Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome IX/Seconde partie/Livre IV/Chapitre X

CHAPITRE X.

Gouvernement.

Si l’on convient généralement que l’empire de la Chine est d’une antiquité très-reculée, on est fort loin de marquer avec précision jusqu’à quel temps on doit la faire remonter. Les Chinois conviennent eux-mêmes que leurs annales sont pleines de fables sur cet objet. On regarde communément Fo-hi comme le fondateur de cette monarchie, mais on ne s’accorde pas sur le temps où il vivait. Quelques auteurs chinois le font régner deux mille neuf cent cinquante-deux ans avant Jésus-Christ, c’est-à-dire plusieurs siècles avant le déluge ; ce qui contredirait évidemment la chronologie chrétienne. Les missionnaires jésuites et quelques savans, tels que Renaudot et Fourmont, ont discuté cette question, qui est restée indécise comme tant d’autres. Ce qui est certain, c’est que la plus ancienne éclipse observée par les mathématiciens chinois se trouve placée sous le règne de Chang-kang, quatrième empereur de la première dynastie, deux mille cent cinquante-cinq ans avant Jésus-Christ, suivant le calcul des astronomes européens ; d’où l’on peut conclure que cet empire n’a guère moins de quatre mille ans d’ancienneté. Son étendue et ses dépendances se sont accrues avec le temps.

La province de Yun-nan est une conquête des derniers siècles. Dans celle de Fo-kien, l’ancien langage du pays existe encore. La race impériale qui possède aujourd’hui le trône a joint à l’empire toute la Tartarie orientale, ou le pays des Tartares mantchous, et une grande partie de l’occidentale, qui comprend le pays des Mogols et celui des Kalkas. La Chine, proprement dite, peut avoir cinq cents lieues de longueur sur une largeur à peu près égale. D’ailleurs on compte parmi ses tributaires plusieurs royaumes, tels que la Corée, le Tonkin, la Cochinchine, Siam, qui sont plus ou moins dépendans, selon que le gouvernement chinois a plus ou moins de force ou de faiblesse.

Il paraît que la constitution du gouvernement chinois est telle, qu’elle ne peut guère s’altérer comme celle des autres états. Elle a du moins passé par une grande épreuve, puisqu’elle a résisté deux fois à la conquête, et qu’elle a passé sous d’autres maîtres sans changer de forme.

Le nom de république n’avait jamais été connu des Chinois jusqu’à l’arrivée des Hollandais, et l’on eut peine à leur faire comprendre qu’un état pût se gouverner sans roi. Ils regardaient un gouvernement populaire comme un monstre à plusieurs têtes, formé par l’ambition, l’inconstance et la corruption des hommes dans les temps de désordre et de confusion publique.

Le gouvernement politique de la Chine est fondé sur le pouvoir paternel, dont il semble être l’image. L’empereur porte le nom de père de l’empire. Un vice-roi est le père de la province où il commande, comme un mandarin est celui de la ville qu’il gouverne. Aussi, quoique la Chine soit une monarchie, et peut-être la plus absolue qu’il y ait au monde, sa constitution est fondée sur de si excellentes maximes, et tous ses règlemens sont si bien rapportés au bien public, qu’il n’y a peut-être pas de nation sur la terre qui jouisse d’une liberté plus raisonnable, ni dont les particuliers et les propriétés soient mieux à couvert de la violence et de l’oppression des officiers de la couronne. Comme c’est dans la personne de l’empereur que réside un pouvoir si vaste, les Chinois pensent qu’on ne peut apporter trop de soin à former l’esprit et le caractère des princes qui sont destinés au trône.

L’autorité impériale est absolue à la Chine. Quoique chaque particulier soit parfaitement maître de son bien, et vive paisiblement dans la possession de ses terres, l’empereur est le maître d’imposer les taxes qu’il juge convenables au bien de l’état ; mais, hors le cas d’une pressante nécessité, il use rarement de ce pouvoir. C’est une coutume établie d’exempter chaque année une ou deux provinces de fournir sa part des taxes, surtout lorsqu’elle a souffert de quelque maladie, ou lorsque le mauvais temps a fait tort à ses productions.

Il n’y a point de tribunal dans l’empire dont la sentence n’ait besoin d’être confirmée par l’autorité du prince ; mais les décrets qui viennent immédiatement de lui sont perpétuels et irrévocables. Les vice-rois et les tribunaux des provinces sont obligés de les enregistrer et de les faire publier aussitôt dans toute l’étendue de leur juridiction.

L’empereur choisit pour son héritier celui d’entre ses enfans qu’il juge le plus propre à lui succéder. S’il ne se trouve personne dans sa famille qui lui paraisse digne du gouvernement, il peut porter son choix sur un de ses sujets ; mais ces exemples ne sont connus que dans les temps fort anciens. S’il préfère à son fils aîné quelqu’un qui l’emporte sur lui par le mérite, une si belle action rend son nom immortel. S’il arrive que celui qu’il choisit paraisse répondre mal à l’espérance publique, il n’a rien de mieux à faire que de l’exclure et d’en nommer un autre, s’il veut conserver sa propre réputation. Khang-hi, le dernier empereur, déposa le seul fils qu’il eut de son épouse légitime. On vit avec étonnement un prince dont l’autorité avait été presque égale à celle de l’empereur, chargé de fers dans une étroite prison. Ses enfans et ses principaux officiers furent enveloppés dans le même sort ; et les gazettes furent aussitôt remplies de manifestes qui rendaient compte au public de la conduite de l’empereur.

Ce monarque dispose, avec le même pouvoir, de toutes les dignités de l’empire, sans être obligé de les conférer aux personnes qui lui sont proposées par les tribunaux. Cependant il confirme ordinairement leur choix après avoir examiné lui-même les sujets qui doivent leur élection à la voix des suffrages. À l’égard des premiers postes, tels que ceux de tsong-tou, de gouverneurs, etc., c’est à l’empereur seul que cette nomination appartient. Il élève, il dégrade, suivant le mérite et la capacité des sujets. En général, il n’y a point d’emploi vénal à la Chine. Les princes mêmes du sang impérial n’ont aucun droit aux titres et aux honneurs, sans la permission expresse de l’empereur. Celui dont la conduite ne répond point à l’attente du public perd ses dignités et ses revenus par l’ordre du prince, et n’est plus connu par d’autres distinctions que celle de la ceinture jaune. On lui accorde seulement, pour sa subsistance, une médiocre pension du trésor royal.

Des révolutions de cette nature feraient naître en Europe des factions et des troubles ; mais elles ne produisent pas le moindre désordre à la Chine. Quand il arriverait même que ces renversemens de fortune fussent l’effet d’une haine personnelle ou de quelque autre passion violente, si le gouvernement est équitable dans les autres parties, le public prend peu d’intérêt à la disgrâce des grands. En ce point, la Chine ne diffère guère de nos gouvernemens d’Europe, mais beaucoup de ceux d’Asie, où le sort des princes et des ministres est une cause très-fréquente de révolutions.

Le pouvoir de l’empereur s’étend même sur les morts, qu’il punit ou récompense à son gré. Il leur confère divers titres d’honneur qui rejaillissent sur toute leur famille. En qualité de grand pontife, il peut en faire des saints, ou, suivant le langage de la Chine, des esprits nus.

On peut dire, en un mot, que le pouvoir de l’empereur s’étend presqu’à tout. Il peut changer la figure et le caractère des lettres, abolir les anciennes, en introduire de nouvelles ; il peut changer les noms des provinces, des villes et des familles ; il peut défendre l’usage de certaines expressions dans le langage, et faire revivre celles qui ont été abandonnées ; de sorte que son autorité prévaut sur l’usage même, dont les Grecs et les Romains croyaient l’empire absolu dans toutes les choses de cette nature. On sait qu’Adrien disait qu’il pouvait donner le droit de bourgeoisie aux personnes, et non pas aux mots.

