Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXII/Cinquième partie/Livre II/LIVRE SECOND

LIVRE SECOND.

VOYAGES AUTOUR DU MONDE ET DANS LE
GRAND OCÉAN, ENTREPRIS DEPUIS 1764.

Parmi les voyages autour du monde dont on a offert l’analyse au lecteur dans le livre qui précède, on ne compte que ceux de Magellan, de Le Maire et Schouten, et de Roggeween, qui aient été entrepris expressément pour faire des découvertes. Les autres n’avaient pour but que de faire des courses sur les Espagnols ; et si quelques découvertes ont eu lieu dans le cours de ces expéditions, elles ont été dues uniquement au hasard. L’avidité seule avait conduit dans ces parages éloignés la plupart des navigateurs européens ; et si l’on admire la hardiesse qui les portait à affronter les périls inséparables de voyages aussi longs au milieu de mers jusqu’alors peu fréquentées, l’humanité gémit de voir employer à la destruction le courage et les talens dont ces marins donnaient fréquemment des preuves signalées.

Le peu de succès qui avait accompagné quelques-unes de ces expéditions hasardeuses avait graduellement ralenti l’ardeur à les entreprendre. On les voit d’abord très-nombreuses à la fin du seizième siècle, et au commencement du dix-septième ; elles sont équipées aux frais des gouvernemens. À la fin de ce siècle, au contraire, et au commencement du dix-huitième, ce ne sont plus que des particuliers qui s’y livrent. Les flibustiers y ont la principale et même l’unique part. L’expédition de l’amiral Anson est la dernière qu’un gouvernement ait formée : elle eut un plein succès ; mais il ne put faire oublier les désastres dont elle avait été accompagnée.

Enfin, en 1764, une carrière plus noble s’ouvrit à l’ardeur des hommes qu’une navigation longue, difficile, dangereuse, n’était pas capable de rebuter. Le goût des voyages de découvertes se ranima. Les gouvernemens conçurent qu’ils pouvaient acquérir plus de solide gloire en employant quelques vaisseaux à étendre la connaissance du globe qu’en envoyant des flottes nombreuses porter au loin la dévastation chez leurs ennemis. L’Angleterre donna l’exemple. Sa situation, sa marine, plus considérable que celle des autres pays ; l’étendue de son commerce, le génie de ses habitans, lui devaient naturellement inspirer l’idée d’entreprendre des voyages dont il était possible qu’un jour elle retirât des avantages réels.

En 1764, l’Angleterre était en paix. Le prince qui la gouvernait depuis quelques années s’empressa d’adopter les plans qu’on lui soumit pour faire examiner par ses flottes les portions du globe qui n’avaient pas encore été suffisamment explorées ; et ce monarque éclairé sut ainsi mettre à profit ses moyens et ses forces, pour ordonner et diriger des entreprises dont le succès a parfaitement répondu à ses vues.

Dans les voyages exécutés par ses ordres, et dont on va lire la relation, les vaisseaux étaient commandés par des officiers choisis dans un corps de marine où le courage et les talens sont communs. Ces voyages ont été des expéditions vraiment philosophiques. Les capitaines ont été accompagnés de savans et d’artistes qui réunissaient au plus grand zèle des connaissances de tous les genres. Jamais voyageurs, en découvrant des terres nouvelles et des peuples inconnus, n’ont examiné les lieux, décrit les productions naturelles, observé les hommes avec plus d’attention, de sagesse et de lumières.

Ce qu’il est surtout intéressant de remarquer, c’est l’esprit d’humanité et de justice avec lequel ces navigateurs se sont fait un devoir de traiter les peuples sauvages qu’ils ont trouvés ; c’est la bonne foi qu’ils mettent dans le trafic, la patience avec laquelle ils supportent les insultes et les menaces, la douceur avec laquelle ils pardonnent des violences et des infidélités qu’il leur est si aisé de punir. Quand on compare cette conduite avec la férocité et l’inhumanité des premiers conquérans du Nouveau-Monde, on aime à sentir ce qu’on doit à cet esprit philosophique qui distingue l’Europe, et qui n’a guère pour ennemis que ceux qui ont quelque chose à craindre des progrès de la raison et des lumières.

