Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome V/Seconde partie/Livre I/Chapitre XII

CHAPITRE XII.

Naufrage de Guillaume Bontekoë, capitaine hollandais.

À la suite des aventures de Pinto nous placerons, comme nous l’avons promis, celles de Bontekoë, beaucoup moins merveilleuses et moins variées, mais pourtant très-remarquables en ce qu’elles paraissent rassembler toutes les horreurs qui peuvent être la suite d’un naufrage. Le lecteur frémira plus d’une fois en écoutant le récit du capitaine hollandais, qui porte tous les caractères de la vérité.

Guillaume Isbrantz Bontekoë commandait le navire la Nouvelle-Hoorn, envoyé aux Indes orientales en 1618, pour des intérêts de commerce. Vers le détroit de la Sonde, à la hauteur de 5 degrés et demi de latitude sud, étant sur le pont de son bâtiment, il entendit crier au feu, au feu. Il se hâta de descendre au fond de cale, où il ne vit aucune apparence de feu. Il demanda où l’on croyait qu’il eût pris. Capitaine, lui dit-on, c’est dans ce tonneau. Il y porta la main sans y rien sentir de brûlant.

Sa terreur ne l’empêcha pas de se faire expliquer la cause d’une si vive alarme. On lui raconta que le maître-valet, étant descendu l’après-midi, suivant l’usage, pour tirer l’eau-de-vie qui devait être distribuée le lendemain à l’équipage, avait attaché son chandelier de fer aux cercles d’un baril qui était d’un rang plus haut que celui qu’il devait percer. Une étincelle, ou plutôt une partie de la mèche ardente était tombée justement dans le bondon. Le feu avait pris à l’eau-de-vie du tonneau, et les deux fonds ayant aussitôt sauté, l’eau-de-vie enflammée avait coulé jusqu’au charbon de forge. Cependant on avait jeté quelques cruches d’eau sur le feu, ce qui le faisait paraître éteint. Bontekoë, un peu rassuré par ce récit, fit verser de l’eau à pleins seaux sur le charbon, et n’apercevant aucune trace de feu, il remonta tranquillement sur les ponts. Mais les suites de cet événement devinrent bientôt si terribles, que, pour satisfaire pleinement la curiosité du lecteur par une description intéressante, dont les moindres circonstances méritent d’être conservées, il faut que cette peinture paraisse sous les couleurs simples, de la nature, c’est-à-dire dans les propres termes de l’auteur.

« Une demi-heure après, quelques-uns de nos gens recommencèrent à crier au feu. J’en fus épouvanté ; et descendant aussitôt, je vis la flamme qui montait de l’endroit le plus creux du fond de cale. L’embrasement était dans le charbon, où l’eau-de-vie avait pénétré ; et le danger paraissait d’autant plus pressant, qu’il y avait trois ou quatre rangs de tonneaux les uns sur les autres. Nous recommençâmes à jeter de l’eau à pleins seaux, et nous en jetâmes une prodigieuse quantité. Mais il survint un nouvel incident qui augmenta le trouble. L’eau tombée sur le charbon causa une fumée si épaisse, si sulfureuse et si puante, qu’on étouffait dans le fond de cale, et qu’il était presque impossible d’y demeurer. J’y étais néanmoins pour y donner les ordres, et je faisais sortir les gens tour à pour leur laisser le temps de se rafraîchir. Je soupçonnais déjà que plusieurs avaient été étouffés sans avoir pu arriver jusqu’aux écoutilles. Moi-même j’étais si étourdi et si suffoqué, que, ne sachant plus ce que je faisais, j’allais par intervalles reposer ma tête sur un tonneau, tournant le visage vers l’écoutille pour respirer un moment.

» Enfin, me trouvant forcé de sortir, je dis à Rol, subrécargue du bâtiment, qu’il me paraissait nécessaire de jeter la poudre à la mer. Il ne put s’y résoudre : « Si nous jetons la poudre, me dit-il, il y a apparence que nous ne devons plus craindre de périr par le feu ; mais que deviendrons-nous lorsque nous trouverons des ennemis à combattre ? et quel moyen de nous disculper ? »

» Cependant le feu ne diminuait pas ; et la puanteur de la fumée, autant que son épaisseur, ne permettait plus à personne de demeurer au fond de cale. On prit la hache, et dans l’entrepont, vers l’arrière, on fit de grands trous par lesquels on jeta une grande quantité d’eau sans cesser d’en jeter en même temps par les écoutilles. Il y avait trois semaines qu’on avait mis le grand canot à la mer. On y mit aussi la chaloupe, qui était sur le pont, parce qu’elle causait de l’embarras à ceux qui puisaient de l’eau. La frayeur était telle qu’on peut se la représenter. On ne voyait que le feu et l’eau, dont on était également menacé, et par l’un desquels il fallait périr sans aucune espérance de secours ; car on n’avait la vue d’aucune terre, ni la compagnie d’aucun autre vaisseau. Les gens de l’équipage commençaient à s’écouler ; et se glissant de tous côtés hors du bord, ils descendaient sous les porte-haubans. De là ils se laissaient tomber dans l’eau, et nageant vers la chaloupe ou vers le canot, ils y montaient et se cachaient sous les bancs ou sous les couvertes, en attendant qu’ils se trouvassent en assez grand nombre pour s’en aller ensemble.

» Rol étant allé par hasard sur le pont, fut étonné de voir tant de gens dans le canot et dans la chaloupe : ils lui crièrent qu’ils allaient prendre le large, et l’exhortèrent à descendre avec eux. Leurs instances et la vue du péril lui firent prendre ce parti. En arrivant à la chaloupe, il leur dit : « Mes amis, il faut attendre le capitaine. » Mais ses ordres et ses représentations n’étaient plus écoutés. Aussitôt qu’il fut embarqué, ils coupèrent l’amarre et s’éloignèrent du vaisseau. Comme j’étais toujours occupé à donner mes ordres et à presser le travail, quelques-uns de ceux qui restaient vinrent me dire avec beaucoup d’épouvante, « Ah ! capitaine, qu’allons-nous devenir ? la chaloupe et le canot sont à la mer. Si l’on nous quitte, leur dis-je, c’est avec le dessein de ne plus revenir ; » et courant aussitôt sur le pont, je vis effectivement la manœuvre des fugitifs. Les voiles du vaisseau étaient sur le mât, et la grande voile était sur les cargues. Je criai aux matelots : « Efforçons-nous de les joindre, et s’ils refusent de nous recevoir dans leurs chaloupes, nous ferons passer le navire par-dessus eux pour leur apprendre leur devoir. »

» En effet, nous approchâmes d’eux jusqu’à la distance de trois longueurs du vaisseau ; mais ils gagnèrent au vent et s’éloignèrent. Je dis alors à ceux qui étaient avec moi : « Amis, vous voyez qu’il ne nous reste plus d’espérance que dans la miséricorde de Dieu et dans nos propres efforts. Il faut les redoubler, et tâcher d’éteindre le feu. Courez, à la soute aux poudres, et jetez-les à la mer avant que le feu puisse y gagner. » De mon côté, je pris les charpentiers, et je leur ordonnai de faire promptement des trous avec les grandes gouges et les tarières pour faire entrer l’eau dans le navire jusqu’à la hauteur d’une brasse et demie. Mais ces outils ne purent pénétrer les bordages, parce qu’ils étaient garnis de fer.