La maxime d’état qui oblige envers lui ses sujets à une obéissance filiale lui impose aussi l’obligation de les aimer comme un père. C’est une opinion généralement établie parmi eux, qu’un empereur doit entrer dans tous les détails qui concernent le bien public. Ce n’est pas pour se divertir qu’il est placé dans ce rang suprême, il faut qu’il mette son divertissement à remplir les devoirs d’empereur, et à faire en sorte, par son application, par sa vigilance, par sa tendresse pour ses sujets, qu’on puisse dire de lui, avec vérité, qu’il est le père du peuple. Si sa conduite ne répond pas à cette idée, il tombe bientôt dans le dernier mépris, « Pourquoi le ciel, disent-ils, l’a-t-il placé au-dessus de nous ? N’est-ce pas pour nous servir de père et de mère ? »

Un empereur chinois s’étudie continuellement à soutenir cette réputation. Lorsqu’une province est affligée de quelque calamité, il se renferme dans son palais, il jeûne, il s’interdit tout plaisir ; et, se hâtant de diminuer les impôts par un décret, il emploie tous ses efforts an soulagement des malheureux. Il affecte, dans les termes du décret, de faire sentir combien il est touché de la misère de son peuple. « Je le porte dans mon cœur, dit-il ; je pleure nuit et jour sur ses malheurs, je pense sans cesse aux moyens de le rendre heureux. Enfin il emploie une infinité d’expressions semblables pour leur prouver son affection. L’empereur Yong-tching poussa cette affectation, jusqu’à ordonner que, lorsque la moindre partie de l’empire paraîtrait menacée de quelque calamité, on se hâtât de l’en informer par un courrier, afin que, se croyant responsable de tous les maux de l’état, il pût s’efforcer par sa conduite d’apaiser la colère du ciel. C’est une chose vraiment admirable que ce respect pour l’humanité, devenu dans ce pays l’un des caractères du pouvoir despotique, qui partout ailleurs apprend à mépriser les hommes et à les fouler aux pieds. On ne peut attribuer ce respect à la douceur naturelle de ces peuples, puisque les Indiens, peuple le plus doux de la terre, sont écrasés par des despotes barbares. Il faut absolument reconnaître ici le pouvoir de la morale et des lois.

Un autre frein que les lois ont mis à l’autorité souveraine, c’est que, dans toutes les occasions où l’empereur commet quelque faute qui paraît capable de troubler le bon ordre du gouvernement, elles autorisent les mandarins à lui adresser leurs représentations en forme de supplique, et dans les termes les plus humbles et les plus respectueux. S’il marquait du mépris pour ces remontrances, ou s’il maltraitait le mandarin qui a le courage d’embrasser la cause publique, il perdrait l’affection de son peuple, tandis que le mandarin recevrait les plus glorieux éloges, et immortaliserait à jamais sa mémoire. L’histoire chinoise offre un grand nombre de ces martyrs du bien public, qui ont eu la hardiesse d’élever la voix contre une mauvaise administration, sans craindre le ressentiment de l’empereur, ni même la mort.

Il paraît incroyable qu’un prince ait le temps d’examiner lui-même les affaires d’un si vaste empire, et de prêter l’oreille à cette multitude de mandarins dont il est chaque jour assiégé ; mais l’ordre qui s’observe à la cour est si merveilleux, et les lois ont pourvu si clairement à toutes les difficultés, que deux heures, dit-on, suffisent pour cette multitude de soins. L’empereur Khang-hi voulait tout voir de ses propres yeux, et ne se fiait qu’à lui-même du choix des officiers qui devaient gouverner son peuple.

Suivant le père Le Comte, l’empereur a deux conseils souverains : l’un, nommé le conseil extraordinaire, qui n’est composé que des princes du sang ; l’autre, qui porte le nom de conseil ordinaire, où les co-laos, c’est-à-dire les ministres d’état, sont admis avec les princes. Ces ministres sont chargés de la discussion des affaires ; ils en font leur rapport à l’empereur, qui leur déclare ses volontés. Duhalde prétend que le grand conseil est composé de tous les ministres d’état, des premiers présidens et des assistans de six cours suprêmes, et de trois autres tribunaux considérables ; au lieu que le conseil privé ne consiste que dans les trois ordres d’officiers qui appartiennent au tribunal nommé Nui-yuen.

Une des principales marques de l’autorité souveraine est le sceau qui s’appose aux actes publics et aux décisions des tribunaux. Le sceau impérial est une pierre carrée d’environ douze pouces : elle est de jaspe, qui est fort estimé à la Chine. Nul autre que l’empereur n’a le droit d’employer le jaspe à cet usage ; les Chinois l’appellent yu-ché, et le tirent de In-yu-chan, qui signifie la montagne du sceau d’agate, de laquelle ils racontent une infinité de fables. L’empereur date ses lettres, ses décrets et tous les actes publics, de l’année de son règne et du jour de la lune.

Les sceaux d’honneur qu’on donne aux princes sont d’or. Ceux des vice-rois, des grands mandarins ou des magistrats du premier ordre, sont d’argent ; et ceux des mandarins ou des magistrats inférieurs ne sont que de cuivre ou de plomb, plus ou moins grands, suivant l’élévation de leurs dignités. Lorsqu’un sceau commence à s’user, ils doivent en donner avis au tribunal qui leur en accorde un autre, mais qui les oblige à rendre le vieux. Depuis que les Tartares sont établis à la Chine, les caractères gravés sur ces sceaux sont mêlés de chinois et de tartare, de même que chaque tribunal est composé d’un mélange des deux nations. Quand l’empereur envoie des commissaires dans les provinces pour observer la conduite des gouverneurs, des magistrats et des particuliers, il leur donne à chacun le sceau de leur charge.

Le respect que les Chinois ont pour leur empereur répond à la grandeur de son autorité : c’est une espèce de divinité pour son peuple. On lui rend des honneurs qui approchent de l’adoration. Ses paroles sont comme autant d’oracles, et ses moindres commandemens sont exécutés comme s’ils venaient du ciel. Personne, sans en excepter ses frères, ne peut lui parler qu’à genoux. On ne paraît point en cérémonie devant lui dans une autre posture, s’il n’en donne l’ordre exprès. Il n’y a que les seigneurs de son cortège ordinaire qui aient la liberté d’être debout en sa présence ; mais ils sont obligés de fléchir le genou lorsqu’ils lui parlent. Ce respect s’étend à tous les officiers qui représentent l’empereur.

Les mandarins, les grands de la cour, et les princes mêmes du sang se prosternent non-seulement devant la personne de l’empereur, mais même devant son fauteuil, son trône, et tout ce qui sert à son usage ; ils se mettent quelquefois à genoux devant son habit ou sa ceinture. Le premier jour de l’an, ou le jour de sa naissance, lorsque les mandarins des six cours souveraines viennent lui rendre les devoirs de cérémonie dans une des cours du palais, il est rare qu’il s’y trouve présent, et quelquefois il est fort éloigné du lieu où ces hommages lui sont rendus. S’il tombe dans quelque maladie dangereuse, l’alarme devient générale : les mandarins de tous les ordres s’assemblent dans une vaste cour du palais, et, sans faire attention à la rigueur de l’air, ils passent à genoux les jours et les nuits, occupés à faire éclater leur douleur, et à demander au ciel le rétablissement de sa santé. Tout l’empire souffre dans sa personne, et sa perte est le seul malheur que ses sujets croient avoir à redouter : les grands se croient obligés de donner ces témoignages publics de vénération pour leur souverain dans la vue d’entretenir la subordination, et d’inspirer au peuple, par leur exemple, l’obéissance qu’il doit à l’autorité. C’est en conséquence de cette maxime qu’ils donnent à l’empereur les titres les plus pompeux ; ils l’appellent Tien-tsé, c’est-à-dire fils du ciel ; Hoang-ti, auguste et souverain empereur ; Ching-hoang, saint empereur ; Chao-ting, palais royal ; Van-soui, dix mille années. Mais l’empereur n’emploie jamais ces expressions lorsqu’il parle de lui-même ; il se sert du terme ngo, qui signifie je ou moi ; et lorsqu’il paraît en public, assis sur son trône, il emploie celui de chin, qui signifie salut, avec cette différence qu’il est le seul qui fasse usage de ce mot. Le langage du palais est fort pompeux : on ne dit jamais, sonnez de la trompette, battez du tambour, etc. ; mais ta-hui, c’est-à-dire que le ciel lâche son tonnerre. Pour faire entendre que l’empereur est mort, ils disent ping-tien, qui signifie il est entré nouvel hôte au ciel, ou pung, c’est-à-dire une grande montagne est tombée ; au lieu de dire les portes du palais, ils disent hin-muen, les portes d’or ; et de même à l’égard de tout le reste.

