Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XV/Troisième partie/Livre IV/Chapitre II

CHAPITRE II.

Description de la Nouvelle-Grenade.

Impatiens de suivre la marche des conquérans du Nouveau-Monde, nous ne nous sommes arrêtés sur les détails descriptifs qu’après la révolution du Mexique, laissant derrière nous les provinces du continent, dont nous avons vu la première découverte et les premiers établissemens. Revenons maintenant sur ce qui mérite d’être remarqué dans ces premières parties du continent où ils abordèrent ; et nos regards se porteront d’abord vers la Nouvelle-Grenade, qui s’étend depuis Ponta-Gorda sur les confins méridionaux du royaume de Guatimala, par le 10° de latitude nord jusqu’au 3° 25′ de latitude sud, à Rio-Tumbez, où elle touche au Pérou. Elle se prolonge sur la mer des Caraïbes, de l’embouchure du Rio Dorado, par 10° de latitude nord et 84° 50′ de longitude, aux montagnes de Sainte-Marthe, un peu à l’ouest du lac Maracaïbo, par 74° 50′ de longitude occidentale. Ce pays a environ trois cent soixante lieues de long sur une largeur moyenne de soixante-dix lieues. Ses bornes sont, au nord, le golfe de Darien et la mer des Caraïbes, à l’est les provinces de Caracas et la Guyane espagnole ou Nouvelle-Andalousie, ainsi que la Guyane portugaise, au sud le Pérou, à l’ouest le grand Océan, au nord-ouest le royaume de Guatimala.

Cette vice-royauté fit d’abord partie du Pérou. En 1547, une audience fut établie à Panama, et une autre à Santa-Fé de Bogota, et les territoires qui en ressortissaient formèrent une capitainerie générale. Quito eut une audience en 1568, mais en continuant d’appartenir au Pérou. La vice-royauté de la Nouvelle-Grenade fut érigée en 1718. On y annexa Quito et Vénézuéla, et on supprima les audiences de Panama et de Quito ; elles furent rétablies quatre ans après, et la vice-royauté fut supprimée. Mais, en 1740, tout fut remis sur le même pied qu’en 1718, à l’exception de Vénézuéla qui forma une province de la capitainerie générale de Caracas.

On a vu, dans l’histoire des découvertes de l’Amérique, que les côtes septentrionales et orientales de la Nouvelle-Grenade furent reconnues de bonne heure, comme faisant partie d’un vaste continent, ce qui valut à ce pays le nom de Tierra-Firme (Terre-Ferme). On le lui a conservé long-temps. Il comprenait d’abord les trois provinces de l’audience de Panama ; on retendit ensuite à toute l’audience de Santa-Fé et à Vénézuéla. Mais c’est une expression impropre en géographie ; elle doit donc en être bannie, et ne peut plus figurer que dans l’histoire des découvertes. Le pays voisin de l’isthme au sud reçut aussi, dans le temps, le nom de Castille d’Or.

L’histoire des découvertes et celle de la conquête du Pérou ont appris comment les Espagnols s’emparèrent des côtes baignées par la mer des Caraïbes, et comment dans l’intérieur ils se rendirent maîtres de Quito. Il convient d’ajouter que le pays voisin de Santa-Fé était habité par un peuple qui avait fait, dans la civilisation, d’aussi grands progrès que les Mexicains et les Péruviens. Le pays portait le nomi de Condinamarca. Belalcazar, qui avait conquis le royaume de Quito, en 1335, joignit ses troupes à celles de Quésada, autre capitaine espagnol, pour marcher contre Condinamarca. Les habitans se défendirent avec le courage et la résolution d’hommes qui savaient apprécier le bienfait de l’indépendance. Les armes à feu et la discipline des Espagnols triomphèrent de la valeur des Américains. Leur capitale fut emportée en 1536. Quésada fonda sur son emplacement la ville de Santa-Fé de Bogota. Ce guerrier écrivit l’histoire de sa conquête, et donna des détails sur le peuple intéressant qu’il avait subjugué. Son ouvrage, resté manuscrit, a fourni à Luc Fernand Piedrahitta, évêque de Panama, d’excellens matériaux pour composer son Histoire générale de la Nouvelle-Grenade.

Ce pays comprend quarante-une provinces ; trois relèvent de l’audience de Panama, quatorze de celle de Santa-Fé, vingt-quatre de celle de Quito.

Veragua, Panama et Darien sont les trois provinces de l’audience de Panama, et renferment l’isthme du même nom qui joint l’Amérique septentrionale à la méridionale, entre les embouchures des rivières de Chagre et de Pito ; il n’a guère que quatorze lieues de largeur ; il est traversé dans sa longueur par la prolongation de la Cordilière des Andes.

La plus grande partie du sol de cette contrée est un terreau noir très-fertile, arrosé par des rivières qui tombent dans le golfe, et qui rendent le rivage si marécageux, qu’il est impossible d’y voyager. À l’ouest de la rivière de Chéapo, le terrain devient plus montagneux et plus sec. On y trouve d’agréables vallées jusqu’au-delà de la rivière, où l’on ne rencontre plus que des bois. Là commence le pays des savanes, qui est sec, mais couvert d’herbes, plein de collines entremêlées de bois, et fertiles jusqu’à leurs sommets, qui sont couverts de beaux arbres fruitiers. Les montagnes d’où tombe la rivière d’Or sont plus stériles, et ne produisent que des arbrisseaux. En général, les lieux secs de l’isthme n’ont pas les mêmes arbres que les lieux humides : les premiers sont grands, extrêmement gros et presque sans branches inférieures ; au lieu que les autres sont moins des arbres que des arbrisseaux, tels que des mangles, des ronces et d’énormes roseaux.

Les saisons, dans l’isthme comme dans les autres parties de la zone torride, à la même latitude, approchent plus de l’humidité que de la sécheresse. Le temps des pluies y commence en avril ou en mai ; elles continuent en juin et juillet, et leur grande violence est au mois d’août. La chaleur est extrême partout où le soleil perce les nues, et l’air d’autant plus étouffant, qu’il n’y a point de vents pour le rafraîchir. Les pluies commencent à diminuer dans le cours de septembre ; mais souvent elles durent jusqu’au mois de janvier. Ainsi l’on peut dire qu’il pleut dans l’isthme pendant les trois quarts de l’année. L’air y a quelquefois une odeur sulfureuse, qui se répand dans les bois. Après les orages, on entend toujours un bruit effroyable, formé du coassement des grenouilles et des crapauds, du bourdonnement des mousquites, du sifflement des serpens, et des cris d’une infinité d’autres insectes. La pluie même est quelquefois si forte, qu’une plaine qu’elle inonde est transformée tout d’un coup en lac. Il n’est pas rare de voir des orages qui déracinent les arbres, et qui les entraînent jusque dans les rivières.

La ville de Saint-Philippe de Porto-Bello est située à 9° 33′ de latitude nord, et à 31° 55′ de longitude à l’ouest de Paris. Elle doit son origine à la bonté de son port, dont on voit qu’elle tire son nom. Nombre de Dios, après avoir essuyé diverses fortunes depuis l’année 1510, où l’on a rapporté sa fondation, fut abandonné en 1584, par l’ordre de Philippe ii, et ses habitans furent employés à former Porto-Bello dans une situation plus avantageuse pour le commerce d’Espagne. Cette ville était autrefois très-florissante par le commerce des métaux précieux et des marchandises du Pérou, qui passaient exclusivement par l’isthme de Panama pour être envoyés en Europe. Le commerce ne se faisant plus comme autrefois par les galions, Porto-Bello a beaucoup déchu. Il est cependant intéressant de connaître son état au temps de sa splendeur.

La ville, dit un voyageur de la fin du dix-septième siècle, est située en forme de croissant, sur le penchant d’une montagne qui entoure le port ; les maisons y sont de bois, à l’exception de quelques-unes dont le premier étage est de pierre. On n’en compte guère plus de cent trente, mais grandes et commodes : elles forment ensemble une rue principale qui suit la figure du port, avec quelques ruelles qui la traversent du penchant de la montagne au rivage. Un quartier se nomme la Petite-Guinée, parce qu’il renferme tous les Nègres libres. Il est fort peuplé à l’arrivée des galions ; la plupart des habitans de la ville, trouvant du profit à louer leurs maisons aux Européens de la flotte, se retirent dans cette espèce de faubourg, où ils ne font pas difficulté de se réduire aux cabanes des Nègres. Du côté de la mer, dans un terrain spacieux entre la ville et le château de la Gloria, on dresse des baraques pour les matelots, qui se font de leur côté des boutiques où ils étalent toutes sortes de denrées et de fruits d’Espagne ; mais la foire n’est pas plus tôt finie, que tout disparaît avec les vaisseaux, et la ville redevient déserte.

Le seul nom du port en fait connaître les avantages. L’entrée en est large, mais assez bien défendue par un château nommé Saint-Philippe de Todo-Fiéro, et situé à la pointe du nord. On compte environ six cents toises d’une pointe à l’autre, c’est-à-dire, un peu moins qu’un quart de lieue : le côté du sud n’a pas besoin d’autre défense que les pointes et les rochers qui sont à fleur d’eau. Sur la côte que le port forme au sud et vis-à-vis de la rade, est le fort de San-Iago de la Gloria. C’est à la distance d’environ cent toises à l’est de ce fort, que la ville commence : une pointe de terre qui s’avance dans le port contenait autrefois un petit fort nommé St-Jérome, à six toises des maisons : tous ces ouvrages furent démolis, en 1740, par l’amiral Vernon, qui les trouva également dépourvus de défenseurs et d’artillerie. Le mouillage des gros vaisseaux est au nord-ouest du fort de la Gloria, c’est-à-dire presqu’au milieu du port.

Entre les montagnes qui entourent Porto-Bello, on en distingue une fort haute qui sert comme de baromètre à la ville ; elle donne d’un côté sur le chemin qui conduit à Panama, et de l’autre sur le port. On la voit presque toujours couverte de nuages sombres et épais, qu’on appelle Capello ou Bonnet de la Montagne, d’où lui est venu apparemment par corruption le nom de Capiro. Si ces nuages se condensent et s’épaississent, ils baissent de leur hauteur ordinaire, et c’est un signe d’orage ; au contraire, s’ils s’élèvent et s’éclaircissent, ils annoncent le beau temps. Ces changemens se succèdent avec tant de promptitude, qu’on découvre rarement le sommet de la montagne, dont l’état ordinaire est une profonde obscurité.

L’air de Porto-Bello est d’une malignité qui ne se fait pas moins sentir aux anciens habitans de la ville qu’aux étrangers ; il produit des maladies mortelles ou capables d’affaiblir les meilleurs tempéramens. On était persuadé autrefois qu’il était fort dangereux pour l’accouchement des femmes, et cette opinion les faisait partir deux ou trois mois avant le terme, pour aller faire leurs couches à Panama. Une femme de distinction ayant heureusement bravé le danger par affection pour son mari, à qui ses affaires ne permettaient point de quitter Porto-Bello pour la suivre, la prévention s’est dissipée. Les habitans ont les idées les plus désavantageuses de leur climat ; ils assurent que les animaux des autres pays cessent de multiplier lorsqu’ils sont transportés dans leur ville ; que les poules, par exemple, qui viennent de Panama et de Carthagène, sont stériles après leur arrivée, et que les bœufs amenés de Panama deviennent si maigres qu’on n’en peut presque plus manger la chair, sans que les pâturages dont les montagnes et les vallons abondent aux environs de la ville puissent arrêter ce dépérissement : la même raison empêche qu’on y entretienne des haras de chevaux et d’ânes.

Les chaleurs sont excessives à Porto-Bello ; on en rejette particulièrement la cause sur les hautes montagnes qui l’entourent et qui ferment le passage au vent. Les arbres épais dont elles sont couvertes ne permettant point aux rayons du soleil de sécher la terre, il en sort continuellement d’épaisses vapeurs qui redescendent en pluies abondantes, après lesquelles le soleil recommence à se montrer ; mais aussitôt qu’il a séché le feuillage des arbres et la superficie du terrain, il se trouve enveloppé de nouvelles vapeurs qui l’obscurcissent. Il survient alors des pluies subites, et le temps s’éclaircit encore avec la même promptitude, sans que tous ces changemens en fassent jamais éprouver dans la chaleur. Les pluies sont des ondées violentes qui paraissent capables de tout submerger : elles sont accompagnées de tonnerre et d’éclairs, avec un fracas si terrible, que les plus braves en sont effrayés. Le port étant au milieu des montagnes, rien ne peut donner une idée du retentissement qui s’y produit, et qui est encore augmenté par les cris des singes et des animaux de toute espèce, surtout le soir et le matin, lorsque les vaisseaux tirent le coup de la retraite ou du réveil.

L’intempérie du climat fait nommer Porto-Bello le tombeau des Espagnols ; le nombre de ses habitans est proportionné à la petitesse de la ville, et la plupart sont nègres ou mulâtres. On n’y compte pas plus de trente familles de blancs ; les plus riches n’y passent que le temps de la foire, et se retirent ensuite à Panama : il n’y reste que le gouverneur, les commandans des forts, les alcades et la garnison, qui est ordinairement de cent vingt-cinq hommes envoyés de Panama.

Les vivres sont rares, et par conséquent très-chers dans le pays, surtout pendant le séjour des galions. On tire alors de Carthagène du maïs, du riz, de la cassave, des porcs, de la volaille, et toute sorte de racines. Les bestiaux viennent de Panama ; mais la côte fournit d’excellent poisson, comme la campagne donne toutes sortes de fruits, et beaucoup de cannes à sucre, dont on fait du miel et de l’eau-de-vie. L’eau ne manque pas dans le canton ; elle descend du haut des montagnes en torrens qui arrosent les dehors de la ville ou qui la traversent. On vante la qualité des eaux pour aider à la digestion ; mais cette vertu, qui les ferait estimer dans un autre climat, les rend ici fort nuisibles, parce que tant d’activité ne convient point à des estomacs aussi faibles que ceux des habitans ; elles leur causent des dysenteries, dont il est rare qu’ils se délivrent, et c’est le terme ordinaire de toutes leurs autres maladies. Ces eaux, qui descendent en cascades, forment de petits réservoirs dans les cavités des rochers, et leur fraîcheur est augmentée par le feuillage des arbres, qui ne perdent jamais leur verdure. L’usage des habitans de l’un et de l’autre sexe, et de tous les âges, est de s’y aller baigner chaque jour à onze heures du matin, pour se rafraîchir de l’excessive chaleur qui brûle le sang.

Les montagnes, couvertes de bois et peuplées d’animaux féroces, touchent de si près aux maisons de la ville, qu’il n’y a point de sûreté le soir dans les rues, pour les poules et les chiens, ni même pour les enfans. Un jaguar qui prend une fois goût à cette chasse, semble dédaigner celle des montagnes. On leur tend des pièges à l’entrée des murs. Les nègres et les mulâtres, qu’on emploie souvent à couper du bois, ont autant d’adresse que de courage à s’en défendre dans les forêts, et les attaquent même avec une intrépidité surprenante. Ils ont pour ce dangereux combat un épieu de sept à huit pieds de long, et d’un bois fort dont la pointe est durcie au feu, avec une espèce de coutelas. Le combattant tient l’épieu de la main gauche, et son coutelas de l’autre main ; il attend que le jaguar s’élance sur le bras dont il tient l’épieu, et qui est enveloppé d’une pièce d’étoffe. Quelquefois l’animal paraît sentir le péril, et demeurer comme sur ses gardes ; mais son ennemi ne craint pas de le provoquer en le touchant légèrement de l’épieu, pour trouver mieux l’occasion d’assurer son coup. Aussitôt que le fier animal se voit insulté, il saisit l’épieu d’une de ses griffes, et de l’autre pate il empoigne le bras qui tient cette arme. Il le déchirerait du premier effort, sans l’obstacle du manteau. C’est l’instant dont le nègre se hâte de profiter pour lui décharger sur la jambe un coup de coutelas qu’il tient dans la main droite, et qu’il a eu la précaution de cacher derrière soi. De ce coup il lui tranche le jarret, et lui fait abandonner le bras qu’il avait saisi. L’animal furieux se retire en arrière, sans lâcher l’épieu, et veut revenir aussitôt pour saisir le bras de son autre pate ; mais son adversaire lui décharge un second coup qui lui tranche encore un jarret, et qui le met à sa discrétion. Après avoir achevé de le tuer, il l’écorche, et revient triomphant avec sa peau, ses pates et sa tête.

Quoique les mauvaises qualités du climat, la stérilité du terroir et la rareté des vivres s’opposent invinciblement aux progrès de la ville de Porto-Bello, elle devient, au temps des galions, une des plus peuplées de l’Amérique méridionale. Sa situation dans l’isthme qui sépare la mer du Sud de celle du Nord, l’excellence de son port, et le voisinage de Panama, l’avaient fait choisir pour le rendez-vous du commerce de l’Espagne et du Pérou, et pour le théâtre d’une des plus fameuses foires du monde, quand le commerce avait lieu par les galions.

« Aussitôt qu’on apprend à Carthagène que la flotte du Pérou s’est déchargée à Panama, disent les anciens voyageurs, les galions mettent à la voile pour Porto-Bello, avec l’impatience que la crainte des maladies cause aux équipages. Le concours des marchands de l’une et de l’autre flotte devient si grand à Porto-Bello, que la cherté des logemens y est excessive. Une chambre de médiocre grandeur, avec un cabinet proportionné, se loue, pour le temps de la foire, jusqu’à mille écus, et le prix des moindres maisons est quelquefois porté à cinq ou six mille. Les vaisseaux sont à peine amarrés dans le port, qu’on dresse proche de la bourse, pour chaque chargement, une grande tente, composée des voiles de chaque vaisseau. Les propriétaires des marchandises sont présens lorsqu’on les apporte dans ces magasins, pour reconnaître leurs ballots aux marques qui les distinguent. Ce sont les matelots seuls qui les chargent sur des brouettes, et qui partagent entre eux le salaire. Pendant le travail des gens de mer et des commerçans, on voit arriver de Panama plusieurs caravanes, de cent mules chacune, chargées de caissons qui contiennent l’or et l’argent du Pérou. Les uns sont déchargés à la bourse, les autres au milieu de la place, sans que, dans la confusion d’une si grande foule, il arrive jamais de vol, de perte ou d’autre désordre. Don Ulloa peint fort vivement la surprise de ceux qui, ayant vu cette ville si pauvre, si solitaire en temps mort, son rivage si désert et si triste, y voient ensuite une foule si nombreuse, les maisons occupées, les rues et les places remplies de ballots de marchandises, de caisses d’or et d’argent, ou monnayé, ou en barres, ou travaillé ; son port couvert de navires et de barques, dont les unes apportent par la rivière de Chagre toutes sortes de marchandises du Pérou, et les autres, de Carthagène, des vivres pour la subsistance de tant d’acheteurs empressés. Cette ville qu’on fuit dans tous les autres temps, quand on aime la vie, prend un aspect tout différent, en devenant le dépôt des richesses de l’Ancien et du Nouveau-Monde.

