Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XI/Seconde partie/Livre VI/Chapitre IV

CHAPITRE IV.

Habitans du Kamtchatka.

Le Kamtchatka, tenant par son extrémité septentrionale au continent, et communiquant au midi avec les îles Kouriles par la mer, ses habitans doivent participer du caractère, de la figure et du langage des peuples qui les environnent. Aussi sont-ils comme divisés en trois nations et trois langues : la Koriake au nord, la Kourile au midi, la Kamtchadale entre deux. Celle-ci, qui est la principale nation, et ne parle que la même langue, habite depuis la source du Kamtchatka jusqu’à son embouchure, et le long de la mer orientale.

Les Kamtchadales s’appellent eux-mêmes Itelmen, c’est-à-dire, habitans du pays. Depuis quand l’habitent-ils ? Ils y ont été créés, disent-ils. D’où viennent-ils ? De la Mongolie, répond Steller. Quelles sont les preuves de cette conjecture ? En voici deux.

La langue des Kamtchadales a beaucoup de mots terminés comme celle des Mongols chinois, en ong, ing, ou tchin, tcha, ou ksin, ksoung. Ces deux langues se ressemblent dans les déclinaisons et les mots dérivés. Les variations et les aberrations qui se trouvent entre elles viennent du temps et du climat.

Une autre preuve de descendance est la conformité de figure. Les Kamtchadales sont petits et basanés comme les Mongols. Ils ont les cheveux noirs, peu de barbe, le visage large et plat, le nez écrasé comme les Kalmouks. Ces traits, et des rapports dans le caractère des deux nations achèvent de prouver à Steller que ces nations ont une origine commune, ou que l’une vient de l’autre. Mais leur séparation, dit-il, doit être antérieure à celle du Japon d’avec la Chine ; et la preuve qu’elle est très-ancienne, c’est que les Kamtchadales n’ont aucun usage ni presque aucune idée du fer, dont les Mongols se servent depuis plus de deux mille ans. Ils ont perdu jusqu’à la tradition de leur origine ; ils ne connaissent que depuis peu de temps les Japonais, et même les Kouriles. Ils étaient très-nombreux quand les Russes arrivèrent chez eux, quoique les inondations, les ouragans, les bêtes féroces, le suicide et les guerres intestines fussent des causes continelles de dépopulation. Ils ont une connaissance de la propriété des herbes, qui suppose une longue expérience ; mais surtout les instrument et les ustensiles dont ils se servent sont différens de ceux des autres nations. De tous ces faits, Steller conclut que les Kamtchadales sont de la plus haute antiquité, et qu’ils ont été poussés dans leur presqu’île par les conquérans de l’Orient, comme les Lapons et les Samoïèdes ont été chassés au nord par Les Européens. Quoi qu’il en soit de ces conjectures, que les Kamtchadales soient venus des bords du Léna, d’où ils auront été chassés par les Tongouses, ou qu’ils soient issus de la Mongolie, au delà du fleuve Amour, l’incertitude même de leur origine en prouve l’ancienneté, et les révolutions éternelles des peuples qui les entourent sur le continent font présumer qu’ils sont arrivés au Kamtchatka par terre, et non par mer, car c’est le continent qui a peuplé les îles, et non les îles qui ont peuplé le continent.

Les Kamtchadales ressemblent, par bien des traits, à quelques nations de la Sibérie ; mais ils ont le visage moins long et moins creux, les joues plus saillantes, la bouche grande et les lèvres épaisses ; les épaules larges, surtout ceux qui vivent sur les bords de la mer. Il ne serait pas même surprenant que ces hommes sauvages eussent quelques rapports éloignés de figure avec les animaux dont ils font la chasse, la pêche et leur nourriture, si l’imagination, le climat, les habitudes, les sensations, et surtout les alimens de la mère influent dans la formation du fœtus. Mais si les Kamtchadales ne ressemblent en rien aux animaux dont ils se nourrissent, du moins ils sentent le poisson, et ils exhalent une odeur forte d’oiseaux de mer ; aussi musqués par excès de saleté qu’on peut l’être par un raffinement de propreté. Avant d’entrer dans le tableau de leurs mœurs, il faut connaître leurs occupations ; elles se rapportent toutes à leurs premiers besoins, la nourriture, les vêtemens et le logement.

Ce peuple vit de racines, de poissons et d’amphibies ; mais il fait plusieurs sortes de mélanges de ces trois substances. Leur principal aliment est l’ioukola ou le zaal : c’est là leur pain. Ils découpent toutes les espèces de saumons en six parties. On en fait pourir la tête dans des fosses ; le dos et le ventre sèchent à la fumée ; la queue et les côtes à l’air. On pile la chair pour les hommes, et les arêtes pour les chiens. On dessèche cette espèce de pâte, et l’on en mange tous les jours.

Le second mets est le caviar, qui se fait avec des œufs de poisson. Il y a trois façons de le préparer. On fait sécher les œufs à l’air, suspendus avec la membrane qui les enveloppe, ou dépouillés de ce sac, et étendus sur le gazon. D’autres fois on renferme ces œufs dans des tiges d’herbe ou des rouleaux de feuilles ; on les sèche au feu ; enfin on les met sur une couche de gazon, au fond d’une fosse, et on les couvre d’herbe et de terre pour les faire fermenter. C’est ce caviar dont les Kamtchadales sont toujours pourvus. Avec une livre de cette sorte de provision un homme peut subsister long-temps sans autre nourriture. Quelquefois il mêle à son caviar sec de l’écorce de saule ou de bouleau. Ces deux alimens veulent être ensemble : le caviar seul fait dans la bouche un colle qui s’attache aux dents, et l’écorce est trop sèche pour qu’on puisse l’avaler.

Un régal plus exquis encore est le tchoupriki. On étend sur une claie, à sept pieds au-dessus du foyer, des poissons moyens de toute espèce. On ferme les habitations pour les chauffer comme des étuves ou des fours, quelquefois avec deux ou trois feux. Quand le poisson s’est ainsi cuit lentement dans son jus, moitié rôti, moitié fumé, on en tire aisément la peau, on en vide les entrailles, on le fait sécher sur des nattes, on le coupe en morceaux, et on garde ces provisions dans des sacs d’herbes entrelacées.

Ce sont là les mets ordinaires qui tiennent lieu de pain. La viande des Kamtchadales est la chair des phoques et des monstres marins. Voici comment on en fait des provisions. On creuse une fosse, dont on pave le fond avec des pierres. On y met un tas de bois qu’on allume par-dessous. Quand la fosse est chauffée, on en retire les cendres ; on garnit le fond d’un lit de bois d’aulne vert, sur lequel on étend par couches de la graisse et de la chair de phoque, entrecoupant ces couches de branches d’aulne ; et quand la fosse est remplie, on la couvre de gazon et de terre pour tenir la vapeur bien renfermée. Après quelques heures, on retire ces provisions, qui se gardent une année entière, et valent mieux ainsi boucanée que cuites.

La manière dont les Kamtchadales mangent la graisse de phoques, est de s’en mettre dans la bouche un long morceau qu’ils coupent près des lèvres, avec un couteau, et de l’avaler sans la mâcher.

Le mets le plus recherché des Kamtchadales est le sélaga. C’est un mélange de racines et de baies broyées ensemble, à quoi l’on ajoute du caviar, de la graisse de baleine, du phoque et du poisson cuit. Tous les peuples sauvages ont ainsi leur oille, qu’ils préparent d’une manière qui est dégoûtante pour tout autre qu’eux. Les femmes kamtchadales nettoient et blanchissent leurs mains crasseuses dans le sélaga, qu’elles pétrissent et délaient avec la sarana.

Ce peuple n’a que l’eau pour boisson. Autrefois, pour s’égayer, ils y faisaient infuser des champignons. Aujourd’hui, c’est de l’eau-de-vie qu’ils boivent, quand les Russes veulent leur en donner par grâce, en échange de ce que ces sauvages ont de plus beau et de plus cher. Les Kamtchadales sont fort altérés par le poisson sec dont ils se nourrissent : aussi ne cessent-ils de boire de l’eau après leur repas, et même la nuit. Ils y mettent de la neige ou de la glace pour l’empêcher, dit-on, de s’échauffer.

L’homme sauvage est nécessairement plus féroce au nord qu’au midi. Destructeur à double titre, la nature, qui lui donne beaucoup de faim et peu de fruits, veut qu’il tue les animaux pour se nourrir et pour s’habiller. Ainsi le Kamtchadale engraissé, rempli de poissons ou d’oiseaux aquatiques, est encore vêtu, couvert et fourré de leurs peaux. C’est à ce prix sans doute qu’il est le roi de la nature dans l’étroite péninsule qu’il habite. Avant que ce peuple eût été policé par les Russes et les Cosaques, à coups de fusil et de bâton, il se faisait un habillement bigarré de peaux de renards, de phoques, et de plumes d’oiseaux de mer grossièrement cousues ensemble. Aujourd’hui les Kamtchadales sont aussi bien vêtus que les Russes. Ils ont des habits courts qui descendent jusqu’aux genoux ; ils en ont à queue qui tombent plus bas ; ils ont même un vêtement de dessus ; c’est une espèce de casaque fermée, où l’on ménage un trou pour y passer la tête. Ce collet est garni de pates de chien dont on se couvre le visage dans le mauvais temps, sans compter un capuchon qui se relève par-dessus la tête. Ce capuchon, le bout des manches qui sont fort larges, et le bas de l’habit, sont garnis tout autour d’une bordure de peau de chien blanc à longs poils. Ces habits sont galonnés sur le dos et les coutures de bandes de peaux ou d’étoffes peintes, quelquefois chamarrés de houppes de fil, ou de courroies de toutes couleurs. La casaque est une pelisse d’un poil noir, blanc ou tacheté, qu’on tourne en dehors. C’est là l’habit que les Kamtchadales appellent kakpitach, et les Cosaques koukliancha. Il est le même pour les femmes que pour les hommes : les deux sexes ne diffèrent dans leurs Habits que par les vêtemens de dessous.

Les femmes portent sous la casaque une camisole et un caleçon cousus ensemble. Ce vêtement se met par les pieds, se ferme au collet avec un cordon, et s’attache en bas sous le genou. On l’appelle chonba. Les hommes ont aussi, pour couvrir leur nudité, une ceinture qu’ils appellent machva. On y attache une espèce de bourse pour le devant, et un tablier pour le derrière. C’est le déshabillé de la maison : c’était tout l’habit d’été d’autrefois. Aujourd’hui les hommes ont pour l’été des caleçons ou culottes de femme qui descendent jusqu’aux talons. Ils en ont même pour l’hiver, mais plus larges et fourrées, avec le poil en dedans sur le derrière, en dehors autour des cuisses.

Les hommes ont pour chaussure des bottines courtes ; les femmes les portent jusqu’au genou. La semelle est faite de peau de phoque, fourrée en dedans de peaux à longs poils pour l’hiver, ou d’une espèce de foin. Les belles chaussures des Kamtchadales ont la semelle de peau blanche de phoque, l’empeigne de cuir rouge et brodé comme leur habit ; les quartiers sont de peau blanche de chien, et la jambe de la bottine est de cuir sans poil, et même teint. Mais quand un jeune homme est si magnifiquement chaussé, c’est qu’il a une maîtresse.