Un sujet, de quelque rang ou de quelque qualité qu’on le suppose, n’ose passer à cheval ou en chaise devant les portes du palais impérial ; il doit mettre pied à terre lorsqu’il en approche, et ne remonter qu’à la distance prescrite. Chaque cour du palais a son sentier pavé de larges pierres, qui ne sert de chemin qu’à l’empereur, lorsqu’il y passe ; et ceux qui ont à traverser les cours, doivent marcher fort vite au long de ce sentier : cette vitesse dans la marche est aussi une marque de respect qui s’observe en passant près des personnes de qualité. Les Chinois, ont une manière de courir qui leur est propre, et qui passe pour une politesse aussi gracieuse que nos révérences en Europe. Les missionnaires se virent obligés d’apprendre cette cérémonie avant de saluer l’empereur Khang-hi dans son kong, c’est-à-dire dans la grande salle de son appartement. Aussitôt qu’on a passé la porte de la salle, on doit courir avec une légèreté gracieuse jusqu’au fond de la chambre qui fait face à l’empereur. Là, on doit demeurer un moment debout, les deux bras étendus vers la terre. Ensuite, après avoir fléchi les genoux, on doit se baisser jusqu’à terre, se relever et répéter trois fois la même cérémonie, en attendant l’ordre qu’on reçoit de s’avancer et de se mettra à genoux aux pieds de l’empereur.

La moindre négligence dans le respect qu’on doit à l’empereur passe pour un crime à la Chine. Une des plus graves accusations qui furent intentées au père Adam Schaal par le mandarin Hiang-quang-sien, fut d’avoir omis de placer l’étoile du nord dans le globe qu’il avait composé. Son accusateur en concluait qu’il ne voulait pas reconnaître d’empereur de la Chine, et par conséquent qu’il n’était qu’un rebelle qui méritait la mort. On doit observer que les Chinois appellent l’étoile du nord ti-sing, ou le roi des étoiles, parce qu’elle est immobile ; ils prétendent que toutes les autres étoiles tournent autour d’elle comme les sujets de l’empereur tournent autour de lui pour le servir, et que par conséquent leur monarque est sur la terre ce que cette étoile est au ciel. Il paraît que les juges chinois furent charmés de cette ridicule accusation, et qu’ils la regardèrent comme un argument d’une force extrême ; mais ils furent extrêmement déconcertés lorsque, le globe ayant été produit, on s’aperçut qu’il n’était point achevé, et que l’auteur n’y avait encore tracé que l’hémisphère du sud.

Les officiers de la maison de l’empereur, et ceux qui ont le gouvernement particulier de ses affaires sont en fort grand nombre. Tout était autrefois entre les mains des eunuques, dont le nombre était d’environ dix nulle, gens infâmes par leur orgueil et leur avarice. Mais les Tartares ne se furent pas plus tôt rendus maîtres de l’empire, qu’ils en chassèrent neuf mille, conservant le reste pour le service le plus intérieur du palais. Cependant cette monstrueuse espèce parvint, par ses flatteries et son adresse, à gagner les bonnes grâces du jeune Chun-tchi, et se rétablit presque entièrement dans son ancienne autorité : après la mort de ce prince, les quatre régens tartares se défirent encore de cette peste. Les eunuques, privés de leur crédit, furent réduits à trois cents, pour servir le jeune monarque, les reines, sa mère et sa grand’mère, dans les offices les plus bas.

L’empereur paraît en public vêtu d’une longue robe jaune ou verte, qui lui couvre jusqu’aux pieds. Le fond en est de velours, brodé d’une multitude de petits dragons qui ont cinq griffes à chaque pied. Deux gros dragons, avec leurs corps et leurs queues entremêlés, remplissent des deux côtés le devant de la poitrine ; ils sont dans une attitude qui les ferait croire près de saisir avec leurs dents et leurs griffes une fort belle perle qui paraît descendre du ciel.

La livrée impériale est jaune, et tout ce qui appartient à l’empereur est de la même couleur, sans excepter ses dragons à cinq griffes, qui se nomment long, et sa cotte-d’armes, qui est telle encore que l’empereur Fo-hi la porta le premier. Personne n’oserait prendre ni l’un ni l’autre sans sa permission ; mais tout le monde peut orner son habit d’un dragon à quatre griffes, qui s’appelle mang. L’empereur sort rarement de son palais, à moins que ce ne soit pour la chasse, pour prendre l’air, pour se divertir dans ses parcs et ses jardins, pour sacrifier au temple de Tien, ou pour faire la visite des provinces. Dans ces occasions, il est toujours accompagné d’un grand nombre de seigneurs et de gardes, tous à cheval. Son train, ses armes, le harnais de ses chevaux, les parasols, les éventails, et les autres marques de la dignité impériale, tout est brillant autour de lui. S’il ne sort que pour la chasse ou pour prendre l’air, toute la cavalcade est composée d’environ deux mille personnes. Les princes et les seigneurs vont à la tête, suivis des premiers ministres et des grands mandarins ; ils marchent le long des maisons, en laissant le milieu de la rue fort ouvert. On voit paraître après eux vingt-quatre étendards de soie jaune, brodés de dragons en or, qui sont suivis de vingt-quatre parasols et d’autant d’éventails de la même couleur, tous fort riches et d’un travail curieux. Les gardes du corps sont vêtus de jaune, chacun avec une sorte de casque et une espèce de javelot ou de demi-pique dorée, terminée en haut par la figure d’un soleil, ou d’un croissant, ou de la tête de quelque animal. Douze valets de pied, vêtus de la même livrée, portent sur leurs épaules le magnifique fauteuil de l’empereur. En divers endroits du chemin, il se trouve d’autres porteurs pour relever les premiers. Une troupe de musiciens, de trompettes et d’autres instrumens qui accompagnent l’empereur, ne cessent pas de se faire entendre pendant la marché, et cette procession est fermée par un grand nombre de pages et de valets de pied. Telle était autrefois la pompe impériale ; mais aujourd’hui que l’empereur se fait voir plus souvent hors de son palais, son cortége est moins nombreux.

Tous les ambassadeurs des puissances étrangères sont défrayés aux dépens de l’empereur, qui leur fournit des chevaux, des barques, des litières, et toutes les voitures nécessaires pour le voyage. Ils sont logés dans un palais, où l’empereur leur envoie de deux jours l’un, en témoignage d’estime et d’amitié, des mets de sa table. Nous avons déjà remarqué cette ridicule vanité des Chinois, qui affectent de compter parmi les tributaires de l’empire tous les princes qui leur envoient des députés, pour quelque cause que ce soit. Les Russes n’ont pas eu peu de peine à faire changer ce terme en leur faveur, et leur ambassade n’en a pas moins été regardée comme un hommage. La géographie des Chinois est adaptée à cette chimère ; car, supposant la terre carrée, ils prétendent que la Chine en occupe la plus grande partie, et que le reste des hommes est relégué dans les coins. Il vaudrait mieux être meilleur géographe, et moins sottement orgueilleux.

