Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XI/Seconde partie/Livre VI/Chapitre I supplément

SUPPLÉMENT
AU CHAPITRE PRÉCÉDENT.

Samoïèdes et Ostiaks (par un anonyme).

« Il n’y a guère plus d’un siècle que le nom même de Samoïède était presque inconnu dans l’Europe. Depuis, plusieurs voyageurs, et particulièrement Oléarius, Isbrantz-ides, le célèbre Witzen et Corneille de Bruyn, se sont appliqués à faire connaître les mœurs et le génie de ces peuples, et ils ont donné au public ce qu’ils en ont pu apprendre ; mais leurs relations sont très-défectueuses, et souvent erronées.

» Comme mon sort a voulu que je fisse un assez long voyage à Arkhangel, dans le voisinage des Samoïèdes , j’ai cru ne pouvoir mieuxemployer une partie de mon loisir qu’à examiner de près leurs usages et leurs mœurs. Après avoir consulté tout ce qui avait été publié sur ce sujet, j’ai fait un recueil abrégé des particularîtés les plus intéressantes que j’y ai trouvées, en m’attachant à discerner avec soin le vrai du faux, et en y joignant les idées particulières que je me suis faites du caractère et du naturel de ces peuples sauvages, après les avoir étudiés d’un œil attentif et impartial.

» Quand je parle de la ville d’Arkhangel comme d’un lieu voisin de ces peuples, je ne prétends point accréditer ce qui est rapporté dans la plupart des relations de voyages faits en Russie, qu’on trouve les premiers établissemens des colonies samoïèdes aux environs de cette ville. Il est très-certain qu’on n’en rencontre qu’à la distance de trois ou quatre cents verstes. Si l’on a vu de temps en temps quelques Samoïèdes à Arkhangel, c’est en hiver, et ils n’y viennent que pour y amener, avec le secours de leurs rennes, des huiles de poisson et d’autres marchandises pour le compte de quelques marchands ou paysans qui ont soin de les entretenir eux et leurs rennes.

» Ce qui a donné lieu à cette erreur, c’est qu’il y a eu autrefois, et même encore au commencement de ce siècle, quelques familles samoïèdes aux gages des habitans d’Arkhangel, qui, suivant la coutume de ces peuples, campaient aux environs de cette ville, pour chercher de la pâture à leurs rennes. Quelques voyageurs en ayant vu en cet endroit, particulièrement Corneille de Bruyn, qui est entré à ce sujet dans un grand détail, ont assuré positivement que c’est près de la ville d’Arkhangel que commencent la Samoïédie et les établissemens des Samoïèdes. Au reste, depuis plus de trente ans, il n’y a plus aucune famille samoïède établie aux environs d’Arkhangel ; il est constant d’ailleurs que ces peuples n’ont jamais habité les côtes de la mer Blanche, et n’ont jamais été employés par les Russes à la pêche des phoques, des morses et des autres animaux dont en tire de l’huile, comme le portent plusieurs relations.

» Le véritable commencement des habitations des Samoïèdes, si l’on en peut supposer chez des peuples qui n’ont pas de résidence fixe, ne se trouve que dans le district de Mézène, au delà du fleuve de ce nom, à la distance de trois ou quatre cents verstes d’Arkhangel.

» La colonie qui s’y trouve actuellement, et qui vit dispersée à la manière de ces peuples, chaque famille à part, sans former de villages ou de communautés d’aucune espèce, ne consiste que dans trois cents familles environ, qui descendent toutes de deux tribus différentes, l’une appelés Laglou, et l’autre Vanoute, distinction exactement observée entre eux.

» Ce peuple sauvage occupe, entre les 66e. et 70e. degrés de latitude boréale, une étendue de plus de trente degrés le long des côtes de la mer Glaciale, à compter depuis la rivière de Mézène, tirant vers l’est, et au delà de l’Obi, jusqu’à l’Yéniséik, et peut-être plus loin, parce qu’on ne sait pas encore bien quelles sont les bornes précises de leurs habitations.

» Tous ces Samoïèdes, dispersés dans des déserts d’une si vaste étendue, ont sans contredit une origine commune, ainsi que le démontre évidemment la conformité de leur physionomie, de leur manière de vivre, et même de leur langage, quoiqu’ils soient partagés en différentes tribus ou familles, plus ou moins éloignées des habitations russes.

» Je suis bien loin d’adopter le sentiment de ceux qui supposent que les Lapons et les Samoïèdes ne font qu’une seule et même nation. Buffon, qui s’est justement acquis le plus grand nom dans la république des lettres, se trompe évidemment lorsqu’il annonce d’une manière aussi positive qu’il le fait dans son Histoire naturelle que les Lapons, les Zembliens, les Borandiens, les Samoïèdes et tous les Tartares du Nord, sont des peuples qui descendent d’une même race. Il faut remarquer d’abord, en passant, qu’il parle d’un peuple qui n’existe qu’en idée, lorsqu’il fait mention des Zembliens, puisqu’il est certain que le pays qu’on appelle Nouvelle-Zemble ou Novaia-Zemla, ce qui signifie, en langue russe, Nouvelle-Terre, n’a pas d’habitans. Il ne paraît pas mieux fondé dans ce qu’il dit des Borandiens, dont on ignore jusqu’au nom même dans le Nord ; et que l’on ne pourrait d’ailleurs que difficilement reconnaître à la description qu’il en donne. Il fait encore une supposition absolument hasardée, lorsqu’il prend pour une même nation les Lapons, les Samoïèdes, et tous les autres peupies nomades du Nord, puisqu’il ne faut que faire attention à la diversité des physionomies, des mœurs et du langage de ces peuples, pour se convaincre qu’ils sont d’une race différente.

» Les Samoïèdes sont, pour la plupart, d’une taille au-dessous de la moyenne. Je n’en ai vu aucun qui n’eût plus de quatre pieds, quoique ce soit la hauteur la plus considérable qu’on leur accorde, en général, par une suite de la tradition des Pygmées, dont on veut qu’ils réalisent la fable. Il y en avait même qui passaient la taille moyenne, et qui avaient jusqu’à six pieds de hauteur. Ils ont le corps robuste, nerveux et trapu, les jambes courtes et les pieds petits, le cou très-court et la tête grosse à proportion du corps, le visage aplati, les yeux noirs et médiocrement ouverts ; le nez tellement écrasé, que le bout en est à peu près au niveau de l’os de la mâchoire supérieure, qu’ils ont très-forte et très-proéminente, la bouche grande et les lèvres minces ; leurs cheveux, qui sont noirs comme du jais, mais extrêmement durs et forts, leur pendent sur les épaules et sont très-lisses ; leur teint est d’un brun jaunâtre ; leurs oreilles sont grandes et hautes.

» Les hommes n’ont que fort peu ou presque point de barbe ; et leur tête, ainsi que celle des femmes, est la seule partie de leur corps où il y ait du poil. Reste à examiner si c’est un défaut naturel, une qualité particulière à leur race, ou l’effet d’un simple préjugé, qui, leur faisant attacher au poil quelque idée de difformité, les porte à l’arracher partout où il en paraît. Quoi qu’il en soit, les femmes, entre autres, ont un très-grand intérêt à ne point laisser subsister du poil sur leur corps, quand la nature leur en donnerait ; puisque, suivant l’usage de ces peuples, un mari serait en droit de rendre à ses parens la fille qu’il aurait prise pour femme, et de se faire rendre ce qu’il leur aurait donné, s’il lui trouvait du poil ailleurs qu’à la tête. Il est vrai qu’un semblable cas doit être fort rare, quand même ils seraient naturellement sujets à cette végétation naturelle, qu’ils regardent apparemment comme une grande imperfection, puisqu’un homme épouse ordinairement une fille dès l’âge de dix ans. Aussi, parmi ces peuples, est-il fort commun de voir des mères-enfans de onze ou douze ans, au plus ; mais, par compensation, ces mères précoces cessent de l’être après trente ans. Ne serait-ce pas dans cette coutume de marier les filles avant l’âge ordinaire de maturité, ainsi que dans la liberté qu’ont les hommes d’acheter autant de femmes qu’ils peuvent en payer, qu’il faut chercher les raisons physiques du peu de fécondité des Samoïèdes, et peut-être de la petitesse de leur taille ?

