Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XVI/Troisième partie/Livre VI/Chapitre I

LIVRE SIXIÈME.

BRÉSIL.


CHAPITRE PREMIER.

Établissemens au Brésil.

On comprend sous le nom de Brésil toutes les possessions portugaises dans l’Amérique méridionale. Les Espagnols et les Portugais se sont longtemps disputés sur les limites, qui ont souvent été une occasion de guerre entre eux. Quand nous décrirons cette contrée, nous indiquerons quelle est son étendue actuelle.

Il aurait été facile à Christophe Colomb, après avoir découvert dans son troisième voyage l’île de la Trinité et les bouches de l’Orénoque, de suivre une côte qui l’aurait conduit jusqu’à l’Amazone ; mais, rappelé par ses premiers établissemens, et par l’espérance qu’il avait encore de trouver une route vers la côte orientale des Indes, en suivant cette mer qui s’enfonce vers l’ouest, il abandonna des indications qu’il aurait pu suivre heureusement. Ce fut l’année suivante (comme nous l’avons vu dans la seconde partie de cet Abrégé), que le Brésil fut découvert par Alvare-Cabral, qui ne pensait point à le chercher. Le zèle ne fut pas d’abord fort ardent pour y établir des colonies : on se contenta d’en apporter du bois de teinture, dont le pays tira son nom de Brésil, car la partie découverte par Cabrai s’appela d’abord terre de Sainte-Croix ; on en tirait aussi des singes et des perroquets, marchandises qui ne coûtaient que la peine de les prendre, et qui se vendaient fort bien en Europe. Cependant la cour de Lisbonne fit transporter au Brésil quelques misérables, condamnés à d’autres châtimens pour leurs crimes, et des femmes de mauvaise vie dont on voulait purger le royaume.

On assigna même à quelques seigneurs des provinces entières, dans l’espérance qu’ils y rassembleraient des habitans. La terre coûtait d’autant moins à donner, que l’état n’y faisait aucune dépense. Enfin le Brésil fut engagé à ferme pour un revenu assez modique ; et le roi, content d’une nouvelle souveraineté, se réduisit presqu’au titre. Les Indes orientales attiraient alors toute l’attention des Portugais : non-seulement les vertus militaires y trouvalent de l’exercice, mais on y parvenait par la valeur à toutes les distinctions militaires et civiles ; au lieu qu’au Brésil il fallait se partager sans cesse entre la nécessité de se défendre et celle de défricher par un travail assidu des terres à la vérité très-fertiles, mais qui demandaient néanmoins de la culture pour fournir aux besoins des habitans. Dans cette première entreprise, ils eurent beaucoup à souffrir des Brasiliens sauvages, implacables dans leurs haines, qu’on n’offensait jamais impunément, et qui mangeaient leurs prisonniers. S’ils rencontraient un Portugais à l’écart, ils ne manquaient point de le massacrer, et d’en préparer un de ces horribles festins qui font frémir la nature.

Malgré tant de difficultés, le pays ne laissa pas de se peupler d’Européens ; et les fruits de leurs travaux en excitèrent d’autres à les suivre. La guerre qu’ils avaient sans cesse à soutenir contre des légions d’Indiens les obligea de se partager en capitaineries ; et dans l’espace de cinquante ans on vit naître le long de la côte diverses bourgades, dont les cinq principales étaient Tamaraca, Fernambouc, Ilhéos, Porto-Seguro et Saint-Vincent. Les avantages que ces colonies tirèrent de leur situation firent enfin ouvrir les yeux à la cour de Portugal : elle sentit le tort quelle s’était porté en faisant des concessions sans bornes ; et Jean iii entreprit d’y remédier.

Il commença par révoquer tous les pouvoirs accordés aux chefs des capitaineries ; et dans le cours de l’année 1549, il envoya Thomas de Sousa au Brésil avec le titre de gouverneur-général. Six vaisseaux bien équipés, et chargés d’un grand nombre d’officiers, composaient sa flotte. Il avait ordre non-seulement d’établir une nouvelle administration, dont il emportait le plan dressé, mais encore de bâtir une ville dans la baie de Tous-les-Saints. Le roi, pensant aussi à la conversion des Brasiliens, qu’il regardait comme ses sujets, s’était adressé au pape Paul iii, et à saint Ignace, fondateur des jésuites, pour leur demander des missionnaires. Il en obtint six, qui, à leur arrivée, bâtirent une ville qu’ils nommèrent San-Salvador.