Le revenu de l’empereur est immense ; mais il n’est pas aisé de déterminer au juste à quelles sommes il se monte, parce que le tribut annuel se paie partie en argent, partie en nature : il se tire de toutes les terres, sans excepter les montagnes ; du sel, des soies, des toiles de coton et de chanvre, et diverses autres marchandises ; des forêts, des jardins, des douanes, des ports, des confiscations, etc. Les tributs autorisés par les lois sont si considérables, que, si les Chinois avaient moins d’industrie, et leurs terres moins de fertilité, ce grand empire ne serait, comme les autres états des Indes, qu’une société de misérables.

Comme toutes les terres sont mesurées, et que le nombre des familles est aussi connu que le tribut qu’elles doivent à l’empereur, il est facile de calculer ce que chaque ville paie annuellement. Les officiers qui lèvent les contributions ne saisissent jamais les biens de ceux qui marquent de la lenteur à payer, ou qui cherchent à s’en dispenser par des délais continuels : ce serait ruiner les familles. Depuis le milieu du printemps, où l’on commence à labourer la terre, jusqu’au temps de la récolte, les mandarins n’ont pas la liberté d’inquiéter les paysans ; mais le moyen qu’ils prennent ensuite pour les obliger de payer, est la bastonnade ou l’emprisonnement, s’ils n’aiment mieux les charger par billets de l’entretien des vieillards, qui sont nourris dans chaque ville aux dépens de l’empereur, et qui passent ainsi à la charge des débiteurs, jusqu’à l’entière consommation des arrérages.

Ces officiers sont comptables de ce qu’ils reçoivent au pou-tching-ssée, c’est-à-dire au trésorier-général de la province, qui tient le premier rang après le vice-roi. Ils sont obligés de lui remettre à certains temps les sommes qu’ils ont perçues. On transporte ces sommes sur des mulets, dont chacun porte deux mille taëls, dans deux vaisseaux de bois faits en forme de longs barils, et bien garnis de cercles de fer. Le pou-tching-ssée rend compte an hou-pou, c’est-à-dire au tribunal suprême, qui a la surintendance des finances, et le hou-pou ne ressortit qu’à l’empereur. Rien n’est mieux ordonné que la manière d’imposer et de recueillir les tributs ; ce qui n’empêche pas qu’il ne s’y glisse quelques petites fraudes de la part des officiers subalternes.

Une grande partie du tribut impérial qui se lève en nature est employée dans les provinces, en pensions et pour l’entretien des pauvres, surtout des vieillards et des invalides qui sont en fort grand nombre, pour les appointemens des mandarins, le paiement des troupes, l’entretien des édifices publics, celui des ambassadeurs, des grands chemins, etc. ; mais le surplus de toutes ces dépenses est porté à Pékin, pour fournir à celles du palais et de la capitale de l’empire, où l’empereur entretient cent soixante mille hommes de troupes réglées, auxquels il donne d’ailleurs une paie en argent ; de plus, on y distribue tous les jours, à près de cinq mille mandarins, une certaine quantité de viande, de poisson, de sel, de légumes, etc. ; et, une fois le mois, du riz, des fèves, du bois, du charbon et de la paille. Le même usage s’observe à l’égard de ceux qui sont appelés à la cour, ou envoyés de là dans les provinces. Ils sont servis et défrayés sur la route. On leur fournit des barques, des chevaux, des voitures et des logemens, qui sont entretenus aux frais de l’empereur. Le nombre des troupes qu’il tient à sa solde monte à plus de sept cent soixante-dix mille hommes ; il entretient de même cinq cent soixante-cinq mille chevaux, pour remonter la cavalerie et pour l’usage des postes et des courriers qui portent ses ordres et ceux des tribunaux de chaque province.

Quoique ce qui vient par eau des provinces méridionales suffise pour fournir à la consommation de Pékin, on appréhende si fort que la quantité ne réponde pas aux besoins, qu’on entretient constamment à Pékin des magasins de riz pour trois ans.

Le nombre des femmes et des concubines de l’empereur est si grand, qu’il est difficile de le bien connaître, d’autant plus qu’il n’est jamais fixé : elles ne paraissent qu’aux yeux du monarque. À peine tout autre homme oserait-il en demander des nouvelles. Magalhaens fait monter le nombre des concubines à trois mille. On les nomme kong-ngus, ou dames au palais ; mais celles pour qui l’affection de l’empereur est déclarée particulièrement, portent le nom de ti, qui signifie presque reines. Il leur donne, quand il lui plaît, des joyaux qu’elles portent à la tête ou sur la poitrine, et une pièce de satin ou de damas jaune, qu’elles suspendent devant leur porte, et qui les fait respecter plus que toutes leurs compagnes. Ces dames ont aussi leurs titres et leurs dignités : elles sont divisées en plusieurs classes, et distinguées, comme les mandarins, par leurs habits et leur parure, et par d’autres marques de leur rang ; mais leurs enfans sont regardés comme des enfans naturels.

Lorsque l’empereur ou l’héritier de la couronne pense à se marier, le tribunal des cérémonies nomme des matrones d’une réputation bien établie pour choisir vingt filles les plus belles et les plus accomplies qu’elles puissent trouver, sans aucun égard pour leur naissance et pour leur famille : on les transporte au palais dans des chaises à porteur bien fermées. Pendant quelques jours, elles y sont examinées par la reine-mère, ou, si cette princesse ne vit plus, par la première dame de la cour, qui leur fait faire divers exercices pour s’assurer qu’elles n’ont pas de mauvaise odeur ni d’autres défauts corporels. Après quantité d’épreuves, elle en choisit une, qu’elle fait conduire à l’empereur ou au prince avec beaucoup de cérémonies. Cette fête est accompagnée de toutes sortes de réjouissances et de faveurs, surtout d’un pardon général pour tous les criminels de l’empire, à l’exception des rebelles et des voleurs ; ensuite la jeune personne est couronnée avec une pompe fort éclatante : on lui donne quantité de titres, on lui assigne des revenus considérables. Les dix-neuf autres filles sont mariées aux fils des premiers seigneurs, s’il s’en trouve un nombre égal ; celles qui restent sans maris retournent chez leurs parens, avec des dots qui leur suffisent pour les marier avantageusement.

Telle était l’ancienne coutume des monarques chinois ; mais à présent les empereurs tartares prennent pour femmes et pour reines les filles de quelques rois de la Tartarie orientale. Les reines sont au nombre de trois : elles jouissent de beaucoup plus d’honneurs que les autres femmes ; elles ont un logement particulier, une cour, deux dames d’honneur et d’autres domestiques de leur sexe ; on n’épargne rien pour leur amusement ni pour la magnificence de leurs meubles et de leur cortége. Tandis que Navarette était à Pékin, l’empereur envoya un présent en forme de dot à la fille d’un des quatre régens de l’empire, qu’il prit ensuite pour sa femme. Ce présent consistait en cent tables, couvertes de quantité de choses et de toutes sortes de mets, deux mille ducats en argent, mille ducats en or, cent pièces d’étoffes de soie de diverses couleurs, à fleurs d’or et d’argent, et cent pièces d’étoffes de coton.

Les enfans des trois reines sont tous légitimes, avec cette seule différence que les fils de la première sont préférés pour succéder à l’empire. La première reine fait sa résidence dans le palais impérial avec l’empereur, et porte le titre à d’impératrice : les deux autres ont des palais séparés.