Autrefois les Kamtchadales avaient des bonnets ronds, sans pointe, faits de plumes d’oiseaux et de peaux de bêtes, avec des oreilles pendantes. Les femmes portaient des perruques, on ne dit pas de quelle matière, si c’est de poil d’animaux, ou d’une espèce de jonc velu ; mais elles étaient si attachées à cette coiffure, dit Steller, qu’elles ne voulaient point se faire chrétiennes, parce qu’on leur ôtait la perruque pour les baptiser ou qu’on leur coupait les cheveux qu’elles avaient quelquefois naturellement frisés et bouclés en perruque. Aujourd’hui ces femmes ont le luxe de celles de Russie : elles portent des chemises, même avec des manchettes.

Elles ont poussé la propreté jusqu’à ne travailler plus qu’avec des gants, qu’elles ne quittent jamais. Elles ne se lavent pas même le visage ; elles se le teignent avec du blanc et du rouge. Le premier est fait d’une racine vermoulue, qu’elles mettent en poudre, et le second, d’une plante marine qu’elles font tremper dans l’huile de phoque. Dès qu’elles voient un étranger, elles courent se laver, s’enluminer et se parer.

Le luxe a fait de tels progrès au Kamtchatka, depuis que les Russes y ont porté leur goût et leur politesse, qu’un Kamtchadale, dit-on, ne peut guère s’habiller, lui et sa famille, à moins de cent roubles ou de cinq cents francs. Mais sans doute cette dépense s’arrête aux riches ; car il y a des gens encore vêtus à l’ancienne mode, et surtout les vieilles femmes. Un Kamtchadale du premier ordre est un homme qui porte sur son corps du renne, du renard, du chien, de la marmotte, du bélier sauvage, des pates d’ours et de loups, beaucoup de phoque et de plumes d’oiseaux. Il ne faut pas écorcher moins de vingt bêtes pour habiller un Kamtchadale à l’antique.

Une des commodités de la vie des sauvages, est de changer d’air et de logement avec les saisons. S’ils n’ont pas de ces palais éternels qui voient naître et mourir plusieurs générations, chaque famille a du moins sa cabane d’hiver et sa cabane d’été ; ou plutôt, des matériaux d’un logement ils en font deux, amovibles et portatifs. Leur logement d’hiver, qu’ils appellent yourte, se construit de cette manière :

On creuse un terrain à la profondeur de quatre pieds et demi. La largeur est proportionnée au nombre des gens qu’il faut loger, de même que la longueur. Mais on peut juger de cette dernière dimension par le nombre et la distance des poteaux qui sont plantés dans cet emplacement. Sur une ligne qui le partage en deux carrés longs égaux on enfonce quatre poteaux séparés d’environ sept pieds l’un de l’autre. Ces poteaux soutiennent des poutres disposées sans doute dans la longueur de l’yourte. Les poutres portent des solives dont un bout va s’appuyer sur la terre. Ces solives sont entrelacées de perches, et toute cette charpente est revêtue de gazon et de terre, mais de façon que l’édifice présente une forme ronde en dehors, quoiqu’en dedans il soit carré. Au milieu du toit, on ménage une ouverture carrée qui tient lieu de porte, de fenêtre et de cheminée. Le foyer se pratique contre un des côtés longs, et l’on y ouvre un tuyau de dégagement à l’air pour chasser la fumée en dehors par la cheminée. Vis-à-vis du foyer sont les ustensiles, les auges où l’on prépare à manger pour les hommes et les chiens. Le long des murs ou des parois sont des bancs ou des solives couvertes de nattes pour s’asseoir le jour et dormir la nuit. On descend dans les yourtes par des échelles qui vont du foyer à l’ouverture de la cheminée. Elles sont brûlantes. On y serait bientôt étouffé par la fumée ; mais les Kamtchadales ont l’adresse d’y grimper comme des écureuils par des échelons où ils ne peuvent appuyer que la pointe du pied. Cependant il y a, dit-on, une autre ouverture plus commode, qu’on appelle youpana ; mais elle n’est que pour les femmes ; un homme aurait honte d’y passer, et l’on verrait plutôt une femme entrer ou sortir par l’échelle ordinaire, à travers la fumée, avec ses enfans sur le dos : tant il est glorieux d’être homme chez les peuples qui ne connaissent encore d’empire que celui de la force. Quand la fumée est trop épaisse, on a des bâtons faits en tenailles pour jeter les gros tisons par-dessus l’yourte, à travers la cheminée. C’est même une joute de force et d’adresse entre les Kamtchadales. Ces maisons d’hiver sont habitées depuis l’automne jusqu’au printemps.

C’est alors que les Kamtchadales sortent de leurs huttes, comme une infinité d’animaux de leurs souterrains, et vont camper sous des balaganes, dont voici la description.

Neuf poteaux de treize pieds, plantés sur trois rangs, à égale distance comme des quilles, sont unis par des traverses, et surmontés de soliveaux qui forment le plancher, couvert de gazon. Au-dessus s’élève un toit en pointe, avec des perches liées ensemble par un bout, attachées par l’autre aux solives qui font l’enceinte du plancher. Deux portes ou trappes s’ouvrent en face l’une de l’autre. On descend dans les yourtes, on monte dans les balaganes, et c’est avec la même échelle portative. Si l’on entre ainsi dans les maisons par le toit, c’est pour les garantir des bêtes, et surtout des ours, qui viendraient y manger les provisions de poissons, comme ils font quelquefois quand les rivières et les champs ne leur offrent rien. Un lieu planté de balaganes est appelé ostrog par les Cosaques, c’est-à-dire, habitation ou peuplade. Un ostrog a l’air d’une ville dont les balaganes seraient les tours. Ces sortes d’habitations sont ordinairement près des rivières, qui deviennent dès lors le domaine des habitans. Ils s’attachent à ces rivières comme les autres peuples à leurs terres. Les Kamtchadales disent que leur père ou leur dieu (c’est la même chose) vécut deux ans sur les bords de chaque rivière, et qu’il les peupla de ses enfans, leur laissant pour héritage les bords et les eaux de la rivière où ils étaient nés. Aussi ne s’éloignent-ils guère, dans leurs transmigrations, de ce domaine antique et inaliénable. Mais les peuples voisins de la mer bâtissent sur ses côtes ou dans les bois, qui n’en sont pas éloignés. La chasse, ou plutôt la pêche des phoques, étend quelquefois leurs excursions à cinquante lieues de leurs habitations. La faim n’admet point de demeure fixe chez les sauvages, comme l’ambition ne connaît ni frontières ni limites chez les peuples policés.

Les meubles des Kamtchadales sont des tasses, des auges, des paniers ou corbeilles, des canots et des traîneaux ; voilà leurs richesses, qui ne coûtent ni de longs désirs, ni de grands regrets. Comment ont-ils fait ces meubles sans le secours du fer ou des métaux ? C’est avec des ossemens et des cailloux. Leurs haches étaient des os de renne ou de baleine, ou même du jaspe taillé en coing. Leurs couteaux sont encore aujourd’hui d’un cristal de roche, pointus et taillés comme leurs lancettes, avec des manches de bois. Leurs aiguilles sont faites d’os de zibeline, assez longues pour être percées plusieurs fois quand elles se rompent à la tête.

On ne décrit point leurs ustensiles ; mais les plus beaux sont des auges de bois, qui coûtaient autrefois un an de travail. Aussi c’était assez d’une belle auge pour distinguer un village entier, quand elle pouvait servir a régaler plusieurs convives. S’il est vrai, comme on le dit, qu’un seul Kamtchadale mange autant que dix hommes ordinaires, on ne saurait trop vanter une de ces auges.

Pour faire leurs outils et leurs meubles, ces sauvages ont besoin de feu. Quel est leur moyen d’en avoir ? Ils tournent entre les mains, avec beaucoup de rapidité, un bâton sec et rond qu’ils passent dans une planche percée à plusieurs trous, et ne cessent de le tourner qu’il ne soit enflammé. Une herbe séchée et broyée leur sert de mèche. Ils préfèrent leur art de faire du feu à celui d’en tirer des pierres à fusil, parce qu’il leur est plus facile par l’habitude.

Leurs canots sont de deux sortes : les uns, qu’ils appellent koiakhtoktim, sont faits à peu près comme les bateaux de pêcheurs russes ; mais ils ne s’en servent que sur la rivière de Kamtchatka. Les autres, qu’on emploie sur les côtes de la mer, et qui s’appellent taktous, ont la proue et la poupe d’égale hauteur, et les côtés bas et échancrés vers le milieu, ce qui les expose à se remplir d’eau quand il fait du vent. Veut-on exposer ces canots en haute mer à la grande pêche, on les tient fendus au milieu, puis on les recoud avec des fanons de baleine, et on les calfate avec de la mousse ou de l’ortie qui sert de chanvre. C’est pour empêcher que ces canots ne soient brisés et entr’ouverts par les vagues qu’on pratique, dans le bois dont ils sont construits, ces jointures flexibles et liantes de baleine. Ces sortes de bateaux s’appellent baïdares. Ceux des Kamtchadales qui manquent de bois font leurs bateaux de cuir de phoque. C’est sous la protection de la peau d’un de ces animaux qu’ils vont en prendre d’autres.

Ces canots servent non-seulement à la pêche, mais au transport. Deux hommes assis dans un de ces bateaux, l’un à la poupe, l’autre à la proue, remontent les rivières avec de longues perches. Quand la rivière est rapide et le canot chargé, ils sont quelquefois un quart d’heure courbés sur leur perche pour avancer de cinq à six pieds. Mais si le canot est vide, ils feront vingt et même quarante verstes dans un jour. Les plus grands bateaux portent de neuf à treize quintaux. Si la charge demande beaucoup de place, comme le poisson sec, qu’il faut étaler, on joint deux canots ensemble avec des planches en travers qui servent de pont ; mais on n’a guère cette facilité que sur le Kamtchatka, rivière plus large et moins rapide que les autres.

Kracheninnikov a mieux détaillé la description des traîneaux que celle des canots. Voici comment les Kamtchadales construisent les voitures de terre :

« Les traîneaux sont faits de deux morceaux de bois courbés ; ils choisissent pour cet effet un morceau de bouleau qui ait cette forme ; ils le séparent en deux parties, et les attachent à la distance de treize pouces par le moyen de quatre traverses ; ils élèvent, vers le milieu de ce châssis, quatre montant qui ont dix-neuf pouces d’équarrissage environ. Ils établissent sur ces quatre montans le siége, qui est un vrai chassis de trois pieds de long sur treize pouces de large ; il est fait avec des perches légères et des courroies. Pour rendre le traîneau plus solide, ils attachent encore sur le devant un bâton qui tient, par une extrémité, à la première traverse, et par l’autre, au châssis qui forme le siége. » Chacun de ces traîneaux est attelé de quatre chiens, qui ne coûtent que quinze roubles, tandis que le harnais en coûte vingt. Aussi est-il composé de plusieurs pièces.

Les traits qu’on appelle alaki sont deux courroies larges et amples qu’on attache sur les épaules des chiens, à une espèce de poitrail : chaque trait porte une petite courroie avec un crochet qui passe dans un anneau attaché sur le devant du traîneau.

