Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XI/Seconde partie/Livre V/Chapitre V

CHAPITRE V.

Tartarie indépendante.

Nous avons vu plus haut que les Tartares ont été subjugués par les kalmouks dans les pays qui sont à l’est des monts Belour : leur nom ne doit donc plus désigner des contrées dans lesquelles ils n’ont dominé que momentanément ; mais il convient parfaitement à celle qui est leur berceau, dans laquelle plusieurs de leurs tribus vivent indépendantes, et dont ils sont restés définitivement les maîtres. Elle est vaste, car elle s’étend du 34e au 55e degré de latitude nord, et du 47e au 81e degré de longitude, à l’ouest de Paris. Au nord, elle est séparée des terres de l’empire de Russie par la steppe d’Issim et les rives de l’Iaïk ; à l’est, le Cobi et les monts Belour forment sa frontière, du côté de la Kalmoukie et de la petite Boukharie, dépendantes de la Chine ; au sud, la chaîne de l’Indou-kouch, et des déserts de sable, lui servent de bornes vers le Caboulistan et la Perse ; mais elles ont été franchies par ses voisins. À l’ouest la mer Caspienne donne à la Tartarie une barrière naturelle.

Ce pays, sans y comprendre la steppe d’Issim, dont les Russes réclament la souveraineté, comprend plus de soixante mille lieues carrées de superficie, mais sur cette immense étendue à peine compte-t-on cinq millions d’habitans.

Les principales divisions de la Tartarie indépendante, en allant du sud et de l’est à l’ouest, au nord, sont la grande Boukharie, la Khovaresmie, avec le pays des Troukmènes ou Turcomans et des Araliens ; le Taschkent et le Turkestan, enfin le pays des Kirgis et des Karakalpaks. Tous ces peuples sont d’origine tartare, et leurs essaims se sont répandus dans beaucoup de pays de l’ancien monde, où l’on retrouve leurs noms.

La grande Boukharie se nomme aussi pays des Ousbeks, Dsagati occidental, c’est le Maavarannahar des Arabes, ou pays au-dessous de l’eau (la mer Caspienne) ; le Varaad-djihon des Orientaux, en général, c’est-à-dire au-dessous du Djihon. C’est la Transoxiane des Romains, la Sogdiane et la Bactriane des Grecs. Les écrivains persans, ainsi qu’on l’a dit plus haut, ont compris les deux Boukharie sous le nom commun de Touran.

La grande Boukharie est la meilleure partie de la grande Tartarie. Ses bornes varient avec la puissance des Ousbeks ; elle touche au nord, au Turkestan ; à l’est, à la petite Boukharie ; au sud, au Caboulistan et à la Perse ; à l’ouest, à la Khovaresmie. Elle est située entre le 34e et le 43e degré de latitude.

La nature n’a rien refusé à ce beau pays pour le rendre agréable. Le climat est à la vérité froid dans la partie orientale, mais à l’ouest il est chaud et salubre. Les montagnes renferment des mines d’or ; les plaines et les vallées produisent du riz, du froment ; toutes sortes de fruits et de légumes, du vin, du tabac, du chanvre, du lin , du coton, nourrissent de nombreux troupeaux de bœufs et de moutons ; les chevaux et les chameaux aident l’homme dans ses travaux, les vers à soie et les abeilles lui donnent leur tribut. L’Amoudaria (le Djihon des anciens), le Sihon, le Margab, le Thoros et le Sogd, qui l'arrosent, sont des rivières très-poissonneuses. Le bois, qui est si rare dans le pays des Mongols et dans plusieurs parties de la Tartane, abonde dans quantité de cantons de la Boukharie.

L’agriculture, le soin des troupeaux ; les manufactures d’étoffes de soie et de coton, forment les principales occupations des habitans de la grande Boukharie. Ils font un grand commerce, par caravanes, dans l’Inde, en Chine, en Perse et en Russie. Ils portent dans ces différens pays des chevaux, des moutons, des cuirs de feutre, des tissus, des fruits secs, de la poudre d’or, des pierres précieuses. Une partie des habitans a conservé les habitudes de la vie nomade.

On divise la grande Boukharie en trois grandes provinces ; celle de Bokhara, celle de Sogd, et celle de Balk. Ce pays est gouverné par plusieurs khans particuliers ; mais leur autorité n’est pas absolue ; elle est limitée par l’influence des lois et de la religion. Les habitans nomades ont des chefs qu’ils nomment mourses et starchine.

La province de Bokhara tire son nom de sa capitale. Cette ville, située à la rive droite ou septentrionale du Sogd, est fort grande ; ses murs sont de terre, mais assez hauts ; elle est divisée en trois parties : dans l’une est le château du khan, qui y fait sa résidence ordinaire ; la seconde comprend les maisons des mirzas, des officiers de la cour, et de tout ce qui appartient à la suite du khan ; la troisième, qui est la plus grande, renferme les habitans, des bourgeois, des marchands et d’autres citoyens. Chaque profession occupé un quartier à part dans cette dernière division. La plupart des maisons sont de terre ; mais on y emploie la pierre pour les mosquées et pour d’autres édifices publics ou particuliers : ils sont bâtis et dorés somptueusement, surtout les bains, que l’on vante beaucoup. Le commerce y est peu actif.

Il est défendu à Bokhara de boire d’autres liqueurs que de l’eau et du lait de jument : ceux qui violent cette loi sont condamnés au fouet dans les places publiques. Il y a des officiers établis pour visiter les maisons ; s’ils y trouvent de l’eau-de-vie, du vin, ou toute autre boisson fermentée, ils brisent les vases, ils jettent la liqueur, et punissent le coupable. Un buveur est trahi quelquefois par son haleine, qui l’expose à de sévères châtimens.

Cette rigoureuse loi vient du chef de la religion qui est plus respecté à Bokhara que le khan même : souvent il dépose les khans à son gré.

Le pays de Sogd est situé à l’est de la Boukharie, et au nord de Balk ; il s’étend jusqu’aux frontières de la petite Boukharie.

Il était autrefois rempli de villes florissantes, dont la plupart sont aujourd’hui ruinées ou dans une grande décadence : la principale est Samarkand, qui est située dans une vallée sur la rive méridionale du Sogd.

Il s’en faut beaucoup qu’elle ait conservé son ancienne splendeur ; cependant elle est encore très-grande et bien peuplée. Ses fortifications sont de gros boulevards de terre ; ses édifices ressemblent beaucoup à ceux de Bokhara, excepté qu’on y voit plusieurs maisons bâties de pierre, parce qu’il se trouve quelques carrières aux environs. Le château qui sert de résidence au khan est un des plus spacieux édifices de la ville ; mais aujourd’hui que cette province n’a plus de khan particulier, il tombe insensiblement en ruine.