La résidence des fils de l’empereur, avant leur mariage, est le palais impérial. Lorsqu’ils sont mariés, l’usage est de les envoyer dans quelques-unes des principales villes des provinces, qui ont des palais pour les recevoir. Le Comte, qui vit trois de ces palais, les trouva très-grands, très-beaux, et d’une magnificence surprenante, quoique fort inférieurs à celui de Pékin. Ils contiennent, les uns dix, d’autres douze, et quelques-uns un plus grand nombre d’appartemens, avec d’autres palais séparés de chaque côté, et une double enceinte de murs. Lorsque l’empereur envoie dans un de ces palais son second ou son troisième fils, il lui donne le titre de roi. Khang-hi donna ainsi le titre de Cho-vang, ou de roi de Cho, à celui qui fut envoyé à Ching-tou-fou, capitale de Sé-chuen, parce qu’anciennement cette province se nommait Cho. Chacun de ces rois a mille eunuques pour lui servir de cortége, pour administrer ses affaires et pour recevoir ses revenus ; mais ils ne prennent aucune part aux affaires publiques de la province : seulement les mandarins sont obligés de s’assembler quatre fois l’année au palais du jeune prince, pour lui rendre leur hommage, comme ils le rendent à l’empereur dans la capitale de l’empire, avec cette seule différence qu’ils donnent au dernier le titre de van-soui, c’est-à-dire, dix mille ans, au lieu qu’on n’accorde à ces princes que celui de sien-soui, qui signifie mille ans.

Sous le règne des empereurs chinois, le tribunal des cérémonies choisissait pour le mariage des princesses un certain nombre de jeunes gens âgés de quatorze ou quinze ans. On ne considérait dans ce choix que l’esprit et la bonne mine. C’était dans cette belle troupe que l’empereur prenait des maris pour ses filles et pour ses sœurs, auxquelles il donnait une dot très-considérable en terres et en joyaux. Ces maris portaient le nom de tou-ma, c’est-à-dire parens de l’empereur par leurs femmes. Ils ne pouvaient être mandarins ; mais ils devenaient si puissans, que leurs oppressions étaient redoutables pour le peuple. Jusqu’à ce qu’il leur vînt des enfans, ils étaient obligés, soir et matin, de se mettre à genoux devant leurs femmes, et de frapper trois fois la terre du front ; mais la qualité de père les exemptait de cette cérémonie. L’empereur tartare qui règne aujourd’hui marie ses sœurs et ses filles aux fils des grands seigneurs, sans exiger qu’ils soient du sang royal, ou à ceux des khans de la Tartarie orientale.

Tous les parens de l’empereur par les mâles, soit riches, soit pauvres, fussent-ils à la quinzième génération, reçoivent quelque pension pour leur subsistance, suivant leur degré de proximité. Ils ont tous le privilége de peindre en rouge leurs maisons et leurs meubles. Mais la race précédente ayant régné deux cent soixante-dix- sept ans, le nombre de ses descendans s’était tellement multiplié, que le revenu des plus éloignés ne pouvant suffire à leur entretien, plusieurs étaient réduits, pour vivre, à l’exercice de quelque métier. La première fois que Magalhaens entra dans l’empire, il en trouva un dans la capitale du Kiang-si, qui exerçait l’office de portefaix, et qui, pour se distinguer des gens du même ordre, portait sur le dos des crochets fort brillans et vernis de rouge. Sous la race précédente, il s’en trouvait un nombre infini qui étaient dispersés dans toutes les parties de l’empire, et qui, abusant des priviléges de leur naissance, commettaient des insolences et des extorsions continuelles ; mais ils furent extirpés jusqu’au dernier par les Tartares. Tous les parens de l’empereur qui règne aujourd’hui sont des personnages importans, qui font leur résidence à la cour ; mais si cette race dure long-temps, ils se multiplieront sans doute, et ne seront pas moins à charge que les précédens. Navarette dit que les palais des petits rois du sang royal sont couverts de tuiles d’un ronge luisant, et que l’empereur les qualifie, et tous ses autres parens, de kin-tchi-pao-tsé, qui signifie branches d’or et feuilles précieuses ; titre un peu déplacé dans des gens qui souvent n’ont point de pain.

Les parens de l’empereur du côté des femmes sont de deux sortes : les uns descendent des filles, et ne passent point pour des princes du sang, ni même pour appartenir à sa famille ; aussi n’ont-ils aucun droit à la succession, quand même ils auraient plusieurs enfans mâles. Le même usage est établi parmi le peuple. La seconde sorte est composée des pères, des frères, des oncles et des autres parens de la reine, des gendres de l’empereur, de leurs pères, de leurs oncles et de leurs autres parens. C’était dans ces deux ordres que les empereurs chinois choisissaient un certain nombre des plus distingués pour en composer le tribunal qui se nomme Van-sin ; mais les Tartares ont extirpé aussi la seconde de ces deux parentés.

L’empereur observe avec beaucoup d’attention la conduite des princes du sang, et les punit sans indulgence lorsqu’il ne la trouve pas digne de leur naissance et de leur rang. Apprenant un jour que l’un d’entre eux aimait l’amusement avec trop de passion, surtout les combats de coqs, qui sont un passe-temps fort commun parmi les Orientaux, il trouva de la bassesse dans l’excès de ce goût, et lui en fit un reproche ; mais ne voyant aucun fruit de son avertissement, il résolut de faire un exemple en déclarant que le prince était déchu de son titre et de ses honneurs. Cet ordre fut suivi de l’exécution. Le prince fut privé de son cortége, de sa pension et de sa qualité, jusqu’à ce qu’il trouvât l’occasion de réparer sa faute par quelque action éclatante et digne de son sang.

Il nous reste à parler des funérailles du grand monarque de la Chine. Aussitôt qu’il a rendu les derniers soupirs, on le met dans un riche fauteuil, qui est porté par six eunuques au milieu de la salle royale de Gin-tchi-tsien, c’est-à-dire au palais de la Merci et de la Prudence. On y place le corps sur un lit fort riche ; bientôt après on le renferme, avec une infinité de cérémonies et au son d’une musique funèbre, dans un cercueil qui coûte deux ou trois mille écus. Il est fait de bois nommé kong-sio-mo, ou bois de paon, qui tire ce nom de la ressemblance de ses veines avec les yeux de la queue du paon. Les Chinois assurent que ce bois préserve les corps de la corruption, et y laissent en effet un cadavre dans le même lieu pendant plusieurs mois, quelquefois pendant des années entières.

La pompe funèbre s’exécute dans le palais même, avec des cérémonies dont la description serait longue et fastidieuse. Après cette scène lugubre, on porte le corps à sa sépulture dans le bois impérial ; tel est le nom que les Chinois donnent aux tombeaux de leurs empereurs. L’air de grandeur qui règne dans ce lieu, les palais, les richesses et les ornemens dont il est accompagné, les murs qui l’environnent, le nombre de mandarins et de domestiques qui sont employés continuellement pour le service, et celui des soldats qui font la garde, tout caractérise des peuples dont l’imagination, beaucoup plus vive que la nôtre, porte ses vues jusque dans un ordre de choses, qui occupe peu la plupart des hommes.

Tous les sujets de l’empire étaient obligés anciennement de porter le deuil pendant trois ans pour la mort d’un empereur ; mais, dans ces derniers temps, cet incommode usage a été réduit à peu de jours. Navarette, qui se trouvait à la Chine pendant le deuil du père de Khang-hi, rapporte qu’il ne dura pas plus de quatre ou cinq jours. C’est passer d’une extrémité à l’autre. Le deuil de nos rois se porte comme celui d’un père ; mais il faut observer qu’il n’y a qu’un petit nombre d’hommes obligés de le porter.