» Après le déchargement des galions, et l’arrivée des marchandises du Pérou, qui sont accompagnés du président de Panama, on procède à l’ouverture de la foire. Les députés des deux commerces s’assemblent à bord du galion amiral, pour traiter de leurs affaires communes et régler le prix des marchandises, sous les yeux du commandant de l’escadre et du président de Panama, le premier, comme juge-conservateur des intérêts du commerce d’Espagne, et le second, de celui du Pérou. Ordinairement trois ou quatre assemblées suffisent. Les conventions sont signées des deux parts. On les fait publier, et la foire s’ouvre sur ce fondement. Les emplettes et les ventes, les changes de marchandises et d’argent se font par des courtiers venus d’Espagne et du Pérou à cet effet. Les uns ont la liste de tout ce qui est à vendre ; les autres, celle de ce qu’on veut acheter. Aussitôt que les marchés sont conclus, chacun entre en possession de ce qui lui appartient, et l’embarquement commence ; celui des caisses d’argent dans les galions pour les négocians espagnols, et celui des marchandises de l’Europe dans les chatas et les bongos, pour remonter par la rivière de Chagre, passer de Crucès à Panama, où la flotille les attend et les transporte au Pérou.

» Autrefois le temps de cette foire n’était pas limité ; mais, l’expérience ayant appris que dans un long séjour à Porto-Bello la mauvaise qualité du climat nuisait beaucoup aux commerçans, la cour d’Espagne a réglé qu’elle ne durerait pas plus de quarante jours, à compter de celui de l’entrée des galions dans ce port ; et si dans cet espace on n’est pas d’accord sur tous les prix, il est permis aux négocians d’Espagne de passer plus loin avec leurs marchandises, et même jusqu’au Pérou. Le commandant des galions en apporte toujours une permission formelle dont l’usage est abandonné à sa prudence. Dans ce cas, les galions retournent à Carthagène ; mais autrement il est défendu à tout Espagnol de vendre ses marchandises hors de Porto-Bello, ou de les envoyer plus loin pour les faire vendre : d’autre part, il n’est pas permis non plus aux marchands du Pérou, de faire des remises d’argent en Espagne, pour des achats de marchandises.

» En temps mort, c’est-à-dire après la foire, le commerce de Porto-Bello tombe presqu’autant que celui de Carthagène ; il se réduit alors au débit des vivres qu’on y apporte de Carthagène même, au cacao qu’on embarque sur le Chagre, et au quinquina. Le cacao est transporté dans des bélandres à Véra-Cruz. Le quinquina demeure dans les magasins de Porto-Bello, ou s’embarque sur les vaisseaux qui ont la permission de passer d’Espagne aux ports de Honduras et de Nicaragua. Il vient aussi à Porto-Bello quelques petits bâtimens de l’île de Cuba, de la Trinité et de Saint-Domingue, chargés de tabac, pour lequel ils prennent du cacao et de l’eau-de-vie de cannes. Pendant la durée du traité de l’assiente des nègres, avec les Français ou les Anglais, ce port était le principal comptoir de ce commerce. Comme c’est par cette voie que non-seulement Panama, mais tout le Pérou se fournit de nègres, il est permis à ceux qui jouissent de l’assiente d’apporter une certaine quantité de vivres pour leur subsistance et pour celle des esclaves qu’ils amènent. »

On va de Porto-Bello à Crucès en remontant la rivière de Chagre, et de Crucès on va par terre jusqu’à Panama. Toutes les montagnes et les forêts qui règnent des deux côtés du Chagre, sont remplies d’animaux, surtout de singes, dont les nègres, les créoles et les Européens même ne font pas difficulté de manger la chair. Don Ulloa fait une peinture très-vive du spectacle que les rivières de ce pays offraient à la vue : « Tout ce que l’art, dit-il, peut imaginer de plus ingénieux n’approche point de la beauté de cette perspective rustique, formé des mains de la nature. L’épaisseur des bocages qui ombragent les vallons, les arbres de différentes grandeurs qui couvrent les collines, la variété de leurs feuilles et de leurs rameaux, jointe à celle de leurs couleurs, font un coup d’œil auquel l’imagination ne peut atteindre. Ajoutons-y une prodigieuse quantité d’animaux qui forment d’autres nuances ; les singes de diverses espèces qui voltigent par troupes d’un arbre à l’autre, qui s’attachent aux branches, qui s’unissent sept ou huit ensemble pour passer la rivière ; les mères portant leurs petits sur le dos, avec cent grimaces et cent gestes ridicules ; les oiseaux propres au pays, dont le nombre est incroyable ; d’autres, semblables à ceux de l’Europe, tels que des paons de montagnes, des paons royaux, des faisans, des tourterelles et des hérons de différentes espèces ; les uns tout-à-fait blancs ; d’autres blancs aussi, mais avec des plumes rougeâtres au cou et dans tous les endroits du corps où cette couleur paraît plus vive ; d’autres avec le cou et le bord des ailes blancs ; d’autres encore bigarrés de couleurs diverses et tous de différentes grandeurs. Ceux de la première espèce sont les plus petits. Les blancs et noirs sont tout à la fois les plus grands et les plus délicats à manger. Les paons et les faisans sont d’un goût délicieux. Enfin les arbres de cette rivière sont chargés de toutes sortes de fruits. »

Panama est située dans l’isthme du même nom, près d’une plage baignée par le flot du grand Océan. Sa position est à 8° 58′ de latitude nord, et 81° 4′ de longitude à l’ouest de Paris.

Vasco Nugnez de Balboa ayant découvert le grand Océan en 1513, les Espagnols furent redevables de la première connaissance qu’ils eurent de Panama, au capitaine Tello de Gusman, qui s’y avança, deux ans après, pour observer quelques cabanes de pêcheurs américains, d’où le lieu tirait son nom ; car Panama signifie dans leur langue un lieu poissonneux. On a vu qu’en 1518, Pédrarias d’Avila, gouverneur de la Castille d’or, nom qu’on dormait a cette partie de Tierra-Firme, y établit une colonie, et qu’en 1521 cette peuplade obtint le nom de ville avec quelques changemens dans sa forme et des avantages convenables à ce titre. Elle s’accrut pendant plus de cent cinquante ans, et rien ne manquait à la splendeur de son commerce, lorsqu’en 1670 elle fut pillée et brûlée par des pirates anglais, sous la conduite du fameux Morgan, flibustier. Les Espagnols, obligés de la rebâtir, choisirent, dans cette vue, le lieu qu’elle occupe aujourd’hui, éloigné d’une lieue et demie de son ancienne place, et bien plus avantageux. Elle est ceinte d’un mur de pierres fort larges, et défendue par une forte garnison, dont on envoie des détachemens pour la garde de Darien, de Chagre et de Porto-Bello.

La plupart des maisons de Panama ne sont que de bois, d’un seul étage, avec un toit de tuiles ; mais elles sont grandes et belles. Un faubourg, qui est hors de l’enceinte, et plus grand que la ville même, n’est bâti aussi que de bois. Les rues de la ville et du faubourg sont droites, larges et pavées de pierres. On s’y croyait à couvert de l’incendie, parce que le bois des édifices passe pour incombustible, ou du moins que le feu qui tombe dessus ne fait que le percer, sans le mettre en flamme, et s’éteint dans sa cendre. Mais la ville n’a pas laissé d’être ravagée par le feu en 1737 ; ce qu’on attribue à la nature du feu même, qui, ayant commencé dans une cave pleine de brai, de goudron et d’eau-de-vie, prit une force à laquelle cette singulière espèce de bois ne put résister. Toutes les maisons brûlées ont été rebâties en pierre.

Panama est le siége d’une audience royale. La ville reçoit un autre lustre de son évêque, qui se qualifie de primat de Tierra-Firme. Ses tribunaux sont l’ayantamiento, ou le conseil de ville, composé d’alcades et de régidors ; la chambre des caisses royales, et celle de l’inquisition, dont le tribunal de Carthagène nomme les officiers. La cathédrale et tous les couvens sont de pierre. Quoique Panama ait des habitans riches, et qu’il n’y en ait pas un qui n’y mène une vie aisée, don Ulloa nous assure que l’opulence de cette ville ne répond point à l’opinion qu’on a de son commerce. L’arrivée des galions à Porto-Bello décide du principal commerce de Panama. Non seulement c’est dans cette ville que l’armadille du Pérou vient débarquer son trésor, mais elle sert aussi d’entrepôt aux marchandises qui remontent le Chagre ; et ce trafic est d’un grand avantage pour les habitans. Cependant leur profit ne consiste que dans le loyer des maisons, le fret des bâtimens, et la fourniture des mules et des nègres, qui vont prendre les marchandises à Crucès pour les transporter à Panama par un chemin taillé dans le roc, qui traverse les Cordillières, et si resserré en divers endroits, qu’une bête de charge y passe à peine le corps, et n’y marche point avec une charge sans un extrême danger.

Dans d’autres temps, Panama ne laisse point de voir aborder quantité d’étrangers dans ses murs ; les uns qui arrivent d’Espagne pour passer dans les ports de la mer du Sud, et d’autres qui reviennent des mêmes ports pour retourner en Europe. Il faut y joindre l’abord continuel des bâtimens qui apportent les denrées du Pérou, telles que des farines, des vins, des eaux-de-vie, du sucre, du savon, du saindoux, des huiles, des olives, etc., et les vaisseaux de Guayaquil, qui apportent du cacao, du quinquina et d’autres productions de la province de Quito. Le prix de ces denrées varie beaucoup. Les farines sont sujettes à se corrompre par la trop grande chaleur ; les vins et les eaux-de-vie s’échauffent dans les jarres, et contractent une odeur de poix : le saindoux se fond et se convertit en terre. En un mot, si les profits sont grands, les risques le sont encore plus. Il vient aussi à Panama, par les barques de la côte, du porc, de la volaille, de la viande salée et séchée, qu’on appelle tassajo ; des bananes, des racines, et d’autres alimens, dont la ville est fort bien pourvue par cette voie. Hors du temps des flottes, les vaisseaux du Pérou et de Guayaquil s’en retournent ordinairement à vide. Quelquefois ils peuvent charger des nègres. Panama est en possession d’un comptoir pour ce commerce, où les nègres sont amenés lorsque l’assiente est ouverte, et d’où ils sont distribués dans toutes les parties de Tierra-Firme et du Pérou. C’est une prérogative du président, de pouvoir permettre tous les ans à un ou deux vaisseaux de passer à Sonsonate, à Réaléjo, ou dans d’autres ports de Guatimala et de la Nouvelle-Espagne, sous prétexte d’y charger du goudron et des cordages pour les bâtimens qui trafiquent à Panama, et d’y transporter les denrées du Pérou, dont on n’a pu trouver le débit. Mais il est rare que ceux à qui cette permission est accordée reviennent directement à Panama. La meilleure partie de leur cargaison consiste ordinairement en indigo, qu’ils portent à Guayaquil ou dans d’autres ports plus au sud.

Un des plus grands avantages de Panama est la pêche des perles qui se fait aux îles de son golfe, surtout à celles du Roi et de Taboga. Il y a peu d’habitans qui n’emploient un certain nombre de nègres à cette précieuse pêche. La méthode n’est pas différente de celle du golfe Persique et du cap de Comorin ; mais elle est plus dangereuse par la multitude de monstres marins qui font la guerre aux pêcheurs. C’est dans les lieux où se fait cette pêche que se trouvent toujours en plus grand nombre les requins, qui dévorent en un instant les malheureux plongeurs qu’ils peuvent saisir. Les mantas, autre espèce de monstres, ont l’art de les envelopper de leur corps et de les étouffer, ou de les écraser contre le fond, en se laissant tomber sur eux de toute leur pesanteur. Ce poisson vorace, qui tire son nom de sa figure, est large, et s’étend en effet comme une pièce de drap. S’il joint un homme ou quelque autre animal, il l’enveloppe et le roule dans son corps comme dans une couverture, et bientôt il l’étouffe à force de le presser : il ressemble à la raie, mais il est infiniment plus gros. Pour se défendre contre des ennemis si redoutables, chaque plongeur est armé d’un grand couteau pointu et fort tranchant. Dès qu’il aperçoit un de ces monstres, il l’attaque par quelque endroit dont il n’ait pas à craindre de blessure, et lui enfonce son couteau dans le corps : le monstre ne se sent pas plus tôt blessé qu’il prend la fuite. Les caporaux nègres, qui ont l’inspection sur les autres esclaves, veillent de leur barque à l’approche de ces cruels animaux, et ne manquent pas d’avertir les plongeurs en secouant une corde qu’ils ont autour du corps. Souvent un caporal se jette lui-même dans les flots, armé aussi d’un couteau, pour secourir le plongeur qu’il voit en danger ; mais ces précautions n’empêchent point qu’il n’en périsse toujours quelques-uns, et que d’autres ne reviennent estropiés d’une jambe ou d’un bras. Les Espagnols cherchent le moyen de rendre cette pêche plus sûre par quelque machine qui puisse défendre les pêcheurs ou les mettre à couvert. Jusqu’à présent toutes les inventions ont mal réussi. Les perles du golfe de Panama sont ordinairement de très-belle eau. Il s’en trouve de remarquables par leur grosseur et leur figure. Une partie est transportée en Europe ; mais la plus considérable passe à Lima, où elles sont extrêmement recherchées, et dans les provinces intérieures du Pérou.

Autrefois on tirait de l’or des mines de Tierra-Firme, ce qui n’augmentait pas peu les richesses de Panama. Le plus fin venait du Darien ; mais, depuis la révolte des Américains, le travail est abandonné, ou se réduit à quelques mines des frontières. Celles de Varaguas et du pays même de Panama, quoique moins exposées aux incursions, n’en sont pas poussées avec plus de vigueur, parce que l’or y est moins abondant qu’au Darien, et d’un aloi fort inférieur, sans compter que la mer, produisant beaucoup de perles, les habitans du pays ont plus de goût pour cette pêche, dont les frais sont moindres et le profit plus certain.

Outre l’argent que le commerce attire à la ville de Panama, il s’y fait annuellement une remise considérable de deniers royaux, qu’on y envoie de Lima pour le paiement des troupes, des officiers de l’audience et des autres officiers du roi. Les revenus que ce monarque tire de Panama même ne suffisent pas pour tant de monde employé à son service.

Les voyageurs remarquent que c’est à Panama qu’on commence à suivre les modes du Pérou. Cependant l’habillement des femmes est distingué par quelques usages qui leur sont propres. Il est composé, lorsqu’elles vont à pied dans les rues, d’une mante et d’une jupe assez semblables à celles d’Espagne ; mais, dans leurs maisons et dans leurs visites, elles n’ont que la chemise depuis la ceinture jusqu’au cou. Cette chemise a de grandes manches ouvertes par le bas ; et ces ouvertures, comme celle du cou, sont garnies de magnifiques dentelles. Elles portent des ceintures au-dessus des hanches, et cinq ou six chapelets de différente espèce, régulièrement pendus au cou, les uns de perles, d’autres de corail mêlé de grains d’or ; et par-dessus elles ont deux ou trois chaînes d’or, d’où pendent des reliquaires. Leurs poignets sont ornés de bracelets d’or ou de tombac, au-dessus desquels elles ont un autre bracelet de perles, ou de corail, ou de jais. Leur jupon, qui prend à la ceinture, ne leur descend que jusqu’aux mollets. De là, jusqu’assez près de la cheville du pied, règne un cercle de larges dentelles, qui pendent de la jupe de dessous : elles portent des souliers. Les métives et les négresses ne peuvent porter la mante ni la jupe. Ce sont des habillemens réservés aux Espagnoles, à qui ce privilége donne celui de prendre le titre de signora, quand elles ne l’auraient point par leur rang ou leur naissance.

Le climat de Panama diffère plus de celui de Carthagène que l’on ne pourrait le penser de si peu d’éloignement. L’été y commence plus tard et finit plus tôt, parce que les brises y sont plus tardives, et qu’elles durent moins.

Il semble que le terroir de Panama devrait être extrêmement fertile. Aussi n’attribue-t-on la disette qui oblige les habitans de tirer toutes leurs provisions du Pérou qu’à leur aversion pour toute autre profession que le négoce. On n’aperçoit point d’autres traces de culture, aux environs de cette ville, que celles dont la nature veut bien faire les frais.

L’intérieur de l’isthme contient peu d’habitans indigènes. C’est du côté de la mer des Caraïbes, surtout au bord des rivières, qu’on en voit le plus grand nombre. Ceux de la côte du Sud, qui n’ont pas été détruits par les armes, ont mieux aimé se retirer vers les pays plus méridionaux que de se soumettre au joug espagnol. Cependant il n’y a point de partie de l’isthme où l’on ne trouve des Américains dispersés, et leurs usages, différant peu de ceux des autres provinces de Tierra-Firme, peuvent être compris tous sous le même article.

La taille ordinaire des hommes est entre cinq et six pieds : ils sont droits, et d’une belle proportion. La plupart ont les os fort gros et la poitrine large : on ne leur remarque jamais aucune apparence de difformité naturelle, ce qui les a fait accuser d’abord par quelques voyageurs de se défaire de leurs enfans lorsqu’ils naissent avec quelques défauts ; mais, depuis qu’on les connaît, cette barbarie n’a pas été prouvée. Ils sont souples, vifs et fort légers à la course. Les femmes sont petites et épaisses, grasses dès leur jeunesse, mais bien faites dans leur embonpoint, qui n’ôte rien à la beauté de leur taille : elles ont l’œil vif elle regard agréable. En général, les deux sexes ont le visage rond, le nez court et écrasé, les yeux gros et fort brillans, quoique gris ; le front élevé, les dents blanches et bien rangées, les lèvres fines, la bouche petite et le menton bien formé.

Ils ont, tous, les cheveux noirs, très-forts, et si longs, qu’ils leur descendent ordinairement jusqu’au milieu du dos. Les femmes se les attachent avec un cordon sur la nuque du cou, et les hommes les laissent pendre de toute leur longueur. Les deux sexes ont, pour se peigner, un instrument de bois composé de plusieurs petits bâtons longs de cinq à six pouces, et pointus des deux côtés, comme les bâtons de nos gantiers : ils en lient dix ou douze ensemble par le milieu ; et les extrémités s’écartant avec les doigts, chaque bout leur sert de peigne. On juge du plaisir qu’ils prennent à se peigner par le temps qu’ils y emploient ; c’est un exercice qu’ils répètent plusieurs fois le jour. Mais ils s’arrachent la barbe et tout autre poil, à la réserve des paupières et des sourcils ; cette opération est le partage des femmes. Elles prennent les poils entre deux petits bâtons, et les arrachent fort adroitement. Les hommes se font couper aussi les cheveux dans quelques occasions, telles qu’une victoire sur quelque ennemi qu’ils ont tué de leur propre main. Ils y ajoutent une autre marque d’honneur, qui est de se peindre tout le corps de noir. Un homme noirci et sans cheveux passe entre eux pour un héros : mais ce glorieux état ne dure que depuis le jour de l’exploit jusqu’à la première lune ; et le vainqueur serait déshonoré s’il ne faisait pas disparaître aussitôt sa noirceur, et s’il ne laissait pas croître ses cheveux.