Cependant, il a fallu quelquefois employer des moyens violens, comme on le verra en lisant les relations suivantes. Les réflexions que fait à ce sujet le docteur Jean Hawkesworth, rédacteur des premiers voyages des navigateurs anglais, sont pleines de sens ; son langage est celui de la raison même.

« Je ne puis, dit-il à la fin de son discours préliminaire, terminer ce discours sans exprimer la peine que j’ai ressentie en racontant le malheur de ces pauvres sauvages, qui, dans le cours des expéditions de nos navigateurs, ont péri par nos armes à feu lorsqu’ils voulaient repousser par la force l’invasion des étrangers dans leur pays. Je ne doute pas que mes lecteurs ne partagent avec moi le même sentiment ; c’est cependant un mal qu’il me paraît impossible d’éviter. Toutes les fois qu’on cherchera à découvrir de nouveaux pays, il faut s’attendre à trouver toujours de la résistance ; et dans ce cas, il faut ou vaincre ceux qui résistent, ou abandonner l’entreprise. On dira peut-être qu’il n’était pas toujours nécessaire d’ôter la vie à ces Indiens pour les convaincre que leur résistance serait impuissante : je conviens que cela a pu être quelquefois ; mais il faut considérer que, lorsque l’on entreprend de semblables expéditions, il faut bien les confier à des hommes qui ne sont point exempts des faiblesses humaines, à des hommes qu’une injure soudaine provoque à la vengeance, que la présence d’un danger imprévu peut porter à un acte de violence pour s’y soustraire, qu’un défaut de jugement ou une passion extrême peut égarer, et qui sont toujours disposés à étendre l’empire des lois auxquelles ils sont soumis sur ceux qui ne connaissent même pas ces lois : tous les excès commis par quelque effet de ces imperfections naturelles de l’homme sont des maux inévitables.

» On dira peut-être encore que, si l’on ne peut éviter de semblables malheurs en allant découvrir des pays inconnus, il vaut mieux renoncer à ces découvertes ; je répondrai que, d’après les seuls principes sur lesquels cette question peut être fondée, il ne pourrait être permis en aucun cas d’exposer la vie des hommes pour des avantages de même espèce que ceux qu’on se propose en découvrant des terres nouvelles. S’il n’est pas permis de s’exposer à tuer un Indien pour venir à bout d’examiner le pays qu’il habite, dans la vue d’étendre le commerce ou les connaissances humaines, il ne le sera pas davantage d’exposer la vie de ses concitoyens pour étendre son commerce avec des peuples déjà connus. Si l’on ajoute que le danger auquel ceux-ci se soumettent est volontaire, au lieu que l’Indien se trouve malgré lui exposé au risque de perdre la vie, la conséquence sera encore la même ; car il est universellement convenu, d’après les principes du christianisme, que nous n’avons pas plus de droit sur notre propre vie que sur la vie des autres ; et le suicide étant regardé comme une espèce de meurtre très-criminel, tout homme sera coupable d’exposer sa propre vie pour un motif qui ne lui permettrait pas d’attenter à celle d’un autre. Si l’on peut donc sans crime sacrifier la vie des hommes dans des entreprises qui n’ont pour but que de satisfaire des besoins artificiels, ou d’acquérir de nouvelles connaissances, il n’y en aura pas non plus à employer la force pour descendre sur un pays nouvellement découvert, dans la vue d’en examiner les productions. Si ce principe n’était pas reçu, toute profession où les hommes exposent leur vie pour des avantages de même genre ne devrait pas être permise ; et quelle est la profession qui ne compromette pas la vie des hommes ? Examinons cette multitude infinie occupée aux arts, depuis le forgeron couvert de sueur devant un fourneau sans cesse embrasé, jusqu’à l’ouvrier sédentaire qui pâlit sur un métier, on verra partout la vie des hommes sacrifiée en partie aux besoins factices de la société. Dira-t-on que la société civile, à qui on fait ce sacrifice, est par-là même une combinaison contraire aux grands principes de la morale, qui sont la base de toute espèce de devoir ? Dira-t-on qu’il est contre la nature d’exercer les facultés qui sont les marques de distinction de notre nature même ? Que, l’homme étant doué de pouvoirs divers que la société civile peut seule mettre en action, cette société civile est contraire à la volonté du Créateur ; et qu’il lui serait plus agréable que nous ne fussions pas sortis de l’état sauvage où ces pouvoirs resteraient engourdis dans notre sein comme la vie dans l’embryon pendant toute la durée de notre existence ? Cette conséquence paraîtra certainement extravagante et absurde[1] ; car, quoique le commerce et les arts nuisent en quelques occasions à la vie des hommes, en d’autres ils servent à la conserver ; ils subviennent aux besoins de la nature, sans rapine et sans violence ; et, en présentant aux habitans d’un même pays un intérêt commun, ils les empêchent de se diviser en ces tribus particulières qui, chez les peuples sauvages, se font perpétuellement la guerre avec une férocité inconnue : partout où existe le gouvernement civil, les connaissances et les arts ont adouci les mœurs des hommes. Il paraît donc raisonnable de conclure que les progrès des sciences et du commerce sont, en dernière analyse, un avantage pour tous les hommes, et que la perte de la vie qui peut en résulter pour quelques individus est au nombre des maux particuliers qui concourent au bien général. »