Le timon (pobegenik) est une longue courroie attachée par un crochet sur le devant du traîneau, et de l’autre bout, au milieu d’une petite chaîne qui tient les chiens de front et les empêche de s’écarter.

Une courroie plus longue, qui sert de rênes (ouzda), tient par un bout au traîneau comme le timon, et s’accroche de l’autre à une chaîne qu’on attache aux chiens de volée.

Le Kamtchadale conduit son attelage avec l’ochtal : c’est un bâton crochu de trois pieds, garni de grelots, qu’il secoue pour animer les chiens, criant onga, s’il veut aller à gauche ; kna, s’il tourne à droite : pour retarder la course, il traîne un pied sur la neige ; pour s’arrêter, il y enfonce son bâton. Quand la


neige est glacée, il attache des glissoires d’os ou d’ivoire sous les semelles de cuir dont les ais du traîneau sont revêtus : quand il y a des descentes, il lie des anneaux de cuir à ces semelles. Le voyageur assis, les jambes pendantes, a le côté droit vers l’attelage. Il n’y a que les femmes qui s’asseyent dans le traîneau, le visage tourné vers les chiens, ou qui prennent des guides. Les hommes conduisent eux-mêmes leur voiture.

Cependant, quand il y a beaucoup de neige, il faut avoir un guide pour frayer le chemin. Cet homme précède les chiens avec des espèces de raquettes, Elles sont faites de deux ais assez minces, séparés dans le milieu par des traverses dont celle de devant est un peu recourbée. Ces ais et ces traverses sont garnies de courroies qui se croisent pour soutenir le pied. Le conducteur, qu’on appelle brodovchiki, prend les devans et fraie la route jusqu’à une certaine distance ; ensuite il revient sur ses pas, et pousse les chiens dans le chemin qu’il leur a ouvert. Il se perd tant de temps à cette manœuvre, qu’on a de la peine à faire deux lieues et demie dans un jour, tant les chemins sont difficiles et hérissés de broussailles ou de glaces.

Un Kamtchadale ne va jamais sans raquettes et sans patins, même avec son traîneau. Si l’on traverse un bois de saule, on risque de se crever les yeux ou de se rompre bras ou jambes, parce que les chiens redoublent d’ardeur et de vitesse à proportion des obstacles. Dans les descentes escarpées, il n’est pas possible de les arrêter. Malgré la précaution d’en dételer la moitié, ou de les retenir de toutes ses forces, ils emportent le traîneau, et quelquefois renversent le voyageur. Alors il n’a d’autre ressource que de courir après ses chiens, qui vont d’autant plus vite que le poids est léger. Quand le traîneau s’accroche, l’homme le rattrape et se laisse emporter, rampant sur son ventre, jusqu’à ce que les chiens soient arrêtés, ou de lassitude, ou par quelque obstacle.

Les armes des Kamtchadales sont l’arc, la lance, la pique et la cuirasse. Ils font leurs arcs de melèse, et les garnissent d’écorce de bouleau. Les nerfs de baleine y servent de corde. Leurs flèches ont environ trois pieds et demi de longueur ; la pointe en est armée de différentes façons. Quand c’est de pierre, ils appellent la flèche kauglatch ; pinch, si le bout est d’un os mince ; et aglpinch, si cette pointe d’os est large. Ces flèches sont la plupart empoisonnées, et l’on en meurt dans vingt-quatre heures, à moins que l’homme ne suce la plaie qu’elles ont faite.

Les lances sont armées comme les flèches : les piques (oukarel) sont armées de quatre pointes. Le manche en est fiché dans de longues perches.

La cuirasse, ou cotte d’armes, est faite de nattes ou de peau de phoque. On coupe le cuir en lanières, que l’on croise et tresse de façon à les rendre élastiques et flexible comme des baleines. Cette cuirasse couvre le côté gauche, et s’attache au côté droit. Les Kamtchadales portent, de plus, deux ais ou petites planches, dont l’une défend la poitrine, et l’autre la tête par derrière. Mais ce sont des armes défensives, qui supposent une sorte d’art ou d’habitude de la guerre.

« Les Kamtchadales ont des mœurs grossières, dit Steller. Leurs inclinations ne diffèrent point de l’instinct des bêtes ; ils font consister le souverain bonheur dans les plaisirs corporels, et ils n’ont aucune idée de la spiritualité de l’âme.

» Les Kamtchadales sont extrêmement grossiers, disent les Russes. La politesse et les complimens ne sont point d’usage chez eux. Ils n’ôtent point leurs bonnets, et ne saluent jamais personne. Ils sont si stupides dans leurs discours, qu’ils semblent ne différer des brutes que par la parole. Ils sont cependant curieux…. Ils font consister leur bonheur dans l’oisiveté et dans la satisfaction de leurs appétits naturels…. Quelque dégoûtante que soit leur façon de vivre, quelque grande que soit leur stupidité, ils sont persuadés néanmoins qu’il n’est point de vie plus heureuse et plus agréable que la leur. C’est ce qui fait qu’ils regardent avec un étonnement mêlé de mépris la manière de vivre des Cosaques et des Russes. »

Les femmes des Kamtchadales, médiocrement fécondes, accouchent aisément. Steller dit qu’il en vit une sortir de sa yourte, et revenir au bout d’un quart d’heure avec un enfant, sans la moindre marque d’altération sur le visage. Elles accouchent à genoux en présence de tous les habitans du bourg ou de l’ostrog, sans distinction d’âge, ni de sexe ; et cet état de douleur n’alarme guère la pudeur. Elles coupent le cordon ombilical avec un caillou tranchant, lient le nombril avec un fil d’ortie, et jettent l’arrière-faix aux chiens. Tous les assistans prennent l’enfant dans leurs mains, le baisent, le caressent, et se réjouissent avec le père et la mère. Les pères donnent à leurs enfans les noms de leurs parens morts ; et ces noms désignent ordinairement quelque qualité singulière, ou quelque circonstance relative, soit à l’homme qui le portait, soit à l’enfant qui le reçoit.

Une caisse de planches sert de berceau ; on y ménage sur le devant une espèce de gouttière, pour laisser écouler l’urine. Les mères portent leurs enfans sur le dos pour voyager ou travailler, sans jamais les emmailloter ni les bercer. Elles les allaitent trois ou quatre ans. Dès la seconde année, ils se traînent en rampant ; quelquefois ils vont jusqu’aux auges des chiens, dont ils mangent les restes.

Mais c’est un grand plaisir pour la famille quand l’enfant commence à grimper sur l’échelle de la cabane. On habille de bonne heure ces enfans à la samoïède. Ce vêtement, qui se passe par les pieds, est un habit où le bonnet, le caleçon et les bas sont attachés et cousus ensemble. On y ménage un trou par-derrière, pour satisfaire aux besoins pressans, et l’on ferme cette ouverture avec une pièce qui se relève.

Les parens aiment leurs enfans sans en attendre le même retour. Si l’on en croit Steller, les enfans grondent leurs pères, les accablent d’injures, et ne répondent aux témoignages de la tendresse paternelle que par l’indifférence. La vieillesse infirme est surtout dans le mépris. Au Kamtchatka, les parens n’ont point d’autorité, parce qu’ils n’ont rien à donner. Les enfans prennent ce qu’ils trouvent sans demander. Ils ne consultent pas même leurs parens quand ils veulent se marier. Le pouvoir d’un père et d’une mère sur leur fille se réduit à dire à son amant, touche-la, si tu peux.

Ces mots sont une espèce de défi, qui suppose ou donne de la bravoure. La fille recherchée est défendue, comme une place forte, par des camisoles, des caleçons, des filets, des courroies, des vêtemens si multipliés, qu’à peine peut-elle se remuer. Elle est gardée par des femmes qui ne suppléent que trop bien à l’usage qu’elle voudrait ou ne voudrait pas faire de ses bras ou de ses forces. Si l’amant la rencontre seule ou peu environnée, il se jette sur elle avec fureur, arrache et déchire les habits, les toiles et les liens dont elle est enveloppée, et se fait jour, s’il le peut, jusqu’à l'endroit où on lui a permis de la toucher. S’il y a porté la main, sa conquête est à lui ; dès le soir même il vient jouir de son triomphe, et le lendemain il emmène sa femme avec lui dans son habitation. Mais souvent ce n’est qu’après une suite d’assauts très-meurtriers ; et telle place coûte sept ans de siége sans être emportée. Les filles et les femmes qui la défendent tombent sur l’assaillant à grands cris et à grands coups, lui arrachent les cheveux, lui égratignent le visage, et quelquefois le jettent du haut des balaganes. Le malheureux, estropié, meurtri, couvert de sang et de contusions, va se faire guérir avec le temps, et se remettre en état de recommencer ses assauts. Mais quand il est assez heureux pour arriver au terme de ses désirs, sa maîtresse a la bonne foi de l’avertir de sa victoire en criant, d’un ton de voix tendre et plaintif, ni, ni. C’est le signal d’une défaite, dont l’aveu coûte toujours moins à celle qui le fait qu’à celui qui l’obtient. Car, outre les combats qu’il lui faut risquer, il doit acheter la permission de les livrer au prix de travaux longs et pénibles. Pour toucher le cœur de sa maîtresse, il va dans l’habitation de celle qu’il recherche servir quelque temps toute la famille. Si ses services ne plaisent pas, ils sont entièrement perdus ou faiblement récompensés. S’il plaît aux parens de sa maîtresse qu’il a gagnée, il demande et on lui accorde la permission de la toucher.

Après cet acte de violence et d’hostilité, suivi du sceau le plus doux de réconciliation, qui fait l’essence du mariage, les nouveaux époux vont célébrer la fête ou le festin de leurs noces chez les parens de la fille. Voici le détail de cette cérémonie, d’après Kracheninnikov, qui fut témoin, en 1739, d’une noce au Kamtchatka.

« L’époux, dit-il, accompagné de sa femme et de ses parens, s’embarqua sur trois grands canots pour aller rendre visite à son beau-père. Les femmes, assises avec la mariée, portaient des provisions de bouche en abondance. Les hommes tout nus, et surtout le marié, conduisaient les canots avec des perches. À trois cent toises de l’habitation, on descendit à terre ; on fit des sortiléges et des conjurations en chantant. Ensuite on passa à la mariée, par-dessus ses habits, une camisole de peau de mouton, où étaient attachés des caleçons et quatre autres habits. Après cette cérémonie, on remonta dans les canots et l’on aborda près de la maison du beau-père. Un des jeunes garçons, député du village de la mariée, la conduisit depuis le canot jusqu’à l’yourte où devait se célébrer la fête. On l’y descendit par une courroie. Une vieille femme qui la précédait avait mis au pied de l’échelle une tête de poisson sec, sur laquelle on avait prononcé des paroles magiques à la première descente du canot. Cette tête fut foulée aux pieds par tous les gens du voyage, par les jeunes mariés, enfin par la vieille, qui la mit sur le foyer à côté du bois préparé pour chauffer l’yourte.

