à cheval qui lui faisaient signe de descendre à terre ; écoutons le récit de son entrevue avec les Patagons.

« Les naturels restèrent toute la nuit vis-à-vis du vaisseau, allumant des feux et poussant souvent de grands cris. Le 17 au matin, dès qu’il fut jour, nous en vîmes un grand nombre en mouvement, qui nous faisaient signe d’aller à terre. Vers les cinq heures, je donnai le signal pour faire venir à bord les canots du Swallow et du Prince Frédéric ; en même temps je fis mettre le mien à la mer. Ces canots étant tous équipés et armés, je pris un détachement de soldats de marine, et je marchai vers le rivage, après avoir donné ordre au maître de présenter le travers du navire au rivage pour protéger le débarquement, et de charger les canons à mitraille. Nous arrivâmes au rivage vers les six heures, et, avant de sortir des canots, je fis signe aux habitans de se retirer à quelque distance. Ils obéirent sur-le-champ ; je descendis alors avec le capitaine du Swallow et plusieurs officiers : les soldats de marine furent rangés en bataille, et les canots furent tenus à flot sur leurs grapins près de la côte.

» Je fis signe aux habitans de s’approcher et de s’asseoir en demi-cercle, ce qu’ils firent avec beaucoup d’ordre et de gaieté. Alors je leur distribuai des couteaux, des ciseaux, des boutons, des colliers de verroterie, des peignes, et d’autres bagatelles ; je donnai surtout des rubans aux femmes, qui les reçurent avec un air mêlé de plaisir et de respect. Après avoir achevé la distribution de mes présens, je leur fis entendre que j’avais d’autres choses à leur donner, mais que je voulais avoir quelques provisions en échange. Je leur fis voir des haches et des serpes, et je leur montrai en même temps des guanaques qui se trouvaient là, et des autruches mortes que je voyais près d’eux, en leur indiquant par signes que je voulais manger ; mais ils ne purent ou ne voulurent pas me comprendre : car, quoiqu’ils parussent avoir grande envie des haches et des serpes, ils ne donnèrent pas à entendre qu’ils fussent disposés à nous céder de leurs provisions ; nous ne fîmes donc aucun trafic avec eux.

» Ces Indiens, les femmes comme les hommes, avaient chacun un cheval, avec une selle assez propre, une bride et des étriers. Les hommes avaient des éperons de bois, à l’exception d’un seul qui avait une paire de grands éperons à l’espagnole, des étriers de bronze, et un sabre espagnol sans fourreau ; mais, malgré ces distinctions, il ne paraissait avoir aucune espèce d’autorité sur les autres. Les femmes ne portaient point d’éperons. Les chevaux paraissaient bien faits, légers, et hauts d’environ quatorze palmes. Ces Indiens avaient aussi des chiens, qui paraissaient être, ainsi que les chevaux, de race espagnole.

» Nous prîmes la mesure de ceux qui étaient les plus grands : l’un d’eux avait six pieds sept pouces ; plusieurs autres avaient six pieds cinq pouces ; mais la taille du plus grand nombre était de cinq pieds dix pouces à six pieds.

» Leur teint est d’une couleur de cuivre foncé, comme celui des naturels de l’Amérique septentrionale ; ils ont des cheveux droits, presque aussi durs que des soies de porc, et qu’ils nouent avec une ficelle de coton : tous les hommes, comme les femmes, vont la tête nue. Ils sont bien faits et robustes ; ils ont de gros os ; mais leurs pieds et leurs mains sont d’une petitesse remarquable. Ils sont vêtus de peaux de guanaque, cousues ensemble par morceaux d’environ six pieds de longueur sur cinq de largeur, dont ils s’enveloppent le corps, et qu’ils attachent avec une ceinture, en mettant le poil en dedans. Quelques-uns d’entre eux avaient aussi ce que les Espagnols appellent un puncho, ou sorte de manteau d’étoffe faite de poil de guanaque ; une ouverture sert à passer la tête, et il descend jusqu’aux genoux.

» Ces Indiens portent aussi une espèce de caleçon qu’ils tiennent fort serré, et des brodequins qui descendent du milieu de la jambe jusqu’au coude-pied par-devant, et par-derrière passent sous le talon : le reste du pied est découvert.

» Nous remarquâmes que plusieurs des hommes avaient un cercle rouge peint autour de l’œil gauche, et que d’autres s’étaient peint les bras et différentes parties du visage : toutes les jeunes femmes avaient leurs paupières peintes en noir.

» Ils parlaient beaucoup ; quelques-uns d’entre eux prononcèrent le mot ca-pi-ta-ne ; mais quand on leur parla en espagnol, en portugais, en français et en hollandais, ils ne firent aucune réponse. Nous ne pûmes distinguer dans leur langage que le seul mot chaoua. Nous supposâmes que c’était une salutation, parce qu’ils le prononçaient toujours quand ils nous frappaient dans la main, et quand ils nous faisaient signe de leur donner quelque chose. Lorsque nous leur parlions en anglais, ils répétaient après nous les mêmes mots, comme nous aurions pu le faire ; et ils eurent bientôt appris par cœur ces mots : Englishmen, come on shore ; Anglais , venez à terre.

» Chacun avait à sa ceinture une arme d’une espèce singulière : c’étaient deux pierres rondes, couvertes de cuir, et pesant chacune environ une livre, qui étaient attachées aux deux bouts d’une corde d’environ huit pieds de long. On a vu plus haut qu’ils s’en servent comme d’une fronde pour arrêter les animaux qu’ils poursuivent. Ils sont si adroits à manier cette arme, qu’à la distance de cinquante pieds ils peuvent frapper, par deux pierres à la fois, un but qui n’est pas plus grand qu’un shilling. Ce n’est cependant pas leur usage d’en frapper le guanaque ni l’autruche, quand ils font la chasse de ces animaux ; mais ils lancent leur fronde de manière que la corde, rencontrant les deux jambes de l’autruche ou deux de celles du guanaque, les enveloppe aussitôt par la force et le mouvement de rotation des pierres, et arrête l’animal, qui devient alors aisément la proie du chasseur.

» Tandis que nous étions à terre, nous les vîmes manger de la chair crue, entre autres, le ventre d’une autruche, sans autre préparation que de le retourner en mettant le dedans en dehors, et de le secouer.

» Nous remarquâmes aussi qu’ils avaient plusieurs grains de verroterie comme ceux que je leur avais donnés, et deux morceaux d’étoffe rouge : nous supposâmes que le commodore Byron les avait laissés en cet endroit ou dans quelque canton voisin.

» Après avoir passé environ quatre heures avec ces Américains, je leur fis entendre par signes que j’allais retourner à bord, et que j’en emmènerais quelques-uns d’entre eux avec moi, s’ils le désiraient. Dès qu’ils m’eurent compris, plus de cent se présentèrent avec empressement pour aller sur le vaisseau ; mais je ne voulus pas en recevoir plus de huit. Ils sautèrent dans les canots avec la joie qu’auraient des enfans qui vont à la foire ; comme ils n’avaient aucune mauvaise intention, ils ne nous en soupçonnaient aucune. Pendant qu’ils étaient dans les canots, ils chantèrent plusieurs chansons de leur pays ; lorsqu’ils furent sur le vaisseau, ils n’exprimèrent pas les sentimens d’étonnement et de curiosité que paraissaient devoir exciter en eux tant d’objets extraordinaires et nouveaux, qui venaient frapper à la fois leurs yeux. Je les fis descendre dans ma chambre ; ils regardaient autour d’eux avec une indifférence inconcevable, jusqu’à ce qu’un d’entre eux eut jeté les yeux sur un miroir : mais cet objet ne leur causa pas plus d’étonnement que les prodiges qui s’offrent à notre imagination dans un songe, lorsque nous croyons converser avec les morts, voler dans l’air, marcher sur la mer, sans réfléchir que les lois de la nature sont violées ; cependant ils s’amusèrent beaucoup de ce miroir ; ils avançaient, reculaient, et faisaient mille tours devant la glace, riant aux éclats, et se parlant avec beaucoup de chaleur les uns aux autres.

» Je leur donnai du bœuf, du petit-salé, du biscuit et d’autres provisions du vaisseau ; ils mangèrent indistinctement de tout ce qu’on leur offrit ; mais ils ne voulurent boire que de l’eau.

» De ma chambre je les menai dans toutes les parties du vaisseau ; ils ne regardèrent avec attention que les animaux vivans que nous avions à bord. Ils examinèrent avec assez de curiosité les cochons et les moutons, et s’amusèrent infiniment à voir les pintades et les dindons.

» Ils ne parurent désirer de tout ce qu’ils voyaient que nos vêtemens, et un vieillard fut le seul d’entre eux qui nous en demanda ; nous lui fîmes présent d’une paire de souliers avec des boucles, et je donnai à chacun des autres un sac de toile dans lequel je mis quelques aiguilles tout enfilées, des morceaux de drap, un couteau, une paire de ciseaux, du fil, de la verroterie, un peigne, un miroir, et quelques pièces de notre monnaie, qu’on avait percées par le milieu, afin de pouvoir les suspendre au cou avec un ruban.

» Nous leur offrîmes des feuilles de tabac roulées ; ils en fumèrent un peu, mais ne parurent pas y prendre plaisir.

» Je leur montrai les canons ; ils ne témoignèrent avoir aucune connaissance de leur usage. Lorsqu’ils eurent parcouru tout le vaisseau, je fis mettre sous les armes les soldats de marine et leur fis exécuter une partie de l’exercice. À la première décharge de la mousqueterie, nos Indiens furent frappés d’étonnement et de terreur ; le vieillard en particulier se jeta à la renverse sur le tillac, et, montrant les fusils, se frappa le sein avec sa main, et resta ensuite quelque temps sans mouvement, les yeux fermés ; nous jugeâmes qu’il voulait nous faire entendre qu’il connaissait les armes à feu et leurs terribles effets. Les autres, voyant que nos gens étaient de bonne humeur, et n’ayant reçu aucun mal, reprirent bientôt leur gaieté, et entendirent sans beaucoup d’émotion la seconde et la troisième décharge ; mais le vieillard resta prosterné sur le tillac pendant quelque temps, et ne reprit ses esprits qu’après que la mousqueterie eut cessé.

» Vers le midi, la marée reversant, je leur fis connaître par signes que le vaisseau allait s’éloigner, et qu’ils devaient aller à terre ; je m’arperçus bientôt qu’ils n’avaient pas envie de s’en aller ; cependant on les fit entrer sans beaucoup de peine dans la chaloupe, à l’exception du vieillard et d’un autre qui voulurent rester : ces deux-ci s’arrêtèrent à l’endroit où l’on descend du vaisseau ; le plus vieux se retourna et alla à l’escalier qui conduit à la chambre du capitaine : il resta là quelque temps sans dire un mot ; puis il prononça un discours que nous primes pour une prière ; car plusieurs fois il éleva les mains et les yeux vers le ciel, et parla avec des accens, un air et des gestes fort différens de ce que nous avions observé dans leur conversation. Il paraissait plutôt chanter que prononcer ce qu’il disait ; de sorte qu’il nous fut impossible de distinguer un mot d’un autre. Je lui fis entendre qu’il était à propos qu’il descendît dans la chaloupe : alors il me montra le soleil ; puis, faisant voir sa main en la tournant vers l’ouest, il s’arrêta, me regarda en face, se mit à rire, et me montra ensuite le rivage. Il nous fut aisé de comprendre par ces signes qu’il désirait de rester à bord jusqu’au coucher du soleil, et je n’eus pas peu de peine à lui persuader que nous ne pouvions pas rester si long-temps sur cette partie de la côte. Enfin il se détermina à sauter dans la chaloupe avec son compagnon : lorsque la chaloupe s’éloigna, ils se mirent tous à chanter, et continuèrent à donner des signes de joie jusqu’à ce qu’ils furent arrivés à terre. Lorsqu’ils débarquèrent, plusieurs de leurs compagnons qui étaient sur le rivage voulurent se jeter avec empressement dans la chaloupe ; l’officier qui était à bord, ayant des ordres positifs de n’en recevoir aucun, eut beaucoup de peine à les empêcher d’entrer dans le bâtiment, ce qui parut les mortifier extrêmement. »

Wallis, étant entré dans !e détroit vit plusieurs fois des Patagons : lorsque les canots approchaient de terre, ces hommes voulaient toujours s’y embarquer pour venir au vaisseau ; on refusait de les recevoir ; ils en marquaient du chagrin. Souvent on essaya de leur faire entendre par signes qu’on désirait obtenir des guanaques et des nandous en échange de différens objets qu’on leur montrait, mais on ne put venir à bout de s’en faite comprendre. Quelquefois les Anglais, en descendant à terre, trouvaient des huttes et différent endroits où tout annonçait que l’on avait récemment fait du feu.

Le 17 janvier 1767, Wallis, après avoir tiré du Prince Frédéric des provisions de toute espèce pour l’usage du Dolphin et du Swallow, le fit partir pour les îles Falkland, où l’Angleterre avait formé un établissement, qu’elle a ensuite abandonné. Le Prince Frédéric était chargé de remettre au commandant de jeunes arbres tirés des côtes du détroit de Magellan pour les planter dans ces îles dépourvues de bois. Précaution louable, et dont il est à souhaiter que l’effet ait répondu aux désirs de celui qui en avait eu l’idée. Le Prince Frédéric, après s’être acquitté de sa commission, devait retourner à Plymouth.

Les Anglais eurent aussi des rapports avec les habitans de la côte méridionale du détroit, qui leur parurent aussi sales, aussi puans, aussi misérables qu’aux autres navigateurs qui avaient parcouru ces parages. Ils mangeaient de tout ce qu’on leur présentait. Ils essayèrent une fois d’emporter d’un canot anglais les différens objets qui s’y trouvaient ; mais l’équipage s’en aperçut à temps, et les empêcha d’effectuer leur dessein. Les Indiens, se voyant contrariés dans leur entreprise, se retirèrent dans leurs pirogues, et s’armèrent de longues perches et de lames dont la pointe était faite d’os de poisson. Comme malgré ces démonstrations hostiles ils n’attaquèrent pas les Anglais, ceux-ci se bornèrent à se tenir sur la défensive ; ensuite, au moyen de quelques bagatelles qu’ils donnèrent aux Indiens, ils les calmèrent, et la bonne intelligence fut rétablie.

Une autre fois ces sauvages donnèrent lieu à une observation qui fait honneur à leur caractère. Wallis était alors mouillé près du cap Upright, à peu de distance de l’embouchure occidentale du détroit. « Le 1er. avril, dit-il, nous vîmes venir à bord du vaisseau deux pirogues avec quatre hommes, et trois petits enfans dans chacune. Les hommes étaient plus vêtus que ceux que nous avions vus auparavant ; mais les enfans étaient entièrement nus ; ils étaient un peu plus blonds que les hommes, qui marquaient beaucoup d’attention et de tendresse pour eux ; ils les levaient fréquemment en l’air pour qu’ils vissent mieux le vaisseau. Je donnai à ces enfans des colliers et des bracelets de verroterie, qui leur firent beaucoup de plaisir. Pendant que ces Indiens restaient avec nous, les uns sur le vaisseau, les autres dans leurs pirogues, la chaloupe partit pour aller faire du bois et de l’eau. Les Indiens qui étaient dans les pirogues tinrent les yeux fixés sur la chaloupe pendant qu’on l’équipait. Dès qu’elle s’éloigna, ils appelèrent par de grands cris ceux qui étaient à bord ; ceux-ci eurent aussitôt l’air très-alarmés, sautèrent à la hâte dans leurs pirogues, après avoir fait descendre les enfans, et s’éloignèrent sans proférer une parole. Nous ne pouvions deviner la cause de l’émotion soudaine de ces Indiens, qui suivirent la chaloupe en poussant de grands cris, et en donnant des marques extraordinaires de trouble et d’effroi. La chaloupe, qui marchait plus vite qu’eux, les devança à la côte, où mes matelots aperçurent des femmes qui ramassaient des moules au milieu des rochers. Leur vue expliqua aussitôt le mystère. Les pauvres Indiens craignaient que les étrangers ne voulussent attenter, soit par force, soit par séduction, aux droits des maris de ces femmes, droits dont ils paraissaient plus jaloux que les habitans d’autres contrées en apparence moins sauvages et moins grossiers que ceux-ci. Mes matelots, pour les tranquilliser, restèrent dans la chaloupe sans ramer, et se laissèrent devancer par les canots. Les Indiens, de leur côté, ne cessèrent de crier pour se faire entendre des femmes, que lorsqu’elles eurent pris l’alarme, et se furent enfuies hors de la portée de la vue. Dès qu’ils furent à terre, ils tirèrent leurs pirogues sur la plage, et se hâtèrent d’aller rejoindre leurs femmes. »

Au mois de février, qui est l’été de ces contrées, le maître du Dolphin, étant allé à la côte du sud pour chercher un mouillage, débarqua mourant de froid dans une grande île. Après s’être réchauffé à un feu allumé avec de petits arbres qu’il trouva dans ce lieu, il grimpa sur une montagne pour observer la triste région qui l’entourait. La Terre du Feu présentait l’aspect le plus horrible et le plus sauvage que l’on pût imaginer ; ce n’étaient que des montagnes raboteuses qui s’élevaient jusqu’aux nues ; leurs flancs et leurs sommets, entièrement nus, ne laissaient pas apercevoir le moindre signe de végétation. Les vallées ne présentaient pas une perspective moins triste ; des couches profondes de neige les remplissaient, excepté dans quelques endroits où elle avait été emportée par les torrens qui se précipitent du sommet des monts ; et, même dans les endroits où la neige ne les couvrait pas, elles étaient aussi dépouillées de verdure que les rochers qui les entouraient.