L’académie des sciences de Samarkand est une des plus célèbres et des plus fréquentées de tous les pays mahométans. La petite rivière qui traverse la ville et qui se jette dans l’Amou apporterait beaucoup d’avantages aux habitans par les communications qu’elle pourrait leur donner avec les états voisins, s’ils s’occupaient de la rendre navigable ; mais, pour faire fleurir le commerce à Samarkand, il lui faudrait un état de choses plus tranquille et plus stable.

On dit que cette ville fabrique le plus beau papier de soie de toute l’Asie ; et, dans cette opinion, il est fort recherché des Levantins ; on prétend que c’est d’elle que nous tenons cette invention.

La province de Balk est au sud de celle de Sogd, et à l’est de celle de Bokhara. Elle est petite, mais si fertile et si bien cultivée, qu’elle a excité la convoitise de voisins puissans ; quelques districts, et même sa capitale, ont été conquis par les Persans et les Afghans ; elle abonde particulièrement en soie, dont les habitans font de fort jolies étoffes.

Les Ousbeks de Balk sont les plus civilisés de tous ceux qui habitent la grande Boukharie. Ils doivent apparemment cet avantage au commerce qu’ils ont avec l’Inde et la Perse ; si l’on excepte l’activité et le goût du travail, qui sont plus communs parmi eux que parmi les autres Tartares ; il n’y a nulle différence pour la religion et les usages.

La ville de Balk est située vers les frontières de la Perse, au sud de Termed, sur la rivière de Déhask, qui, à quarante milles plus loin, au nord-ouest, va se jeter dans l’Amou. Balk était, au commencement du dix-huitième siècle, la plus considérable de toutes les villes qui sont possédées par les Tartares ; elle est, disaient les voyageurs de cette époque, grande, belle et bien peuplée ; la plupart de ses bâtimens sont de pierre et de brique ; ses fortifications consistent en gros boulevards de terre, environnés d’un bon mur.

Le château du khan est un grand édifice à l’orientale, bâti presque entièrement de marbre qu’on tire d’une montagne voisine. Comme les étrangers jouissaient d’une parfaite liberté dans cette ville, quand elle avait son khan particulier, elle était devenue le centre de tout le commerce qui se faisait entre la grande Boukharie et les Indes. Mais a-t-elle conservé cet avantage sous ses maîtres actuels ? C’est ce que nous ne savons pas encore.

Le Tokaristan, à l’est de Balk, a pour capitale Anderal, ville située près d’un défilé par lequel on traverse la chaîne de l’Indou-kouch. On trouve dans les montagnes voisines de riches carrières de lapis-lazuli : c’est l’objet d’un grand commerce avec la Perse et l’Inde.

La partie orientale de la grande Boukharie est très-montagneuse ; c’est là que se trouve Badagchan, ville très-ancienne et très-forte par sa situation ; elle dépendait du khan de Bokhara, qui la faisait servir de prison d’état ; elle n’est pas grande, mais elle est bien bâtie et fort peuplée ; ses habitans s’enrichissent par les mines d’or, d’argent et de rubis, que la nature a placées dans leur voisinage. Ceux qui habitent le pied des montagnes recueillent au printemps une quantité considérable de poudre d’or et d’argent, dans les torrens qui tombent en abondance, lorsque la neige commence à fondre. Cette chaîne de montagnes est le Belour-tag, nom qui en mongol signifie montagnes noires : c’est là que l’Amou prend sa source.

On distingue trois classes principales d’habitans dans la grande Boukharie : 1o. les Boukhariens ou Tadjiks, qui sont les anciens habitans du pays ; 2o. les Dsagathays ou les Mongols, qui s’y établirent sous la conduite de Dsagathay, second fils de Gengis-khan ; les Tartares Ousbeks, qui sont aujourd’hui en possession du gouvernement, et à qui les autres paient tribut. On y voit aussi des Kïrghis, des Karakalpaks, des Arméniens, des Indous, des Persans et des Juifs.

Toutes les villes de la grande et de la petite Boukharie, depuis les frontières du Khovaresm jusqu’à celles du pays des Kalmouks, sont habitées par les Boukhariens. En qualité d’anciens habitans du pays, ils portent ce nom dans toutes les parties de l’est ; mais les Tartares leur donnent communément celui de Tadjihs ; terme qui signifie à peu près bourgeois, dans leur langue. Les Boukhariens se nomment eux-mêmes Sartes.

Les Boukhariens sont d’une taille ordinaire, mais bien prise ; ils ont le teint fort blanc pour le climat. La plupart ont les yeux grands, noirs et pleins de feu, le nez aquilin, le visage plein, les cheveux noirs et très-beaux, la barbe épaisse ; en un mot, ils n’ont rien de la difformité des Kalmouks parmi lesquels ils habitent. Leurs femmes, qui sont généralement grandes et bien faites, ont le teint et les traits d’une égale beauté.

Les deux sexes portent des chemises et des pantalons de calicot ; mais les hommes ont par-dessus un cafetan ou une veste de soie ou de calicot piqué, qui leur descend jusqu’au gras de la jambe, avec un bonnet, rond de drap à la polonaise, bordé d’une large fourrure : quelques-uns portent le turban comme les Turcs. Ils lient leur cafetan d’une ceinture qui est une espèce de crêpe de soie, et qui leur passe plusieurs fois autour du corps. Lorsqu’ils paraissent hors de leurs maisons, ils sont couverts d’une longue robe de drap, doublée d’une fourrure. Leurs bottines ressemblent à celles des Persans.

Les femmes portent de longues robes de calicot ou de soie, assez amples pour flotter librement : leurs mules ont la forme de celles des femmes du nord de l’Inde ; elles se couvrent la tête d’un petit bonnet plat, qui laisse tomber leurs cheveux en tresses par derrière : ces tresses sont ornées de perles et d’autres joyaux.

Les Boukhariens sont de la même secte mahométane que les Turcs, dont ils ne diffèrent que par un petit nombre de cérémonies. Ils mènent une vie très-frugale, se livrent au commerce, exercent des professions mécaniques, et ne suivent jamais le métier des armes : ce qui les fait regarder avec dédain par les autres Tartares, qui les traitent de nation vile et méprisable.

Les Ousbeks, qui possèdent la grande Boukharie, passent généralement pour les plus civilisés de tous les Tartares mahométans. Ils sont vêtus à la persane. Leurs chefs portent sur leur turban une aigrette de plumes de héron.

Le pilau, ou riz bouilli à la manière du Levant, et la chair de cheval, sont leur plus délicieuse nourriture ; ils n’ont pour boisson commune que le koumis et l’arak.

Leur langue est un mélange de turc, de persan et de mongol ; cependant ils entendent fort bien les Persans, et ne s’en font pas moins entendre. Leurs armes sont celles des autres Tartares, c’est-à-dire le sabre, le dard, la lance, et des arcs d’une grandeur extraordinaire, qu’ils manient avec beaucoup de force et d’adresse : ils ont aussi adopté l’usage des armes à feu. Pendant la guerre, une grande partie de leur cavalerie porte des cottes de mailles et un petit bouclier.