» On ôta à la mariée les habits superflus dont on l’avait surchargée, pour en faire présent à tous les parens qui pouvaient en rendre aux nouveaux mariés ; car ces sortes de dons sont rarement gratuits. L’époux chauffa l’yourte, prépara les provisions, et régala tous les convives. Le lendemain le père de la jeune épouse donna son festin, et le troisième jour les convives se séparèrent ; mais les nouveaux mariés restèrent quelques jours chez le beau-père pour travailler. »

Telles sont les cérémonies des premières noces. Les secondes n’en exigent pas. Une veuve qui veut se remarier, n’a besoin que de se faire purifier, c’est-à-dire, que de coucher avec un autre homme que celui qu’elle doit épouser. Cette purification est si déshonorante pour l’homme, qu’il n’y a que des étrangers qui veuillent s’en charger. Une veuve risquait autrefois de l’être toute sa vie ; mais depuis qu’il y a des Cosaques au Kamtchatka, les veuves trouvent à se faire absoudre du crime des secondes noces. On se purifie en ce pays-là comme on se souille en d’autres.

Rien n’est plus libre au Kamtchatka que les lois du mariage. Toute union d’un sexe à l’autre est permise, si ce n’est entre le père et sa fille, entre le fils et sa mère. Un homme peut épouser plusieurs femmes, et les quitter. La séparation de lit est le seul acte de divorce. Les deux époux, ainsi dégagés, ont la liberté de faire un nouveau choix sans nouvelle cérémonie. Ni les femmes ne sont jalouses entre elles de leur mari commun, ni le mari n’est jaloux de ses femmes ; encore moins l’est-on de la virginité que nous prisons si fort. On dit même qu’il y a des maris qui reprochent aux beaux-pères de trouver dans les femmes ce qu’on se plaint quelquefois parmi nous de ne pas y trouver, les doux obstacles que la nature oppose à l’amour dans une vierge intacte.

Cependant les femmes kamtchadales ont aussi leur modestie ou leur timidité : quand elles sortent, c’est toujours le visage couvert d’un coqueluchon qui tient à leur robe : viennent-elles à rencontrer un homme dans un chemin étroit, elles lui tournent le dos pour le laisser passer sans être vues. Quand elles travaillent dans leurs yourtes, c’est derrière des rideaux ; et si elles n’en ont point, elles tournent la tête vers la muraille dès qu’il entre un étranger, et continuent leur ouvrage : mais ce sont, dit-on, les mœurs grossières de l’ancienne rusticité. Les Cosaques et les Russes policent insensiblement ces femmes sauvages, sans songer que ce sexe est plus dangereux, peut-être, apprivoisé que farouche.

Ce sont les occupations qui font les mœurs. Tous les peuples du Nord ont beaucoup de ressemblance entre eux ; les peuples chasseurs et pêcheurs encore davantage.

Au printemps, les hommes se tiennent à l’embouchure des rivières pour attraper au passage beaucoup de poissons qui retournent à la mer, ou bien ils vont dans les golfes et les baies prendre une espèce de morue qu’on appelle vachinia. Quelques-uns vont à la pêche des loutres de mer. En été l’on prend encore du poisson ; on le fait sécher et on le transporte aux habitations. En automne, on tue des oies, des canards, on dresse des chiens, on prépare des traîneaux. En hiver, on va sur ces voitures, à la chasse des zibelines et des renards, ou chercher du bois et des provisions ; ou bien on s’occupe dans sa hutte à faire des filets.

Dans cette saison les femmes filent l’ortie avec leurs doigts grossiers. Au printemps, elles vont cueillir des herbages de toute espèce, et surtout de l’ail sauvage. En été, elles ramassent l’herbe dont elles ourdissent des tapis et des manteaux, ou bien elles suivent leurs maris à la pêche, pour vider les poissons qu’il faut sécher. En automne, on les voit couper et rouir l’ortie, ou bien courir dans les champs pour voler de la sarana dans les trous des rats.

Ce sont les hommes qui construisent les yourtes et les balaganes, qui font les ustensiles de ménage et les armes pour la guerre, qui préparent et donnent à manger, qui écorchent les chiens et les animaux dont la peau sert à faire des habits.

Les femmes taillent et cousent les vêtemens et la chaussure. Un Kamtchadale rougirait de manier l’aiguille et l’alêne comme font les Russes, dont il se moque. Ce sont encore les femmes qui préparent et teignent les peaux. Elles n’ont qu’une manière dans cette préparation. On trempe d’abord des peaux pour les racler avec un couteau de pierre ; ensuite on les frotte avec des œufs de poissons frais ou fermentés, et l’on amollit les peaux, à force de les tordre et de les fouler. On finit par les ratisser et les frotter, jusqu’à ce qu’elles soient nettes et souples. Quand on veut les tanner, on les expose à la fumée durant une semaine ; on les épile dans l’eau chaude, on les frotte avec du caviar, puis on les tord, les foule et les ratisse.

Pour teindre les peaux de phoques, après en avoir ôté le poil, les femmes les cousent en forme de sac, le côté du poil en dehors. Elles versent dans ce sac une forte décoction d’écorce d’aulne, et le recousent par le haut. Quelque temps après, on pend le sac à un arbre, on le frappe avec des bâtons, à plusieurs reprises, jusqu’à ce que la couleur ait pénétré en dehors, puis on le laisse sécher à l’air, et on l’amollit en le frottant. Cette peau devient enfin semblable au maroquin. Les femmes veulent-elles teindre le poil des phoques pour garnir leurs robes et leurs chaussures, elles emploient un petit fruit rouge, très-foncé, qu’elles font bouillir avec de l’écorce d’aulne, de l’alun, et une huile minérale. Voilà tous les arts, tous les travaux des Kamtchadales.

Presque toutes les occupations se rapportent aux premiers besoins de l’homme. La nourriture, besoin le plus pressant et le plus continuel, qui se renouvelle à chaque instant, qui tient tous les êtres vivans en action, demande presque tous les soins des peuples sauvages. Leurs voyages mêmes, semblables aux courses des animaux errans, n’ont pour but que la pêche et la chasse, la recherche ou l’approvisionnement des vivres. Ils s’exposent, pour en avoir, au danger de mourir de faim. Souvent ils sont surpris, dans un lieu désert, par un ouragan qui fouette la neige en tourbillon. Alors il faut se réfugier dans les bois avec ses chiens et son traîneau, jusqu’à ce que cet orage soit passé. Quelquefois il dure huit jours. Les chiens sont obligés de manger les courroies et les cuirs des traîneaux, tandis que l’homme n’a rien ; encore est-il heureux de ne pas mourir de froid. Pour s’en garantir, les voyageurs se mettent dans des creux, qu’ils garnissent de branches, et s’enveloppent tout entiers dans leurs pelisses, où la neige les couvre bientôt, de façon qu’on les ne distinguerait pas dans leurs fourrures, s’ils ne se levaient de temps en temps pour la secouer, ou s’ils ne se roulaient comme une boule, afin de s’échauffer et de respirer. Ils ont soin de ne pas trop serrer leur ceinture, de peur que, s’ils étaient à l’étroit dans leur habits, la vapeur de leur respiration, qui vient à se geler, ne les engourdît, et ne les suffoquât sous une atmosphère de glaçons. Quand les vents de l’est au sud soufflent une neige humide, il n’est pas rare de trouver des voyageurs gelés par le vent du nord, qui suit de près ces sortes d’ouragans. Quelquefois, obligés de courir sur leurs traîneaux, le long des rivières, dans des chemins raides et raboteux, ils y tombent et se noient ; ou, s’ils regagnent les bords, ils y périssent dans les douleurs cuisantes du froid qui les a saisis. Rarement ont-ils la commodité de faire du feu ; et s’ils l’avaient, ils la négligeraient. Eux et leurs chiens s’échauffent mutuellement couchés pêle-mêle, et se nourissent en route de poisson sec, qui n’a pas besoin d’apprêts. Aux mois de mars et d’avril, saison des voyages, ils passeront deux ou trois nuits dans un endroit isolé. Les hommes s’accroupissent sur le bout des doigts des pieds, entortillés dans leurs pelisses, et dorment tranquillement dans cette situation gênante. D’ailleurs ils sont endurcis au froid. « J’ai vu plusieurs de ces sauvages, dit Kracheninnikov, qui s’étant couchés le soir, le dos tout nu, tourné vis-à-vis du feu, dormaient d’un sommeil profond, quoique le feu fût éteint, et que leur dos fût couvert de givre. » Mais parmi tous ces périls et ces accidens, c’est une grande ressource pour l’homme que la compagnie de ses chiens. Cet animal fidèle échauffe et défend son maître durant le sommeil. Moins fort que le cheval, mais plus intelligent, au milieu des ouragans qui obligent le voyageur d’avoir les yeux fermés, il ne s’écarte guère de son chemin ; et si le mauvais temps l’égare, son odorat lui fait bientôt retrouver sa route dans le calme. Sage et prévoyant, sa sagacité prédit l’orage ; et, soit finesse de tact, soit l’effet d’une correspondance secrète de la vicissitude de ses modifications avec celle des températures de l’air, quand l’ouragan s’approche et s’annonce sur la neige qu’il amollit ou rend plus humide, le chien s’arrête, gratte la terre avec ses pattes, et semble avertir son maître de la tempête.

Qui croirait qu’un peuple si peu soigné de la nature fût assez malheureux pour vivre dans un état de guerre ? S’il n’a rien à perdre, qu’a-t-il à gagner ? Cependant, si l’on s’en rapporte aux Russes, les Kamtchadales se faisaient la guerre entre eux avant que les Russes vinssent les soumettre. Quel était l’objet de cette guerre ? Des prisonniers à faire. Le vainqueur employait les hommes à des travaux, les femmes à ses plaisirs. La vengeance, ou le point d’honneur, sentimens outrés et barbares chez tous les peuples, faisaient courir aux armes et au sang. Une querelle entre des enfans, un hôte mal régalé par un autre, c’en était assez pour détruire une habitation. On y allait de nuit, on s’emparait de l’entrée des yourtes ; un seul homme, avec une massue ou une pique, tuait ou perçait une famille entière. Ces guerres intestines n’ont pas peu contribué, dit-on, à soumettre les Kamtchadales aux Cosaques. Une habitation se réjouissait de la défaite d’une autre, sans songer que l’incendie d’une maison menace les maisons voisines, et que la destruction d’une peuplade prépare la ruine d’une nation. Mais il en a coûté cher aux Cosaques pour réduire les Kamtchadales : ce peuple, terrible dans la défense naturelle, a recours à la ruse, si la force lui manque. Lorsque les Cosaques exigeaient le tribut, pour les Russes, de quelque habitation qui n’était pas soumise, les Kamtchadales, loin de témoigner d’abord la moindre résistance, attiraient les cruels exacteurs dans leurs cabanes, et les endormaient par leurs présens et leurs festins ; ensuite ils les massacraient tous, ou les brûlaient dans la nuit. Les Cosaques ont appris par ces trahisons à se défier des caresses et des invitations de ces sauvages. Si leurs femmes sortent la nuit de leur yourte, car elles abhorrent le sang, et leurs maris n’osent en répandre sous leurs yeux ; si les hommes racontent des songes où ils ont vu des morts ; s’ils vont se visiter au loin les uns les autres, c’est un indice infaillible de révolte ou de trahison, et les Cosaques se tiennent sur leurs gardes ; on les égorgerait, eux et tous les habitans qui n’entreraient pas dans le complot.