Le 10 avril le Dolphin avait mis à la voile avec le Swallow ; lorsqu’il fut à un mille au nord du cap Pillar, il s’aperçut que la corvette était à trois milles en arrière. Comme le vent était faible, Wallis fut obligé de mettre dehors autant de voile qu’il put, afin de sortir de l’embouchure du détroit. Il voulut ensuite diminuer de voile, pour attendre le Swallow, mais il ne le put pas, parce qu’un courant l’entraînait sur des îlots, et qu’il fallait porter de la voile pour les éviter. Peu de temps après il perdit de vue le Swallow, et ne le revit plus. Dans le premier moment il voulut rentrer dans le détroit ; un brouillard épais qui s’éleva tout à coup, et la mer qui devint très-grosse, mirent obstacle à l’exécution de ce dessein. On reconnut la nécessité de gagner au plus tôt le large, et de faire force de voiles avant que la mer fut plus forte, ce qui aurait empêché de doubler les caps qui forment l’embouchure du détroit.

« Ce fut ainsi, dit Wallis, que nous quittâmes cette région âpre et inhabitable, où pendant quatre mois nous avions été presque sans cesse en danger de périr ; où au milieu de l’été l’air était nébuleux, orageux et froid ; où presque partout les vallées étaient sans verdure et les montagnes sans bois ; où enfin la terre offre plutôt un amas de ruines qu’un sol propre à l’habitation d’êtres animés.

» En continuant notre route à l’ouest, après être sortis du détroit, nous vîmes un grand nombre d’oiseaux de mer voler autour du vaisseau ; nous eûmes presque toujours des vents impétueux, des brumes, une grosse mer, de sorte que nous fûmes souvent obligés de naviguer sous nos basses voiles, et que pendant plusieurs semaines de suite il n’y eut pas un seul endroit de sec sur le vaisseau. »

Depuis plusieurs jours on apercevait beaucoup d’oiseaux de mer ; le temps était variable ; circonstances qui indiquent le voisinage de la terre ; le 4 juin une tortue vint nager auprès du Dolphin ; enfin, le 6, un matelot placé à la grande hune, s’écria, terre dans l’ouest ; bientôt on la vit distinctement de dessus le pont. Lorsqu’on ne fut plus qu’à cinq milles de distance de cette île, on en aperçut une autre au nord-ouest. Le lieutenant Furneaux alla reconnaître la première avec les canots armés. Lorsqu’il en approchait, il vit deux pirogues s’en détacher, et ramer avec beaucoup de vitesse vers l’autre île. Le soir il revint à bord, rapportant des cocos, des plantes anti-scorbutiques, et des hameçons faits avec des écailles d’huîtres. Il n’avait pas rencontré d’habitans. Il avait seulement aperçu trois huttes, ou plutôt trois hangars, consistant seulement en un toit formé de feuilles de cocotiers, et soutenu sur des piliers ; il avait vu aussi des pirogues en construction sur la plage ; d’ailleurs l’île était dépourvue de sources, et ne produisait que des cocos ; les brisans en rendaient l’approche difficile ; on ne trouvait de mouillage nulle part le long de la côte ; elle reçut, le nom de Wight-Sunday-Island (île de la Pentecôte) ; elle est située par 19° 26′ sud, et 17° 56′ ouest.

On se dirigea de suite vers l’autre île. On apercevait sur le rivage une cinquantaine de naturels armés de longues piques. Plusieurs d’entre eux couraient de côté et d’autre avec des torches allumées à la main. Lorsque le canot approcha de la côte, les insulaires se portèrent en foule vers la grève, et présentèrent leurs piques comme pour s’opposer au débarquement. Les Anglais s’arrêtèrent alors, et firent des signes d’amitié, montrant en même temps des colliers de verroterie, des couteaux, des rubans, et d’autres bagatelles. Les naturels leur firent signe de s’éloigner, mais en même temps regardèrent avec un air de curiosité et de désir les objets qu’on leur présentait. Bientôt quelques-uns s’avancèrent dans la mer ; les Anglais leur firent signe qu’ils souhaitaient d’avoir de l’eau et des cocos ; plusieurs insulaires allèrent chercher de l’eau, et se hasardèrent à l’apporter aux canots dans les coques des cocos dépouillés de leur enveloppe extérieure. On leur donna en échange de ces provisions, les bagatelles qu’on leur avait montrées, et des clous, auxquels ils parurent attacher plus de prix qu’au reste. Sur ces entrefaites un Indien trouva le moyen de voler un mouchoir de soie qui enveloppait toutes les marchandises qu’on leur destinait, et le fit avec tant d’adresse, que personne ne s’en aperçut. Les Anglais eurent beau faire signe ensuite qu’on leur avait dérobé un mouchoir, les naturels, ou ne purent pas, ou ne voulurent pas les comprendre.

Le lendemain Furneaux en retournant à l’île avec les canots fut bien étonné de voir sept grandes pirogues chacune à deux gros mâts, et tous les naturels sur la plage, prêts à s’embarquer. Ils firent signe aux Anglais de monter un peu plus haut. Ceux-ci se conformèrent à cette invitation, et dès qu’ils furent descendus à terre, tous les Indiens s’embarquèrent et firent route à l’ouest. En passant par la pointe occidentale de l’île, ils furent joints par deux canots. En s’éloignant de leur île, ils n’y laissèrent que quatre pirogues ; ils continuèrent leur route à l’ouest sud-ouest, tant qu’on put les distinguer du haut de la grande hune. Leurs pirogues étaient à peu près longues de trente pieds, sur quatre pieds de largeur et trois et demi de profondeur ; deux de ces pirogues étaient doubles.

L’île est basse, unie, sablonneuse, bien plantée d’arbres, sans broussailles, elle abonde en plantes anti-scorbutiques ; on y trouva trois citernes de très-bonne eau. Wallis en prit possession au nom du roi de la Grande-Bretagne, et la nomma Queen-Charlotte’s island (île de la Reine Charlotte). On doit lui savoir gré d’avoir recommandé aux personnes de son équipage qui allaient à terre de ne rien endommager dans les cabanes des insulaires, et, pour avoir le fruit des cocotiers, de ne pas couper les arbres par le pied. L’île est entourée de brisans qui firent courir des dangers aux embarcations des Anglais. Elle a six milles de long sur un de large. Elle gît par 19° 18′ sud, et 138° 4′ ouest.

Les insulaires étaient de taille moyenne ; ils avaient le teint brun, les cheveux noirs et épars sur les épaules. Les hommes étaient bien faits et les femmes belles. Leur vêtement consistait en une ceinture grossière. Leurs outils sont en coquilles ou en pierres aiguisées et façonnées en forme de doloires, de ciseaux, d’alènes. Leurs pirogues sont faites de planches cousues ensemble, et attachées à des pièces de bois qui traversent le fond et s’élèvent le long des côtés. Les Anglais aperçurent des espèces de tombeaux où les cadavres étaient exposés sous un appentis sans être enterrés.

Wallis, en quittant cette île, y laissa un pavillon britannique flottant, avec le nom du vaisseau, et la date de son arrivée, gravée sur un morceau de bois et sur l’écorce de plusieurs arbres ; il déposa aussi près des cabanes des naturels des haches, des clous, des bouteilles, de la verroterie et des pièces de monnaie, en dédommagement, dit-il, de l’incommodité qu’il avait pu occasioner à ces insulaires.

Peu de temps après Wallis eut connaissance dans l’ouest sud-ouest d’une nouvelle île, basse et couverte d’arbres ; mais on n’apercevait pas d’herbe sur le sol. Une vaste lagune lui donne l’apparence de deux îles dont les extrémités sont jointes par une chaîne de rochers sur lesquels la mer brise avec violence. On n’y découvrit ni cocotiers ni cabanes ; cependant, en doublant la pointe occidentale, on y aperçut toutes les pirogues, et les Indiens, qui, à l’approche du Dolphin, avaient abandonné l’île de la Reine Charlotte. On compta huit doubles pirogues, et environ quatre-vingts insulaires, hommes, femmes et enfans. Les pirogues avaient été retirées sur la grève ; les femmes et les enfans étaient placés tout autour. Les hommes étaient postés en avant avec leurs lances et leurs torches, faisant un grand bruit et dansant d’une manière fort étrange. Wallis nomma cette terre île d’Egmont, en l’honneur du premier lord de l’amirauté ; on lui a conservé ce nom. Elle est située par 19° 20′ sud, et 138° 30′ ouest.

Une heure après, une autre île se fit voir à l’ouest-sud-ouest, elle était de même entourée de brisans ; on n’y distinguait pas un seul cocotier. Seize Indiens se tenaient au milieu des rochers de la pointe occidentale ; ils ressemblaient en tout à ceux des îles que l’on avait reconnues ; on n’aperçut pas de canots. L’île fut nommée île de Glocester. Wallis vit successivement, en s’avançant à l’ouest, l’île de Cumberland, et l’île du Prince Guillaume Henry, auxquelles il ne s’arrêta pas, espérant trouver, en continuant la route, une terre plus élevée, à l’abri de laquelle il pourrait jeter l’ancre, et où il pourrait se procurer les vivres frais dont il avait besoin.

Le 17 ses vœux ne furent pas encore exaucés ; il avait découvert le matin une terre, et le soir, quand il s’en fut approché, on vit une lumière sur le rivage, ce qui prouva que l’île était habitée, et fit espérer que l’on trouverait un mouillage le long de la côte. On remarqua avec grand plaisir que la terre était haute et couverte de cocotiers, signe infaillible que l’on y trouverait de l’eau.

Le lendemain matin, tandis que l’on mettait les canots dehors pour aller reconnaître l’île, plusieurs pirogues s’en détachèrent ; mais dès que les Indiens virent les embarcations voguer vers la côte, ils y retournèrent. Le lieutenant Furneaux avait vu au moins une centaine d’habitans, et pensait que l’île en contenait un plus grand nombre. Il avait inutilement fait le tour de l’île pour découvrir un mouillage, et n’avait découvert qu’avec beaucoup de peine un endroit où son canot pût aborder. Lorsqu’il fut près du rivage, il laissa tomber un grapin, et jeta un grelin aux Indiens réunis sur la grève, qui le saisirent et le tinrent ferme. Ils n’avaient point d’armes ; quelques-uns tenaient à la main des bâtons blancs qui paraissaient être des marques d’autorité, car ceux qui les portaient s’avancèrent seuls tandis que tous les autres restèrent en arrière. Furneaux conversa avec eux par signes ; ils lui apportèrent un cochon, un coq, des cocos et des bananes ; il leur donna en échange de la verroterie, un miroir, une hache, des peignes, et d’autres bagatelles. Les femmes, qui d’abord étaient restées à une certaine distance, n’eurent pas plus tôt aperçu ces objets de fantaisie, qu’elles accoururent avec un empressement extrême pour les considérer de plus près ; mais les hommes les renvoyèrent aussitôt, ce qui sembla les mortifier et les mécontenter singulièrement.

Pendant que ces échanges se faisaient, un Indien passa sans être aperçu derrière un rocher, et, plongeant dans la mer, releva le grapin ; en même temps ceux qui tenaient le grelin à terre, halèrent sur le grapin. Dès que les Anglais s’aperçurent de cette manœuvre, ils tirèrent un coup de fusil sur la tête de l’homme qui avait relevé le grapin ; celui-ci le lâcha aussitôt en donnant des marques d’une surprise et d’une frayeur extraordinaires ; les autres Indiens lâchèrent le grelin. Il n y eut pas d’autre difficulté. Les hommes et les femmes que vit Furneaux étaient vêtus d’une espèce d’étoffe ; les habitans lui parurent plus nombreux que l’île n’en pouvait nourrir ; et comme il aperçut plusieurs doubles pirogues très-grandes sur la grève, il jugea que des îles plus étendues, d’un accès plus facile, et où les provisions étaient abondantes, devaient se trouver à peu de distance. Cette conjecture parut plausible à Wallis, qui se détermina à s’avancer davantage à l’ouest. L’île que l’on quittait est presque circulaire ; elle a environ deux milles de tour ; elle fut nommée île d’Osnabruck ; elle est située par 17° 51′ sud et 147° 30′ ouest.

Les conjectures de Furneaux ne tardèrent pas à se vérifier. Le 18 juin, après midi, une demi-heure depuis le départ de l’île d’Osnabruck, on aperçut une terre à l’ouest-sud-ouest ; on s’en approchait le 19, lorsque la brume obligea le Dolphin de mettre en travers. « Enfin, le temps s’étant éclairci, dit Wallis, nous fûmes très-surpris de nous voir environnés par quelques centaines de pirogues de grandeurs différentes, mais dans lesquelles il n’y avait pas moins de huit cents Indiens. Arrivés à portée de pistolet de notre vaisseau, ils s’arrêtèrent, nous regardèrent d’un air très-étonné, puis se parlèrent entre eux. On leur montra toutes sortes de bagatelles, en les invitant par signes à monter à bord. Ils se retirèrent, et se réunirent comme pour tenir conseil, revinrent, firent le tour du vaisseau, et nous firent des signes d’amitié. L’un d’eux, qui tenait un rameau de bananier à la main, nous adressa un discours qui dura près d’un quart d’heure, et jeta ensuite son rameau dans l’eau. Un moment après, comme on continuait à leur faire des signes pour monter à bord, un jeune homme alerte, vigoureux et bien fait, se hasarda à répondre à notre invitation ; il grimpa par les porte-haubans d’artimon ; quand il fut sur le pont, on lui présenta divers objets de quincaillerie ; il avait l’air de les regarder avec plaisir ; mais il ne voulut rien accepter que d’autres Indiens ne se fussent approchés, et, après un long discours, n’eussent jeté un rameau de bananier dans le vaisseau : alors il prit nos présens ; d’autres montèrent à bord de différens côtés. Une de nos chèvres en vint heurter un avec ses cornes par derrière ; surpris du coup, l’Indien se retourne et voit la chèvre qui, dressée sur ses pieds, se préparait à l’assaillir de nouveau. L’aspect de cet animal le frappa d’une terreur si grande, qu’il se dépêcha de sortir du vaisseau, et tous les autres se hâtèrent de suivre son exemple. Cependant ils se remirent bientôt de leur frayeur, et revinrent à bord. Quand ils se furent familiarisés avec la vue de nos chèvres et de nos moutons, je leur montrai nos cochons et nos poules ; ils me firent entendre par signes qu’ils avaient chez eux ces deux espèces d’animaux. Je leur distribuai de la quincaillerie et des clous, en leur faisant signe d’aller à terre et d’en rapporter des cochons, des poules et des fruits ; mais ils eurent l’air de ne pas me comprendre. Cependant ils cherchaient à dérober tout ce qui se trouvait à leur portée. Quelquefois notre vigilance fut en défaut ; tandis qu’un de mes officiers parlait à l’un d’eux par signes, il en survint un par-derrière qui lui ôta de dessus la tête son chapeau bordé, et, sautant dans la mer, l’emporta à la nage.