Les Tartares de la grande Boukharie se piquent d’être les plus robustes et les plus braves de toute leur nation. Leurs femmes aspirent aussi à la gloire du courage militaire, et vont souvent à la guerre avec leurs maris. La plupart sont fort bien faites ; il s’en trouve même quelques-unes qui passeraient pour des beautés dans tous les pays du monde.

Les chevaux de ces Tartares n’ont pas l’encolure brillante ; ils ont la croupe, le poitrail et le ventre mal faits, le cou long et raide, les jambes fort longues, et sont d’une maigreur effrayante ; mais ils ne laissent pas d’être fort légers à la course. Leur entretien coûte peu ; l’herbe la plus grossière leur suffit dans les occasions pressantes.

Ces peuples ont souvent été en guerre avec les Persans, parce que les plaines du Khorasan favorisaient leurs incursions ; mais il ne leur a pas été si facile de pénétrer dans les états du grand-mogol, parce que les hautes montagnes qui les en séparent sont d’un difficile accès pour leur cavalerie.

La grande Boukharie a éprouvé de singulières vicissitudes. Elle fut conquise par les Persans, et ensuite par les Macédoniens. Le gouverneur du pays se rendit indépendant, deux cent cinquante ans avant l’ère chrétienne. Au septième siècle, les Turcs ou Tartares firent la conquête de la grande Boukharie. Un siècle après ils furent vaincus par les Arabes. Les Nieu-tchés, venus du nord-est, et ensuite les Khovaresmiens en 1200, y établirent leur domination ; elle ne fut pas de longue durée. Gengis-khan les chassa. Dsagatay, son troisième fils, eut pour sa part la Boukharie. Elle fut enlevée à ses descendans en 1369, par Tamerlan ; ceux de ce conquérant y régnèrent jusqu’au commencement du seizième siècle : alors Baber, vaincu par les Ousbeks, alla fonder un empire dans l’Inde; les Ousbeks s’avancèrent graduellement, et finirent par s’emparer de tout le pays.

Nous avons vu plus haut pourquoi l’on avait appelé ce pays grande Boukharie ; mais nous n’avons rien dit sur l’origine de ce nom. Il vient du mot mongol Boukhar, qui signifie savant. La ville de Bokhara était, à l’époque de la conquête de Gengis-khan, célèbre par la science des docteurs mahométans qui l’habitaient. Sous Tamerlan et plus tard, elle conserva sa renommée à cet égard, de même que d’autres villes du pays, telles que Samarkand, Kekh, Balk, qui étaient le siége des sciences et de l’érudition dans l’Orient. Quiconque dans la haute Asie voulait étudier les langues et les sciences, devait visiter Bokhara, la première des académies. Tout le pays reçut donc, des Mongols grossiers et ignorans qui le conquirent, le nom de pays des savans, et la ville principale fut désignée par la dénomination dont on avait honoré ses habitans. Ce nom s’étendit ensuite à un pays considérable auquel il est douteux que, sous ce rapport, il convienne aucunement.

La Kharismie, que l’on appelle aussi le Khovaresm ou le Kharasm, est située entre la steppe des Kirghis, la mer Caspienne, la Perse, la grande Boukharie, le lac d’Aral et le Turkestan.

Le Kharasm est généralement un pays de plaines, contigu aux steppes de la mer Caspienne et du lac d’Aral ; des déserts sablonneux occupent tout ce qui est situé le long de ces lacs et de la frontière de Perse ; mais le Kharasm oriental, qui touche à la grande Boukharie, offre plusieurs cantons fertiles.

Le Kharasm oriental a des montagnes qui renferment des mines d’or et d’argent jadis exploitées ; mais auxquelles il est, dit-on , aujourd’hui défendu de travailler. On ajoute que l’on y trouve aussi diverses pierres précieuses.

La fertilité de quelques cantons du Kharasm est due aux canaux d’irrigation, que l’on dérive de l’Amou. Cette rivière est le Djihon des Arabes, l’Oxus des Grecs et des Latins ; on la désigne aussi par les noms d’Amou-Daria et d’Oulou-Dighoum. Après avoir pris sa source à l’ouest des monts Belour, elle coule d’abord sous le nom d’Harrat ou Herret et de Belour-Seglar, traverse la grande Boukharie, forme sa limite méridionale du côté de la Perse, entre dans le Kharasm, où, arrivée au pied du Veislouka, elle est saignée par un si grand nombre de canaux, qu’après s’être partagée en deux branches principales, la moins considérable conserve seule un cours continuel jusqu’au lac d’Aral ; l’autre, dans ses crues, se répand sur des plaines marécageuses qui la bordent, et reste quelquefois à sec dans plusieurs endroits, suivant les écrivains orientaux. Le bras occidental du Djihon allait autrefois se jeter dans la mer Caspienne ; cet ancien canal est bouché par les sables.

Le Khisil, qui contribue aussi à la fertilité du Kharasm, lui sert en quelque sorte de limite du côté du Thurkestan ; il se jette dans le lac d’Aral, entre l’Amou au sud et le Syr-Daria au nord. Tout ce qui concerne sa division en plusieurs bras, sa jonction avec d’autres rivières, le cours forcé que les travaux des hommes lui ont fait suivre, est mêlé de beaucoup d’obscurité.

Le lac d’Aral, c’est-à-dire des aigles, est, chez les Orientaux, le lac de Khovaresm et d’Oghous ; il porte quelquefois le nom de mer. Son étendue est de soixante lieues du nord au sud, et de quarante-cinq de l’est à l’ouest. Ses eaux sont peu salées ; les peuples qui vivent sur ses bords en boivent en cas de nécessité. Il renferme plusieurs îles, et nourrit des phoques, et à peu près les mêmes espèces de poissons que la mer Caspienne. Si ces deux grands lacs ont communiqué ensemble comme quelques auteurs l’ont supposé, ce ne fut probablement que par un détroit qui n’avait pas beaucoup de largeur, car ils sont séparés par un pays très-élevé, et même montueux. Les rives de l’Aral sont généralement plates, sablonneuses, garnies de roseaux.

Le Kharasm, dans les parties susceptibles de culture, produit du froment, de l’orge, du sorgo, qui porte en plusieurs endroits le nom de millet de Boukharie, du tchegoura, espèce de riz, des légumes, du vin, de l’huile que l’on tire du sésame, des mûriers, des fruits exquis. Les melons d’eau surtout ont une grande célébrité ; on en transporte à Astrakhan, d’où ils sont expédiés jusqu’à Moscou et Saint-Pétersbourg.

Le Kharasm est divisé aujourd’hui en trois états indépendans : celui de Khiva, celui des Troukmènes, et celui de Konrat ou des Araliens.