Leur teint naturel est couleur de cuivre clair ou d’orange sèche ; leurs sourcils ont la noirceur du jais : ils ne les teignent point, mais ils se les frottent, comme leurs cheveux, avec une sorte d’huile qui les rend fort luisans. Waffer, Zarate et d’autres voyageurs parlent d’une race d’Américains blancs, et attestent tous ceux qui ont fait le voyage de l’isthme. Ce sont des albinos ; leur peau n’est pas d’un blanc de carnation comme celle des Européens ; c’est plutôt un blanc de lait ; et, ce qu’il y a de plus surprenant, c’est qu’ils ont le corps tout couvert d’un duvet de la même blancheur, et si fin qu’il n’empêche point de voir la peau. Les hommes auraient la barbe blanche, s’ils la laissaient croître. Ils se l’arrachent ; mais jamais ils n’entreprennent d’ôter le duvet. Ils ont les sourcils et les cheveux aussi blancs que la peau, et leurs cheveux, longs de sept à huit pouces, paraissent frisés. Ils ont la vue si bonne pendant la nuit, qu’ils distinguent un objet de fort loin ; aussi leur donne-t-on dans le pays un nom qui signifie yeux de la lune. Leurs yeux sont trop faibles pour soutenir la lumière du soleil ; et l’eau qui en dégoutte sans cesse les oblige de se tenir renfermés dans leurs maisons, d’où ils ne sortent qu’à la fin du jour. Ils ne sont pas si robustes que les autres Américains, ni capables d’aucun exercice violent. Cependant, lorsque la nuit approche, ils renoncent à leur indolence pour aller courir dans les bois. On vante beaucoup leur légèreté. Si les hommes couleur de cuivre font peu de cas d’eux, ils rendent le change à ceux qui les méprisent ; ce qui n’empêche point que les deux races n’aient quelquefois des communications fort intimes. Waffer vit un fruit de ce commerce.

Tous les habitans de cette contrée aiment à se peindre le corps de diverses figures, et n’attendent pas même que leurs enfans soient en état de marcher pour les parer de cet ornement. Ils se font dessiner sur toutes les parties, principalement sur le visage, des oiseaux, des hommes et des arbres. C’est de leurs femmes qu’ils reçoivent ce service. Les couleurs qu’elles emploient sont le rouge, le jaune et le bleu, délavés avec une sorte d’huile, dont elles ont toujours une provision. Elles ont des pinceaux qui leur servent à tracer des figures sur la peau. Cette peinture se soutient pendant quelques semaines, et ne demande que d’être rafraîchie lorsqu’elle commence à se ternir. Waffer, dans une occasion dangereuse, ne fit pas difficulté de se laisser peindre à la manière des Américains, pour se concilier leur amitié. Nous transcrirons ici une partie de sa relation, qui joint à l’intérêt des événemens quelques détails curieux sur les propriétés du pays, et les usages des habitans.

Waffer, chirurgien de profession, et du nombre des aventuriers qui avaient suivi le pirate Shap dans la mer du Sud, jugea, comme Dampier et quelques autres de leurs compagnons, qu’il valait mieux repasser l’isthme au travers de mille dangers que de demeurer sous la conduite d’un chef auquel ils n’avaient pas reconnu plus de capacité que de courage. Après quelques jours de marche, un accident fâcheux fut pour lui le prélude de beaucoup d’infortunes ; mais on regretterait de ne les pas lire dans le récit même du voyageur.

« C’était, dit-il, le 5 mai 1687 : j’étais assis sur la terre, près d’un de nos Anglais, qui faisait sécher de la poudre à canon sur une assiette d’argent. Il s’entendait si mal à manier la poudre, que le feu y prit, et me brûla le genou jusqu’à découvrir l’os. J’y appliquai aussitôt des remèdes ; et, ne voulant pas demeurer derrière mes compagnons, je les suivis pendant deux jours avec de vives douleurs. Mais nos esclaves s’enfuirent après nous avoir volés ; et le nègre qui me servait ayant emporté mes drogues avec mes bardes, je me vis privé des secours nécessaires à ma plaie. Mon mal augmenta, et me mit bientôt dans l’impuissance de suivre les autres. Nous avions déjà perdu deux de nos compagnons, Robert Spratlin et Guillaume Bowman, qui nous avaient quittés. Toute la compagnie était si fatiguée, que, pour s’encourager les uns les autres, on régla que ceux qui ne pourraient continuer la route seraient tués sans pitié, dans la crainte que, s’ils tombaient entre les mains des Espagnols, on ne leur arrachât par des supplices le secret de notre marche. Mais cette rigoureuse ordonnance ne fut point exécutée, et l’on se contenta de m’abandonner à la merci des sauvages, avec M. Gobson, et Jean Hington, matelot, qui avait succombé comme moi à la fatigue du chemin.

» Quelques Américains, dont nous nous vîmes forcés d’implorer le secours, entreprirent de guérir ma plaie. Ils mâchèrent diverses herbes, dont ils firent une espèce de pâte, qu’ils étendirent sur une feuille de bananier ; et ce cataplasme fut appliqué sur le mal. Dans l’espace de deux jours, je me trouvai soulagé. Mais si nos hôtes avaient marqué de l’humanité sur ce point, nous étions peu satisfaits des alimens que nous recevions d’eux. Ils ne nous faisaient manger que des bananes vertes. Cependant un jeune Américain se dérobait quelquefois à la vue des autres pour nous en donner de mûres. Il avait été pris dans son enfance par les Espagnols, avec lesquels il avait demeuré assez long-temps pour apprendre leur langue ; et l’amour de sa famille lui avait fait trouver le moyen de se sauver de leurs mains. Comme nous savions un peu d’espagnol et quelques mots de sa langue, que nous avions appris en nous rendant de la mer du Nord à celle du Sud, il n’eut pas de peine à nous faire entendre que ses compatriotes n’étaient pas aussi méchans que nous pouvions nous l’imaginer, et que, s’ils nous traitaient avec un peu de rigueur, c’était pour nous punir d’avoir enlevé plusieurs habitans dans notre premier passage, et de les avoir forcés de nous servir de guides pendant les pluies. En effet, leur vengeance n’alla point jusqu’à les faire cesser de panser ma plaie avec les mêmes herbes, et ce remède me guérissait à vue d’œil.

» J’étais en état de me promener, lorsque Spratlin et Bowman, qui nous avaient laissés, nous surprirent agréablement par leur arrivée. Ils nous dirent que, rebutés de marcher sans guides au travers des bois, et de ne subsister que de quelques bananes que le hasard leur faisait rencontrer, ils s’étaient déterminés à prendre un chemin qu’ils avaient reconnu, au risque de tous les mauvais traitemens qu’ils pouvaient craindre des Américains. Je leur répondis qu’ils ne devaient pas espérer d’être mieux traités que nous ; et que leur vie même, non plus que la nôtre, n’était pas en sûreté, parce qu’on n’avait pas encore eu de nouvelles des guides que nos Anglais avaient enlevés.

» En effet, tous les habitans du canton, ne voyant pas revenir leurs amis après avoir attendu long-temps leur retour, perdirent patience, et tinrent plusieurs fois conseil sur la vengeance qu’ils devaient tirer de nous. Les uns proposaient de nous ôter la vie, les autres de nous garder parmi eux, et d’autres enfin de nous livrer aux Espagnols, dont ils connaissaient la haine pour nous. Mais, comme ils ne les haïssaient pas moins, ce dernier avis fut rejeté ; et le résultat de leurs délibérations fut de nous accorder encore dix jours, après lesquels ils résolurent de nous brûler vifs, si leurs amis ne reparaissaient pas. Notre perte nous parut certaine ; car neuf jours s’étant écoulés sans qu’ils entendissent parler des guides, ils ne doutèrent point que nos compagnons ne les eussent assassinés, et le bûcher fut préparé pour le jour suivant. Ils devaient l’allumer après le coucher du soleil, et nous y jeter aussitôt. Heureusement leur chef, nommé Lacenta, fut informé de leur résolution, et les détourna de cette cruauté. Il leur conseilla de nous faire descendre vers la côte avec deux Américains qui s’informeraient du sort des autres. Cet avis fut approuvé. On nous accorda deux hommes, avec lesquels nous nous mîmes joyeusement en chemin, parce que nous étions persuadés que nos compagnons n’avaient fait aucun mal à leurs guides.

» Pendant trois jours nous ne fîmes que traverser des marais bourbeux avec une pluie continuelle. Il fallut passer les deux premières nuits sous des arbres, dont chaque feuille était un ruisseau qui coulait sur nous ; et la troisième, sur une petite montagne, que la grande quantité d’eau dont nous nous vîmes environnés le lendemain nous fit prendre pour une île. Nos provisions de vivres, qui n’étaient qu’une poignée de maïs, furent consommées dès le troisième jour. Alors les deux Américains, aussi pressés que nous par la faim, prirent le parti de nous abandonner.

» Nous demeurâmes dans un mortel embarras. La pluie cessa le jour suivant, et les eaux n’ayant pas tardé à s’écouler, nous marchâmes du côté du nord jusqu’au bord d’une rivière très-profonde, et large d’environ quarante pieds. Il était six heures du matin : nous aperçûmes sur la rive un grand arbre qui paraissait avoir été nouvellement abattu à coups de hache, et qui, s’étendant d’un bord de la rivière à l’autre, formait une espèce de pont pour la traverser. Nous jugeâmes que c’était l’ouvrage de nos compagnons, ou que du moins ils avaient suivi cette route. Notre première résolution fut de passer la rivière, et de marcher sur leurs traces. Nous passâmes à la file sur un pont que les pluies avaient rendu si glissant, que nous eûmes beaucoup de peine à nous soutenir ; mais en vain cherchâmes-nous quelques vestiges de ceux qui nous avaient précédés ; la terre était couverte de boue, et tout inondée des dernières pluies. Nous n’en fûmes pas moins forcés de passer la nuit dans ce lieu ; et le lendemain nous repassâmes la rivière pour suivre son cours, qui nous paraissait descendre vers la mer du Nord. Nous eûmes à traverser jusqu’à la fin du jour des bois de grands roseaux et de ronces. Le soir nous nous trouvâmes dans un accablement de fatigue et de faim auquel nous aurions infailliblement succombé, si le ciel, qui veillait à notre vie, ne nous eût fait découvrir un maca ou cocotier du Brésil chargé de fruits : nous en mangeâmes avidement, et nous en fîmes une provision qui nous donna de meilleures espérances pour le jour suivant.

» Après avoir marché depuis le lever du soleil, nous arrivâmes, vers quatre heures après midi, sur le bord d’une autre rivière, qui recevait celle dont nous avions suivi la rive. Comme elle paraissait aussi couler vers le nord, nous résolûmes de faire deux radeaux pour la descendre. Les grands roseaux que nous avions autour de nous favorisaient ce dessein. Nous en coupâmes quelques-uns ; et, les laissant dans toute leur longueur, nous les liâmes ensemble avec des branches de divers arbrisseaux. La nuit nous surprit avant la fin de notre travail ; mais les fruits ne nous manquant point encore, nous établîmes notre logement sur une petite éminence couverte d’arbres d’une prodigieuse grosseur. Il nous fut aisé de ramasser assez de bois pour allumer du feu ; et nous commencions à nous endormir tranquillement lorsqu’il survint un si furieux orage, que le ciel et la terre semblaient près de se confondre. La pluie fut accompagnée de tonnerres et d’éclairs avec une odeur de soufre, dont nous nous sentîmes presque étouffés. Bientôt nous entendîmes de toute part l’effroyable bruit des eaux, qui roulaient avec la dernière impétuosité, et la lumière des éclairs nous fit apercevoir qu’elles commençaient à nous entourer. En moins d’une demi-heure elles emportèrent le bois que nous avions allumé. Nous ne pensâmes alors qu’à la fuite, et chacun chercha quelque arbre sur lequel il pût monter ; mais la colline n’en ayant que de fort gros, et presque sans aucune branche, il fallut renoncer à cet espoir. J’eus le bonheur d’en rencontrer un qui était creux d’un côté, avec une ouverture à trois ou quatre pieds de terre. J’y entrai, et je m’assis sur un nœud qui s’y trouvait. Là, m’abandonnant aux plus tristes réflexions, j’attendis le jour avec des mouvemens que je ne puis représenter, dans la crainte continuelle que mon arbre n’eût le sort de plusieurs autres, qui étaient emportés par la violence des eaux, et dont le choc me faisait trembler. Enfin j’aperçus les premiers rayons du jour, et je sentis renaître la joie dans mon cœur. En effet, la pluie et les éclairs cessèrent, les eaux s’écoulèrent assez vite, et le soleil se leva. Je sortis alors de ma retraite pour chercher l’endroit où nous avions fait du feu, dans l’espérance d’y retrouver quelqu’un de mes compagnons ; mais je ne vis personne, et les échos seuls répondirent aux cris que je poussai pour les appeler. Ma douleur devint si vive, que j’enviai le sort de ceux que je croyais entraînés par la fureur des eaux ; et, dans cet accès de désespoir, je me laissai tomber par terre comme mort. Cependant Gobson et les trois autres, qui avaient aussi trouvé leur salut dans des arbres creux, et qui en avaient été quittes pour les mêmes alarmes, vinrent me joindre et me rappeler à la vie. Nous nous embrassâmes, les larmes aux yeux, en remerciant le ciel de notre conservation. Nos raisonnemens sur l’inondation nous firent conclure que pendant les grandes pluies la pente des montagnes formait des torrens qui grossissaient aussitôt les rivières, et que par la même raison l’eau n’était pas long-temps à disparaître.

« Nous cherchâmes nos radeaux, que nous avions attachés sur la rive, au tronc d’un arbre : ils étaient enfoncés dans la boue, et remplis ; ce qui nous fit reconnaître que nous les avions mal construits, car le roseau creux se soutient ordinairement sur l’eau. Ce nouveau chagrin nous ôta l’envie d’en faire d’autres pour descendre la rivière, et nous résolûmes, à toutes sortes de risques, de retourner chez les Américains. Quelles grâces ne rendîmes-nous pas au ciel de nous avoir inspiré cette résolution, lorsque nous apprîmes ensuite que la rivière allait se jeter dans celle de Chéapo, et que nous serions par conséquent tombés au milieu des Espagnols, dont nous ne devions attendre aucun quartier ! Nous reprîmes donc le chemin par lequel nous étions venus. Comme notre unique nourriture, depuis sept jours, était le fruit de maca, et la moelle d’un arbre que les habitans nomment beïbles, la faim nous faisait chercher des yeux tout ce qui pouvait être propre à la soulager. Nous aperçûmes un daim qui dormait. Un de nos compagnons, détaché pour le tuer, s’en approcha de fort près ; mais, en tirant, un faux pas lui fit manquer son coup : l’animal, éveillé par le bruit, s’éloigna légèrement. Dans le dessein de chercher les habitations, il fallait s’écarter de la rivière, et cette nécessité nous exposait à nous égarer. Heureusement la trace d’un pécari nous conduisit vers une plantation. Avant de nous montrer aux habitans, dont nous appréhendions d’être mal reçus, nous nous arrêtâmes pour tenir conseil. On résolut d’envoyer vers eux un seul homme qui serait tiré au sort, et d’attendre l’événement. Le sort tomba sur moi-même, qui avais proposé cette ouverture, et j’allai trouver les Américains, avec assez d’inquiétude sur le traitement que j’en recevrais. Mais elle fut bientôt dissipée par leur accueil. Ils m’offrirent leurs meilleurs alimens, et n’eurent pas plus tôt appris l’embarras de mes compagnons, qu’ils leur envoyèrent le jeune homme dont nous avions éprouvé l’amitié, et il les amena. Nous sûmes de lui la cause de cet heureux changement. Les guides étaient revenus, et se louaient fort de la troupe anglaise, qui leur avait fait oublier par ses caresses et ses présens la violence qu’ils avaient d’abord essuyée.

« Nous prîmes six ou sept jours de repos dans cette plantation, après quoi l’impatience de nous approcher de la mer du Nord nous remit en marche. Les Américains, remplis alors de bonne volonté, nous donnèrent pour guides quatre jeunes hommes robustes, qui marchèrent volontairement devant nous. Ils nous menèrent en un jour au bord de la rivière, où nous en avions mis trois à nous rendre. Nous y trouvâmes un canot, sur lequel ils nous firent embarquer ; mais ce fut contre le courant qu’ils ramèrent jusqu’au soir. À l’entrée de la nuit, ils nous mirent à terre, pour nous faire loger dans une cabane. Le lendemain nous partîmes avec deux nouveaux rameurs, qui s’offrirent pour soulager les premiers. En six jours, ils nous rendirent au pied d’une grande habitation qui était la demeure et comme le château de Lacenta, ce même cacique à qui nous avions obligation de la vie.

« Elle occupe le sommet d’une petite montagne sur laquelle il se trouve des arbres dont le tronc a depuis six jusqu’à dix et onze pieds de diamètre, avec une belle allée de bananiers et un fort joli bocage. Ce lieu serait des plus agréables du monde, si l’art y avait secondé la nature. Dans sa circonférence, la montagne contient environ cent arpens. C’est une péninsule de forme ovale, presque environnée de deux grandes rivières, dont l’une vient de l’est, l’autre du côté opposé, et qui ne sont pas éloignées entre elles de plus de quarante pieds. Cette langue de terre, seul chemin qui conduit au château, est tellement embarrassée de roseaux et de diverses sortes d’arbrisseaux, qu’elle paraît impénétrable à ceux qui n’y sont pas reçus volontairement. C’était dans ce lieu que Lacenta faisait sa demeure avec cinquante de ses principaux sujets. Tous les sauvages de la côte du nord, et ceux qui touchent à l’isthme vers le sud, ne reconnaissaient pas d’autre souverain.

« Aussitôt que nous eûmes quitté notre canot, il renvoya nos guides à leurs habitations. Il nous offrit un logement pour attendre une saison plus commode, en nous représentant que celle des pluies avait rompu les chemins ; et nous éprouvâmes avec joie que ces peuples savent observer les lois de l’hospitalité. Un incident fort simple augmenta la bonne opinion qu’ils avaient conçue de nous, sur le témoignage de nos guides, et me mit tout d’un coup dans une haute réputation. Une des femmes du cacique avait la fièvre, et devait être saignée : cette opération est fort singulière parmi les habitans de l’isthme ; elle se fait en public. Le malade se tient assis sur une pierre, tout nu, devant un homme armé d’un fort petit arc, qui lui tire sur toutes les parties du corps de très-petites flèches avec une promptitude surprenante. Les flèches sont arrêtées par un petit cercle de fil qui les empêche de pénétrer trop. On les retire ensuite avec la même vitesse. Si, par hasard, elles ont percé quelque veine, et que le sang paraisse sortir goutte à goutte, les spectateurs applaudissent à l’habileté du chirurgien, et marquent leur joie par des sauts et par des cris. Les ridicules apprêts que je vis faire pour saigner la femme du cacique me portèrent à lui offrir mes services. Il parut curieux d’apprendre comment la saignée se faisait en Europe. Je tirai de ma poche une boîte d’instrumens, seul bien que mon nègre ne m’avait point enlevé ; je fis une bande d’écorce d’arbre dont je liai le bras de la femme, et je lui ouvris la veine avec ma lancette. Je m’attendais à des félicitations sur une méthode si prompte ; mais Lacenta, voyant sortir le sang avec violence, jugea que j’avais blessé sa femme, et devint si furieux, qu’il prit sa lance pour m’en frapper. Cependant la tranquillité avec laquelle je reçus ses menaces, en lui offrant ma vie pour caution du succès, me fit obtenir la liberté de finir. Je tirai à la malade environ douze onces de sang, et la fièvre la quitta dès le lendemain. Un événement si nouveau pour les Américains m’attira d’eux toutes sortes d’honneurs. Le cacique parut à leur tête, se baissa devant moi, et me baisa la main avant que je pusse l’empêcher. Tous les autres m’embrassèrent les genoux, et me mirent ensuite dans un hamac, où ils me portèrent comme en triomphe sur leurs épaules.