Les Français, qui ont commencé partout des établissemens dont la plupart ont été depuis négligés ou perdus, portèrent aussi leur vue vers le Brésil dès l’an 1555. Villegagnon, chevalier de Malte, et vice-amiral, obtint de Henri ii la permission d’aller fonder une colonie dans le Nouveau-Monde. Secrètement attaché aux opinions nouvelles du protestantisme, il mena avec lui une foule de sectaires sous la protection du fameux amiral de Coligny, dont il donna le nom au premier fort qu’il bâtit dans une petite île, sur la côte du Brésil, où depuis l’on a bâti Rio de Janeiro ; mais Villegagnon, que les protestans ont ensuite traité d’apostat, gagné, dit-on, par le cardinal de Lorraine, revint au catholicisme ; et comme s’il eût voulu signaler son repentir par la persécution, il maltraita si fort les protestans, qu’il les força de partir, et fit perdre ainsi à la France une possession qui promettait de devenir florissante. Il les embarqua sur le vaisseau le Jacques, qui partit le 4 janvier 1558. Tout ce qu’il y avait de monde à bord montait à quarante-cinq hommes, matelots et passagers, sans y comprendre le capitaine, et Martin Baudouin, du Havre, maître du vaisseau.

Après avoir navigué sept ou huit jours, il arriva pendant la nuit que les matelots qui travaillaient à la pompe ne purent épuiser l’eau. Le contre-maître, surpris d’un accident dont personne ne s’était défié, descendit au fond du vaisseau, et le trouva non-seulement entr’ouvert en plusieurs endroits, mais si plein d’eau, qu’on le sentait presque enfoncer. Tout le monde ayant été réveillé, la consternation fut extrême. Il y avait tant d’apparence qu’on allait couler à fond, que la plupart, désespérant de leur salut, se préparèrent à la mort. Cependant quelques-uns prirent la résolution d’employer tous leurs efforts pour prolonger leur vie de quelques momens. Un travail infatigable fit soutenir le navire avec deux pompes jusqu’à midi, c’est-à-dire près de douze heures, pendant lesquelles l’eau continua d’entrer si furieusement, que l’on ne put diminuer sa hauteur, et, passant par le bois de Brésil dont le vaisseau était chargé, elle sortait par les canaux aussi rouge que du sang de bœuf. Les matelots et le charpentier qui étaient sous le tillac à chercher les trous et les fentes, ne laissèrent pas de boucher enfin les plus dangereux avec du lard, du plomb, des draps, et tout ce qu’on leur présentait. Le vent qui portait vers terre, l’avant fait voir le même jour, on prit la résolution d’y retourner. C’était aussi l’opinion du charpentier, qui s’était aperçu dans ses recherches que le navire était tout rongé de vers ; mais le maître, craignant d’être abandonné de ses matelots, s’ils touchaient une fois au rivage, aima mieux hasarder sa vie que ses marchandises, et déclara qu’il était résolu de continuer sa route. Cependant, il offrit aux passagers une barque pour retourner au Brésil ; à quoi Dupont, que les protestans reconnaissaient pour chef, répondit qu’il voulait tirer aussi vers la France, et qu’il conseillait à tous ses gens de le suivre. Là-dessus le contre-maître observa qu’outre les dangers de la navigation, il prévoyait qu’on serait long-temps sur mer, et que le navire n’était point assez fourni de vivres. Il n’y eut que six personnes à qui la double crainte du naufrage et de la famine fit prendre le parti de regagner la terre, dont on n’était qu’à neuf ou dix lieues, tant Villegagnon avait inspiré de terreur. Elle ne pouvait pas être mieux fondée, car ceux qui revinrent au Brésil furent pendus en arrivant ; au reste, le sort des autres, pendant la traversée fut si affreux, qu’on ne sait si l’on doit les féliciter d’être échappés à une mort pour en souffrir mille. Laissons parler ici Léry, auteur de cette épouvantable relation, sans rien ôter à la naïveté de son style.