» Cet obstacle répandit une consternation qui ne peut jamais être exprimée. L’air retentissait de gémissemens et de cris. On se remit à jeter de l’eau, et l’embrasement parut diminuer. Mais peu de temps après le feu prit aux huiles. Ce fut alors que nous crûmes notre perte inévitable. Plus on jetait d’eau, plus l’incendie paraissait augmenter. L’huile et la flamme qui en sortaient se répandaient de toutes parts. Dans cet affreux état, on poussait des cris et des hurlemens si terribles, que mes cheveux se hérissaient, et je me sentais tout couvert d’une sueur froide.

» Cependant le travail continuait avec la même ardeur. On jetait de l’eau dans le navire, et les poudres à la mer. On avait déjà jeté soixante demi-barils de poudre ; mais il en restait encore près de trois cents. Le feu y prit, et fit sauter le vaisseau, qui, dans un instant, fut brisé en mille et mille pièces. Nous y étions encore au nombre de cent dix-neuf. Je me trouvais alors sur le pont, près de l’amure de la grande voile, et j’avais devant les yeux soixante-trois hommes qui puisaient de l’eau. Ils furent emportés avec la vitesse d’un éclair ; et ils disparurent tellement, qu’on n’aurait pu dire ce qu’ils étaient devenus : tous les autres eurent le même sort.

» Pour moi, qui m’attendais à périr comme tous mes compagnons, j’étendis les bras et les mains vers le ciel, et je m’écriai : « Ô Seigneur ! faites-moi miséricorde ! » Quoiqu’en me sentant sauter je crusse que c’était fait de moi, je conservai néanmoins toute la liberté de mon jugement, et je sentis dans mon cœur une étincelle d’espérance. Du milieu des airs je tombai dans l’eau, entre les débris du navire qui était en pièces. Dans cette situation, mon courage se ranima si vivement, que je crus devenir un autre homme. En regardant autour de moi, je vis le grand mât à l’un de mes côtés, et le mât de misaine à l’autre. Je me mis sur le grand mât ; d’où je considérai tous les tristes objets dont j’étais environné. Alors je dis en poussant un profond soupir : « Ô Dieu ! ce beau navire a donc péri comme Sodome et Gomorrhe ! »

» Je fus quelque temps sans apercevoir aucun homme. Cependant, tandis que je m’abîmais dans mes réflexions, je vis paraître sur l’eau un jeune homme qui sortait du fond, et qui nageait des pieds et des mains. Il saisit la cagouille de l’éperon qui flottait sur l’eau, et dit en s’y mettant : « Me voici encore au monde. J’entendis sa voix, et je m’écriai : « Ô Dieu ! y a-t-il ici quelque autre homme que moi qui soit en vie ? » Ce jeune homme se nommait Harman van Kuiphuisen, natif d’Eyder. Je vis flotter près de lui un petit mât. Comme le grand sur lequel j’étais ne cessait pas de rouler et de tourner, ce qui me causait beaucoup de peine, je dis à Harman : « Pousse-moi cette espare ; je me mettrai dessus, et la ferai flotter vers toi pour nous y mettre ensemble. » Il fit ce que je lui ordonnais ; sans quoi, brisé, comme j’étais, de mon saut et de ma chute, le dos fracassé, et blessé à deux endroits de la tête, il m’aurait été impossible de le joindre. Ces maux, dont je ne m’étais pas encore aperçu, commencèrent à se faire sentir avec tant de force, qu’il me sembla tout d’un coup que je cessais de vivre et d’entendre. Nous étions tous deux l’un près de l’autre, chacun tenant au bras une pièce de revers de l’éperon ; nous jetions la vue de tous côtés, dans l’espérance de découvrir la chaloupe ou le canot ; à la fin, nous les aperçûmes, mais fort loin de nous. Le soleil était au bas de l’horizon. Je dis au compagnon de mon infortune : « Ami, toute espérance est perdue pour nous : il est tard. Le canot et la chaloupe étant si loin, il n’est pas possible que nous nous soutenions toute la nuit dans cette situation. Élevons nos cœurs à Dieu, et demandons-lui notre salut avec une résignation entière à sa volonté. » Nous nous mîmes en prières, et nous obtînmes grâce ; car à peine achevions-nous de pousser nos vœux au ciel que, levant les yeux, nous vîmes la chaloupe et le canot près de nous. Quelle joie pour des malheureux qui se croyaient près de périr ! Je criai aussitôt : « Sauve, sauve le capitaine ! » Quelques matelots qui m’entendirent se mirent aussi à crier : « Le capitaine vit encore. » Ils s’approchèrent des débris ; mais ils n’osaient avancer davantage, dans la crainte d’être heurtés par les grosses pièces. Harman, qui, avait été peu blessé en sautant, se sentit assez de vigueur pour se mettre à la nage, et se rendit dans la chaloupe. Pour moi, je criai : « Si vous voulez me sauver la vie, il faut que vous veniez jusqu’à moi ; car j’ai été si maltraité, que je n’ai point la force de nager. » Le trompette s’étant jeté dans la mer avec une ligne de sonde qui se trouva dans la chaloupe, en apporta un bout jusqu’entre mes mains. Je la fis tourner autour de ma ceinture ; et ce secours me fit arriver heureusement à bord : j’y trouvai Roi, Guillaume van Galen, et le second pilote nommé Meyendert Kryns, qui était de Hoorn. Ils me regardèrent long-temps avec admiration.

