Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome X/Seconde partie/Livre IV/Chapitre XII

CHAPITRE XI.

De la Corée.

Ce pays, après avoir essuyé beaucoup de révolutions, et disputé long-temps sa liberté contre les Japonais et les Chinois, est enfin demeuré tributaire de la Chine depuis la dernière conquête des Tartares mantchous.

Les Chinois donnent à la Corée le nom de Kao-li, et quelquefois, dans leurs livres, celui de Tchao-ssien. Les Tartares mantchous l’appellent Solho. Ses bornes au nord, sont le pays des Mantchous ; à l’ouest, la province chinoise nommée tantôt Liao-tong, tantôt Quan-tong, séparée de la Tartarie orientale par une palissade de bois que les Chinois appellent Mou-teou-tching, c’est-à-dire muraille de bois. À l’est et au sud, elle est environnée de la mer, où se trouvent quelques îles. Elle s’étend du 34e au 43e degré de latitude ; et sa plus grande largeur de l’est à l’ouest est de 6 degrés.

Régis, missionnaire jésuite, rapporte une supplique présentée à l’empereur Khang-hi, en 1694, de la part de Li-toun, roi de Corée. Rien n’est plus propre à faire connaître la dépendance des Coréens et le respect qu’ils ont pour le monarque de la Chine.

Cette supplique est présentée par le roi de Tchao-ssien, dans la vue de mettre l’ordre dans sa famille, et pour faire connaître les désirs de son peuple.

« Moi, votre sujet, je suis un homme dont la destinée est peu fortunée ; je me suis vu long-temps sans héritier ; enfin il m’est né un enfant mâle d’une concubine. Sa naissance m’a causé une joie incroyable ; j’ai pris aussitôt la résolution d’élever la mère de ce fils : mais je fis en cela une faute qui a été la source de beaucoup de maux. J’obligeai la reine Min-chi, mon épouse, de se retirer, et je fis reine à sa place ma concubine Tchang-chi, comme je n’ai pas manqué alors d’en informer votre majesté ; mais faisant aujourd’hui réflexion que Min-chi avait été créée reine par votre majesté, qu’elle a gouverné long-temps ma maison, qu’elle m’a assisté dans les sacrifices, qu’elle a rendu ses devoirs à la reine ma grand’mère et à la reine ma mère, et qu’elle a porté le deuil de trois ans avec moi, je reconnais que j’aurais dû la traiter plus honorablement, et je suis extrêmement affligé de m’être conduit avec tant d’imprudence. Maintenant, pour me conformer aux désirs de mon peuple, je souhaiterais de rétablir Min-chi dans son ancienne dignité, et de faire rentrer Tchang-chi dans sa condition de concubine. Par ce moyen, le bon ordre régnera dans ma famille, et la réformation des mœurs commencera heureusement dans mon royaume.

» Moi, votre sujet, quoique par mon ignorance et ma stupidité j’aie fait une tache à l’honneur de mes ancêtres, j’ai pourtant servi votre majesté suprême depuis vingt ans, et je suis redevable de tout ce que je suis à votre bonté, qui me sert de bouclier et qui me protège. Je n’ai point d’affaire publique ou domestique que je veuille vous cacher ; et c’est ce qui m’a fait prendre deux ou trois fois la hardiesse d’importuner votre majesté sur celle-ci. J’ai honte, à la vérité, de sortir des bornes de mon devoir ; mais, comme il est question du bien de ma famille et des désirs de mon peuple, j’ai cru que, sans blesser le respect, je pouvais présenter cette supplique à votre majesté. »

Le tribunal des cérémonies, auquel ce mémoire fut renvoyé, jugea que la demande devait être accordée ; ce qui fut ratifié par l’empereur. En conséquence, on envoya des ambassadeurs en Corée pour créer Min-chi reine, avec les formalités accoutumées ; mais l’année suivante le même prince ayant présenté à l’empereur une autre requête où le respect était blessé dans quelques points, il fut condamné par le même tribunal à payer une amende de dix mille onces chinoises d’argent, et à être privé pendant trois ans des rétributions qui lui sont accordées pour le tribut annuel qu’il paie.

Les rochers et les sables qui bordent les côtes de la Corée en rendent l’accès difficile et dangereux. Du côté du sud-est, elles s’approchent si fort du Japon, que la distance n’est que de vingt-cinq ou vingt-six lieues, entre la ville de Pou-san, en Corée, et celle d’Osaka au Japon. On rencontre entre ces deux pointes l’île de Suisima, que les Coréens nomment Taymouta. Elle leur appartenait anciennement ; mais, dans un traité de paix avec les Japonais, ils en ont fait l’échange pour celle de Quelpaert. C’est dans cette dernière île que l’Épervier, navire hollandais, fit naufrage en 1653 ; et c’est de là que l’équipage fut transporté au continent de la Corée. Les Hollandais y furent retenus plusieurs années ; et la relation de Hamel, écrivain sur ce bâtiment, nous a fourni les meilleurs mémoires que nous ayons sur ce pays, où l’on a pénétré rarement, et dont les côtes mêmes sont peu fréquentées.

L’Épervier, monté de soixante-quatre hommes d’équipage, et chargé pour le compte de la compagnie hollandaise des Indes orientales, était parti du Texel sous le commandement du capitaine Eybertz, d’Amsterdam. Il arriva sur la rade de Batavia le 1er. de juin.

Le 14 du même mois, étant ravitaillé, il remit à la voile par ordre du gouverneur-général pour se rendre à Tay-Ouan, dans l’île de Formose, et y mouilla le 16 de juin. Le 30, un ordre du conseil le fit partir pour le Japon. Dès le lendemain vers le soir, en sortant du canal de Formose, il essuya une tempête qui ne fit qu’augmenter toute la nuit.

Le premier d’août au matin, les Hollandais se trouvèrent fort près d’une petite île où ils mouillèrent avec beaucoup de difficulté, parce qu’on ne trouve, en général, que peu de fond dans toute cette mer. Lorsque le brouillard vint à se dissiper, ils furent surpris de se voir si près des côtes de la Chine, qu’ils distinguaient facilement sur le rivage des gens armés qui s’attendaient apparemment à profiter des débris du vaisseau ; mais, quoique la tempête augmentât sans cesse, ils passèrent toute la nuit et le jour suivant dans le même lieu, à la vue de ceux qui les observaient. Le troisième jour, ils s’aperçurent que la tempête les avait jetés à vingt lieues de leur route, et qu’ils voyaient encore l’île Formose. Ils passèrent entre cette île et le continent. Le temps était assez froid ; jusqu’au 15 il fut orageux et variable ; de sorte qu’ils ne firent pas beaucoup de route.

Cependant la violence continuelle de la mer avait endommagé leur vaisseau ; et la pluie, qui ne discontinuait pas, les empêchant de faire des observations, ils furent obligés d’amener toutes leurs voiles et de s’abandonner au gré des flots. Dans la nuit du 16, leur chaloupe et la plus grande partie de la galerie furent emportées par la fureur des vagues qui ébranlèrent le beaupré et la proue. Les rafales étaient si impétueuses et se succédaient de si près, qu’il était impossible de remédier à ces accidens. Enfin une lame qui déferla sur le pont, faillit emporter tous les matelots qui s’y trouvaient, et jeta tant d’eau dans le bâtiment, que le capitaine s’écria qu’il fallait couper le mât sur-le-champ, et implorer le secours du ciel, parce qu’une ou deux lames de plus les noieraient infailliblement.

Ils étaient réduits à cette extrémité, lorsqu’au point du jour, celui qui veillait à l’avant, s’écria : Terre ! terre ! en assurant qu’on n’était éloigné du rivage que d’une portée de mousquet. C’était la pluie et l’épaisseur des ténèbres qui n’avaient pas permis de s’en apercevoir plus tôt. Il fut impossible de mouiller, parce qu’on ne trouva point de fond ; et tandis qu’on s’efforçait inutilement d’y parvenir, il se déclara une si grande voie d’eau, que tous ceux qui étaient à fond de cale furent noyés sans en avoir pu sortir. Quelques-uns de ceux qui étaient sur le pont, sautèrent dans la mer, les autres furent entraînés par les flots ; il y en eut quinze qui gagnèrent ensemble le rivage, la plupart nus et tout brisés. Ils se persuadèrent d’abord que tous les autres avaient péri ; mais, en grimpant sur les rochers, ils entendirent les voix de quelques-uns de leurs camarades qui poussaient des plaintes ; et le jour suivant, à force de crier et de chercher le long du rivage, ils en rassemblèrent plusieurs qui étaient dispersés sur le sable. De soixante-quatre, ils se trouvèrent réduits à trente-six, la plupart blessés dangereusement.

En cherchant les débris du vaisseau, ils découvrirent un de leurs compagnons pris entre deux planches, dont il avait été si fortement serré, qu’il ne vécut pas plus de trois heures, après avoir été dégagé. Mais de tous ceux qui avaient eu le malheur de périr, ils ne retrouvèrent que le capitaine Eybertz, étendu sur le sable à cinquante pieds de la mer, la tête appuyée sur son bras. Ils l’enterrèrent. De toutes leurs provisions, la mer n’avait jeté sur le rivage qu’un sac de farine, un tonneau de viande salée, un peu de lard et un baril de vin rouge. Ils n’eurent pas peu d’embarras à faire du feu ; car, se croyant dans quelque île déserte, leur unique ressource était dans leur industrie. Le vent et la pluie ayant diminué vers le soir, ils ramassèrent assez de bois pour se mettre à couvert avec les voiles qu’ils avaient pu sauver de leur naufrage.

Le 17, comme ils déploraient leur situation, tantôt s’affligeant de ne voir paraître personne, tantôt se flattant de n’être pas éloignés du Japon, ils découvrirent à la portée du canon un homme qu’ils appelèrent par divers signes, mais qui prit la fuite dès qu’il les eut aperçus. Dans l’après-midi, ils en virent trois autres, dont l’un était armé d’un mousquet, et les deux autres de flèches. Ces inconnus s’approchèrent à la portée du fusil ; mais remarquant que les Hollandais s’avançaient vers eux, ils leur tournèrent le dos, malgré les signes par lesquels on s’efforçait de leur faire connaître qu’on ne leur demandait que du feu.

Enfin quelques Hollandais ayant trouvé le moyen de les joindre, celui qui portait le mousquet ne fit pas de difficulté de l’abandonner entre leurs mains. Ils s’en servirent pour allumer du feu. Ces trois hommes étaient vêtus à la chinoise, excepté leurs bonnets, qui étaient composés de crin de cheval. Les Hollandais pensèrent avec effroi que c’étaient peut-être des Chinois sauvages ou des pirates. Vers le soir, ils virent paraître une centaine d’hommes armés et vêtus comme les premiers, qui, après les avoir comptés pour s’assurer de leur nombre, les tinrent renfermés pendant toute la nuit.

Le lendemain à midi, environ deux mille hommes, tant à cheval qu’à pied, vinrent se placer, en ordre de bataille, devant leur tente. Le secrétaire, les deux pilotes et un mousse ne firent pas difficulté de se présenter à eux. Ils furent conduits au commandant, qui leur fit mettre au cou une grosse chaîne de fer avec une petite sonnette, et les obligea de se prosterner devant lui avec cette parure. Ceux qui étaient demeurés dans la hutte furent traités de même, tandis que les insulaires semblaient applaudir par de grands cris. Après les avoir laissés quelque temps dans cette situation, c’est-à-dire prosternés sur le visage, on leur fit signe de se mettre à genoux. On leur adressa plusieurs questions qu’ils ne purent entendre. Ils ne réussirent pas mieux à faire connaître qu’ils avaient voulu se rendre au Japon, parce que dans ce pays le Japon s’appelle Junare ou Jirpon. Le commandant ayant perdu l’espérance de les entendre mieux, fit apporter une tasse d’arak, qui leur fut présentée tour à tour, et les envoya dans leur tente. Il se fit montrer ce qu’il leur restait de provisions, et bientôt après on leur apporta du riz cuit à l’eau. Mais, comme on s’imagina qu’ils mouraient de faim, on ne leur en donna d’abord qu’une portion médiocre, dans la crainte que l’excès ne leur fût nuisible.