« Le vaisseau normand remit donc à la voile, comme un vrai cercueil, dans lequel ceux qui se trouvaient renfermés s’attendaient moins à vivre jusqu’en France qu’à se voir bientôt ensevelis au fond des flots. Outre la difficulté qu’il eut d’abord à passer les basses, il essuya de continuelles tempêtes pendant tout le mois de janvier, et, ne cessant point de faire beaucoup d’eau, il serait péri cent fois le jour, si tout le monde n’eût travaillé sans relâche aux deux pompes. On s’éloigna ainsi du Brésil d’environ deux cents lieues, jusqu’à la vue d’une île habitable, aussi ronde qu’une tour, qui n’a pas plus d’une demi-lieue de circuit. En la laissant de fort près à gauche, nous la vîmes remplie non-seulement d’arbres, couverte d’une belle verdure, mais d’un prodigieux nombre d’oiseaux, dont plusieurs sortirent de leur retraite pour se venir percher sur les mâts de notre navire, où ils se laissaient prendre à la main ; il y en avait de noirs, de gris, de blanchâtres et d’autres couleurs, tous inconnus en Europe, qui paraissaient fort gros en volant, mais qui, étant pris et plumés, n’étaient guère plus charnus qu’un moineau. À deux lieues, sur la droite, nous aperçûmes des rochers fort pointus, mais peu élevés, qui nous firent craindre d’en trouver d’autres à fleur d’eau ; dernier malheur qui nous aurait sans doute exemptés pour jamais du travail des pompes. Nous en sortîmes heureusement. Dans tout notre passage, qui fut d’environ cinq mois, nous ne vîmes pas d’autres terres que ces petites îles, que notre pilote ne trouva pas même sur sa carte, et qui peut-être n’avaient jamais été découvertes.

» On se trouva, le 3 février, à de la ligne, c’est-à-dire que depuis près de sept semaines on n’avait pas fait la troisième partie de la route. Comme les vivres diminuaient beaucoup, on proposa de relâcher au cap de Saint-Roch, où quelques vieux matelots assuraient qu’on pourrait se procurer des rafraîchissemens ; mais la plupart se déclarèrent pour le parti de manger les perroquets et d’autres oiseaux qu’on apportait en grand nombre, et cet avis prévalut.

» Nos malheurs commencèrent par une querelle entre le contre-maître et le pilote, qui pour se chagriner mutuellement, affectaient de négliger leurs fonctions. Le 26 mars, tandis que le pilote faisant son quart, c’est-à-dire conduisant trois heures, tenait toutes les voiles hautes et déployées, un impétueux tourbillon frappa si rudement le vaisseau, qu’il le renversa sur le côté, jusqu’à faire plonger les hunes et le haut des mâts. Les câbles, les cages d’oiseaux, et tous les coffres qui n’étaient pas bien amarrés, furent renversés dans les flots, et peu s’en fallut que le dessus du bâtiment ne prit la place du dessous. Cependant la diligence qui fut apportée à couper les cordages servit à le redresser par degrés. Le danger quoique extrême, eut si peu d’effet pour la réconciliation des deux ennemis, qu’au moment qu’il fut passé, et malgré les efforts qu’on fit pour les apaiser, ils se jetèrent l’un sur l’autre, et se battirent avec une mortelle fureur.