« Ma faveur n’ayant fait qu’augmenter par les services que je continuai de leur rendre, Lacenta me menait souvent à la chasse, qui était une de ses plus fortes passions. Je l’accompagnai une fois vers ses états du sud, et nous passâmes près d’une rivière d’où les Espagnols tirent de l’or. Je la pris pour une de celles qui viennent du sud-est, et qui vont se décharger dans le golfe de Saint-Michel. Nous aperçûmes quelques Espagnols qui travaillaient, et, nous étant glissés aussitôt dans un bois voisin, la curiosité nous fit observer de quelle manière ils tirent l’or. Ils ont de petites gamelles qu’ils enfoncent dans l’eau, et qu’ils retirent pleines d’eau et de sable. Ils secouent la gamelle, le sable s’élève de lui-même au-dessus de l’eau, et l’or qui s’y trouve mêlé demeure au fond : ensuite ils font sécher l’or au soleil, et pour achever de le séparer du sable, ils broient les parties sèches dans un mortier ; ensuite ils les étendent sur du papier ; ils passent une pierre d’aimant par-dessus, apparemment pour les nettoyer, et, sans autre préparation, ils les mettent dans des calebasses. Ce travail ne se fait qu’en été et ne dure que trois mois. La rivière, qui n’a pas alors plus d’un pied de profondeur, est inaccessible dans le temps des pluies. Tout l’or qu’on a tiré pendant la belle saison est transporté à Sainte-Marie, dans de petits bâtimens ; et lorsque nous prîmes cette ville avec le capitaine Sharp, nous y en trouvâmes plus de trente mille marcs.

« Pendant notre voyage, je pris occasion du mauvais succès de la chasse du cacique pour lui vanter l’excellence des chiens d’Angleterre. Je m’étais aperçu que son dessein était de me retenir auprès de lui ; mais il ne put résister à l’offre que je lui fis de lui amener quelques beaux chiens de mon pays, s’il me permettait d’y retourner pour quelques mois. Cependant il ne m’accorda cette grâce qu’après m’avoir fait promettre que je reviendrais avant la fin de l’année, et que j’épouserais une de ses sœurs. Je fis ce serment sans y croire ma conscience fort engagée. Il me congédia dès le lendemain, sous l’escorte de sept jeunes Américains. J’étais nu comme eux, et j’avais consenti, pour leur plaire, à me laisser peindre le corps par leurs femmes. Cependant j’avais conservé mon habit pour me présenter avec plus de décence aux premiers Européens que je pouvais rencontrer. Lacenta chargea quatre femmes de transporter ce petit équipage avec mes provisions, et me dit, en m’embrassant, que je serais surpris, à mon retour, de tout ce qu’il voulait faire en ma faveur. Quinze jours de marche me firent arriver à son habitation, où mes compagnons apprirent avec des transports de joie que j’avais obtenu leur liberté et la mienne. Je pris quelques jours de repos, après lesquels nous nous mîmes en marche vers la mer du Nord, escortés par un grand nombre d’Américains bien armés.

« Ils nous menèrent par des chemins très-rudes, et par de si hautes montagnes, qu’il y en eut une où nous eûmes besoin de quatre jours entiers pour arriver au sommet. En y arrivant, je fus pris d’un étourdissement de tête que je crus devoir attribuer à l’extrême subtilité de l’air. Elle me parut beaucoup plus élevée que celles dont M. Dampier a donné la description, et que nous avions traversées ensemble sous le capitaine Shap. La cime de toutes les autres était au-dessous de nous, et souvent des nuées épaisses nous empêchaient de voir les terres basses qui nous environnaient. Nous n’eûmes pas moins de peine à descendre de cette étrange hauteur ; mais, en descendant, mon cerveau se dégageait par degrés des vapeurs qui m’avaient étourdi.

« Nous trouvâmes au pied de la montagne une rivière qui coulait vers la mer du Nord, et quelques maisons sur ses rives. On nous y fit un accueil qui nous fit oublier six jours d’une cruelle fatigue, pendant lesquels nous n’avions eu pour le repos de la nuit, qu’un hamac suspendu entre deux arbres, avec un peu de maïs pour unique nourriture. Nous arrivâmes bientôt au bord de la mer, où nous fûmes surpris de rencontrer quarante des principaux du pays, qui nous félicitèrent sur le succès de notre voyage. Nous ignorions qu’un de nos guides avait été détaché pour les informer de notre arrivée. Loin d’être nus comme les Américains des montagnes, ils avaient de fort belles robes blanches et bordées de franges, qui leur descendaient jusqu’à la cheville du pied. Chacun était armé d’une demi-pique. Leurs caresses furent vives. Nous leur demandâmes s’ils n’avaient pas vu quelques vaisseaux de l’Europe : ils répondirent qu’il n’y en avait point sur la côte ; mais que, si nous souhaitions d’être mieux instruits, il était aisé de nous satisfaire.

« Ils firent appeler aussitôt quelques-uns de leurs devins. Il en vint trois ou quatre, auxquels on n’eut pas plus tôt déclaré ce qu’on attendait d’eux, qu’ils firent des préparatifs pour leur conjuration. Ils commencèrent par se renfermer dans une partie de la cabane où nous étions, pour y faire plus librement leurs cérémonies ; et si nous n’eûmes pas le plaisir de les voir, nous eûmes du moins celui de les entendre. Tantôt ils poussaient de grands cris en contrefaisant ceux de divers animaux ; tantôt c’étaient des pierres et des coquilles qu’ils faisaient heurter les unes contre les autres. Ils joignaient à ce bruit le son d’une espèce de tambour et d’un autre instrument composé de cordes et d’os de bêtes. D’effroyables hurlemens succédaient par intervalles, et de temps en temps toute cette infernale musique était interrompue par le plus profond silence. La conjuration avait déjà duré plus d’une heure, lorsque les devins, surpris de ne recevoir aucune réponse, conclurent que le silence de leur divinité venait de notre présence dans la même maison. Ils nous obligèrent d’en sortir, et l’opération fut recommencée. Le succès n’en fut pas plus heureux ; une nouvelle recherche dans la cabane leur fit découvrir quelques-unes de nos hardes pendues au mur ; ils les jetèrent brusquement dehors. Ensuite, rien ne s’opposant plus à leurs désirs, ils parurent satisfaits ; et nous les vîmes bientôt sortir de leur retraite, en sueur et fort agités. Ils allèrent d’abord se laver dans la rivière ; ensuite, venant à nous, ils nous dirent qu’avant dix jours il arriverait deux vaisseaux ; que nous entendrions tirer deux coups de canon, et qu’un de nos compagnons perdrait la vie. En effet, le matin du dixième jour nous entendîmes les deux coups, et nous découvrîmes deux vaisseaux qui s’arrêtèrent à la caye de la Sonde. Notre impatience nous fit entrer sur-le-champ dans un canot pour nous rendre au quai. En traversant la barre, le canot se renversa, et M. Gobson tomba dans l’eau. Nous n’eûmes pas peu de peine à l’en tirer ; mais enfin, l’ayant repris à bord y nous espérâmes que la prédiction ne s’accomplirait pas sur lui. Cependant il avait avalé tant d’eau, qu’après savoir langui trois ou quatre jours, tous nos soins ne purent l’empêcher de mourir à la caye de la Sonde.

« Nous nous approchâmes des deux vaisseaux. C’était une felouque anglaise, avec une tartane espagnole, que les Anglais avaient enlevée depuis quelques jours. La forme de la tartane nous effraya, et ne causa pas moins d’épouvante à quelques Américains qui nous accompagnaient. Ils regardaient les Espagnols, comme leurs plus grands ennemis : mais, quoique nous ne les crussions pas moins les nôtres, et que nous ignorassions encore lequel des deux bâtimens était soumis à l’autre, nous eûmes l’audace de nous avancer jusqu’au vaisseau anglais, où nous reconnûmes M. Dampier, et plusieurs de nos anciens compagnons. Ils nous reçurent avec des transports de joie : je fus le seul qu’ils ne reconnurent pas tout d’un coup. Comme j’étais peint à la manière des Américains et nu comme eux, à la réserve de mon haut-de-chausse, que j’avais repris après avoir quitté Lacenta, je voulus me donner le plaisir de voir si mes anciens amis me reconnaîtraient dans ce déguisement, et je pris la posture ordinaire des naturels du pays, qui est de se tenir assis sur les jarrets. On fut plus d’une heure à me considérer, sans pouvoir se rappeler qui j’étais. Enfin quelqu’un s’écria : « Eh ! c’est notre docteur Waffer, c’est lui-même » ; et tout le monde ouvrit aussitôt les yeux. Je me lavai, je n’épargnai rien pour effacer les traces de ma peinture ; mais le soleil les avait séchées depuis si long-temps, que je ne pus les ôter tout-à-fait qu’avec une partie de ma peau. »

Lorsque les habitans de l’isthme doivent partir pour la guerre, ils se peignent le visage de rouge, les épaules et l’estomac de noir, et le reste du corps de jaune, ou de quelque autre couleur. Quelques-uns, mais en petit nombre, rendent ces traits ineffaçables en se faisant piquer la peau d’une pointe d’épine pour appliquer les couleurs sur les parties piquées. Ils ne portent ordinairement aucune sorte d’habits. Les femmes ont seulement à la ceinture une pièce de toile ou de drap qui leur tombe jusqu’aux genoux ; mais les hommes sont absolument tout nus, et n’observent la bienséance naturelle qu’en se couvrant d’une feuille de bananier tournée en forme d’entonnoir, et soutenue par un cordon qu’ils se lient autour du corps. Cette nudité habituelle n’empêche point qu’ils n’estiment les habits. Un Américain qui obtient une vieille chemise de matelot la porte avec affectation, et paraît en devenir plus fier. Ceux de la côte du nord ont même de longues robes de coton, qu’on ne peut mieux comparer qu’aux blouses de nos voituriers, excepté que les manches en sont larges et ouvertes, et qu’elles ne vont qu’à la moitié du bras ; mais ils n’en font usage que dans les occasions solennelles. Leurs femmes les leur portent dans des corbeilles jusqu’au lieu de l’assemblée. Ils s’en parent avec soin, et se promènent ensemble dans cet équipage autour de l’habitation.

Un autre ornement des hommes est une plaque d’or ou d’argent, qu’ils portent sur la bouche. Ces plaques sont de forme ovale, et descendent si bas, qu’elles couvrent la lèvre inférieure. Elles sont échancrées au-dessus, ce qui forme une espèce de croissant dont les deux pointes aboutissent au nez. On ne nous dit pas comment elles tiennent à cette partie du visage ; mais on ajoute que la manière dont elles sont posées sur la bouche leur donne un mouvement continuel. Cette parure n’est employée que les jours de fête ou de conseil. Les plaques, qui se portent dans d’autres temps sont plus petites, et ne couvrent point les lèvres.

Au lieu de plaque, les femmes ont un anneau qui leur pend de même, et dont la grandeur est proportionnée au rang de leurs maris ; les plus massifs sont de l’épaisseur d’une plume d’oie, et leur forme est exactement ronde. Elles se les attachent sur le nez, qui s’abaisse insensiblement sous le poids ; d’où il arrive que, dans un âge avancé, le nez leur descend jusqu’à la bouche. Les plaques et les anneaux sont ôtés pour manger, mais on se les remet aussitôt ; et quoiqu’ils branlent sans cesse sur les lèvres, ils ne diminuent point la liberté de parler. Les chefs portent un anneau à chaque oreille dans les occasions d’éclat ; et deux grandes plaques d’or, l’une sur l’estomac, l’autre au dos. Ces plaques, qui ont dix-huit pouces de long et la figure d’un cœur, sont percées par le haut, et tiennent par des fils aux anneaux de chaque oreille. Lacenta portait sur la tête, les jours de conseil, un diadème composé d’une feuille d’or, large de huit à neuf pouces, dentelée par le haut comme nos scies, et doublée d’un réseau de petites cannes. Tous ceux qui l’accompagnaient avaient autour de la tête un réseau de cannes de la même forme, c’est-à-dire dentelé, mais sans feuilles d’or, peint de rouge, et surmonté de longues plumes de diverses couleurs, qui formaient un beau panache. Le diadème de Lacenta était sans plumes.

Outre ces ornemens particuliers, il y en a de communs aux deux sexes. Ce sont des cordons ou des chaînes de dents et de coquilles, qu’ils s’attachent au cou, et qui leur descendent sur la poitrine. Les chaînes de dents, qui passent pour des dents de jaguar, sont faites avec beaucoup d’art, et si bien rangées, qu’on les prendrait pour une masse d’os continue. On n’en voit qu’aux principaux habitans ; ceux du commun portent des cordons de coquilles, dont ils ont quelquefois trois ou quatre cents autour du cou, sans ordre, et les unes sur les autres. Les femmes, en général, les portent réunies en un paquet. On ne voit jamais plus de deux cordons aux enfans : au reste, cette parure n’est en usage que les jours de fête. Aux cordons de cou les femmes joignent des bracelets de même matière ; et tous ces ajustemens, dont elles sont quelquefois chargées, leur donnent une sorte de grâce.

Leurs cabanes sont ordinairement écartées les unes des autres, surtout dans les nouvelles habitations, et sont toujours au bord d’une rivière. En quelques endroits néanmoins, il s’en trouve assez pour former de petites villes, s’il y avait plus d’ordre dans leur position ; mais elles sont dispersées sans aucune forme de rues. Ils changent de canton lorsqu’ils jugent que celui qu’ils habitent est trop connu des Espagnols. Leurs migrations leur causent peu d’embarras, parce qu’ils n’ont point de fondemens à jeter pour leurs édifices. Ils font seulement quelques trous dans la terre ; ils y enfoncent des pieux de sept à huit pieds de haut, et les entrelacent de bâtons qu’ils enduisent de terre. Les toits sont composés de petits chevrons, assez bien rangés et couverts de feuilles. On ne remarque d’ailleurs aucune sorte de régularité dans ces cabanes : elles sont longues d’environ vingt-cinq pieds, sur huit ou neuf de large. Un trou qu’on laisse au sommet du toit sert de cheminée ; et le feu, qui n’est jamais bien grand dans une contrée si chaude, se fait sur la terre, au milieu de la cabane. Il n’y a point de séparations, ni d’étages. Toute la famille est logée dans le même lieu, et chacun a son hamac suspendu au toit pour le repos de la nuit.

Les habitations, qui sont proches l’une de l’autre, ont une espèce de fort commun, long d’environ cent trente pieds, et large de vingt-cinq, dont les murs n’en ont pas plus de dix de hauteur ; mais ils sont percés de toutes parts d’un grand nombre de trous, par lesquels on peut voir approcher l’ennemi, et lui décocher des flèches. Les peuples de cette région n’ont pas d’autre manière de se défendre. Cependant, s’il y a quelque défilé qui puisse servir à fermer l’entrée d’une habitation, ils y mettent une barrière, et dans quelques endroits, comme au château de Lacenta, ils plantent des arbres à si peu de distance les uns des autres, que cette clôture est fort difficile à pénétrer. Une famille, choisie pour faire sa demeure dans le fort, est chargée d’y entretenir la propreté, parce qu’il sert aussi pour les assemblées du conseil.

La terre n’est cultivée qu’autour de chaque maison. Lorsqu’une habitation change de lieu, le premier soin de chacun est de défricher son champ, et d’abattre les arbres, qui demeurent couchés deux ou trois ans dans la place où ils tombent, jusqu’à ce qu’ils soient assez secs pour être brûlés. On ne prend pas même la peine de déraciner les souches ; mais la terre étant remuée dans les intervalles, on y fait des trous avec les doigts, et dans chaque trou on met deux ou trois grains de maïs. Le temps de semer est au mois d’avril, pour recueillir en septembre. Les épis sont arrachés avec la main : on fait sécher le blé ; on le réduit en poudre, en l’écrasant avec des pierres fort unies. Ce n’est pas pour en faire du pain ou des gâteaux, mais diverses sortes de boissons, dont la principale se nomme chicacopa, et se fait en laissant tremper la poudre de maïs pendant plusieurs jours. Ils en font une autre, nommée misla, et l’on en distingue deux sortes : l’une composée de bananes fraîchement cueillies, qu’on fait rôtir et qu’on écrase dans une gourde après les avoir pelées ; le jus qui en sort se mêle avec une certaine quantité d’eau : la seconde misla est composée de bananes sèches, réduites en gâteaux. Comme ce fruit ne peut se conserver long-temps lorsqu’il est cueilli dans sa maturité, on le fait sécher à petit feu sur une machine de bois de la forme de nos grils, et l’on en fait des gâteaux, dont on garde une provision. C’est ce qui sert de pain aux Américains de l’isthme. Ils en mangent avec leurs viandes, ils en portent dans leurs voyages, surtout lorsqu’ils n’espèrent point trouver de bananes mûres. Les ignames, les patates et la cassave sont employés au même usage. Il n’y a point d’habitations où ces divers alimens ne se trouvent en abondance ; mais on n’y voit aucune Herbe potagère. L’assaisonnement commun est le piment, dont chaque cabane est toujours bien pourvue.

Les hommes, moins paresseux que dans les régions plus méridionales, se chargent ici de nettoyer les plantations, d’abattre les arbres, et de faire tout ce qu’on nomme le gros ouvrage ; ce qui n’empêche point que le travail des femmes ne soit fort pénible. Elles plantent le maïs, et le nettoient. Elles préparent les boissons, les bananes, les ignames, et les autres alimens. Dans les voyages, elles portent les ustensiles et les vivres. Mais quoiqu’elles fassent ainsi les plus viles fonctions de chaque famille, elles n’en sont pas plus méprisées de leurs maris, qui, loin de les traiter en esclaves, les aiment et les caressent beaucoup. Jamais on ne voit un Américain de l’isthme battre sa femme ni lui dire une parole dure, quoique la plupart soient querelleurs dans l’ivresse. D’un autre côté, les femmes servent leurs maris avec affection, et sont généralement d’un bon naturel. Elles ont de la complaisance l’une pour l’autre, et beaucoup d’humanité pour les étrangers.