Après midi, les Hollandais furent surpris de voir venir plusieurs de ces barbares avec des cordes à la main. Ils ne doutèrent pas que ce ne fût pour les étrangler. Mais leur crainte s’évanouit en les voyant courir vers les débris du vaisseau pour tirer au rivage ce qui pouvait leur être utile. Le pilote ayant fait ses observations, jugea qu’ils étaient dans l’île de Quelpaert, située par les 33° 32′ de latitude.

Les insulaires employèrent le 19 à tirer au rivage tous les restes du naufrage, à faire sécher les toiles et les draps, et à brûler le bois pour en tirer le fer, qu’ils recherchent beaucoup. Comme la familiarité commençait à s’établir, les Hollandais se présentèrent au commandant de l’île, et à l’amiral, qui s’était aussi approché de leur tente. Ils firent présent à l’un et à l’autre d’une lunette d’approche et d’un flacon de vin rouge. La tasse d’argent du capitaine ayant été trouvée entre les rochers, ils l’offrirent aussi à ces deux officiers. Les lunettes et la liqueur furent acceptées ; il parut même que le vin n’était pas dédaigné, puisque les deux officiers en burent jusqu’à se ressentir de ses effets. Mais ils rendirent la tasse du capitaine, avec divers témoignages d’amitié.

Le 20, on acheva de brûler le bois du vaisseau, et d’en tirer le fer. Pendant cette opération, le feu s’étant approché de deux pièces de canon chargées à boulet, les deux coups partirent avec tant de bruit, que tous les insulaires prirent la fuite, et n’osèrent revenir qu’après avoir été rassurés par des signes. Le même jour, on apporta deux fois du riz aux Hollandais. Le matin du jour suivant, le commandant leur fit entendre par signes qu’il fallait lui apporter tout ce qu’ils avaient pu sauver dans leur tente. C’était pour y mettre le scellé, et cette formalité fut exécutée devant leurs yeux. On lui amena au même moment quelques personnes de l’île qui avaient détourné pour leur propre usage du fer, des cuirs et d’autres restes de la cargaison. Il les fit punir sur-le-champ, pour faire connaître aux étrangers que le dessein des habitans n’était pas de leur faire tort dans leurs personnes ni dans leurs biens. Chaque voleur reçut trente ou quarante coups sur la plante des pieds, avec un bâton de six pieds de long et de la grosseur du bras. Ce châtiment fut si rigoureux, qu’il en coûta les orteils à quelques-uns des coupables.

Vers midi, on fit entendre aux Hollandais qu’ils devaient se préparer à partir. On offrit des chevaux à ceux qui étaient en bonne santé, et les malades furent portés dans des hamacs. Ils se mirent en marche accompagnés d’une garde nombreuse à pied et à cheval. Après avoir fait quatre lieues, ils s’arrêtèrent le soir dans une petite ville nommée Tardiane, où leur souper fut fort léger, et leur logement dans un magasin qui avait l’air d’une étable. Le 22, à la pointe du jour, étant partis dans le même ordre que le jour précédent, ils gagnèrent un petit fort, près duquel ils virent deux galiotes. Ils y dînèrent, et le soir ils arrivèrent à Maggan ou Mo-kso, ville où le gouverneur de l’île fait sa résidence. Ils furent conduits tous ensemble sur une place carrée, vis-à-vis la maison de ville, où ils trouvèrent environ trois mille hommes sous les armes. Quelques-uns vinrent leur offrir de l’eau ; mais, les voyant armés d’une manière terrible, les Hollandais s’imaginèrent qu’on avait dessein de les tuer. L’habillement de cette milice barbare était capable d’augmenter leur crainte ; il avait quelque chose d’effrayant qui ne se voit point à la Chine ni au Japon.

Le secrétaire fut conduit devant le gouverneur, avec quelques-uns de ses compagnons. Ils se tinrent quelque temps prosternés près d’une espèce de balcon où il était assis comme un souverain. On fit signe aux autres de lui venir rendre les mêmes honneurs. Ensuite il leur fit demander par divers signes d’où ils venaient, et quel terme ils s’étaient proposé dans leur navigation. Ils répondirent qu’ils étaient Hollandais, et qu’ils devaient se rendre à Nangasaki, au Japon. Le gouverneur leur déclara d’un signe de tête qu’il comprenait quelque chose à leur réponse ; après quoi il les fit passer en revue quatre à quatre ; et, leur ayant fait successivement la même question, il les fit conduire dans un édifice où l’oncle du roi, accusé d’avoir voulu ravir la couronne à son neveu avait été enfermé pour le reste de ses jours.

Aussitôt qu’ils furent tous entrés dans cette espèce de prison, elle fut entourée d’hommes armés. On leur donna chaque jour douze onces de riz par tête, et la même quantité de farine de froment, mais peu de chose de plus ; et tout ce qui leur fut offert était si mal préparé, qu’à peine pouvaient -ils y toucher. Ils se virent ainsi réduits à vivre de riz, de farine et de sel, avec de l’eau pour unique boisson. Le gouverneur, qui paraissait âgé d’environ soixante-dix ans, était un homme très-sensé et fort estimé à la cour. En les congédiant, il leur avait fait connaître par signes qu’il écrirait au roi pour savoir ses intentions à leur égard, mais que la réponse tarderait peut-être un peu, parce que la cour était éloignée de quatre-vingts lieues. Ils le prièrent de leur accorder quelquefois un peu de viande et d’autres sortes d’alimens, avec la permission de sortir chaque jour six à six pour prendre l’air et laver leur linge. Cette grâce ne leur fut pas refusée. Il leur fit l’honneur d’en appeler souvent quelques-uns, et de leur faire écrire quelque chose devant lui, soit en hollandais, soit dans sa propre langue. Ils commencèrent ainsi à pouvoir entendre quelques termes du pays. La satisfaction que cet honnête gouverneur paraissait prendre à s’entretenir avec eux, et même à leur procurer de petits agrémens, leur fit concevoir l’espérance de passer tôt ou tard au Japon. Il eut tant de soins de leurs malades, que, suivant l’auteur, ils furent mieux traités par ces idolâtres, qu’ils ne l’eussent été peut-être par des chrétiens.

Le 29 d’octobre, le secrétaire, le pilote et l’aide du chirurgien, furent conduits chez le gouverneur. Ils y trouvèrent un homme assis, qui avait une grande barbe rousse. « Pour qui prenez-vous cet homme ? » leur dit le gouverneur…. Ils répondirent qu’ils le croyaient Hollandais…. « Vous vous trompez, reprit-il en riant ; c’est un Coréen. » Après quelques autres discours, cet homme, qui avait gardé jusqu’alors le silence, leur demanda en hollandais qui ils étaient, et de quel pays. Ils satisfirent sa curiosité, en joignant à cette explication le récit de leur infortune. Aux mêmes questions, qu’ils lui firent à leur tour, il répondit que son nom était Jean Wettevri ; qu’il était natif de Ryp en Hollande, d’où il était parti eut 1626, à bord du vaisseau le Hollandais, en qualité de volontaire ; que l’année d’après, dans un voyage qu’il faisait au Japon sur la frégate l’Ouderkeres, il avait été jeté par le vent sur la côte de Corée ; que, manquant d’eau et se trouvant commandé avec quelques autres pour en aller chercher à terre, il avait été pris, lui et deux de ses compagnons, qui avaient été tués à la guerre, il y avait dix-sept ou dix-huit ans, dans une invasion que les Tartares avaient faite en Corée ; qu’il était âgé de cinquante-huit ans, et que, faisant sa demeure dans la capitale du royaume, le roi lui avait donné la commission de venir s’informer qui ils étaient, et ce qui les avait amenés dans ses états. Il ajouta qu’il avait souvent demandé au roi la permission de passer au Japon, et que, pour toute réponse, ce prince lui avait assuré qu’il ne l’obtiendrait jamais, à moins qu’il n’eût des ailes pour y voler ; que l’usage du pays était d’y retenir les étrangers, mais qu’on ne les y laissait manquer de rien, et que l’habillement et la nourriture leur étaient fournis gratuitement pendant toute leur vie.

Ce discours ne pouvait être fort agréable aux Hollandais ; mais la joie de trouver un si bon interprète dissipa leur mélancolie. Cependant Wettevri avait tellement oublié la langue de son pays, qu’ils eurent d’abord quelque peine à l’entendre. Il eut besoin d’un mois entier pour rappeler ses idées. Le gouverneur fit prendre en forme toutes leurs dépositions, qu’il envoya fidèlement à la cour, et leur recommanda de ne pas s’affliger, parce que la réponse serait prompte ; d’un autre côté, il leur accorda chaque jour de nouvelles faveurs. Wettevri et les officiers qui l’accompagnaient eurent la liberté de les voir en tout temps, et celle de leur faire expliquer leurs besoins.

Au commencement de décembre, les trois ans de l’administration de leur bienfaiteur étant expirés, il partit. On aurait peine à s’imaginer, dit l’auteur de la relation, quels témoignages de bonté les Hollandais reçurent de ce généreux protecteur avant son départ. Les voyant mal pourvus pour l’hiver, il leur fit faire à chacun deux paires de souliers, un habit bien doublé, et une paire de bas de peau. Il joignit à ce bienfait les procédés les plus nobles. Il déclara qu’il était fort affligé de ne pouvoir les envoyer au Japon, ou les conduire avec lui au continent. Il ajouta, qu’ils ne devaient pas s’alarmer, de son départ, parce qu’en arrivant à la cour, il emploierait tout son crédit pour leur faire obtenir leur liberté, ou du moins la permission de le suivre. Il leur rendit les livres qu’ils avaient sauvés de leur naufrage, et plusieurs parties de leurs effets auxquels il joignit une bouteille d’huile précieuse. Enfin il obtint du nouveau gouverneur qui les avait déjà réduits au riz, au sel et à l’eau, que leur subsistance serait un peu plus abondante.

Mais, après son départ, qui arriva au mois de janvier 1654, ils furent traités avec plus de dureté que jamais. On leur donna de l’orge au lieu de riz, et de la farine d’orge au lieu de farine de froment. Ils furent obligés de vendre leur orge pour en acheter d’autres alimens. Cette rigueur, et le chagrin de ne pas voir arriver d’ordres du roi pour les conduire à la cour, les fit penser à prendre la fuite au printemps. Après avoir délibéré long-temps sur les moyens de se saisir d’une barque dans l’obscurité de la nuit, six d’entre eux formèrent la résolution d’exécuter ce dessein vers la fin du mois d’avril. Mais le plus hardi, étant monté sur une muraille, pour s’assurer du lieu où était la barque, fut aperçu de quelque chiens qui, par leurs aboiemens, donnèrent l’alarme aux gardes.