» Ce n’était que le commencement de nos infortunes. Peu de jours après, dans une mer calme, le charpentier et d’autres artisans, cherchant le moyen de soulager ceux qui travaillaient aux pompes, remuèrent si malheureusement quelques pièces de bois au fond du vaisseau, qu’il s’en leva une assez grande, par où l’eau entra tout d’un coup avec tant d’impétuosité, que ces misérables ouvriers, forcés de remonter sur le tillac, manquèrent d’haleine pour expliquer le danger, et se mirent à crier d’une voix lamentable : Nous sommes perdus ! nous sommes perdus ! Sur quoi le capitaine, maître et pilote, ne doutant point de la grandeur du péril, ne pensaient qu’à mettre la barque dehors en toute diligence, faisant jeter en mer les panneaux qui couvraient le navire, avec grande quantité de bois de Brésil et autres marchandises ; et, délibérant de quitter le vaisseau, ils se voulaient sauver les premiers ; même le pilote, craignant que pour le grand nombre de personnes qui demandaient place dans la barque elle ne fût trop chargée, y entra avec un grand coutelas au poing, et dit qu’il couperait les bras au premier qui ferait semblant d’y entrer : tellement que, nous voyant délaissés à la merci de la mer, et nous ressouvenant du premier naufrage dont Dieu nous avait délivrés, autant résolus à la mort qu’à la vie, nous allâmes nous employer de toutes nos forces à tirer l’eau par les pompes pour empêcher le navire d’aller à fond. Nous fîmes tant, qu’elle ne nous surmonta point. Mais le plus heureux effet de notre résolution, fut de nous faire entendre la voix du charpentier, qui, étant un jeune homme de cœur, n’avait pas abandonné le fond du navire comme les autres. Au contraire, ayant mis son caban à la matelote sur la grande ouverture qui s’y était faite, et se tenant à deux pieds dessus pour résister à l’eau, laquelle, comme il nous dit après, de sa violence le souleva plusieurs fois, il criait en tel état de toute sa force qu’on lui portât des habillemens, des lits de coton, et autres choses, pour empêcher l’eau d’entrer pendant qu’il racoutrerait la pièce. Ne demandez pas s’il fut servi aussitôt ; et par ce moyen nous fûmes préservés.

» On continua de gouverner tantôt à l’est, tantôt à l’ouest, qui n’était pas notre chemin ; car notre pilote, qui n’entendait pas bien son métier, ne sut plus observer sa route, et nous allâmes ainsi dans l’incertitude jusqu’au tropique du cancer, où nous fûmes pendant quinze jours dans une mer herbue. Les herbes qui flottaient sur l’eau étaient si épaisses et si serrées, qu’il fallut les couper avec des coignées pour ouvrir le passage au vaisseau. Là, un autre accident faillit de nous perdre. Notre canonnier, faisant sécher de la poudre dans un pot de fer, le laissa si long-temps sur le feu qu’il rougit, et la flamme ayant pris à la poudre, donna si rapidement d’un bout à l’autre du navire, qu’elle mit le feu aux voiles et aux cordages. Il s’en fallut peu qu’elle ne s’attachât même au bois, qui, étant goudronné, n’aurait pas manqué de s’allumer promptement, et de nous brûler vifs au milieu des eaux. Nous eûmes quatre hommes maltraités par le feu, dont l’un mourut peu de jours après ; et j’aurais eu le même sort, si je ne m’étais couvert le visage de mon bonnet, et j’en fus quitte pour avoir le bout des oreilles et les cheveux grillés.

» Nous étions au 15 avril : il nous restait environ cinq cents lieues jusqu’à la côte de France. Nos vivres étaient si diminués, malgré le retranchement qu’on avait déjà fait sur les rations, qu’on prit le parti de nous en retrancher encore la moitié ; et cette rigueur n’empêcha point que, vers la fin du mois, toutes les provisions ne fussent épuisées. Notre malheur vint de l’ignorance du pilote qui se croyait proche du cap de Finistère en Espagne, tandis que nous étions encore à la hauteur des îles Açores, qui en sont à plus de trois cents lieues. Une si cruelle erreur nous réduisit tout d’un coup à la dernière ressource, qui était de balayer la soute, c’est-à-dire la chambre blanchie et plâtrée où l’on tient le biscuit. On y trouva plus de vers et de crottes de rats que de miettes de pain. Cependant on en fit le partage avec des cuillères, pour en faire une bouillie aussi noire et plus amère que suie. Ceux qui avaient encore des perroquets (car dès long-temps plusieurs avaient mangé les leurs), les firent servir de nourriture dès le commencement du mois de mai, que tous vivres ordinaires manquèrent entre nous. Deux mariniers, morts de mal-rage de faim, furent jetés hors le bord ; et, pour montrer le très-pitoyable état où nous étions alors réduits, un de nos matelots, nommé Nargue, étant debout, appuyé contre le grand mât, et les chausses abaissées sans qu’il put les relever, je le tançai de ce qu’ayant un peu de bon vent il n’aidait point avec les autres à hausser les voiles ; le pauvre homme, d’une voix basse et pitoyable, me dit : « Hélas ! je ne saurais ; » et à l’instant, il tomba raide mort.