» La physionomie des femmes ressemble exactement à celle des hommes, excepté qu’elles ont des traits un peu plus délicats, le corps plus mince, la jambe plus courte, et le pied encore plus petit. D’ailleurs il est fort difficile de distinguer les deux sexes à l’extérieur et par les habits, qui ne sont presque pas différens.

» Les hommes et les femmes, comme chez tous les peuples sauvages des pays septentrionaux, portent des fourrures de rennes dont le poil est tourné en dehors et cousues ensemble : ce qui fait un habillement tout d’une pièce, qui leur serre et couvre très-bien tout le corps. Cet habillement est si propre à leurs besoins dans le rude climat qu’ils habitent, que les Russes et les autres nations qui se trouvent dans la nécessité de voyager dans leur pays l’ont adopté. La seule distinction qu’on reconnaisse aux habits des femmes consiste en quelques morceaux de drap de différentes couleurs dont elles bordent leurs fourrures, et les plus jeunes d’entre elles prennent quelquefois le soin d’arranger leurs cheveux en deux ou trois tresses, qui leur pendent derrière la tête.

» Ceux qui ont prétendu que les femmes samoïèdes ne sont point sujettes aux évacuations périodiques se sont trompés : c’est une particularité sur laquelle j’ai pris des informations très-exactes ; mais il est vrai que l’écoulement est très-faible.

» Une autre particularité physique des femmes samoïèdes, qui m’a paru très-curieuse, et dont mes recherches m’ont également assuré, c’est qu’elles ont toutes les mamelles plates, petites, molles en tout temps, lors même qu’elles sont encore vierges, et que le bout en est toujours noir comme du charbon. On pourrait croire que cet accident est l’effet des mariages prématurés des filles, s’il n’était constant que cette particularité leur est commune avec les Laponnes, quoique les dernières ne se marient jamais avant l’âge de quinze ans. Il faut donc en chercher quelque autre raison, soit dans la constitution physique, soit dans la nourriture de ces peuples.

» Leurs tentes, composées de morceaux d’écorce d’arbre, cousus ensemble et couverts de quelques peaux de rennes, sont dressées en forme pyramidale et appuyées sur des bâtons de moyenne grosseur. Ils ménagent au haut de cette tente une ouverture pour donner passage à la fumée et pour augmenter la chaleur en la fermant. On voit par-là que tout ce que l’on raconte de leurs habitations souterraines n’est rien moins que fondé. Comme il leur est très-facile de plier ces tentes, et de les transporter d’un endroit à l’autre par le moyen de leurs rennes, cette manière de se loger est, sans contredit, la plus convenable à la vie errante qu’ils sont obligés de mener ; car, ne produisant absolument rien de propre à leur nourriture, ils se trouvent dans la nécessité de changer souvent de demeure pour chercher le bois qu’il leur faut, et la mousse qui sert de fourrage à leurs rennes.

» C’est encore une des raisons qui, jointe aux intérêts de leur chasse, les empêchent de demeurer ensemble en grand nombre, car rarement trouve-t-on plus de deux ou trois tentes qui soient voisines l’une de l’autre ; et comme leurs déserts sont d’une étendue immense, ils peuvent changer de place aussi souvent que leurs besoins le demandent, sans se faire aucun tort les uns aux autres.

» En été, ils préfèrent les environs des rivières, pour profiter avec plus de facilité de la pêche ; mais ils se tiennent toujours éloignés à quelque distance les uns des autres, sans jamais former de société.

» Après avoir pourvu à leur nourriture, soin dont les hommes sont chargés dans chaque famille, tandis que l’occupation des femmes est de coudre les habits, d’entretenir le feu, et d’avoir soin des enfans, il n’y a plus rien qui les intéresse, et ils végètent tranquillement en s’amusant à leur manière étalés sur des peaux de rennes étendues autour du feu dans leur cabane. Les douceurs de l’oisiveté tiennent lieu de toutes les passions à ces peuples, et la nécessité seule peut les tirer de cette vie inactive. Cet amour de l’oisiveté est un des traits principaux auxquels on reconnaît l’homme sauvage abandonné à la nature.

» La chasse en hiver, et la pêche en été, leur fournissent abondamment la nourriture nécessaire : ils sont également habiles à ces deux exercices ; et comme les rennes sont toutes leurs richesses, ils tâchent d’en prendre et d’en entretenir en aussi grand nombre qu’ils peuvent. Ces animaux conviennent d’autant mieux à la paresse naturelle de ces peuples, que leur entretien ne demande aucun soin, et qu’ils cherchent eux-mêmes sous la neige la mousse dont ils se nourrissent. D’ailleurs, quelque espèce d’animal qu’ils prennent à la chasse, ils le jugent propre à leur nourriture, et ne répugnent pas de faire le même usage des cadavres des animaux qu’ils trouvent morts. Quelque révoltant que nous paraisse ce goût des Samoïèdes, ils ne sont pourtant pas en cela, plus sauvages que les Chinois, qui, comme on sait, tout polis, tout civilisés qu’ils sont, s’accommodent aussi de charognes.

» Les Samoïèdes exceptent pourtant du nombre des animaux qu’ils mangent les chiens, les chats, l’hermine et l’écureuil, sans que j’aie pu découvrir la raison de cette distinction. Quant à la chair des rennes, ils la mangent toujours crue ; ils sont très-friands du sang de ces animaux : ils prétendent même que le boire tout chaud leur sert de préservatif contre le scorbut ; mais ils ne connaissent point l’usage d’en tirer du lait, comme plusieurs écrivains l’on dit sans fondement.

» Ils mangent de même le poisson tout cru, de quelque espèce qu’il puisse être ; mais, pour les autres sortes de viandes, ils préfèrent de les faire cuire, et comme ils n’ont point d’heures fixées pour leurs repas, il y a toujours une chaudière remplie de quelques viandes sur le feu, qu’ils entretiennent au milieu de leurs tentes, afin que chacun de ceux qui composent la famille puisse manger quand bon lui semble.

» À l’égard du nom de Samoïède, on n’est communément pas d’accord sur son étymologie. Les uns croient que ce nom répond à celui d’anthropophage, donné anciennement à ces peuples, parce qu’on les avait vus manger de la chair crue que l’on prenait pour de la chair humaine : d’où l’on avait inféré qu’ils mangeaient les corps morts de leur propre espèce aussi-bien que ceux de leurs ennemis, à la façon des Cannibales ; mais il y a long-temps qu’on est revenu de cette injuste erreur, et l’on sait même par la tradition de ces peuples que ce barbare usage n’a jamais subsisté parmi eux.

» Dans les chancelleries russes, les Samoïèdes sont désignés par le nom de Sirogneszi, mangeurs de choses crues. Voilà tout ce que j’ai pu découvrir de moins incertain sur le nom de ces peuples.