Au commencement de mai, le pilote ayant eu la liberté de sortir avec cinq de ses compagnons, découvrit, en se promenant dans un petit village voisin de la ville, une barque assez bien équipée, qui n’avait personne pour la garder. Il chargea sur-le-champ un des cinq Hollandais de prendre un petit bateau et quelques planches courtes qu’il voyait sur le rivage ; ensuite il se rendit avec eux sur la barque, sans aucune précaution. Tandis qu’ils s’efforçaient de la dégager d’un petit banc de sable qui coupait le passage, quelques habitans observèrent leur dessein, et l’un d’entre eux courut jusque dans l’eau, avec un mousquet, pour les forcer de retourner au rivage. Mais ces menaces les effrayèrent peu, à l’exception d’un seul qui, n’ayant pu joindre assez tôt ses camarades, fut obligé de regagner la terre. Les cinq autres s’efforçaient de lever la voile, lorsque le mât et la voile tombèrent dans l’eau. Ils ne laissèrent pas de les rétablir avec beaucoup de peine ; mais, comme ils commençaient à lever la voile, le bout du mât se rompit. Ces délais ayant donné le temps aux habitans du village de se mettre dans une barque, ils eurent bientôt joint les fugitifs, qui, sans être effrayés du nombre et des armes, sautèrent légèrement dans la barque ennemie, et se flattèrent de pouvoir s’en saisir ; mais la trouvant remplie d’eau, et hors d’état de servir, ils prirent le parti de la soumission.

Ils furent conduits au gouverneur, qui les fit d’abord étendre à plat sur la terre, les mains liés à une grosse pièce de bois ; ensuite, s’étant fait amener les autres liés aussi, et les fers aux mains, il demanda aux six coupables si leurs compagnons avaient eu connaissance de leur fuite. Ils répondirent non d’un air ferme. Wettevri reçut ordre d’approfondir quel avait été leur dessein. Ils protestèrent qu’ils n’en avaient pas eu d’autre que de se rendre au Japon. : « Quoi, leur dit le gouverneur, vous auriez osé entreprendre ce voyage sans pain et sans eau ? Ils lui protestèrent qu’ils avaient aimé mieux s’exposer à la mort une fois pour toutes que de mourir à chaque moment. Là-dessus, ces malheureux reçurent chacun vingt-cinq coups sur les fesses nues, avec un bâton long d’une brasse, et large de quatre doigts sur un pouce d’épaisseur, plat du côté dont on frappe, et rond du côté opposé. Les coups furent appliqués si vigoureusement, qu’ils en gardèrent le lit pendant plus d’un mois. Le gouverneur fit délier les autres, mais ils furent renfermés plus étroitement, et gardés jour et nuit.

L’île de Quelpaert, nommée Chesure par les habitans, est située à douze ou treize lieues au sud de la Corée ; elle en a quatorze ou quinze de circonférence. Du côté du nord, elle forme une baie où l’on trouve toujours des barques, et d’où l’on fait voile au continent. La côte de Corée est d’un accès dangereux pour ceux qui la connaissent mal, parce qu’elle n’a qu’une seule rade où les vaisseaux peuvent mouiller à l’abri. Dans tous les autres, on est souvent exposé à se voir jeter au large, et jusque sur les côtes du Japon. Quelpaert est environnée de rochers : elle produit des chevaux et d’autres bestiaux en abondance ; mais, comme elle paie au roi des droits considérables qui la rendent fort pauvre, elle est méprisée des Coréens du continent. On y voit une montagne très-haute entièrement couverte de bois, et beaucoup de collines arides qui sont entremêlées de vallées abondantes en riz.

À la fin de mai, le gouverneur reçut ordre de conduire les Hollandais à la cour. Six ou sept jours après, ils furent mis dans quatre barques, les fers aux pieds, et la main droite attachée à un bloc de bois. On appréhendait qu’ils ne sautassent dans l’eau, comme ils l’auraient pu facilement, parce que tous les soldats de l’escorte furent incommodés du mal de mer.

Après avoir lutté deux jours contre le vent, ils furent repoussés dans l’île de Quelpaert, où le gouverneur les délivra de leurs fers pour les faire rentrer dans leur prison. Quatre ou cinq jours après, s’étant rembarqués de grand matin, ils arrivèrent près du continent vers le soir. On leur fit passer la nuit dans la rade. Le lendemain ils prirent terre, et leurs chaînes furent ôtées, mais avec la précaution de doubler leur garde. On amena aussitôt des chevaux sur lesquels ils se rendirent à la ville de Hay-nam : ils eurent le plaisir de s’y rejoindre tous, car, ayant été séparés par le vent, ils avaient débarqué en différens lieux.

Le matin du jour suivant ils arrivèrent à la ville de Sé-ham, où leur canonnier, qui n’avait pas joui d’une bonne santé depuis le naufrage, mourut, et fut enterré par l’ordre du gouverneur. Le soir, ils s’arrêtèrent dans la ville de Nadian ; le lendemain à Sanchang ; ensuite à Tongap, après avoir traversé une haute montagne sur le sommet de laquelle est une grande forteresse nommée Épam-San-siang. De là ils se rendirent à la ville de Teyn ; et le jour suivant, ayant passé par la ville de Kuniga, ils arrivèrent le soir à Kin-Tyn, où le roi tenait anciennement sa cour, et qui est à présent la résidence du gouverneur de la province de Thillado. Quoiqu’elle soit à une journée de la mer, le commerce y est florissant, et la rend fort célèbre dans le pays. Ils gagnèrent ensuite Je-San, dernière ville de la même province, d’où ils allèrent à la petite ville de Gunum, puis à Jeu- San, et à Konsio, résidence du gouverneur de la province de Tiang-Siando. Le lendemain, ayant passé une grande rivière, ils entrèrent dans la province de Sengado, où se trouve Sior, capitale du royaume.

Après avoir passé par différentes villes, ils traversèrent une rivière, qui ne leur parut pas moins large que la Meuse l’est à Dordrecht. Une lieue au-delà ils arrivèrent à Sior. Depuis leur débarquement jusqu’à cette ville, ils comptèrent soixante-quinze lieues, toujours au nord, mais tirant un peu vers l’ouest. Pendant les deux ou trois premiers jours, ils furent logés dans la même maison ; ensuite on leur donna pour trois ou quatre ensemble de petites huttes dans le quartier des Chinois qui sont établis à Sior. Ils furent menés en corps devant le roi. Ce prince les ayant interrogés par le ministère de Wettevri, ils le supplièrent humblement de les faire transporter au Japon, d’où ils se flattaient qu’avec le secours des Hollandais qui y exercent le commerce, ils pourraient retourner, quelque jour dans leur patrie. Le roi leur répondit que les lois de la Corée ne permettaient pas d’accorder aux étrangers la liberté de sortir du royaume ; mais qu’on aurait soin de leur fournir toutes leurs nécessités. Ensuite il leur ordonna de faire en sa présence les exercices pour lesquels ils avaient le plus d’habileté, tels que chanter, danser et sauter ; après quoi, leur ayant fait apporter quelques rafraîchissemens, il fit présent à chacun de deux pièces de drap pour se vêtir à la manière des Coréens.

Le lendemain ils furent conduits chez le général des troupes, qui leur fit déclarer par Wettevri que le roi les avait admis au nombre de ses gardes-du-corps, et qu’en cette qualité on leur fournirait chaque mois soixante-dix katis de riz. Chacun reçut un papier qui contenait son nom, son âge, son pays, la profession qu’il avait exercée jusqu’alors, et celle qu’il exerçait au service du roi de la Corée. Cette patente était en caractères coréens, scellée du grand sceau du roi et de celui du général, qui n’était que la simple impression d’un fer chaud. Avec leur commission ils reçurent chacun leur mousquet, de la poudre et des balles. On leur ordonna de faire une décharge de leurs armes, le premier et le quatrième jour de chaque mois, devant le général, et d’être toujours prêts à marcher à sa suite, soit pour accompagner le roi, soit dans d’autres occasions. Le général fait trois revues par mois, et les soldats font autant de fois l’exercice en particulier. Les Hollandais étaient encore au nombre de trente-cinq. On leur donna un Chinois et Wettevri pour les commander ; le premier en qualité de sergent, l’autre pour veiller sur leur conduite et leur apprendre les usages des Coréens.

La curiosité porta la plupart des grands de la cour à les inviter à dîner pour les faire danser à la manière hollandaise. Mais les femmes et les enfans étaient encore plus impatiens de les voir, parce que le bruit s’était répandu qu’ils étaient d’une race monstrueuse, et que pour boire ils étaient obligés de se lier le nez derrière les oreilles. L’étonnement augmenta lorsqu’on les vit mieux faits que les habitans du pays. On admira particulièrement la blancheur de leur teint. La foule était si grande autour d’eux, que, dans les premiers jours, à peine pouvaient-ils se frayer un passage dans les rues, ou trouver un moment de repos dans leurs huttes. Enfin le général arrêta cet empressement par la défense qu’il fit publier d’approcher de leurs logemens sans sa permission. Cet ordre était d’autant plus nécessaire, que les esclaves mêmes des grands portaient la hardiesse jusqu’à les faire sortir de leurs huttes pour s’en amuser.

Au mois d’août, on vit arriver un envoyé tartare, qui venait demander le tribut. L’auteur, sans expliquer ici les motifs du roi, raconte que ce prince fut obligé d’envoyer les Hollandais dans une grande forteresse, à six ou sept lieues de Sior, et de les y laisser jusqu’au départ du ministre tartare, c’est-à-dire jusqu’au mois suivant. Cette forteresse est située sur une montagne nommée Numma-san-Siang, qu’on ne peut monter en moins de trois heures. Elle est si bien défendue, qu’elle sert de retraite au roi même dans les temps de guerre. La plupart des grands du royaume y font leur résidence ordinaire, sans crainte d’y manquer de provisions, parce qu’elle en est toujours fournie pour trois ans.

Vers la fin de novembre, le froid devint si vif, que, la rivière étant glacée, on y vit passer à la fois trois cents chevaux chargés. Le général, alarmé pour les Hollandais, témoigna son inquiétude au roi. On leur fit distribuer quelques cuirs à demi pourris, qu’ils avaient sauvés de leur naufrage pour les vendre et s’en acheter des habits. Deux ou trois d’entre eux employèrent ce qui leur revint de cette vente à se procurer la propriété d’une petite hutte, qui leur coûta neuf ou dix écus. Ils aimèrent mieux souffrir le froid que de se voir continuellement tourmentés par leurs hôtes, qui les envoyaient chercher du bois dans les montagnes, à trois ou quatre lieues de la ville. Les autres, s’étant vêtus le moins mal qu’il leur fut possible, passèrent le reste de l’hiver comme ils en avaient passé d’autres.

L’envoyé tartare étant revenu à Sior au mois de mars 1655, il leur fut défendu, sous de rigoureuses peines, de mettre le pied hors de leurs maisons. Cependant le jour de son départ, Henri Jans et Henri Jean Bos résolurent de se présenter à lui dans le chemin, sous prétexte d’aller au bois. Aussitôt qu’ils le virent paraître à la tête de sa troupe, ils s’avancèrent près de son cheval, et prenant les rênes d’une main, ils ouvrirent de l’autre leur robe coréenne, pour faire voir par-dessous l’habit hollandais. Cet incident causa d’abord beaucoup de confusion dans la troupe. L’envoyé leur demanda fort curieusement qui ils étaient. Mais ne pouvant se faire entendre, il leur donna par signes l’ordre de le suivre. Le soir, s’étant informé s’il pouvait trouver un interprète, on lui parla de Wettevri. Il l’envoya chercher sur-le-champ. Wettevri ne manqua pas d’en avertir le roi. On tint un conseil dans lequel il fut résolu de faire un présent à l’envoyé pour empêcher que cette affaire n’allât jusqu’aux oreilles du khan. Les deux Hollandais furent ramenés à Sior, et resserrés dans une étroite prison, où ils ne tardèrent pas à finir leurs jours. Mais leurs compagnons ne les revoyant plus, ignorèrent si leur mort avait été naturelle ou violente. Après le retour de ces deux malheureux, tous les autres furent conduits devant le conseil de guerre, pour y être examinés. On leur demanda s’ils avaient eu connaissance de la fuite de leurs compagnons ; leur désaveu n’empêcha point qu’ils ne fussent condamnés à recevoir chacun cinquante coups sur la plante des pieds. Mais le roi leur fit grâce, en déclarant qu’ils devaient être moins considérés comme des vagabonds mal intentionnés pour le pays que comme de malheureux étrangers que la tempête avait jetés sur les côtes du royaume. Ils furent renvoyés dans leurs huttes, mais avec défense d’en sortir sans la permission du roi.