» L’horreur d’une telle situation fut augmentée par une mer si violente, que, faute d’art ou de force pour ménager les voiles, on se vit dans la nécessité de les plier, et de lier même le gouvernail. Ainsi le vaisseau fut abandonné au gré des vents et des ondes. Ajoutez que le gros temps ôtait l’unique espérance dont on pût se flatter, qui était celle de prendre un peu de poisson : aussi tout le monde était-il d’une faiblesse et d’une maigreur extrêmes. Cependant la nécessité faisant penser et repenser à chacun de quoi il pourrait apaiser sa faim, quelques-uns s’avisèrent de couper des pièces de certaines rondelles, faites de la peau d’un animal nommé tapiroussous, et les firent bouillir à l’eau pour les manger ; mais cette recette ne fut pas trouvée bonne : d’autres mirent ces rondelles sur les charbons ; et lorsqu’elles furent un peu rôties, cela succéda si bien, que, les mangeant de cette façon, il nous était avis que ce fussent carbonnades de couenne de pourceau. Cet essai fait, ce fut à qui avait des rondelles de les tenir de court ; et comme elles étaient aussi dures que le cuir de bœuf sec, il fallut des serpes et autres ferremens pour les découper : ceux qui en avaient, portant les morceaux dans leurs manches, en petits sacs de toile, n’en faisaient pas moins de compte que font les gros usuriers de leurs bourses pleines d’écus. Il y en eut qui en vinrent jusque-là de manger leurs collets de maroquin et leurs souliers de cuir. Les pages et garçons du navire, pressés de mal-rage de faim, mangèrent toutes les cornes des lanternes, dont il y a toujours grand nombre aux vaisseaux, et autant de chandelles de suif qu’ils en purent attraper. Mais notre faiblesse et notre faim n’empêchaient pas que, sous peine de couler à fond, il ne fallût être nuit et jour à la pompe avec grand travail. »

On regretterait sans doute que la suite de ce récit fût dans un autre style que celui de l’auteur. Combien de détails touchans ne faudrait-il pas sacrifier à l’élégance ! « Environ le 12 mai, reprend Léry, notre canonnier, auquel j’avais vu manger les tripes d’un perroquet toutes crues, mourut de faim. Nous en fûmes peu touchés ; car, loin de penser à nous défendre si l’on nous eût attaqués, nous eussions plutôt souhaité d’être pris de quelque pirate qui nous eût donné à manger : mais nous ne vîmes dans notre retour qu’un seul vaisseau, dont il nous fut impossible d’approcher.