» J’avais fait faire à l’arrière de la chaloupe une espèce de petite cabane qui pouvait contenir deux hommes. J’y entrai pour y prendre un peu de repos ; car je me sentais si mal, que je ne croyais pas avoir beaucoup de temps à vivre. J’avais le dos brisé, et je souffrais mortellement des deux trous que j’avais reçus à la tête. Cependant je dis à Roi : « Je crois que nous ferions bien de demeurer cette nuit près du débris. Demain, lorsqu’il fera jour, nous pourrons sauver quelques vivres, et peut-être trouverons-nous une boussole pour nous aider à découvrir les terres. » On s’était sauvé avec tant de précipitation, qu’on était presque sans vivres. À l’égard des boussoles, le premier pilote qui soupçonnait la plupart des gens de l’équipage de vouloir abandonner le navire, les avait ôtées de l’habitacle ; ce qui n’avait pu arrêter l’exécution de leur projet, ni l’empêcher lui-même de périr.

» Rol, négligeant mon conseil, fit prendre les avirons comme s’il eût été jour ; mais, après avoir vogué toute la nuit, dans l’espérance de découvrir les terres au lever du soleil, il se vit bien loin de son attente en reconnaissant qu’il était également éloigné des terres et du débris. On vint me demander dans ma retraite si j’étais mort ou vivant : « Capitaine, me dit-on, qu’allons-nous devenir ? Il ne se présente point de terre, et nous sommes sans vivres, sans carte et sans boussole. — Amis, leur répondis-je, il fallait m’en croire hier au soir, lorsque je vous conseillai fortement de ne pas vous éloigner des débris. Je me souviens que, pendant que je flottais sur le mât, j’étais environné de lard, de fromages et d’autres provisions. — Cher capitaine, me dirent-ils affectueusement, sortez de là, et venez nous conduire. — Je ne puis, leur répliquai-je, et je suis si perclus, qu’il m’est impossible de me remuer. » Cependant, avec leur secours, j’allai m’asseoir sur le pont, où je vis l’équipage qui cessait de ramer. Je demandai quels étaient les vivres : on me montra sept ou nuit livres de biscuit. Je dis : « Cessez de ramer, vous vous fatiguez vainement, et vous n’aurez point à manger pour réparer vos forces. » Ils me demandèrent ce qu’il fallait donc qu’ils fissent. Je les exhortai à se dépouiller de leurs chemises pour en faire des voiles. La difficulté était de trouver du fil. Je leurs fis prendre les paquets de cordes qui étaient de rechange dans la chaloupe. Ils en firent une espèce de fil de caret ; et du reste on fit des écoutes et des couets. Cet exemple fut suivi dans le canot. On parvint ainsi à coudre toutes les chemises ensemble, et l’on en composa de petites voiles.

» Nous pensâmes ensuite à faire la revue de tous nos gens. On se trouvait au nombre de quarante-six dans la chaloupe, et de vingt-six dans le canot. Il y avait dans la chaloupe une capote bleue de matelot et un coussin qui me furent cédés en faveur de ma situation. Le chirurgien était avec nous, mais sans aucun médicament. Il eut recours à du biscuit mâché qu’il mettait sur mes plaies, et par la protection du ciel, ce remède me guérit. J’avais aussi voulu donner ma chemise pour contribuer à faire les voiles ; mais tout le monde s’y était opposé, et je dois me louer des attentions qu’on eut pour moi.

» Le premier jour nous nous abandonnâmes aux flots tandis qu’on travaillait aux voiles. Elles furent prêtes le soir ; on envergua et l’on mit au vent. On était au 20 de novembre. Nous primes pour guide le cours des étoiles, dont nous connaissions fort bien le lever et le coucher. Pendant la nuit on était transi de froid, et la chaleur du jour était insupportable, parce que nous avions le soleil perpendiculairement sur nos têtes. Le 21 et les deux jours suivans, nous nous occupâmes à construire une arbalète pour prendre hauteur ; on traça un cadran sur le couvert, et l’on prépara un bâton avec les croix. Tennis Thybrandz, menuisier du vaisseau, avait un compas et quelque connaissance de la manière dont il fallait marquer la flèche. En nous aidant mutuellement, nous parvînmes à faire une arbalète dont on pouvait se servir. Je gravai une carte marine dans la planche, et j’y traçai l’île de Sumatra, celle de Java, et le détroit de la Sonde, qui est entre ces deux îles. Le jour de notre infortune, ayant pris hauteur sur le midi, j’avais trouvé que nous étions par les 5° 30′ de latitude du sud, et que le pointage de la carte était à vingt lieues de terre. J’y traçai encore une rose des vents, et tous les jours je fis l’estime. Nous gouvernions à sept lieues au sud ou au-dessus de l’entrée du détroit, dans la vue de choisir plus facilement notre route, lorsque nous viendrions à découvrir les terres.

» Des sept ou huit livres de biscuit qui faisaient notre unique provision, je réglai des rations pour chaque jour ; et pendant qu’il dura, je distribuai à chacun la sienne ; mais on en vit bientôt la fin, quoique la mesure pour chaque jour ne fût qu’un petit morceau de la grosseur du doigt. On n’avait aucun breuvage. Lorsqu’il tombait de la pluie, on amenait les voiles, qu’on étendait dans l’espace de la chaloupe pour rassembler l’eau et la faire couler dans deux petits tonneaux, les seuls qu’on eût emportés. On la tenait en réserve pour les jours qui se passaient sans pluie. Je coupai un bout de soulier qui servait de tasse pour puiser. Cette extrémité n’empêchait point qu’on ne me pressât de prendre abondamment ce qui convenait à mes besoins, parce que tout le monde, me disait-on, avait besoin de mon secours, et que sur un si grand nombre de gens la diminution serait peu sensible. J’étais bien aise de leur voir pour moi ces sentimens ; mais je ne voulais rien prendre de plus que les autres. Le canot s’efforçait de nous suivre. Cependant comme nous faisions meilleure route, et qu’il n’y avait personne qui entendit la navigation, lorsqu’il s’approchait de nous, ou que quelqu’un trouvait le moyen de passer à notre bord, tous les autres nous priaient instamment de les recevoir, parce qu’ils appréhendaient de s’écarter ou d’être séparés de la chaloupe par quelque fortune de mer. Nos gens s’y opposaient fortement, et me représentaient que ce serait nous exposer à périr tous.