Rien de plus affreux, disent toujours les Russes, que la cruauté des Kamtchadales envers leurs prisonniers. On les brûle, on les mutile, on leur arrache la vie en détail par des supplices lents, variés et répétés. Cette nation est lâche et timide, disent-ils encore. Cependant, elle craint si peu la mort, que le suicide lui est très-familier ; cependant, quand on fait marcher des troupes contre les Kamtchadales révoltés, ces rebelles savent se retrancher dans les montagnes, s’y fortifier, y attendre leurs ennemis, les repousser à coups de flèches ; cependant, lorsque l’ennemi l’emporte, soit par la force ou par l'habileté, chaque Kamtchadale commence par égorger sa femme et ses enfans, se jette dans des précipices, ou s’élance au milieu des ennemis, « pour se faire un lit, dit Kracheninnikov, dans le sang et le carnage, pour ne pas mourir sans se venger. Dans une révolte des habitans d’Outkolok, en 1740, continue le même voyageur, toutes les femmes, à l’exception d’une fille qu’ils n’eurent pas le temps d’égorger, furent massacrées par les hommes, et ceux-ci se précipitèrent dans la mer du haut de la montagne où ils s’étaient réfugiés. » Est-ce là de la lâcheté ou de la faiblesse ?

Ce peuple, exposé à tant de maux qui lui viennent de la nature ou des hommes, n’est pas sans quelques plaisirs. Il connaît le doux lien de l’amitié ; il sait exercer l’hospitalité. Elle consiste, entre amis, à se régaler. Un Kamtchadale en invite un autre à manger : ce sera de la graisse de phoque ; l’hôte en coupe une longue tranche ; il se met à genoux devant son convive assis ; il lui enfonce cette graisse dans la bouche, en criant d’un ton furieux tana (voilà) ; et, coupant avec son couteau ce qui déborde des lèvres, il le mange ; mais ce ne sont là que les invitations familières : les repas de cérémonie ne se font pas à si bon marché ; aussi ne se donnent-ils point sans intérêt.

Quand un Kamtchadale veut se lier d’amitié avec un de ses voisins, il l’invite à manger : il échauffe d’avance sa yourte, et prépare, de tous les mets qu’il a dans ses provisions, assez pour rassasier dix personnes. Le convié se rend au festin, et se déshabille, ainsi que son hôte : on dirait un défi à coups de poings. L’un sert à manger à l’autre, et verse du bouillon dans une grande écuelle, sans doute pour aider à la digestion par la boisson. Pendant que l’étranger mange, son hôte jette de l’eau sur des pierres rougies au feu pour augmenter la chaleur. Le convive mange et sue jusqu’à ce qu’il soit obligé de demander grâce à l’hôte, qui, de son côté, ne prend rien, et peut sortir de l’yourte quand il veut. Si l’honneur de l’un est de chauffer et de régaler, celui de l’autre est d’endurer l’excès de la chaleur et de la bonne chère. Il vomira dix fois avant de se rendre ; mais enfin, obligé d’avouer sa défaite, il entre en composition : alors son hôte lui fait acheter la trêve par un présent, ce seront des habits, ou des chiens, menaçant de le faire chauffer et manger jusqu’à ce qu’il crève ou qu’il paie. Le convié donne ce qu’on lui demande, et reçoit en retour des haillons, ou de vieux chiens estropiés. Mais il a le droit de la revanche, et rattrape ainsi dans un second festin l’équivalent de ce qu’il a perdu dans le premier.

Cette réciprocité de traitemens entretient les liaisons, l’amitié, l’hospitalité chez les Kamtchadales. Si l’hôte ne se rendait pas à l’invitation du convive qu’il a si bien regalé, celui-ci viendrait s’établir chez lui sans rien dire ; et s’il n’en recevait pas des présens, même sans les demander, l’étranger, après avoir passé la nuit, attellerait ses chiens sur l’yourte de son hôte, et, s’asseyant sur son traîneau, il enfoncerait son bâton dans la terre, sans partir, jusqu’à ce qu’il eût reçu des présens. Ce serait une injure cruelle, et le sujet d’une rupture et d’une inimitié sans retour, que de le laisser aller les mains vides ; et l’hôte avare demeurerait sans amis, déshonoré parmi tous ses voisins.

Kracheninnikov raconte l’histoire d’un Cosaque qui se fit donner par un Kamtchadale une belle peau de renard à force de le chauffer et de le soûler. Loin de regretter son présent, le sauvage se vantait de n’avoir jamais été si bien traité, disant que les Kamtchadales ne savaient pas régaler leurs amis comme les Russes.

Lorsque les Kamtchadales veulent se livrer à la joie, ils ont recours à l’art pour s’y exciter : la nature ne les y porte pas, mais ils y suppléent par une espèce de champignon qui leur tient lieu d’opium : il s’appelle mucho-more, tue-mouche ; ils en avalent de tout entiers, pliés en rouleaux, sinon ils boivent d’une liqueur fermentée où ils ont fait tremper de ce narcotique. L’usage modéré de cette boisson leur donne de la gaieté, de la vivacité ; ils en sont plus légers et plus courageux ; mais l’excès qu’ils en font très-communément les jette en moins d’une heure dans des convulsions affreuses ; elles sont bientôt suivies de l’ivresse et du délire. Les uns rient, les autres pleurent au gré d’un tempérament triste ou gai : la plupart tremblent, voient des précipices, des naufrages ; et quand ils sont chrétiens, l’enfer et les démons. Cependant les Kamtchadales, plus modérés dans l’usage du mucho-more, tombent rarement dans ces symptômes de frénésie. Les Cosaques, moins instruits par l’expérience, y sont plus sujets. Kraeheninnikov en rapporte des exemples dont il a été témoin, ou qu’il tient de gens dignes de foi.

« Mon interprète, dit-il, ayant bu de la liqueur de ce champignon sans le savoir, devint si furieux, qu’il voulait s’ouvrir le ventre avec un couteau. Ce ne fut qu’avec bien de la peine qu’on lui retint le bras au moment qu’il allait se frapper.

» Le domestique d’un officier russe avait résolu d’étrangler son maître, persuadé, disait-il, par le mucho-more, qu’il ferait une belle action ; et il l’aurait exécutée, si ses camarades ne l’en eussent empêché.

» Un soldat ayant mangé un peu de mucho-more, avant de se mettre en route, fit une grande partie du chemin sans être fatigué. Enfin, après en avoir mangé encore jusqu’à être ivre, il se serra les testicules et mourut. »

Un Kamtchadale, dans cette ivresse, saisi de la peur de l’enfer, confessa tout haut ses péchés devant ses camarades, s’imaginant ne les dire qu’à Dieu.

Le mucho-more est d’autant plus redoutable pour les Kamtchadales, qu’il les pousse à tous les crimes, et les expose dès lors au supplice. Ils l’accusent de tout le mal qu’ils voient, qu’ils font, qu’ils disent, ou qu’ils éprouvent. Malgré ces suites funestes, on n’est pas moins avide de ce poison. Les Koriaks, qui n’en ont point chez eux, en font tant de cas, que, par économie ou pauvreté, s’ils voient quelqu’un qui en ait bu ou mangé, ils ont soin de recevoir son urine dans un vase, et la boivent pour s’enivrer à leur tour de cette liqueur enchanteresse. Quatre de ces champignons ne font point de mal ; mais dix suffisent pour troubler l’esprit et les sens. Aussi les femmes n’en usent jamais.

Leurs divertissemens sont la danse et le chant. Voici la description d’une de ces danses, dont Kracheninnikov fut témoin. « Deux femmes qui devaient danser ensemble étendirent une natte sur le plancher au milieu de l’yourte, et se mirent à genoux l’une vis-à-vis de l’autre. Elles commencèrent à hausser et baisser les épaules, et à remuer les mains en chantant fort bas et en mesure. Ensuite elles firent insensiblement des mouvemens de corps plus grands en haussant leur voix à proportion ; ce qu’elles ne cessèrent de faire que lorsqu’elles furent hors d’haleine, et que leurs forces furent épuisées. »

Les femmes ont encore une danse particulière : elles forment deux rangs les unes vis-à-vis des autres, et mettent leurs deux mains sur le ventre, puis, se levant sur le bout des doigts des pieds, elles se haussent, se baissent, et remuent les épaules en tenant leurs mains immobiles sans sortir de leur place.

Presque toutes les danses des sauvages sont pantomimes. Chez les Iroquois, elles respirent la guerre. Chez les Kamtchadales, il en est une qui retrace la pêche. Dix personnes de l’un et l’autre sexe, parées de leurs plus beaux habits, se rangent en cercle, et marchent avec lenteur, levant en mesure un pied devant l’autre. Les danseurs prononcent tour à tour quelques mots, de façon que, quand la moitié a prononcé le dernier mot, l’autre moitié prononce les premiers. Ces mots sont tirés de la chasse et de la pêche.

Les hommes ont aussi leurs danses particulières. Les danseurs se cachent dans des coins. L’un bat des mains, les élève en l’air, saute comme un insensé, se frappant la poitrine et les cuisses ; un autre le suit, puis un troisième, et tous dansent en rond à la file les uns des autres ; ou bien ils sautent accroupis sur leurs genoux, en battant des mains et faisant mille gestes singuliers, qui sont sans doute expressifs, mais pour eux seuls.

Les femmes accompagnent quelquefois leurs danses de chansons. Assises en rond, l’une se lève et chante, agite les bras, et remue tous ses membres avec une vitesse que l’œil suit à peine : elles imitent si bien les cris des bêtes et des oiseaux, qu’on entend distinctement trois différens cris dans un seul. Les femmes et les filles ont la voix agréable : ce sont elles qui composent la plupart des chansons. L’amour en fait constamment le sujet, l’amour, qui est le tourment des peuples policés, et la consolation des sauvages. Voici une de ces chansons :

J’ai perdu ma femme et ma vie. Accablé de tristesse et de douleur, j’irai dans les bois, j’arracherai l’écorce des arbres et je la mangerai. Je me lèverai de grand matin, je chasserai le canard aanghitche pour le faire aller dans la mer. Je jetterai les yeux de tous côtés pour voir si je ne trouverai pas quelque part celle qui fait l’objet de ma tendresse et de mes regrets.

Cette chanson s’appelle aanghitche, parce qu’elle est notée sur les tons du cri de cet oiseau.

Kracheninnikov a noté une autre chanson kamtchadale, faite en l’honneur de quelques Russes. On y remarque ces couplets :

Si j’étais cuisinier de M. l’Enseigne, je n’ôterais la marmite qu’avec des gants.
Si j’étais M. le Major, je porterais toujours une belle cravate blanche.
Si j’étais Ivan, son valet, je porterais de beaux bas rouges.
Si j’étais étudiant, je décrirais toutes les belles filles.


Cet étudiant est Kracheninnikov : la chanson veut aussi qu’il fasse la description de toutes les autres curiosités naturelles du Kamtchatka.

Du reste, il s’étonne que les Kamtchadales, qui montrent beaucoup de goût pour la musique, n’aient d’autre instrument qu’une espèce de flûte faite avec la tige de l’angélique ; « tuyau, dit-il, sur lequel on ne peut jouer aucun air. » Mais il serait bien plus surprenant qu’ils aimassent la musique, avec si peu d’invention, de ressources et de loisir. C’est un des premiers arts de l’homme en société, mais un des derniers qu’il perfectionne. Il faut tant de sensibilité, d’oisiveté, de mollesse même pour préparer et façonner les organes aux délices de la musique, qu’elle n’entre souvent dans le génie d’une nation que lorsqu’il est éteint sur tous les autres arts qui demandent de l’action, des veilles, du travail. Peut-être aussi faut-il naître organisé pour la belle musique, et ce n’est pas le don des peuples situés à l’extrémité du Nord.