Au mois de juin, le général leur fit dire par leur interprète qu’un vaisseau ayant échoué dans l’île de Quelpaert, et Wettevri étant trop âgé pour entreprendre ce voyage, ceux d’entre eux qui entendaient mieux la langue coréenne devaient se préparer au nombre de trois à partir pour Quelpaert, avec la commission d’observer les circonstances du naufrage, pour en venir rendre compte à la cour. Sur cet ordre, l’assistant et le second pilote avec un canonnier se mirent en route deux jours après.

L’envoyé tartare revint au mois d’août, et l’ordre de ne sortir de leurs quartiers que trois jours après son départ fut renouvelé aux Hollandais avec de rigoureuses menaces. La veille de son arrivée, ils reçurent une lettre de leurs compagnons, qui leur apprenaient qu’au lieu de les conduire à Quelpaert, on les avait étroitement renfermés sur la frontière la plus méridionale du royaume, afin que, si le khan, informé de la mort des deux autres, demandait que le reste lui fût envoyé, on pût lui répondre qu’il en était péri trois dans le voyage de Quelpaert.

Le même envoyé revint encore vers la fin de l’année. Quoique, depuis la malheureuse entreprise des deux Hollandais, il fût venu deux fois de la part du grand khan, sans avoir fait aucune mention de cet événement, la plupart des seigneurs coréens s’efforcèrent d’engager le roi de se défaire de tous les autres. On tint conseil là-dessus pendant trois jours. Mais le roi, le prince son frère, le général et quelques autres rejetèrent une proposition aussi atroce, et dont le khan pouvait tôt ou tard être instruit. Le général proposa de les faire combattre chacun contre deux Coréens, avec les mêmes armes : c’était le moyen, disait-il, de se délivrer d’eux, sans qu’on pût accuser le roi du meurtre de ces pauvres étrangers. Ils furent informés secrètement de cette résolution par quelques personnes charitables. Le frère du roi, passant dans leur quartier pour se rendre au conseil, dont il était président, ils se jetèrent à ses genoux, implorèrent sa bonté et le touchèrent d’une si vive compassion, qu’il devint leur protecteur : aussi ne durent-ils la vie qu’à ses sollicitations et à l’humanité du roi. Cependant, plusieurs personnes paraissant offensées de cette indulgence, on résolut, autant pour les mettre à couvert des entreprises de leurs ennemis que pour les dérober aux Tartares, de les reléguer dans la province de Thillado, en leur assignant par mois cinquante livres de riz pour leur subsistance.

Suivant cet ordre, ils partirent de Sior à cheval, au mois de mars 1657, sous la conduite d’un sergent. Wettevri les accompagna l’espace d’une lieue jusqu’à la rivière qu’ils avaient passée en venant de Quelpaert. Ils revirent la plupart des villes qu’ils avaient traversées dans le même voyage. Enfin, ayant couché à Jeam, ils en partirent le lendemain au matin, et vers midi ils arrivèrent dans une ville considérable, nommée Diu-Siong ou Thilla-Pening, qui est commandée par une grande citadelle. C’est la résidence du Pénig-Sé, qui y commande dans l’absence du gouverneur, et qui porte le titre de colonel de la province. Le sergent qui leur avait servi de guide les remit entre les mains de cet officier avec les lettres du roi. Ensuite il reçut ordre d’aller chercher leurs trois compagnons qui étaient partis de Sior l’année précédente, et qui n’étaient qu’à douze lieues de Diu-Siong, dans une ville où commandait l’amiral. Ils furent logés ensemble dans un édifice public, au nombre de trente-trois.

Dans le cours du mois d’avril, on leur apporta quelques cuirs restés jusqu’alors à Quelpaert, dont ils n’étaient éloignés que de dix-huit lieues. Ils furent chargés, pour unique occupation, d’arracher deux fois par mois l’herbe qui croissait dans la place du château. Le gouverneur, qui leur marquait beaucoup d’affection, comme tous les habitans de la ville, fut appelé à la cour pour répondre à quelques accusations qui mirent sa vie en danger. Mais, étant aimé du peuple et favorisé de la plupart des grands, il fut renvoyé avec honneur. Son successeur traita les Hollandais moins humainement. Il les obligea d’aller chercher leur bois sur une montagne à trois lieues de la ville, après avoir été accoutumés jusqu’alors à se le voir apporter. Une attaque d’apoplexie les délivra de cet odieux maître au mois de septembre suivant.

Cependant ils ne se trouvèrent pas mieux de celui qui lui succéda. Lorsqu’ils demandèrent du drap pour se vêtir, en lui faisant voir que le travail avait usé leurs habits, il leur déclara qu’il n’avait pas reçu d’ordre du roi sur ce point ; qu’il n’était obligé de leur fournir que du riz, et que, pour leurs autres besoins, ils devaient eux-mêmes se les procurer. Ils lui proposèrent alors de leur accorder la permission de demander l’aumône, chacun, à leur tour, en lui représentant que, nus comme ils étaient, et leur travail ne leur produisant qu’un peu de sel et de riz, il leur était impossible de gagner leur vie. Cette grâce leur fut accordée, et bientôt ils eurent de quoi se garantir du froid.

Au commencement de l’année 1656, ils essuyèrent de nouveaux chagrins à l’arrivée d’un nouveau gouverneur. La liberté de sortir de la ville leur fut ôtée. Seulement le gouverneur déclara que, s’ils voulaient travailler pour lui, il leur donnerait à chacun trois pièces d’étoffes de coton ; mais ils rejetèrent humblement cette proposition, parce qu’ils n’ignoraient pas que ce travail leur ferait user plus d’habits qu’on ne leur offrait d’étoffe. Quelques-uns d’entre eux étant tombés malades de la fièvre dans ces circonstances, la frayeur des habitans, au seul nom de fièvre, leur fit obtenir la permission de mendier, à condition qu’ils ne fussent jamais absens de la ville plus de quinze jours ou de trois semaines, et qu’ils ne tournassent point leur marche du côté de la cour ni du Japon. Comme cette faveur ne regardait que la moitié de leur troupe, ceux qui demeurèrent dans la ville reçurent ordre de prendre soin des malades, et d’arracher l’herbe dans la place publique.

Le roi étant mort au mois d’avril, son fils monta sur le trône après lui, avec le consentement du khan. Les Hollandais continuèrent de mendier, surtout parmi les prêtres et les moines du pays, qui les traitèrent avec beaucoup de charité, et qui ne se lassaient pas de leur entendre raconter leurs aventures et les usages de leur pays. Le gouverneur qui arriva en 1660 leur témoigna tant de bonté, qu’il regrettait souvent de ne pouvoir les renvoyer en Hollande, ou du moins dans quelque lieu fréquenté des Hollandais, La sécheresse fut si grande cette année, que les vivres devinrent fort rares. La misère n’ayant fait qu’augmenter l’année suivante, on vit quantité de voleurs sur les grandes routes, malgré la vigueur avec laquelle ils furent poursuivis par les ordres du roi. La faim fit périr un grand nombre d’habitans. Le gland, les pommes de pin et d’autres fruits sauvages étaient la seule nourriture des pauvres. La famine devint si pressante, que plusieurs villages furent pillés, et que les magasins mêmes du roi ne furent pas respectés. Ces désordres ne laissèrent pas de demeurer impunis, parce que les coupables étaient des esclaves de la cour. Le mal dura jusqu’en 1662, et l’année d’après s’en ressentit encore. La ville de Diu-Siong, où les Hollandais n’avaient pas cessé de demeurer, n’étant plus capable de leur fournir des provisions, il vint un ordre de la cour pour en distribuer une partie dans d’autres villes. Douze furent envoyés à Say-Syane, cinq à Siun-Schien, et cinq à Namman, à seize lieues plus loin. Cette séparation leur fut d’abord fort affligeante ; mais elle devint l’occasion de leur fuite, et par conséquent de leur salut.

Ils partirent à pied, et leurs malades avec leur bagage, sur des chevaux qui leur furent accordés gratuitement. La première et la seconde nuit, ils furent logés ensemble dans la même ville. Le troisième jour, ils arrivèrent à Siun-Schien, où les cinq qui étaient destinés pour cette ville furent laissés. Le lendemain, les autres passèrent la nuit dans un village, d’où étant partis fort matin, ils entrèrent vers midi dans Say-Syane. Leurs guides les livrèrent au gouverneur ou à l’amiral de la province de Thillado, dont cette ville était la résidence. Ce seigneur leur parut d’un mérite distingué. Mais celui qui lui succéda bientôt devint leur fléau. La plus grande faveur qu’il leur accorda, fut de couper du bois pour en faire des flèches à ses gens. Les domestiques des seigneurs coréens n’ont d’autres occupations que de tirer de l’arc, parce que leurs maîtres font gloire d’entretenir d’excellens archers.

À l’entrée de l’hiver, les Hollandais demandèrent au nouveau gouverneur qu’il leur fût permis de mendier pour se procurer des habits. Ils obtinrent la liberté de s’absenter pendant trois jours, la moitié de leur nombre à la fois. Cette permission leur devint d’autant plus avantageuse, que les principaux habitans de la ville, émus de compassion, favorisaient leurs courses. Elles duraient quelquefois un mois entier. Tout ce qu’ils avaient amassé se partageait en commun. Ils continuèrent de mener cette vie jusqu’au rappel du gouverneur, qui fut créé général des troupes royales : c’est la seconde dignité du royaume. Son successeur adoucit beaucoup le sort des Hollandais de Say-Syane en ordonnant qu’ils fussent traités comme leurs compagnons l’étaient dans les autres villes. Ils furent déchargés de tous les travaux pénibles ; on ne les obligea plus qu’à passer en revue chaque mois, à garder leur maison à leur tour, ou du moins à faire savoir au secrétaire dans quel lieu ils allaient, lorsqu’ils avaient la permission de sortir.

Entre plusieurs autres faveurs, ce gouverneur leur donnait quelquefois à manger ; et, s’attendrissant sur leur infortune, il leur demandait pourquoi, étant si près de la mer, ils n’entreprenaient pas de passer au Japon. Ils répondaient qu’ils n’osaient hasarder de déplaire au roi. Ils ajoutaient que d’ailleurs ils ignoraient le chemin, et qu’ils manquaient de vaisseaux. « Quoi ! reprenait-il, n’y a-t-il point assez de barques sur la côte ? » Ils affectaient de répondre qu’elles ne leur appartenaient pas, et que, s’ils manquaient leur entreprise, ils craignaient d’être traités comme des voleurs et des déserteurs. Le gouverneur riait de leurs scrupules. Il ne s’imaginait pas qu’ils ne lui tenaient ce langage que pour écarter ses soupçons, et que jour et nuit ils ne pensaient qu’aux moyens de se procurer une barque. Les Hollandais furent, à cette époque, vengés du gouverneur précédent : il n’avait joui de sa nouvelle dignité qu’environ quatre mois. Ayant été accusé d’avoir condamné trop légèrement à mort plusieurs personnes de différens ordres, il fut condamné, par le roi, à recevoir quatre-vingt-dix coups sur les os des jambes, et à être banni perpétuellement.