» Pour ce qui regarde le temps où les Samoïèdes ont passé sous la domination russe, presque tous les historiens s’accordent à en fixer l’époque au règne du czar Fedor Ivanovitz ; c’est sous ce règne qu’on prétend que les rapports d’un certain Onecko, qui faisait un commerce fort lucratif dans ce pays-là, avaient fait naître le dessein de le soumettre. On ajoute que la conquête du pays ne fut achevée que sous le règne de son successeur, le czar Boris, et qu’on y parvint en y faisant construire des forts, et même quelques villes. Cependant j’ai lieu de croire qu’on se trompe sur ce point ; car j’ai vu des ordonnances publiées dans les premières années du règne de l’empereur Pierre 1er. concernant les arrangemens à prendre pour la perception des tributs des Samoïèdes, où il est expressément fait mention de lettres-patentes accordées à ces peuples plus de soixante ans avant le règne du czar Fedor Ivanovitz, et par lesquelles on leur accorde la permission de recueillir eux-mêmes le tribut qu’ils devaient payer en pelleteries ; d’ailleurs il est certain qu’il n’a jamais été question de construire aucune ville ni aucun fort pour assujettir les Samoïèdes, et qu’actuellement même il n’en existe point dans la contrée qu’ils habitent. C’est dans de petites villes situées aux environs de leur pays et habitées par des colonies russes que l’on reçoit leur tribut, appelé yeslak. Il consiste en une fourrure de la valeur de vingt-cinq copeks, que tout homme capable de se servir de l’arc doit livrer tous les ans, et chaque sorte de pelleterie se trouve évaluée un certain prix.

» Les Samoïèdes, qui vivaient dans les marais ou dans les déserts voisins, donnant de l’inquiétude aux colonies russes, on bâtit la petite ville de Poustoser, pour se mettre en état de défense contre les étrangers qui pourraient aborder de ce côté-là par mer, comme le portent leurs anciennes traditions. C’est aussi pour le même objet qu’en 1648 on y établit cinquante soldats avec leurs femmes et leurs enfans, qui s’y rendirent de Colmogor, aux environs d’Arkhangel. Actuellement il y a toujours une compagnie de soldats, tirés de la garnison d’Arkhangel même. Ainsi, malgré la stérilité du pays, le petit nombre et la misère de leurs habitans, l’industrie de ces gens-là rend le poste de vayvode de Poustoser très-lucratif pour l’officier qui en est revêtu.

» Poustoser, le seul endroit dans le pays des Samoïèdes à qui l’on donne le nom de ville, quoique ce ne soit proprement qu’un village, est situé à cent verstes, ou environ, des bords de la mer Glaciale, à peu de distance du détroit de Vaigatz. L’air y est si froid, et le terroir si ingrat, qu’il ne produit aucune sorte de blé ni de fruit ; mais le lac qui lui donne son nom est très-poissonneux. C’est à quoi se réduit tout ce qu’il y a de remarquable dans une contrée inconnue au reste de la terre.

» La religion des Samoïèdes est fort simple : ils admettent l’existence d’un Être Suprême, créateur de tout, souverainement bon et bien-faisant : qualité qui, suivant leur façon de penser, les dispense de lui rendre aucun culte, et de lui adresser des prières, parce qu’ils supposent que cet Être ne prend aucun intérêt aux choses d’ici-bas, qu’il n’exige point, par conséquence culte des hommes, et même qu’il n’en a pas besoin ; ils joignent à cette idée celle d’un être éternel et invisible, très-puissant, quoique subordonné au premier et enclin à faire du mal : c’est à cet être-là qu’ils attribuent tous les maux qui leur arrivent dans cette vie. Cependant ils ne lui rendent non plus aucune sorte de culte, quoiqu’ils le craignent beaucoup. S’ils font quelque cas des conseils de leurs kœdesnicks ou tadèbes, ce n’est qu’à cause des relations qu’ils croient que ces gens-là ont avec cet esprit malin, se soumettant d’ailleurs avec une espèce d’insensibilité à tous les maux qui peuvent leur survenir, faute de connaître les moyens de les détourner.

» Le soleil et la lune leur tiennent encore lieu de divinités subalternes : c’est par leur entremise qu’ils croient que l’Être Suprême leur fait part de ses faveurs ; mais ils leur rendent aussi peu de culte qu’aux idoles ou fétiches, qu’ils portent sur eux, suivant les conseils de leurs kœdesnicks. Ils semblent même faire peu de cas de ces idoles, et s’ils s’en chargent, ce n’est que par l’attachement qu’ils paraissent avoir aux traditions de leurs ancêtres, dont les kœdesnicks sont les dépositaires et les interprètes. Le manichéisme et l’adoration des astres fondent presque toutes les religions sauvages.

» On trouve aussi chez eux quelques idées de l’immortalité de l’âme, et d’un état de rétribution dans une autre vie ; mais tout cela se réduit à une espèce de métempsycose.

» C’est en conséquence de leur sentiment sur la transmigration des âmes qu’ils ont coutume de mettre dans les tombeaux de ceux qu’ils enterrent les habits du défunt, son arc, ses flèches, et tout ce qui lui appartient, parce qu’il se pourrait, disent-ils, que le défunt en eût besoin dans un autre monde, et qu’il ne convient à personne de s’approprier ce qui appartient à autrui. On voit par-là que, si le dogme de l’immortalité de l’âme fait partie de leur religion, ce n’est que comme une simple possibilité à l’égard de laquelle il leur reste encore des doutes.

» Enfin, on ne trouve parmi eux aucune de ces cérémonies religieuses en usage parmi les autres peuples de la terre dans certaines circonstances de la vie. Il n’est question de leurs kœdesnicks, ni à l’occasion de leurs mariages, ni à la naissance de leurs enfans, ni aux enterremens : tout le ministère de cette espèce de prêtres se borne à leur donner des avis et des idoles de leur façon, lorsqu’il arrive qu’ils sont plus malheureux que de coutume dans leurs chasses, ou qu’il leur survient quelque maladie. Il serait très-difficile d’amener ces peuples au christianisme, parce que leur entendement est trop borné pour concevoir des choses qui sont hors de la portée des sens, et qu’ils croient leur sort trop heureux pour y désirer quelque changement.

» Les Samoïèdes sont aussi simples dans leur morale que dans leurs dogmes. Ils ne connaissent aucune loi, et ignorent même jusqu’aux noms de vice et de vertu. S’ils s’abstiennent de faire du mal, c’est par un simple instinct de la nature ; il est vrai qu’ils sont dans l’usage d’avoir chacun leurs femmes en propre, et d’éviter scrupuleusement dans leur mariage les degrés de consanguinité ou de parenté, jusque-là qu’un homme n’épousera jamais une fille qui descend de la même famille que lui, à quelque degré d’éloignement que ce soit. Quoique quelques écrivains aient avancé le contraire, le fait est certain. Ils prennent soin de leurs enfans jusqu’à ce qu’ils soient parvenus à l’âge où ils peuvent pourvoir eux-mêmes à leur subsistance.

» Tous ces usages, qu’ils observent religieusement entre eux, ne sont que les fruits d’une tradition qu’ils ont reçue de leurs ancêtres, et l’on pourrait, avec fondement, regarder cette tradition comme une loi ; mais on ne trouve pas qu’elle leur défende d’assassiner, de voler, ou de se mettre par la force en possession des filles et femmes d’autrui. Cependant, s’il faut en croire ces bonnes gens, qui paraissent trop simples pour se déguiser, il est bien peu d’exemples que de pareils crimes aient été commis parmi eux. Quand on leur demande la raison d’une semblable retenue, puisqu’ils avouent eux-mêmes qu’ils ne connaissent aucun principe qui pût les détourner de ces actions, ils répondent tout simplement qu’il est très-aisé à chacun de pourvoir à ses besoins, et qu’il n’est pas bon de s’approprier ce qui appartient à un autre. Pour le meurtre, ils ne comprennent pas comment un homme peut s’aviser de tuer un de ses semblables. À l’égard des femmes, ils pensent que celle qu’ils ont la commodité d’acheter à fort peu de frais peut aussi bien contenter leurs désirs naturels qu’une autre qu’ils trouveraient peut-être plus à leur gré, mais qu’ils ne pourraient posséder que par la violence.