» Enfin nous arrivâmes bientôt au comble de notre misère. Le biscuit nous manqua tout-à-fait, et nous ne découvrîmes point les terres. J’employai tous mes efforts pour persuader aux plus impatiens que nous n’en pouvions être bien loin ; mais je ne pus les soutenir long-temps dans cette espérance. Ils commencèrent à murmurer contre moi-même, qui me trompais, disaient-ils, et qui portais le cap à la mer au lieu de courir sur les terres. La faim devenait fort pressante, lorsque le ciel permit qu’une troupe de mouettes vint voltiger sur la chaloupe avec tant de lenteur qu’elles paraissaient chercher à se faire prendre. Elles se baissaient à la portée de nos mains, et chacun en prit facilement quelques-unes. On les pluma aussitôt pour les manger crues. Cette chair nous parut délicieuse, et j’avoue que je n’ai jamais trouvé tant de douceur au miel même. Mais c’était un seul repas qui suffisait à peine pour conserver la vie. Nous passâmes encore le reste du jour sans avoir la vue d’aucune terre. Nos gens étaient si consternés, que, le canot s’étant approché de nous, et ceux qui s’y trouvaient nous conjurant encore de les prendre, on conclut que, puisque la mort était inévitable, il fallait mourir tous ensemble. On les reçut donc, et l’on tira du canot toutes les rames et les voiles.

» Il y eut alors dans la chaloupe trente rames, que nous rangeâmes sur les bancs en forme de couverte ou de pont. On avait aussi une grande voile, une misaine, un artimon et une civadière. La chaloupe avait tant de creux, qu’un homme pouvait se tenir assis sous le couvert des rames. Je partageai notre troupe en deux parties, dont l’une se tenait sous le couvert, tandis que l’autre était dessus, et l’on relevait tour à tour. Nous étions soixante-douze, qui jetions les uns sur les autres des regards tristes et désolés, tels qu’on peut se les figurer entre des gens qui mouraient de faim et de soif, et qui ne voyaient plus venir de mouettes ni de pluie.

» Lorsque le désespoir commençait à prendre la place de la tristesse, on vit comme sourdre de la mer un assez grand nombre de poissons volans, de la grosseur des plus gros merlans, qui volèrent même dans la chaloupe. Chacun s’étant jeté dessus, ils furent distribués et mangés crus. Ce secours était léger. Cependant il n’y avait personne de malade ; ce qui paraissait d’autant plus étonnant, que, malgré mes conseils, quelques-uns avaient commencé à boire de l’eau de la mer. « Amis, leur disais-je, gardez-vous de boire de l’eau salée. Elle n’apaisera point votre soif, et elle vous causera un flux de ventre auquel vous ne résisterez pas. » Les uns mordaient des boulets de pierriers et des balles de mousquets ; d’autres buvaient leur propre urine. Je bus aussi la mienne ; mais, la rendant bientôt corrompue, il fallut renoncer à cette misérable ressource.

» Ainsi le mal croissant d’heure en heure, je vis arriver le temps du désespoir. On commençait à se regarder les uns les autres d’un air farouche, comme prêts à s’entre-dévorer et à se repaître chacun de la chair de son voisin. Quelques-uns parlèrent même d’en venir à cette funeste extrémité, et de commencer par les jeunes gens. Une proposition si terrible me remplit d’horreur ; mon courage en fut abattu. Je me tournai du côté du ciel pour le conjurer de ne pas permettre qu’on exerçât cette barbarie, et que nous fussions tentés au-dessus de nos forces, dont il connaissait les bornes. Enfin j’entreprendrais vainement d’exprimer dans quel état je me trouvai lorsque je vis quelques matelots disposés à commencer l’exécution et résolus de se saisir des jeunes gens. J’intercédai pour eux dans les termes les plus touchans. « Amis, qu’allez-vous faire ? quoi ! vous ne sentez pas l’horreur d’une action si barbare ? Ayez recours au ciel, il regardera votre misère avec compassion. Je vous assure que nous ne pouvons pas être loin des terres. » Ensuite je leur fis voir le pointage de chaque jour, et quelle avait été la hauteur.

» Ils me répondirent que je leur tenais depuis long-temps le même langage, qu’ils ne voyaient point l’effet des espérances dont je les avais flattés, et qu’ils n’étaient que trop certains que je les trompais ou que je me trompais moi-même. Cependant il m’accordèrent le délai de trois jours, au bout desquels ils me protestèrent que, s’ils ne voyaient pas les terres, rien ne serait capable d’arrêter leur dessein. Cette affreuse résolution me pénétra jusqu’au fond du cœur. Je redoublai mes prières pour obtenir que nos mains ne fussent pas souillées par le plus abominable de tous les crimes. Cependant le temps coulait, et l’extrémité me paraissait si pressante, que j’avais peine à me défendre moi-même du désespoir que je reprochais aux autres. J’entendais dire autour de moi : Hélas ! si nous étions à terre, nous paîtrions du moins l’herbe comme les bêtes. Je ne laissai pas de renouveler continuellement mes exhortations ; mais la force commença le lendemain à nous manquer autant que le courage. La plupart n’étaient presque plus capables de se lever du lieu où ils étaient assis, ni de se tenir debout. Rol était si abattu, qu’il ne pouvait se remuer. Malgré l’affaiblissement que m’avaient dû causer mes blessures, j’étais encore un des plus robustes, et je me trouvais assez de vigueur pour aller d’un couvert de la chaloupe à l’autre.

« Nous étions au second jour de décembre, qui était le treizième depuis notre naufrage. L’air se chargea ; il tomba de la pluie qui nous apporta un peu de soulagement. Elle fut même accompagnée d’un calme qui permit de détacher les voiles des vergues, et de les étendre sur le bâtiment. On se traîna par-dessous. Chacun but de l’eau de pluie à son aise, et les deux petits tonneaux demeurèrent remplis. J’étais alors au timon, et, suivant l’estime, je jugeai que nous ne devions pas être loin de la terre. J’espérais que l’air pourrait s’éclaircir tandis que je demeurais dans ce poste, et je m’obstinais à ne le pas quitter. Cependant l’épaisseur de la brume et la pluie qui ne diminuait pas me firent éprouver un air si vif, que, n’ayant plus le pouvoir d’y résister, j’appelai un des quartier-maîtres pour lui faire prendre ma place. Il vînt, et j’allai me mêler entre les autres, où je repris un peu de chaleur. À peine le quartier-maître eut-il passé une heure à la barre du gouvernail, que, le temps ayant changé, il découvrit une côte. Le premier mouvement de sa joie lui fit crier terre ! terre ! Tout le monde retrouva des forces pour se lever, et chacun voulut être assuré par ses yeux d’un si favorable événement. C’était effectivement la terre. On fit servir aussitôt toutes les voiles, et l’on courut droit sur la côte ; mais, en approchant du rivage, on trouva les brisans si forts, qu’on n’osa se hasarder à traverser les lames. L’île, car c’en était une, s’enfonçait par un petit golfe où nous eûmes le bonheur d’entrer. Là nous jetâmes le grapin à la mer. Il nous en restait un petit qui servit à nous amarrer à terre, et chacun se hâta de sauter sur le rivage.