Les plaisirs des Kamtchadales sont très-bornés ; leurs maux ne le sont pas autant, quoiqu’en petit nombre. Leurs principales maladies sont le scorbut, les ulcères, le cancer, la jaunisse : chacun de ces maux a plusieurs remèdes. On se guérit du scorbut, au Kamtchatka, par l’application de certaines feuilles sur les gencives, ou par des boissons. On prend des décoctions de plantes, d’une espèce de gentiane ou de bourgeons de pin, qu’on infuse comme du thé ; mais souvent on mange de l’ail sauvage.

Les ulcères sont très-dangereux au Kamtchatka, souvent mortels : ils ont quelquefois deux ou trois pouces de diamètre, et s’ouvrent en quarante ou cinquante trous. S’il n’y a point de suppuration, c’est un signe de mort. On y applique, pour attirer la matière, la peau fumante d’un lièvre écorché ; et, si l’on peut, on arrache la racine de l’ulcère.

Il y a trois maladies au Kamtchatka, qu’on appelle incurables : la paralysie, le mal vénérien et les cancers. La première est de tous les pays sans doute ; mais plus rare chez les sauvages, et de là vient qu’ils ne savent pas la guérir. La seconde leur vient des Russes, qui l’ont apportée dans leur pays de conquête comme les Espagnols l’ont prise à la conquête du Nouveau-Monde. Les éponges marines font, dit-on, suppurer les cancers ; et le sel alkali qu’elles contiennent, brûle les chairs mortes de ces sortes de plaies, qui guérissent quelquefois, mais avec peine et lentement.

Il y a des maladies de peau très-dangereuses. Telle est une espèce de gale, qui, comme la petite vérole, vient à tout le monde, et moissonne bien des victimes. Elle fait son éruption sur la poitrine en forme de ceinture et mène à la mort, quand elle ne suppure pas. Les enfans ont une gale particulière qu’on appelle teoved.

Dans certains maux de reins, on se frotte la partie malade devant le feu, avec de la ciguë, sans toucher à la ceinture, de peur qu’il n’en résulte des convulsions ou des crispations de nerfs.

Dans les douleurs des jointures, on y applique une espèce de champignon qui croît sur le bouleau. On l’allume par un bout, et il brûle comme de l’amadou jusqu’à la chair vive, où il fait une plaie qui, après avoir rendu du sang, se ferme ou se sèche avec la cendre de cette sorte d’agaric.

Les femmes ont une herbe dont elles se parfument en certaines parties pour irriter, pour assouvir l’amour ou ses désirs. Elles boivent de certaines infusions pour être plus fécondes, d’autres infusions pour ne pas avoir d’enfans. Les peuples sauvages ont donc aussi des malheureux qui craignent de se multiplier !

Un remède infaillible contre la jaunisse est un lavement d’iris sauvage ou de violette de bois. On en pile la racine toute fraîche dans l’eau chaude, et l’on en verse le suc, blanc comme du lait, dans une vessie où est attachée une canule. La manière de prendre ces sortes de remèdes, est de se coucher en avant, la tête baissée, en pressant la vessie sous le ventre. Ces seringues ne ressemblent pas mal à une cornemuse, et l’on pourrait s’y tromper au premier coup d’œil.

Les feuilles d’ulmaire pilées sont bonnes contre les morsures d’un chien ou d’un loup. La décoction de cette plante bouillie avec du poisson soulage du mal aux dents.

Les Kamtchadales n’ont besoin d’aucune espèce de chirurgien, même pour la saignée. Sans lancettes ni ventouses, quand ils veulent soulager une partie malade, ils prennent la peau d’alentour avec des pincettes de bois, la percent avec un outil tranchant de cristal ou de pierre, et laissent couler autant de sang qu’ils en veulent perdre. C’est assez parler des maladies du corps, il faut passera celles de l’esprit.

Les Kamtchadales n’ont aucune idée de l’Être Suprême ; et n’ont point le mot esprit dans leur langue. Quand Steller leur demandait si à la vue du ciel, du soleil, de la lune et des étoiles, ils n’avaient jamais pensé qu’il y eût un Être tout-puissant, créateur de toutes choses, ils lui ont répondu affirmativement « que jamais cela ne leur était venu dans l’idée, et qu’ils ne sentaient et n’avaient jamais senti pour cet Être Suprême ni amour ni crainte. » Voici quelques-unes de leurs opinions religieuses :

« Dieu n’est la cause ni du bonheur ni du malheur ; mais tout dépend de l’homme. Le monde est éternel : les âmes sont immortelles. Elles seront réunies aux corps, toujours sujettes à toutes les peines de cette vie, excepté la faim.

» Toutes les créatures, jusqu’à la mouche la plus petite, ressusciteront après la mort, et vivront sous terre, Ceux qui ont été pauvres dans ce monde seront riches dans l’autre ; et ceux qui sont riches ici deviendront pauvres à leur tour. Ils ne croient pas que Dieu punisse les fautes, car celui qui fait mal, disent-ils, en reçoit le châtiment dès à présent.

» Ils pensent que le monde empire de jour en jour, et que tout dégénère en comparaison de ce qui a existé autrefois. »

Au défaut d’idées justes sur la Divinité, les Kamtchadales ont fait des dieux à leur image, comme les autres peuples. « Le ciel et les astres, disent-ils, existaient avant la terre. Koutkhou créa la terre ; et ce fut de son fils qui lui était né de sa femme un jour qu’il se promenait sur la mer.

» Koutkhou, disent d’autres Kamtchadales, et sa sœur Kouhtligith, ont apporté la terre du ciel, et l’ont affermie sur la mer créée par Outleigin.

» Koutkhou, après avoir créé la terre, quitta le ciel et vint s’établir au Kamtchatka. C’est là qu’il eut un fils appelé Tigil, et une fille nommée Sidanka, qui se marièrent ensemble. Koutkhou, sa femme et ses enfans, portaient des habits faits de feuilles d’arbres, et se nourrissaient d’écorce de bouleau et de peuplier ; car les animaux terrestres n’avaient point encore été créés, et les dieux ne savaient point prendre de poisson. » Sont-ce les Chinois qui ont porté leur mythologie aux Kamtchadales ? Est-ce l’historien du Kamtchatka qui prête à ce pays les fables de la Chine ?

» Koutkhou abandonna un jour son fils et sa fille, et disparut du Kamtchatka. Quoiqu’il marchât sur des raquettes, les montagnes et les collines se formèrent sous ses pas : la terre était plate auparavant ; mais ses pieds enfoncèrent comme dans de la glaise, et les vallons creusés en conservent la trace.

» Tigil, voyant augmenter sa famille, inventa l’art de faire des filets avec de l’ortie, pour prendre des poissons. Son père lui avait appris à faire des canots. Il enseigna à ses enfans l’art de s’habiller de peaux. Il créa les animaux terrestres, et leur donna Piliatchoutchi pour veiller sur eux. Ce dieu, d’une taille fort petite, vêtu de peaux de goulu, est traîné par des oiseaux : ce ne sont pas des aigles, ni des colombes, mais des perdrix. Sa femme s’appelle Tiranous. »

Koutkhou a fait beaucoup de sottises qui ne lui attirent que des malédictions au lieu de louanges et de prières. Pourquoi tant de montagnes, de précipices, d’écueils, de bancs de sable, de torrens ou de rivières si rapides, tant de pluies et de tempêtes ? Les Kamtchadales n’ont que des injures à lui dire pour de si mauvais offices. Soit peu de crainte ou d’amour dans leur culte, ils n’offrent au dieu qu’ils estiment le plus que les ouïes, les nageoires, ou les queues des poissons, qu’ils jetteraient dans les immondices. « Ils ont, dit Kracheninnikov, cela de commun avec toutes les nations asiatiques, qui offrent seulement à leurs dieux ce qui ne vaut rien, et qui gardent pour elles ce qu’elles peuvent manger. » Les dieux peuvent ne pas s’en irriter, mais il n’est pas sûr que les prêtres s’en contentent.

Au reste, si les Kamtchadales ne donnent rien à leurs dieux, c’est qu’ils en attendent peu de chose. Ils font un dieu de la mer, qu’ils appellent Mitg, et qu’ils représentent sous la forme d’un poisson. Ce dieu ne songe qu’à lui. Il envoie les poissons dans les rivières, mais pour y chercher du bois propre à la construction de ses canots, et non pour servir de nourriture aux hommes. Ces peuples ne peuvent croire qu’un dieu puisse leur faire du bien.

En revanche, ils connaissent des dieux très-capables de leur faire du mal. Ce sont ceux qui président aux volcans, aux fontaines bouillantes. Ces mauvais génies descendent la nuit des montagnes et volent à la mer pour y prendre du poisson. Ils en emportent un à chaque doigt. Les dieux des bois ressemblent aux hommes ; leurs femmes portent des enfans qui croissent sur leur dos et pleurent sans cesse. Ces esprits égarent les voyageurs et leur ôtent la raison.

Piliatchoutchi, ou Bilioukai, ne laisse pas d’être malfaisant quelquefois. Ce dieu habite sur les nuées, d’où il verse la pluie et lance les éclairs. L’arc-en-ciel est la bordure de son habit. Les sillons que l’ouragan fait sur la neige sont les traces de ses pas. Il faut craindre ce dieu ; car il fait enlever dans des tourbillons les enfans des Kamtchadales, pour supporter, comme des cariatides, les lampes qui éclairent son palais.

Touila est le dieu des tremblemens de terre. Ils proviennent de ce que son chien kosei, quand il le traîne, secoue la neige qu’il a sur le corps.

Gaëtch est le chef du monde souterrain, où les hommes vont habiter après leur mort ; car sous la terre, qui est plate, est un ciel semblable au nôtre : et sous ce ciel est une autre terre dont les habitans ont l’hiver quand nous avons l’été, et leur été durant notre hiver.

C’est ainsi que les fausses notions de la nature ont engendré les fausses idées de la Divinité. L’homme, en général, tire ses lois, ses mœurs et ses opinions religieuses de son climat. À la vérité, les conquêtes et les transmigrations modifient, altèrent et défigurent quelquefois l’histoire civile et religieuse d’un pays et d’une nation, comme son caractère, sa langue, sa physionomie. Mais, tant qu’un peuple sauvage restera ignoré dans l’enceinte d’un pays borné par les eaux ou les montagnes, il prendra ses dieux dans ses bois, dans la mer, dans les cavernes, dans les lieux sombres ou majestueux ; en un mot, dans les grands objets ou les grands effets de la nature. La peur guidera toujours sa marche dans ses superstitions, et s’il cesse de craindre les fantômes créés par son imagination, ce sera pour s’effrayer d’autres fantômes étrangers.