À la mort de l’impératrice, mère de Khang-hi, quatre jeunes filles, qui avaient servi cette princesse avec beaucoup d’affection, s’étaient déjà parées à la manière des Tartares pour se sacrifier elles-mêmes sur le corps de leur maîtresse ; mais l’empereur arrêta cette barbare pratique : il défendit aussi, pour l’avenir, un autre usage de la même nation, qui consiste à brûler, avec le corps des personnes de distinction, et dans le même bûcher, leurs richesses, et quelquefois même leurs domestiques.

Magalhaens nous apprend que le successeur d’un empereur ne voit jamais les femmes ni les concubines de son prédécesseur, et que ce respect est porté si loin, qu’il ne met pas même le pied dans leur appartement.

Aussitôt qu’un particulier est employé au service de l’empire, il est qualifié du titre de kouan, qui signifie préposé, ou celui qui est à la tête des autres. Les Portugais ont donné aux kouans le nom de mandarins ou de commandans, que toutes les autres nations de l’Europe ont adopté ; mais à celui de kouan les Chinois joignent le titre de lao-ia ou seigneur, pour marquer la noblesse de ceux qui obtiennent cet honneur.

Il y a neuf ordres de kouans ou de mandarins, si parfaitement subordonnés entre eux, que rien n’est comparable au respect et à la soumission des inférieurs pour ceux qui sont au-dessus d’eux. Avant de parvenir à quelqu’un de ces ordres, le candidat, suivant Magalhaens, doit avoir été troisième assistant d’un chi-hien, c’est-à-dire du gouverneur d’une ville du troisième rang : il porte alors le nom de tien-tsé, et n’est encore d’aucun ordre ; mais s’il se conduit bien pendant trois ans, le gouverneur de cette ville en rend témoignage, par un certificat, au gouverneur de la ville du premier rang dont il dépend. Celui-ci en informe le gouverneur de la capitale de la même province, qui communique ses informations aux deux grands tribunaux de sa ville. Le vice-roi les reçoit de ces deux tribunaux ; ensuite il écrit au grand tribunal de Pékin, qui donne le même avis au conseil d’état. Enfin l’empereur, informé par son conseil, crée le candidat mandarin de l’ordre huitième ou neuvième.

Chacun de ces neuf ordres est divisé en neuf degrés. On distingue ainsi un mandarin du premier rang ou du second degré, du premier, du second ou du troisième ordre. Cette distinction ne consiste néanmoins que dans des titres qui leur sont accordés par l’empereur, sans un rapport direct à leurs emplois ; car, quoique la dignité de leurs emplois soit mesurée ordinairement sur celle de leur ordre, cette règle n’est pas générale, parce qu’il arrive quelquefois que, pour récompenser un officier inférieur, l’empereur le crée mandarin du premier ou du second ordre. D’un autre côté, il arrive aussi que, pour punir une personne dont la charge appartient naturellement aux ordres supérieurs, il le dégrade à quelque ordre inférieur.

On peut prendre une idée de la manière dont les mandarins des neuf ordres sont employés à l’administration des affaires, par leur distribution dans le tribunal du conseil privé, qui se nomme nui-yuen, ou la cour intérieure, parce qu’il a son siége dans le palais impérial de Pékin. Ce tribunal, ou cette cour, est composé de trois classes de mandarins : la première comprend les co-laos, ou les ministres d’état, qui forment le premier ordre des mandarins, avec les premiers présidens des tribunaux suprêmes, et les principaux officiers de l’armée. Ce degré est le plus relevé auquel les lettrés puissent aspirer. Le nombre des co-laos n’est pas fixe ; il dépend de la volonté du monarque, qui les choisit à son gré dans les divers tribunaux de l’empire. Cependant il est rare qu’on en voie plus de cinq ou six à la fois, et l’un d’entre eux jouit ordinairement de quelque distinction au-dessus des autres ; il porte le titre de cheou-siang ; il est président du conseil, et a toute la confiance de l’empereur.

Le tribunal des co-laos a son siége dans le palais, à main gauche de la salle impériale, qui est à la Chine le côté le plus honorable. C’est dans cette salle que l’empereur donne ses audiences publiques, et qu’il reçoit l’hommage et les respects des mandarins. Comme le palais a quantité d’autres salles fort magnifiques et fort pompeusement ornées, on en assigne une à chaque co-lao, pour y examiner les différentes affaires qui lui sont adressées en particulier ; et le nom de cette salle se joint au sien comme un titre d’honneur. Le tribunal des co-laos reçoit et examine presque toutes les requêtes que les tribunaux suprêmes doivent présenter à l’empereur, soit pour les affaires d’état et qui concernent la paix ou la guerre, soit pour les affaires civiles et criminelles. Après cet examen, le conseil permet de les présenter à l’empereur, à moins que l’objet ne souffre quelque objection. Les co-laos en avertissent alors sa majesté impériale, qui reçoit ou qui rejette leur avis. Quelquefois l’empereur se réserve la connaissance des affaires et l’examen des mémoires qui lui sont présentés.

Les mandarins de la seconde classe du conseil de nui-yuen sont comme les assesseurs des premiers. C’est de leur corps qu’on tire les vice-rois des provinces et les présidens des autres tribunaux. Ils portent le titre de ta-hio-sé, c’est-à-dire de lettrés ou de magistrats d’une capacité reconnue. On les prend dans le second ou le troisième ordre des mandarins. Dans ce même tribunal, ceux du troisième ordre, qui portent le titre de tchong-chu-co, c’est-à-dire d’école des mandarins, sont les secrétaires de l’empereur. Leur charge est de rédiger par écrit toutes les matières dont on délibère dans le conseil. On les prend dans le quatrième, le cinquième et le sixième ordre des mandarins. C’est dans ce tribunal de nui-yuen qu’on agite la plupart des grandes affaires, à moins que l’empereur n’assemble exprès le grand conseil pour en décider.

On distingue les kouans civils et militaires. Le nombre des mandarins civils qui sont dispersés dans toutes les parties de l’empire, monte à treize mille six cent quarante-sept ; et celui des militaires à huit mille cinq cents vingt, qui font ensemble trente-deux mille cent soixante-sept. Quatre fois l’année, on en imprime un catalogue, où leurs noms, leurs titres, leur pays et le temps auquel ils ont pris leurs degrés sont marqués régulièrement. Navarette en compte deux mille quatre cents à la cour, où chaque province a le sien, qui est comme son protecteur ou son avocat-général.

La Chine est gouvernée par divers officiers, sous l’autorité de l’empereur. Chaque province a cinq officiers principaux, qui sont le Fou-yuen ; c’est ce que nous nommons en Europe le vice-roi ou le gouverneur, avec quatre assistans, le pou-ching-ssée ou le trésorier-général, le nyan-tcha-ssée, ou le juge criminel ; le y-tchuen-tao, qui a la surintendance des postes et des salines ; et le liang-tao, à qui appartient le soin des denrées qui se lèvent en qualité de tributs : ces quatre officiers sont obligés, comme accesseurs du vice-roi, de se trouver plusieurs fois le mois à son tribunal pour les affaires importantes de la province ; mais quelques provinces, que leur grandeur a fait diviser en deux parties, ont deux vice-rois : telle est la province de Kiang-nan. Au-dessus du vice-roi est encore un autre officier nommé le tsong-tou, qui a quelquefois deux ou trois provinces sous sa juridiction : celles de Chen-si et de Se-chuen, et celles de Quang-tong et de Quang-si ont leur tsong-tou. C’est à ces grands officiers que l’empereur envoie ses ordres, qu’ils transmettent de main en main à toutes les villes de leur district ; cependant, quelle que soit l’autorité du tsong-tou, elle ne diminue pas celle des vice-rois ; mais tout est réglé avec tant d’ordre, qu’il ne s’élève jamais aucun différend pour la juridiction. Quelquefois le tsong-tou n’est chargé que du soin d’une province, comme celui de Hou-quang, de Chen-si, etc. Alors la province est divisée en deux gouvernemens qui ont chacun leur propre vice-roi subordonné au tsong-tou, mais seulement dans certaines matières. Il a néanmoins le droit de décider de toutes sortes de causes, dans les appels qui sont portés à son tribunal, de celui des deux gouverneurs principaux. Les provinces de Quang-tong et de Fo-kien sont gouvernées par des régulos, qui sont au-dessus de tous les officiers précédens par leur qualité, mais qui n’ont au fond que la même autorité dans leur gouvernement : cependant ils s’en attribuent beaucoup et rendent leur joug fort pesant, parce qu’il ne se trouve personne qui ose leur résister.