» Comme cet endroit ne nous offrait pas de
mouillage, je prolongeai la côte en suivant les canots qui sondaient. Les pirogues des Indiens n’ayant pas de voiles, et ne pouvant se tenir près de nous, regagnèrent la terre. Elle nous offrait la perspective la plus agréable et la plus pittoresque qu’on puisse imaginer. Près de la mer le pays est uni et couvert de différens arbres fruitiers, et notamment de cocotiers. On apercevait entre ces arbres les maisons des Indiens, qui dans l’éloignement ressemblent à de longues granges. À trois milles du rivage, le pays s’élève en collines couronnées de bois ; plus loin, elles atteignent une hauteur plus considérable, et donnent naissance à des rivières qui coulent jusqu’à la mer. Nous ne vîmes pas de bancs de sable ; mais nous reconnûmes que l’île est bordée d’un récif interrompu par quelques ouvertures qui laissaient un passage. Sur les trois heures après midi j’avançai vers une large baie qui semblait offrir un mouillage. Tandis que les canots y sondaient, j’observai qu’un grand nombre de pirogues les environnaient. Soupçonnant que les Indiens avaient le dessein de les attaquer, et voulant prévenir tout sujet de querelle, je fis signal à mon monde de revenir ; en même temps, pour intimider les Indiens, je fis tirer neuf coups de pierriers par-dessus leurs têtes. Malgré l’effroi que notre feu leur avait causé, plusieurs pirogues s’efforcèrent de couper le chemin à un canot ; mais comme il allait à la voile, et que les pirogues n’étaient manœuvrées que par des pagaies, il se débarrassa de celles qui l’entouraient ; mais il reçut une volée de pierres qui lui blessèrent quelques hommes. L’officier qui commandait la chaloupe vengea cette attaque en tirant un coup de fusil chargé à plomb à l’insulaire qui avait jeté la première pierre, et le blessa à l’épaule. Les compagnons de l’Indien, le voyant blessé, se jetèrent à la mer, et tous les autres se mirent à fuir à force de rames dans le plus grand désordre. Pendant qu’on hissait les embarcations à bord, une grande pirogue à voile s’avança vers nous ; je l’attendis ; elle marchait très-bien, et fut bientôt près de notre bord. Alors un insulaire se leva, prononça un discours qui dura cinq minutes, et jeta sur le vaisseau un rameau de bananier ; nous en fîmes autant. Je leur donnai quelques bagatelles ; ils eurent l’air content, et se retirèrent.

» Je continuai à côtoyer l’île. Le 21 les canots revinrent m’annoncer qu’ils avaient trouvé un bon mouillage. Dès que le vaisseau fut en sûreté, les canots retournèrent pour sonder le long de la côte, et examiner un endroit où coulait un ruisseau. Dans ce moment une foule de pirogues se mirent en marche vers le Dolphin, portant des cochons, des poules et des fruits, qui furent échangés contre de la quincaillerie et des clous. Cependant, lorsque nos canots s’approchèrent du rivage, les pirogues, dont plusieurs étaient doubles, firent voile vers nous. Elles se tinrent d’abord à quelque distance ; mais, lorsque les canots furent près de la plage, les Indiens devinrent plus hardis, et trois des plus grandes pirogues coururent sur le plus petit canot ; les Indiens qui les montaient tenaient leurs massues et leurs pagaies levées pour attaquer nos matelots. Ceux-ci, se voyant ainsi pressés, furent obligés de faire feu ; ils tuèrent un Indien et en blessèrent grièvement un autre. Ces malheureux, en recevant le coup, tombèrent dans la mer ; les autres Indiens s’y jetèrent après eux. Les deux autres pirogues prirent la fuite, et les canots revinrent sans éprouver d’autre obstacle. Dès que les Indiens qui s’étaient jetés à l’eau virent nos canots demeurer en place sans chercher à leur faire aucun mal, ils rentrèrent dans leurs pirogues, et y reprirent leurs compagnons blessés ; ils les dressèrent l’un et l’autre sur leurs pieds, pour voir s’ils pourraient se tenir debout ; et, reconnaissant que c’était impossible, ils essayèrent de les faire tenir assis ; ils y réussirent pour celui qui n’était que blessé, et le soutinrent dans cette posture ; mais, voyant que l’autre était tout-à-fait mort, ils étendirent son corps au fond de la pirogue. Quelques pirogues retournèrent ensuite à terre, et d’autres revinrent au vaisseau pour trafiquer ; ce qui nous prouva qu’ils étaient convaincus par notre conduite que, lorsqu’ils agissaient pacifiquement envers nous, ils n’avaient rien à craindre, et que, s’il leur était arrivé des malheurs, ils se les étaient attirés.

» Les officiers qui commandaient les canots m’annoncèrent que le fond était bon à un quart de mille de la côte ; mais que l’on éprouvait une forte houle près de l’endroit où coulait le ruisseau. Les Indiens étaient venus en foule sur le rivage ; plusieurs s’étaient approchés de la chaloupe avec des fruits et des bambous pleins d’eau ; ils les avaient pressés jusqu’à l’importunité de descendre à terre, notamment les femmes, qui, se mettant absolument nues, s’efforçaient de les attirer par des gestes très-significatifs. Jusque-là nos matelots avaient résisté à la tentation. Sur ces entrefaites, des pirogues continuaient à se tenir près du vaisseau ; mais les Indiens avaient commis tant de vols, que je défendis d’en recevoir aucun à bord.

» Les canots que j’avais envoyés à terre avec plusieurs pièces à l’eau n’en rapportèrent que deux, que les Indiens avaient remplies ; mais, pour se payer de leur peine, ils avaient retenu les autres. Nos gens, qui ne voulaient pas quitter leurs embarcations, usèrent de tous les moyens possibles pour engager les Indiens à les leur rendre ; ce fut inutile. Les Indiens de leur côté, les pressaient fortement de venir à terre. Plusieurs milliers de naturels, hommes, femmes et enfans, étaient sur le rivage quand les canots s’en éloignèrent.

Le 22 je renvoyai les canots faire de l’eau ; ils portaient des clous, des haches, et d’autres objets que je crus les plus propres à nous gagner l’amitié des Indiens. En même temps, un grand nombre de pirogues vinrent au vaisseau avec du fruit à pain, des bananes, un fruit ressemblant à la pomme, mais meilleur, des poules et des cochons ; toutes ces provisions furent échangées pour les marchandises qui plaisaient aux Indiens.

» Les canots ne rapportèrent que quelques calebasses pleines d’eau. Le nombre des naturels qui garnissait le rivage était si considérable, que nos gens n’avaient pas osé descendre, quoique les jeunes femmes répétassent leurs invitations pressantes par des gestes encore plus libres, et, s’il est possible, plus clairs que la veille. Les fruits et les autres provisions furent étalés sur le rivage ; on fit signe à nos gens de venir les prendre ; ils résistèrent encore à cette nouvelle tentation, et se bornèrent à réclamer par signes les pièces à eau qu’on leur avait retenues la veille ; les Indiens, de leur côté, furent sourds à cette demande. Nos canots s’éloignèrent, les femmes les poursuivirent en leur jetant des fruits, les huant, et leur donnant toutes les marques de mépris et de dérision qu’elles purent imaginer. »

Comme on avait aperçu du haut des mâts une baie de l’autre côté d’une pointe de terre, Wallis se mit en route pour y aller ; mais, en doublant le récif qui borde la côte, son vaisseau toucha ; on prit toutes les mesures requises pour le dégager ; mais il continuait de battre contre les rochers avec violence : il était environné de plusieurs centaines de pirogues remplies d’Indiens qui paraissaient attendre son naufrage prochain : heureusement une brise de terre s’éleva, et aida à le détacher. Un instant après qu’il fut en sûreté, le vent fraîchit ; mais quoiqu’il tomba ensuite assez promptement, la lame était si haute, et brisait avec tant de violence contre les roches, que, si le vaisseau fut demeuré engagé une demi-heure de plus, il eût infailliblement été mis en pièces.

On trouva bon mouillage partout dans la nouvelle baie. « Le 24, à six heures du matin, dit Wallis, on commença à touer le vaisseau dans la baie. Bientôt un grand nombre de pirogues vinrent le long du gaillard d’arrière ; je chargeai le cantonnier et deux officiers d’acheter les provisions qu’elles portaient, en défendant à toute autre personne du bord de commercer avec les Indiens. À huit heures, le nombre des pirogues était considérablement augmenté ; les dernières qui vinrent étaient doubles, très-grandes, et portant chacune une quinzaine d’hommes forts et vigoureux. J’observai avec quelque inquiétude qu’elles étaient plutôt préparées pour le combat que pour le commerce, car on ne voyait au fond que des pierres. Comme j’étais encore très-incommodé et faible, je recommandai à M. Furneaux, mon premier lieutenant, de tenir une partie de notre monde toujours sous les armes, tandis que le reste de l’équipage était occupé à remorquer le vaisseau. Cependant il arrivait continuellement un plus grand nombre de pirogues chargées d’une marchandise que les autres ne nous avaient point encore apportée ; c’étaient des femmes qui offraient à nos yeux toutes les postures lascives qu’on peut imaginer. Pendant que ces dames mettaient tous leurs charmes en œuvre pour nous séduire, les grandes pirogues chargées de pierres s’avancèrent autour du vaisseau, une partie des Indiens chantant d’une voix rauque, d’autres soufflant dans des conques marines, d’autres jouant de la flûte. Un instant après, un homme qui était couché sur une espèce de sopha, dans une des doubles pirogues, fit signe qu’il désirait s’approcher de mon bord ; j’y consentis. Dès qu’il fut le long du vaisseau, il remit à une personne de l’équipage une aigrette de plumes rouges et jaunes, en lui faisant signe de me la transmettre. Je la reçus avec des expressions d’amitié, et je pris sur-le-champ quelques bagatelles pour les lui offrir en retour ; mais , à mon grand étonnement, il s’était déjà un peu éloigné, et à un signal qu’il donna en jetant une branche de cocotier qu’il tenait à la main, un cri général s’éleva de toutes les pirogues ; elles fondirent sur nous toutes à la fois, et nous lancèrent une grêle de pierres. La supériorité de nos armes pouvait seule nous assurer l’avantage sur la multitude qui nous assaillait ainsi sans motif ; car une grande partie de mon équipage était malade et faible. J’ordonnai de faire feu sur les Indiens ; la décharge jeta d’abord du désordre parmi eux ; mais bientôt ils revinrent à la charge. Il fallut faire jouer de nouveau notre mousqueterie et nos pièces d’artillerie ; deux de celles-ci furent surtout dirigées contre un endroit du rivage où je voyais un grand nombre de pirogues occupées à embarquer des hommes, et venant vers le vaisseau en toute hâte. Quand l’artillerie commença à résonner, il n’y avait pas moins de trois cents pirogues autour du vaisseau, montées par plus de deux mille hommes, et de nouveaux renforts arrivaient continuellement de tous les côtés. Notre feu écarta bientôt les Indiens qui étaient près du vaisseau, et arrêta ceux qui se disposaient à venir sur nous : aussitôt que je vis une partie de nos ennemis faire retraite, et les autres se tenir paisibles, je fis cesser le feu, espérant qu’ils seraient assez convaincus de la supériorité de nos armes pour ne pas renouveler leur attaque ; j’étais malheureusement dans l’erreur. Un gros de pirogues dispersées se réunit de nouveau, resta quelque temps à considérer le vaisseau à un quart de mille de distance, puis, élevant tout à coup des pavillons blancs, s’avança vers l’arrière du bâtiment ; les pierres, lancées par des frondes avec beaucoup de force et d’adresse, recommencèrent en même temps à pleuvoir sur nous. Chacune de ces pierres pesait environ deux livres. Plusieurs blessèrent mes matelots qui en auraient souffert bien davantage sans une toile étendue au-dessus du pont pour nous défendre des ardeurs du soleil, et sans notre bastingage. D’autres pirogues se portèrent cependant vers l’avant du vaisseau, ayant probablement remarqué qu’on n’avait pas fait feu de cette partie ; j’y fis porter sur-le-champ des pièces. Parmi les pirogues qui nous attaquaient de ce côté j’en remarquai une où se trouvait probablement un chef, car le signal qui avait rassemblé les Indiens en était parti. Un boulet sépara cette pirogue en deux. À l’instant, les autres se dispersèrent, avec tant de promptitude, qu’en une demi-heure il n’en resta pas une seule en vue, et que la foule innombrable qui couvrait le rivage s’enfuit avec la plus grande précipitation vers les collines.

» Alors, ne craignant plus d’être inquiété de nouveau, on toua le vaisseau dans la baie ; le 24, vers midi, il y mouilla, et fut placé de manière qu’il protégeait l’endroit où l’on devait faire de l’eau. »

L’on prit possession de l’île, qui fut nommée île du roi George III. Ce nom n’a pas prévalu ; la géographie à conservé celui de Taïti, que lui donnent les naturels, ou O-taïti, avec l’article.

« Tandis, continue Wallis, que mon monde était occupé à l’aiguade, on vit de l’autre côté du ruisseau, qui était large de trente-six pieds et guéable, deux hommes âgés ; dès qu’ils s’aperçurent qu’ils étaient découverts, ils eurent l’air effrayés et confus, et prirent une posture de supplians. M. Furneaux leur fit signe de traverser le ruisseau ; l’un d’eux s’y détermina, puis s’avança en rampant sur les mains et les genoux. M. Furneaux le releva, et tandis que l’Indien était encore tremblant, il lui montra quelques-unes des pierres qui avaient été jetées dans le vaisseau, et s’efforça de lui faire entendre que, si ses compatriotes n’entreprenaient rien contre nous, nous ne leur ferions aucun mal ; il ordonna de remplir deux barriques d’eau, pour donner à comprendre aux Indiens que nous en avions besoin, et en même temps lui montra des haches et d’autres objets pour tâcher de lui indiquer que nous désirions d’avoir des provisions. Le vieillard recouvra un peu ses esprits durant cette conversation muette, et M. Furneaux, pour confirmer les témoignages d’amitié qu’il lui avait donnés, lui fit présent d’une hache, de clous, de colliers de verroterie, et d’autres bagatelles ; après quoi il se rembarqua, laissant flotter le pavillon qu’il avait arboré à terre.

Aussitôt que les canots se furent éloignés, l’Indien s’approcha du pavillon, dansa alentour, puis se retira ; il revint ensuite avec des branches d’arbres qu’il jeta à terre, et s’en alla encore. Nous le vîmes reparaître quelque temps après suivi d’une douzaine d’insulaires. Tous se mirent dans une posture suppliante, et s’approchèrent du pavillon à pas lents. Mais le vent étant venu à l’agiter, lorsqu’ils en étaient tout proches, ils se retirèrent avec la plus grande précipitation ; ils en restèrent éloignés un peu de temps, occupés à le regarder ; ils s’en allèrent ensuite, et rapportèrent bientôt deux grands cochons qu’ils déposèrent au pied du mât du pavillon, et enfin, prenant courage, ils se mirent à danser. Cette cérémonie terminée, ils portèrent les cochons au rivage, lancèrent une pirogue à l’eau, et les mirent dedans ; le vieillard, que distinguait une grande barbe blanche, s’embarqua seul avec ces deux animaux, et les amena au vaisseau ; il nous adressa un discours, prit dans ses mains plusieurs feuilles de bananier, une à une, et nous les présenta, en proférant pour chacune, à mesure qu’il nous les donnait, quelques mots d’un ton de voix imposant et grave. Il nous remit ensuite les deux cochons en nous montrant la terre ; je me disposais à lui faire quelques présens, mais il ne voulut rien accepter, et bientôt après retourna vers l’île.