On s’étonne qu’une si grande partie de ce globe que nous habitons soit encore inconnue ; mais s’écrie Hawskesworth, ne serait-il pas plus naturel de s’étonner au contraire que nous le connussions déjà si bien ? Quand on fait attention aux souffrances et aux dangers de toute espèce qui accompagnent les navigations dans des mers nouvelles, et quand on considère combien sont éloignés et incertains les avantages qu’on peut en retirer, on ne saurait refuser son admiration et sa reconnaissance à des hommes qui ont assez de zèle et de courage pour exécuter ces pénibles et périlleuses entreprises.

Nous croyons devoir mettre le lecteur à portée de juger plus aisément des découvertes géographiques faites par les navigateurs dont nous allons raconter les travaux, en rappelant en peu de mots ce qu’on connaissait avant eux des contrées qu’ils ont examinées.

Les navigateurs qui jusqu’à eux avaient parcouru le grand Océan, n’avaient pas pu déterminer si la Nouvelle-Bretagne était une seule île. La côte orientale de la Nouvelle-Hollande était absolument inconnue. On ne connaissait guère de la Nouvelle-Zélande que le canton où débarqua Tasman, et qu’il appela baie des Assassins ; et l’on supposait d’ailleurs que cette région faisait partie du continent méridional. Les cartes plaçaient dans le grand Océan des îles imaginaires qu’on n’a point trouvées, et elles représentaient comme n’étant occupés que par la mer de grands espaces où l’on a découvert plusieurs îles. Enfin beaucoup de géographes pensaient que, depuis le degré de latitude sud auquel les navigateurs s’étaient arrêtés, il pouvait y avoir jusqu’au pôle austral un continent fort étendu. Grâces au zèle infatigable des navigateurs modernes, les erreurs ont été rectifiées, et les points douteux éclaircis.

FIN DU VINGT-DEUXIÈME VOLUME.
  1. C’est pourtant la conséquence qui résulte de tous les ouvrages de J.-J. Rousseau sur cette matière ; mais tout ce qu’il y a d’hommes sensés a toujours été de l’avis de M. Hawkesworte, et la simple vérité est préférable à des erreurs éloquentes.