Lorsqu’une femme est accouchée, ses amies et ses voisines la portent aussitôt à la rivière, elle et son enfant, et les lavent tous deux dans l’eau courante. L’enfant est enveloppé dans une écorce d’arbre qui lui sert de lange, et couché dans un petit hamac. On continue de le nettoyer soigneusement, et toujours avec de l’eau froide. Les pères et mères sont idolâtres de leurs enfans. L’unique éducation des garçons est d’apprendre à nager, à tirer de l’arc, à jeter la lance ; et leur adresse à ces exercices est admirable. Dès l’âge de dix ou douze ans, ils accompagnent leurs pères à la chasse et dans leurs voyages : les filles demeurent dans l’habitation avec les vieilles femmes. Ils vont nus, les uns et les autres, jusqu’à l’âge de treize ou quatorze ans. Alors les filles mettent leur pagne, et les garçons leur entonnoir.

Les filles sont formées de bonne heure aux devoirs domestiques. Elles aident leurs mères dans leur travail. Elles tirent des cordons d’écorce ; elles font de la soie d’herbe ; elles épluchent le coton, et le filent pour leurs mères qui en font de fort bonne toile. Leur métier est un rouleau de bois, long de trois pieds, qui tourne entre deux poteaux. Elles mettent autour du rouleau des fils de coton de la grandeur qu’elles veulent donner à la toile ; car elles n’en font jamais dans le dessein de la couper. Elles tordent le fil autour d’une petite pièce de bois, entaillée de chaque côté ; et prenant d’une main tous les fils de la trame, elles conduisent le travail de l’autre. Mais, pour serrer les fils, elles frappent le métier, à chaque tour, avec une longue pièce de bois mince et ronde, qui croise entre le cordon de la trame. Les filles tressent aussi le coton pour en faire des franges, et préparent les cannes dont se font les paniers. Ce sont les hommes qui achèvent l’ouvrage. Ils teignent d’abord les cannes de différentes couleurs ; ensuite, les mêlant pour les tresser, avec une propreté singulière, ils en font non-seulement des paniers et des corbeilles, mais même des coupes, si serrées et si fermes, que, sans être revêtues de laque ou de vernis, elles peuvent tenir toute sorte de liqueurs. Ces coupes leur servent pour boire, comme leurs calebasses. Enfin les paniers, qu’ils font avec le même art, sont si forts, qu’on ne peut les écraser.

Lorsque les filles entrent dans l’âge nubile, elles demeurent enfermées dans leur famille jusqu’à ce qu’on les demande en mariage ; et leur visage est couvert d’un petit voile de coton qu’elles portent devant leur père même. Le nombre des femmes n’est fixé par aucune loi. Waffer en donne sept à Lacenta, qui n’allait jamais à la chasse, ni à la guerre, sans en trouver une dans le lieu où il devait passer la nuit. Mais si la polygamie est permise aux habitans de l’isthme, l’adultère est puni avec beaucoup de rigueur. La mort suit de près le crime. Cependant, si la femme jure qu’on l’a forcée, elle obtient grâce, et l’homme seul porte la peine ; mais si le crime est prouvé, lorsqu’elle le nie, elle est brûlée vive. Ils ont d’autres lois de la même sévérité. Un voleur est condamné sans pitié. Le supplice d’un homme qui débauche une fille vierge est de lui enfoncer dans l’urètre un petit bâton hérissé d’épines, qu’on lui tourne plusieurs fois. Ce tourment est si douloureux, qu’il cause ordinairement la mort ; mais on laisse au coupable la liberté de se guérir, s’il le peut.

Les mariages sont précédés d’une cérémonie fort bizarre. Le père, ou, en son absence, le plus proche parent de la fille, doit la tenir enfermée pendant sept nuits sous sa seule garde, pour lui marquer apparemment le regret qu’il a de la quitter. Ensuite il la livre à son mari. Tous les habitans du canton sont invités à la fête. Les hommes apportent des haches pour le travail ; et les femmes, chacune leur demi-boisseau de maïs : les garçons apportent des fruits et des racines, et les filles du gibier et des œufs. Personne n’arrive sans un présent. Chacun met le sien devant la cabane nuptiale, et s’en écarte jusqu’à la fin de cette procession. Alors les hommes entrent les premiers dans la cabane et le marié les reçoit l’un après l’autre, en leur présentant une coupe remplie de quelque boisson forte. Les femmes succèdent immédiatement, et reçoivent aussi une coupe de liqueur. Ensuite les garçons et les jeunes filles sont introduits de même. Lorsque tous les convives sont rassemblés, on voit paraître les pères des deux parties. Celui du garçon fait un assez long discours, après lequel il commence à danser avec mille contorsions, jusqu’à perdre haleine. Ensuite, se mettant à genoux, il présente son fils à la mariée, dont le père est aussi à genoux, et la tient par une main. Alors celui-ci se lève et danse à son tour. Après cette danse, les deux époux s’embrassent, et le jeune homme rend la fille à son père. Aussitôt les hommes, armés de leurs haches, courent, en sautant, vers une petite portion de terre qui est assignée pour la plantation des deux époux, et commencent à travailler en leur faveur. Ils abattent les arbres et défrichent le terrain. Les femmes et les enfans y sèment du maïs ou d’autres grains convenables à la saison. Tous ensemble y bâtissent une cabane, qui doit être la demeure des jeunes mariés. Après les en avoir mis en possession, chacun pense à faire du chicacopa. On en fait beaucoup, et l’on en boit sans modération : mais, avant la chaleur de l’ivresse, le marié prend les haches et toutes les armes offensives, qu’il pend au plus haut chevron de la cabane. Cette fête dure aussi long-temps qu’il reste de quoi boire, c’est-à-dire, ordinairement trois ou quatre jours.

Il se fait des festins dans d’autres occasions, telles que l’assemblée d’un grand conseil. Les Américains parlent peu dans ces parties d’amusement. Ils boivent à la santé les uns des autres, et se présentent la coupe après avoir bu. Mais ils ne paraissent faire aucune attention à leurs femmes, qui se tiennent debout pour les servir. Elles prennent la coupe des mains de ceux qui viennent de boire, et ne la rendent qu’après l’avoir rincée. Jamais elles ne boivent ni ne dansent publiquement avec les hommes. Elles attendent, pour se réjouir entre elles, que leurs maris se soient retirés ; et le soin qu’elles prennent d’eux est extrême lorsqu’ils ont bu jusqu’à l’ivresse. Elles s’entr’aident pour les porter dans leurs hamacs, où elles leur jettent de l’eau pour les rafraîchir, et ne les quittent point qu’ils ne soient bien endormis. Alors elles vont se divertir ensemble et s’enivrer à leur tour.

Une des principales occupations des hommes est de faire des flèches et des lances. Ils font aussi quelques instrumens de musique, surtout une espèce de flûtes de roseaux, dont ils aiment à jouer, et qui forment un étrange concert. C’est au son de ces flûtes qu’on les voit danser. Ils se joignent en rond, les mains étendues sur leurs épaules, et se tournent de tous côtés avec une furieuse agitation. Les plus adroits se détachent du cercle pour faire des sauts et d’autres tours de souplesse. Dans une assemblée nombreuse, la danse dure un jour entier. Ensuite ils se jettent tous dans la rivière pour s’y rafraîchir.

Mais leur plus cher exercice, c’est la chasse. Ils prennent tant de plaisir à tirer, qu’à tout âge ils ne sauraient voir voler un oiseau sans lui décocher une flèche, et rarement ils manquent leur coup. Jamais ils ne s’écartent de leurs cabanes sans être armés de leur arc et d’une lance ou d’une hache. Outre leurs chasses particulières, qu’ils recommencent lorsque leur provision de viande est épuisée, ils font souvent des chasses solennelles, pour lesquelles ils s’assemblent en grand nombre. Un conseil est ordinairement suivi d’une partie de chasse, dont ils fixent le jour. Ces parties durent quelquefois vingt jours, suivant la quantité de gibier qu’ils rencontrent. Les femmes en sont aussi, mais pour servir les hommes et porter les provisions ; ce sont des paniers de bananes, d’ignames, de patates et de racines rôties. Dans les bois, elles trouvent des bananes vertes, qu’elles apprêtent sur-le-champ. La farine de maïs n’est point oubliée, pour en faire du chicacopa. L’usage commun pour le gibier que les chasseurs tuent, est de manger sur-le-champ ce que la chaleur peut corrompre, et d’emporter ce qui peut être gardé. Chaque nuit ils logent dans le lieu où ils se trouvent vers le coucher du soleil, pourvu que ce soit près d’une rivière ou d’un ruisseau, ou sur le penchant d’une montagne. Ils suspendent leurs hamacs entre deux arbres, et font un feu qui dure toute la nuit. On attribue une propriété fort singulière à leurs chiens. Quand ces animaux ont lassé un pécari, ils l’entourent ; et, n’osant se jeter sur lui, ils le tiennent enfermé au milieu d’eux jusqu’à l’arrivée de leurs maîtres ; alors ils se retirent tous pour se garantir des flèches. Un Américain qui a blessé une bête sauvage court et l’achève d’un coup de lance. Après l’avoir tuée, il l’éventre, jette ses entrailles, lui croise les jambes, dans lesquelles il passe un bâton, et la porte sur ses épaules à sa femme. On observe qu’ils ne mangent d’aucun animal sans l’avoir fait saigner. S’ils prennent un oiseau vif, ils le percent avec la pointe d’une flèche pour en tirer tout le sang. Lorsqu’ils veulent conserver la chair des bêtes sauvages, ils la font dessécher sur le feu en plein air, avec autant de succès que les boucaniers, quoique avec moins de préparation. Cette venaison, qui ressemble à notre bœuf fumé, se garde long-temps. Ils en coupent des tranches, qu’ils mettent dans un vaisseau de terre avec des racines et quantité de piment. Jamais ils ne font bouillir cette composition ; elle demeure couverte pendant sept ou huit heures sur la cendre chaude. On ne leur voit pas manger de chair plus d’une fois le jour ; mais ils mangent à toute heure des bananes et d’autres fruits. Chaque cabane est pourvue d’une grosse pièce de bois qui leur sert de table, et de petits troncs sur lesquels ils se placent à l’entour. Dans les fêtes, ils dressent une longue table, ils y étendent de grandes feuilles de bananiers, qui leur servent de nappe, et chacun a près de soi, par terre, à la droite, une calebasse pleine d’eau. Ils y avancent le pouce et l’index de la main droite, les portent au plat ; et pour chaque morceau qu’ils mangent ils trempent ces deux doigts dans la calebasse d’eau. Ils ne mangent aucune sorte de pain avec leur viande ; mais ils ont une petite masse de sel dont ils se frottent de temps en temps la langue pour s’exciter le goût.

Dans leurs voyages, le soleil leur sert de guide : mais si l’épaisseur des nuages ou quelque autre accident leur cause de l’embarras, ils ont recours aux arbres, dont ils observent l’écorce ; et le côté le plus épais leur fait connaître celui du midi. Ils marchent ordinairement par les bois, les marécages et les rivières, plutôt que par les chemins battus, soit par la crainte de rencontrer des Espagnols, soit uniquement pour l’avantage de leur chasse. Les hommes et les femmes, jusqu’aux enfans, traversent les rivières à la nage ; mais ils se servent de canots ou de radeaux pour les descendre. Lorsqu’on leur demande le chemin, ils ont une manière de l’enseigner qui leur est propre : en apprenant où l'on veut aller, ils font tourner le visage au voyageur du même côté ; et, pour lui marquer quand il arrivera, ils lui font fixer les yeux sur quelque partie de l’arc que le soleil décrit dans leur hémisphère. Suivant qu’il est plus bas ou plus élevé, à l’orient comme à l’occident du méridien, ils annoncent non-seulement le jour auquel on peut arriver, mais si c’est le matin ou l’après-midi, et l’heure même de l’un ou de l’autre.

Ils ne distinguent les semaines, les jours et les heures que par des signes qu’ils savent faire entendre à ceux mêmes qui ignorent leur langue, et le temps passé que par les lunes. Leur manière de compter est par unités et par dizaines, jusqu’à cent ; mais ils ne vont point au delà. En allant dans la mer du Sud, le capitaine Sharp avait trois cents hommes sous ses ordres. Les Américains voulurent compter ce nombre. Un d’entre eux s’assit, en tenant deux poignées de grains de maïs, dont il mettait un dans son panier à chaque Anglais qu’il voyait passer. Il en avait déjà compté une grande partie, lorsqu’un accident renversa le panier et fit tomber les grains ; il parut extrêmement fâché qu’on eût troublé son calcul. Un autre, s’écartant un peu du chemin, entreprit aussi le même compte, et crut l’avoir fait ; mais ses compagnons lui ayant demandé quel était le nombre des étrangers, il ne put le dire. Enfin, quelques jours après, vingt ou trente des plus graves recommencèrent le calcul, et n’y réussirent pas mieux, apparemment parce qu’il excédait leur arithmétique. Ils se mirent alors à disputer avec beaucoup de chaleur, jusqu’à ce qu’un d’entre eux, pour terminer la dispute, prit en main tous ses cheveux et les remua devant rassemblée. C’était faire entendre que le compte était impossible, et cette déclaration les mit tous d’accord.

Ils n’ont ni temple ni culte. On y envoie des missionnaires qui convertissent, dit-on, des sept ou huit cents hommes à la fois ; de sorte que, depuis qu’ils y vont, tous ces pays devraient être absolument chrétiens. Cependant, dit Corréal, le christianisme de Tierra-Firme ne fait pas grand bruit dans le monde. Gomara fait consister la principale religion de l’isthme et des peuples voisins dans la crainte du diable, qu’ils peignent, dit-il, sous diverses figures, telles qu’il les prend quelquefois pour se montrer. Il est assez étrange que, dans un long séjour avec eux, Waffer n’ait remarqué aucune apparence de cérémonie religieuse, d’adoration ou de sacrifice, et qu’il ne parle que de la confiance qu’ils ont pour leurs devins, sans nous apprendre même quelle idée ils se forment des puissances ou des esprits qu’ils invoquent, et sans paraître douter lui-même, comme on l’a vu, de la vente de leurs prédictions. Il paraît qu’ils n’ont aucune idée d’une vie future, et que toutes leurs vues sont bornées à l’usage de leurs facultés naturelles. S’ils étaient autrefois anthropophages, suivant le reproche des Espagnols, qui prirent ce prétexte pour les traiter avec la dernière cruauté, il ne paraît point qu’il leur reste la moindre trace de cette barbare inclination, ou du moins Waffer ne les en soupçonne que dans leurs guerres, qui se renouvellent quelquefois contre leurs anciens destructeurs.

De toutes les villes situées sur le golfe de Darien, Cathagène est la plus célèbre. Elle est située par 10° 25′ de latitude nord, et 77° 50′ de longitude à l’ouest de Paris.

Un lecteur curieux d’origines se rappellera sans doute que la baie de Carthagène et les pays anciennement nommés Calamari furent découverts en 1502 par Rodrigues de Bastides. Deux ans après, les Espagnols, ayant entrepris de s’y établir, trouvèrent une résistance à laquelle ils ne s’étaient pas attendus. Les habitans étaient extrêmement belliqueux ; leurs armes étaient des flèches empoisonnées, dont les plus légères blessures étaient mortelles. Alphonse d’Ojéda, qui vint ensuite dans le pays avec La Cosa et Améric Vespuce, n’y obtint pas plus de succès. Il fut remplacé par Grégoire Hernandez d’Oviedo. Enfin les naturels du pays furent domptés par Heredia, qui établit et peupla la ville de Carthagène en 1527.

Les avantages de sa situation l’ayant bientôt rendue florissante, elle fut exposée, dès l’an 1544, à l’invasion de quelques aventuriers français, et quarante ans après, à celle de l’Anglais Drake, qui la réduisit en cendres ; réparée et depuis exposée à de nouveaux désastres, pillée par les Français en 1597, et attaquée en vain par les Anglais en 1741, elle était au plus haut point de splendeur quelque temps avant cette dernière époque, lorsque don Antoine Ulloa vint la visiter. Rien n’est plus admirable que sa vue ; du côté de la campagne et de la mer, elle n’a rien qui la borne. La ville et son faubourg que d’autres nomment la basse ville, sont fortifiés régulièrement.

Elle est une des plus belles villes de l’Amérique, composée de cinq grandes rues, droites et bien pavées, dont chacune a plus d’un demi-mille de long : les maisons sont de pierre et fort bien bâties, toutes avec des balcons et des jalousies de bois, matière plus durable pour ces ouvrages que le fer, qui serait bientôt rouillé et détruit par l’humidité, dont les murailles même se ressentent. Une rue plus longue et plus large que toutes les autres traverse la ville entière et forme une grande place au centre. La cathédrale s’élève au-dessus de tous les autres édifices, et ne renferme pas moins de richesses dans son sein qu’elle étale de magnificence au-dehors. Les édifices sont généralement d’une beauté extraordinaire. On fait monter le nombre de ses habitans à vingt-quatre mille, dont plus de quatre mille sont Espagnols, et le reste de race américaine, ou nègres et mulâtres ; la plupart si aisés, qu’ils passeraient pour riches dans toute autre contrée du monde.

Le gouverneur fait sa résidence ordinaire dans la ville. Il était indépendant, pour le militaire, avant 1739 : mais, depuis l’érection de la vice-royauté de la Nouvelle-Grenade, il en relève dans les affaires de cette nature, comme on appelle pour les affaires civiles à l’audience de Santa-Fé. La juridiction spirituelle de l’évêque s’étend aussi loin que le gouvernement militaire et civil.

C’est dans la baie de Carthagène que les galions arrivaient pour y attendre que l’armadille du Pérou se fût rendue devant Panama. « Au premier avis qu’ils en reçoivent, dit Ulloa, ils prennent la route de Porto-Bello, où se tient une foire, après laquelle ils reviennent faire dans la baie les provisions nécessaires à leur retour, et bientôt ils se hâtent de remettre à la voile. Dans leur absence, la baie est déserte. À peine y voit-on quelques bélundres ou felouques du pays, qui ne s’y arrêtent que pour le carénage ou le radoub.

« Carthagène étant la première échelle où se rendent les galions, on doit se faire une haute idée du commerce d’une ville qui reçoit les prémices de tout ce qui passe d’Espagne dans l’Amérique méridionale. En effet, les ventes, quoique dépouillées des formalités qui s’observent à Porto-Bello, y sont ordinairement fort considérables. Les négocians des provinces intérieures méridionales, telles que Santa-Fé, Popayan et Quito, y apportent leurs propres fonds, et ceux qu’on leur a confiés pour l’encomiada, c’est-à-dire pour des commissions. Ces fonds sont employés en marchandises et en provisions. Santa-Fé et Popayan ne pouvant recevoir les unes et les autres que par la voie de Carthagène, leurs marchands viennent dans cette ville avec de l’argent et de l’or monnayés, en lingots et en poudre ; ils apportent aussi des émeraudes, qui sont les pierreries les plus estimées dans ces régions, et dont il se trouve de riches mines dans l’intérieur du pays. Cependant, depuis que les émeraudes ont beaucoup perdu de leur prix en Europe, surtout en Espagne, où elles ne sont presque plus recherchées, ce commerce, qui était autrefois considérable, est extrêmement déchu.