» Pendant la nuit, qui fut très-sombre, nous entendîmes le bruit des tambours, des conques et d’autres instrumens, et nous vîmes beaucoup de lumières le long de la côte. Le 26, au point du jour, je ne découvris aucun habitant sur le rivage ; mais j’observai que le pavillon avait été enlevé : sans doute qu’ils avaient fini par le mépriser, comme les grenouilles de la fable leur roi soliveau. M. Furneaux alla à terre, et commença à faire emplir les pièces à eau ; pendant que notre monde était occupé de ce travail, plusieurs Indiens se montrèrent de l’autre côté du ruisseau avec le vieillard que l’on avait vu la veille, et qui passa vers les nôtres, apportant avec lui des fruits et des poules que l’on envoya tout de suite au vaisseau. J’étais si faible en ce moment, que j’avais à peine la force de me traîner ; j’observais avec ma lunette d’approche ce qui se passait à terre. Sur les huit heures et demie, j’aperçus une multitude d’insulaires descendant une colline à un mille environ de notre détachement, et en même temps un grand nombre de pirogues qui doublaient la pointe occidentale de la baie, en serrant la côte de près. Je regardai à l’endroit où l’on faisait de l’eau, et je distinguai au travers des buissons un grand nombre d’Indiens qui se glissaient par-derrière ; j’en vis aussi plusieurs milliers dans les bois, se pressant vers le lieu de l’aiguade, et des pirogues qui se hâtaient de doubler la pointe orientale de la baie. Alarmé de tous ces mouvemens, je dépêchai un canot pour en instruire M. Furneaux, et lui donner l’ordre de revenir à bord avec tout son monde, en laissant à terre, s’il le fallait, ses pièces à eau. M. Furneaux, qui s’était aperçu du danger, avait déjà rembarqué son détachement ; voyant que les Indiens se glissaient vers lui par-derrière les bois, il leur envoya le vieil Indien, s’efforçant de leur faire entendre qu’ils se tinssent à l’écart et qu’il ne voulait que prendre de l’eau. Les Indiens, se voyant découverts, poussèrent de grands cris et s’avancèrent à la hâte ; M. Furneaux entra dans le canot ; les Indiens passèrent le ruisseau et s’emparèrent des pièces à eau avec de grandes démonstrations de joie. Cependant les pirogues longeaient le rivage avec beaucoup de célérité ; les insulaires les suivaient à terre, excepté une multitude de femmes et d’enfans, qui se placèrent sur un monticule d’où l’on découvrait la baie. Dès que les pirogues qui arrivaient de chaque extrémité de la baie eurent dépassé le vaisseau, elles s’approchèrent du rivage pour prendre à bord d’autres Indiens portant de grands sacs qui, ainsi que nous le reconnûmes ensuite, étaient remplis de pierres. Alors ces pirogues, réunies à d’autres parties du fond de la baie, s’avancèrent vers nous. Persuadé par ces préparatifs qu’elles avaient formé le projet d’une seconde attaque, je pensai que moins le combat durerait, moins il serait meurtrier ; et je me décidai à rendre cette action décisive, afin de mettre un terme à toutes les hostilités. On fit donc feu d’abord sur les pirogues réunies en groupe ; ce qui produisit un si bon effet, que celles qui étaient à l’ouest regagnèrent le rivage avec précipitation, tandis que celles qui venaient du côté de l’est, côtoyant le récif, furent bientôt hors de la portée de notre canon. Je fis alors diriger le feu sur différentes parties du bois ; aussitôt beaucoup d’Indiens en sortirent, et coururent au monticule, où les femmes et les enfans s’étaient placés pour voir le combat ; ce tertre se trouvait en ce moment couvert de plusieurs milliers de naturels, qui se regardaient comme parfaitement en sûreté. Pour les convaincre de leur erreur, et leur prouver que nos armes portaient beaucoup plus loin qu’ils ne l’auraient cru possible, ce qui me donnait lieu d’espérer que dorénavant ils ne nous attaqueraient plus, on tira vers eux quatre coups rasans ; deux portèrent près d’un arbre au pied duquel un groupe d’Indiens était rassemblé. Frappés d’épouvante, ils disparurent en un clin d’œil. Après avoir ainsi nettoyé la côte, j’armai les canots, et j’envoyai les charpentiers escortés d’une forte garde pour détruire toutes les pirogues qui avaient été tirées à terre. Cette opération fut entièrement achevée avant midi, et plus de soixante pirogues, dont plusieurs avaient soixante pieds de longueur, furent mises en pièces. On n’y trouva que des pierres et des frondes ; deux petites seulement portaient des fruits, des poules et des cochons.

» À deux heures après midi, neuf insulaires sortirent du bois, tenant à la main des branchages verts qu’ils plantèrent en terre près des bords du ruisseau, et se retirèrent. Un instant après ils revinrent portant des cochons qui avaient les jambes liées, les placèrent auprès des branches et s’en allèrent encore ; ils reparurent une troisième fois, apportant d’autres cochons et des chiens qui avaient les jambes liées au-dessus de la tête ; ils rentrèrent ensuite dans le bois, puis se montrèrent avec des paquets d’une étoffe qu’ils emploient dans leurs vêtemens, les placèrent sur le rivage, et nous appelèrent pour venir les prendre. Comme nous étions éloignés de terre d’environ trois encablures, nous ne pouvions pas reconnaître en quoi consistaient ces gages de paix. Nous parvînmes cependant à distinguer les cochons et les pièces d’étoffe ; mais en voyant les chiens avec leurs pates liées sur le cou s’élever à plusieurs reprises, et marcher quelque temps debout et droits, nous les prîmes pour une espèce d’animal étrange et inconnu, et nous étions très-impatiens de les regarder de plus près. J’expédiai donc un canot au rivage, et notre étonnement cessa. Notre détachement y trouva neuf forts cochons, des chiens et des étoffes. On prit les cochons, on délia les chiens ; et en échange on déposa sur le rivage des haches, des clous et d’autres objets, en faisant signe à plusieurs Indiens de les emporter avec leurs étoffes. Le canot était à peine revenu à bord, que les Indiens apportèrent encore deux cochons et nous hélèrent. Le canot retourna à la côte, prit les cochons, mais laissa encore l’étoffe, quoique les Indiens fissent signe que l’on devait aussi l’emporter. On me dit que les insulaires n’avaient touché à rien de ce qui avait été laissé sur le rivage ; alors, un de nous pensa que, s’ils n’acceptaient pas ce que nous leur avions offert, c’était parce que nous ne voulions pas prendre leur étoffe. L’événement prouva la justesse de cette supposition : car, dès que l’étoffe eut été mise à bord du canot, les Indiens s’avancèrent et emportèrent dans les bois avec de grandes démonstrations de joie tout ce que je leur avais envoyé. Nos canots allèrent alors au ruisseau et remplirent toutes nos futailles. Elles n’avaient pas souffert pendant que les Indiens en avaient été maîtres ; nous n’avions perdu qu’un seau de cuir et un entonnoir.

» Le 27, dès que notre détachement fut à terre pour remplir les barriques, le même vieillard qui avait déjà passé le ruisseau parut, tint un long discours, et traversa l’eau. L’officier lui montra les pierres rangées en piles sur le rivage, où je les avais fait porter, et des sacs, remplis de pierres, pris dans les pirogues que l’on avait brisées ; puis il s’efforça de lui faire entendre que les Indiens avaient été les agresseurs, et que le mal que nous leur avions causé n’avait eu d’autre motif que la nécessité de nous défendre. Le vieillard eut l’air de comprendre ce qu’on voulait lui dire, mais sans en convenir. Il adressa un discours à ses compatriotes, en leur montrant du doigt les pierres, les frondes et les sacs ; son émotion était visible ; de temps en temps ses regards, ses gestes, sa voix, étaient capables d’effrayer. Cependant son agitation se calma par degrés, et l’officier qui, à son grand regret, n’avait pas compris un seul mot de son discours, tâcha de le convaincre, par tous les signes qu’il put imaginer que nous désirions vivre en paix avec les Indiens, et que nous étions disposés à leur donner toutes les marques d’amitié qui seraient en notre pouvoir. Il lui serra la main, l’embrassa, et lui offrit différens petits présens qu’il jugea lui être les plus agréables. Il essaya aussi de lui faire comprendre que nous désirions d’obtenir d’eux des provisions, que nous nous tiendrions d’un côté du ruisseau ; que les Indiens devaient rester sur l’autre, et ne pas venir en trop grand nombre à la fois. Le vieillard se retira l’air très-satisfait. Avant midi, il s’était établi entre les insulaires et nous un commerce régulier, qui nous fournit en abondance des cochons, de la volaille et des fruits ; de sorte que tous les hommes de l’équipage, sains ou malades, eurent de ces provisions fraîches à discrétion.

» L’harmonie ainsi établie, et toutes choses réglées à la satisfaction mutuelle des deux partis, j’envoyai à terre le chirurgien et le second lieutenant, pour examiner le local, et choisir un endroit où les malades pussent être débarqués. À leur retour ils me dirent que toutes les parties du rivage qu’ils avaient parcourues leur avaient semblé également saines et convenables ; mais que, pour la sûreté, ils n’en trouvaient point de meilleur que l’endroit où l’on faisait de l’eau, parce que les malades pourraient y être sous la protection du vaisseau et défendus par une garde, et qu’on pourrait aisément les empêcher de s’écarter dans le pays, et de rompre le régime qu’ils devaient observer. Les malades furent donc placés dans cet endroit, et je chargeai le canonnier de commander la garde que je leur donnai. On dressa une tente pour les défendre du soleil et de la pluie, et le chirurgien fut chargé de veiller à leur conduite. Après avoir établi ses malades dans leur tente, comme il se promenait avec son fusil, un canard sauvage passa au-dessus de sa tête ; il le tira, et l’oiseau tomba mort auprès de quelques Indiens qui étaient de l’autre côté de la rivière. Ils furent saisis d’une terreur panique, et s’enfuirent tous. Quand ils furent à quelque distance, ils s’arrêtèrent ; il leur fit signe de lui rapporter le canard. Un d’eux s’y hasarda, non sans la plus grande crainte, et le vint mettre à ses pieds. Une volée d’autres canards passa, le chirurgien tira de nouveau et en tua heureusement trois. Cet événement donna aux insulaires une telle crainte d’une arme à feu, que mille se seraient enfuis comme un troupeau de moutons à la vue d’un fusil tourné contre eux. Il est probable que la facilité avec laquelle nous les tînmes depuis en respect, et leur conduite régulière dans le commerce, furent en grande partie dues à ce qu’ils avaient vu dans cette occasion des effets de cet instrument meurtrier.

» Comme je prévoyais qu’un commerce particulier s’établirait bientôt entre ceux de nos gens qui seraient à terre et les naturels du pays, et qu’en les abandonnant à eux-mêmes sur cet article, il pourrait s’élever beaucoup de querelles et de désordres, j’ordonnai que tout le commerce se ferait par l’intermédiaire du canonnier. Je le chargeai de veiller à ce que personne ne se permît aucune violence ni aucune fraude envers les Indiens, et d’attacher à nos intérêts, par tous les moyens possibles, le vieillard qui nous avait jusqu’alors bien servis. Le canonnier remplit mes intentions avec beaucoup d’exactitude et de fidélité. Il porta ses plaintes contre ceux qui transgressaient mes ordres, conduite qui fut avantageuse aux Indiens ainsi qu’à nous. Comme je punis les premières fautes avec la sévérité nécessaire, je prévins par-là celles qui pouvaient produire des conséquences désagréables. Nous dûmes beaucoup aussi au vieillard, qui ramenait ceux des nôtres qui s’écartaient du camp, et dont les avis servirent à tenir nos gens perpétuellement sur leurs gardes. Les Indiens cherchaient de temps en temps à nous voler quelque chose ; mais il trouvait toujours le moyen de faire rapporter ce qui avait été dérobé, par la crainte du fusil, sans qu’on tirât un seul coup. Un d’eux eut un jour l’adresse de traverser la rivière sans être vu, et de dérober une hache. Dès que le canonnier s’aperçut qu’elle lui manquait, il le fit entendre au vieillard, et prépara sa troupe, comme s’il eût voulu aller dans les bois à la poursuite du voleur. Le vieillard lui fit signe qu’il lui épargnerait cette peine ; et, partant sur-le-champ, il revint bientôt avec la hache. Le canonnier demanda qu’on mît le voleur entre ses mains ; le vieillard y consentit, non sans beaucoup de répugnance. Quand l’Indien fut amené, le canonnier le reconnut comme ayant déjà fait plusieurs vols, et l’envoya prisonnier à bord du vaisseau. Je ne voulais le punir que par la crainte d’une punition ; je me laissai donc fléchir par les sollicitations et les prières ; je lui rendis la liberté, et je le renvoyai à terre. Quand les Indiens le virent revenir sain et sauf, leur satisfaction fut égale à leur étonnement ; ils le reçurent avec des acclamations universelles, et le conduisirent tout de suite dans les bois. Mais le jour suivant il revint, et apporta au canonnier, comme pour expier sa faute, une grande quantité de fruit à pain et un gros cochon tout rôti.

» Cependant la partie de l’équipage restée à bord s’occupait à calfater et à peindre les hauts du vaisseau, à raccommoder les agrès, à arrimer dans la cale, et à faire tous les autres travaux nécessaires dans notre situation. Ma maladie, qui était une colique bilieuse, augmenta si fort, que je fus obligé de me mettre au lit. Mon premier lieutenant continuait d’être fort mal et notre munitionnaire était dans l’impossibilité de faire ses fonctions. Le commandement fut dévolu tout entier à M. Furneaux, mon second lieutenant, à qui je donnai des ordres généraux, en lui recommandant d’avoir une attention particulière sur ceux de nos gens qui étaient à terre. Je réglai aussi qu’on donnerait du fruit et de la viande fraîche à l’équipage, tant qu’on pourrait s’en procurer, et que les canots seraient toujours de retour au vaisseau au soleil couchant. Ces ordres furent suivis avec tant d’exactitude et de prudence, que durant toute ma maladie je ne fus troublé par aucune affaire, et que je n’eus pas le chagrin d’entendre une seule plainte. L’équipage fut constamment fourni de porc frais, de volaille et de fruits en telle abondance, que, lorsque je quittai mon lit, après l’avoir gardé près de quinze jours, je les trouvai si frais et si bien portans, que j’avais peine à croire que ce fussent les mêmes hommes.

» Le 29 un des gens de la troupe du canonnier trouva un morceau de salpêtre presque aussi gros qu’un œuf. Comme c’était là un objet aussi important que curieux, on fit tout de suite des recherches pour savoir d’où il venait. Le chirurgien demanda en particulier à chacun de ceux qui étaient à terre s’il l’avait apporté du vaisseau. On fit la même question à tout le monde à bord y et chacun déclara qu’il n’avait jamais rien eu de pareil. On s’adressa aux Indiens pour avoir quelques éclaircissemens ; mais la difficulté de se faire entendre par signes des deux côtés fut cause qu’on ne put rien apprendre d’eux sur ce sujet : au reste, durant tout notre séjour dans l’île, l’on ne trouva pas d’autre morceau.

» Tandis que le commerce se faisait ainsi à terre, nous jetions souvent nos filets sans rien prendre ; mais nous n’en fûmes pas fort affligés, les vivres que nous tirions de l’île nous mettant en état de faire faire chaque jour à l’équipage un repas somptueux.

» Les choses demeurèrent dans le même état jusqu’au 2 juillet que, notre vieillard étant absent, nous vîmes tout à coup diminuer les fruits et les autres provisions que nous avions reçus jusqu’alors. Nous en eûmes cependant assez pour en distribuer encore beaucoup, et pour en donner en abondance aux malades et aux convalescens.

» Le 3 nous abattîmes le vaisseau pour visiter la quille, que nous trouvâmes, à notre grande satisfaction, aussi saine qu’au sortir du chantier. Durant tout ce temps, aucun des insulaires n’approcha de nos canots, et ne vint au vaisseau en pirogue. Ce même jour, vers midi, nous prîmes un très-grand requin, et, quand les canots nous amenèrent nos gens pour diner, nous envoyâmes le monstre à terre. Le canonnier voyant des naturels de l’autre côté de la rivière, leur fit signe de venir à lui ; ils se rendirent à son invitation ; il leur donna le requin, qu’ils coupèrent en morceaux, et qu’ils emportèrent, ayant l’air très-satisfait.