Vers la fin de cette année, on vit paraître une comète ; elle fut suivie de deux autres, qui se montrèrent toutes deux à la fois pendant environ deux mois. La cour en conçut, tant d’alarme, que le roi fit doubler la garde dans tous ses ports et sur tous ses vaisseaux. Il donna ordre que toutes ses forteresses fussent bien munies de provisions de guerre et de bouche, et que ses troupes fussent exercées tous les jours. La crainte qu’il avait d’être attaqué par quelque voisin alla jusqu’à lui faire défendre qu’on allumât du feu pendant la nuit dans les maisons qui pouvaient être aperçues de la mer. On avait vu les mêmes phénomènes lorsque les Tartares avaient ravagé le pays ; et l’on se souvenait d’avoir été averti par des signes de cette nature avant la guerre des Japonais contre la Corée. Les habitans ne rencontraient pas les Hollandais sans leur demander ce qu’on pensait des comètes dans leur pays. Ils répondaient qu’elles étaient le pronostic de quelque terrible événement, tel que la peste, la guerre ou la famine, et quelquefois de ces trois malheurs ensemble. Ils parlaient de bonne foi, remarque l’auteur avec beaucoup de simplicité, parce qu’ils avaient été convaincus de cette vérité par l’expérience.

Comme ils passèrent fort tranquillement l’année 1664 et la suivante, tous leurs soins se rapportèrent à se rendre maîtres d’une barque ; mais ils eurent le chagrin de ne pas réussir. Ils allaient quelquefois à la rame le long du rivage, dans un bateau qui leur servait à chercher de quoi vivre. Quelquefois ils faisaient le tour des petites îles pour observer tout ce qui pouvait être favorable à leur évasion. Leurs compagnons, qui étaient dans les deux autres villes, venaient les visiter par intervalles. Ils leur rendaient leurs visites, lorsqu’ils en obtenaient la permission du gouverneur. Leur patience se soutenait dans les plus grandes peines, assez contens de jouir d’une bonne santé, et de ne pas manquer du nécessaire dans le cours d’un si long esclavage.

En 1666, ils perdirent ce bon gouverneur, qui fut élevé aux premières dignités de la cour en récompense de ses vertus. Il avait répandu ses bienfaits sur toutes sortes de personnes, pendant deux ans d’une heureuse administration qui lui avait gagné l’affection de tout le monde, et l’estime de son maître, ainsi que celle de la noblesse. Il avait réparé les édifices publics, augmenté les forces maritimes, etc. Après son départ, la ville demeura trois jours sans gouverneur, parce que l’usage accorde ce temps au successeur pour choisir, avec le secours de quelque devin, un moment favorable à son inauguration. Ce choix ne fut pas heureux pour les Hollandais. Entre plusieurs mauvais traitemens, leur nouveau maître voulut les faire travailler continuellement à jeter de la terre en moule. Ils rejetèrent cette proposition, sous prétexte qu’après avoir rempli leur devoir, ils avaient besoin de leur temps pour se procurer de quoi se vêtir et satisfaire à leurs autres nécessités ; que le roi ne les avait point envoyés pour un travail si rude, ou que, s’ils devaient être traités avec cette rigueur, il valait beaucoup mieux pour eux renoncer à la subsistance qu’on leur accordait, et demander d’être envoyés au Japon, ou dans quelque autre lieu fréquenté par leurs compatriotes. La réponse du gouverneur fut une menace de les forcer d’obéir ; mais il n’eut pas le temps d’exécuter ses intentions : quelques jours après, tandis qu’il se trouvait à bord d’un fort beau vaisseau, le feu prit par hasard à la chambre des poudres, qui était située devant le mât, et fit sauter la proue, ce qui coûta la vie à cinq hommes. Il se dispensa d’en donner avis à l’intendant de la province, dans l’espérance que cet accident demeurerait caché. Malheureusement pour lui, le feu avait été aperçu par un des espions que la cour entretient sur les côtes, comme dans l’intérieur du royaume. L’intendant, qui en fut averti par cette voie, se hâta d’en rendre compte au souverain : le gouverneur fut rappelé immédiatement, et condamné au bannissement perpétuel, après avoir reçu quatre-vingt-dix coups sur les os des jambes.

Les Hollandais virent arriver au mois de juillet un nouveau gouverneur, mais sans obtenir dans leur sort le changement qu’ils avaient espéré. Il exigea d’eux chaque jour cent brasses de natte. Lorsqu’ils lui représentèrent que c’était leur demander l’impossible, il les menaça de trouver quelque occupation qui leur conviendrait mieux. Une maladie qui lui survint l’empêcha d’exécuter son projet ; mais, outre leur devoir ordinaire, ils demeurèrent chargés du soin d’arracher l’herbe dans la place du Pénig-Sé, et d’apporter du bois propre à faire des flèches. Le chagrin de leur situation les fit penser à profiter de la maladie de leur tyran pour se procurer une barque, quelques risques qu’ils dussent courir. Ils employèrent dans cette vue un Coréen qui leur avait plusieurs obligations. Ils le chargèrent de leur acheter une barque, sous prétexte du besoin qu’ils en avaient pour mendier du coton dans les îles voisines ; ils lui promirent à leur tour une part considérable aux aumônes qu’ils se flattaient de recueillir. La barque fut achetée ; mais le pêcheur qui l’avait vendue, ayant su que c’était pour leur usage, voulut rompre son marché, dans la crainte d’être puni de mort, s’ils s’en servaient pour leur évasion. Cependant l’offre de doubler le prix lui fit oublier toutes ses craintes, et le marché tint à la grande satisfaction des Hollandais.

Aussitôt qu’ils se trouvèrent en liberté, ils fournirent leur bâtiment d’une voile, d’une ancre, de cordages, d’avirons et autres instrumens nécessaires, résolus de partir au premier quartier de la lune, qui était l’instant le plus favorable. Ils retinrent deux de leurs compatriotes qui étaient venus les visiter. D’un autre côté, ils firent venir de Namman Jean Péters de Vries, habile matelot, pour leur servir de pilote. Quoique les habitans les plus voisins de leur demeure ne fussent pas sans quelque défiance, les Hollandais sortirent la nuit du 4 septembre 1667, aussitôt que la lune eut cessé de luire, et, se glissant le long du mur de la ville avec leur provision, qui consistait en riz, avec quelques pots d’eau et une marmite, ils gagnèrent le rivage au nombre de huit, sans avoir été découverts. Il ne restait que seize Hollandais, de trente-six qui s’étaient sauvés du naufrage : les huit autres, qui ne purent s’échapper de la Corée, y finirent vraisemblablement leurs jours ; au moins on n’a point eu de leurs nouvelles depuis.

Ils commencèrent par remplir un tonneau d’eau fraiche dans une petite île qui n’est qu’à la portée du canon. Ensuite ils eurent la hardiesse de passer devant les vaisseaux de la ville et devant les frégates mêmes du roi, en prenant le large dans le canal, autant qu’il était possible. Le 5 au matin, lorsqu’ils étaient presque en mer, un pêcheur leur cria qui vive ! mais ils se gardèrent bien de répondre, dans la crainte que ce ne fût quelque garde avancée des vaisseaux de guerre, mouillés à peu de distance. Au lever du soleil, le vent leur ayant manqué, ils se servirent de leurs avirons. Vers midi, le vent fraîchit. Ils portèrent alors au sud-est, sur leurs simples conjectures, et, doublant la pointe de la Corée dans le cours de la nuit suivante, ils n’appréhendèrent plus d’être poursuivis.

Le 6 au matin, ils se trouvèrent fort près de la première île du Japon, et le vent ne cessant pas de les favoriser, ils arrivèrent sans le savoir devant l’île de Firando, où ils n’osèrent relâcher, parce qu’ils ne connaissaient pas la rade ; d’ailleurs ils avaient entendu dire aux Coréens qu’il n’y avait aucune île sur la route de Nangazaki. Ainsi, continuant leur coursé par un bon vent, ils côtoyèrent le 7 des îles dont le nombre leur parut infini. Le soir, ils espéraient mouiller près d’une petite île ; mais des apparences d’orage qu’ils découvrirent dans l’air, et des feux qu’ils virent de tous côtés leur firent prendre la résolution de ne pas interrompre leur course.

Le 8 au matin, ils se trouvèrent au même endroit d’où ils étaient partis le soir précédent, ce qu’ils attribuèrent à la violence de quelque courant. Cette observation leur fit prendre le large mais la force des vents contraires les obligea bientôt de se rapprocher de la terre. Après avoir traversé une baie, ils jetèrent l’ancre vers le milieu du jour, sans connaître le pays. Tandis qu’ils préparaient leur nourriture, quelques habitans passèrent et repassèrent fort près d’eux sans leur parler. Vers le soir, le vent étant un peu tombé, ils virent une barque chargée de six hommes, qui avaient chacun deux couteaux suspendus à leur ceinture, et qui, s’étant avancés à la rame, débarquèrent un homme vis-à-vis d’eux. Cette vue leur fit lever l’ancre avec toute la promptitude possible. Ils employèrent leurs avirons et leurs voiles pour sortir de la baie ; mais la barque les poursuivit et les joignit bientôt. Ils auraient pu se servir de leurs longues cannes de bambou pour empêcher ces inconnus de monter à bord ; cependant, après avoir découvert plusieurs autres barques remplies de Japonais, qui se détachaient du rivage, ils prirent le parti de les attendre tranquillement.

Les gens de la première barque leur demandèrent par des signes où ils allaient ; pour réponse ils arborèrent pavillon jaune avec les armes d’Orange, en criant « Hollande ! Nangazaki ! » Là-dessus, on leur fit signe d’amener leur voile : ils obéirent. Deux hommes, étant passés sur leur bord, leur firent diverses questions qui ne furent pas entendues. Leur arrivée avait jeté tant d’alarme sur la côte, que personne n’y parut sans être armé de deux épées. Le soir, une barque amena sur leur bord un officier qui tenait le troisième rang dans l’île. Reconnaissant qu’ils étaient Hollandais, il leur fit entendre par des signes qu’il y avait six vaisseaux de leur nation à Nangazaki, et qu’ils étaient dans l’île de Goto, qui appartenait à l’empereur. Ils passèrent trois jours dans le même lieu, gardés fort soigneusement. On leur apporta du bois et de la viande, avec une natte pour les mettre à couvert de la pluie qui tombait en abondance.

Le 12, ils partirent pour Nangazaki, bien fournis de provisions, sous la conduite du même officier qui les avait abordés, et qui portait des lettres à l’empereur. Il était accompagné de deux grandes barques et de deux petites. Le lendemain au soir ils découvrirent la baie de cette ville, et ils y mouillèrent à minuit. Il y avait à l’ancre cinq bâtimens hollandais. Plusieurs habitans de Goto et diverses personnes de considération les avaient bien traités, sans vouloir rien accepter de leur part.

Le 14, ils furent conduits au rivage, et reçus par les interprètes japonais de la Compagnie, qui leur ayant fait plusieurs questions, prirent leur réponse par écrit. Ils furent menés ensuite au palais du gouverneur, devant lequel ils parurent à midi. Lorsqu’ils eurent satisfait sa curiosité par le récit de leurs aventures, il loua beaucoup le courage qui leur avait fait surmonter tant de dangers pour se mettre en liberté. Leur esclavage avait duré plus de douze ans.

Le froid est extrême dans la Corée. Les habitans se servent, pour marcher sur la neige, d’une sorte de petite planche en forme de raquette, qu’ils attachent sous leurs pieds. Cette rigueur excessive du climat réduit ceux qui habitent la côte du nord à vivre uniquement d’orge, qui n’est même que de qualité médiocre. Il n’y croît ni coton, ni riz : les personnes au-dessus du commun font apporter leurs provisions des parties du sud.