« Pendant le temps que les galions passent à Carthagène, et que don Ulloa nomme la petite foire, on y voit quantité de boutiques ouvertes, soit au profit des Espagnols arrivés sur les galions, soit à celui des marchands de la ville. Les cargadores favorisent les uns et les autres en leur fournissant des marchandises à mesure qu’elles se vendent. Dans cet intervalle, tout le monde gagne. Les uns donnent à louage des chambres et des boutiques ; les autres tirent un prix avantageux des ouvrages de leur profession. Ceux qui ont des esclaves profitent de leur travail, dont le salaire augmente à proportion du besoin qu’on a d’eux. L’argent circule de toutes parts. Il en reste à quantité d’esclaves pour acheter leur liberté, après avoir payé à leur maître ce qu’ils doivent pour l’occupation journalière. Ces avantages s’étendent jusqu’aux plus misérables villages de la dépendance de Carthagène, par le seul prix des denrées, qui augmente naturellement avec la consommation.

« Mais ce mouvement ne dure que pendant le séjour des galions dans la baie. Après leur départ, tout rentre dans le silence et l’inaction ; aussi ce temps est-il nommé le temps mort. Le commerce particulier que la ville fait alors avec tous les autres gouvernemens se réduit à presqu’à rien. Elle reçoit de la Trinité, de la Havane et de Saint-Domingue quelques bélandres chargés de tabac et de sucre, qui reprennent pour cargaison du cacao de la Madeleine, des vases de terre, du riz et d’autres marchandises rares dans ces îles. Il se passe trois mois sans qu’on voie paraître un de ces bâtimens. On n’en fait pas partir beaucoup plus de Carthagène. Quelques-uns vont à Nicaragua, à Vera-Cruz, à Honduras, et plus souvent à Porto-Bello, à Chagre ou à Sainte-Marthe ; mais ce commerce est très-faible, parce que la plupart de ces lieux étant pourvus de ces mêmes denrées, on a peu d’occasions de trafiquer avec eux. Ce qui soutient Carthagène, en tiempo muerto, en temps mort, ce sont les bourgades de sa juridiction, d’où l’on apporte tout ce qui est nécessaire à la subsistance de ses habitans, dans des canots, ou dans une espèce de bateaux qu’ils nomment champanes. Les premiers côtoient toujours le rivage de la mer ; et les seconds viennent par la rivière de la Madeleine, ou par celle de Zenu. En échange des denrées, ils se chargent de quelques étoffes, dont les boutiques des négocians sont pourvues par les galions, ou quelquefois par les prises de quelques corsaires. Les subsistances du pays ne paient aucun droit. Chacun a la liberté de tuer dans sa maison les animaux dont il croit pouvoir vendre la chair dans un jour ; car celle même du porc ne se mange point salée à Carthagène, et les chaleurs ne permettent pas de la garder long-temps fraîche. Les denrées qu’on apporte d’Espagne, telles que l’eau-de-vie, le vin, l’huile, les amandes et les raisins secs, paient un droit d’entrée, et se vendent ensuite librement. Ceux qui les vendent en détail ne sont assujettis qu’à l’alcavala, droit imposé sur les échopes et les boutiques.

« Outre les marchandises qui font l’entretien de ce petit commerce intérieur, la ville a depuis long-temps un bureau pour l’assiente des esclaves nègres que les vaisseaux y apportent. Ils y restent comme en dépôt, jusqu’à ce qu’ils soient achetés pour les provinces intérieures, où ils sont employés aux plantations que les Espagnols nomment haziendas. Mais ce bureau et ceux des finances royales établis à Carthagène ne produisent pas même assez pour l’entretien des fortifications, du gouverneur, de la garnison et des autres officiers du roi : on y supplée par les deniers royaux de Santa-Fé et de Quito.

« À Carthagène, comme dans toutes les autres colonies de l’Europe, les habitans sont divisés en différentes races. Les blancs forment, comme ailleurs, deux espèces : celle des Européens, qu’on y appelle chapetons, et celle des créoles, ou des blancs nés dans le pays. Le nombre des premiers est peu considérable, parce que la plupart retournent en Europe après avoir gagné quelque chose, ou passent plus loin pour augmenter leur fortune. Ceux qui se sont fixés à Carthagène y font presque tout le commerce. Les créoles possèdent les terres : on en compte quelques familles d’une grande distinction, c’est-à-dire descendues d’aïeux nobles qui se sont établis dans la ville après y avoir exercé les premiers emplois. La plupart se sont maintenues dans leur lustre, en s’alliant dans le pays avec leurs égaux, ou avec des Européens employés sur les galions. Il se trouve quelques familles de blancs pauvres, entées sur des familles américaines, ou du moins alliées avec elles. Quand la couleur ne les trahit pas, ils se croient heureux d’être comptés au nombre des blancs.

« Mais la division est plus difficile entre les espèces qui doivent leur origine au mélange des blancs et des noirs. Après les noirs ou les nègres, et les mulâtres, qui viennent d’un blanc et d’une noire, ou d’un noir et d’une blanche, la troisième espèce, provenue des blanches avec les mulâtres, ou des mulâtresses avec les blancs, se nomme les tercerons. La quatrième est celle des quarterons, qui vient du mélange des tercerons avec les blancs. Enfin la cinquième, qui vient du mélange des quarterons et des blancs, est celle des quinterons. Comme les nuances s’éclaircissent sensiblement à chaque degré, il n’est plus question de race nègre au cinquième ; on ne distingue point les quinterons des blancs, ni pour les manières, ni pour la couleur. Les enfans d’un blanc et d’une quinterone portent le nom d’Espagnols. Ils sont si jaloux de cet honneur, que, si par hasard on s’y méprend, et qu’on les suppose d’un degré plus bas, ils se croient injuriés. Mais, avant d’arriver à cette classe, il y a des obstacles qui peuvent les en éloigner. Entre le mulâtre et le nègre, on distingue une race intermédiaire, nommée sambo, qui provient du mélange de ces deux races avec le sang américain, ou des deux races ensemble. La race du père fait une autre distinction. Entre les tercerons et les mulâtres, les quarterons et les tercerons, on compte ceux qui se nomment tente en el ayre, c’est-à-dire, enfans de l’air, parce qu’ils n’avancent ni ne reculent. Les enfans nés du mélange des quarterons ou des quinterons avec le sang mulâtre ou terceron sont nommés salto atras, c’est-à-dire saut en arrière, parce qu’au lieu d’avancer et de devenir blancs, ils ont reculé en se rapprochant de la race des nègres. De même, tous les enfans sortis du mélange avec le sang américain depuis le nègre jusqu’au quinteron, sont nommés sambos, de nègre, de mulâtre, de terceron, etc.

« Telles sont les races les plus communes : non qu’il ne s’en trouve beaucoup d’autres qui viennent de diverses unions ; mais les espèces en sont si obscures, que souvent ils ne savent pas eux-mêmes à quelle classe ils appartiennent. Ces castes ou races, à compter depuis les mulâtres jusqu’aux quinterons, sont toutes vêtues à l’espagnole, et d’habits fort légers, à cause de la chaleur du climat. Ils se livrent aux arts mécaniques, au lieu que les chapetons et les créoles regardent ces occupations comme indignes d’eux, et s’attachent uniquement au commerce, jusqu’à préférer la misère à l’humiliation d’exercer les métiers qu’ils ont appris en Europe.

« Entre toutes ces races, celle des nègres n’est pas la moins nombreuse : elle est divisée en deux classes : celle des nègres libres, et celle des esclaves, qui se subdivisent encore en créoles et en bozales, ou nouveaux-venus. Une partie de ces derniers est occupée à la culture des plantations. Ceux qu’on retient dans la ville y sont employés aux travaux les plus rudes, qui leur font assez gagner pour payer chaque jour à leurs maîtres une partie de leur salaire et pour se nourrir du reste. La chaleur les dispensant de porter aucune sorte d’habits, ils vont nus comme en Afrique, à la réserve d’un petit pagne de coton, dont ils se couvrent le milieu du corps. Les esclaves négresses ne sont pas autrement vêtues. Elles sont mariées à la campagne avec les nègres qui cultivent les champs, ou sans cesse occupées dans la ville à vendre des fruits, des confitures, des gâteaux de maïs ou de cassave, et d’autres plantes comestibles. Celles qui ont de petits enfans les portent sur les épaules pour se conserver la liberté des bras, et les nourrissent de leur lait sans les faire changer de situation. Leurs mamelles, dont elles laissent le soin à la nature, leur pendant quelquefois jusqu’au-dessous du ventre, il n’est pas surprenant qu’elles puissent les présenter par-dessous l’aiselle ou par-dessus l’épaule aux enfans qu’elles portent sur le dos.

« L’habillement des blancs est peu différent à Carthagène de celui que ses fondateurs y ont apporté d’Espagne ; l’étoffe en est seulement fort légère. Les vestes, par exemple, sont de toile fine de Bretagne, les culottes de même, et les pourpoints de taffetas uni, dont l’usage est général, sans aucune exception de rang. Les perruques y étaient encore si rares en 1735, qu’on n’en voyait qu’au gouverneur et à quelques officiers : au lieu de cravates, on se contente de fermer le cou de la chemise avec un gros bouton d’or, et le plus souvent on le laisse ouvert. Plusieurs vont nu-tête, et les cheveux coupés au chignon ; mais la plupart ont un bonnet blanc de toile fine. Ils portent, pour se rafraîchir, des éventails tissus d’une espèce de palme fine et déliée, en forme de croissant, avec un bout de la même palme qui sert de manche.

« Les femmes blanches ont une sorte de jupe nommée pollera, qu’elles attachent à la ceinture, et qui pend jusqu’aux talons, de taffetas uni et sans doublure. Un pourpoint leur couvre le reste du corps ; mais elles ne le portent que dans la saison qu’elles nomment hiver, et n’ont en été qu’un corset lacé sur la poitrine ; jamais elles ne sortent du logis sans la mantille et la jupe. Leur usage est d’aller à l’église dès trois heures du matin, pour éviter la chaleur du jour. Celles qui ne sont pas exactement blanches mettent par-dessus la pollera une jupe de taffetas de la couleur qu’elles aiment, à l’exception de la noire, qui leur est interdite. Cette jupe est toute percée de petits trous pour laisser voir celle qui est dessous. Elles se couvrent la tête d’un bonnet de toile blanche, de la forme d’une mitre, et fort garni de dentelles ; il est terminé par une pointe qui répond perpendiculairement au front : jamais elles ne paraissent sans cette coiffure. Les femmes de condition ne portent pour chaussure qu’une espèce de petites mules où il n’entre que la pointe du pied. Dans leurs maisons, elles ne quittent point leurs hamacs, et leur occupation est de s’y bercer pour se rafraîchir. Les hommes aiment aussi cette situation, quelque incommode qu’elle paraisse par la difficulté d’y bien étendre le corps.

» On ne vante ni l’application, ni le savoir des habitans de Carthagène ; mais il n’est pas surprenant qu’il y ait peu d’émulation dans un pays où l’on ne peut se proposer aucun avancement par l’étude des sciences : l’esprit et la pénétration ne laissent pas d’y être des qualités fort communes dans les deux sexes. On compte aussi la charité entre leurs principales vertus, surtout à l’égard des Européens qui, venant, suivant l’expression du pays, pour brusquer la fortune, ne trouvent souvent que la misère, et quelquefois même la mort. Les vaisseaux espagnols n’abordent jamais sans apporter une espèce d’hommes qu’on nomme pulizons, gens sans emploi, sans bien, sans recommandation, vrais aventuriers qui viennent chercher fortune dans un pays où ils ne sont connus de personne, et qui, après avoir long-temps couru les rues de la ville, sans rien trouver qui réponde à leurs espérances, ont pour dernière ressource le couvent des cordeliers, où ils reçoivent de la bouillie de cassave, moins pour apaiser leur faim que pour les empêcher de mourir. Le coin d’une place ou la porte d’une église est leur gîte pour la nuit. On les laisse dans cette misère, parce qu’il n’y a point d’habitant qui ose prendre confiance à leurs services. Quelquefois un négociant qui passe dans les provinces intérieures, et qui a besoin de grossir sa suite, choisit un de ces malheureux chapetons, qu’il emmène avec lui. Le chagrin d’une si triste condition et la mauvaise qualité de la nourriture les jettent enfin dans une maladie qui a pris d’eux le nom de chapetonade. Ils n’ont plus alors d’autre refuge que la Providence ; car on ne reçoit à l’hôpital de Carthagène que ceux qui paient les secours qu’ils demandent, et par conséquent la misère est un titre d’exclusion. C’est à ce point que le peuple les attend pour faire éclater sa charité. Les négresses et les mulâtresses libres s’empressent alors de les retirer dans leurs maisons, où elles les assistent et les font guérir à leurs dépens ; s’ils meurent entre leurs mains, elles les font enterrer, et leur zèle va jusqu’à faire dire pour eux des prières : et des messes. À la vérité les témoignages de compassion finissent, pour ceux qui reviennent à la santé, par un mariage avec leur bienfaitrice, ou avec quelqu’une de ses filles. Les pulizons qui n’ont pas le bonheur d’être assez malades pour intéresser la pitié de femmes de Carthagène, prennent à la fin le parti de se faire canotiers, ou de se retirer dans quelques villages pour y vivre de la culture des terres et du fruit de leur travail.

» L’eau-de-vie, le chocolat, les confitures et le miel sont la passion de tous les états et de toutes les races dans la ville de Carthagène. Celle du tabac à fumer est encore plus vive. Là tout le monde fume, hommes, femmes et enfans, sans distinction d’âge ni de rang. Les dames et les femmes blanches ne fument que dans l’intérieur de leurs maisons, mais cette retenue n’est pas imitée des autres castes. Les lieux ne sont pas plus distingués que les temps. La méthode commune est de fumer de petits rouleaux de tabac en feuille. Une femme tient entre ses lèvres l’extrémité d’un bout de tabac allumé, dont elle tire assez long-temps la fumée sans l’éteindre, et sans être incommodée du feu. Les femmes de la plus haute distinction s’accoutument à fumer dès l’enfance. Une des plus grandes marques d’estime et d’amitié qu’elles puissent donner aux hommes, c’est d’allumer pour eux du tabac, et de leur en présenter dans les visites qu’elles reçoivent. Ce serait aussi les offenser beaucoup que de refuser cette galanterie de leur main. Enfin la danse est encore une passion des deux sexes à Carthagène. Les bals commencent par quelques danses d’Espagne, et finissent par celles du pays, qui ne sont pas sans agrément pour les étrangers, surtout avec les chansons dont elles sont accompagnées.

» Le climat est excessivement chaud. Le 19 novembre 1735, le thermomètre se soutint à 1025 , sans autre variation en différentes heures que depuis 1024 jusqu’à 1026. La même année, à Paris, il monta, le 16 juillet à trois heures du soir, et le 10 d’août à trois heures et demie, jusqu’à 1205 , et ce fut la plus grande chaleur qu’on y sentit cette année ; par conséquent, la chaleur du jour le plus chaud du climat de Paris est continuelle à Carthagène. Mais la nature du climat se fait encore mieux sentir depuis le mois de mai jusqu’à la fin de novembre, qui est la saison de l’hiver, parce qu’alors les pluies, les tonnerres et les éclairs y sont si fréquens, que d’un instant à l’autre on voit les orages se succéder. Les rues de la ville sont inondées, et les campagnes submergées. On profite de ces occasions pour remplir les citernes, qui suppléent au défaut de rivière et de source. Outre celles des maisons particulières, il y en a de fort larges sous les terres-pleins des bastions. On a des puits en grand nombre, mais d’une eau saumache, qui n’est pas potable, et qui ne sert qu’aux usages domestiques.

» Depuis le milieu de décembre jusqu’à la fin d’avril, la chaleur est un peu diminuée par les vents du nord, qui rafraîchissent alors la terre. C’est néanmoins cet espace de temps qu’on nomme l’été, comme on donne le nom de petit été à celui qui est vers la Saint-Jean, parce que les pluies y cessent pendant un mois, et font place aux mêmes vents ; mais, en général, les chaleurs sont continuelles, avec peu de différence entre la nuit et le jour ; d’où il arrive que, la transpiration des corps l’étant aussi, tous les habitans ont une couleur si pâle et si livide, qu’on les croirait relevés de quelque grande maladie. Leurs actions mêmes s’en ressentent par une mollesse singulière, et le ton de leur voix par sa lenteur. Ceux qui arrivent de l’Europe conservent pendant trois ou quatre mois leurs forces et leur couleur ; mais, par degrés, ils deviennent semblables aux anciens habitans, c’est-à-dire qu’avec une assez bonne santé, ils paraissent en manquer.

» Ils sont sujets d’ailleurs à plusieurs sortes de maladies. Celle qui menace les Européens, et qu’on a déjà nommée chapetonade, par allusion au nom de chapeton, dont on ne nous apprend pas l’origine, emporte souvent une partie des équipages après l’arrivée des vaisseaux. Sa nature est peu connue. Elle vient à quelques-uns de s’être trop refroidis ; à d’autres, de quelque indigestion ; d’où suit un vomissement mortel, accompagné quelquefois d’un si furieux délire, qu’on est obligé de lier le malade pour l’empêcher de se déchirer en pièces. Il expire au milieu de ses transports, comme dans une espèce de rage.

» Une autre maladie fort commune à Carthagène et dans toute sa juridiction, c’est la lèpre, qu’on y nomme mal de Saint-Lazare. Ceux qui l’attribuent à la chair de porc, qui est la nourriture ordinaire du pays, ne font pas attention que cet aliment n’est pas moins commun dans d’autres contrées de l’Amérique, et que, par conséquent, il en faut chercher la cause dans la nature du climat. On a fondé, pour en arrêter la communication, un grand hôpital hors de la ville, proche d’une colline, où est le château qui en tire le nom de San-Lazaro. Tous ceux que l’on croit attaqués de la lèpre y sont renfermés sans distinction de sexe, d’âge ni de rang ; et, s’ils refusent d’y aller de bonne grâce, on emploie la force pour les y conduire. Mais le mal ne fait qu’augmenter entre eux, parce qu’on leur permet de s’y marier, et qu’il se perpétue dans leurs enfans, sans compter que, les revenus de l’hôpital étant médiocres, on laisse aux pauvres la liberté d’aller mendier dans la ville, au risque d’infecter ceux qui s’en laissent approcher. Aussi le nombre des malades est-il si grand, que l’enceinte de leur demeure a l’étendue d’une petite ville. Chacun y jouit d’une petite portion de terrain qu’on lui marque à son entrée. Il y bâtit une cabane proportionnée à sa fortune, où il vit sans trouble jusqu’à la fin de ses jours. Les souffrances inséparables de la lèpre n’empêchent point que ceux qui en sont attaqués ne vivent long-temps. On remarque aussi qu’elle excite vivement le feu des passions sensuelles, et c’est l’expérience des désordres qu’elles peuvent causer qui fait permettre le mariage aux malades.