L’état de Khiva comprend la partie du Kharasm la moins stérile : c’est en général une plaine sablonneuse, arrosée par l’Amou ; sur six cents lieues carrées, il compte à peu près trois cent mille habitans, tous mahométans. La plupart sont des Ousbeks et des Boukhariens, qui se divisent en Sartes et Tadjiks ; il s’y trouve aussi des Araliens, des Karakalpaks et des Troukmènes. À la tête du gouvernement est un khan, dont l’autorité est singulièrement restreinte par celle du divan ou conseil d’état, et de l’inak, son président. Le chef des docteurs de la loi ou mollah-bachi jouit aussi d’une grande influence. Les khans sont fréquemment déposés, et le pays, livré à l’anarchie, n’oppose qu’une faible résistance aux voisins qui viennent l’attaquer.

Selon les écrivains orientaux, les habitans de Khiva, nommés aussi Ourghenetch ou Khivintz, d’après leur ancienne capitale et leur capitale actuelle, sont assez civilisés, et montrent plus d’esprit naturel que les autres peuples de la Tartarie ; ils cultivent les lettres et la poésie. Aboul-Ghazi-Khan, auquel nous devons une Histoire des Tartares traduite en français, était né à Ourghentz. Les Khivintz cultivent leurs terres avec soin, élèvent des vers à soie, fabriquent des étoffes de soie et de coton, commercent par caravanes avec la grande Boukharie et la Russie.

Khiva, capitale actuelle, est située sur un canal dérivé de l’Amou. Elle a trois mille maisons bâties en terre à la manière du pays, un château fort avec le palais d’été du khan, trente mosquées, et une école des sciences. On y compte dix mille habitans ; les environs sont remplis de vergers, de vignobles, de champs cultivés, et de villages bien peuplés. Khiva est à quinze journées de route au sud d’Orenbourg en Russie. Les caravanes de Khiva apportent dans cette ville du blé, du coton écru, des étoffes de soie et de coton, des robes de chambre brodées en fil d’or, des peaux d’agneaux, et quelquefois des monnaies de la Perse et de l’Indoustan ; ou des lingots d’or et d’argent ; elles achètent en Russie des marchandises de fabrique européenne, et chez les Turcomans des chevaux, des bœufs et des moutons. Khiva est aussi un grand marché d’esclaves. Cette ville est désignée dans quelques livres sous le nom de Khayouk.

Ourghentz la neuve, nommée aussi Ourgentzi, à onze lieues au nord de Khiva, sur le même canal, a vingt mosquées, quinze cents maisons en terre, et cinq mille habitans ; elle est commerçante. À quelque distance, on rencontre les mines de l’ancienne Ourghentz, qui fut long-temps la capitale du pays, et dont les écrivains orientaux vantent la splendeur.

C’est à Ourghentz que naquit Aboul-Ghazi-Behader en 1605. Sa vie fut très-orageuse. Il fut proclamé khan du Kharasm en 1644, et abdiqua peu de temps avant sa mort, qui arriva en 1664. Durant cet intervalle, il écrivit son Histoire des Tartares, qui renferme beaucoup de notions curieuses sur ces peuples.

Le nom d’Ousbeks, que l’on donne indifféremment aux Tartares du Kharasm et à ceux de la grande Boukharie, leur vient d’Ousbek-khan l’historien, un de leurs princes. Cet usage de prendre le nom d’un prince pour lui témoigner l’affection générale de ses sujets a toujours été en honneur parmi les peuples nomades de l’Asie centrale.

Les Ousbeks tirent leur subsistance en partie de leurs bestiaux, et en partie de leurs rapines ; ils demeurent, pendant l’hiver, dans les villes et les villages qui sont vers le centre du pays. En été, le plus grand nombre campe sur les bords de l’Amou, et dans d’autres lieux où le pâturage est bon pour leurs troupeaux, cherchant sans cesse l’occasion de piller et de ravager. Ils font des incursions continuelles sur les terres de Perse, dont ils sont voisins. Les traités sont un frein qui ne les arrête pas, parce que les esclaves et le butin qu’ils enlèvent dans ces courses, font toute leur richesse. Quoiqu’il se trouve d’excellens pâturages vers les bords du Khisil, ils y conduisent rarement leurs bestiaux pendant l’été, parce qu’il n’y a rien à piller de ce côté-là. Les Karakalpaks, qui sont leurs voisins au nord, étant aussi exercés qu’eux dans l’art du pillage, ils y gagneraient peu ; d’ailleurs les Tartares mahométans ne se chagrinent pas mutuellement par des incursions, à moins qu’ils ne soient en guerre ouverte. À l’égard des Kalmouks, ou Eleuths, leur usage est de s’éloigner des frontières au commencement de l’été, pour n’être pas exposés aux courses de ces dangereux voisins, et de ne retourner qu’à l’entrée de l’hiver, lorsque les pluies et les neiges rendent les chemins impraticables. Ces Ousbeks se servent d’oiseaux de proie pour la chasse des chevaux sauvages ; ils les accoutument à prendre l’animal par la tête ou par le cou : tandis qu’ils le fatiguent sans quitter prise, les chasseurs, qui ne perdent pas de vue leur gibier, le tuent facilement. Leur principale liqueur est le lait de leurs jumens : elle peut les enivrer.

Les Ousbeks mangent à terre, assis les jambes sous le derrière. Ils prennent la même posture en priant. Jamais on ne les voit à cheval sans l’arc et l’épée ; ils ne connaissent ni les arts ni les sciences ; leur vie se passe dans l’oisiveté ; quand ils ne sont pas en campagne pour piller, ils se tiennent assis en grand nombre, au milieu des champs, et s’amusent à discourir.

Nous rapporterons ici un trait remarquable d’un prince de cette partie des Ousbeks qui relève de la Perse. Il s’était révolté contre le célèbre Chah-Thamas, ou Nadir-Chah, et ayant pris une ville par stratagème, il en avait passé la garnison au fil de l’épée. Indigné de cet attentat, Thamas s’avança bientôt avec une armée considérable ; il arrive près de Mesched, sur les bords du Kara-sou. Tout à coup on vient l’avertir que le khan est à la porte de sa tente. Din-Mehemet (c’était le nom du Tartare) entre à l’instant et se met à genoux devant Thamas. Dans l’étonnement d’une hardiesse si extraordinaire, Thamas mit sa main droite sur l’épaule du khan, et posa sa gauche sur sa poitrine pour sentir si le cœur ne lui battait pas ; mais n’y découvrant aucune émotion, il ne put se défendre d’admirer son intrépidité. Il lui pardonna généreusement ; et, l’ayant traité avec beaucoup de magnificence, il le congédia le lendemain, chargé de riches présens, après lui avoir fait l’honneur de le conduire lui-même à quelque distance du camp.