» L’ardeur fut extrême pour se répandre dans les bois et dans les lieux où l’on espérait trouver quelque chose qui pût servir d’aliment. Pour moi, je n’eus pas plus tôt touché la terre, que, m’étant jeté à genoux, je la baisai de joie, et je rendis grâce au ciel de la faveur qu’il nous accordait. Ce jour était le dernier des trois à la fin desquels on devait manger les mousses du vaisseau.

» L’île offrait des cocos ; mais on n’y put découvrir d’eau douce. Nous nous crûmes trop heureux de pouvoir avaler la liqueur que ces fruits rendent dans leur fraîcheur. On mangeait les plus vieux, dont le noyau était plus dur. Cette liqueur nous parut un agréable breuvage, et n’aurait produit que des effets salutaires, si nous en eussions usé avec modération ; mais tout le monde en ayant pris à l’excès, nous sentîmes dès le même jour des douleurs et des tranchées insupportables, qui nous forcèrent de nous ensevelir dans le sable les uns près des autres. Elles ne finirent que par de grandes évacuations, qui rétablirent le lendemain notre santé. On fit le tour de l’île sans trouver la moindre apparence d’habitation, quoique diverses traces fissent assez connaître qu’il y était venu des hommes. Elle ne produit que des cocos. Quelques matelots virent un serpent qui leur parut épais d’une brasse. Après avoir rempli notre chaloupe de cocos vieux et frais, nous levâmes l’ancre vers le soir, et nous gouvernâmes sur l’île de Sumatra, dont nous eûmes la vue dès le lendemain. Celle que nous quittions en est à quatorze ou quinze lieues. Nous côtoyâmes les terres de Sumatra vers l’est aussi long-temps qu’il nous resta des provisions. La nécessité nous forçant alors de descendre, nous rasâmes la côte sans pouvoir traverser les brisans. Dans l’embarras où nous étions menacés de retomber, il fut résolu que quatre ou cinq des meilleurs nageurs tâcheraient de se rendre à terre pour chercher le long du rivage quelque endroit où nous pussions aborder. Ils passèrent heureusement à la nage, et se mirent à suivre la côte tandis que nous les conduisions des yeux. Enfin, trouvant une rivière, ils se servirent de leurs caleçons pour nous faire des signaux qui nous attirèrent à leur suite. En nous approchant, nous aperçûmes devant l’embouchure un banc contre lequel la mer brisait encore avec plus de violence. Je n’étais pas d’avis qu’on hasardât le passage, ou du moins je ne voulus m’y déterminer qu’avec le consentement général. Tout le monde se mit en rang par mon ordre, et je demandai à chacun son opinion. Ils s’accordèrent tous à braver le péril. J’ordonnai qu’à chaque côté de l’arrière on tînt un aviron percé, avec deux rameurs à chacun, et je pris la barre du gouvernail pour aller droit à couper la lame. Le premier coup de mer remplit d’eau la moitié de la chaloupe. Il fallut promptement puiser avec les chapeaux, les souliers et tout ce qui pouvait servir à cet office ; mais un second coup de mer nous mit tellement hors d’état de gouverner, que je crus notre perte certaine. « Amis, m’écriai-je, tenez la chaloupe en équilibre, et redoublez vos efforts à puiser, ou nous périssons sans ressource. » On puisait avec toute l’ardeur possible, lorsqu’un troisième coup de mer survint. Mais la lame fut si courte, qu’elle ne put nous jeter beaucoup d’eau, sans quoi nous périssions infailliblement ; et la marée commençant aussitôt à refouler, nous traversâmes enfin ces furieux brisans. On goûta l’eau, qui fut trouvée douce. Ce bonheur nous fit oublier toutes nos peines. Nous abordâmes au côté droit de la rivière, où le rivage était couvert de belles herbes, entre lesquelles nous découvrîmes de petites fèves telles qu’on en voit dans quelques endroits de la Hollande. Notre première occupation fut d’en manger avidement. Quelques-uns de nos gens, étant allés au-delà d’une pointe de terre qui se présentait devant nous, y trouvèrent du tabac et du feu ; nouveau sujet d’une extrême joie. Quelque explication qu’il fallût donner à ces deux signes, ils nous marquaient que nous n’étions pas loin de ceux qui les avaient laissés. Nous avions dans la chaloupe deux haches qui nous servirent pour abattre quelques arbres, dont nous fîmes de grands feux en plusieurs endroits ; et nos gens, divisés en petites troupes, s’assirent autour, et se mirent à fumer le tabac qu’ils avaient trouvé.

» Vers le soir, nous redoublâmes nos feux ; et, dans la crainte de quelque surprise, je posai trois sentinelles aux avenues de notre petit camp. La lune était au déclin. Nous passâmes la première partie de la nuit sans autre mal que de violentes tranchées qui nous venaient d’avoir mangé trop de fèves ; mais, au milieu de nos douleurs, les sentinelles nous apprirent que les habitans du pays s’approchaient en grand nombre. Leur dessein, dans les ténèbres, ne pouvait être que de nous attaquer. Toutes nos armes consistaient dans les deux haches, avec une épée fort rouillée ; et nous étions tous si mal, qu’à peine avions-nous la force de nous remuer. Cependant cet avis nous ranima, et les plus abattus ne purent se résoudre à périr sans quelque défense. Nous prîmes dans nos mains des tisons ardens, avec lesquels nous courûmes au-devant de nos ennemis : les étincelles volaient de toutes parts, et rendaient le spectacle terrible. D’ailleurs les insulaires ne pouvaient être informés que nous étions sans armes ; aussi prirent-ils la fuite pour se retirer derrière un bois. Nos gens retournèrent auprès de leurs feux, où ils passèrent le reste de la nuit dans des alarmes continuelles. Rol et moi nous nous crûmes obligés, par prudence, de rentrer dans la chaloupe, pour nous assurer du moins cette ressource contre toutes sortes d’événemens.