Chaque province étant divisée en un certain nombre de juridictions qui se nomment fous et qui sont subdivisées en d’autres districts nommés tcheous et hiens, toutes les villes qui portent le titre de fou, ont un mandarin qui se nomme chi-fou, et au moins un autre qui s’appelle chi-hien, parce que leur territoire, qui est ordinairement plus étendu que celui des autres villes, est divisé en deux districts, dont chacun ressortit immédiatement à son chi-hien.

Chaque district a un autre mandarin nommé tao-ti, dont l’office est de veiller sur la conduite et sur les mœurs des officiers de sa juridiction, et de presser les gouverneurs des villes pour le paiement des droits impériaux. Il y en a deux autres qui ont dans leurs territoires respectifs l’intendance des rivières et des côtes de la mer : l’un se nomme ho-tao, et l’autre hay-tao. Tous ces mandarins appartiennent au tribunal des ko-taos, c’est-à-dire des inspecteurs et des visiteurs. Navarette observe, à l’occasion de ces deux sortes d’officiers, que près des rivières navigables il y a des mandarins chargés du soin des barques, soit impériales, soit marchandes, et que dans les capitales maritimes il y a un grand mandarin qui a l’inspection de toute la côte.

Les Chinois lettrés ne sont pas soumis aux magistrats communs : ils ont leurs propres magistrats, et dans chaque ville ils en ont un principal qui fait sa résidence dans le lieu où les étudians sont examinés, avec deux officiers subalternes.

Tous les officiers qui ont part à l’administration de l’empire ont entre eux une dépendance mutuelle. Le mandarin le moins considérable jouit d’une pleine étendue dans l’autorité de son district ; mais il dépend de plusieurs autres mandarins, qui, quoique plus puissans, ne laissent pas d’être soumis aux officiers-généraux de la province, comme ceux-ci le sont aux tribunaux de la ville impériale. Les présidens des cours suprêmes, qui sont redoutés des autres mandarins, tremblent eux-mêmes au nom de l’empereur, qui est la suprême source de l’autorité.

On observe un ordre constant dans la distribution des emplois entre les mandarins : tout particulier devient capable de posséder les emplois publics, lorsqu’il s’est élevé à deux ou trois degrés de littérature. Les noms des aspirans sont écrits sur les registres du premier tribunal suprême, qui se nomme lipou, et qui distribue les emplois vacans suivant le rang et le mérite des lettrés. Lorsqu’ils ont les qualités requises, ils se rendent à la cour ; mais la plus grande partie de ceux qui sont parvenus même au degré de tsing-ssée, ou de docteurs, n’obtiennent guère que des charges de gouverneurs des villes du second et du troisième rang. Aussitôt qu’il vaque un ou plusieurs de ces emplois, quatre, par exemple, on en donne avis à l’empereur, qui fait appeler les quatre lettrés qui se trouvent les premiers sur la liste : on écrit sur quatre billets les noms des quatre gouvernemens ; on les met dans une boîte qu’on place à la portée des candidats ; ils tirent successivement, suivant l’ordre de leur degré, et chacun est fait gouverneur de la ville qui lui tombe en partage.

Outre les examens ordinaires, on en fait subir un autre pour découvrir à quelle sorte de gouvernement chaque mandarin est propre ; mais, avec de l’argent et des amis, il est aisé de faire tomber les meilleurs postes à ceux qu’on veut favoriser. Magalhaens assure que, d’intelligence avec le tribunal, les billets sont tellement arrangés, que chacun tire celui qu’il désire. Cependant, continue-t-il, cet artifice ne tourna point heureusement pour un mandarin, en 1660. Il avait donné une somme considérable à l’un des premiers secrétaires de cette cour, dans la vue d’obtenir une ville d’un grand commerce, qui n’était pas éloignée ; mais il eut le malheur d’en tirer une de la province de Quey-cheou, c’est-à-dire de la plus éloignée et de la plus pauvre de l’empire. La douleur de se voir trompé lui fit oublier le respect qu’il devait à plus de trois cents mandarins qui composaient l’assemblée. Il se leva tout furieux ; car l’usage oblige les candidats de se tenir à genoux ; il se mit à crier de toute sa force qu’il était perdu ; et, jetant de rage son bonnet et sa robe, il tomba sur le secrétaire ; il le renversa et le battit rudement à coups de pieds et de poings. Il y joignit les reproches les plus amers. « Lâche imposteur, lui disait-il, où est l’argent que je t’ai donné ? où est la ville que tu m’avais promise ? » Toute l’assemblée s’étant levée dans un grand trouble, les deux parties furent étroitement renfermées, et n’eurent pas peu de peine à se garantir de la mort, qui est le châtiment établi pour cette prévarication.

Si l’on en croit Magalhaens, qui paraît assez croyable, tout est vénal à la Chine. Cet historien assure que le gouvernement d’une ville coûte de très-grosses sommes à ceux qui l’obtiennent. C’est quelquefois vingt ou trente mille écus, suivant l’importance du poste : il en est de même à proportion pour tous les autres offices. Avant qu’un vice-roi ou le gouverneur d’une province ait pu faire sceller sa commission, il a souvent déboursé jusqu’à soixante ou soixante-dix-mille écus : cet argent passe dans la poche des co-laos et des officiers des tribunaux suprêmes, qui vendent secrètement tous les emplois. D’un autre côté, les vice-rois et les autres chefs des provinces se remboursent de leurs frais par les présens qu’ils extorquent des gouverneurs de toutes les grandes villes ; ceux-ci se dédommagent à leur tour par les extorsions qu’ils exercent sur les petites, et tous se liguent ensemble pour remplir leur bourse aux dépens du public. Aussi dit-on communément à la Chine que l’empereur, en créant de nouveaux mandarins pour le gouvernement, lâche malgré lui autant de bourreaux, de meurtriers, de chiens et de loups affamés, pour ruiner et dévorer le pauvre peuple. En un mot, il n’y a point de vice-roi, de visiteur de province, ni d’autre officier de cette espèce qui, à la fin de ses trois ans, ne rapporte six ou sept cent mille, et quelquefois un million d’écus.

Ce honteux trafic s’exerce aussi ouvertement que s’il était autorisé par les lois, et l’on peut dire que la justice et les emplois se vendent dans toutes les parties de l’empire, surtout à la cour. Ainsi l’empereur est proprement le seul qui ait à cœur l’intérêt public ; tous les autres n’ont en vue que le leur propre. Le père Le Comte en cite un exemple dont il avait été témoin. Le père d’un nouveau converti ayant été tué dans une expédition militaire contre une armée de voleurs tandis qu’il était gouverneur de la province de Chen-si, l’empereur nomma son fils gouverneur d’une ville du second rang. Après l’expiration des trois années, il lui donna une ville du premier rang ; cet officier, n’ayant pas achevé moins heureusement son second terme, se rendit à la cour, suivant l’usage, dans l’espérance d’obtenir un gouvernement encore plus considérable. L’empereur renvoya sa demande au tribunal des mandarins, qui lui déclarèrent aussitôt par leurs lettres que, s’il voulait déposer en main tierce quatorze vans d’argent, c’est-à-dire la somme d’environ cent mille écus, on lui promettait le gouvernement de Ping-yang-fou , dans la province de Chen-si, qui est une ville des plus riches et des plus peuplées de l’empire ; mais le mandarin chrétien, ne voulant rien devoir à la corruption, leur fit dire qu’il se contenterait du poste que le sort lui ferait tomber en partage. Cet exemple porterait à croire qu’il y a quelque différence entre un converti et un chrétien.