» Le 5 le vieillard reparut à la tente qui servait de lieu de marché, et fit entendre au canonnier qu’il était allé dans l’intérieur du pays pour déterminer les habitans à lui apporter leurs cochons, leurs volailles et leurs fruits, dont les endroits voisins de l’aiguade étaient presque épuisés. Le bon effet de sa démarche fut bientôt sensible ; car beaucoup d’Indiens, que nos gens n’avaient pas encore vus, arrivèrent avec des cochons beaucoup plus gros qu’aucun de ceux que nous avions reçus auparavant. Le bonhomme se hasarda lui-même à venir au vaisseau dans sa pirogue, et m’apporta en présent un cochon tout rôti. Je fus très-content de son attention et de sa générosité, et je lui donnai pour son cochon un pot de fer, un miroir, un verre à boire, et d’autres choses que lui seul dans l’île possédait.

» Tandis que nos gens étaient à terre, on permit à plusieurs jeunes femmes de traverser la rivière. Quoiqu’elles fussent très-disposées à accorder leurs faveurs, elles en connaissaient trop bien la valeur pour les donner gratuitement. Le prix en était modique, mais cependant tel encore, que les matelots n’étaient pas toujours en état de le payer. Ils se trouvèrent par-là exposés à la tentation de dérober les clous et tout le fer qu’ils pouvaient détacher du navire. Les clous que nous avions apportés pour le commerce n’étant pas toujours sous leur main, ils en arrachèrent de différentes parties du vaisseau ; il résulta de là un double inconvénient, le dommage que souffrit le navire, et un haussement considérable des prix du marché. Quand le canonnier offrit, comme à l’ordinaire, de petits clous pour des cochons d’une médiocre grosseur, les habitans refusèrent de les prendre, et en montrèrent de plus grands, en faisant signe qu’ils en voulaient de semblables. Quoique j’eusse promis une forte récompense au dénonciateur, on fit des recherches inutiles pour découvrir les coupables. Je fus très-chagrin de ce contre-temps, mais je le fus encore davantage en m’apercevant d’une supercherieque quelques matelots avaient employée avec les insulaires. Ne pouvant pas avoir de clous, ils dérobaient le plomb, et le coupaient en forme de clous. Plusieurs Indiens, qui avaient été payés avec cette mauvaise monnaie, portaient, dans leur simplicité, ces clous de plomb au canonnier, en lui demandant qu’il leur donnât des clous de fer à la place. Il ne pouvait leur accorder leur demande, quelque juste qu’elle fût, parce qu’en rendant le plomb monnaie j’aurais encouragé les matelots à le dérober, et fourni un nouveau moyen de hausser pour nous les prix, et de rendre les provisions plus rares. Il était donc nécessaire à tous égards de décrier absolument la monnaie des clous de plomb, quoique, pour notre honneur, j’eusse été bien aise de ne pas la refuser des Indiens qu’on avait trompés.

» Le 7 j’envoyai un des contre-maîtres, avec trente hommes, à un village peu éloigné du marché, dans l’espérance qu’on pourrait y acheter des provisions au premier prix ; mais ils furent obligés de les payer encore plus cher. Je fus ce jour-là en état de sortir pour la première fois de ma chambre, et le temps étant fort beau, je fis, dans un canot, environ quatre milles le long de la côte. Je trouvai tout le pays très-peuplé, et extrêmement agréable. Je vis aussi plusieurs pirogues ; mais aucune ne s’approcha de mon petit bâtiment. Les Indiens semblaient ne faire aucune attention à nous lorsque nous passions. Vers midi je retournai au vaisseau : le commerce que nos gens avaient établi avec les femmes de l’île les rendait beaucoup moins dociles aux ordres que j’avais donnés pour régler leur conduite à terre. Je jugeai donc nécessaire de faire lire l’ordonnance, et je punis Jacques Proctor, caporal des soldats de marine, qui non-seulement avait quitté son poste et insulté l’officier, mais qui avait frappé le maître d’équipage au bras d’un coup si violent, qu’il l’avait jeté à terre.

» Le 8 j’envoyai un détachement à terre pour couper du bois. Il rencontra quelques naturels qui lui firent un accueil amical. Plusieurs de ces bons Indiens vinrent à bord de notre canot, et paraissaient d’un rang au-dessus du commun, tant par leurs manières que par leur habillement. Je les traitai avec des attentions particulières ; et, pour découvrir ce qui pourrait leur faire plus de plaisir, je mis devant eux une monnaie portugaise, une guinée, une couronne ou pièce de cinq shillings, une piastre espagnole, des shillings, des demi-pence neufs, et deux grands clous, en leur faisant entendre par des signes qu’ils étaient les maîtres de prendre ce qu’ils aimeraient le mieux. On prit d’abord les clous avec un grand empressement, ensuite les demi-pence ; mais l’or et l’argent furent négligés. Je leur présentai donc encore des clous et des demi-pence, et je les renvoyai à terre infiniment heureux.

» Cependant notre marché était très-mal fourni, les Indiens refusant de nous vendre des vivres à l’ancien prix, et faisant toujours signe qu’ils voulaient de grands clous. Il devint aussi nécessaire d’examiner le vaisseau avec plus de soin, pour découvrir en quels endroits on en avait arraché des clous : nous trouvâmes que tous les taquets étaient détachés, et qu’il n’y avait pas un hamac auquel on eût laissé ses clous. Je mis en œuvre tous les moyens possibles pour découvrir les voleurs, mais sans aucun succès. J’allai jusqu’à défendre que personne allât à terre avant qu’on eût trouvé les auteurs du vol. Je ne gagnai rien, et je fus obligé de faire punir Proctor, le caporal, qui se mutina de nouveau.

» Le 11, dans l’après-midi, le canonnier vint à bord avec une grande femme qui paraissait âgée d’environ quarante-cinq ans, d’un maintien agréable et d’un port majestueux. Il me dit qu’elle ne faisait que d’arriver dans cette partie de l’île, et que, voyant le grand respect que lui montraient les habitans, il lui avait fait quelques présens ; qu’elle l’avait invité à venir dans sa maison, située à environ deux milles dans la vallée, et qu’elle lui avait donné des cochons, après quoi elle était retournée avec lui au lieu de l’aiguade, et lui avait témoigné le désir d’aller au vaisseau ; ce qu’il avait jugé convenable à tous égards de lui accorder. Elle montrait de l’assurance dans toutes ses actions, et paraissait sans défiance et sans crainte, même dans les premiers momens qu’elle entra dans le bâtiment. Elle se conduisit pendant tout le temps qu’elle fut à bord avec cette aisance qui distingue toujours les personnes accoutumées à commander. Je lui donnai un grand manteau bleu que je jetai sur ses épaules, où je l’attachai avec des rubans ; il lui descendait jusqu’aux pieds. J’y ajoutai un miroir, de la verroterie de différentes sortes, et plusieurs autres choses qu’elle reçut de fort bonne grâce et avec beaucoup de plaisir. Elle remarqua que j’avais été malade, et me montra le rivage du doigt ; je compris qu’elle voulait dire que je devais aller à terre pour me rétablir parfaitement, et je tâchai de lui faire entendre que j’irais le lendemain matin. Lorsqu’elle voulut retourner dans l’île, j’ordonnai au canonnier de l’accompagner : après l’avoir mise à terre, il la conduisit jusqu’à son habitation, qu’il me décrivit comme très-grande et fort bien bâtie. Il me dit qu’elle avait beaucoup de gardes et de domestiques, et qu’à une petite distance de cette maison elle en avait une autre fermée d’une palissade.

» Le 12 au matin j’allai à terre pour la première fois, et la princesse, ou plutôt la reine (car elle paraissait en avoir l’autorité), vint bientôt à moi, suivie d’un nombreux cortége. Comme elle s’aperçut que ma maladie m’avait laissé beaucoup de faiblesse, elle ordonna à ses gens de me prendre sur leurs bras, et de me porter non-seulement au delà de la rivière, mais jusqu’à sa maison ; on rendit par ses ordres le même service à mon premier lieutenant, au munitionnaire et à quelques autres de nos gens affaiblis par la maladie. J’avais ordonné un détachement qui nous suivit : la multitude s’assemblait en foule à notre passage ; mais au premier mouvement de la main de la reine, sans qu’elle dît un seul mot, le peuple s’écartait et nous laissait passer librement. Quand nous approchâmes de sa maison, un grand nombre de personnes de l’un et de l’autre sexe vinrent au-devant d’elle ; elle me les présenta, en me faisant comprendre par ses gestes qu’ils étaient ses parens ; et me prenant la main, elle la leur donna à baiser. Nous entrâmes dans la maison, qui embrassait un espace de terrain long de trois cent vingt-sept pieds, et large de quarante-deux ; elle était formée d’un toit couvert de feuilles de palmier, soutenu par trente-neuf piliers de chaque côté, et quatorze dans le milieu. La partie la plus élevée du toit en dedans avait trente pieds de hauteur, et les côtés de la maison au-dessous des bords du toit en avaient douze, et étaient ouverts. Aussitôt que nous fûmes assis, elle appela quatre jeunes filles auprès de nous, les aida elle-même à ôter mes souliers, mes bas et mon habit, et les chargea de me frotter doucement la peau avec leurs mains. On fit la même opération à mon premier lieutenant et au munitionnaire ; mais non à aucun de ceux qui paraissaient se bien porter. Pendant que cela se passait, notre chirurgien, qui s’était fort échauffé en marchant, ôta sa perruque. Une exclamation subite d’un des Indiens à cette vue attira l’attention de tous les autres sur ce prodige qui fixa tous les yeux, et qui suspendit jusqu’aux soins des jeunes filles pour nous. Toute l’assemblée demeura quelque temps sans mouvement et dans le silence de l’étonnement, qui n’eût pas été plus grand s’ils eussent vu un des membres de notre compagnon séparé de son corps. Cependant les jeunes femmes qui nous frottaient reprirent bientôt leurs fonctions, qu’elles continuèrent environ une demi-heure, après quoi elles nous rhabillèrent, et, comme on peut le croire, avec un peu de gaucherie. Nous nous trouvâmes fort bien de leurs soins, le lieutenant, le munitionnaire et moi. Ensuite notre généreuse bienfaitrice fit apporter quelques ballots d’étoffes avec lesquelles elle m’habilla à la mode du pays, ainsi que tous ceux qui étaient avec moi. Je résistai d’abord à cette faveur ; mais ne voulant pas paraître indifférent à une chose qu’elle imaginait devoir me faire plaisir, je cédai. Quand nous partîmes, elle nous fit donner une truie pleine, et nous accompagna jusqu’à notre canot. Elle voulait qu’on me portât encore ; mais comme j’aimais mieux marcher, elle me prit par le bras ; et toutes les fois que nous trouvions dans notre chemin de l’eau ou de la boue à traverser, elle me soulevait avec autant de facilité que j’en aurais eu à rendre le même service à un enfant dans mon état de santé.

» Le lendemain matin, 13, je lui envoyai par le canonnier six haches, six faucilles et plusieurs autres présens. À son retour mon messager me dit qu’il avait trouvé la reine donnant un festin à un millier de personnes. Ses domestiques lui portaient les mets tout préparés, la viande dans des écales de cocos, et les coquillages dans des espèces d’augets de bois semblables à ceux dont les bouchers se servent : elle les distribuait ensuite de ses propres mains à tous ses hôtes qui étaient assis et rangés autour de la grande maison. Ensuite elle s’assit sur une espèce d’estrade, et deux femmes placées à ses côtés lui donnèrent à manger ; les femmes lui présentaient les mets avec leurs doigts : elle n’avait que la peine d’ouvrir la bouche. Lorsqu’elle aperçut le canonnier, elle lui fit servir une portion ; il ne put pas nous dire ce que c’était, mais il crut que c’était une poule coupée en petits morceaux avec des corossols, et assaisonnée avec de l’eau salée. Il trouva au reste le mets fort bon. La reine accepta les choses que je lui envoyais, et en parut très-satisfaite. Après que cette liaison avec la reine fut établie, les provisions de toute espèce devinrent plus communes au marché : mais, malgré leur abondance, nous fûmes encore obligés de les payer plus chèrement qu’à notre arrivée, notre commerce se trouvant gâté par les clous que nos gens avaient dérobés pour les donner aux femmes. Je donnai ordre de fouiller tous ceux qui iraient à terre, et je défendis qu’aucune femme passât la rivière.

» Le 15 au matin j’envoyai M. Furneaux avec tous les canots et soixante hommes à l’ouest, pour examiner le pays, et voir ce qu’on pouvait en tirer. À midi il revint après avoir fait environ six milles le long de la côte. Il trouva le pays très-agréable et très-peuplé, abondant en cochons, en volailles, en fruits et en végétaux de différentes sortes. Les naturels ne lui opposèrent aucun obstacle, mais ne parurent point disposés à lui vendre aucune des denrées que nos gens auraient bien voulu acheter. Ils lui donnèrent cependant des cocos et des bananes, et ils lui vendirent enfin neuf cochons et quelques poules. Le lieutenant pensa qu’on pourrait facilement les amener par degrés à un commerce suivi ; mais la distance du vaisseau était trop grande, et il fallait envoyer trop de monde à terre pour y être en sûreté. Il vit beaucoup de grandes pirogues sur le rivage, et quelques-unes en construction. Il observa que tous leurs outils étaient de pierre, de coquilles et d’os, et il en conclut qu’ils n’avaient aucune espèce de métal. Il ne trouva d’autres quadrupèdes chez eux que des cochons et des chiens, ni aucun vaisseau de terre ; de sorte que tous leurs mets étaient cuits au four ou rôtis. Dépourvus de vases où l’eau pût être contenue et soumise à l’action du feu, ils n’avaient pas plus l’idée qu’elle pût être échauffée que rendue solide. Aussi, comme la reine était un jour à déjeuner à bord du vaisseau, un des Indiens les plus considérables de sa suite, que nous crûmes être un prêtre, voyant le chirurgien remplir la théière en tournant le robinet de la bouilloire qui était sur la table, après avoir remarqué ce qu’on venait de faire, avec une grande curiosité et beaucoup d’attention, tourna le robinet, et reçut l’eau sur sa main : aussitôt qu’il se sentit brûlé, il poussa des cris et commença à danser tout autour de la chambre avec les marques les plus extravagantes de la douleur et de l’étonnement. Les autres Indiens ne pouvant concevoir ce qui lui était arrivé, demeurèrent les yeux fixés sur lui avec une surprise mêlée de quelque terreur. Le chirurgien, cause innocente du mal, y appliqua un remède, mais il se passa quelque temps avant que le pauvre homme fût soulagé.

» Le 16 M. Furneaux tomba très-malade ; ce qui me fit beaucoup de peine, parce que mon premier lieutenant n’était pas encore rétabli, et que j’étais moi-même encore d’une grande faiblesse. Je fus encore obligé ce jour-là de punir Proctor, le caporal des soldats de marine, pour sa mutinerie. La reine avait été absente depuis plusieurs jours ; mais les naturels nous firent entendre qu’elle serait de retour le lendemain.

» Le 17 elle vint en effet sur le rivage, et bientôt après un grand nombre de gens, que nous n’avions jamais vus auparavant, apportèrent au marché des provisions de toute espèce. Le canonnier envoya au vaisseau quatorze cochons et une grande quantité de fruits.

» Le 18 après-midi, la reine vint à bord, et m’apporta deux gros cochons en présent, car jamais elle ne voulut consentir à rien recevoir en échange. Le soir, le maître d’équipage la reconduisit à terre avec un présent. Aussitôt qu’ils furent débarqués, elle le prit par la main, et ayant fait un discours au peuple qui les environnait en foule, elle le mena à sa maison, où elle l’habilla à la manière du pays, comme elle en avait usé avec nous auparavant.

» Le 19 nous reçûmes plus de denrées que nous n’en avions jusqu’à présent pu obtenir en un jour ; quarante-huit cochons ou cochons de lait, quatre douzaines de poules, du fruit à pain, des bananes, des corossols et des cocos presque sans nombre.

