Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXII/Cinquième partie/Livre I/Chapitre XII

CHAPITRE XII.

Narborough. Sharp. Cowley. Davis. Degennes, etc.

Le gouvernement anglais n’avait jamais songé à tenter une expédition dans le grand Océan, dans le seul but de chercher de nouvelles terres, lorsque le désir de participer au commerce de cette mer lui inspira l’idée d’envoyer reconnaître la pointe méridionale de l’Amérique. On fit choix pour cette expédition du capitaine Jean Narborough, homme très-capable de bien exécuter une commission pareille. On lui recommanda, dans des instructions, de ne toucher à aucune terre avant d’être au sud du Rio de la Plata, à moins d’absolue nécessité ; de ne faire aucune insulte aux Espagnols, et de ne leur donner aucun ombrage. Sa conduite devait, en conséquence, offrir un contraste parfait avec celle des premiers navigateurs anglais qui avaient franchi le détroit de Magellan.

Narborough partit de Deptford sur la Tamise, le 26 septembre 1669, avec deux bâtimens, le Sweepstakes vaisseau de roi de trois cents tonneaux, armé de trente-six pièces de canon, bien fourni de munitions et de provisions de tout genre, et monté par soixante hommes d’équipage ; et la flûte Batchelor Pink, de soixante-dix tonneaux, portant dix canons et dix-neuf hommes d’équipage. Le 21 février 1670, Narborough eut la vue du cap Blanc, sur la terre des Patagons, formé par des montagnes très-hautes. La terre lui parut comme de l’herbe brûlée du soleil. On ne voyait aucun arbre sur les montagnes ni dans les vallées, on n’aperçut ni feu ni fumée.

Les brumes avaient d’abord fait manquer à Narborough le port Désiré. Il parvint à y entrer le 26, et y attendit sa conserve, dont il avait été séparé. Un jour, en remontant une rivière, il aperçut dans une petite île un poteau dressé, qui avait fait partie du mât d’un navire, et au pied une plaque de plomb sur laquelle était gravée une inscription en hollandais. On y lisait la date de l’arrivée des bâtimens de l’expédition de Le Maire et Schouten, et les noms de ces chefs, ainsi que ceux de trois autres personnes de l’expédition. On trouva dans un trou, au pied du mât, une boîte de fer-blanc contenant un écrit si mangé par la rouille du métal, qu’il fut impossible d’en rien déchiffrer. On aperçut aussi les débris d’un vaisseau brûlé. Narborough inscrivit avec son couteau, sur une planche, le nom de son navire, la date de l’année et du jour ; la cloua au mât, emporta la plaque de plomb, et donna à l’île le nom de Le Maire. Le 25, il prit possession du port Désiré, au nom du roi de la Grande-Bretagne, et le 2 avril il mouilla dans le port Saint-Julien, où il passa l’hiver.

Narborough fit, durant cette saison, différentes courses dans le pays, qui lui parut bon, et fourni de pâturages très-convenables au bétail ; mais il y manque absolument de bois de charpente. Les montagnes n’y sont pas très-hautes ; l’air y est sain. On y vit des guanacos, des oiseaux grands comme des autruches, ce sont des nandous ; des lièvres, des perdrix, des bécassines, des oies sauvages. Enfin, le 11 juin, les Anglais virent des Patagons, qui semblèrent très- craintifs. On en aperçut depuis à différentes reprises ; mais il fut impossible de leur inspirer la moindre confiance. Ils avaient probablement été maltraités par des navigateurs qui avaient abordé sur ces côtes, ou bien ils avaient entendu parler des cruautés exercées par les Espagnols envers les Indiens, leurs voisins. Narborough essaya vainement les voies de la douceur pour entrer en conversation avec eux ; il leur fit présent de différentes bagatelles. Sa visite ne put que leur inspirer des idées favorables sur le caractère des Européens.