Le reste du pays est plus fertile ; il produit toutes les nécessités de la vie, du riz et d’autres sortes de grains. Il y a du chanvre, du coton et des vers à soie ; mais on n’y est pas bien au fait de la manière de préparer la soie pour en faire des étoffes. On y trouve aussi de l’argent, du plomb et la racine nisi. Le bétail y est abondant, et l’on y laboure la terre avec des bœufs. Hamel observe qu’il y vit des ours, des daims, des sangliers, des porcs, des chiens, des chats et divers autres animaux, mais qu’il ne rencontra jamais d’éléphant. On se sert des chevaux pour les voyages et pour le transport des marchandises. Les rivières sont infestées de crocodiles d’une prodigieuse longueur. La Corée produit une infinité de serpens et d’autres animaux venimeux : on y voit diverses sortes d’oiseaux, tels que le cygne, l’oie, le canard, le héron, la cigogne, l’aigle, le faucon, le milan, le pigeon, la bécasse, la pie, la corneille, l’alouette, le faisan, la poule, le vanneau, la grive, le pinçon, outre plusieurs espèces qui ne sont pas connues en Europe.

La Corée est divisée en huit provinces, qui contiennent trois cent soixante villes grandes et petites, sans compter les forts et les châteaux, qui sont situés généralement sur des montagnes.

Les Coréens sont fort enclins à dérober, et si sujets à tromper et à mentir, qu’on ne doit pas trop s’y fier. Ils regardent si peu la fraude comme une infamie, qu’ils se font une gloire d’avoir dupé quelqu’un. Cependant la loi ordonne que celui qui peut prouver qu’on l’a trompé dans un marché a le droit, au bout de trois ou quatre mois, de revenir sur ce qui a été conclu. Les Coréens sont d’ailleurs simples et crédules. Les Hollandais auraient pu leur faire croire toutes sortes de fables, parce qu’ils ont beaucoup d’affection pour les étrangers, surtout leurs prêtres et leurs moines : ils sont d’un naturel efféminé, sans montrer dans l’occasion beaucoup de fermeté ni de courage ; du moins les Hollandais en prirent cette idée sur le récit de plusieurs personnes dignes de foi, qui avaient été témoins du carnage que les Japonais firent dans la Corée, lorsqu’ils en tuèrent le roi, et de la manière dont les Coréens se laissèrent traiter par les Tartares, qui avaient passé sur la glace pour s’emparer de leur pays. Wettevri avait vu toutes ces révolutions, et assurait qu’il était mort beaucoup plus de Coréens dans les bois que par le fer de l’ennemi. Loin d’avoir honte de leur lâcheté, ils déplorent le malheur de ceux qui sont obligés de combattre. On les a vus souvent repoussés par une poignée d’Européens lorsqu’ils voulaient piller un vaisseau que la tempête avait jeté sur leur côte : ils abhorrent le sang jusqu’à prendre la fuite lorsqu’ils en rencontrent dans leur chemin. Le pays produit quantité de plantes médicinales ; mais elles ne sont pas connues du peuple, et la plupart des médecins sont employés auprès des grands. Aussi les pauvres ont-ils recours aux sorciers et aux aveugles, qu’ils suivaient autrefois à travers les rivières et les rochers pour aller aux temples de leurs idoles ; mais cet usage fut aboli en 1662 par un ordre du roi.

C’est par la Corée que les Tartares mantchous commencèrent leur dernière expédition qui leur soumit la Chine. Alors l’unique occupation des habitans était de boire, de manger, et de se livrer à toutes sortes d’excès avec les femmes. Aujourd’hui qu’ils sont tyrannisés par les Tartares et les Japonais, le tribut qu’ils paient aux premiers leur rend la vie assez difficile dans les mauvaises années. Depuis cinquante ou soixante ans, ils ont appris des Japonais à planter du tabac : ils ne le connaissaient pas auparavant. On leur a dit que la semence de cette plante est venue de Nampankouk, c’est-à-dire de Hollande ; ils l’ont nommée, par cette raison, Nampankoy. L’usage en est si général à présent dans leur nation, qu’il est commun aux deux sexes : on voit fumer les enfans, même dès l’âge de quatre ou cinq ans. Lorsqu’on apporta du tabac en Corée pour la première fois, les habitans en payèrent le même poids en argent : c’est ce qui leur fait regarder Nampankouk, ou la Hollande, comme un des meilleurs pays du monde.

Le simple peuple de la Corée n’est vêtu que de toile de chanvre et de mauvaises peaux ; mais, en récompense, la nature leur a donné la racine jinsing, dont ils font un commerce considérable à la Chine et au Japon.

Les maisons des personnes de qualité sont fort belles ; celles du peuple ont peu d’apparence : il n’a pas même la liberté de les bâtir mieux, ni de les couvrir de tuiles sans une permission expresse ; aussi la plupart sont-elles de chaume et de roseaux : elles sont séparées l’une de l’autre par un mur, ou par une rangée de palissades. Pour les bâtir, on plante d’abord des piliers de bois à certaines distances, et l’on remplit de pierres les intervalles jusqu’au premier étage ; le reste de l’édifice est de bois plâtré en dehors, et revêtu, dans l’intérieur, de papier blanc collé. Le plancher repose sur une voûte ; en hiver on fait du feu par-dessous ; de sorte qu’on n’y est pas moins chaudement qu’auprès d’un poêle. Le plafond est couvert de papier huilé. Les maisons sont petites, n’ayant qu’un étage, avec un grenier au-dessus pour y serrer les provisions. Les Coréens n’ont que les meubles absolument nécessaires. Dans les maisons des nobles, il y a toujours un corps-de-logis avancé, dans lequel on reçoit et on loge ses amis, chaque maison ayant généralement un grand espace carré ou une basse-cour, avec une fontaine d’eau-vive ou un réservoir, et un jardin avec des allées couvertes. Les marchands et les principaux bourgeois ont près de leur demeure une sorte de magasin qui contient leurs effets, et dans lequel ils traitent leurs amis avec du tabac et de l’arak. L’appartement des femmes est dans la partie la plus intérieure de la maison : personne n’a la liberté d’en approcher. Quelques maris permettent à leurs femmes de voir le monde et d’assister aux fêtes ; mais elles y sont assises à part, et vis-à-vis de leurs maris.

On trouve de toutes parts, dans la Corée, des cabarets ou des maisons de plaisir où les habitans s’assemblent pour voir les femmes publiques qui chantent, qui dansent et qui jouent de divers instrumens. En été, ces réjouissances se prennent dans des lieux frais, à l’ombre des arbres. Il n’y a pas d’hôtelleries ; mais ceux qui voyagent s’asseyent le soir près de la première maison qu’ils rencontrent ; aussitôt le maître leur apporte du riz cuit et des viandes pour souper. Ils peuvent se reposer aussi souvent qu’ils le désirent, avec la certitude de recevoir les mêmes secours. Cependant, sur la grande route de Sior, on trouve des hôtelleries où les officiers de l’état sont logés et nourris aux dépens du public.

Les Coréens ne peuvent se marier entre parens qu’au quatrième degré. On se marie dès l’âge de huit ou dix ans : les jeunes femmes, à moins qu’elles ne soient filles uniques, habitent dès ce moment la maison de leur beau-père, jusqu’à ce qu’elles aient appris à gagner leur vie et l’art de gouverner leur famille. Le jour du mariage, le futur monte à cheval, accompagné de ses amis ; il fait le tour de la ville, et s’arrête enfin à la porte de sa maîtresse ; il est reçu par ses parens qui la conduisent chez lui, où les noces se célèbrent sans autre cérémonie.

Les hommes peuvent avoir hors de leur maison autant de femmes qu’ils sont capables d’en nourrir, et les voir librement ; mais ils ne peuvent recevoir chez eux que leur véritable femme. Si les gens de qualité en ont deux ou trois dans leurs propres demeures, elles n’y prennent aucune part à la conduite de leur maison. Au fond, les Coréens ont peu de considération pour leurs femmes, et ne les traitent guère mieux que leurs esclaves. Après en avoir eu plusieurs enfans, ils n’en sont pas moins libres de les chasser sous le moindre prétexte, et d’en prendre une autre. Les femmes n’ont pas le même privilége, à moins qu’elles ne l’obtiennent par autorité de justice. Ce qu’il y a de plus fâcheux pour elles, c’est qu’en les congédiant, un mari peut les forcer de prendre leurs enfans et de se charger de leur entretien.

Les Coréens ont beaucoup d’indulgence pour leurs enfans, et n’en sont pas moins respectés. On ne voit pas régner la même tendresse dans les familles d’esclaves, parce que les pères sont accoutumés à se voir enlever leurs enfans aussitôt que l’âge les rend capables de travail. Les enfans qui naissent d’un homme libre et d’une femme esclave sont condamnés à l’esclavage. Ceux dont le père et la mère sont esclaves, appartiennent au maître de leur mère.

À la mort d’un homme libre, ses enfans prennent le deuil pour trois ans, pendant lesquels ils ne vivent pas moins austèrement que leurs prêtres : ils ne peuvent exercer aucun emploi dans cet intervalle ; et s’ils occupent quelque poste, ils sont obligés de le quitter. La loi ne leur permet pas même de coucher avec leurs femmes ; les enfans qui leur naîtraient pendant le cours de ces trois ans ne seraient pas légitimes. La colère, les querelles, l’ivrognerie, passent alors pour des crimes. Leurs habits de deuil sont une longue robe de chanvre sur une espèce de cilice, composé de fils tors presque aussi gros que les fils d’un câble. Sur leurs chapeaux, qui sont de roseaux verts entrelacés, ils portent une corde de chanvre au lieu de crêpe. Ils ne marchent point, sans une grande canne ou un long bâton, qui sert à faire distinguer de qui ils portent le deuil. La canne marque la mort d’un père, et le bâton celle d’une mère. Ils ne se lavent point ; aussi les prendrait-on alors pour des mulâtres.

Aussitôt que quelqu’un est mort, ses parens courent dans les rues en pleurant, hurlant et s’arrachant les cheveux. Ils enterrent le mort avec beaucoup de soin dans quelque endroit d’une montagne choisie par leurs devins. Les corps sont renfermés dans un double cercueil de deux ou trois doigts d’épaisseur, pour empêcher que l’eau n’y pénètre. Le cercueil supérieur est orné de peintures et d’autres embellissemens, suivant la fortune de chaque famille.

Les Coréens enterrent ordinairement leurs morts dans le cours du printemps ou de l’automne. Ceux qui meurent en été sont placés sous une hutte de chaume, élevée sur quatre pieux, pour attendre que le temps de la moisson du riz soit passé. Lorsque l’époque de l’enterrement est arrivée, on le rapporte à sa maison, et l’on enferme avec lui dans le cercueil ses habits et quelques joyaux. Ensuite, après avoir employé toute la nuit à se réjouir, on part à la pointe du jour avec le corps : les porteurs chantent et gardent une certaine mesure dans leur marche, tandis que les parens et les amis font retentir l’air de leurs lamentations. Trois jours après cette cérémonie, le convoi retourne au tombeau du mort pour y faire quelques offrandes. La scène finit par un grand repas, auquel tout le monde prend part. Les fosses du menu peuple n’ont que cinq ou six pieds de profondeur ; mais celles des personnes de qualité sont des caveaux de pierre , sur lesquels on place leur statue, avec une inscription au-dessous, qui contient leurs noms, leurs qualités et leurs emplois. Chaque mois, au temps de la pleine lune, on coupe l’herbe qui croît sur le tombeau, et les offrandes se renouvellent ; c’est la plus grande fête des Coréens, après celle de la nouvelle année.

Lorsque les enfans ont rendu à la mémoire de leurs pères tous les devoirs établis par l’usage, le fils aîné prend possession de la maison paternelle et de toutes les terres qui en dépendent. Le reste est divisé entre les autres fils ; mais Hamel et ses compagnons n’apprirent pas que les filles eussent jamais la moindre part à la succession, parce qu’en Corée une femme n’apporte que ses habits en mariage. Un père, à l’âge de quatre-vingts ans, se déclare incapable de l’administration de sa famille, et cède à ses enfans la conduite de son bien. Alors l’aîné prend possession de la maison, en fait bâtir une autre aux frais communs de la famille, pour y loger son père et sa mère ; prend soin de leur subsistance, et ne cesse jamais de les traiter respectueusement.