Une maladie plus étrange, mais moins commune, est celle qui se nomme la culebrilla ou le dragonneau. Elle consisté dans une tumeur qui se forme entre les membranes de la peau, et qui augmente sans cesse, jusqu’à ce qu’elle occupe la circonférence de la partie qui en est attaquée. Elle se loge particulièrement aux bras, aux cuisses et aux jambes. Ses marques extérieures sont de faire enfler la peau, de l’enflammer, et d’y causer la gangrène. La manière de guérir ce mal est d’appliquer des suppuratifs à l’endroit où l’on croit découvrir ce qu’on appelle la tête du dragonneau ; et lorsque la peau commence à s’ouvrir, il en sort une espèce de petit filet blanc, qui passe pour un animal. On l’aide à sortir avec une carte roulée, à laquelle on l’attache avec un fil de soie, et tous les jours on prend soin de l’entortiller autour de la carte, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien dans la tumeur, qui ne tarde point ensuite à se dissiper d’elle-même. Cette opération demande beaucoup de patience et d’adresse.

En continuant de suivre la côte à l’est, on arrive à Sainte-Marthe, port de mer. Cette ville est bien déchue, quoique l’air y soit extrêmement salubre, et son havre sur et commode ; il est au fond d’une grande baie nommée Bocca-Grande, qui servit fréquemment de rendez-vous à l’époque des découvertes. Plus à l’est, on rencontre Rio de la Hacha, petit port dans un terrain fertile. Cette ville s’enrichissait autrefois par la pêche des perles. La province de Sainte-Marthe est très-fertile ; elle a des mines d’or et d’argent, des salines abondantes, ainsi que des fabriques de coton et de vaisselle de terre.

Entre Sainte-Marthe et Carthagène, par 11 degrés 8 minutes de latitude nord, se trouve l’embouchure du Rio Magdalena, fleuve qui prend sa source au versant oriental du Coconucu, volcan de la chaîne des Andes, situé un peu au sud de Popayan. Il coule du sud au nord ; son cours est d’environ trois cent quarante lieues. On peut le remonter avec des bâtimens assez considérables jusqu’à Honda, port le plus méridional qui soit sur ses bords ; il est situé par 5 degrés 16 minutes nord. Vis-à-vis d’Ibagué, petite ville qui est à dix-huit lieues au sud de Honda, le Rio Magdalena reçoit à droite le Bogota ou Fhunza, qui vient de Santa-Fé. Le Bogota est très-considérable, même dans les environs de cette capitale. « C’est peut-être inutilement, selon le récit de Bouguer, que l’on chercherait sur toute la terre une plus haute cataracte que celle qu’il forme quinze ou seize lieues au-dessous de cette ville, et à huit lieues de la Magdalena, dans un lieu nommé Tequendama. » On a su avec certitude, depuis Bouguer, que ce saut n’est pas le plus haut du globe ; mais on n’en connaît pas encore qui, à une élévation si considérable, réunisse une aussi grande masse d’eau. Le Bogota, qui, à peu de distance au-dessus du saut, conserve encore une largeur de deux cent soixante-dix pieds, se rétrécit beaucoup près de la cascade même, où la fissure qui sépare la montagne paraît formée par un tremblement de terre, et n’a qu’une quarantaine de pieds d’ouverture. À l’époque des grandes sécheresses, le volume d’eau qui, en deux bonds, se précipite à une profondeur de cinq cent trente pieds, présente un profil de vingt-une toises carrées. Lorsque l’on en approche, l’œil est ébloui par une clarté subite, due aux vapeurs blanches qu’élèvent sans cesse les rejaillissemens de l’eau qui se précipite sur les rochers avec un fracas épouvantable. Le sommet de la montagne qui environne la chute est couronné d’arbres majestueux, et couvert des plus belles fleurs. L’énorme masse des vapeurs qui s’élève de la cascade, et qui est précipitée par le contact de l’air froid, contribue beaucoup à la grande fertilité de la partie du plateau de Bogota, voisine de Tequendama.

La hauteur démesurée de cette chute peut servir à donner une idée de celle du plateau arrosé par la rivière qui la forme. Il est élevé à 1365 toises au-dessus du niveau de la mer. C’est pourquoi l’on y cultive les plantes de l’Europe tempérée, quoique Santa-Fé, capitale de la vice-royauté, soit située seulement à 4 degrés 35 minutes au nord de l’équateur : par la même raison le climat y est très-doux. L’air y est fort sain. Cette ville est le siége d’un archevêché, d’une audience et d’une université. À trois quarts de mille des murs coule le Bogota au milieu d’une plaine magnifique, où l’on jouit d’un printemps perpétuel. Les rues de Santa-Fé sont larges, bien alignées, bordées de belles maisons. La cathédrale est magnifique et fort riche. Le plateau de Santa-Fé, de même que celui de Mexico, est entouré d’une enceinte circulaire de montagnes. C’est à Muzo, dans la vallée de Tunca, près de Santa-Fé, que sont les principales carrières d’émeraudes.

Antioquia est la capitale d’une province riche en or, et où l’on ne peut entrer qu’à pied ou porté à dos d’hommes, à cause de la profondeur excessive des vallées, et de l’escarpement prodigieux des montagnes qui les entourent. Le Choco, à l’est d’Antioquia, peut passer pour le pays du monde le plus riche en or. Il pourrait en produire annuellement plus de vingt mille marcs par le lavage des terres, si, en rendant plus saine cette contrée, une des plus fertiles du Nouveau-Monde, l’on y fixait une population agricole ; mais le gouvernement espagnol n’a pas porté son attention sur le progrès de l’agriculture, première source des richesses véritables. Le pays le plus abondant en or est celui où la disette se fait le plus habituellement sentir. Habité par de malheureux esclaves africains, ou par des Indiens qui gémissent sous le despotisme des corrégidors, le Choco est resté ce qu’il était il y a trois siècles, un terrain couvert de forêts épaisses, sans traces de culture, sans pâturages, sans chemins. Le prix des denrées y est si exorbitant, qu’un baril de farine des États-Unis d’Amérique y vaut 64 à 90 piastres (340 à 480 francs). La nourriture d’un muletier y revient à une piastre ou une piastre et demie par jour ; le prix du fer s’y élève quelquefois à 40 piastres (410 francs) le quintal. Tel est l’effet qui résulte de ce que la population entière consomme sans rien produire.

Dans les provinces au sud et à l’ouest de Santa-Fé, l’on rencontre des ânes sauvages provenus de ceux qui ont été amenés d’Europe. Ils se sont beaucoup multipliés. On ne les prend pas sans peine. Les chasseurs s’assemblent en grand nombre à cheval et à pied ; on fait une battue pour resserrer les ânes dans quelque vallon. Lorsqu’ils se voient renfermés par un cercle d’hommes, ils tâchent de se sauver, et l’un d’eux n’a pas plus tôt fait une ouverture, que tous les autres le suivent à la file ; c’est le temps qu’on prend pour leur jeter des lacs. On renverse ceux qui sont arrêtés, avec le soin de leur mettre aussitôt des entraves aux jambes, et pendant le reste de la chasse on les laisse dans cette situation ; ensuite, pour les emmener plus facilement, on les attache avec des ânes domestiques. En liberté, ils sont si farouches, qu’on a peine à s’en approcher : ils ruent et mordent avec fureur. D’ailleurs le meilleur cheval les atteint difficilement à la course ; mais, dès la première charge qu’on leur met sur le dos, ils perdent leur légèreté et leur indocilité ; et, devenant fort paisibles, ils prennent bientôt cet air de lenteur et de stupidité qui est comme l’apanage de leur espèce. On observe qu’étant libres, ils ne peuvent souffrir qu’un cheval approche d’eux ; s’ils en voient paraître un dans le champ où ils sont en troupe, ils se jettent dessus sans lui donner le temps de fuir, et ne cessent de le mordre qu’après avoir ôté la vie.

Guayaquil passe pour la seconde des villes que les Espagnols ont fondées dans le Pérou. On fixe son origine en 1533, c’est-à-dire un an après celle de Piura, qui est la plus ancienne. Elle fut d’abord située sur le golfe de Charopoto, un peu plus au nord qu’elle n’est aujourd’hui ; ensuite, ayant été détruite par les Américains, elle fut rebâtie en 1537 par Orellana, dans le lieu qu’elle occupe à présent, c’est-à-dire sur la rive occidentale du fleuve de Guayaquil, à 2 degrés 11 minutes de latitude australe. Cependant ses premiers édifices furent construits sur le penchant d’une colline nommée Cerillo-verde ; c’est ce qu’on nomme aujourd’hui Ciudad-veja, la vieille ville ; mais, dans la suite, les habitans se trouvant resserrés, d’un côté, par la colline, et, de l’autre, par des inégalités de terrain ou des ravines, prirent le parti, en 1693, de former comme une seconde ville à cinq ou six cents toises de la première, en conservant la communication entre les deux par un pont de bois long d’environ trois cents toises, sur lequel on traverse les ravines sans incommodité ; et dans les intervalles qu’elles laissent des deux côtés du pont il y a des maisons qui unissent les deux villes. L’étendue du Guayaquil est considérable, puisque la vieille ville et la nouvelle n’occupent pas moins d’une demi-lieue le long du fleuve ; mais elles ont peu de largeur, parce que chacun aime à bâtir sur la rive, pour jouir des vents agréables qui la rafraîchissent.

On ne compte pas moins de 20,000 âmes à Guayaquil. Une grande partie de ses principaux habitans est composée d’Européens, qui s’y sont établis par le mariage et le commerce ; le reste l’est de créoles et d’Américains. Ceux qui sont capables de porter les armes sont distribués en différentes compagnies militaires pour leur défense commune. Le corrégidor en est le chef, avec un mestre-de-camp et un sergent-major, sur lesquels il se repose de l’exercice et de la discipline. Quoique le climat de Guayaquil soit fort chaud, les habitans n’y ont pas le teint basané des pays où l’on éprouve le même degré de chaleur. On a nommé ce canton le Pays-Bas équinoxial, parce que sa situation ressemble à celle des Pays-Bas d’Europe ; et cette ressemblance, suivant don Ulloa, s’étend jusqu’aux habitans. À l’exception de ceux qui sont d’un sang mêlé, tous les autres sont blonds ; ils ont les traits du visage si parfaits, qu’on leur accorde l’avantage de la beauté sur tous les autres peuples de l’Amérique méridionale. Deux choses paraissent surprenantes : l’une, que, le pays étant si chaud, les naturels n’y soient pas du moins olivâtres ; l’autre, que, les Espagnols n’ayant pas naturellement le teint aussi blanc que les peuples septentrionaux de l’Europe, leurs enfans soient blonds à Guayaquil.

La ville de Cuença est située à 2 degrés 53 minutes de latitude australe, et 29 minutes 26 secondes à l’occident du méridien de Quito, dans une fort grande plaine, que la rivière de Machangara traverse à plus d’une demi-lieue au nord de la ville. Le Matadoro, autre rivière, baigne les murs du côté du sud. Un quart de lieue plus loin, du même côté, celle de Yanonçai coule dans la même plaine. Enfin celle de los Bânos y passe aussi près d’un village dont elle tire son nom. Ces quatre rivières sont fort dangereuses lorsqu’elles viennent à s’enfler, quoiqu’on les traverse ordinairement à gué. La plaine s’étend à plus de six lieues au nord, et les quatre rivières, s’y joignant à quelque distance de la ville, y forment un fleuve considérable. Du côté du sud on trouve une autre plaine, large d’environ deux lieues, cultivée et couverte d’arbres qui forment des allées régulières.

On fait monter le nombre des habitans de Cuença à près de 24,000. Cette ville serait la plus délicieuse du Pérou par sa situation, par l’abondance de ses eaux et la fertilité du terroir, si la fainéantise insurmontable des habitans ne leur rendait tant d’avantages inutiles. Ce vice est borné aux hommes ; car les femmes, au contraire, sont si laborieuses à Cuença, que leurs ouvrages en laine, et la teinture qu’elles savent leur donner, font la ressource des familles, tandis que leurs maris vivent dans une honteuse oisiveté.

C’est à Loja que croît le fameux spécifique contre les fièvres intermittentes, connu en Espagne sous le nom de cascerilla de Loja, et dans le reste de l’Europe sous celui de quinquina. Joseph de Jussieu donna aux habitans de Cuença des instructions sur la meilleure manière de recueillir cette écorce, et leur enseigna aussi la manière d’en faire des extraits ; enfin il eut la satisfaction d’en établir l’usage dans ce pays, où il n’était point employé, quoique les fièvres dont il est le remède y règnent comme ailleurs. Les habitans s’imaginaient que cette drogue ne passait en Europe que pour y servir à la teinture des étoffes ; et quoiqu’ils n’ignorassent pas absolument sa vertu, ils la croyaient d’une qualité si chaude, qu’ils en appréhendaient même l’usage. Jussieu les désabusa par d’heureuses expériences. Depuis si long-temps qu’on coupe de ces arbres, il n’en resterait plus, si les graines qui tombent n’en produisaient d’autres : les montagnes en sont encore couvertes ; ce qui n’empêche point que la diminution n’en soit considérable, parce que les habitans du pays n’ayant point l’attention d’en semer, ceux qui croissent d’eux-mêmes n’égalent pas le nombre de ceux qu’on ne cesse point de couper. On a découvert dans le territoire de Cuença plusieurs montagnes où ces arbres sont en abondance ; et pendant que don Ulloa visitait cette juridiction, le curé de Cuença fit recueillir une certaine quantité d’écorce qu’il fit transporter à Panama. Cet exemple et l’opinion confirmée que le quinquina est le même que celui de Loja ayant engagé plusieurs habitans à pousser plus loin leurs recherches, ils trouvèrent d’autres montagnes qui en sont remplies.

La ville de Popayan, qui jouit du droit de cité depuis le 25 juin 1538, est bâtie dans une plaine rase, à 2 degrés 25 minutes de latitude septentrionale. Du côté de l’orient elle est couverte par une montagne de hauteur médiocre et revêtue de grands arbres, qu’on a nommée montagne d’M, parce qu’elle a la figure de cette lettre ; à l’occident elle a quelques petites collines qui mettent de la variété dans un pays fort uni. La ville est assez grande ; ses rues sont larges et régulièrement droites, mais pavées seulement le long des maisons : le milieu ne l’est point, et offre un fond de menu gravier qui, ne se convertissant jamais en poudre ni en boue, est plus commode et plus net que le pavé même. Toutes les maisons sont de brique crue, et dans le goût de celles de Quito ; la plupart avec un étage au-dessus du rez-de-chaussée. La face en est agréable, et les appartemens y sont meublés à l’européenne ; ce qui doit faire prendre une assez haute idée de la magnificence des habitans dans un pays où la difficulté de voiturer par terre les marchandises de l’Europe en augmente beaucoup la cherté.

À Quito, et dans les autres villes de son audience, le mélange du sang est d’Espagnols et d’Américains ; mais à Popayan comme à Carthagène, et dans tous les lieux où les nègres sont en grand nombre, la plus grande partie du peuple est un mélange de sang espagnol et nègre. On y compte environ 25,000 âmes de race mêlée, et quantité de familles purement espagnoles, parmi lesquelles il n’y en a pas moins de soixante qui sont d’ancienne noblesse. Le nombre des habitans y augmente de jour en jour. On attribue cet avantage aux mines d’or du district, qui attirent un grand nombre de nouvelles familles par l’espoir du gain, ou par la facilité d’y subsister.

Une rivière, nommée Rio-del-Molino, qui descend de la montagne d’M et qui traverse la ville, y entretient la fraîcheur et la propreté. Elle la divise en deux parties, qui communiquent par deux ponts ; ses eaux sont saines, et passent même pour médicinales, qualité qu’elles acquièrent, dit-on, en arrosant les excellens simples de la montagne. On vante encore plus une autre source qui descend du même lieu, et qui est réservée pour les couvens de filles et pour les principales maisons de la ville. À la distance d’une lieue vers le nord passe la rivière de Canco, profonde et terrible dans ses débordemens, qui arrivent dans le cours de juin, de juillet et d’août. Les pluies sont alors continuelles sur la montagne de Guanacas, d’où cette rivière descend, et les orages si furieux, qu’on n’en approche pas sans danger.

Le climat de ce gouvernement varie, comme la plupart de ceux dont on a parlé, suivant la situation des lieux. À Popayan même, et dans quelques autres cantons, le printemps est perpétuel. On prétend que le territoire de Caluto est le plus sujet au tonnerre, et de là vient la célébrité de ses cloches, auxquelles on attribue, sur diverses traditions, une vertu particulière contre la foudre. Dans quelques vallées, surtout dans celle de Neyba, on trouve un petit insecte, nommé coya ou coyba, de la grosseur d’une punaise, dont le sang est si venimeux, que, s’il en rejaillit, en l’écrasant sur la peau d’un homme ou d’une bête, l’humeur pénètre les pores, s’insinue dans la masse du sang, fait enfler horriblement le corps, et cause bientôt la mort. Le coca, bétel de l’Amérique méridionale, croît en abondance dans le Popayan, et fait partie de son commerce, qui est assez considérable, parce que ce pays est le chemin par où toute l’audience reçoit les marchandises d’Espagne ; il a d’ailleurs des correspondances régulières avec Quito, Choco et Santa-Fé, où il envoie des bestiaux, des mules, du bœuf fumé, des jambons, du tabac en feuilles, du saindoux, de l’eau-de-vie de cannes, du fil de coton, de la pite ou fil d’agavé, des rubans et d’autres marchandises. On apporte de Santa-Fé à Popayan du tabac en poudre qui se fabrique à Gunjar, et Popayan fournit à Santa-Fé des étoffes de ses propres fabriques. Le change de l’argent pour l’or fait une autre espèce de commerce. Le second de ces deux métaux étant aussi commun dans le pays que l’autre y est rare, on y apporte de l’argent pour acheter de l’or ; et de part et d’autre on y trouve un profit considérable.

Le pays des Maynas termine l’audience de Quito à l’orient. C’est dans ce territoire qu’on trouve la source de différentes rivières qui, après avoir parcouru une vaste étendue de pays, se réunissent au Maragnon, si célèbre sous le nom de rivière des Amazones.