Le 13 octobre Narborough quitta le port Saint-Julien. Le 22 il entra dans le détroit de Magellan, eut des rapports avec les habitans, et en sortit le 26 novembre. Il remonta au nord, dans le grand Océan, jusqu’à un petit fort à trois lieues au sud de Valdivia, où il eut une entrevue avec les Espagnols. Des deux côtés la défiance était égale, et Narborough supposa aux Espagnols le désir de surprendre son vaisseau. Cependant tout se passa de part et d’autre avec beaucoup de politesse ; mais les Espagnols retinrent le lieutenant, un autre Anglais, un trompette, et un interprète, que Narborough avait envoyés à Valdivia pour demander la permission de faire de l’eau dans un canot. Il fut obligé de partir sans eux. Ils exigèrent, pour les lui rendre, qu’il allât mouiller dans le port de Valdivia, sous le canon du fort, où ils auraient pu, sans grande difficulté, se rendre maîtres de son vaisseau. « Si j’en avais eu quatre de vingt à trente pièces de canon, dit Narborough, j’aurais été en état de faire la loi à tout le pays. De mon côté, j’aurais voulu lier à leur préjudice un commerce entre la nation anglaise et les naturels du pays. »

Le 22 décembre Narborough remit à la voile pour repasser le détroit. Le 6 janvier 1671 il revit le cap Désiré. Le 14 février, il sortit heureusement du détroit ; et le 10 juin il arriva sur les côtes d’Angleterre.

On raconte que Charles ii avait fondé de si grandes espérances sur cette expédition, et désirait si ardemment d’en savoir le succès, qu’ayant appris que Narborough venait de passer devant la rade des Dunes, il n’eut pas la patience d’attendre son arrivée à la cour ; et, se mettant dans sa chaloupe royale, il alla au-devant de lui par eau jusqu’à Gravesend. Tout le résultat de ce voyage se borne à des notions détaillées sur le détroit de Magellan, que Narborough a décrit avec beaucoup de soin, et dont il a donné une carte.

D’autres navigateurs anglais, dont nous avons les relations, parcoururent aussi le grand Océan vers la fin du dix-septième siècle ; mais c’étaient tous des boucaniers ou flibustiers, dont l’unique but était de piller les vaisseaux espagnols.

En 1680, Barthélémy Sharp, après avoir traversé l’isthme de Panama avec quatre cents hommes, fit des courses dans le grand Océan ; et, en 1681, gagna l’Océan atlantique sans passer par aucun des deux détroits connus. On supposa qu’il avait découvert un nouveau canal, et l’on ne manqua pas de bâtir des systèmes à ce sujet ; mais il est plus simple de penser qu’il fit route au large de la Terre du Feu et de la Terre des États. Sharp attérit ensuite à l’île de Nevis dans les Antilles, puis fit voile pour l’Angleterre. Il avait avec lui, pendant une partie de ce voyage le célèbre navigateur Dampier, qui pourtant le quitta au nord de la ligne, après qu’ils furent de retour de leurs courses jusqu’à l’île de Juan Fernandès.

Ce même Dampier fit aussi un voyage avec Wafer sur un bâtiment que conduisait Guillaume Cowley ; Jean Cook, fameux boucanier, avait pris celui-ci pour pilote sur son navire la Revanche, avec lequel il prétexta qu’il allait à Saint-Domingue prendre une lettre de marque pour entreprendre la course. On partit d’Achamapak en Virginie le 13 août 1683. Dès le lendemain Cook enjoignit à Cowley de faire route pour la côte d’Afrique, s’empara, aux îles du cap Vert, d’un vaisseau de quarante canons bien équipé, et navigua ensuite au sud-ouest. Étant par 47° sud, on aperçut une terre inconnue à laquelle on donna le nom d’île Pepys, en l’honneur du secrétaire du duc d’York, grand-amiral d’Angleterre. On suppose, avec raison, que sa latitude est fautive, et que Cowley a vu les îles Malouines. Cette île Pepys ne figure plus sur les cartes. Une tempête empêcha les Anglais de passer par le détroit de Le Maire ; ils passèrent au large de la Terre des États, et furent poussés par les vents jusqu’au delà de 63° sud. Cook mourut aux îles Gallapagos, et eut Édouard Davis pour successeur. On gagna ensuite le golfe d’Ampalla au Mexique, où Cowley quitta Davis pour aller sur le vaisseau du capitaine Eaton. Les deux bâtimens se séparèrent en septembre 1684. Dampier resta avec Davis. Eaton traversa le grand Océan, arriva au mois de mars 1685 à l’île de Guam, et alla ensuite croiser dans l’archipel des Philippines. Cowley, dégoûté du métier de pirate, quitta Eaton à Timor avec un certain nombre d’hommes de l’équipage, et s’embarqua sur un navire hollandais. Il fut de retour en Angleterre au mois d’octobre 1686.