» Le lendemain, au lever du soleil, trois insulaires sortirent du bois, et s’avancèrent vers le rivage. Nous leur envoyâmes trois de nos gens, qui, ayant déjà fait le voyage des Indes, connaissaient un peu les usages et la langue du pays. La première question à laquelle ils eurent à répondre, fut de quelle nation ils étaient. Après avoir satisfait à cette demande, et nous avoir représentés comme d’infortunés marchands, dont le vaisseau avait péri par le feu, ils demandèrent à leur tour si nous pouvions obtenir quelques rafraîchissemens par des échanges. Pendant cet entretien, les insulaires continuèrent de s’avancer vers la chaloupe, et s’en étant approchés avec beaucoup d’audace, ils voulurent savoir si nous avions des armes. J’avais fait étendre les voiles sur la chaloupe, parce que je me défiais de leur curiosité. On leur répondit que nous étions bien pourvus de mousquets, de poudre et de balles. Ils nous quittèrent alors avec promesse de nous apporter du riz et des poules. Nous fîmes environ quatre-vingts ducats de l’argent que chacun avait dans ses poches, et nous les offrîmes aux trois insulaires pour quelques poules et du riz tout cuit qu’ils nous apportèrent. Ils parurent fort satisfaits du prix. J’exhortai tous nos gens à prendre un air ferme. Nous nous assîmes librement sur l’herbe, et nous nous remîmes à tenir conseil, après nous être rassasiés par un bon repas. Les trois insulaires assistèrent à ce festin, et durent admirer notre appétit. Nous leur demandâmes le nom du pays, sans pouvoir distinguer dans leur réponse si c’était Sumatra. Cependant nous en demeurâmes persuadés lorsqu’ils nous eurent montré de la main que Java était au-dessous, et nous comprîmes facilement qu’ils voulaient nommé Jean Coen, général des hollandais, qui commandait alors dans cette île. Il nous parut certain que nous étions au vent de Java ; et cet éclaircissement nous causa d’autant plus de satisfaction, que, n’ayant point de boussole, nous avions hésité jusqu’alors dans toutes nos manœuvres. Il ne nous manquait plus que des vivres pour achever de nous rendre tranquilles. Je pris la résolution de m’embarquer avec quatre de nos gens dans une petite pirogue qui était sur la rive, et de remonter la rivière jusqu’à un village que nous aperçûmes dans l’éloignement, pour aller faire autant de provisions qu’il me serait possible, avec le reste de l’argent que j’avais rassemblé. M’étant hâté de partir, j’eus bientôt acheté du riz et des poules, que j’envoyai à Rol avec la même diligence, en lui recommandant l’égalité dans la distribution, pour ne donner à personne aucun sujet de plainte. De mon côté, je fis dans le village un fort bon repas avec mes compagnons, et je ne trouvai pas la liqueur du pays sans agrément. C’est une sorte de vin qui se tire des arbres, et qui est capable d’enivrer. Pendant que nous mangions, les habitans étaient assis autour de nous, et conduisaient nos morceaux de leurs regards, en les dévorant des yeux. Après le repas, j’achetai d’eux un buffle, qui me coûta cinq réales et demi, mais étant si sauvage que nous ne pouvions le prendre ni l’amener : nous y employâmes beaucoup de temps. Le jour commençait à baisser ; je voulais que nous retournassions à la chaloupe, dans l’intention de revenir le lendemain. Mes gens me prièrent de les laisser cette nuit dans le village, sous prétexte qu’il leur serait plus aisé de prendre le buffle pendant les ténèbres. Je n’étais pas de leur avis, et je m’efforçai de les détourner de ce dessein. Cependant leurs instances m’y firent consentir, et je les quittai en les abandonnant à leur propre conduite.

» Je retournai sur le bord de la rivière, où je trouvai près de la pirogue quantité d’insulaires qui paraissaient en contestation. Ayant cru démêler que les uns voulaient qu’on me laissât partir, et que d’autres s’y opposaient, j’en pris deux par le bras, et je les poussai vers la pirogue d’un air de maître. Leurs regards étaient farouches ; cependant ils se laissèrent conduire jusqu’à la barque, et ne firent pas difficulté d’y entrer avec moi. L’un s’assit à l’arrière , et l’autre à l’avant ; enfin ils se mirent à ramer. J’observai qu’ils avaient au côté chacun leur cric ou leur poignard, et par conséquent qu’ils étaient maîtres de ma vie. Après avoir vogué, celui qui était à l’arrière vînt à moi, au milieu de la pirogue où je me tenais debout, et me déclara par des signes qu’il voulait de l’argent. Je tirai de ma poche une petite pièce de monnaie que je lui offris. Il la reçut, et l’ayant regardée quelques momens d’un air incertain, il l’enveloppa dans le morceau de toile qu’il avait autour de sa ceinture. Celui qui était à la proue vint à son tour, et me fit les mêmes signes. Je lui donnai une autre pièce, qu’il considéra aussi des deux côtés ; mais il parut encore plus incertain s’il la devait prendre ou m’attaquer ; ce qui lui aurait été facile, puisque j’étais sans armes. Je sentis la grandeur du péril, et le cœur me battait violemment. Cependant nous descendions toujours, et d’autant plus vite, que nous étions portés par le reflux. Vers la moitié du chemin, mes deux guides commencèrent à parler entre eux avec beaucoup de chaleur. Tous leurs mouvemens semblaient marquer qu’ils avaient dessein de fondre sur moi. J’en fus alarmé jusqu’à trembler ; ma consternation me fit tourner les yeux vers le ciel, à qui je demandai le secours qui m’était nécessaire dans un danger si pressant. Une inspiration secrète me fit prendre le parti de chanter ; ressource étrange contre la peur. Je chantai de toute ma force, jusqu’à faire retentir les bois dont les deux rives étaient couvertes. Les deux insulaires se mirent à rire, ouvrant la bouche si large, que je vis jusqu’au milieu de leur gosier. Leurs regards me firent connaître qu’ils ne me croyaient ni crainte ni défiance. Ainsi je vérifiai ce que j’avais entendu dire sans le comprendre, qu’une frayeur extrême est capable de faire chanter. Pendant que je continuais cet exercice, la barque allait si rapidement, que je commençai à découvrir notre chaloupe. Je fis des signes à nos gens : ils les aperçurent, et je les vis accourir vers le bord de la rivière. Alors me tournant vers mes deux rameurs, je leur fis entendre que, pour aborder, il fallait qu’ils se missent tous deux à la proue, dans l’idée que l’un d’eux ne pourrait du moins m’attaquer par derrière ; ils m’obéirent sans résistance, et je descendis tranquillement sur la rive.