Les Troukmènes ou Turcomans habitent à l’est de Khiva, entre la mer Caspienne et le lac d’Aral, un pays sablonneux, rocailleux et dépourvu d’eau ; les monts Manghislak qui le traversent au nord ne sont pas très-hauts ; mais ils sont escarpés et coupés de ravins profonds.

Les Troukmènes sont plus basanés, moins grands, mais plus robustes que les autres Tartares. Ce sont des pasteurs grossiers qui n’ont pas renoncé au brigandage. Ils ont de nombreux troupeaux de chameaux et de moutons ; la chair de ces derniers est excellente. Ils fabriquent des tissus grossiers avec le poil des chameaux. Ils cultivent un peu de froment, du riz, des melons et des concombres. Ils habitent sous des tentes de feutres ; leurs vêtemens, leurs armes, leurs équipages offrent un mélange des usages tartares et persans. Ils n’ont ni princes, ni noblesse ; ils élisent les plus anciens de chaque tribu pour chefs ; mais ces chefs jouissent de peu d’autorité.

Les Troukmènes ont sur la mer Caspienne les ports de Manghislak et de Balkansk, où les bâtimens de la Russie et de la Perse viennent commercer. Le mouillage est très-sûr dans l’un et dans l’autre, surtout dans le premier. Les Tartares y apportent les productions de tous les pays voisins, et reçoivent celles de l’Europe. La plupart des îles de la baie de Balkan sont occupées par les Troukmènes. Ces îles produisent du riz et du coton ; l’une d’entre elles fournit une grande quantité de naphte ; on les désigne par le nom commun d’îles Ogourtchi, qui est aussi celui de la cote voisine, et qui signifie pays des concombres.

La nation des Troukmènes a le caractère indépendant et belliqueux. Leur langage est le turc. Elle s’est étendue à l’ouest de la mer Caspienne en Turquie et en Perse. Feth-Ali-Chah, souverain de ce royaume, est issu de la tribu des Turcomans nommés les Kadjars.

Les Araliens occupent les côtes orientales du lac Aral, au nord de Khiva. Leur pays est arrosé par le Khisil. On les nomme aussi les Konrats, d’après leur principale ville, qui est plutôt leur camp d’hiver. Ils obéissent à deux khans, et doivent un tribut à l’état de Khiva ; mais comme ils ne le paient que lorsqu’ils ne lui font pas la guerre, ils l’acquittent rarement. Ils s’occupent de l’agriculture, de la chasse et de la pêche, indépendamment du soin de leurs troupeaux. Ils ont beaucoup de chevaux, de chameaux, de bœufs et de moutons. L’été ils vivent sous des tentes ; l’hiver ils habitent des yourtes, dont la réunion forme des espèces de villes ou de camps retranchés. Ils ont parmi eux un grand nombre de Karakalpaks et de Troukmènes ; et le total de cette population s’élève à cent mille hommes. Ils ont pour voisins les Kirghis et les Karakalpaks du Tachkent et du Turkestan.

Le Turkestan actuel n’a pas l’étendue que les géographes orientaux donnent au pays qu’ils désignent sous ce nom ; c’était un état vaste et florissant, qui s’étendait depuis les montagnes limitrophes de la Perse jusqu’aux steppes des Kirghis. Ce n’est plus aujourd’hui qu’un petit pays arrosé par le Karason, qui est un affluent du Syr. Le sol n’y est pas mauvais, mais il est médiocrement cultivé, quoique les habitans aient des demeures fixes. Leur khan est tributaire de la horde moyenne des Kirghis. Leur ville principale est Turkestan ou Taras sur le Karasou, avec six mille habitans ; elle est révérée par les mahométans comme une ville sainte, à cause du tombeau d’un de leurs saints qui se trouve dans une des mosquées de cette ville antique, jadis florissante.

L’état de Taschkent, à l’est du Turkestan, est un peu plus considérable. Le pays est montueux, mais sain, très-fertile, et assez bien cultivé ; il est arrosé par le Syr, l’ancien Sihon et le Khisil. Il s’y fait peu de commerce, qui n’a lieu que par caravanes. Le khan était jadis indépendant ; il n’est à présent que l’humble vassal des Khirgis de la grande horde, ou du khan de Bokhara. Taschkent, capitale de cette contrée mal connue, est située sur le Syr, dans une belle plaine. Cette ville, entourée de murs en terre, ressemble à un grand jardin. On dit qu’elle renferme six mille maisons, que sa population se monte à trente mille âmes, et que l’on y voit des manufactures de soie et de coton, une forge, une fonderie de canons, et un moulin à poudre ; enfin qu’elle est assez commerçante.

Les Karakalpaks occupent en partie les deux pays que nous venons de décrire ; ils s’étendent sur les bords du Syr jusqu’à la mer Caspienne. Leur nom signifie bonnets noirs ; ils se donnent à eux-mêmes celui de Mankat et Karakiptchak (bergers noirs). Ils se divisent en deux hordes, d’après leur position géographique, la supérieure et l’inférieure, et celles-ci se subdivisent en oulouss. En 1742, la horde inférieure, forte alors de trente mille Kibitz, rechercha la protection de la Russie contre les Kirghis ; mais ceux-ci détruisirent presque entièrement des Tartares comme eux, qui osaient invoquer un secours étranger. Ceux qui échappèrent au carnage rétournèrent vers la horde supérieure.

Les chefs des oulouss se donnent pour des descendans de Mahomet, et forment diverses classes de prêtres et de nobles ou khodjas, qui, par leur influence, restreignent le pouvoir des khans. Ils sont mahométans, et connaissent bien les préceptes de leur religion. Leur genre de vie est celui des nomades ; les cabanes d’hiver ont un emplacement fixe ; celles d’été sont mobiles. Ils mêlent le soin de l’agriculture à celui des troupeaux ; n’ayant que peu de chevaux, ils se servent de leurs nombreuses bêtes à cornes pour le trait et la selle. Ils exercent avec succès plusieurs métiers ; ils vendent à leurs voisins des couteaux, des sabres, des mousquets, des chaudrons, de la poudre à tirer de leur fabrique.

Le pays des Kirghis est une des plus grandes steppes de l’Asie ; il s’étend depuis le versant occidental des montagnes de la Soungarie jusqu’à la mer Caspienne, aux bords de l’Iaïk et aux monts Oural, et occupe une surface de plus de trente-un milles carrés. C’est une contrée sablonneuse, pierreuse, aride, mêlée de dunes et de collines argileuses, coupée de vastes plaines salines, de flaques d’eau saumâtre et de lacs salés ; il n’y croît que des arbustes épineux et des plantes amères et salées. Cependant, le long des rivières, dans quelques vallées et sur les collines, on trouve du bois et de bonne eau. Le terrain ne convient pas à l’agriculture ; mais cette immense steppe offre aux peuples nomades qui la parcourent une retraite sûre, et, par intervalles, de bons pâturages pour leurs troupeaux. Indépendamment des Kirghis, on y voit aussi errer des Araliens, des Troukmènes, des Mongols et des Kalmouks.