» On voit, par tout ce qui vient d’être dit, qu’ils ne connaissent d’autres besoins que ceux de la simple nature, c’est-à-dire la nourriture, l’usage des femmes, et le repos.

» Comme ils sont d’un goût grossier et très-facile à contenter, l’extrême indifférence qu’ils contractent par rapport au choix de leurs femmes leur tient lieu de principe, et les fait agir conséquemment, sans même le savoir.

» Leurs sens et leurs facultés sont dans une juste combinaison avec leur façon d’être et d’exister. Ils ont la vue perçante, l’ouïe très-fine, et la main sûre ; ils tirent de l’arc avec une justesse admirable, et sont d’une légèreté extraordinaire à la course. Toutes ces qualités, qui leur sont naturelles et d’une nécessité absolue pour pourvoir à leurs besoins, ont été perfectionnées par un exercice continuel. Ils ont au contraire le goût grossier, l’odorat faible, le tact émoussé ; ce qui vient de ce que les objets qui les environnent sont de nature à ne pouvoir produire aucune sensation délicate.

» On conçoit aisément que l’ambition et l’intérêt, ces deux grands ressorts qui mettent en mouvement tout le genre humain, et qui sont dans la société les mobiles de toutes les actions, bonnes ou mauvaises, ainsi que de tous les vices qui marchent à la suite, comme l’envie, la dissimulation, les intrigues, les injures, les desseins de vengeance, la médisance, la calomnie, le mensonge, n’entrent pour rien dans le système moral de ces peuples ; au moins est-il certain que leur langue manque de termes pour exprimer ces différens vices, qui font tant de ravage dans les sociétés les plus policées.

» On croira sans peine que la manière de vivre de ces peuples doit être conforme à la simplicité de leurs notions, et à la stérilité du pays qu’ils habitent. Quoique plusieurs auteurs assurent que les Samoïèdes ont des princes, des juges, ou maîtres auxquels ils obéissent avec beaucoup de soumission, il est certain qu’ils n’en ont jamais connu, et qu’actuellement il n’en existe point parmi eux. Ils paient sans répugnance le tribut qui leur est imposé en pelleteries, sans connaître d’autre sujétion envers le souverain. Ils se soumettent à ce paiement de bon gré, parce qu’ils ont vu pratiquer la même chose à leurs pères, et qu’ils savent qu’en cas de refus on saurait bien les y forcer.

» Au reste, ils sont parfaitement indépendans les uns des autres, et s’ils ont quelque déférence, ce n’est que pour les plus vieux de chaque famille, et pour les kœdesnicks, dont ils prennent quelquefois les conseils, sans que cela les engage jamais à se soumettre à eux.

» Quand on dit que les rennes sont les seules richesses des Samoïèdes, il faut supposer qu’ils ne connaissent point l’usage des monnaies, et la différence qu’il y a entre le prix et la valeur des métaux, à l’exception de quelques-uns qui habitent dans le voisinage des Russes, dont ils peuvent avoir appris cette distinction. Ils se servent de leurs rennes pour l’achat des filles dont ils font leurs femmes ; mais quoiqu’en convenant du prix avec leurs pères, il leur soit permis de prendre autant de femmes qu’ils en veulent, il est rare qu’ils aient plus de cinq femmes et la plupart se bornent à deux. Il y a des filles pour lesquelles on paie cent et jusqu’à cent cinquante rennes ; mais ils sont en droit de les renvoyer à leurs parens, et de reprendre ce qu’ils ont donné, lorsqu’ils ont sujet de n’en être pas contens. Comme leurs femmes sont accoutumées à enfanter presque sans douleur, ils les soupçonnent d’infidélité, et d’avoir eu commerce avec quelque étranger dès qu’ils voient arriver le contraire. C’est là principalement le cas où ils les battent et les maltraitent pour leur faire avouer leur faute : si la femme confesse le fait, ils la renvoient aussitôt à ses parens, et s’en font rendre le prix. Quoiqu’on trouve précisément le contraire dans des écrivains même récens, ces faits n’en sont pas moins certains. Buffon assure, comme une chose avérée, que non-seulement ils ne connaissent point la jalousie, mais qu’ils offrent même leurs filles et leurs femmes aux premiers venus. Cet habile naturaliste a eu de fort mauvais mémoires. Les femmes des Samoïedes ont tant de pudeur, qu’on est obligé d’user d’artifice pour les engager à découvrir quelque partie de leur corps, quoiqu’il soit assez difficile de comprendre pourquoi elles attachent une idée de honte à laisser voir quelque nudité. Les deux sexes ignorent l’usage des bains, et ne se lavent jamais le corps ; ce qui les rend très-sales et d’une très-mauvaise odeur.

» Cette manière de vivre si misérable fait sans doute horreur à tout homme né et élevé dans la société : cependant ces peuples ne laissent pas d’être toujours gais, exempts de chagrin, et très-contens de leur sort. J’ai connu quelques Samoïèdes qui avaient vu les villes de Moscou et de Pétersbourg, et qui, par conséquent, avaient pu remarquer les avantages et les commodités dont les peuples civilisés jouissent, mais qui n’en paraissaient pas fort touchés. Ils ont constamment préféré leur façon de vivre à tout ce qu’ils avaient vu de plus attrayant et de plus voluptueux au milieu des Russes, tant ils ont d’éloignement pour la servitude, la dépendance, et pour tout ce qui peut interrompre leur repos ou leur penchant déterminé pour la paresse.

» Ils aiment à fumer du tabac et à boire des liqueurs fortes quand ils en trouvent chez l’étranger ; mais ils en quittent l’usage sans la moindre marque de regret. Cette stupide insensibilité leur est si naturelle, qu’aucun objet, quelque nouveau qu’il soit pour eux, ne les frappe que très-légèrement. Il peut bien réveiller leur attention pour un instant, mais à coup sûr il n’excite pas leurs désirs.

» J’ai fait l’expérience de leur apathie : je fis un jour assembler dans une chambre plusieurs Samoïèdes des deux sexes pour les examiner de plus près. Mais, quoique j’eusse laissé sur la table de l’argent, des fruits et des liqueurs fortes, dont je leur avais fait goûter, et tout ce que je pus imaginer de plus propre à tenter leurs désirs ; et quoique j’eusse même abandonné la chambre à leur discrétion, ayant fait retirer mes domestiques, et m’étant retiré moi-même dans un coin, d’où je pouvais les observer sans être vu, ils ne sortirent point de leur indifférence ; ils restèrent tranquillement assis par terre, les jambes croisées, sans toucher à la moindre chose. Il n’y eut que les miroirs qui leur causèrent d’abord une sorte de surprise ; mais un moment après ils ne paraissaient plus y faire attention. »

Les Ostiaks, peuple voisin des Samoïèdes, méritent aussi d’être connus. Aucun voyageur n’a donné de détail un peu circonstancié sur ces peuples, si ce n’est Muller, officier allemand, exilé en Sibérie ; mais comme sa relation n’est encore qu’un tableau très-imparfait de cette nation, nous avons cru devoir y ajouter beaucoup de traits empruntés des meilleurs écrivains qui ont parlé de la Sibérie, et surtout du baron de Strahlenberg, officier suédois, qui fut long-temps prisonnier dans ce pays.