» Après avoir dévoré tous les cuirs de notre vaisseau, jusqu’aux couvercles des coffres nous pensions toucher au dernier moment de notre vie ; mais la nécessité fit venir, à quelqu’un l’idée de chasser les rats et les souris, et l’espérance de les prendre d’autant plus facilement que, n’ayant plus les miettes et d’autres choses à ronger, ils couraient en grand nombre, mourant de faim dans le vaisseau. On les poursuivit avec tant de soin et tant de sortes de piéges, qu’il en demeura fort peu. La nuit même on les cherchait à yeux ouverts comme les chats : un rat était plus estimé qu’un bœuf sur terre ; le prix en monta jusqu’à quatre écus, on les faisait cuire dans l’eau avec tous leurs intestins, qu’on mangeait comme le corps : les pates n’étaient pas exceptées, ni les autres os, qu’on trouvait le moyen d’amollir. L’eau manqua aussi : il ne restait pour tout breuvage qu’un petit tonneau de cidre, que le capitaine et les maîtres ménageaient avec grand soin. S’il tombait de la pluie, on étendait des draps, avec un boulet au milieu, pour la faire distiller. On retenait jusqu’à celle qui s’écoulait par les égouts du vaisseau, quoique plus trouble que celle des rues. On lit, dans Jean de Léon, que les marchands qui traversent les déserts d’Afrique, se voyant en même extrémité de soif, n’ont qu’un seul remède ; c’est que, tuant un de leurs chameaux, et tirant l’eau qui se trouve dans ses intestins, ils la partagent entre eux et la boivent. Ce qu’il dit ensuite d’un riche négociant qui, traversant un de ces déserts, et pressé d’une soif extrême, acheta une tasse d’eau d’un voiturier qui était avec lui la somme de dix mille ducats, montre la force de ce besoin ; cependant le négociant et celui qui lui avait vendu son eau si cher moururent également de soif, et l’on voit encore leur sépulture dans un désert, où le récit de leur aventure est gravé sur une grosse pierre. Pour nous, l’extrémité fut telle, qu’il ne nous resta plus que du bois de Brésil, plus sec que tout autre bois, que plusieurs néanmoins, dans leur désespoir, grugeaient entre leurs dents. Corguilleray Dupont, notre conducteur, en tenant un jour une pièce dans la bouche, me dit avec un grand soupir : « Hélas ! Léry, mon ami, il m’est dû en France une somme de quatre mille francs, dont plût à Dieu qu’ayant fait bonne quittance je tinsse maintenant un pain d’un sou et un seul verre de vin ! » Quant à maître Richer, notre ministre, mort depuis peu à la Rochelle, le bon homme, étant étendu de faiblesse, pendant nos misères, dans sa petite cabine, ne pouvait même lever la tête pour prier Dieu, qu’il invoquait néanmoins, couché à plat comme il était. Je dirai ici, en passant, avoir non-seulement observé dans les autres, mais senti moi-même pendant les deux cruelles famines où j’ai passé, que, lorsque les corps sont atténués, la nature défaillante, et les sens aliénés par la dissipation des esprits, cette situation rend les hommes farouches jusqu’à les jeter dans une colère qu’on peut bien nommer une espèce de rage ; et ce n’est pas sans cause que Dieu, menaçant son peuple de la famine, disait expressément que celui qui avait auparavant les choses cruelles en horreur deviendrait alors si dénaturé, qu’en regardant son prochain et même sa propre femme et ses enfans, il désirerait d’en manger ; car, outre l’exemple du père et de la mère qui mangèrent leur propre enfant au siége de Sancerre, et celui de quelques soldats qui, ayant commencé par manger les corps des ennemis tués par leurs armes, confessèrent ensuite que, si la famine eût continué, ils étaient résolus de se jeter sur les vivans, nous étions d’une humeur si noire et si chagrine sur notre vaisseau, qu’à peine pouvions-nous parler l’un à l’autre sans nous fâcher, et même (Dieu veuille nous le pardonner !) sans nous jeter des œillades et des regards de travers accompagnés de quelque mauvaise volonté de nous manger mutuellement.

» Le 15 et le 16 mai, il nous mourut encore deux matelots, sans autre maladie que l’épuisement causé par la faim. Nous en regrettâmes beaucoup un, nommé Roleville, qui nous encourageait par son naturel joyeux, et qui, dans nos plus grands dangers de mer comme dans nos plus grandes souffrances, disait toujours : « Mes amis, ce n’est rien. » Moi, qui avais eu part à cette famine inexprimable pendant laquelle tout ce qui pouvait être mangé l’avait été, je ne laissais pas d’avoir toujours secrètement gardé un perroquet que j’avais, aussi gros qu’une oie, prononçant aussi nettement qu’un homme ce que l’interprète, dont je le tenais, lui avait appris de la langue française et de celle des sauvages, et du plus charmant plumage. Le grand désir que j’avais d’en faire présent à M. l’amiral me l’avait fait tenir caché cinq ou six jours, sans avoir aucune nourriture à lui donner ; mais il fut sacrifié comme les autres à la nécessité, sans compter la crainte qu’il ne fut dérobé pendant la nuit. Je n’en jetai que les plumes : tout le reste, c’est-à-dire, non-seulement le corps, mais aussi tripes, pieds, ongles et bec crochu, soutint pendant quatre jours quelques amis et moi.