La noblesse coréenne et tous ceux qui sont nés libres apportent beaucoup de soin à l’éducation de leurs enfans ; ils leur font apprendre de bonne heure à lire et à écrire. Leurs méthodes d’instruction ne sont pas rigoureuses ; ils inspirent aux écoliers une haute idée du savoir et du mérite de leurs ancêtres ; ils leur représentent combien il est glorieux de s’élever à la fortune par cette voie. Ces leçons excitent l’émulation et le goût de l’étude. Toute la doctrine des Coréens consiste dans l’exposition de quelques traités qu’on leur donne à lire. Cependant, outre cette étude particulière, il y a dans chaque ville un édifice où, suivant l’ancien usage auquel toute la nation est fort attachée, on assemble la jeunesse pour lui faire lire l’histoire du pays, et les procès des personnes célèbres qui ont été punies de mort pour leurs crimes.

Dans chaque province, il y a toujours deux ou trois villes où l’on tient des assemblées annuelles ; les écoliers s’y rendent pour obtenir quelque emploi pour la plume ou pour l’épée. Chaque gouverneur nomme des députés qui sont chargés de l’examen. Leur choix tombe sur les plus dignes ; et, sur leur témoignage, on écrit au roi, qui distribue les emplois à ceux dont on lui fait connaître le mérite. Les vieux officiers qui n’ont encore possédé que des emplois civils et militaires s’efforcent alors de se faire employer tout à la fois dans ces deux professions pour grossir leur revenu ; mais ils ne parviennent quelquefois qu’à se ruiner par les présens et la dépense qu’ils sont obligés de faire pour se procurer des suffrages. Ceux qui meurent dans les poursuites de l’ambition sont ordinairement fort satisfaits d’obtenir en mourant le titre de l’emploi qu’ils ont sollicité, et regardent comme un honneur d’y avoir été nommés. En général, ce gouvernement ressemble à celui de la Chine, autant qu’un petit pays peut imiter un grand empire.

Leur langue, leurs caractères d’écriture et leur arithmétique ne s’apprennent pas facilement ; ils ont plusieurs mots pour exprimer une même chose, et le sens dépend de la prononciation, ainsi qu’à la Chine, Il y a trois sortes d’écriture dans la Corée : la première ressemble à celle de la Chine et du Japon ; c’est celle qui est en usage pour l’impression des livres et pour les affaires publiques. La seconde n’est pas différente de l’écriture commune de l’Europe ; les grands et les gouverneurs l’emploient pour répondre aux placets qu’on leur présente, pour faire leurs notes sur les lettres du peuple. La troisième, qui est la plus grossière, sert aux femmes et au peuple : elle est plus aisée que les deux premières. Les Coréens ont un grand nombre d’anciens livres, soit imprimés ou manuscrits, à la conservation desquels on veille si soigneusement, que la garde n’en est confiée qu’au frère du roi. Plusieurs villes en ont les copies en dépôt, par précaution contre les ravages du feu.

La connaissance qu’ils ont du monde est fort imparfaite. Leurs auteurs assurent que la terre est composée de quatre-vingt-quatre mille pays ; mais ces suppositions trouvent peu de crédit parmi les habitans. « Il faudrait donc, disent-ils, compter pour un pays la moindre île et le plus chétif écueil ; car peut-on s’imaginer autrement que le soleil suffise pour éclairer tant de régions en un seul jour ? » Lorsque les Hollandais leur nommaient quelques royaumes, ils se mettaient à rire, en leur disant que c’étaient sans doute des villes ou des villages, parce que la connaissance qu’ils ont des côtes ne s’étend point au-delà de Siam, où leur commerce se borne. Ils sont persuadés en effet, qu’il n’y a que douze royaumes dans le monde, ou douze contrées, qui étaient autrefois soumises à la Chine, et qui lui payaient un tribut, mais qui ont secoué le joug depuis la conquête des Tartares, parce que ces nouveaux maîtres n’ont pas été capables de les contenir dans la soumission. Ils donnent au Tartare le nom de Tiekse ou d’Orankay ; à la Hollande, le nom de Nampankouk, qui est celui que les Japonais donnent aux Portugais comme aux Hollandais, parce qu’ils ne les connaissent pas mieux.

Ils tirent leur almanach de la Chine, faute de lumières pour le composer eux-mêmes ; ils impriment avec des planches gravées, en plaçant le papier entre deux planches, et tirent ainsi la feuille. Leurs comptes d’arithmétique, se font avec de petits bâtons de bois, comme en Europe avec des jetons. Ils ne savent pas tenir de livres de comptes ; mais, lorsqu’ils achètent une chose, ils en marquent le prix par-dessous, et, marquant de même l’usage qu’ils en font, ils calculent fort bien la perte ou le profit.

Ils divisent leurs années par les lunes, et tous les trois ans ils ajoutent un mois d’intercalation. Ils ont des sorciers, des devins ou des charlatans qui leur apprennent si leurs morts sont en repos ou non, et si le lieu de leur sépulture leur convient. La superstition est si excessive sur ce point, que souvent on leur fait changer deux ou trois fois de tombeau.

Les habitans de la Corée n’ont guère d’autre commerce qu’avec les Japonais et les insulaires de Suicima, qui ont un magasin dans la partie méridionale de la ville de Pousan. C’est d’eux que les Coréens tirent leur papier, leur bois de parfum, leur alun, leurs cornes de buffle, et d’autres marchandises que les Chinois et les Hollandais vendent au Japon. En échange, ces étrangers prennent les productions de la Corée et les ouvrages de ses manufactures. Les Coréens font aussi quelque commerce avec les parties septentrionales de la Chine en linge et étoffes de coton ; mais les frais en sont considérables, parce que le transport ne se fait que par terre, et qu’on y emploie des chevaux. Il n’y a que les riches marchands de Sior qui poussent leur commerce jusqu’à Pékin, et ce voyage leur prend au moins trois mois.

Les Coréens ne connaissent pas d’autres monnaie que leurs kasis : c’est aussi la seule qui ait cours sur les frontières de la Chine. L’argent passe au poids en petits lingots, tels qu’on les apporte du Japon.

Hamel doute si la religion des Coréens en mérite le nom. On voit faire au peuple des grimaces devant leurs idoles, mais il ne les révère guère. Les grands leur rendent encore moins d’honneur, parce qu’ils se croient quelque chose de plus qu’une idole. En effet, lorsqu’il meurt quelqu’un de leurs parens ou de leurs amis, ils s’assemblent pour honorer le mort dans la cérémonie des offrandes que le prêtre fait à son image ; souvent ils font trente ou quarante lieues pour assister à cette cérémonie, soit pour témoigner leur reconnaissance à quelque seigneur, soit pour marquer leur estime pour le mérite, soit pour manifester le souvenir qu’ils conservent de quelques savans. Dans les fêtes, lorsque le peuple se rend aux temples, chacun allume un petit morceau de bois odoriférant qu’il place devant l’idole, dans un vase destiné à cet usage, et se retire après avoir fait une profonde révérence : c’est en quoi consiste tout leur culte. Ils croient d’ailleurs que le bien sera récompensé dans une autre vie, et qu’il y aura des punitions pour le vice. Ils n’ont ni prédications ni mystères ; aussi ne voit-on jamais parmi eux de dispute sur la religion. Leur foi et leur pratique sont uniformes. La fonction du clergé est d’offrir deux fois le jour des parfums aux idoles. Les jours de fêtes, tous les moines de chaque maison religieuse font beaucoup de bruit avec des tambours, des bassins et des chaudrons. Les monastères et les temples, dont la plupart sont situés sur des montagnes, sont bâtis aux dépens du public, chacun y contribuant en proportion de son bien. Quelques-uns contiennent jusqu’à cinq ou six cents religieux, et le nombre de cette espèce de prêtre est si grand, qu’on en voit jusqu’à trois et quatre mille dans le ressort d’une seule ville ; car chaque couvent est sous la juridiction d’une ville. Les moines sont divisés comme en escouades de dix, de vingt, et quelquefois de trente. C’est le plus vieux qui gouverne et qui a droit de faire punir les négligences par la bastonnade sur les fesses. Mais si l’offense est grave, le coupable est livré au gouverneur de la ville dont le monastère dépend. Comme tout le monde a la liberté d’embrasser l’état de moine, la Corée en est remplie, d’autant plus qu’ils ont la liberté d’abandonner leur état lorsqu’il leur déplaît : cependant les moines ne sont pas en général beaucoup plus respectés que les esclaves. Le gouvernement les accable d’impôts et les assujettit à des travaux.

Leurs supérieurs ne laissent pas de jouir d’une grande considération, surtout lorsqu’ils ont quelque savoir ; car, dans ce cas, ils vont de pair avec les grands du royaume. On les nomme moines du roi ; ils portent sur leur habit la marque de leur ordre ; ils ont le pouvoir de juger comme les officiers subalternes, et de faire leurs visites à cheval. Les moines se rasent la tête et la barbe. Ils ne peuvent rien manger qui ait eu vie, ni entretenir aucun commerce avec les femmes. Ceux qui violent ces règles sont condamnés à la bastonnade et bannis de leurs couvens. À l’époque de leur tonsure, les religieux reçoivent sur le bras une marque qui ne s’efface jamais, et à laquelle on les reconnaît quand ils ont quitté le froc. Ils travaillent, ou bien ils font quelque commerce pour gagner leur vie. Quelques-uns vont à la quête, et tous obtiennent quelques secours des gouverneurs. Ils élèvent les enfans dans leurs monastères, c’est-à-dire qu’ils leur enseignent à lire et à écrire ; si ces enfans veulent être rasés, on les retient au service du couvent, auquel le profit de leur travail appartient ; mais ils deviennent libres à la mort de leur maître. Ils héritent de tout son bien, et portent le deuil pour lui comme pour leur propre père.

Il y a une autre sorte de moines qui s’abstiennent de chair comme les précédens, et qui s’emploient de même au service des idoles, mais qui ne sont pas rasés et qui ont la liberté de se marier. Ils croient, par tradition, qu’anciennement le genre humain ne parlait qu’un même langage, et que la confusion des langues est venue à l’occasion d’une tour que l’on voulut bâtir pour monter au ciel. Les nobles de la Corée fréquentent les monastères pour s’y réjouir avec des femmes publiques qu’ils y trouvent, ou qu’ils y mènent, parce que la plupart de ces lieux sont dans une situation délicieuse, et que la beauté de leurs jardins devrait les faire nommer des maisons de plaisance plutôt que des temples. Mais Hamel n’accuse de ces désordres que les monastères du commun, où les religieux aiment beaucoup à boire.

Sior, capitale du royaume, contenait, du temps de Hamel, deux couvens de femmes, dans l’un desquels on ne recevait que de jeunes filles de qualité ; dans l’autre, on en admettait d’un rang inférieur ; elles étaient toutes rasées, observaient les mêmes règles, et se consacraient au même service que les hommes voués à l’état monastique ; le roi même et les grands fournissaient à leur entretien. Deux ou trois ans avant le départ des Hollandais, elles obtinrent du roi la permission de se marier.