Il n’est pas aisé de déterminer d’une manière précise la situation et l’étendue du pays qu’habitent les Ostiaks, parce qu’ils changent de demeure suivant le besoin qu’ils ont de pourvoir à leur nourriture, soit par la pêche, soit par la chasse. Nos cartes d’Europe représentent communément ces peuples comme habitant les bords occidentaux de l’Obi, mais sans marquer les dimensions de la contrée qu’ils occupent. Celle qui a été donnée à Pétersboug en 1758, pour servir à faire connaître les découvertes des Russes, place les Ostiaks en deux endroits différens de la Sibérie, 1o. entre le 59e. et le 60e. degré de latitude, et les 174e. et 180e. de longitude, dans une île formée par les rivières de Tschoulim et de Ket ; celle-ci passe à Yeniséïk, et se jette, ainsi que la première, dans l’Obi ; 2o. entre le 61e. et le 62e. degré de latitude, et les 181e. et 185e. de longitude, sur les rives orientales de l’Obi, et non loin de Sourgout.

Dans leur langue, les Ostiaks s’appellent Choutichis, et nomment leur patrie Gandimick.

Ces peuples, ainsi que tous ceux qui habitent sous un ciel rigoureux, dont les effets sont d’engourdir la nature ou d’en arrêter les progrès, ne parviennent pour l’ordinaire qu’à une hauteur médiocre ; leur taille est cependant assez bien proportionnée, et leurs traits diffèrent peu de ceux des Russes : leurs cheveux sont toujours blonds ou roux.

Des peaux d’ours, de rennes et d’autres animaux, leur servent de vêtemens pour l’hiver ; en été, ils en ont d’autres provenant de la dépouille de certains poissons, et surtout d’esturgeons. En toutes saisons, leurs bas et leurs souliers, qui tiennent ensemble, sont faits de peaux de poissons ; par-dessus cet habillement, qui est à peu près taillé comme une robe, ils mettent en hiver une camisole fort courte, mais ample, à laquelle tient une espèce de capuchon ou de bonnet, qu’ils ne relèvent sur leur tête que lorsqu’il pleut. Si le froid est excessif, ils mettent deux de ces camisoles l’une sur l’autre. Cette circonstance fait époque parmi ces peuples ; et pour désigner un hiver très-rude, ils disent qu’ils portaient deux camisoles.

Au reste, rien n’est plus simple que la façon de tous ces habillemens : ils emploient les dépouilles des animaux sans prendre la peine de les passer, et sans y donner aucune préparation. Un Ostiak a-t-il besoin d’un bonnet, il court à la chasse, tue un oie sauvage, la dépouille sur-le-champ, et se fait un bonnet de sa peau.

L’habillement des femmes, chez les Ostiaks, ainsi que tous les peuples sauvages, ne diffère de celui des hommes que par les embellissemens dont le désir de plaire leur inspire le goût, et qui sont proportionnés à leurs facultés. Les femmes les plus riches portent des habillemens de drap rouge, qui est la suprême magnificence parmi toutes les nations de la Sibérie. Leur coiffure est composée de bandes de toile peinte de différentes couleurs, avec lesquelles elles s’enveloppent la tête de façon que leur visage est presque entièrement caché ; celles qui portent le drap rouge ont une espèce de voile de damas ou d’autres étoffes de soie de la Chine : elles ont aussi comme les Tongouses, l’usage de se faire des marques noires au visage et aux mains.

Le logement de ces peuples consiste, comme chez les Samoïèdes, en de petites huttes carrées, dont la couverture et les parois sont d’écorce


de bouleau cousues ensemble. Au dedans de ces habitations, et le long des parois, s’élève un peu au-dessus de l’aire une espèce d’estrade ou de banc en forme de coffre, et rempli de raclures de bois, qui leur sert de lit. Le foyer est au milieu de la cabane, dont la couverture est percée en cet endroit d’une ouverture suffisante pour donner une issue à la fumée.

Tous les meubles consistent en une marmite de pierre ou de fer, en filets, en arcs, en flèches, et en ustensiles de ménage faits d’écorce de bouleau, dans lesquels ils boivent et mangent. Quelques-uns ont un ou deux couteaux, et c’est une grande opulence que de posséder une hache de fer ou un pareil instrument.

L’agriculture étant inconnue aux Ostiaks, leur pays ne produit que quelques racines sauvages, et leur nourriture ordinaire est le fruit de leur chasse ou de leur pêche : ils mangent la viande avec des racines et à demi cuite, mais ils mangent le poisson cru, frais ou sec, et ne boivent que de l’eau.

Ils paraissent faire grand cas du sang chaud, de quelque animal que ce soit. Ainsi, lorsqu’ils tuent un renne, un ours ou tout autre quadrupède, leur premier soin est de recueillir le sang qui coule de ses blessures et de le boire. Un morceau de poisson sec trempé dans de l’huile de baleine, ou même un grand verre de cette huile, est encore pour eux un mets exquis.

Quelques-uns entretiennent des rennes pour tirer leurs traîneaux ; mais le plus grand nombre élèvent des chiens de trait pour cet usage. Ils attèlent depuis six jusqu’à douze chiens à un traîneau long de quatre à cinq aunes, sur une demi-aune de largeur.

À moins de l’avoir vu, on aurait peine à croire avec quelle agilité et quelle vitesse les chiens tirent les traîneaux. Dès qu’ils sont en marche, ils ne cessent de hurler et d’aboyer que lorsqu’ils ont atteint le premier relais. Si la traite est plus longue qu’à l’ordinaire, ils se couchent d’eux-mêmes devant le traîneau, et se reposent un instant. On leur donne un peu de poisson sec, et, après ce léger repas, ils reprennent leur train jusqu’au relais. Quatre de ces chiens tirent très-bien en un jour un traîneau chargé de trois cents livres, pendant douze ou quinze lieues. Dans la partie septentrionale de la Sibérie on se sert fort communément de traîneaux tirés par ces animaux, soit pour voyager, soit pour transporter des marchandises. Il y a des postes aux chiens établis comme celles d’Europe, avec des relais réglés de distance en distance. Plus un voyageur est pressé, plus on met de chiens à son traîneau.

Quoique les filles des Ostiaks soient généralement laides, et qu’elles ajoutent encore à leur difformité naturelle le défaut d’être fort dégoûtantes par la malpropreté des haillons qui leur servent de vêtemens, elles se piquent cependant de coquetterie, et le désir de plaire les occupe comme les Européennes.

Les hommes, de leur côté, ressentent aussi le pouvoir de l’amour, et n’omettent aucun des petits soins qui peuvent les conduire à leur but. Comme une seule femme ne leur suffit pas, ils en prennent autant qu’ils en peuvent entretenir. Dès qu’une femme a quarante ans, c’est une véritable vieille à leurs yeux, et ils ne l’approchent plus. Cependant, au lieu de renvoyer leurs douairières, ils les gardent pour avoir soin du ménage et servir la jeune femme qui est devenue la compagne et la femme du maître. Lorsqu’un Ostiak a le cœur pris, voici de quelle manière se font les demandes de mariage.

Un ami de l’amoureux va négocier avec le père de la fille, qui rarement l’estime moins de cent roubles : on porte cette parole, on marchande ; si l’amant consent au marché, il propose de donner en paiement différens effets, comme, par exemple, son bateau sur le pied de trente roubles, son chien pour vingt, ses filets pour le même prix, etc., jusqu’à ce que, suivant son estimation qui est toujours fort haute et à son avantage, il atteigne à peu près la somme qui lui est demandée. Le beau-père futur est-il d’accord, il promet de livrer sa fille dans un temps marqué. Jusqu’à ce terme, l’amoureux n’a d’autre ressource auprès de sa belle que le langage des yeux, car il ne lui est pas permis de lui rendre aucune visite ni de lui parler.

Lorsqu’il va voir le père et la mère, il entre à reculons, pour ne pas les regarder en face : s’il leur parle, il tient toujours sa tête tournée de côté, pour marquer son respect et sa soumission.