» Enfin Dieu, nous tendant la main du port, fit la grâce à tant de misérables, étendus presque sans mouvement sur le tillac, d’arriver, le 24 mai 1558, à la vue des terres de Bretagne. Nous avions été trompés tant de fois par le pilote, qu’à peine osâmes-nous prendre confiance aux premiers cris qui nous annoncèrent notre bonheur. Cependant nous sûmes bientôt que nous avions notre patrie devant les yeux. Après que nous en eûmes rendu grâces au ciel, le maître du navire nous avoua publiquement que, si notre situation eût duré seulement un jour de plus, il avait pris la résolution, non pas de nous faire tirer au sort (comme il est arrivé quatre ou cinq ans après dans un navire qui revenait de la Floride), mais, sans avertir personne, de tuer un d’entre nous, pour le faire servir de nourriture aux autres ; ce qui me causa d’autant moins de frayeur, que, malgré la maigreur extrême de mes compagnons, ce n’aurait pas été moi qu’il eût choisi pour première victime, s’il n’eût voulu manger seulement de la peau et des os.

» Nous nous trouvions peu éloignés de la Rochelle, où nos matelots avaient toujours souhaité de pouvoir décharger et vendre leur bois de Brésil. Le maître ayant fait mouiller à deux ou trois lieues de terre, prit la chaloupe avec Dupont et quelques autres pour aller acheter des vivres à Hodierne, dont nous étions assez proches. Deux de nos compagnons, qui partirent avec lui, ne se virent pas plus tôt au rivage, que, l’esprit troublé par le souvenir de leurs peines, et par la crainte d’y retomber, ils prirent la fuite, sans attendre leur bagage, en protestant que jamais ils ne retourneraient au vaisseau.

» Entre plusieurs vaisseaux de guerre qui se trouvaient dans ce port il y en avait un de Saint-Malo, qui avait pris et emmené un navire espagnol revenant du Pérou, et chargé de bonnes marchandises, qu’on estimait plus de soixante mille ducats. Le bruit s’en étant divulgué dans toute la France, il était arrivé à Blavet quantité de marchands parisiens, lyonnais, et d’autres lieux, pour en acheter. Ce fut un bonheur pour nous ; car plusieurs d’entre eux se trouvant près de notre vaisseau lorsque nous en voulûmes descendre, non-seulement ils nous emmenèrent par-dessous les bras, comme gens qui ne pouvaient encore se soutenir, mais, apprenant ce que nous avions souffert de la famine, ils nous exhortèrent à nous garder de trop manger, et nous firent d’abord user peu à peu de bouillons de vieilles poulailles bien consommés, de lait de chèvre, et autres choses propres à nous élargir les boyaux, que nous avions tous fort rétrécis. Ceux qui suivirent ce conseil s’en trouvèrent bien. Quant aux matelots qui voulurent se rassasier dès le premier jour, je crois que de vingt échappés à la famine, plus de la moitié crevèrent et moururent subitement. De nous autres quinze, qui nous étions embarqués comme simples passagers, il n’en mourut pas un seul, ni sur terre, ni sur mer. À la vérité, n’ayant sauvé que la peau et les os, non-seulement on nous aurait pris pour des cadavres déterrés, mais aussitôt que nous eûmes commencé à respirer l’air de terre, nous sentîmes un tel dégoût pour toutes sortes de viandes, que moi particulièrement, lorsque je fus au logis, et que j’eus approché le nez du vin qu’on me présenta, je tombai à la renverse dans un état qui me fit croire prêt à rendre l’esprit. Cependant, ayant été couché sur un lit, je dormis si bien cette première fois, que je ne me réveillai point avant le jour suivant.