» Lorsqu’ils me virent en sûreté au milieu de mes compagnons, ils demandèrent où tant de gens passaient la nuit. On leur dit que c’était sous les tentes qu’ils voyaient. Nous avions dressé effectivement de petites tentes avec des branches et des feuilles d’arbres. Ils demandèrent encore où couchaient Rol et moi, qui leur avions paru les plus respectés. On leur répondit que nous couchions dans la chaloupe sous les voiles ; après quoi ils rentrèrent dans leur pirogue pour retourner au village.

» Je fis à Rol et aux autres le récit de ce qui m’était arrivé dans mon voyage, et je leur donnai l’espérance de revoir le lendemain nos quatre hommes avec le buffle. La nuit se passa dans une profonde tranquillité ; mais, après le lever du soleil, nous fûmes surpris de ne pas voir paraître nos gens, et nous commençâmes à soupçonner qu’il leur était arrivé quelque accident. Quelques momens après, nous vîmes venir deux insulaires qui chassaient une bête devant eux. C’était un buffle ; mais je n’eus pas besoin de le considérer long-temps pour reconnaître que ce n’était pas celui que j’avais acheté. Un de nos gens qui entendait à demi la langue du pays et qui se faisait entendre de même, demanda aux deux noirs pourquoi ils n’avaient pas amené le buffle qu’ils nous avaient vendu, et où étaient nos quatre hommes. Ils répondirent qu’il avait été impossible d’amener l’autre, et que nos gens qui venaient après eux en conduisaient un second. Cette réponse ayant un peu dissipé notre inquiétude, je remarquai que le buffle sautait beaucoup et qu’il n’était pas moins sauvage que le premier. Je ne balançai point à lui faire couper les pieds avec la hache. Les deux noirs le voyant tomber poussèrent des cris et des hurlemens épouvantables.

» À ce bruit, deux ou trois cents insulaires qui étaient cachés dans le bois en sortirent brusquement et coururent d’abord vers la chaloupe, dans le dessein apparemment de nous couper le passage pour s’assurer la liberté de nous massacrer tous. Trois de nos gens qui avaient fait un petit feu à quelque distance des tentes, pénétrèrent leur projet, et se hâtèrent de nous en donner avis. Je sortis du bois, et, m’étant un peu avancé, je vis quarante ou cinquante de nos ennemis qui se précipitaient vers nous d’un autre côté du même bois. « Tenez ferme, dis-je à nos gens, le nombre de ces misérables n’est pas assez grand pour nous causer de l’épouvante. » Mais nous en vîmes paraître une si grande troupe, la plupart armés de boucliers et d’une sorte d’épées, que, regardant notre situation d’un autre œil, je m’écriai : « Amis, courons à la chaloupe, car si le passage nous est coupé, il faut renoncer à toute espérance. » Nous prîmes notre course vers la chaloupe ; et ceux qui ne purent y arriver assez tôt se jetèrent dans l’eau pour s’y rendre à la nage.

» Nos ennemis nous poursuivirent jusqu’à bord ; malheureusement pour nous, rien n’était disposé pour s’éloigner de la rive avec une diligence égale au danger. Les voiles étaient tendues en forme de tente d’un côté de la chaloupe à l’autre, et tandis que nous nous empressions d’y entrer, les insulaires, nous suivant de près, percèrent de leurs zagaies plusieurs de nos gens, dont nous vîmes les intestins qui leur tombaient du corps. Nous nous défendîmes néanmoins avec nos deux haches et notre vieille épée. Le boulanger de l’équipage, qui était un grand homme plein de vigueur, s’aidait de l’épée avec succès. Nous étions amarrés par deux grapins, l’un à l’arrière et l’autre à l’avant. Je m’approchai du mât et criai au boulanger, « coupe le câbleau ; » mais il lui fut impossible de le couper. Je courus à l’arrière, et mettant le câbleau sur l’étambord, je criai, « hache » ; alors il fut coupé facilement. Nos gens de l’avant le prirent et tirèrent la chaloupe vers la mer. En vain les insulaires tentèrent de nous poursuivre dans l’eau, ils perdirent fond et furent contraints d’abandonner leur proie.

» Nous pensâmes à recueillir le reste de nos gens qui nageaient dans la rivière. Ceux qui n’avaient pas reçu de coups mortels rentrèrent à bord, et le ciel fit souffler aussitôt un vent forcé de terre, quoique jusqu’alors il eût été de mer. Il nous fut impossible de ne pas reconnaître que c’était un témoignage sensible de la protection divine. Nous mîmes toutes nos voiles, et nous allâmes jusqu’au large d’une seule bordée, avec une facilité surprenante à repasser le banc et les brisans qui nous avaient causé tant d’embarras à l’entrée de la rivière. Nos ennemis, s’imaginant que nous y ferions naufrage, s’étaient avancés jusqu’à la dernière pointe du cap pour nous y attendre et nous massacrer ; mais le vent continua de nous être favorable, et l’avant de la chaloupe, qui était fort haut, coupa les lames avec ce secours.

» À peine étions-nous hors de danger qu’on s’aperçut que le brave boulanger qui nous avait si bien défendus avait été blessé d’une arme empoisonnée. Sa blessure était au-dessus du nombril. Les parties d’alentour étaient déjà d’un noir livide. Je lui coupai les chairs jusqu’au vif pour arrêter le progrès du venin, mais la douleur que je lui causai fut inutile : il tomba mort à nos yeux : nous le jetâmes dans les flots. En faisant la revue de nos gens, nous trouvâmes qu’il en manquait seize, dont onze avaient été tués au rivage. Le sort des quatre malheureux qui étaient restés dans le village fut amèrement déploré. Rien n’était si cruel que la nécessité où nous étions de les abandonner. Cependant il y a beaucoup d’apparence qu’ils n’y purent être sensibles, et que c’était déjà fait de leur vie.