Au temps dont on est convenu, l’amant vient recevoir sa future des mains de son père, qui la lui livre en présence des parens et des amis assemblés ; il recommande ensuite aux époux de vivre en bonne union, et de s’aimer comme mari et femme : c’est dans cette courte exhortation que consiste toute la cérémonie du mariage. Ceux qui en ont le moyen régalent tous les assistans d’un verre d’eau-de-vie : c’est le sceau d’une parfaite union.

Ordinairement un père se défait de sa fille dès l’âge de huit à neuf ans, afin qu’elle puisse mieux s’accoutumer à l’humeur de son mari : celui-ci consomme son mariage lorsque la nature en a marqué l’instant.

Une différence bien remarquable de ces peuples aux Samoïèdes, c’est que les degrés de parenté ne mettent aucun obstacle à ces unions conjugales. Un fils n’épouse pas sa mère, parce que les mères sans doute sont déjà vieilles lorsque leurs enfans sont nubiles ; mais on voit des pères faire leurs femmes de leurs propres filles, et des frères épouser leurs sœurs.

Lorsqu’un mari ne se sent plus de goût pour sa femme, il est le maître de la renvoyer et d’en prendre une autre. On remarque néanmoins qu’en pareil cas l’équité naturelle l’emporte presque toujours sur les mouvemens déréglés de leurs désirs.

Ils ont aussi la louable coutume de faire habiter leurs femmes dans une cabane séparée, non-seulement pendant tout le temps de leurs couches, mais encore chaque fois qu’elles ont leurs indispositions périodiques.

Ces femmes ne paraissent avoir aucune inquiétude sur le temps de leur accouchement : elles ne prennent par conséquent aucune de ces précautions que la délicatesse des Européennes leur rend presque indispensables. Il arrive souvent, même en hiver, qu’étant en marche pour changer de demeure, l’instant du travail les surprend et les force de s’arrêter. Comme elles n’ont point alors de tentes prêtes, elles se contentent de s’asseoir, avec les autres femmes de la famille, au premier endroit, fut-il même couvert de neige, et elles accouchent sans paraître ressentir aucune douleur, sans témoigner du moins de mauvaise humeur, ni le moindre mécontentement. Le premier soin des femmes qui se trouvent à leur délivrance est de couvrir entièrement de neige le nouveau-né, pour l’endurcir au froid, et de l’y laisser jusqu’à ce qu'il crie : alors la mère prend son enfant, dans son sein et continue sa route avec les autres femmes. Il serait curieux de savoir comment notre médecine expliquerait cette manière d’accueillir un enfant qui de la chaleur du sein maternel passe à l’impression d’un air tel que celui de la zone glaciale.

Dès que l’on est arrivé à l’endroit où l’on doit s’établir, les nouvelles accouchées ont un logement à l’écart, et il n’est permis à personne, pas même à leurs maris, de les approcher. Une vieille femme leur sert à la fois de garde et de compagne pendant quatre ou cinq semaines ; au bout de ce temps, on allume un grand feu au milieu de la cabane, et l’accouchée saute par-dessus. Cette sorte de purification achevée, elle va avec son enfant retrouver son mari qui la reçoit ou la renvoie, selon qu’il le juge à propos.

Les occupations des hommes sont, comme celles de tous les peuples sauvages, la chasse et la pêche. En été, ils font sécher une partie du poisson qu’ils prennent, afin d’en faire une provision pour l’hiver, et la chasse supplée encore à leurs besoins.

Dès que l’hiver s’est déclaré par la neige et par les glaces, les Ostiaks vont courir les bois et les déserts avec leurs chiens, pour chasser les martres, les zibelines, les renards, les ours, etc.

Lorsqu’ils ont tué un de ces derniers animaux, ils l’écorchent, lui coupent la tête, et la suspendent avec la peau à un arbre, autour duquel il font plusieurs tours en cérémonie, comme pour honorer ces dépouilles ; ils font ensuite des lamentations ou des grimaces de douleur autour du cadavre, et lui font de grandes excuses après lui avoir donné la mort. Qui t’a ôté la vie ? lui demandent-ils tous en chœur ; et ils répondent : Ce sont les Russes. — Qui t’a coupé la tête ? — C’est la hache d’un Russe. — Qui t’a ouvert le ventre ? — C’est le couteau d’un Russe. — Nous t’en demandons pardon pour lui.

Cette pratique extravagante est fondée sur une imagination de ces peuples : ils croient que l’âme de l’ours, qui est errante dans les bois, pourrait se venger sur eux à la première occasion, s’ils n’avaient soin de l’apaiser et de lui faire cette espèce de réparation pour l’avoir obligée de quitter le corps où elle avait établi sa demeure.

Outre les soins du ménage et de la cuisine qui ne regardent que les femmes, elles s’occupent encore à préparer et à filer d’une manière particulière de certaines orties ; elles en font de la toile et des rideaux, pour se défendre, dans le temps du sommeil, des moucherons, qui sont toujours fort incommodes pendant l’été, surtout dans les forêts et aux environs des lacs. Quoique cette toile ait un peu de roideur, elle leur sert encore à faire des mouchoirs pour mettre sur leurs têtes, et on les peint de différentes couleurs.

Rien ne paraît faire plus de plaisir aux deux sexes que de fumer du tabac ; mais leur méthode est très-différente de celle des autres nations. Ils mettent d’abord un peu d’eau dans leur bouche, et tirent le plus qu’ils peuvent de fumée pour l’avaler avec cette eau. À peine ont-ils humé la fumée trois ou quatre fois, qu’ils tombent à terre sans connaissance ; ils demeurent ainsi souvent étendus pendant un quart d’heure, les yeux fixes, la bouche béante, le visage couvert d’écume et de sérosités qui distillent des yeux, de la bouche et du nez : on croirait voir un épileptique dans les convulsions.

Quelquefois ces malheureux sont les victimes de cette étrange façon de fumer. Les uns en sont suffoqués ou tombent en défaillance ; d’autres, se trouvant alors sur le bord d’une rivière, d’un lac ou près du feu, se noient ou se brûlent.

Les femmes accoutument de bonne heure leurs enfans à fumer ; et il semble que cette habitude pourrait leur être utile en effet, si elle était modérée, en ce qu’elle leur tient lieu de médecine, en opérant l’évacuation des humeur que produisent abondamment en eux le poisson cru et la mauvaise nourriture dont ils font usage. Quoique, généralement parlant, la propreté paraisse inconnue aux Ostiaks, et que tout l’extérieur des femmes n’inspire que le dégoût, elles ont cependant un soin particulier de se tenir le corps propre. Elles portent en tout temps sur elle, avec une ceinture de la même forme que celle que la jalousie a fait inventer aux maris de certains contrées de l’Europe, un petit paquet composé de filets de l’écorce la plus mince du saule : cette matière absorbe toute l’humidité, toute espèce de transpiration. Chaque fois que des besoins naturels les obligent de déranger la ceinture, elles mettent un nouveau paquet d’écorce, et elles en ont toujours une provision avec elles, surtout dans les temps critiques.

Si l’amour dans ces climats rigoureux se fait sentir assez vivement, la jalousie marche à sa suite aussi-bien que dans nos contrées ; mais les effets nen sont jamais funestes. Ils se bornent à quelques pratiques superstitieuses, et les seules peut-être au monde qui produisent quelque bien réel ; car, comme leur objet est d’éviter ou de prévenir un mal imaginaire, dans l’un et l’autre cas, elles contribuent du moins à tranquilliser le jaloux. Un Ostiak tourmenté de cette passion coupe du poil de la peau d’un ours, et le porte à celui qu’il soupçonne occasioner l’infidélité de sa femme. Si ce dernier est innocent, il accepte ce poil ; mais s’il est coupable, il avoue le fait, et convient à l’amiable avec le mari du prix de l’infidèle que le premier répudie, et que l’autre épouse. Ils agissent tous de bonne foi dans ces circonstances ; et de manière ou d’autre, le jaloux est délivré de toute inquiétude.