Pendant l’hiver, il règne dans ces steppes un vent du nord impétueux, accompagné de neige, d’un froid excessif et de tourbillons si violens, qu’ils enlèvent en l’air des colonnes de poussière de trente pieds de haut. Cependant la neige ne séjourne que peu de temps sur ces plaines sablonneuses.

Les Kirghis ou Kirghis-Kaïsaks se donnent à eux-mêmes le nom de Sara-Kaïsaki (Cosaques des steppes). On ne sait rien de bien certain sur l’origine et sur l’ancienne histoire de ce peuple, qui n’est connu que depuis la conquête de la Sibérie par les Russes. Ils se disent issus des Tartares-Nogais, qui habitaient au sud et à l’ouest de la mer Caspienne ; mais Aboul-Ghazi, qui les nomme Kerghis, les fait venir des bords de l’Ikran, dans le voisinage de la grande muraille de la Chine.

Ils ont les traits tartares, le nez écrasé, les yeux petits, mais non pas obliques comme les Mongols. Leur physionomie ouverte parle en leur faveur. Leurs yeux sont vifs, mais n’ont rien de menaçant. On trouve en eux du bon sens, de l’intelligence, et même de la finesse dans l’esprit. Ils aiment les aventures extraordinaires ; mais ils aiment encore plus leurs aises. Brigands par état, voluptueux par caractère, se baignant quelquefois dans le sang, et peu portés à le répandre, ils font du mal pour se procurer leur bien-être ; ils le font par représailles, ils le font surtout par point d’honneur. On remarque que depuis qu’ils entretiennent des relations plus fréquentes avec les Russes, leurs mœurs s’adoucissent chaque jour.

Comme les Kirghis n’ont point d’écoles, il s’en trouve peu qui sachent écrire leur langue ; mais ils la parlent avec pureté. C’est un dialecte du tartare, que les autres peuples tartares entendent parfaitement. Ils vivent dans l’ignorance. Les Tartares lettrés qu’ils enlèvent dans leurs courses deviennent secrétaires de leurs princes.

Les Kirghis n’habitent que des tentes construites à peu près comme celles des Kalmouks. Leurs richesses, leurs ressources consistent dans leurs troupeaux. Un Kirghis d’une fortune médiocre possède rarement moins de trente à cinquante chevaux, quinze à vingt bêtes de gros bétail, cent moutons, vingt à cinquante chèvres, à quoi il faut ajouter au moins un couple de chameaux. On voit des particuliers qui ont dix mille chevaux, trois cents chameaux et dromadaires ; trois à quatre mille pièces de gros bétail, vingt mille moutons, et au-delà de mille chèvres.

Leurs dromadaires, qu’ils tondent tous les ans comme les moutons, leur fournissent une grande quantité de poil laineux, que les Russes et les Boukhariens achètent.

Ce n’est que depuis peu de temps qu’ils ont des bêtes à cornes ; ils les ont d’abord enlevées aux Kalmouks. Quelquefois ils se servent de leurs bœufs pour montures ; quand ils les destinent à cet usage, ils leur percent la cloison du nez comme aux chameaux.

Leurs moutons, comme ceux des Kalmouks, sont à large queue. La salure des steppes, dont ils mangent même la terre grasse et imprégnée de sel, entretient et provoque leur appétit, et donne à leur chair un goût exquis. Le mouton est la nourriture ordinaire des Kirghis. On envoie de leurs agneaux jusqu’à Saint-Pétersbourg, pour la table de la cour.

Les peaux d’agneaux de Kirghis sont fort recherchées, et sont un des objets les plus importans de leur commerce : ce sont les plus belles après celles de la Boukharie. Les peaux de la première qualité sont lustrées et comme damassées ; celles de la seconde ont une frisure très-fine.

Quand un Kirghis voit son troupeau se multiplier au-delà de ses espérances, il ne croit pas avoir reçu pour lui seul les bienfaits du ciel ; il lui en témoigne sa reconnaissance en les partageant avec les pauvres.

Les Kirghis, en général, vivent dans l’aisance. C’est un des peuples nomades qui connaît le moins la misère. Comme il n’est pas difficile à chaque particulier de se procurer un troupeau suffisant pour sa subsistance, personne ne veut travailler pour les autres, et les riches sont obligés de se faire servir par des esclaves. Ils les traitent fort doucement, fournissent abondamment à leur subsistance, et, ne cessant jamais devoir en eux leurs semblables, ils souffriraient eux-mêmes en leur laissant éprouver le besoin ; mais l’esclave qui tente de fuir, ou qui s’engage dans des intrigues amoureuses, s’expose à de rigoureuses punitions, et même à perdre la vie.

Les Kirghis n’ont aucune idée du travail des terres, à cause de la nature du sol de leurs steppes ; et d’ailleurs la moindre fatigue les met en sueur.

Quelques-uns savent fabriquer de la poudre : ils ont aussi quelques mauvais forgerons, mais ils sont obligés d’acheter des Russes presque tous les instrumens en fer. Du poil de leurs chameaux, ils fabriquent des camelots et des cordes pour leur usage ; du lait des femelles, ils font du koumis et du fromage ; ils en préparent aussi un beurre plus gras que celui de vache, et moins huileux que celui de jument.

Amis du luxe et des commodités de la vie, et manquant de manufactures, ils sont obligés de faire un grand commerce d’échanges avec les Russes, les Boukhariens et leurs autres voisins. Le mouton leur tient lieu de monnaie de compte. Il n’y a pas d’année que le commerce avec les Kirghis ne fasse entrer dans la seule ville d’Orembourg cent cinquante mille têtes de moutons, sans compter les chameaux, le gros bétail, et une quantité considérable de peaux d’agneaux, de dépouilles d’animaux sauvages, de cuirs, de poils de chameaux, et de camelot.

Les Kirghis ne se livrent à la chasse et à la pêche que pour leur amusement. Quoiqu’ils fassent usage du fusil, ils n’ont pas encore abandonné l’arc et les flèches. Ils font poursuivre le gibier par des chiens et des oiseaux de proie ; ils lui dressent des piéges, ils lui tendent des lacets. Ils prennent des renards communs, des renards des steppes, des blaireaux, des hermines, des sousliks, des chamois, des chacals, des animaux à peau tachetée comme les léopards, des koulans ou ânes sauvages, des saïgas et des argalis.