La faiblesse de l’homme le rend timide ; l’expérience du mal, peureux, et l’ignorance , crédule et fou dans ses peurs. Cependant la superstition des Kamtchadales n’est pas toujours aveugle et mal raisonnée. Ils appellent, dit-on, bien et vertu ce qui satisfait leurs désirs et leurs besoins, faute et mal ce qui peut leur nuire. Monter sur les volcans, c’est s’exposer à une perte certaine, c’est commettre un crime que le ciel doit venger. Jusque-là leur crainte est raisonnable ; mais voici une opinion qu’on doit taxer de lâcheté. C’est une faute de sauver un homme qui se noie, parce qu’on peut se noyer soi-même. Rien n’est plus contraire à la vie sociale.

Les Kamtchadales n’ont pour nourrir leur superstition que des magiciennes. Ce sont toujours de vieilles femmes qui ont exercé les sortiléges, comme si ce sexe, qui commence son règne par l’amour, devait le finir par la crainte ; heureusement les charmes de la beauté remportent sur ceux de la magie. Au Kamtchatka, les magiciennes ne prétendent que guérir les maladies, détourner les malheurs, et prédire l’avenir. Voici leur grand sortilége.

Deux femmes assises dans un coin murmurent à voix basse, on ne sait quelles paroles. L’une s’attache au pied un fil d’ortie entortillé de laine rouge. Elle agite son pied ; si c’est avec rapidité, signe de bonheur ; si c’est lentement, mauvais augure. Ces deux compagnes grincent des dents en criant gouche, gouche : c’est pour évoquer les démons. Quand elles croient les voir elles crient en éclatant de rire, kkaï, kkaï. Après une demi-heure de vision, l’une répète sans cesse ickki, c’est-à-dire, ils n’y sont plus. Pendant ce temps-là, l’autre marmotte les paroles sur le visionnaire, pour l’exhorter et l’aider à n’avoir pas peur du diable.

On fait des sortiléges pour avoir du bonheur à la chasse, ou pour détourner le malheur. Si l’on n’a rien pris, c’est, dit toujours la sorcière, parce qu’on a négligé quelque pratique superstitieuse. Il faut expier cette omission en faisant une petite idole de bois qu’on va mettre sur un arbre.

Quand un enfant est né durant une tempête, c’est un mauvais présage. Dès qu’il aura l’usage de la parole, il faudra le réconcilier avec le diable ; et c’est par un sortilége qu’on y réussit. On attend un ouragan ; alors l’enfant se met tout nu, avec une coquille entre les mains. Il court autour de la cabane, en disant aux esprits malfaisans : « La coquille est faite pour l’eau salée, et non pour l’eau douce : vous m’avez tout mouillé, l’humidité me fera périr. Vous voyez que je suis nu, et que je tremble de tous mes membres. » Dès ce moment, l’enfant est en paix avec les diables, et il n’attirera plus de tempêtes ni d’ouragans.

Les Kamtchadales attachent beaucoup de mystères aux songes. S’ils possèdent en songe une jolie femme, ce bonheur est le présage d’une bonne chasse. S’ils songent qu’ils satisfont à certains besoins, ils attendent des hôtes ; s’ils rêvent à la vermine, ce sont des Cosaques qui viendront chez eux : ces Cosaques lèvent les impôts.

Mais une seule cérémonie renfermé toutes les superstitions des Kamtchadales : c’est la tête de la purification des fautes. Comme on y trouve les dogmes et les rits de la religion du pays, il est nécessaire de la décrire avec quelque détail.

Cette fête se célèbre au mois de novembre, quand les travaux de l’été et de l’automne sont finis. Steller en conjecture que, dans l’origine, elle avait été instituée par la reconnaissance. Mais ce n’est pas dans ce sentiment qu’il faut toujours chercher les premiers établissemens du culte religieux. Si les Kamtchadales n’ont qu’une fête dans l’année, c’est au loisir de la saison où elle se célèbre qu’il est naturel de la rapporter ; c’est aux circonstances du retour de ce peuple dans ses cabanes, après la dispersion qu’exigent la chasse et la pêche. S’il y mêle beaucoup de pratiques superstitieuses ; si le but même de son institution est une expiation religieuse, c’est que, le désir du bien et la crainte du mal accompagnant l’homme partout, il veut intéresser à sa conservation tous les êtres qu’il voit ou qu’il imagine. Il invoque les biens, il conjure les maux, soit en secret, soit en public. Dans une fête de sauvages, chacun porte ses craintes pour en faire un culte, comme ses provisions pour en faire un repas. Il s’y trouve des opinions communes, ainsi que des mets ; et chacun s’arrête à ce qui le touche davantage.

Dans la fête des purifications kamtchadales, on commence par balayer l’yourte. On en ôte ensuite les traîneaux, les harnais, et tout l’attirail qui déplaît aux génies qu’on veut évoquer. Un vieillard et trois femmes portent une natte qui renferme des provisions. On fait une espèce de hache avec de l’ioukola, qui est une pâte, et ces quatre personnages sacrés envoient chacun un homme dans le bois, avec ses provisions et sa hache pour le voyage. Le tonchitche est une herbe mystérieuse qu’on porte à la main ou sur la tête, et qu’on met partout dans les cérémonies religieuses. Les hommes qui vont au bois couper du bouleau pour l’hiver, en ont sur la tête et sur leurs haches ; les femmes et les vieillards dans leurs mains. Celles-ci, après le départ des quatre bûcherons, jettent le reste de leurs provisions aux enfans, qui se battent pour se les arracher.

Ensuite les femmes pétrissent ou taillent de l’youkola en forme de baleine. On chauffe l’yourte ; et le vieillard apporte une barbue qu’il met dans un fossé creusé devant l’échelle de l’yourte. Il tourne trois fois sur la même place ; les hommes, les femmes et les enfans font la même chose après lui. Il fait cuire de la sarana pour régaler les mauvais génies. Chacun met ses idoles de bois, soit anciennes, soit neuves, dans le plafond au-dessus du foyer ; car le foyer et l’échelle sont des choses sacrées dans les yourtes.

Un vieillard apporte un gros tronc de bouleau, dont on fait la grande idole. On attache à celle-ci du matteït au cou, on lui offre du tonchitche, et on la met sur le foyer. C’est le grand dieu lare. Ensuite les enfans se placent auprès de l’échelle, pour attraper les idoles qu’on leur jette de dehors dans l’yourte ; puis un d’entre eux prend la grande idole, la traîne par le cou autour du foyer, et la remet à sa place avec ses compagnons, qui te suivent en criant alkhlalalai.

Les vieillards s’asseyent autour du foyer. Le principal, qui fait l’office de grand-pontife, prend une pelle de tonchitche, et dit au feu nouvellement allumé : « Koutkhou nous ordonne de t’offrir une victime chaque année. Sois-nous propice, défends-nous, préserve-nous des chagrins, des malheurs et des incendies. » Cette victime est l’herbe même qu’il jette au feu. Tous les vieillards alors se lèvent, frappent des pieds, battent des mains, et finissent par danser, en criant toujours alkhlalalai.

Pendant ces cris, les femmes et les filles sortent des coins de l’yourte, les mains levées, avec des regards terribles, des contorsions et des grimaces affreuses. Ces convulsions finissent par une danse accompagnée de cris et de mouvemens si furieux, qu’elles en tombent par terre, comme mortes, l’une après l’autre. Les hommes les remportent à leurs places, où elles restent étendues sans mouvement. Un vieillard vient prononcer sur elles quelques paroles qui les font crier et pleurer comme des possédées.

À la fin du jour, les quatre bûcherons reviennent avec tous les hommes qu’ils ont rencontrés, et portent un des plus gros bouleaux coupés à la racine. Ils frappent à l’entrée de l’yourte avec ce bouleau, battant des pieds et jetant de grands cris. Ceux qui sont dedans leur répondent avec le même bruit. Bientôt une fille s’élance en fureur, vole sur l’échelle, et s’attache au bouleau. Dix femmes l’aident à l’emporter ; mais le chef de l’yourte les en empêche. Toutes les femmes tirent le bouleau dans l’yourte ; tous les hommes qui sont dehors l’en retirent, et les femmes tombent par terre excepté la fille qui s’était attachée au bouleau la première. Elles restent toutes sans mouvement.

C’est alors que le vieillard vient les désenchanter. Kracheninnikov, de qui l’on a tiré cette description, dit que, dans une de ces fêtes, il vit une des filles obsédées résister plus long-temps que les autres aux paroles mystérieuses du vieillard. Enfin elle reprit ses sens, et, se plaignant d’un grand mal de cœur, elle fit sa confession, et s’accusa d’avoir écorché des chiens avant la fête. Le vieillard lui dit qu’elle aurait dû s’en purifier en jetant dans le feu des nageoires et des ouïes de poissons. Le remords était insensé : l’expiation devait être ridicule.

Les hommes qui reviennent du bois ne rapportent dans les nattes où l’on avait mis des provisions que des coupeaux de bouleau. On en fait de petites idoles en l’honneur des démons qui se sont emparés des femmes. On les range de suite ; on leur présente trois vases de sarana pilée, en mettant une cuiller devant chaque idole. On leur barbouille le visage de baies de myrtille. On leur fait des bonnets d’herbes ; et après avoir mangé les mets auxquels elles n’ont pas touché, on fait de ces idoles trois paquets, et l’on jette au feu tous ces petits dieux ou démons, avec de grands cris et des danses.

Toutes les cérémonies de cette fête ont de l’analogie avec les occupations et les besoins du peuple qui la célèbre. Une femme vient à minuit dans l’yourte d’assemblée avec une figure de baleine, faite d’herbe, qu’elle porte sur le dos. Les gestes et les grimaces de cette nouvelle cérémonie, l’objet du culte, tout ce qui se dit, et se fait à cette occasion, n’est que pour obtenir des vents et de la mer qu’ils envoient des baleines mortes sur les côtes du Kamtchatka.

Le lendemain matin, de vieilles femmes font à peu près les mêmes extravagances devant des peaux de phoques. Elles ont des courroies faites du cuir de cet animal, et les allumant comme des bougies, elles en parfument ou empestent l’yourte. Cette fumigation s’appelle une purification.

Ensuite une femme entre dans l’yourte par la seconde ouverture, qu’on appelle choplade ou ioupana, tenant un loup fait de matteït, et rempli de graisse d’ours. Les hommes et les femmes se disputent ce loup ; le premier sexe l’emporte enfin, un homme tire une flèche sur ce loup, et les autres le déchirent, et mangent la pâte et les matières comestibles dont il est formé. « Quoique les Kamtchadales, dit Kracheninnikov, ne soient pas plus en état de rendre raison de cette cérémonie que de celle de la baleine ; quoiqu’ils ignorent si elle a rapport à leurs opinions superstitieuses ou non, et pourquoi elle se pratique ; il me paraît cependant que ce n’est qu’un simple divertissement, ou un emblème du désir qu’ils ont de prendre et de manger des baleines et des loups.

Après ces diverses cérémonies, on apporte dans l’yourte des branches de bouleau. Chaque chef de famille en prend une ; et, après l’avoir courbée en cercle, il y fait passer deux fois sa femme et ses enfans, qui dansent en rond au sortir de ce cercle. Cela s’appelle se purifier de ses fautes. La fête se termine par une procession qu’on fait autour de l’yourte, en traînant le grand bouleau que les quatre députés ont apporté de la forêt. On le place enfin sur la balagane, où il reste toute l’année sans la moindre vénération.