» Le 20 le commerce se soutint avantageusement ; mais l’après-dînée on découvrit que François Pinckney, un des matelots, avait arraché les taquets de la grande écoute, et les avait jetés dans la mer, après avoir dérobé les clous. M’étant assuré du coupable, j’assemblai tout l’équipage ; et après avoir exposé son crime avec toutes les circonstances qui l’aggravaient, je le condamnai à courir trois fois la bouline en faisant le tour du pont. Toute ma rhétorique ne produisit pas beaucoup d’effet ; car la plus grande partie de l’équipage étant coupable du même délit, il fut traité si doucement, que les autres furent plutôt encouragés par l’espérance de l’impunité qu’effrayés de la crainte de la punition. Il ne me resta d’autre moyen d’empêcher la destruction entière du vaisseau, et l’enchérissement des denrées à un taux où nous aurions bientôt manqué de moyens de les payer, que de défendre à tout le monde d’aller à terre, excepté à ceux qui faisaient de l’eau et du bois, et à la garde que je leur donnais.

» Le 21 la reine vint de nouveau à bord du vaisseau, et fit apporter avec elle plusieurs gros cochons en présent, pour lesquels, à son ordinaire, elle ne voulut rien recevoir en retour. Lorsqu’elle fut près de quitter le navire, elle fit entendre qu’elle désirait que j’allasse à terre avec elle ; à quoi je consentis en prenant plusieurs officiers avec moi. Quand nous fûmes arrivés à sa maison, elle me fit asseoir ; et, prenant mon chapeau, elle y attacha une aigrette de plumes de différentes couleurs. Cette parure, que je n’avais vue à personne qu’à elle, était assez agréable. Elle attacha aussi à mon chapeau, et aux chapeaux de ceux qui étaient avec moi, une espèce de guirlande faite de tresses de cheveux, et nous fit entendre que c’étaient de ses propres cheveux, et qu’elle-même les avait tressés ; elle nous donna quelques nattes très-adroitement travaillées. Le soir, elle nous accompagna jusqu’au rivage, et, lorsque nous entrâmes dans notre canot, elle nous donna une truie et une grande quantité de fruits. En partant je lui fis comprendre que je quitterais l’île dans sept jours ; elle me demanda par signes d’en demeurer encore vingt, en me faisant entendre que j’irais dans l’intérieur du pays, à deux journées de la côte ; que j’y passerais quelques jours, et que j’en rapporterais une grande provision de cochons et de volailles. Je lui répliquai, toujours par signes, que j’étais forcé de partir dans sept jours, sans autre délai, sur quoi elle se mit à pleurer ; et ce ne fut pas sans beaucoup de peine que je parvins à la tranquilliser un peu.

» Le 22 au matin le canonnier nous envoya au moins vingt cochons avec beaucoup de fruits. Nos entre-ponts étaient alors pleins de cochons et de volailles. D’abord nous ne tuâmes que les petits, gardant les autres pour notre provision à la mer. Cependant, quand nous vîmes, à notre grand chagrin, qu’on ne pouvait faire manger autre chose que du fruit tant aux cochons qu’aux poules, sans beaucoup de difficulté, nous fûmes forcés de les tuer beaucoup plus tôt que nous n’aurions fait. Nous avons pourtant apporté vivans en Angleterre un verrat et une truie.

» Le 23 nous eûmes une pluie très-forte avec des coups de vent qui abattirent plusieurs arbres sur la côte, mais la tempête fut peu sensible dans l’endroit où le vaisseau était mouillé.

» Le 24 j’envoyai au vieillard qui avait été si utile au canonnier dans nos marchés un autre pot de fer, des haches, des serpes, des faucilles et une pièce de drap. J’envoyai aussi à la reine deux dindons, deux oies, trois pintades, une chatte pleine, de la porcelaine, des miroirs, des bouteilles, des chemises, des aiguilles, du fil, du drap, des rubans, des pois, des haricots blancs, et environ seize sortes de semences potagères, une bêche ; enfin une grande quantité de pièces de coutellerie, comme couteaux, ciseaux et autres objets. Nous avions déjà semé plusieurs sortes de plantes potagères, et des pois en différens endroits, et nous avions eu le plaisir de les voir lever très-heureusement ; cependant il n’en restait rien quand le capitaine Cook visita l’île. J’envoyai aussi à la reine deux pots de fer et quelques cuillères ; elle donna de son côté au canonnier dix-huit cochons et quelques fruits.

» Le 25 au matin j’envoyai à terre M. Gorc, un des contre-maîtres, avec tous les soldats de marine, quarante matelots et quatre midshipmens ; ils avaient ordre de s’avancer dans la vallée, le long de la rivière, aussi loin qu’ils pourraient, d’examiner le sol et les productions du pays, les arbres, les plantes qu’ils trouveraient, de remonter aux sources des ruisseaux qu’ils verraient descendre des montagnes, et d’observer s’ils charriaient des minéraux ou des métaux. Je les avertis de se tenir continuellement sur leurs gardes contre les habitans, et d’allumer un feu comme un signal, s’ils étaient attaqués. En même temps je plaçai un détachement sur le rivage, et je dressai une tente sur une pointe de terre pour observer une éclipse de soleil. Le temps étant fort clair, notre observation fut faite avec une grande exactitude.

» Après avoir fini notre observation, j’allai chez la reine, et je lui montrai le télescope, qui était de réflexion. Elle en admira la structure : je m’efforçai de lui en faire comprendre l’usage, et, le fixant sur plusieurs objets éloignés qu’elle connaissait bien, mais qu’elle ne pouvait distinguer à la simple vue, je les lui fis regarder par le télescope : dès qu’elle les vit, elle tressaillit et recula d’étonnement ; et, dirigeant ses yeux vers l’endroit sur lequel l’instrument portait, elle demeura quelque temps immobile et sans parler. Elle retourna au télescope, et, le quittant de nouveau, elle chercha encore inutilement à voir avec les yeux les objets que le télescope lui avait montrés. En les voyant ainsi paraître et disparaître alternativement, son visage et ses gestes exprimaient un mélange d’étonnement et de plaisir que j’entreprendrais vainement de décrire. Je fis emporter le télescope, et je l’invitai, elle et plusieurs chefs qui étaient avec elle, à venir avec moi à bord du vaisseau. J’avais en cela pour objet la sûreté entière du détachement que j’avais envoyé dans le pays ; car je pensais que tant qu’on verrait la reine et les principaux habitans entre mes mains, on se garderait bien de faire aucune violence à nos gens à terre. Quand nous fûmes à bord, je commandai un bon dîner ; mais la reine ne voulut ni boire ni manger. Sa suite mangea de fort bon appétit tout ce qu’on lui servit, mais on ne put lui faire boire que de l’eau pure.

» Le soir nos gens revinrent de leur expédition, et parurent au rivage ; alors je renvoyai la reine et sa suite : en partant, elle me demanda par signes si je persistais toujours dans ma résolution de laisser l’île au temps que j’avais fixé ; et lorsque je lui eus fait entendre qu’il m’était impossible de demeurer plus long-temps, elle exprima sa douleur par un torrent de larmes, et demeura quelque temps sans pouvoir proférer une parole ; quand elle fut un peu apaisée, elle me dit qu’elle voulait revenir au vaisseau le lendemain : j’y consentis, et nous nous séparâmes.

» Après que le contre-maitre fut revenu à bord, il me donna par écrit le détail suivant de son expédition.

» À quatre heures du matin, disait-il, je débarquai avec mon détachement composé de quatre midshipmen, un sergent, douze soldats de marine et vingt-quatre matelots, tous armés ; nous étions accompagnés de quatre hommes qui portaient des haches et d’autres marchandises dont nous voulions trafiquer avec les naturels, et de quatre autres chargés de munitions et de provisions. Chaque homme avait reçu sa ration d’eau-de-vie du jour, et j’en avais en outre deux petits barils que je devais distribuer lorsque je le jugerais à propos.

» Dès que je fus à terre, j’appelai notre vieillard, et je le pris pour nous conduire ; nous suivîmes le cours de la rivière, partagés en deux bandes, qui marchaient chacune d’un côté. Les deux premiers milles, elle coule dans une vallée très-large, où nous vîmes plusieurs maisons, des jardins enclos, et une grande quantité de cochons, de volailles et de fruits ; le sol, qui est d’une couleur noirâtre, nous parut gras et fertile. La vallée devenant ensuite très-étroite, et le terrain étant escarpé d’un côté de la rivière, nous fûmes obligés de marcher tous de l’autre. Dans les endroits où le courant sort des montagnes, on a creusé des canaux pour conduire l’eau dans les jardins et les plantations d’arbres fruitiers. Nous aperçûmes dans ces jardins une herbe que les habitans ne nous avaient jamais apportée, et nous vîmes qu’ils la mangeaient crue. Je la goûtai, et je la trouvai agréable ; sa saveur ressemble assez à celle de l’épinard des îles d’Amérique, appelé calalou, quoique les feuilles eu soient un peu différentes. Les terrains sont fermés de haies, et forment un coup d’œil agréable ; le fruit à pain et les corossoliers sont plantés en allées sur le penchant des collines ; et les cocotiers et les bananiers, qui demandent plus d’humidité, dans la plaine. Au-dessous des arbres, et sur les collines, il croît de très-bonne herbe ; nous ne vîmes point de broussailles. En avançant, les sinuosités de la rivière devenaient innombrables, les collines s’élevaient en montagnes, et partout de grandes cimes de rochers pendaient sur nos têtes. Notre route était difficile ; et lorsque nous eûmes parcouru environ quatre milles, le chemin avait été si mauvais durant le dernier mille, que nous nous assîmes pour nous reposer et ranimer nos forces en déjeunant.

» Nous nous étions placés sous un grand corossolier dans un très-bel endroit ; à peine commencions-nous notre repas que nous fûmes tout à coup alarmés par un bruit confus de plusieurs voix entremêlées de grands cris. Nous aperçûmes après une foule d’hommes, de femmes et d’enfans qui étaient sur une colline au-dessus de nous. Notre vieillard, voyant que nous nous levions précipitamment et que nous courions à nos armes, nous pria de rester assis, et il alla sur-le-champ vers les naturels qui nous étaient venus surprendre. Dès qu’il les eut abordés, ils se turent et s’en allèrent ; peu de temps après ils revinrent et apportèrent un gros cochon tout cuit, beaucoup de fruits à pain, d’ignames et d’autres rafraîchissemens, qu’ils donnèrent au vieillard qui nous les distribua. Je leur donnai en retour quelques clous, des boutons et d’autres choses qui leur firent bien du plaisir. Nous poursuivîmes ensuite notre chemin dans la vallée aussi loin qu’il nous fut possible, en examinant tous les courans d’eau et les endroits où ils avaient coulé, pour voir si nous n’y trouverions point de vestiges de métaux ou de minéraux ; mais nous n’en découvrîmes aucune trace. Je montrai à tous les habitans que nous rencontrions le morceau de salpêtre qui avait été ramassé dans l’île, mais aucun d’eux ne parut le connaître, et je ne pus point avoir d’éclaircissemens sur cette matière.

» Le vieillard commençait à être fatigué ; et comme il y avait une montagne devant nous, il nous fit signe qu’il voulait aller dans sa maison : cependant avant de nous quitter il fit prendre à ses compatriotes, qui nous avaient si généreusement fourni des provisions, le bagage, avec les fruits qui n’avaient pas été mangés, et quelques cocos remplis d’eau fraîche ; et il nous donna à entendre qu’ils nous accompagneraient jusqu’au delà de la montagne. Dès qu’il fut parti, les Indiens détachèrent des branches vertes des arbres voisins, et ils les placèrent devant nous en faisant plusieurs cérémonies, dont nous ne connaissions pas la signification ; ils prirent ensuite de petits fruits, dont ils se peignirent en rouge, et ils exprimèrent de l’écorce d’un arbre un suc jaune qu’ils répandirent en différens endroits de leur habillement. Le vieillard nous voyait encore lorsque nous nous mîmes à gravir la montagne ; et, s’apercevant que nous avions peine à nous ouvrir un passage à travers les ronces et les buissons, qui étaient très-épais, il revint sur ses pas, et dit quelque chose à ses compatriotes d’un ton de voix ferme et élevé ; sur quoi vingt ou trente d’entre eux allèrent devant nous et débarrassèrent le chemin. Ils nous donnèrent aussi en route de l’eau et des fruits pour nous rafraîchir, et ils nous aidaient à grimper les endroits les plus difficiles, que nous n’aurions pas pu franchir sans eux. Cette montagne était éloignée d’environ six milles du lieu de notre débarquement, et son sommet nous parut élevé d’environ un mille au-dessus du niveau de la rivière qui coule dans la vallée.

» Lorsque nous fûmes arrivés au sommet, nous nous assîmes une seconde fois pour nous reposer et nous rafraîchir. Nous nous flattions en montant que, parvenus en haut, nous découvririons toute l’île ; mais nous trouvâmes des montagnes beaucoup plus élevées que celle où nous étions. La vue du côté de la rade était délicieuse ; la pente des collines offrait de beaux bois et plusieurs villages ; les vallées présentaient des paysages encore plus rians, un plus grand nombre de maisons et une verdure plus belle. Nous vîmes très-peu de maisons au-dessus de nous ; mais nous aperçûmes de la fumée sur les plus grandes hauteurs qui étaient à portée de notre vue, et nous conjecturâmes que les endroits les plus élevés de l’île ne sont pas sans habitans. En gravissant la montagne, nous trouvâmes plusieurs ruisseaux qui sortaient des rochers, et nous découvrîmes, du sommet, des maisons que nous n’avions pas remarquées auparavant. Aucune partie de ces montagnes n’est aride ; la cime des plus élevées que nous apercevions est garnie de bois dont je ne distinguai pas l’espèce ; d’autres, qui sont de la même hauteur que celle que nous avions montée, sont tapissées de bois sur les côtés, et le sommet, qui est de roc, est couvert de fougère. Il croît dans les plaines qui sont au-dessous une sorte d’herbe qui ressemble au jonc, et d’autres plantes. En général, le sol des montagnes et des vallées me parut fertile. Nous vîmes plusieurs tiges de cannes à sucre, grandes, d’un très-bon goût, et qui croissent sans la moindre culture. Je trouvai aussi du gingembre et du tamarin, dont j’ai apporté des échantillons ; mais je ne pus me procurer la graine d’aucun arbre, dont la plupart étaient alors en fleur. Après avoir passé le sommet de la montagne à une assez grande distance, je rencontrai un arbre exactement semblable à la fougère, excepté seulement qu’il avait quinze ou seize pieds de haut. Je le coupai, et je vis que l’intérieur ressemblait aussi à celui de la fougère. Je voulais en rapporter une branche, mais je trouvai qu’elle était trop incommode ; et je ne savais pas d’ailleurs quelle difficulté nous essuierions avant de retourner au vaisseau, dont je jugeai que nous étions alors fort éloignés.

» Dès que nous eûmes réparé nos forces par les rafraîchissemens et le repos, nous commençâmes à descendre la montagne, toujours accompagnés des naturels, aux soins desquels le vieillard nous avait recommandés. Nous dirigions généralement notre marche vers le vaisseau ; mais nous nous détournions quelquefois à droite et à gauche dans les plaines et les vallées, lorsque nous apercevions des maisons agréablement situées. Les habitans étaient toujours prêts à nous donner ou à nous vendre ce qu’ils avaient. Excepté des cochons, nous ne vîmes point de quadrupèdes, et nous ne remarquâmes d’autres oiseaux que différentes espèces de perroquets, une sorte de pigeon, et beaucoup de canards sur la rivière. Tous les endroits qui étaient plantés et cultivés offraient des indices d’une grande fertilité, quoiqu’il y eût quelques parties dans le milieu qui paraissaient stériles. Je semai des noyaux de pêches, de cerises et de prunes, et des graines de beaucoup de plantes potagères dans les lieux où je crus qu’elles croîtraient ; enfin des citrons et des oranges dans les terrains que je jugeai les plus ressemblans à ceux des îles de l’Amérique qui produisent ces fruits. Dans l’après-midi nous arrivâmes à un endroit très-agréable, à environ trois milles du vaisseau ; nous y achetâmes deux cochons et quelques volailles, que les naturels du pays nous apprêtèrent très-bien et fort promptement. Nous y restâmes jusqu’au soir, et nous nous mîmes en marche pour retourner au vaisseau, après avoir récompensé libéralement nos guides et les gens qui nous avaient procuré un si bon dîner. Toute notre compagnie se comporta pendant cette journée avec beaucoup d’ordre et d’honnêteté, et nous quittâmes les insulaires nos amis très-contens les uns des autres.