Édouard Davis, dont il vient d’être question, fut quitté par Dampier et par Wafer comme il l’avait précédemment été par Cowley. Il fit, en 1685 et 1686, beaucoup de prises aux Espagnols dans le grand Océan. En 1687 il naviguait pour le quitter, lorsqu’à 27° 20′ sud, il eut connaissance d’une petite île de sable ; et, en s’approchant, découvrit à l’ouest une suite de terres hautes. La position de cette île a donné lieu à de grandes discussions parmi les navigateurs et les géographes. Elle a été cherchée inutilement dans la position qui lui était assignée. Cette terre n’est plus marquée sur les cartes, parce que l’on est persuadé que Davis a mal vu, ou qu’il a mal indiqué la position de ce qu’il a vu ou cru voir. Ce pirate, après avoir doublé le cap de Hoorn, apprit, en croisant dans la mer des Caraïbes, que Jacques ii avait accordé un pardon général aux flibustiers ; il en profita pour revenir en 1688 en Angleterre.

Les Français n’avaient pas encore fait de tentatives pour passer le détroit de Magellan ; leur coup d’essai en 1695 ne fut pas heureux. Une expédition fut armée à la Rochelle. Elle était commandée par Degennes, officier de la marine royale, et composée de six vaisseaux. Elle avait pour but de faire la guerre aux Espagnols dans le grand Océan. Degennes partit de la Rochelle le 3 juin 1695, alla d’abord à la côte d’Afrique s’emparer sur les Anglais du fort James dans la Gambie ; vint se ravitailler à Rio-Janeiro, et embouqua le détroit de Magellan le 11 février 1696. Le 24 il mouilla au port Famine. Il vit pour la première fois des Patagons qui ne lui parurent pas avoir six pieds de haut. On ne les troubla point ; ils vécurent en bonne intelligence avec les Français. Des coups de vents impétueux et redoublés forcèrent Degennes, qui avait déjà doublé le cap Froward, à le repasser, et à s’arrêter dans une baie située entre ce cap et la baie Famine. Elle reçut le nom de baie Française. Il se trouvait déjà à court de vivres ; en conséquence, après deux mois de séjour dans cette région ingrate, il rentra le 11 avril dans l’Océan atlantique ; le 21 avril 1697 il jeta l’ancre dans le port de la Rochelle.

Quoique l’expédition de Degennes n’eût pas rempli l’objet qu’on s’était proposé en France, il paraît néanmoins qu’elle inspira l’idée d’entreprendre des voyages dans le grand Océan. Quatre bâtimens partirent de la Rochelle le 17 décembre 1798, sous le commandement de Beauchêne-Gouin. Deux seulement doublèrent le cap des Vierges le 24 juin 1699. Le 3 juillet on était au port Famine ; quoique l’on fût au milieu de l’hiver de ces régions, le froid ne parut pas excessif. Beauchêne eut la curiosité de descendre à la Terre du Feu ; il y trouva des bandes de sauvages qui étaient fort doux ; ils se laissèrent approcher sans difficulté. On en mena trois à bord, où on les fit bien chauffer, car ils paraissaient très-frileux ; faute d’être habitués au pain, ils ne mangèrent pas de bon appétit. On les ramena le lendemain. Dans la traversée du canal, qui a bien cinq lieues de large en cet endroit, un des matelots de Beauchêne se laissa, par inadvertance, tomber dans la mer, où il fut noyé. Ses camarades en furent consternés, et encore plus les trois sauvages, qui se mirent à hurler sans qu’on pût les faire taire qu’ils n’eussent le pied sur le rivage. Beauchêne passa la nuit autour d’un grand feu, faisant bonne garde ; car il ne se fiait guère à ces gens-là. Trois autres de ces mêmes sauvages allèrent sur le second vaisseau.