Ils se persuadent que, dans le cas où un homme coupable d’adultère serait assez hardi pour accepter le poil qu’on lui présente, l’âme de l’ours dont il provient ne manquerait pas de le faire périr au bout de trois jours. Si l’homme soupçonné du crime continue à se bien porter, tous les soupçons du jaloux s’évanouissent, il se croit dans son tort, et met tous ses soins à les faire oublier à sa femme.

Une paresse excessive, commune à tous ces peuples, tient les Ostiaks dans une perpétuelle inaction, à moins que le besoin de pourvoir à leur subsistance ne vienne les en tirer.

L’art de mesurer le temps et de compter les années est absolument ignoré de ces peuples : les neiges leur servent de calendriers. Comme il neige long-temps et régulièrement chaque hiver, mais que dans l’été toutes les neiges disparaissent, ils disent je suis âgé de tant de neiges, comme nous disons ; j’ai tant d’années. Au reste, cette manière de parler se trouve parmi tous les peuples qui habitent les cantons septentrionaux de la Sibérie.

Le plus grand effort de prévoyance que paraissent faire les Ostiaks, c’est de ramasser en été quelques provisions pour l’hiver ; encore est-il assez probable qu’ils ne prennent cette précaution que parce qu’ils l’ont vu prendre à leurs ancêtres, non par une prudence raisonnée, ni par des vues sur l'avenir.

À l’égard du présent, disent-ils, nous voyons beaucoup de Russes qui, malgré les peines qu’ils se donnent, quoiqu’ils s’épuisent à travailler et qu’ils prétendent avoir une religion toute divine, ne laissent pas d’être plus malheureux que nous. Quant à l’avenir, il est si incertain, que nous nous en reposons sur les coins de celui qui nous a créés.

Les Ostiaks n’ayant que fort peu de besoins, le commerce qu’ils font est très-médiocre. Il se réduit à échanger des pelleteries contre du pain, du tabac, de la verroterie, des ustensiles et des outils de fer, tels que des haches, des clous, des couteaux, etc.

Comme ils ne savent ni lire ni écrire, et que cependant ils désirent quelquefois se procurer des objets dont ils ont besoin, sans avoir à donner aucune sûreté aux marchands, ils se font des marques sur les mains en présence de leurs créanciers, afin que ceux-ci puissent les distinguer sûrement de leurs compatriotes, et promettent de livrer, dans le temps préfixe, ce qu’on leur a demandé en échange de ce qu’ils reçoivent. Jamais on ne voit un Ostiak manquer à ses engagemens. Aux termes convenus, ils apportent avec l’attention la plus scrupuleuse le poisson sec, les pelleteries, et ce qui a été stipulé dans le marché qu’ils ont conclu : ils font voir en même temps les marques qu’ils portent aux mains ; on les efface, et tout est terminé.

Si les Ostiaks sont paresseux, leur caractère excellent rachète bien ce défaut : c’est parmi eux qu’il faut chercher l’humanité la plus simple et la plus pure. Malgré l’ignorance profonde dans laquelle ils vivent, quoiqu’ils n’aient que des notions très-obscures et très-imparfaites de Dieu, ils sont naturellement bons, doux et pleins de charité.

On ne voit chez les Ostiaks ni libertinage, ni vol, ni parjure, ni ivrognerie, ni aucun de ces vices grossiers si communs même parmi les nations policées : on trouverait difficilement parmi eux un seul homme atteint de ces vices, à moins que ce ne soit quelqu’un de ces Ostiaks dégénérés qui vivent avec les Russes corrompus, et qui contractent insensiblement leurs habitudes vicieuses.

Un officier suédois rapporte cet exemple : « En 1722, dit-il, ayant reçu la nouvelle que la paix était conclue dans le Nord entre la Suède et la Russie, je partis de la ville de Crasnoyarsk sur l’Yéniséik, sans autre compagnie que celle d’un jeune domestique suédois, de l’âge de quatorze ou quinze ans. Le commandant de Crasnoyarsk m’avait donné un conducteur russe qui devait m’accompagner ; mais il s’était enfui, et je me trouvai réduit à traverser seul, avec mon jeune homme, de vastes contrées qui n’étaient habitées que par des païens.

» J’avais fait construire un train de bois sur lequel je descendis la rivière de Czoulim jusque dans l’Obi ; j’étais muni d’un ordre du commandant de Crasnoyarsk qui m’autorisait à prendre de distance en distance cinq Tartares païens pour ramer. Étant ainsi seul et abandonné de mon guide russe, qui devait me servir d’interprète, je montrai mon passe-port aux Tartares, qui me donnèrent sur-le-champ tous les secours qui dépendaient d’eux, et me conduisirent paisiblement d’une habitation à l’autre. Il faut que je dise à leur louange que je ne perdis rien avec eux, quoi qu’il leur fût bien facile de me voler, puisque je dormais la nuit sur mon train de bois, et que souvent ils s’étaient relevés trois ou quatre fois avant que je fusse éveillé.

« J’avoue en même temps que je n’aurais pas voulu risquer de voyager aussi solitairement entre Tobolsk et Moscou, où les Russes Rosboniches, quoique baptisés et chrétiens, n’auraient certainement pas manque de m’enlever la plus grande partie de mes effets.

» Certaines raisons m’obligèrent de m’arrêter pendant quinze jours chez les Ostiaks, qui habitent le long de l’Obi. Je logeai dans leurs cabanes ; le peu de pelleterie que j’avais resta, pendant tout mon séjour, dans une tente ouverte, habitée par une nombreuse famille, et je ne perdis pas la moindre chose.

» Voici encore un trait de la probité de ces peuples, qu’un marchand russe m’a raconté.

» Ce marchand, allant de Tobolsk à Beresof, ville située à douze journées au nord de la première, passa la nuit dans une cabane d’Ostiaks. Le lendemain matin, il perdit, à quelques verstes de sa couchée, une bourse dans laquelle il y avait environ cent roubles. Les routes de ces cantons ne sont guère fréquentées ; mais le fils même de l’Ostiak qui avait donné l’hospitalité au Russe, allant un jour à la chasse, passa par hasard à l’endroit où cette bourse était tombée, et la regarda sans la ramasser. De retour à la cabane, il se contenta de dire qu’il avait vu une bourse pleine d’argent, et qu’il l’y avait laissée. Son père le renvoya aussitôt sur le lieu, et lui ordonna de couvrir la bourse d’une branche d’arbre, afin de la dérober aux yeux des passans, et qu’elle pût être retrouvée à cette même place par celui à qui elle appartenait, si jamais il venait la chercher. La bourse resta donc à cet endroit pendant plus de trois mois. Lorsque le Russe qui l’avait perdu revint à Beresof, il alla loger chez le même Ostiak, et lui raconta le malheur qu’il avait eu de perdre sa bourse le jour même qu’il était parti de chez lui. L’Ostiak, charmé de pouvoir lui faire retrouver son bien, lui dit : « C’est donc toi qui as perdu une bourse ? Eh bien, sois tranquille ; je vais te donner mon fils qui te conduira sur la place où elle est : tu pourras la ramasser toi-même. » Le marchand, en effet, trouva sa bourse au même endroit où elle était tombée.

À l’exception des vayvodes, que le gouvernement de Russie établit chez les Ostiaks pour les gouverner et pour lever les impôts, il n’y a point de chefs ou de supérieurs reconnus dans la nation, et l’on n’y fait aucune distinction de rang, de naissance et de qualité. Quelques-uns pourtant parmi eux prennent le titre de knés, et s’approprient le domaine de certaines rivières ; mais, malgré ces prétentions, ils sont fort peu respectés des autres, et ces knés n’exercent aucune sorte de juridiction.