» Après avoir pris quatre jours de repos à Blavet, nous nous rendîmes à Hennebon, petite ville qui n’en est qu’à deux lieues, où les médecins nous conseillèrent de nous faire traiter. Mais un bon régime n’empêcha point que la plupart ne devinssent enflés depuis la plante des pieds jusqu’au sommet de la tète. Trois ou quatre seulement, entre lesquels je me compte, ne le furent que de la ceinture en bas. Nous eûmes tous un cours de ventre si opiniâtre, qu’il nous aurait ôtè l’espérance de pouvoir jamais rien retenir, sans le secours d’un remède dont je crois devoir la recette au public. C’est du lierre terrestre et du riz bien cuit, qu’il faut étouffer ensuite dans le même pot avec quantité de vieux drap à l’entour ; on y jette ensuite des jaunes d’œufs, et le tout doit être mêlé ensemble dans un plat sur un réchaud. Ce mets, qu’on nous fit manger avec des cuillères comme de la bouillie, nous délivra tout d’un coup d’un mal qui n’aurait pu durer quelques jours de plus sans nous faire périr tous. »

Le Portugal continuait de jouir du Brésil depuis le règne d’Emmanuel, qui avait commencé à donner de la solidité aux premiers établissemens ; mais cette couronne étant passée, en 1581, sur la tête de Philippe ii, roi d’Espagne, les guerres que ce prince eut à soutenir contre la France et l’Angleterre, et surtout contre les mécontens des Pays-Bas, qui formèrent sous son règne la république des Provinces-Unies, lui laissèrent peu de loisir pour s’occuper de ses acquisitions étrangères. D’un autre côté, ces nouveaux républicains, qu’il n’avait pu retenir dans sa dépendance, étaient encore trop faibles ou trop pressés de leurs affaires domestiques pour entreprendre d’affaiblir l’ennemi de leur liberté par des conquêtes ; mais ils firent de si grands progrès pendant les règnes de Philippe iii et de Philippe iv, qu’après avoir établi fort heureusement leur compagnie des Indes orientales, ils se virent en état d’en former une des Indes occidentales, qui n’a pas cessés jusques aujourd’hui d’être une des principales branches de leur commerce.

Cette institution devint fatale aux Portugais dès son origine. Jacob Wilkens et l’Hermite, deux commandans des flottes hollandaises, commencèrent par courir les côtes de Portugal, et firent des prises qui augmentèrent leurs forces. Après cet essai, les Hollandais envoyèrent Wilkens au Brésil. Ils n’ignoraient point que ce pays, qui n’a guère moins de douze cents lieues de côtes, était naturellement riche et fertile. On a vu qu’il y avait peu de grandes maisons en Portugal qui n’y possédassent des terres. Les Brasiliens les plus voisins avaient été soumis par degrés. On y prenait peu de part aux guerres qui troublaient l’Europe ; et si l’on excepte l’entreprise des Français, dont le souvenir commençait à s’éloigner, on y jouissait depuis long-temps d’une paix profonde. Aussi les gouverneurs ne s’y appliquaient-ils qu’au commerce, et les soldats étaient devenus marchands. Cependant quelques particuliers hollandais qui s’y étaient présentés pour la traite avaient été fort bien reçus des Indiens, parce que, donnant les marchandises à bon marché, il y avait plus de profit à tirer d’eux que des Portugais. Ce commerce clandestin avait disposé tous les naturels du pays en leur faveur.

Telles étaient les conjonctures lorsque Wilkens parut dans la haie de Tous-les-Saints. Les Portugais songèrent moins à se défendre qu’à sauver la meilleure partie de leurs richesses. L’amiral hollandais se rendit maître de San-Salvador, capitale de cette grande région. Les Hollandais firent un butin inestimable dans la ville, et s’emparèrent en peu de jours de la plus grande capitainerie du Brésil ; mais les Portugais firent les plus grands efforts pour ressaisir leurs possessions. Elles furent long-temps disputées ; enfin la nécessité de se réunir contre les Espagnols, leurs ennemis communs, engagea les deux nations à s’accorder, et le Brésil fut assuré aux Portugais en 1661, pour huit millions de florins.