En avançant dans le détroit, Beauchêne vit près de la baie Élisabeth une île qui n’était pas encore marquée sur les cartes. Il en prit possession au nom du roi de France, et la nomma île Louis-le-Grand. On peut croire que jamais la France n’a songé à se prévaloir de cette prise de possession. Les puissances de l’Europe auraient trop à faire, si chacune voulait revendiquer la portion des côtes du détroit de Magellan, dont elle a été gratifiée par des navigateurs zélés. Comme l’objet n’en vaut pas la peine, aucune n’a eu l’idée de faire valoir ses prétendus droits ; et, grâces à l’intempérie du climat et à la stérilité du pays, les habitans ont continué à être les maîtres chez eux. C’est le cas d’appliquer le proverbe : À quelque chose malheur est bon.

Après bien des contrariétés, Beauchêne entra dans le grand Océan le 21 janvier 1700. Il fit un assez bon commerce avec les habitans du Chili et du Pérou, quoique le vice-roi eût défendu d’avoir aucun rapport avec les Français. Il alla se pourvoir de tortues aux îles Gallapagos, et fut bien surpris d’y rencontrer de très-grosses baleines ; il ne s’attendait pas à en voir si près de la ligne. Le 8 juillet il reprit la route d’Europe. Il comptait passer par le détroit de Le Maire ; mais il fit route, sans s’en douter, à l’est de la Terre des États. Le 19 janvier il vit dans le grand Océan une île inconnue à laquelle il donna son nom ; c’était une petite île au sud des Malouines : elle est médiocrement haute et assez unie. Le lendemain il mouilla à la plus occidentale des îles Sebaldes, y trouva plusieurs étangs et ruisseaux d’eau douce, du céleri, et beaucoup d’oiseaux de mer. Le terrain parut assez bon ; mais il était absolument dénué de bois, dont on manquait le plus. En relâchant à Rio-Janeiro, Beauchêne y trouva un des petits navires de sa flotte qui n’avaient pu le suivre ; l’autre s’était perdu sur les côtes de Bretagne ; il revint à la Rochelle le 6 août 1701.

Le succès du voyage de Beauchêne fut si complet, que dans une seule année on vit dix-sept vaisseaux français, tant de guerre que marchands , arriver en même temps dans le grand Océan. Les côtes du Chili et du Pérou furent pendant plusieurs années fréquentées par les bâtimens français ; quelques-uns continuèrent leur course à travers le grand Océan, allèrent à la Chine, revinrent par le cap de Bonne-Espérance, et firent ainsi le tour du monde. De ce nombre fut le vaisseau commandé par Michel-Joseph du Bocage de Bléville, du Havre, qui partit en 1707, et ne revint qu’en 1716. Il découvrit, par nord et 280° de longitude, une île basse entourée d’écueils, dont le milieu était occupé par une lagune, et située près d’un rocher très-haut ; il la nomma île de la Passion.

Un autre Français, Antoine La Roche, au service d’Espagne, découvrit en 1675, entre 54° et 55° sud, et 39° de longitude à l’ouest de Paris, une île longue de trente-une lieues sur huit lieues de largeur moyenne. Un autre capitaine français, Duclos-Guyot, commandant le navire espagnol el Leon (le Lion), la retrouva le 19 juin 1756 ; et comme La Roche ne lui avait imposé aucun nom, Duclos la nomma île Saint-Pierre ; elle a été reconnue par Cook, qui l’appela Nouvelle-Géorgie.