Chaque père de famille est chargé de la police de sa maison, et termine seul à l’amiable les petits différens qui peuvent y survenir. Dans les affaires graves ils ont recours aux vayvodes, ou ils appellent les ministres de leurs idoles pour les juger. La contestation se termine ordinairement par une sentence que le prêtre prononce, comme si elle lui était inspirée : mais l’idole, dont il est l’organe, n’oublie pas ses intérêts ; car il y a une amende de pelleterie imposée, et le ministre, comme de raison, est chargé de la recevoir pour l’idole.

La religion de ces peuples consiste a rendre quelque culte à ces idoles, et ils en ont de deux sortes : de publiques, qui sont révérées de toute la nation ; de domestiques, que chaque père de famille se fabrique lui-même, et dont le culte particulier se borne a sa maison.

Ces deux espèces d’idoles ne sont communément que des troncs d’arbres, ou des bûches arrondies par le haut pour représenter une tête dont les yeux sont marqués par deux trous, la bouche par un autre trou, le nez par un relief quelconque ; le tout si grossièrement façonné, qu’il n’y a que des yeux d’Ostiaks qui puissent y voir une divinité.

Ordinairement un père de famille est à la fois prêtre, sorcier et fabricant d’idoles, et il en distribue à ceux qui en veulent. Lui seul a le droit de leur offrir des sacrifices de les consulter et de rendre les oracles qu’elles lui dictent. Avant d’aller à la chasse et a la pêche, l’idole est consultée, et l’on se conduit suivant le succès heureux ou malheureux que promet sa réponse.

Lorsqu’une femme a perdu son mari, dit Muller, elle témoigne sa douleur en faisant fabriquer promptement une idole qu’elle habille des vêtemens du défunt. Elle la couche ensuite avec elle, et la place pendant le jour devant ses yeux, pour se rappeler la mémoire du mort, et pour s’exciter en même temps à pleurer sa perte. Cette cérémonie se continue pendant une année entière, et chaque jour doit être marque par des larmes.

L’année du deuil étant révolue, l’idole est dépouillée et reléguée dans un coin jusqu’à ce qu’on en ait besoin pour une pareille cérémonie. Une femme qui n’observerait pas cette pratique serait déshonorée ; elle passerait pour n’avoir pas aimé son mari, et sa vertu serait violemment soupçonnée.

Strahlenberg rapporte que, voyageant parmi eux, il leur demanda où ils croyaient que leurs âmes allaient après la mort, et qu’ils lui répondirent « que ceux qui mouraient d’une mort violente, ou en faisant la guerre aux ours, allaient droit au ciel ; mais que ceux qui mouraient dans leur lit ou d’une mort naturelle étaient obligés de servir long-temps sous terre près d’un dieu sévère et dur. »

Ceci pourrait faire présumer que les Ostiaks descendent des premiers Cimbres qui ont habité la Russie ; car Valère Maxime attribue à ces Cimbres la même façon de penser, lorsqu’il écrit qu’ils sautent de joie dans une action, comme allant à une mort glorieuse, et qu’au contraire, lorsqu’ils sont malades, ils se désolent, comme se croyant menacés d’une mort ignominieuse.

Les Ostiaks, quoique voisins des Samoïèdes, diffèrent beaucoup par le langage, et ces peuples ne peuvent s’entendre sans interprètes.

Les Ostiaks étant soumis à l’empire, chaque fois que la Russie change de maître, il est d’usage de leur faire prêter un nouveau serment de fidélité ; c’est le vayvode établi chez eux qui reçoit ce serment, et en voici la formule.

On rassemble les Ostiaks dans une cour, où est étendue par terre une peau d’ours, avec une hache et un morceau de pain, dont on leur distribue à tous une petite partie.

Avant de le manger, ils prononcent les paroles suivantes : « Au cas que je ne demeure pas toute ma vie fidèle à mon souverain, si je me révolte contre lui de mon propre mouvement, et avec connaissance ; si je néglige de lui rendre les devoirs qui lui sont dus, ou si je l’offense en quelque manière que ce soit, puisse cet ours me déchirer au milieu des bois ! que ce pain que je vais manger m’étouffe sur-le-champ ; que ce couteau me donne la mort, et que cette hache m’abatte la tête ! » On n’a pas d’exemple qu’ils aient violé leur serment, quoiqu’on les ait souvent inquiétés pour cause de religion.

Quelques tentatives qu’on ait faites pour amener les Ostiaks au christianisme, on n’a pu faire parmi eux qu’un très-petit nombre de vrais chrétiens. La vie errante qu’ils mènent dans les forêts, et qui rend inutile l’établissement des prêtres et des églises, les anciennes habitudes de leurs pères, soit en matière de culte, soit par rapport aux mariages, sont autant d’obstacles aux progrès du christianisme chez des peuples qui se rappellent sans cesse que leurs ancêtres ont vécu heureusement dans leur religion, et que les Russes leur paraissent plus misérables qu’eux.

Le grand convertisseur Philotée, archevêque de Tobolsk, à qui la plus grande partie des idolâtres sibériens doivent le baptême (si c’est conférer ce sacrement que de faire jeter dans l’eau, par des dragons, des païens attachés à leur croyance), visita les Ostiaks dans les années 1712, 1713 et 1714, pour les convertir. Quelques-uns se plongèrent volontairement dans l’eau baptismale ; mais le plus grand nombre refusèrent de se soumettre à la cérémonie. Le ministère des soldats russes fut heureusement employé : moitié par force, moitié par crainte, on parvint à en baptiser quatre à cinq mille.

Tout le fruit que les Ostiaks ont donc retiré de la mission de l’archevêque de Tobolsk, c’est que, depuis ce temps, ils se disent chrétiens ; mais le sont-ils en effet ? On en peut juger par toutes leurs superstitions, par leurs cérémonies religieuses ; enfin, par l’idée qu’ils avaient des récompenses de la vie future, lorsque, huit à dix ans après leur conversion, ils firent à Strahlenberg la réponse que nous avons rapportée.

Les approches de la mort leur causent si peu de frayeur et d’inquiétude, que ni les remèdes propres à l’éloigner, ni les moyens de prévenir la maladie ne sont chez eux l’objet des moindres recherches ni des moindres soins.

L’excessive malpropreté dans laquelle ils vivent, les viandes crues et les insectes dont ils se nourrissent leur causent des maladies scorbutiques, ou des éruptions cutanées semblables à la lèpre, et si terribles, qu’on peut dire qu’ils pourissent tout vivans. Cet amour de la vie, que la nature a gravé si profondément dans tous les hommes pour les rendre attentifs à leur conservation, cette horreur, qui fait reculer toutes les créatures devant tout ce qui peut tendre à leur destruction, n’entrent point dans l’âme d’un Ostiak. Leur survient-il un ulcère au visage, à un bras, à une jambe, ou à quelque autre partie du corps, ils n’y font pas la moindre attention ; ils voient tranquillement cet ulcère faire des progrès, s’étendre, et ronger petit à petit les autres parties du corps ; ils voient leurs membres tout pouris se séparer du tronc les uns après les autres, sans marquer aucune douleur, sans jeter aucune plainte.

Ils montrent une insensibilité, une résignation apathique que l’on trouve à peine dans les animaux les plus stupides, et qui doit d’autant plus surprendre, qu’elle n’est pas l’effet d’un fanatisme d’opinion tel que celui dont se paraient les philosophes stoïciens.

Les enterremens des Ostiaks se font sans cérémonies religieuses. La famille du mort s’assemble ; on habille le cadavre, et on l’enterre en mettant à côté de lui son couteau, son arc, une flèche, et les ustensiles de ménage qui lui appartenaient. Si c’est en hiver, on le cache dans la neige ; et lorsque l’été est venu, on fait une fosse, et on l’y dépose en présence de tous ses parens.