Il en est de ce fleuve comme d’un grand arbre nourri par une infinité de racines, sans qu’on puisse distinguer précisément la principale, et celle dont il tire son origine. Ses sources sont en si grand nombre, qu’on en peut compter autant qu’il y a de rivières qui descendent de la partie orientale des Cordillières. Suivant La Condamine, à qui l’on doit la meilleure description de ce fleuve célèbre, sa principale source est par 16° 30′ de latitude australe, et 75° 10′ de longitude à l’ouest de Paris ; elle sort des montagnes qui entourent les savanes de Condoroma, dans la corrégidorerie de Tinta, au nord d’Arequipa, dans le Pérou. Le fleuve porte, dans cet endroit, le nom d’Apurimac. Il coule impétueusement à l’est, puis à l’ouest, enfin au nord, reçoit un si grand nombre de torrens, que bientôt il n’est plus guéable, s’ouvre un passage au travers des Andes, et coule entre des montagnes d’une hauteur prodigieuse, qui lui fournissent une immense quantité d’eau. Après avoir reçu plus de cinquante rivières d’un volume considérable, parmi lesquelles il faut remarquer le Pari, il se joint entre les 11 et 12 degrés sud au Beni, qui vient de l’est, et dont le cours est si violent, qu’il repousse l’Apurimac, et le force à se diriger au nord-ouest. Le Beni a sa source à soixante lieues plus au sud que celle de l’Apurimac, de sorte que l’on pourrait bien le regarder comme la branche primitive du fleuve. À leur confluent ces deux grandes rivières prennent le nom d’Apo-Paro ou grand Paro, qui, continuant à couler avec la même rapidité au nord-ouest, arrive à 8° 26′ sud, y reçoit le Pachitea, et, désormais s’appelle Ucayal. Le fleuve se dirige alors au nord-est, et sous les 4° 55′ sud, s’unit au Tunguragua ou nouveau Maragnon. Celui-ci fut d’abord désigné seulement par le premier de ces noms ; car l’Ucayal, à l’époque de la conquête, fut considéré comme le véritable tronc du Maragnon. Mais la source du Tunguragua ayant été la première reconnue, cette rivière fut regardée comme la principale. Elle sort du lac de Lauricocha, près de la ville de Guanuco, par 10° 14′ sud, coule au nord, traverse une région montagneuse, dans une étendue de six degrés, jusqu’à Jean de Bracamoros, où, après avoir reçu deux grandes rivières, elle se rétrécit et s’ouvre un passage entre deux montagnes. Sorti de la chaîne des Andes, où il était singulièrement resserré, le Junguragua s’élargit de nouveau, coule, à l’est, et se joint à l’Ucayal, près de Saint-Joachim d’Omagua. Au-dessous de ce confluent, la largeur du fleuve augmente successivement. Il est grossi par les eaux de rivières immenses. En approchant de l’Océan, il se partage en deux branches : la plus petite, qui tourne au sud, se perd pour ainsi dire dans une mer formée par le concours de plusieurs grandes rivières ; la branche la plus étendue se dirige au nord-est. Sa largeur est si considérable, que d’une rive on n’aperçoit pas la rive opposée. Sa profondeur est de plus de cent brasses ; le flux s’y fait sentir à plus de deux cents lieues de la mer. L’embouchure est à au nord de la ligne. La longueur du Maragnon, à la prendre seulement depuis le lac Lauricocha, n’est pas moindre de onze cents lieues jusqu’à l’Océan.

Dans le cours du Tunguragua il se trouve des endroits où, changeant tout d’un coup de direction, ce fleuve heurte avec violence les rochers escarpés de ses bords, ce qui lui fait former des tournoiemens aussi dangereux pour les bâtimens que les détroits dont ils sont heureusement sortis. Le plus célèbre de ces détroits, par ses dangers est celui qu’on rencontre entre San-Iago de las Montanas et Borja, et auquel on donne le nom de Pongo de Manseriche. Pongo, en américain, signifie une porte ; et ces peuples nomment ainsi généralement tous les lieux étroits. Manseriche est le nom d’une contrée voisine. La Condamine, qui a tout examiné avec l’attention d’un philosophe, et dont le témoignage l’emporte sans doute sur celui des voyageurs ordinaires, donne au Pongo, dans l’endroit où il est le plus étroit, vingt-cinq toises de large, et deux lieues de long, depuis l’endroit où commence le rétrécissement jusqu’à la ville de Borja. Il ajoute qu’il fit ces deux lieues dans une balze, ou barque péruvienne, en cinquante-sept minutes.

Les bords du fleuve des Amazones, autrefois habités par des Américains plus féroces que des bêtes, sont aujourd’hui couverts de villages bien situés et peuplés d’habitans raisonnables. C’est particulièrement au P. Samuel Fritz, missionnaire, qu’on attribue cette heureuse révolution. Le nombre des nations soumises était si grand, dès la fin du dernier siècle, que l’espace d’une année suffisait à peine au P. Fritz pour faire la visite des villages qui étaient sous sa direction, sans compter ceux des autres nations qui avaient aussi leurs missionnaires.

Borja, capitale du gouvernement de Maynas, est située à 4° 28′ de latitude australe, 1° 54′ à l’orient du méridien de Quito. Quoique cette ville soit la résidence du gouverneur, elle est médiocrement peuplée.

Il reste à parler de Quito, capitale de l’audience qui porte son nom. Cette ville est située par 13′ 33″ de latitude australe, et 81° 5′ 30″ à l’ouest de Paris, à la distance d’environ trente-cinq lieues des côtes du grand Océan. Elle a au nord, la montagne de Pichincha ; célèbre par sa hauteur. C’est sur le penchant même de cette montagne que la ville est située : elle est non-seulement environnée de plusieurs autres montagnes, mais bâtie sur des collines séparées par des ravins auxquels on donne le nom de guyacos, et qui font les vallées du Pichincha. Quelques-uns sont si profonds, qu’il a fallu construire des voûtes par-dessus pour donner un peu d’égalité au terrain ; de sorte qu’une partie de Quito a ses fondemens sur des arcades, et que ses rues sont très-irrégulières. Sa grandeur est celle de nos villes du second ordre ; mais, dans un terrain moins inégal, elle paraîtrait plus étendue.

Le Pichincha est un volcan qui vomissait des flammes du temps des incas ; et ce phénomène s’est renouvelé quelquefois depuis la conquête. En certains temps il effraie par les murmures affreux que le vent produit dans ses cavités intérieures. Les habitans tremblent alors au souvenir des ravages qu’il a causés en couvrant de cendres la ville et les champs voisins. Le sommet de cette montagne n’est jamais sans neige et sans glace, et les habitans s’en servent pour rafraîchir leurs liqueurs. On sait d’ailleurs que Quito fut renversée, en 1755, par ce fameux tremblement de terre qui se fit sentir depuis Lisbonne jusqu’au Pérou. Depuis cette époque, Quito a encore éprouvé de nouveaux désastres.

La ville est extrêmement peuplée : on y compte des familles fort distinguées, qui doivent leur origine aux premiers conquérans, à des présidens, à des auditeurs ou à d’autres personnes de considération, venues de différentes provinces d’Espagne. Elles se sont conservées dans leur lustre, sans aucun mélange d’alliance avec les habitans d’un ordre inférieur. Ceux-ci peuvent être distingués en quatre classes, Espagnols ou blancs, les métis, les naturels du pays, les nègres et leurs descendans, dont le nombre m’est pas grand à Quito en comparaison de quelques autres villes du Nouveau Monde ; car il n’est pas aisé d’y amener des nègres ; et d’ailleurs ce sont les naturels du pays qui cultivent les terres. Par le simple nom d’Espagnol, on n’entend pas un Européen, qu’on nomme chapeton, comme à Carthagène, mais un homme né de parens espagnols : ils ont la peau blanche, ce qui les fait considérer comme Espagnols, quoiqu’ils ne le soient pas réellement. Ceux qu’on distingue ainsi par la couleur blanche font environ la sixième partie des habitans de Quito.

Les Espagnols de Quito sont bien proportionnés dans leur taille ; celle des métis est presque généralement au-dessus de la médiocre.

Les jeunes gens de distinction s’appliquent à l’étude de la philosophie et de la théologie. Quelques-uns étudient la jurisprudence, mais sans aucun dessein d’en faire profession. Depuis plusieurs années ils ont fait de grands progrès dans les sciences naturelles, l’économie politique, l’histoire et les beaux-arts.

Les femmes de distinction joignent aux agrémens de la figure un fonds de douceur qui est le caractère général de leur sexe dans toute l’Amérique. On remarque à Quito que le nombre des hommes n’approche pas de celui des femmes ; ce qui paraît d’autant plus extraordinaire que les hommes n’ont pas l’usage de voyager comme dans les pays de l’Europe. On voit des maisons chargées de filles sans un seul garçon. Le tempérament même des hommes, surtout de ceux qui ont reçu une éducation molle, s’affaiblit dès l’âge de trente ans, au lieu qu’après cet âge les femmes deviennent plus fortes. La cause de cette différence n’est peut-être que dans le climat ou dans les alimens du pays ; mais don Ulloa ne fait pas difficulté de l’attribuer principalement à la débauche, qui est de tous les âges, après avoir commencé dès l’enfance. Il ajoute, sur le même principe, que l’estomac, perdant sa vigueur, n’a plus la force de fournir à la digestion ; et pour preuve, il assure qu’il est assez ordinaire aux habitans de Quito de rendre, quelque temps après le repas, tout ce qu’ils ont mangé, et que, s’ils y manquent un jour, ils s’en trouvent incommodés ; mais, avec cet assujettissement et ces infirmités, ils ne laissent pas d’arriver à l’âge ordinaire, et l’on en voit même de fort vieux. L’unique exercice des personnes de distinction qui n’ont pas pris le parti de l’église est de visiter leurs biens de campagne, et d’y passer tout le temps de la récolte. On en voit peu qui s’appliquent au commerce : ils l’abandonnent aux Européens, qui prennent la peine de voyager dans cette vue. Ce désœuvrement général, qui ne peut venir que d’un fonds naturel d’indolence et de paresse, a répandu dans Quito un goût plus vif que dans tout le reste de l’Amérique, pour une espèce de danse qui se nomme fandango. Les postures y sont fort indécentes, surtout parmi le peuple, qui ne se livre à cet amusement qu’en s’enivrant d’eau-de-vie de cannes, et d’une autre liqueur nommée chica, dont les effets troublent ordinairement la fête par quelque désastre.

Le peuple, surtout parmi les métis et les Américains, est extrêmement porté au larcin, et l’exerce avec une adressé extraordinaire. Les métis, quoique naturellement poltrons, sont des filous fort hardis ; ils enlèvent particulièrement les chapeaux, et le vol est quelquefois considérable, parce que les personnes de condition et les bourgeois mêmes qui ont quelque bien portent des chapeaux blancs de castor, qui coûtent quinze à vingt écus, entourés d’un cordon d’or ou d’argent, avec une boucle de diamans ou d’émeraudes montée en or.

On ne regarde pas comme un crime à Quito de dérober les choses comestibles ni les ustensiles de table. Un métis ou un Américain qui se trouve à portée de prendre une pièce d’argenterie ne manque jamais de s’en saisir, et choisit toujours la moins précieuse, dans l’espérance qu’on s’en apercevra moins facilement. S’il est découvert, il s’excuse par un mot, qui est même introduit dans la langue espagnole du pays. Ce mot est yanga, qui signifie sans nécessité, sans profit, sans mauvaise intention. C’en est assez pour établir que le voleur n’est pas coupable : il rend la pièce avec la liberté de se retirer ; mais, s’il n’est point aperçu, il n’y a point de preuves qui puissent constater le fait lorsqu’il s’obstine à le désavouer.

Le langage qu’on parle à Quito et dans les autres parties de la province n’est point uniforme. La langue espagnole est aussi commune que la péruvienne. Il y a dans toutes les deux un mélange de quantité de mots pris et corrompus de l’une et de l’autre. La première que les enfans parlent est la péruvienne, parce que c’est celle de leurs nourrices. Il est rare qu’un enfant sache un peu d’espagnol avant l’âge de cinq ou six ans ; et dans la suite, les jeunes gens se font un jargon mêlé, dont ils ne peuvent se défaire. Un Espagnol qui arrive d’Europe a besoin d’un interprète pour les entendre.

Le climat de Quito est si singulier dans ses variations, que l’expérience est nécessaire sur ce point pour corriger les erreurs du jugement. Qui pourrait se persuader, sans l’avoir éprouvé, ou du moins sans des témoignages dignes de foi, qu’au centre de la zone torride, sous l’équateur même, non-seulement la chaleur n’ait rien d’incommode, mais qu’il y ait des cantons où le froid est très-sensible, et que dans d’autres on jouisse sans cesse de tous les charmes du printemps ? La douceur de l’air et l’égalité des jours et des nuits font trouver mille délices dans un pays qu’on croirait inhabitable. On le préfère aux pays situés sous les zones tempérées, où l’incommodité du changement des saisons se fait sentir par le passage du froid au chaud, et du chaud au froid. La nature rend le climat de Quito si délicieux par la réunion de diverses circonstances, dont une seule ne pourrait manquer sans le rendre inhabitable. La principale est l’élévation du terrain au-dessus de la superficie de la mer, ou même de toute la terre. Cette élévation diminue la chaleur, parce que, dans un pays qui occupe une si haute région de l’atmosphère, les vents sont plus subtils, la congélation plus aisée, et la chaleur moins ardente : effets si naturels, qu’il ne faut pas chercher d’autre principe de la température qu’on y admire, et des autres merveilles que la nature y étale ; d’un côté, des montagnes d’une hauteur et d’une étendue immenses, couvertes de glace et de neige depuis leur sommet jusqu’à leur croupe ; de l’autre, quantité de volcans, dont les entrailles ne cessent point de brûler ; un air

  • tempéré dans les plaines, une vive chaleur dans les ravines et les vallons ; enfin, suivant la profondeur ou l’élévation du terrain, cette variété qu’il est impossible de représenter entre les deux extrémités du froid et du chaud.

Le climat de la ville même est tel, que les chaleurs ni le froid n’y sont jamais incommodes, quoique les neiges, les glaces et les volcans en soient si proches. Les matinées sont fraîches, le reste du jour est tempéré, et les nuits ne sont ni fraîches ni chaudes ; elles sont agréables. De là vient qu’il y a peu d’uniformité dans les vêtemens. On voit porter indifféremment des étoffes légères et du drap, sans craindre aucune incommodité du froid ou de la chaleur.

Il règne continuellement à Quito des vents modérés ; les plus ordinaires sont ceux du sud et du nord. Comme ils sont constans, de quelque côté qu’ils soufflent, ils ne cessent pas de rafraîchir la terre en arrêtant l’impression excessive du soleil.

Si ces avantages n’étaient pas balancés par divers inconvéniens, il n’y aurait pas de meilleur ni de plus agréable pays dans l’univers. Mais les pluies y sont terribles et presque continuelles ; elles sont accompagnées d’éclairs, de tonnerre, et souvent d’affreux tremblemens de terre qui semblent menacer la nature de sa ruine. Après la plus belle matinée, qui dure ordinairement jusqu’à une ou deux heures après midi, les vapeurs commencent à s’élever ; l’air se couvre de nuages sombres qui se convertissent bientôt en orages. Alors tout paraît embrasé du feu des éclairs ; le tonnerre fait retentir les montagnes avec un épouvantable fracas, et cause souvent bien des désastres dans la ville, qui se trouve inondée d’eau. Les rues sont changées en rivières, les places en étangs, malgré leur pente ; et le désordre dure jusqu’au coucher du soleil, où l’air redevient tranquille et le ciel fort serein. Quelquefois néanmoins la pluie dure toute la nuit, et continue toute la matinée, ou même trois ou quatre jours se passent sans qu’il cesse de pleuvoir. Il arrive quelquefois aussi que le temps demeure beau, sans interruption, pendant plusieurs jours ; mais on peut compter que le quart ou la cinquième partie des jours de l’année est de ceux où le beau temps est mêlé d’orages et de pluie.

L’hiver ne diffère pas beaucoup de l’été. On appelle hiver l’intervalle entre décembre et mai : tout le reste porte le nom d’été. Le premier de ces deux périodes est plus orageux ; l’autre a plus de jours sereins. Si les pluies cessent plus de quinze jours, toute la ville est en alarmes, et les habitans se mettent en prières pour en obtenir le retour. Durent-elles sans interruption, les vœux publics recommencent pour les faire cesser. C’est que la sécheresse produit des maladies fort dangereuses, et que l’excès d’humidité ruine les semences ; au lieu que des pluies intermittentes servent non-seulement à tempérer l’ardeur du soleil, mais à nettoyer les rues de la ville, qu’une mauvaise police laisse remplir de toutes sortes de saletés. Cependant l’air est naturellement si pur à Quito, qu’on n’y connaît pas même la plupart de ces insectes qui font la guerre au repos des hommes dans les régions chaudes. Les serpens, s’il s’y en trouve quelques-uns, y sont sans venin. En un mot, on n’y voit guère d’autre insecte malfaisant que la nigue, dont aucune partie de l’Amérique méridionale n’est exempte. La peste y est inconnue, du moins suivant l’idée que nous attachons à cette ennemie de la race humaine ; car il y a des maladies contagieuses, des pleurésies ou points de côté, qui causent souvent d’affreux ravages.

Dans toute l’Amérique méridionale, la rage est aussi inconnue pour les chiens que la peste pour les hommes.

Tous les voyageurs parlent avec admiration de la fertilité des campagnes de Quito, et l’attribuent à la réunion des avantages dont on a parlé. Le chaud et le froid y sont tempérés avec un accord qu’on ne voit dans aucun autre climat entre ces deux contraires. Toute l’année se passe à semer et à récolter, soit dans le même lieu, soit en différens cantons ; et cette inégalité vient de la différente situation des montagnes, des collines, des plaines et des vallées.

Dans une fertilité si singulière, l’excellence des fruits et des denrées doit naturellement répondre à leur abondance. Le pain de froment si rare dans d’autres parties de l’Amérique méridionale, est à fort bas prix à Quito, et serait beaucoup meilleur si les Péruviennes qui exercent le métier de boulangères savaient le pétrir. Ce qui manque à Quito, ce sont les légumes verts : on y supplée par des racines et des légumes secs. Les fruits qui demandent un climat chaud croissent partout dans la plus grande abondance, tels que les oranges douces et amères, les citrons et les petits limons, les limes douces et aigres, les cédrats et les toronjes. Les arbres ne cessent jamais d’être revêtus de fruits, de feuilles et de fleurs. L’usage des habitans de Quito est de couvrir leurs tables de ces diverses espèces de productions : ce sont les premiers plats qu’on y voit servir, et les derniers qui disparaissent. Ils servent non-seulement à flatter la vue, mais à piquer le goût, parce qu’on emploie le jus des fruits à relever la plupart des autres mets.

Outre la viande de boucherie, le gibier serait abondant à Quito si les habitans avaient plus d’inclination pour la chasse. Ils ne laissent pas de tirer des montagnes beaucoup de lapins et de tourterelles. Les perdrix y sont en petit nombre, et ressemblent peu à celles d’Europe, car elles ne sont pas plus grosses que nos cailles. On mange beaucoup de fromage à Quito. Le débit annuel s’en élève de soixante-dix à quatre-vingt mille écus. Le beurre de vache y est aussi fort bon, et l’on en fait un grand usage. Mais, de même que dans les autres colonies espagnoles, l’on y aime prodigieusement les sucreries : les voyageurs ne parlent qu’avec étonnement de la quantité de sucre et de miel qui se consomme dans cette ville et dans les cantons voisins. Après avoir exprimé le suc des cannes, on le laisse figer pour en faire de petits pains en forme de gâteaux, que l’on nomme raspaduras ; c’est le régal habituel des pauvres.