» Le lendemain matin 26, sur les six heures, la reine vint à bord comme elle nous l’avait promis ; elle nous apportait un présent de cochons et de volailles, mais elle retourna à terre bientôt après. Le canonnier nous envoya trente cochons avec beaucoup de volailles et de fruits. Nous complétâmes nos provisions d’eau et de bois, et tînmes tout prêt pour remettre en mer. Plusieurs naturels que nous avions déjà vus vinrent de l’intérieur du pays sur le rivage ; par les égards qu’on avait pour quelques-uns d’eux nous jugeâmes qu’ils étaient d’un rang supérieur aux autres. Sur les trois heures de l’après-midi, la reine revint sur le rivage, très-bien habillée, et suivie d’un grand nombre d’insulaires ; elle traversa la rivière avec sa suite et notre vieillard, et vint encore une fois à bord du vaisseau ; elle nous donna de très-beaux fruits ; elle renouvela avec beaucoup d’empressement ses sollicitations, afin de m’engager à séjourner dix jours de plus dans l’île ; elle me fit entendre qu’elle irait dans l’intérieur du pays, et qu’elle m’apporterait une grande quantité de cochons, de volailles et de fruits. Je tâchai de lui témoigner ma reconnaissance des bontés et de l’amitié qu’elle avait pour moi ; mais je l’assurai que je mettrais sans faute à la voile dès le lendemain matin : elle fondit en larmes comme à son ordinaire, et quand son agitation se fut calmée, elle me demanda par signes quand je reviendrais. Je lui fis comprendre que ce serait dans cinquante jours ; elle me répondit par signes de ne pas attendre si long-temps et de revenir dans trente. Comme je persistais à exprimer toujours le nombre que j’avais fixé, elle me parut contente ; elle resta à bord jusqu’à la nuit ; et ce fut avec beaucoup de peine qu’on parvint à la déterminer à retourner à terre. Lorsqu’on lui dit que le canot était prêt, elle se jeta sur un fauteuil et pleura long-temps avec tant de désolation, que rien ne pouvait la calmer ; à la fin cependant elle entra dans le canot avec beaucoup de répugnance, accompagnée des gens de sa suite et du vieillard. Celui-ci nous avait dit souvent que son fils, qui avait environ quatorze ans, s’embarquerait avec nous ; le jeune homme paraissait y consentir. Comme il avait disparu pendant deux jours, je m’informai de lui dès que je ne le vis plus ; son père me fit entendre qu’il était allé dans l’intérieur de l’île voir ses amis, et qu’il reviendrait assez à temps pour notre départ. Nous ne l’avons jamais revu, et j’ai des raisons de croire que, lorsque le moment de mettre à la voile approcha, la tendresse du vieillard avait succombé, et qu’afin de conserver son enfant près de lui, il l’avait caché jusqu’à ce que le vaisseau fût parti.

» Le lundi 27, à la pointe du jour, nous démarrâmes, et j’envoyai en même temps à terre la chaloupe et le canot, afin de remplir quelques-unes de nos pièces d’eau qui étaient vides. Dès qu’ils furent près de la côte, ils virent avec surprise tout le rivage couvert d’habitans ; et, doutant s’il était prudent de débarquer au milieu d’un si grand nombre d’insulaires, ils étaient prêts à s’en revenir au vaisseau. Dès que les Indiens s’en aperçurent, la reine s’avança et les invita à descendre. Comme elle devinait les raisons qui pouvaient les arrêter, elle fit retirer ses sujets de l’autre côté de la rivière. Pendant que nos gens allèrent remplir les pièces, elle mit dans le canot quelques cochons et des fruits ; et lorsqu’ils y rentrèrent, elle voulait à toute force revenir avec eux au vaisseau. L’officier cependant, qui avait reçu ordre de n’amener personne, ne voulut pas le lui permettre. Voyant que ses prières étaient inutiles, elle fit lancer en mer une double pirogue conduite par ses Indiens. Quinze ou seize autres pirogues la suivirent, et elles vinrent toutes au vaisseau. La reine monta à bord ; l’agitation où elle était l’empêchait de parler, et sa douleur s’exprima par des larmes. Après qu’elle y eut passé environ une heure, le vent s’éleva ; nous levâmes l’ancre et nous mîmes à la voile. Dès qu’elle s’aperçut qu’elle devait absolument retourner dans sa pirogue, elle nous embrassa de la manière la plus tendre, en versant beaucoup de pleurs ; toute sa suite témoigna également un grand chagrin de nous voir partir. Bientôt après nous eûmes calme tout plat, et j’envoyai les canots en avant pour nous remorquer ; toutes les pirogues des insulaires revinrent alors près de notre bâtiment, et celle qui portait la reine s’approcha des sabords de la sainte-barbe, où ses gens l’amarrèrent. Un instant après, la reine descendit sur l’avant de sa pirogue, et s’y assit en pleurant, sans qu’on pût la consoler. Je lui donnai plusieurs choses que je crus pouvoir lui être utiles, et quelques autres pour sa parure ; elle les reçut en silence, et sans y faire beaucoup d’attention. À dix heures, nous avions dépassé le récif ; il s’éleva un vent frais ; nos amis les insulaires, et surtout la reine, nous dirent adieu pour la dernière fois avec tant de regrets, et d’une façon si touchante, que j’eus le cœur serré, et que mes yeux se remplirent de larmes.

» Ayant été malade, et obligé de garder le lit pendant une partie de notre séjour sur la rade de cette île, que ses habitaus nomment Taïti, les observations que je vais présenter sur les naturels et leurs mœurs seront bien moins détaillées que si j’avais joui d’une meilleure santé.

» Les Taïtiens sont grands, bien faits, agiles, dispos, et d’une figure agréable : la taille des hommes est en général de cinq pieds sept à cinq pieds dix pouces, et il y en a peu qui soient plus petits ou d’une taille plus haute. Celle des femmes est de cinq pieds six pouces. Le teint des hommes est basané, et ceux qui vont sur l’eau l’ont beaucoup plus bronzé que ceux qui vivent toujours à terre ; leurs cheveux sont ordinairement noirs, mais quelquefois bruns, rouges ou blonds ; ce qui est digne de remarque, parce que les cheveux de tous les naturels des climats chauds d’Asie, d’Afrique et d’Amérique, sont noirs sans exception. Ils les nouent en une seule touffe sur le milieu de la tête, ou en deux touffes, une de chaque coté ; d’autres pourtant les laissent flottans, et alors ils bouclent avec beaucoup de raideur. Les enfans des deux sexes les ont ordinairement blonds. Leurs cheveux sont arrangés très-proprement, quoiqu’ils ne connaissent point l’usage des peignes : ceux à qui nous eu avions donné savaient très-bien s’en servir. C’est un usage universel parmi eux de s’oindre la tête avec de l’huile de coco, dans laquelle ils infusent la poudre d’une racine qui a une odeur approchante de celle de la rose. Toutes les femmes sont jolies, et quelques-unes d’une très-grande beauté. Ces insulaires ne paraissaient pas regarder la continence comme une vertu ; non-seulement les Taïtiennes vendaient leurs faveurs à nos gens librement et en public, mais encore leurs pères et leurs frères nous les amenaient souvent eux-mêmes. Ils connaissent pourtant le prix de la beauté, et la grandeur du clou qu’on nous demandait pour la jouissance d’une femme était toujours proportionnée à ses charmes. Les insulaires qui venaient nous présenter des filles au bord de la rivière nous montraient avec un morceau de bois la longueur et la grosseur du clou pour lequel ils nous les céderaient. Si nos gens consentaient au marché, on leur envoyait les . femmes, car il n’était pas permis aux hommes de traverser la rivière. L’équipage faisait ce trafic depuis long-temps lorsque les officiers s’en aperçurent. Quand quelques-uns de nos gens s’écartaient un peu pour aller recevoir des femmes, ils avaient la précaution d’en mettre d’autres en sentinelle pour n’être pas découverts. Dès que j’en fus informé, je ne m’étonnai plus qu’on arrachât les fers et les clous du vaisseau, et qu’il fût en danger de tomber en pièces. Tout notre monde avait par jour des provisions fraîches et des fruits autant qu’il pouvait en manger, et j’avais été embarrassé jusqu’alors d’expliquer d’où provenait cette détérioration.

» L’habillement des hommes et des femmes est de bonne grâce, et leur sied bien ; il est fait d’une espèce d’étoffe blanche que leur fournit l’écorce d’un arbuste, et qui ressemble beaucoup au gros papier de la Chine. Deux pièces de cette étoffe forment leur vêtement : l’une, qui a un trou au milieu pour y passer la tête, pend depuis les épaules jusqu’à mi-jambe devant et derrière ; l’autre a douze ou quinze pieds de longueur, et à peu près trois de largeur ; ils l’enveloppent autour de leur corps sans la serrer. Cette étoffe n’est point tissue ; elle est fabriquée comme le papier, avec les fibres ligneuses d’une écorce intérieure qu’on a mises en macération, et qu’on a ensuite étendues et battues les unes sur les autres. Les plumes, les fleurs, les coquillages et les perles font partie de leurs ornemens et de leur parure ; ce sont les femmes surtout qui portent les perles. J’en ai acheté environ deux douzaines de petites ; elles sont d’une couleur assez brillante ; mais elles sont toutes écaillées par les trous qu’on y a faits. M. Furneaux en vit plusieurs dans son excursion dans l’ouest de l’île ; mais il ne put en acheter aucune, quelque prix qu’il en offrit. Je remarquai que c’est ici un usage universel parmi les hommes et les femmes de se peindre les fesses et le derrière des cuisses avec des lignes noires très-serrées , et qui représentent différentes figures ; ils se piquent la peau avec la dent d’un instrument assez ressemblant à un peigne, et ils mettent dans les trous une espèce de pâte composée d’huile et de suie qui laisse une tache ineffaçable. Les petits garçons et les petites filles au-dessous de douze ans ne portent point ces marques ; nous vîmes quelques hommes dont les jambes étaient peintes en échiquier, de la même manière, et il nous parut qu’ils avaient un rang distingué et une autorité sur les insulaires. Un des principaux suivans de la reine nous sembla beaucoup plus disposé que le reste des Taïtiens à imiter nos manières ; et nos gens, dont il devint bientôt l’ami, lui donnèrent le nom de Jonathan. M. Furneaux le revêtit d’un habit complet à l’anglaise, qui lui allait très-bien. Nos officiers étaient toujours portés à terre, parce qu’il y avait un banc de sable à l’endroit où nous débarquions. Jonathan, fier de sa nouvelle parure, se faisait aussi porter par quelques-uns de ses gens ; il entreprit bientôt de se servir du couteau et de la fourchette dans ses repas ; mais lorsqu’il avait pris un morceau avec sa fourchette, il ne pouvait pas venir à bout de conduire cet instrument ; il portait sa main à sa bouche, entraîné par la force de l’habitude, et le morceau qui était au bout de la fourchette allait passer à côté de son oreille.

» Les Taïtiens se nourrissent de cochons, de volailles, de chiens et de poissons, de fruit à pain, de bananes, d’ignames, de corossols, d’un autre fruit aigre qui n’est pas bon en lui-même, mais qui donne un goût fort agréable au fruit à pain grillé, avec lequel ils le mangent souvent. Il y a dans l’île beaucoup de rats ; mais je n’ai pas vu qu’ils les mangeassent. La rivière fournit de bons mulets ; mais ils ne sont ni gros, ni en grande quantité. Ils trouvent, sur le récif des conques, des moules, et d’autres coquillages qu’ils prennent à la marée basse, et qu’ils mangent crus avec du fruit à pain, avant de retourner à terre. La rivière produit aussi de belles écrivisses, et à peu de distance de la côte ils pêchent avec des lignes et des hameçons de nacre de perle des perroquets de mer et d’autres espèces de poissons qu’ils aiment si passionnément, qu’ils ne voulurent jamais nous en vendre, malgré le haut prix que nous leur en offrions. Ils ont encore de très-grands filets à petites mailles, avec lesquels ils pêchent certains poissons de la grosseur des sardines. Tandis qu’ils se servaient de leurs lignes et de leurs filets avec beaucoup de succès, nous ne prenions pas un seul poisson avec nos instrument de pêche ; nous nous procurâmes donc quelques-uns de leurs hameçons et de leurs lignes ; mais n’ayant pas leur adresse, nous ne réussîmes pas mieux.

» Voici la manière dont ils apprêtent leurs alimens : ils allument du feu en frottant le bout d’un morceau de bois sec sur le côté d’un autre, à peu près comme nos charpentiers aiguisent leurs ciseaux ; ils font ensuite un creux d’un demi-pied de profondeur, et de six à dix pieds de circonférence ; ils en pavent le fond avec de gros cailloux unis, et ils font du feu avec du bois sec, des feuilles et des coques de cocos ; lorsque les pierres sont assez chaudes, ils enlèvent les charbons, et poussent les cendres sur les côtés ; ils couvrent le foyer d’une couche de feuilles vertes de cocotiers, et ils y placent l’animal qu’ils veulent cuire, après l’avoir enveloppé de feuilles de bananier : si c’est un petit cochon, ils l’apprêtent ainsi sans le dépecer, et ils le coupent en morceaux s’il est gros ; lorsqu’il est dans le foyer, ils le recouvrent de charbon, et ils mettent par-dessus une autre couche de fruits à pain, et d’ignames également enveloppés dans des feuilles de bananier ; ils y répandent ensuite le reste des cendres, des pierres chaudes, et beaucoup de feuilles de cocotier ; ils revêtent le tout de terre, afin d’y concentrer la chaleur. Ils ouvrent le trou après un certain temps proportionné au volume de ce qu’on y fait cuire ; ils en tirent les alimens, qui sont tendres, pleins de suc, et, suivant moi, beaucoup meilleurs que si on les avait apprêtés de toute autre manière : le jus des fruits et l’eau salée forment toutes leurs sauces. Ils n’ont pas d’autres couteaux que des coquilles avec lesquelles ils découpent très-adroitement, et dont ils se servent toujours.

» Notre canonnier, pendant la tenue du marché, avait coutume de dîner à terre ; il n’est pas possible de décrire l’étonnement et la surprise qu’ils témoignèrent lorsqu’ils virent qu’il faisait cuire son cochon et sa volaille dans une marmite. J’ai observé plus haut qu’ils n’ont point de vase ou poterie qui aille au feu, et qu’ils n’ont aucune idée de l’eau chaude et de ses effets. Dès que le vieillard fut en possession du pot de fer que nous lui avions donné, lui et ses amis y firent bouillir leurs alimens ; la reine, et plusieurs des chefs qui avaient reçu de nous des marmites s’en servaient constamment ; et les Taïtiens allaient en foule voir cet ustensile, comme la populace va contempler un spectacle de monstres et de marionnettes de nos foires d’Europe. Il nous parut qu’ils n’ont d’autre boisson que l’eau, et qu’ils ignorent heureusement l’art de faire fermenter le suc des végétaux pour en tirer une liqueur enivrante. Nous déjà dit qu’il y a dans l’île des cannes à sucre ; mais à ce qu’il nous sembla, ils n’en font d’autre usage que de les mâcher, et même cela ne leur arrive pas habituellement ; ils en rompent seulement un morceau lorsqu’ils passent par hasard dans les lieux où croît cette plante.

» Nous n’avons pas eu beaucoup d’occasions de connaître en détail leur vie domestique et leurs amusemens ; nous jugeâmes par leurs armes et les cicatrices que portaient plusieurs d’entre eux qu’ils sont quelquefois en guerre ; nous vîmes par la grandeur de ces cicatrices qu’elles étaient les suites des blessures considérables que leur avaient faites des pierres, des massues et d’autres armes obtuses ; nous reconnûmes aussi par-là qu’ils avaient fait des progrès dans la chirurgie, et nous en eûmes bientôt des preuves certaines. Un de nos matelots, étant à terre, se mit une écharde dans le pied ; comme notre chirurgien était à bord, un de ses camarades s’efforça de la tirer avec un canif ; mais, après avoir fait beaucoup souffrir le patient, il fut obligé d’abandonner l’entreprise. Notre vieux Taïtien, présent à cette scène, appela alors un de ses compatriotes qui était de l’autre coté de la rivière ; celui-ci examina le pied du matelot et courut sur-le-champ au rivage : il prit une coquille qu’il rompit avec ses dents, et au moyen de cet instrument il ouvrit la plaie et en arracha l’écharde dans l’espace d’une minute. Sur ces entrefaites, le vieillard, qui était allé à quelques pas dans le bois, rapporta une espèce de gomme qu’il appliqua sur la blessure ; il l’enveloppa d’un morceau d’étoffe, et en deux jours le matelot fut parfaitement guéri. Nous apprîmes ensuite que cette gomme distille de leur corossolier. Notre chirurgien s’en procura, et l’employa avec beaucoup de succès comme un baume vulnéraire.