L’appétit fait le plus grand assaisonnement de leurs mets. Quatre Kirghis, au retour de la chasse, mangent sans peine un de leurs plus gros moutons. Ils ont conservé pour la graisse ce goût naturel à tous les peuples nomades de l’Asie, et que n’ont pas même encore perdu les Ottomans. Les Kirghis mangent en hiver toutes sortes de viandes, et même du chameau ; mais ce peuple vorace pendant la moitié de l’année devient sobre au retour du printemps ; il ne vit plus guère que de fromage et de lait fermenté. Comme ils n’ont de farine que ce qu’ils en achètent des Russes, la plupart n’ont jamais vu de pain ni de gruau.

Tout le monde est admis à partager leurs repas. Leurs meilleures provisions sont celles dont ils font part à leurs hôtes. Leur plus grande politesse est de porter eux-mêmes les morceaux à la bouche de leur convive ; et le prince ne se dispense pas de cet usage avec ceux qu’il honore de sa faveur.

Ils font un usage immodéré du tabac ; ils le fument, ils le prennent en poudre. Ils ont de petites pipes de la Chine ; mais, comme elles leur coûtent fort cher, il y suppléent le plus souvent avec des os de pieds de mouton. La même pipe suffit pour une compagnie nombreuse ; elle passe de main en main, de bouche en bouche ; ils aspirent la fumée avec tant de force, qu’elle leur sort par les narines. S’ils n’ont pas de pipe, leur industrie sait y suppléer. On choisit un endroit autour duquel toute la compagnie puisse se coucher à son aise ; l’un des fumeurs, pour rendre la terre plus compacte et la réduire en une pâte pétrissable, l’arrose de son urine ; il y fait un trou perpendiculaire avec le manche de son fouet, et le remplit de tabac, auquel il met le feu. Chacun se couche ventre à terre, s’arme d’une tige creuse, dont il pose un bout sur le tabac, et de l’autre il en aspire la fumée. De cette manière, personne n’est obligé d’attendre son tour, et tous pompent à la fois la vapeur du tabac.

Ils aiment le faste dans leurs habits. Une longue tunique d’un tissu de coton fin leur tient lieu de chemise ; ils portent par-dessus une seconde tunique de laine ou de soie de la même forme, et une grande robe à larges manches, qui se rétrécissent par le bas et se terminent par une pointe que l’on relève au-dessus du poignet. Quelques-uns se ceignent d’une large et riche ceinture ; les autres n’ont qu’un simple ceinturon de peau, auquel ils attachent leur couteau, leur briquet et leur pipe. Leurs culottes sont longues et amples ; leurs bottines ont des talons hauts et étroits ; le bout du pied finit par une pointe aiguë. Les riches en font broder les coutures en or.

Ils laissent croître leurs moustaches et un bouquet de barbe au menton. Une calotte piquée couvre leur tête rase ; ils mettent par-dessus cette calotte un bonnet de forme conique ; la pointe se termine par une houppe, et les côtés sont garnis de deux morceaux d’étoffe qui peuvent couvrir les joues et les oreilles, mais qu’on relève le plus souvent. Les gens aisés ne portent que des robes d’écarlate ou d’étoffe.

Leur habit d’été est ordinairement de peau de chèvre ; ils ont l’art de la bien apprêter, de la bien adoucir et de lui donner une teinture d’un brun jaunâtre. À la chasse et en voyage, ils mettent d’énormes pantalons qui leur montent jusqu’au-dessous des bras, et dans lesquels ils renferment tous leurs habits.

Curieux de la parure pour eux-mêmes, ils ne le sont pas moins pour leurs chevaux. Ils les couvrent de riches caparaçons ; les selles, où brillent l’or et l’argent, sont du travail le plus recherché, et les brides mêmes sont surchargées d’ornemens.

Les femmes de distinction s’enveloppent la tête d’une ample pièce d’étoffe légère, et lui donnent la forme d’un turban turc ; leurs robes sont d’étoffe de soie, de toile peinte, de drap fin, et plus souvent de velours ; elles les garnissent de cordonnets, de galons d’or et de riches pelleteries. Les femmes du commun se couvrent habituellement la tête d’un voile ; mais les jours de fête elles portent des bonnets ornés de houppes et de grains de corail : ces coiffures sont accompagnées de bandes d’étoffe flottantes sur le dos et les épaules, et chargées des mêmes parures. Les filles restent la tête découverte, et partagent leurs cheveux en un grand nombre de tresses.

Les Kirghis ont un corps de noblesse fort nombreux et divisé en trois classes : les sultans descendent des princes souverains , les beys des guerriers qui ont été promus aux grades élevés, et les khodjis des familles distinguées par leur opulence.

Chaque tribu choisit ses chefs dans le corps de la noblesse ; mais elle ne leur accorde aucun revenu, ne suit leurs avis qu’autant qu’ils lui plaisent, et s’en écarte dès qu’elle trouve le moindre intérêt à ne pas s’y soumettre. Enfin les grands ne doivent leur pouvoir qu’à l’ascendant que leur donnent leurs richesses, ou à l’amour qu’ils savent inspirer.

Le khan est le chef suprême ; mais c’est un titre sans puissance : on lui prodigue les marques du respect le plus profond ; mais on lui obéit mal, et quelquefois même on ne se conforme pas du tout à ses ordres, quand ils ne s’accordent pas avec la volonté publique. Il ne trouverait pas un seul combattant qui voulût le suivre, si ses projets guerriers étaient désapprouvés par la nation.

Les Kirghis ont pour lois le Koran, leurs usages et le bon sens de leurs chefs. Ceux-ci sont les juges.

Le meurtrier peut être poursuivi et cherché par les parens du mort. S’ils le trouvent, ils ont le droit de le tuer ; mais s’il a pu se soustraire à leur vengeance pendant un an, il lui est permis d’acheter sa sûreté en leur payant une amende d’un esclave, de cent chevaux et de deux chameaux.

On ne paie que la moitié de cette amende pour le meurtre d’une femme, pour celui d’un esclave, pour dédommager une fille de son honneur ravi.

Si, dans une querelle, un homme, a le pouce coupé, l’offenseur doit lui donner cent moutons, et vingt, pour le petit doigt. On est puni avec beaucoup de sévérité pour avoir pris un homme par la barbe : c’est la plus grave des insultes.

Le voleur est condamné à rendre dix fois la valeur de ce qu’il a pris. On n’est pas admis à prêter serment dans sa propre cause. Si l’accusé ne peut trouver personne qui veuille jurer pour lui, il est déclaré coupable.

Les lois défendent aux Kirghis le brigandage ; mais ils se le permettent, et s’en font gloire. Quelquefois ils se réunissent en troupes, se donnent un chef, vont piller et enlever les caravanes. Ils gardent précieusement ce qu’ils ont pris ; c’est un trophée de leur valeur : ils ne vendent guère que les esclaves mâles et les bestiaux. Quelquefois un homme seul se met en campagne et court les steppes, cherchant les aventures ; mais ce chevalier errant, bien loin d’être un redresseur de torts, ne songe qu’à nuire.