Ce royaume est tributaire des Tartares orientaux, qui en firent la conquête avant celle de la Chine. L’empereur y envoie trois fois chaque année un ambassadeur pour recevoir le tribut. À l’arrivée de ce ministre, le roi sort de sa capitale avec toute sa cour, pour le recevoir, et le conduit jusqu’à son logement. Les honneurs qu’on lui rend de toutes parts paraissent l’emporter sur ceux qu’on rend au roi même. Il est précédé par des musiciens, des danseurs et des voltigeurs, qui s’efforcent de l’amuser. Pendant tout le temps qu’il passe à la cour, toutes les rues, depuis son logement jusqu’au palais, sont bordées de soldats à dix ou douze pieds de distance. On nomme deux ou trois personnes, dont l’unique emploi est de recevoir des notes écrites qu’on leur jette par la fenêtre de l’ambassadeur, et de les porter au roi, qui doit savoir à chaque moment de quoi ce ministre est occupé. Il étudie tous les moyens de lui plaire, pour l’engager à faire des récits favorables au grand khan de la Chine.

Mais, quoique le roi de Corée reconnaisse sa dépendance de l’empereur par un tribut, son pouvoir n’en est pas moins absolu sur ses propres sujets. Aucun d’eux, sans excepter les grands, n’a la propriété de ses terres. Ils en tirent le revenu sous le bon plaisir du roi, et pour le temps de leur vie, comme celui qui leur revient de la multitude extraordinaire de leurs esclaves. Quelques-uns en ont deux ou trois cents.

Le conseil du roi est composé des principaux officiers de mer et de terre. Ils s’assemblent chaque jour chez lui ; chacun doit attendre qu’on lui demande son avis, et ne se mêle d’aucune affaire sans être appelé. Ces conseillers tiennent le premier rang auprès du roi, et conservent leurs emplois jusqu’à leur mort, ou jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans, lorsqu’ils ont une bonne conduite. Il en est de même des charges inférieures de la cour : on ne les quitte que pour monter à de plus hautes. Les gouverneurs des places et les officiers subalternes changent tous les trois ans ; mais il y en a peu qui servent jusqu’à la fin de leur terme, parce que, sur l’accusation des surveillans que le roi entretient de toutes parts, la plupart sont cassés pour cause de malversation.

Lorsque le roi sort du palais, il est accompagné de toute la noblesse de sa cour. Chacun porte les marques de son rang, qui consistent dans une pièce de broderie par-devant et par-derrière, une robe de soie noire, et une écharpe fort large ; d’autres ferment le cortége en bon ordre : il est précédé par divers officiers à pied et à cheval, dont les uns portent des enseignes et des bannières, tandis que d’autres jouent de divers instrumens guerriers. La garde du corps, qui vient ensuite, est composée des principaux bourgeois de la capitale. Le roi est au milieu, porté sous un dais fort riche. Chacun garde un profond silence, et la plupart des soldats portent un petit bâton dans leur bouche, afin qu’on ne puisse les accuser d’avoir fait le moindre bruit. Si le roi passe devant quelqu’un, soit officiers ou soldats, ils sont obligés de tourner le dos, sans oser jeter sur lui le moindre regard, et sans oser même tousser. Immédiatement devant lui marche un secrétaire d’état ou quelque autre officier de distinction, avec une petite boîte dans laquelle il met les placets et les requêtes qu’on lui présente au bout d’un roseau, ou qu’il voit suspendus aux murs ; de sorte qu’on ne voit jamais de quelle main ils lui viennent. Ceux qui pendent aux murs lui sont apportés par des sergens qui n’ont pas d’autre fonction. Le roi, de retour à son palais, se fait présenter toutes ces suppliques, et les ordres qu’il donne à cette occasion sont exécutés sur-le-champ. Toutes les portes et les fenêtres sont fermées dans les rues par lesquelles il passe. Personne n’aurait la hardiesse de les entr’ouvrir, encore moins celle de regarder par-dessus les murs et les palissades.

Le roi de Corée entretient dans sa capitale un grand nombre de soldats, dont l’unique occupation est de veiller à la garde de sa personne et de l’escorter dans ses marches. Les provinces sont obligées d’envoyer une fois tous les sept ans, à leur tour, tous leurs habitans de condition libre pour garder le roi pendant deux mois. Chaque province a son général, qui a sous lui quatre ou cinq colonels, et chacun de ceux-ci même nombre de capitaines qui dépendent d’eux. Chaque capitaine est gouverneur d’une ville ou d’un fort. Il n’y a pas de village du moins qui ne soit commandé par un caporal, qui a sous lui une sorte de dixeniers, ou d’officiers dont le commandement s’étend sur dix hommes. Ces caporaux doivent présenter une fois l’an, à leur capitaine, un rôle des gens qu’ils ont dans leur juridiction.

La cavalerie coréenne porte des cuirasses et des casques, des arcs et des flèches, des sabres et des fléaux armés de pointes de fer. Les armes de l’infanterie sont le corselet et le casque, l’épée et le mousquet ou la demi-pique ; les officiers n’ont que l’arc et les flèches. On oblige les soldats de se pourvoir, à leurs propres frais, de cinquante charges de poudre et de balles. Chaque ville fournit aussi à son tour un nombre de religieux pour garder et entretenir à leurs dépens les forts et les châteaux qui sont situés dans les défilés ou sur le penchant des montagnes. Ces religieux soldats passent pour les meilleures troupes de la Corée. Ils obéissent à des chefs tirés de leurs corps, qui leur font observer la même discipline que celle des autres troupes. Ainsi le roi connaît ses forces jusqu’au dernier homme. On est dispensé du service à l’âge de soixante ans, et les enfans prennent alors la place de leur père. Le nombre des habitans libres qui ne sont point au service du roi, et qui n’y ont jamais été, joint à celui des esclaves, forme environ la moitié de la nation.

La Corée étant bornée presque entièrement par la mer, chaque ville est obligée d’équiper et d’entretenir un vaisseau. Leurs bâtimens ont deux mâts, et sont à trente ou trente-deux rames, dont chacune est servie par cinq ou six hommes. Ainsi, sur chacune de ces espèces de galères, il n’y a pas moins de trois cents hommes, tant pour la manœuvre que pour le combat. Ces bâtimens ont de petites pièces de canon, et quantité de feux d’artifice. Chaque province a son amiral, qui fait la revue des vaisseaux une fois l’année, et qui en rend compte au grand-amiral. Quelquefois le grand-amiral lui-même est présent à ces revues. Les amiraux particuliers et leurs officiers subalternes qui manquent à leur devoir sont punis de mort ou de bannissement.

Les revenus du roi pour l’entretien de sa maison et de ses troupes consistent dans les droits qui se lèvent sur toutes les productions du pays, et sur les marchandises qu’on y apporte par mer. À cet effet, il y a, dans toutes les villes et dans tous les villages, des magasins pour serrer la dîme que les fermiers royaux, ordinairement gens du commun, recueillent au temps de la moisson, avant que l’on ait rien enlevé du champ. Les officiers publics sont payés de leurs appointemens sur les productions des lieux de leur résidence. Ce qui se lève dans les provinces est assigné pour le paiement des troupes de mer et de terre. Outre cette dîme, tous ceux qui ne sont point enrôlés dans la milice doivent employer trois jours de l’année au travail que leur pays leur impose. Chaque soldat, fantassin ou cavalier, reçoit tous les ans, pour se vêtir, trois pièces d’étoffe de la valeur de dix francs. C’est une partie de leur paie dans la capitale ; on ne connaît pas dans la Corée d’autres droits ni d’autres impôts.

La justice s’y exécute fort sévèrement ; un rebelle est exterminé avec toute sa race. Sa maison est rasée, sans que personne ose jamais la rebâtir, et ses biens sont confisqués. Quand le roi a prononcé un arrêt, si quelqu’un a la hardiesse d’y trouver à redire, rien ne peut sauver ce téméraire d’un châtiment rigoureux. C’est de quoi les Hollandais furent souvent témoins.

Une femme qui tue son mari est ensevelie toute vive jusqu’aux épaules au milieu d’un grand chemin, et l’on place près d’elle une hache, dont tous les passans qui ne sont pas de l’ordre de la noblesse doivent lui donner un coup sur la tête jusqu’à ce qu’elle ait expiré. Les juges de la ville où le crime s’est commis sont interdits pour un temps. La ville même est privée de son gouverneur, et tombe dans la dépendance d’une autre ville ; ou, ce qui peut lui arriver de plus favorable, elle demeure sous le commandement d’un particulier. Les lois imposent la même punition aux villes qui se mutinent contre leurs gouverneurs, ou qui envoient contre eux à la cour des plaintes mal fondées.

Un homme a le pouvoir de tuer sa femme lorsqu’il la surprend en adultère, ou dans une grande faute, pourvu qu’il prouve le fait. Si la femme est esclave, le mari en est quitte pour payer trois fois sa valeur au maître. Un esclave qui tue son maître est livré à de cruels supplices, mais un maître est en droit d’ôter la vie à son esclave sous le plus léger prétexte. La punition du meurtre est singulière. Après avoir long-temps foulé le criminel aux pieds, on prend du vinaigre, dans lequel on a lavé le cadavre pouri du mort ; on lui en fait avaler avec un entonnoir, et lorsqu’il en est bien rempli, on lui frappe le ventre à coups de bâton jusqu’à ce qu’il expire. Le supplice des voleurs est d’être foulé aux pieds jusqu’à la mort.

Un homme libre qu’on surprend au lit avec une femme mariée est enlevé nu, sans autre habillement qu’une petite paire de caleçons. On lui barbouille le visage de chaux ; on lui perce chaque oreille d’une flèche ; on lui


attache sur le dos un tambour, qu’on frappe dans tous les carrefours où il passe, et cette punition finit ordinairement par quarante ou cinquante coups de bâton qu’il reçoit sur les fesses. On accorde un caleçon aux femmes lorsqu’elles sont condamnées au même supplice.

Les Coréens sont naturellement passionnés pour les femmes, et si jaloux, qu’un mari accorde rarement à ses meilleurs amis la liberté de voir la sienne. La loi condamne à mort un homme marié qui est surpris avec la femme d’un autre, surtout entre les personnes de distinction. C’est le père même du criminel, s’il est vivant, ou le plus proche de ses parens, qui doit être son exécuteur. On lui laisse le choix du genre de mort ; ordinairement les hommes demandent d’être percés au travers du dos, et les femmes d’être égorgées.

Ceux qui ne paient pas leurs créanciers au terme dont, ils sont convenus reçoivent deux ou trois fois par mois des coups sur les os des jambes, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé le moyen d’acquitter leurs dettes. S’ils meurent sans avoir rempli ce devoir, leurs plus proches parens doivent payer pour eux, ou subir le même châtiment. Ainsi personne n’est exposé à perdre ce qui lui est dû. La plus légère punition dans la Corée est la bastonnade sur les fesses ou sur le gras des jambes. Elle n’est pas même regardée comme une tache, parce qu’elle y est fort commune, et qu’une parole prononcée mal à propos suffit quelquefois pour la mériter. Les gouverneurs inférieurs et les juges subalternes ne peuvent condamner personne à mort sans en informer le gouverneur de la province, ni faire le procès aux criminels sans la participation de la cour.

Chaque année les Coréens envoient un ambassadeur à la Chine pour recevoir l’almanach chinois. Lorsque leur roi meurt, ou qu’il abdique la couronne, l’empereur de la Chine confie à deux de ses grands la commission d’aller donner au prince héréditaire le titre de Quay-hoang, qui signifie roi. Si le roi mourant appréhende quelques différends pour la succession, après sa mort, il se choisit un héritier, dont il demande la confirmation à l’empereur. Le prince qui succède reçoit la couronne à genoux, et fait aux commissaires chinois des présens réglés par l’usage, auxquels il ajoute huit mille liangs en argent : ensuite il envoie son tribut à l’empereur de la Chine par un ambassadeur, qui baisse le front jusqu’à terre devant ce prince ; et sa femme attend la permission du même monarque pour prendre la qualité de reine.