» J’ai déjà décrit les habitations de ces heureux insulaires ; outre leurs maisons nous vîmes des hangars fermés, et sur les poteaux qui soutiennent ces édifices plusieurs figures grossièrement sculptées, d’hommes, de femmes, de chiens et de cochons. Nous nous aperçûmes que les naturels du pays entraient de temps en temps dans ces édifices d’un pas lent et avec l’air de la douleur, et nous conjecturâmes que c’étaient les cimetières où ils déposaient leurs morts ; le milieu des hangars était bien pavé avec de grandes pierres rondes ; mais il nous parut qu’on n’y marchait pas souvent, car l’herbe y croissait partout. Je me suis appliqué avec une attention particulière à découvrir si les Taïtiens avaient un culte religieux ; mais je n’en ai pu reconnaître la moindre trace.

» Les pirogues de ces peuples sont de trois espèces différentes : quelques-unes sont faites d’un seul arbre, et portent de deux à six hommes : ils s’en servent surtout pour la pêche, et nous en avons toujours vu un grand nombre occupées sur le récif ; d’autres sont construites de planches jointes ensemble très-adroitement ; elles sont plus ou moins grandes, et portent de dix à quarante hommes. Ordinairement ils en attachent deux ensemble, et entre l’une et l’autre ils dressent deux mâts. Les pirogues simples n’ont qu’un mât au milieu du bâtiment, et un balancier sur un des côtés ; avec ces navires, ils vont bien avant en mer, et probablement jusque dans d’autres îles, d’où ils rapportent des bananes et des ignames, qui semblent y être plus abondantes qu’à Taïti. Ils ont une troisième espèce de pirogues qui paraissent destinées principalement aux parties de plaisir et aux fêtes d’apparat ; ce sont de grands bâtimens sans voiles, dont la forme ressemble aux gondoles de Venise ; ils élèvent au milieu une espèce de toit, et ils s’asseyent les uns dessus, les autres dessous. Aucun de ces derniers bâtimens n’approcha du vaisseau, excepté le premier et le second jour de notre arrivée ; mais nous en voyions, trois ou quatre fois par semaine, une procession de huit ou dix qui passaient à quelque distance de nous, avec leurs enseignes déployées et beaucoup de petites pirogues à leur suite, tandis qu’un grand nombre d’habitans les suivaient en courant le long du rivage. Ordinairement ils dirigeaient leur marche vers la pointe extérieure d’un récif situé à environ quatre milles à l’ouest de notre mouillage ; après s’y être arrêtées l’espace d’une heure, ils s’en retournaient. Ces processions cependant ne se font jamais que dans un beau temps, et tous les Taïtiens qui sont à bord sont parés avec plus de soin, quoique dans les autres pirogues ils ne portent qu’une pièce d’étoffe autour de leurs reins. Les rameurs et ceux qui gouvernaient le bâtiment étaient habillés de blanc ; les Taïtiens assis sur le toit et dessous étaient vêtus de blanc et de rouge ; les deux hommes montés sur la proue de chaque pirogue étaient habillés tout en rouge. Nous allions quelquefois dans nos canots pour les examiner : quoique nous n’en approchassions jamais de plus d’un mille, nous les voyions pourtant avec nos lunettes aussi distinctement que si nous avions été au milieu d’eux.

» Ils fendent un arbre dans la direction de ses fibres, en planches aussi minces qu’il leur est possible ; et c’est de ces morceaux de bois qu’ils construisent leurs pirogues : ils abattent d’abord l’arbre avec une hache faite d’une espèce de pierre dure et verdâtre, à laquelle ils adaptent un manche fort adroitement. Ils coupent ensuite le tronc suivant la longueur dont ils veulent en tirer des planches. Voici comment ils s’y prennent pour cette opération : ils brûlent un des bouts, jusqu’à ce qu’il commence à éclater, et ils le fendent ensuite avec des coins d’un bois dur. Quelques-unes de ces planches ont deux pieds de largeur et quinze à vingt de long. Ils en aplanissent les côtés avec de petites haches qui sont également de pierre ; six ou huit hommes travaillent quelquefois sur la même planche. Comme leurs instrumens sont bientôt émoussés, chaque ouvrier a près de lui une écale de coco remplie d’eau, et une pierre polie sur laquelle il aiguise sa hache presque à toutes les minutes. Ces planches ont ordinairement l’épaisseur d’un pouce ; ils en construisent un bateau avec toute l’exactitude que pourrait y mettre un habile charpentier. Afin de joindre ces planches, ils font des trous avec un os attaché à un bâton qui leur sert de villebrequin ; dans la suite ils se servirent pour cela de nos clous avec beaucoup d’avantage : ils passent dans ces trous une corde tressée qui lie fortement les planches l’une à l’autre. Les coutures sont calfatées avec des joncs secs, et tout l’extérieur du bâtiment est enduit d’une résine que produisent quelques-uns de leurs arbres, et qui remplace très-bien l’usage du brai.

» Le bois dont ils se servent pour leurs grandes pirogues est une espèce de corossolier très-droit, et qui s’élève à une hauteur considérable. Nous en mesurâmes plusieurs qui avaient près de huit pieds de circonférence au tronc, et vingt à quarante de contour à la hauteur des branches, et qui étaient partout à peu près de la même grosseur. Notre charpentier dit qu’à d’autres égards ce n’était pas un bon bois de construction, parce qu’il est très-léger. Les petites pirogues ne sont que le tronc creusé d’un arbre à pain, qui est encore plus léger et plus spongieux : le tronc a environ six pieds de circonférence, et l’arbre en a vingt à la hauteur des branches.

» Les principales armes des Taïtiens sont les massues, les bâtons noueux par le bout, et les pierres qu’ils lancent avec la main ou avec une fronde. Ils ont des arcs et des flèches. La flèche n’est pas pointue, mais seulement terminée par une pierre ronde, et ils ne s’en servent que pour tuer des oiseaux.

» Je n’ai vu aucune tortue pendant tout le temps que j’ai mouillé devant Taïti ; cependant lorsque j’en montrai aux habitans quelques petites, que j’avais apportées de l’île de la Reine Charlotte, ils me firent signe qu’ils en avaient de beaucoup plus grosses. Je regrettai la perte d’un bouc qui mourut bientôt après notre départ de San-Iago, sans que ni l’une ni l’autre des deux chèvres que nous avions fût pleine. Si le bouc avait encore été vivant, j’aurais débarqué ces trois animaux dans l’île, et si les chèvres étaient devenues pleines, je les y aurais laissées, et je crois qu’en peu d’années ils auraient peuplé Taïti d’animaux de leur espèce.

» Le climat de Taïti paraît excellent, et l’île est un des pays les plus sains et les plus agréables de la terre. Nous n’avons remarqué aucune maladie parmi les habitans. Les montagnes sont couvertes de bois, les vallées d’herbages, et l’air en général y est si pur, que malgré la chaleur notre viande s’y conservait deux jours, et le poisson un. Nous n’y trouvâmes ni grenouille, ni crapaud, ni scorpion, ni mille-pieds, ni serpent d’aucune espèce ; les fourmis y sont en très-petit nombre ; ce sont les seuls insectes incommodes que nous y ayons vus.

» La partie sud-est de l’île semble être mieux cultivée et plus peuplée que celle où nous débarquâmes ; chaque jour il en arrivait des pirogues chargées de différens fruits, et les provisions étaient alors dans notre marché en plus grande quantité et à plus bas prix que lorsqu’il n’y avait que les fruits du canton voisin de notre mouillage.

» Le flux et le reflux de la marée y sont peu considérables, et son cours est irrégulier, parce qu’elle est maîtrisée par les vents. Il faut pourtant remarquer que les vents y soufflent d’ordinaire de l’est au sud-sud-est, et que ce sont le plus souvent de petites brises.

» Le séjour de Taïti fut très-salutaire à tout l’équipage, et au delà de ce que nous en attendions ; car, en quittant l’île, nous n’avions pas un seul malade à bord, excepté mes deux lieutenans et moi, et même nous entrions en convalescence, quoique nous fussions encore bien faibles. »

Après avoir quitté Taïti, le 27 juillet, Wallis rangea la côte de l’île du duc d’York, qui en est éloignée de deux milles, et dont le milieu lui sembla occupé par de hautes montagnes. Le 28, il vit une île qu’ils nomma île de Charles Saunders. Elle était entourée de brisans. On aperçut peu d’insulaires ; ils parurent différer des Taïtiens par leurs mœurs. La cime de tous les arbres qui garnissaient la côte avait été rompue probablement par un ouragan. La longueur de cette île est d’environ six milles. Elle est située par 17° 28′ sud, et 151° 4′ ouest.

Le 29, on découvrit encore une île entourée de brisans, qui fut nommée île de lord Howe. Elle a à peu près dix milles de longueur et quatre de large (16° 46′ sud, et 154° 13′ ouest). On aperçut de la fumée dans deux endroits ; mais on ne vit pas d’habitans, et il n’y avait qu’un petit nombre de cocotiers.

L’après-midi, un groupe d’îles basses et entourées de brisans reçut le nom d’îles Scilly (Sorlingues). Il est extrêmement dangereux. Pendant les nuits les moins sombres, et dans le jour, quand le temps est embrumé, un vaisseau peut s’y briser aisément sans voir terre (16° 28′ sud, et 155° 30′ ouest).

En continuant de faire route à l’ouest, Wallis découvrit deux îles le 13 août. Il nomma l’une île de Boscawen, et l’autre île de Keppel.

« À deux heures, dit Wallis, nous étions environ à deux milles de l’île de Boscawen, et nous y aperçûmes des habitans ; mais l’île Keppel étant au vent, et nous paraissant plus propre à nous fournir un mouillage convenable, nous portâmes le cap dessus. Le 14, j’envoyai des canots pour sonder autour de l’île. À leur retour l’officier me fit le rapport suivant. Ils s’étaient approchés jusqu’à une encablure de la côte sans trouver de fond, et, doublant la chaîne de récifs dont elle est bordée, ils étaient entrés dans une baie large et profonde, mais également remplie de rochers. Un ruisseau de bonne eau coulait dans la baie ; il serait facile d’y emplir les barriques ; mais on aurait besoin d’une forte garde pour mettre le détachement à l’abri des insultes des insulaires. Il n’avait pas vu de cochons ; il rapportait deux poules, quelques cocos, des bananes et des ignames. Deux pirogues, montées chacune par six Indiens, s’étaient approchées des canots ; ils montrèrent des dispositions pacifiques ; ils semblaient être de la même race que les Taïtiens, étaient vêtus d’une espèce de natte, et avaient la première jointure des petits doigts coupée. Cinquante autres insulaires, venant de l’intérieur de l’île, s’étaient ensuite approchés jusqu’à trois cents pieds des canots, sans vouloir avancer davantage. Quand nos canots s’éloignèrent de la côte, trois Indiens sortirent de leurs pirogues pour passer dans une de nos embarcations ; mais, quand ils furent éloignés d’un demi-mille de la côte, ils se jetèrent précipitamment dans la mer, et s’en retournèrent à la nage.

» Quand on m’eût fait ce rapport, je considérai qu’il y avait beaucoup d’inconvéniens à mouiller dans cet endroit ; qu’en outre nous étions à l’époque la plus rigoureuse de l’hiver, dans l’hémisphère austral ; que le vaisseau faisait eau, que nous ignorions jusqu’à quel point il était endommagé, et qu’en conséquence il fallait faire route au nord pour chercher un port où je pourrais me radouber et prendre des vivres frais pour me mettre en état de gagner Batavia et le cap de Bonne-Espérance.

» Je passai donc devant l’île Boscawen sans la visiter. C’est une terre ronde, haute, bien boisée et très-peuplée. L’île Keppel est beaucoup plus grande, et paraît l’emporter par la fertilité du sol. La première est située par 15° 50′ sud, et 174° ouest ; la seconde, par 15° 55′ sud, et 175° 3′ ouest.

» En continuant notre route à l’ouest-nord-ouest, nous vîmes une terre le 16. C’était une île haute dans le centre, vaste, et d’un aspect agréable le long de la côte, que couvraient des cocotiers. Des brisans s’étendent tout alentour, à deux et trois milles au large ; on vit de la fumée et des cabanes en différens endroits. J’envoyai les canots examiner la côte : plusieurs petits ruisseaux coulaient dans la mer, l’île était bordée de rochers ; les arbres croissaient jusqu’au bord de l’eau. Dès que les canots se furent approchés de terre, plusieurs pirogues, portant chacune six à huit hommes, ramèrent de leur côté. Ces Indiens parurent robustes et actifs ; à l’exception d’une natte qui leur couvrait les reins, ils étaient entièrement nus. Ils avaient pour armes de grandes massues semblables à celle que les peintres donnent à Hercule dans les tableaux : ils en échangèrent deux contre des clous et quelques bagatelles. Il ne fut pas possible de savoir d’eux, en le leur demandant par signes, s’ils avaient d’autres oiseaux que les oiseaux de mer aperçus le long du rivage. Pendant l’entretien, les Indiens formèrent le projet de se saisir d’un de nos canots. L’un d’eux se mit tout d’un coup à le tirer vers les rochers. Nos gens ne purent les en empêcher qu’en lâchant un coup de fusil à deux doigts du visage de celui qui montrait tant d’ardeur à cette manœuvre. Le coup ne leur fit pas de mal, mais l’explosion les effraya tellement, qu’ils s’enfuirent avec une précipitation extrême. Nos canots quittèrent alors cet endroit. L’eau avait tellement baissé, qu’ils eurent beaucoup de peine à revenir au vaisseau à travers les rochers, dont les pointes s’élevaient au-dessus de la surface de la mer : tout le récif était à sec, et battu par des lames très-fortes. Les Indiens s’aperçurent probablement de l’embarras où étaient nos gens, car ils les suivirent le long du récif, jusqu’à ce qu’ils eussent gagné une passe. Les voyant alors au large et voguer très-vite vers le vaisseau, ils s’en retournèrent. Les officiers du vaisseau me firent l’honneur d’appeler cette île, de mon nom, île Wallis ; elle est située par 13° 18′ sud, et 177° ouest.

» Quoique nous n’ayons trouve aucune espèce de métal dans toutes ces îles, il est cependant très-remarquable que, lorsque les habitans obtenaient de nous des morceaux de fer, ils se mettaient tout de suite à l’aiguiser et à le rendre pointu, tentative qu’ils ne faisaient pas sur le cuivre. »

Le 17 septembre, Wallis laissa tomber l’ancre devant l’île de Tinian. Il n’en fait pas un tableau aussi séduisant que celui qui en a été tracé par Anson ; mais il ne la peint pas non plus avec des couleurs aussi sombres que celles que Carteret a employées. Il convient que l’air y est chaud et étouffant, que la viande s’y corrompt aisément, et que des broussailles difficiles à pénétrer embarrassent les bois ; d’ailleurs les cocotiers avaient été coupés près du lieu du débarquement, et il fallait aller jusqu’à trois milles dans l’intérieur pour en trouver. Le bétail, extrêmement farouche, se tenait à une si grande distance, que l’on était harassé de fatigue avant d’arriver à l’endroit où l’on pouvait le tirer commodément, et l’on n’avait pas la force de rapporter ce que l’on s’était procuré.

Wallis, après avoir radoubé son vaisseau et y avoir embarqué des fruits, quitta Tinian le 16 octobre, passa au nord des Philippines, attérit à Batavia le 30 novembre, le 4 février 1768 au cap de Bonne-Espérance, et le 19 mai aux Dunes, après un voyage de six cent trente-sept jours depuis son départ de la rade de Plymouth.