Telle est la fête de la purification chez les Kamtchadales du midi. Elle se célèbre avec quelque différence dans les rites chez ceux du nord. Au lieu de la cérémonie d’envoyer au bois, ils ont celle d’envoyer à l’eau. Deux hommes nus, portant au cou des guirlandes qu’on vient d’ôter aux idoles, vont à la rivière avec un seau puiser de l’eau par un trou fait dans la glace. Quand ils ont apporté leurs seaux dans l’yourte, l’un de ces porteurs d’eau prend une longue allumette, en met un bout dans le feu, puis la trempe dans les seaux, d’où il tire un morceau de glace qu’il jette au feu. Après le tribut que ces deux élémens se sont payé réciproquement par les mains de ce Kamtchadale, « il donne à tous les assistons à boire de l’eau comme de l’eau bénite, » dit l’auteur russe.

Il se fait ensuite une ou deux cérémonies secrètes, dont tout le mystère et le prix est dans le secret même, qui ne mérite ni d’être vu ni d’être publié. Tout ce qu’on peut en dire ici pour la curiosité, c’est qu’on y purifie toutes les personnes qui sont malades ou en danger de se noyer. Cette purification du passé, qui sert de préservatif pour l’avenir, consiste, pour les malades, à fouler aux pieds des guirlandes de tonchitche dont on leur avait couronné la tête ; et pour les autres, à se coucher sur le foyer, qui est couvert de cendre chaude, appelant à leur secours des personnes qui viennent les retirer de la cendre avec le même empressement que s’ils se noyaient.

Le lendemain de cette purification, on prend deux bottes de paille ou d’herbe sèche pour en faire le pom. C’est une figure d’homme qui n’a qu’un pied de hauteur, et à laquelle on attache un priape de deux toises de longueur. On la suspend au plafond par ce priape. On courbe en arc cette longue baguette, et on jette la figure au feu. Tout ceci n’a point de sens ni d’objet. Ce sont des fous qui apaisent un mal imaginaire par des remèdes qui en sont l’aliment, comme font les superstitieux à qui la peur a troublé la raison. Mais ces folies se terminent par des jeux qui divertissent.

Les hommes qui sont dans les yourtes bien chauffées jettent les tisons dehors, les femmes les rejettent dedans. C’est à qui l’emportera. Les femmes tâchent de fermer l’ouverture de l’yourte, les hommes de les en chasser. Les tisons volent de part et d’autre comme des fusées. Les femmes, qui sont en plus grand nombre, trament par terre les hommes qui veulent les chasser ; les hommes, rangés en haie sur les deux côtés de l’échelle, tâchent d’emmener les femmes prisonnières dans l’yourte. Chaque partie veut en avoir le plus ; et si l’un des deux en a fait davantage, l’autre combat encore pour les lui enlever, jusqu’à ce qu’on se trouve de part et d’autre avoir un nombre égal de prisonnières. Alors se fait l’échange, et chacun reprend sa femme.

« La fête de la purification, dit Steller, était jadis célébrée par les Kamtchadales pendant un mois entier. Elle commençait à la nouvelle lune. » On en conclut qu’elle avait été établie sur des fondemens solides, et par des vues religieuses. « Ces peuples jettent encore aujourd’hui tout dans le feu, et regardent comme une chose sacrée tout ce que l’on brûle pendant la fête. En effet, la nouvelle lune, aussi-bien que le feu sacré, a toujours été en vénération chez plusieurs nations, et particulièrement chez les Hébreux. » Steller, ou son éditeur, dit à ce sujet, que « c’est le seul peuple qui n’a point perdu le véritable culte après le déluge ; tandis que chez les autres nations, comme chez les Kamtchadales, il n’en est resté que quelques traces. » Mais est-ce à propos du déluge qu’on doit parler du culte du feu, et quel rapport a donc ce culte avec le véritable ? Le déluge est la catastrophe la plus universelle et la plus attestée que le globe ait éprouvée, et le culte du feu est le plus généralement répandu sur la terre. L’embrasement du monde aurait bien pu, ce semble, faire imaginer des hydrophories, parce que l’eau éteint les incendies ; mais le feu n’arrête point les inondations. Pourquoi donc révérer le feu en mémoire du déluge ? Est-ce parce que le soleil dessécha les eaux qui couvraient la terre ? Sans chercher l’origine des cultes et des fêtes dans la commémoration du déluge, dont le soleil ne paraît ni la cause ni le remède, n’est-il pas plus vraisemblable que les cultes se sont répandus, comme les hommes et les langues, de la zone torride dans toutes les terres, et que le culte du soleil, assez naturel aux habitans d’un climat où cet astre circonscrit ses révolutions annuelles, et répand les plus fortes influences du bien et du mal physiques, se sera dispersé sur la terre avec les nations que la destruction et la population même auront poussées autour du globe ? Ces nations, chassées de leur pays ou par la multiplication des habitans, ou par des calamités et des fléaux inattendus, auront porté dans leurs émigrations, et la vénération de l’astre sous lequel elles vivaient, et le témoignage de la catastrophe qui les avait fait sortir de leur patrie. Elles auront à la fois adoré le soleil, qu’elles regardaient comme leur conservateur, et l’Océan, qu’elles fuyaient comme leur exterminateur. Il y a partout des traces de l’influence salutaire et nuisible des deux élémens les plus utiles et les plus dangereux, l’eau et le feu. Ce sont les deux principes les plus sensibles de la génération, les deux agens les plus universels de la destruction. On aura cru qu’ils pouvaient tout, et que seuls ils faisaient tout. Le mouvement qui leur est essentiel, et dont la source est, ce me semble, en eux-mêmes, aura contribué à les faire craindre et adorer. Les sens du vulgaire, le raisonnement des philosophes ; tout aura conduit l’homme à ce culte. Il ne faut pour cela ni traditions, ni révolutions. Mais ces deux choses peuvent augmenter l’effet naturel de la crainte, qui est le penchant à la superstition. Dès lors le culte doit être plus frappant, plus solennel, et se ressentir vivement des idées de désolation qui se sont mêlées à la passion la plus forte des hommes. Au reste, le Kamtchatka est trop voisin de la mer, trop sujet aux attaques de cet élément pour ne pas inspirer à ses habitans une frayeur religieuse des maux qu’il peut leur faire, et une opinion vague, soit conçue ou transmise, de ceux qu’il leur a faits. Mais on ne doit pas se hâter de prononcer sur le culte d’un peuple sans avoir entendu ses dogmes ; rien n’est plus incertain que d’en juger par ses cérémonies. Les hommes sont si enclins et si sujets à se tromper en matière de superstition, qu’on ne sait jamais bien ce qu’ils adorent : si c’est l’idole, ou l’offrande , ou l’autel, ou les vases et les instrumens, ou les paroles du culte, ou même le prêtre. La vénération religieuse erre vaguement sur toutes ces choses ; car le propre de la peur est de confondre les objets et les idées, surtout dans l’ombre et l’obscurité. Mais on ne se trompe guère sur les opinions religieuses d’un peuple, quand on voit qu’elles ont du rapport à ses actions. Demandez aux Kamtchadales ce que c’est que les éclairs ; ils vous répondront : Ce sont les esprits Gamouli, qui, en échauffant leurs huttes, se jettent les tisons à demi consumés. Quand ils entendent le tonnerre, ils disent : Koutkhou battitouskeret, Koutkhou tire ses canots ; car ils pensent que ce dieu passe ses canots d’une rivière à l’autre, et qu’il entend aussi le même bruit quand ils font la même chose. Ce Dieu craint leur tonnerre comme ils craignent le sien. Lorsqu’il tombe de la pluie, ce sont les Gamouli qui pissent. S’il fait un grand vent, c’est Balakirg, fils de Koutkhou, qui secoue ses cheveux longs et frisés sur la face d’un pays. Durant son absence, sa femme Zavina se met du rouge pour lui plaire à son retour, et ce rouge fait l’éclat de l’aurore et du crépuscule. S’il passe la nuit dehors, elle pleure, et c’est pourquoi le ciel est sombre.

Les Kamtchadales voient très-peu de serpens ; mais ils ont une crainte superstitieuse des lézards. Ce sont, disent-ils, les gaëthes, qui viennent leur prédire la mort. Si on les attrape, on les coupe en petits morceaux, pour qu’ils n’aillent rien dire au dieu des morts. Si un lézard échappe, l’homme qui l’a vu tombe dans la tristesse, et meurt quelquefois de la peur de mourir.

Si les Kamtchadales font quelques grimaces de superstition pour conjurer les maux, ils en ont aussi pour attirer les biens dont ils ont besoin. Avant d’aller à la pêche du phoque, ils en font une espèce de représentation mystique, comme les enfans. Une grosse pierre qu’ils roulent contre une yourte, représente la mer ; de petits cailloux qu’ils mettent sur cette pierre signifient les vagues ; de petits paquets de matteït, les phoques. On met ces paquets entre des boulettes de tolkoucha, pâte faite d’œufs de poisson et d’autres mélanges. Avec de l’écorce de bouleau on fait une espèce de vase en forme de canot ; on le traîne sur le sable, comme s’il nageait sur la mer. Tout cela se fait pour inviter les phoques à se laisser prendre ; en leur montrant qu’ils trouveront au Kamtchatka de la nourriture, une mer et ce qu’il leur faut. Dans l’yourte, les Kamtchadales ont des hures de phoques à qui ils font des prières et des reproches, comme si ces animaux refusaient de venir chez les hôtes qui les régalent si bien. La fin du repas qu’ils présentent à ces amphibies aboutit à manger eux-mêmes tous les mets qu’ils leur ont offerts ; car une religion qui ne donnerait rien à manger ne serait pas bonne pour des sauvages.

Ceux des Kamtchadales qui font la pêche de la baleine s’y préparent par des cérémonies à peu près semblables. Ils façonnent une baleine de bois d’environ deux pieds de longueur. Ils la portent en procession, d’un balagane dans une yourte. Ils placent devant la Ioupana un grand vase plein de tolkoucha. Ensuite on tire la baleine de l’yourte en criant, la baleine s’est enfuie dans la mer. On va la remettre dans un balagane neuf fait exprès, où on laisse une lampe allumée, avec un homme, pour empêcher qu’elle ne s’éteigne pendant la saison de la pêche, qui dure depuis le printemps jusqu’en automne.

Enfin la superstition des Kamtchadales paraît surtout dans leurs usages à l’égard des morts, qui, dans tous les pays, ont toujours été la terreur des vivans. Cette peur fait qu’au Kamtchatka l’on n’ose rien porter de ce qui leur a servi, pas même loger dans l’habitation où un homme est mort. Heureusement il en coûte peu d’en construire une autre. Mais il est singulier que cette frayeur des morts n’inspire pas une sorte de vénération pour les cadavres. Les Kamtchadales les donnent à manger à leurs chiens. Il est vrai que c’est par un motif d’intérêt pour les hommes. « Ceux, disent-ils, dont le corps aura été dévoré par les chiens, en auront de très-bons dans le monde souterrain. » Cependant ils ont encore une autre raison d’intérêt personnel pour exposer les cadavres à la voirie, devant la porte de leurs yourtes : les esprits malins qui ont tué ces victimes s’en contenteront peut-être en les voyant, et feront grâce aux vivans.

FIN DU ONZIÈME VOLUME.