Cependant un étranger qui a su gagner l’amitié d’un Kirghis distingué peut voyager en toute sûreté dans leurs steppes. La compagnie de ce protecteur le défend mieux que la plus nombreuse escorte.

Braves jusqu’à l’audace, les Kirghis ne sont pas guerriers. Jamais ils ne résistent à une défense vigoureuse et soutenue. Quand la guerre se prolonge, l’armée diminue chaque jour ; ceux qui s’ennuient se retirent sans demander de congé ; la désertion devient générale après une défaite ; on se disperse, et chacun retourne chez soi par le chemin qu’il croit le plus court.

Les Kirghis embrassèrent la religion de Mahomet vers le commencement du dix-septième siècle: ils y sont d’autant plus attachés, qu’ils la connaissent moins. Plusieurs oulouss n’ont pas de mollahs ; les autres n’en ont que de fort ignorans. Ils sont toujours choisis parmi les prisonniers tartares qui savent lire et écrire ; on n’exige pas d’eux d'autres connaissances. On les élève au sacerdoce, on respecte leur science ; leur fortune est assurée.

En renonçant au chamanisme, leur ancienne religion, les Kirghis ont conservé leurs sorciers. Ces imposteurs sont, comme partout ailleurs, astrologues, interprètes des songes, devins, chiromanciens.

Les Kirghis achètent leurs femmes. Les gens aisés les paient cinquante chevaux, vingt-cinq vaches, une paire de chameaux et cent moutons : les pauvres donnent beaucoup moins, et les riches bien davantage. Celui qui a déjà une femme paie plus cher la seconde, et plus encore la troisième. Les gens du commun n’en ont qu’une, et il leur serait même difficile de s’en procurer, s’ils n’en enlevaient pas aux nations voisines. Les riches en ont souvent quatre, et un plus grand nombre de concubines. Ils aiment surtout les femmes kalmoukes, parce qu’elles sont, plus que les autres, excellentes femmes de ménage, et qu’elles conservent plus long-temps les apparences de la jeunesse. Fières de cette préférence, ces femmes se vantent de n’avoir pas été achetées et échangées contre de vils bestiaux, mais d’avoir été conquises au péril de la vie de leurs époux. Celles qui consentent à embrasser la mahométisme, passent souvent dans les bras des premiers de la nation. Mais autant on recherche les femmes kalmoukes, autant on méprise les captives persanes ; elles tombent ordinairement en partage aux esclaves.

Chaque épouse a sa tente particulière ; elle est chargée de l’éducation de ses enfans. La stérilité est pour elle le plus grand des malheurs ; l’épouse stérile devient en quelque sorte l’esclave de ses rivales fécondes.

Les femmes des Kirghis sont soigneuses, douces, compatissantes. Elles favorisent souvent l’évasion des esclaves, s’exposant au danger d’être punies de cet acte d’humanité inspiré quelquefois par l’amour.

Les maladies les plus communes chez les Kirghis, sont les rhumes, la gale, les éruptions cutanées, différentes sortes de fièvres. Les ventouses sont leurs remèdes les plus ordinaires ; ils appliquent aussi le feu sur les parties malades. La petite-vérole a quelquefois pénétré dans leurs steppes, mais sans y exercer de grands ravages ; car elle leur inspire tant de crainte, qu’ils abandonnent les malades seuls au milieu des déserts.

Ils mêlent dans leurs funérailles les cérémonies du mahométisme et celles du chamanisme. On coupe en morceaux la meilleure robe du mort, et l’on distribue ces reliques à ses amis. On enterre quelquefois une lance avec le défunt, et même tous ses ustensiles. Souvent les riches demandent à être déposés près des tombes de leurs saints, de leurs princes ou de leurs parens. Si le lieu est trop éloigné, on enterre les chairs et les entrailles du mort dans la steppe où il est expiré, et l’on porte ses ossemens dans l’endroit qu’il a indiqué pour sa sépulture.

Les fosses sont peu profondes. On les recouvre d’un tas de pierres, qui sert de monument pour la postérité. Si le défunt était un homme de considération, l’on rend trois fois hommage à sa mémoire dans l’année de son décès. Sa veuve et ses enfans viennent chaque fois pleurer sur sa tombe ; ses amis y arrivent vêtus de leurs plus riches habits ; ils font l’éloge du défunt, et la fête funèbre se termine par un repas d’où la tristesse est bannie.

Chaque oulouss célèbre tous les ans une fête en l’honneur des morts. On s’assemble dans le lieu marqué pour les sépultures ; on y fait le sacrifice de quelques chevaux ; les chairs sont offertes aux morts et mangées par les vivans. En passant près du tombeau d’un parent ou d’un ami, on s’arrête, on arrache quelques poils de la crinière de son cheval, et on les dépose sur le monument.

Les Kirghis sont partagés en trois hordes : la grande, la moyenne, et la petite. La grande horde erre au sud-est du lac Aral dans les steppes bornées par le Sarason, arrosées par le Syr et contiguës au pays des Kalmouks : elle va jusque dans le Turkestan. Elle compte trente mille guerriers qui sont soumis à un khan jadis vassal de la Chine, mais aujourd’hui reconnaissant la souveraineté de l’empereur de Russie. Ces Kirghis ont des espèces de bourgades et de villages, se livrent à l’agriculture et au jardinage.

La moyenne et la petite horde, composées chacune de trente mille familles, vivent depuis 1731 sous la protection de la Russie. La première élit un khan ; la Russie le confirme. Cette horde campe au nord du lac Aral, jusqu’aux rives du Sarason dans le sud-est. Elle va souvent au-delà des monts Alghydim-Chalo, dans la steppe d’Issim. La petite horde est gouvernée par un sultan qui ne reconnaît que faiblement l’autorité du khan de la horde moyenne. Elle occupe l’espace compris entre l’Iaïk, le lac Aral et les environs d’Orenbourg.

Ces deux hordes laissent toujours en otage à Orenbourg quelques fils de leurs princes et des jeunes gens du plus haut rang ; mais rien ne peut rassurer contre leurs brigandages. Les Kirghis enlèvent quelquefois les hommes et les bestiaux jusque sur le territoire de la Russie, et attaquent dans leurs steppes les caravanes qui viennent commercer avec les Russes. Ce sont des voisins très-incommodes, qui changent par caprice d’amis, de protecteurs et d’ennemis. Bien loin de payer aucun tribut à la Russie, leurs chefs obtiennent des présens de cette puissance.

Les Russes comprennent sur leurs cartes toute la steppe d’Issim ; mais les redoutes qu’ils ont construites sur ses limites, à l’est, au nord et à l’ouest, depuis Omsk en Sibérie jusqu’à l’embouchure de l’Iaïk dans la mer Caspienne, peuvent à peine assurer leurs frontières contre les déprédations des Kirghis.