« Nous gouvernâmes vent arrière, en rangeant la côte. Le reste de nos provisions consistait en huit poules et un peu de riz. Elles furent distribuées entre cinquante hommes que nous étions encore ; mais la faim commençant bientôt à se faire sentir, nous fûmes obligés de retourner à terre par une baie que nous découvrîmes. Quantité de gens qui étaient sur le rivage prirent la fuite en nous voyant débarquer. Nous avions fait une trop funeste expérience de la barbarie de ces insulaires pour en espérer des vivres ; mais nous trouvâmes du moins de l’eau douce. Les rochers voisins nous offrirent des huîtres et des petits limaçons de mer, dont nous mangeâmes avec d’autant plus de goût, qu’ayant sauvé un plein chapeau de poivre que j’avais acheté dans le village où j’avais laissé nos quatre hommes, il nous servit à les assaisonner. Après nous en être rassasiés, chacun en remplit ses poches, et nous rentrâmes dans la chaloupe avec nos deux petits barrils d’eau fraîche. Je proposai, en quittant la baie, de prendre un peu plus au large pour faire plus de chemin. Ce conseil fut suivi ; mais le vent, qui commençait à forcer, nous fit essuyer pendant la nuit une grosse tempête. Cependant les peines qu’il nous causa devinrent une faveur du ciel. Si nous eussions continué de ranger la côte, nous n’aurions pu nous défendre de relâcher près d’une autre aiguade qui se présente dans la même île, où nous aurions trouvés des ennemis cruels qui s’étaient déclarés depuis peu contre les Hollandais, et qui en avaient déjà massacré plusieurs. À la point du jour nous eûmes la vue de trois îles qui étaient devant nous. Nous prîmes la résolution d’y relâcher, quoique nous ne les crussions point habitées. On se flattait d’y trouver quelque nourriture. Celle où nous abordâmes était remplie de ces espèces de roseaux qu’on nomme bambous, et qui sont de la grosseur de la jambe. Nous en prîmes plusieurs, dont nous perçâmes les nœuds avec un bâton, à l’exception de celui de dessus ; et les remplissant d’eau douce comme autant de barils que nous fermâmes avec des bouchons, nous portâmes une bonne provision d’eau douce dans la chaloupe. Il y avait aussi des palmiers, dont la cime était assez molle pour nous servir d’aliment. On parcourut l’île sans y faire d’autres découvertes. Un jour me trouvant au pied d’une assez haute montagne, je ne pus résister à l’envie de monter au sommet, dans l’espérance vague de faire quelque observation qui put être utile à nous conduire. Nous cherchions les lieux où les Hollandais étaient établis. Il me semblait que ce soin me regardait particulièrement, et que tous nos gens avaient les yeux tournés sur moi. Cependant, outre les maux qui m’étaient communs avec eux, je n’étais jamais venu aux Indes orientales, et n’ayant ni boussole ni d’autres instrumens de mer, je ne me trouvais capable de rien pour notre conservation.

» Lorsque je fus au sommet de la montagne, mes regards se perdirent dans l’immense étendue du ciel et de la mer. Je me jetai à genoux, le cœur plein d’amertume, et j’adressai ma prière au ciel avec des soupirs et des gémissemens que je ne puis exprimer. Aussitôt je découvris deux hautes montagnes dont la couleur me parut bleue. Il me vint dans l’esprit qu’étant à Hoorn, j’avais entendu dire à Guillaume Schouten, qui avait fait deux fois le voyage des Indes orientales, qu’au cap de Java il y avait deux hautes montagnes qui paraissaient bleues. Nous étions venus dans l’île en rangeant à main gauche la côte de Sumatra, et ces montagnes étaient à la droite. Je voyais entre elles une ouverture ou un vide au travers duquel je ne découvrais pas de terres et je n’ignorais pas que le détroit de la Sonde était entre Sumatra et Java. Ces réflexions me firent conclure qu’il n’y avait point d’erreur dans notre route. Je descendis plein de joie et je me hâtai d’annoncer à Rol que j’avais vu les deux montagnes. Elles ne paraissaient plus lorsque je lui fis ce récit, parce que les nuées les couvraient. Mais j’ajoutai ce que j’avais appris à Hoorn de la bouche de Schouten, et j’établis mes conjectures par d’autres raisonnemens. Rol y trouva de la vraisemblance. « Assemblons nos gens, me dit-il, et gouvernons de ce côté-là. » Cette déclaration que je fis a l’équipage excita beaucoup d’empressement pour apporter à bord de l’eau, des roseaux et des cimes de palmier. On mit à la voile avec la même ardeur, le vent était favorable à nos nouvelles vues ; nous portâmes le cap droit à l’ouverture des deux montagnes, et pendant la nuit nous gouvernâmes par le cours des étoiles. Vers minuit nous aperçûmes du feu : on s’imagina d’abord que c’était le feu de quelque vaisseau, et que ce devait être une caraque ; mais, en approchant, nous reconnûmes que c’était une petite île du détroit de la Sonde. Après en avoir doublé la pointe, nous vîmes un autre feu de l’autre côté, et diverses marques nous firent distinguer que c’étaient dés pêcheurs. Le lendemain, à la pointe du jour, nous fûmes arrêtés par un calme. Nous étions sans le savoir sur la côte interne de Java. Un matelot étant monté au haut du mât cria aussitôt qu’il découvrait un gros de vaisseaux ; il en compta jusqu’à vingt-trois. Notre joie nous fit faire des cris et des sauts ; on se hâta de border les avirons à cause du calme, et l’on nagea droit vers cette flotte. C’était un nouvel effet de la protection du ciel, car autrement nous serions allés nous jeter à Bantam, où nous n’avions rien de favorable à nous promettre, parce que le roi de cette contrée était en guerre avec notre nation ; au lieu que, par une faveur admirable de la Providence, nous allâmes tomber entre les bras de nos compatriotes et de nos amis.

» Ces vingt-trois vaisseaux étaient hollandais, sous le commandement de Frédéric Houtman d’Alkmaar. Il se trouvait alors dans sa galerie, d’où il nous observait avec sa lunette d’approche, surpris de la singularité de nos voiles, et cherchant l’explication d’un spectacle si nouveau. Il envoya sa chaloupe au-devant de nous pour s’informer qui nous étions. Ceux qui la conduisaient nous reconnurent ; nous avions fait voile ensemble du Texel, et nous ne nous étions séparés que dans la mer d’Espagne. Ils nous firent passer, Rol et moi, dans leur chaloupe, et nous conduisirent à bord de l’amiral, dont le vaisseau se nommait la Vierge de Dordrecht. Nous lui fûmes aussitôt présentés. Après nous avoir marqué la joie qu’il avait de nous revoir, jugeant sans explication quel était le plus pressant de nos besoins, il fit couvrir sa table, et s’y mit avec nous. Lorsque je vis paraître du pain et les autres viandes, je me sentis le cœur si serré, que mes larmes inondèrent mon visage, et que je ne me trouvai point la force de manger. Nos gens, qui arrivèrent aussitôt, furent distribués sur tous les autres vaisseaux de la flotte. »