Les lois n’ont pas laissé d’établir des remèdes contre les extorsions des gouverneurs, soit qu’elles viennent de leur avarice naturelle ou de l’usage qui s’est introduit de vendre les places. 1o. Comme il est difficile d’étouffer les plaintes du peuple lorsqu’il gémit sous l’oppression, la loi rend les gouverneurs responsables des moindres mouvemens populaires. Ils sont presque sûrs de perdre au moins leurs emplois, si la sédition n’est pas apaisée sur-le-champ. La loi regarde un gouverneur comme le chef d’une grande famille : la paix n’y peut être troublée que par sa faute ; c’est à lui d’empêcher que les officiers subalternes n’oppriment le peuple, qui porte joyeusement le joug lorsqu’il le trouve léger. 2o. La loi défend qu’on lasse mandarin dans une ville ou dans une province un homme du lieu ; ordinairement même on ne le laisse pas long-temps en possession de son emploi. Il est élevé à quelque autre poste, dans la seule vue de le faire changer de lieu, pour empêcher qu’il ne contracte dans le pays des engagemens et des liaisons qui pourraient le rendre partial. Comme la plupart des autres mandarins de la même province lui sont inconnus, il arrive rarement qu’il ait aucune raison de les favoriser. S’il obtient un emploi dans la province qui touche à celle dont il est sorti, ce doit être dans une ville qui en soit éloignée de cinquante lieues au moins, parce qu’un mandarin, disent les Chinois, ne doit être occupé que du bien public. Dans une ville de son propre pays, ses amis et ses voisins ne manqueraient pas de le troubler par leurs sollicitations : il se verrait engagé à faire des injustices en leur faveur, ou porté par ses ressentimens à ruiner ceux dont quelqu’un de sa famille, ou lui-même, aurait reçu anciennement une injure. La délicatesse sur cet article va si loin, qu’on ne place jamais un mandarin subalterne dans un lieu où son frère, son oncle, ou quelque autre parent tient un rang supérieur. Si l’on suppose, par exemple, que l’empereur veuille envoyer le frère d’un mandarin subalterne pour être vice-roi dans la même province, le plus jeune des deux frères est obligé de donner avis de cette circonstance à la cour, qui lui accorde un poste du même rang dans une autre province. On apporte pour raison de ce règlement que le frère aîné, se trouvant l’officier supérieur, pourrait favoriser le plus jeune en fermant les yeux sur ses fautes ; ou que celui-ci, comptant sur l’autorité et la protection de son frère, remplirait peut-être ses fonctions avec moins d’attention et d’équité. D’un autre côté, il serait trop dur à un officier supérieur d’être obligé d’accuser son frère ; et l’unique moyen de prévenir cet inconvénient, est de ne jamais permettre qu’ils possèdent des emplois dépendans l’un de l’autre.

3o. De trois en trois ans on fait une revue générale de tous les mandarins de l’empire, dans laquelle on examine leurs bonnes et mauvaises qualités pour le gouvernement. Chaque mandarin supérieur examine la conduite de ses subalternes, depuis le temps des dernières informations, ou même depuis qu’ils ont pris possession de leur emploi. Il donne à chacun des notes qui contiennent des reproches ou des louanges.

Lorsque le mandarin d’une ville du second ordre a reçu les notes de tous les mandarins des villes du troisième rang, il y joint ses propres notes, ensuite il envoie la liste de tous les mandarins de son district aux mandarins généraux qui font leur résidence dans la capitale. Cette liste passe de leurs mains dans celles du vice-roi, qui, après l’avoir examinée en particulier, puis avec les quatre mandarins ses assesseurs, l’envoie à la cour avec ses propres notes. Ainsi le premier tribunal parvient à connaître exactement tous les tribunaux de l’empire, et se trouve en état de les punir ou de les récompenser suivant leur mérite. On récompense un mandarin en l’élevant plus haut de quelques degrés, ou en lui accordant un meilleur poste. On les punit par des voies opposées.

Pendant deux mois que dure cet examen, le vice-roi ne voit personne, ne reçoit aucune visite, ni même aucune lettre de ceux qui sont dans sa dépendance, afin de se conserver la réputation de juge intègre, qui ne considère que le mérite.

Lorsque la liste accompagnée de notes arrive à Pékin, le tribunal suprême auquel elle est adressée, l’examine soigneusement ; il y marque les récompenses ou les châtimens que chaque mandarin lui paraît mériter, après quoi il se hâte de la renvoyer au vice-roi, qui dépouille de leurs emplois ceux dont le certificat contient le moindre reproche sur l’article du gouvernement, ou qui élève à d’autres postes ceux qu’il trouve honorés d’un éloge. Il les fait passer, par exemple, d’une ville du troisième rang à une ville du second ; d’autres ne sont qu’élevés ou rabaissés de quelques degrés, et ce changement est marqué à la tête de leurs ordres dans la forme suivante : « Les mandarins de cette ville, élevés de trois degrés (ou rabaissés, s’ils le sont en effet), donnent avis, ordonnent, etc. » Ainsi le public est informé des punitions ou des récompenses qu’un mandarin a méritées. S’il est élevé de trois degrés, il a l’espérance d’obtenir un gouvernement supérieur : au contraire, s’il est rabaissé de dix degrés, il est exposé au danger de perdre son emploi.

4o. De temps en temps l’empereur envoie secrètement dans les provinces des co-laos, c’est-à-dire des inspecteurs ou des visiteurs qui, passant de ville en ville, se glissent dans les tribunaux pendant l’audience du mandarin, ou qui, par les informations qu’ils tirent du peuple, s’éclaircissent adroitement de l’administration. Si le visiteur découvre, par ces moyens, quelque désordre, il fait voir aussitôt les marques de sa dignité et se déclare l’envoyé de l’empereur. Comme son autorité est absolue, il poursuit aussitôt le coupable et le punit avec rigueur ; mais si la faute n’est pas grave, il envoie ses informations à la cour, qui décide du parti qu’il doit prendre.

L’empereur ayant nommé des commissaires de cette espèce pour examiner certaines accusations que le vice-roi de la province de Quang-tong et le contrôleur-général du sel avaient envoyées à Pékin l’un contre l’autre, le peuple de la province, qui souffrait de la rareté du sel, prit parti pour le vice-roi, tandis que la plupart des mandarins-généraux se déclarèrent pour son adversaire. L’empereur, qui souhaitait ardemment d’approfondir de quel côté était la justice, fit partir pour Canton, en qualité de ses commissaires, le tsong-tou des provinces de Ché-kiang et de Fo-kien, et le tsong-tou de Kiang-nan et de Kiang-si. À leur arrivée, ils se rendirent au palais qu’on leur avait préparé, sans faire et sans recevoir aucune visite ; ils refusèrent même les honneurs ordinaires, et, dans la crainte qu’on ne les soupçonnât de s’être laissé gagner par les présens, ils n’eurent de communication avec les mandarins de la ville que pour les citer l’un après l’autre, et pour en tirer des informations. En un mot, ils se tinrent renfermés dans l’hôtel-de-ville, jusqu’à ce qu’ayant cité le vice-roi et le contrôleur-général, ils commencèrent le procès par divers interrogatoires qu’ils leur firent subir comme à des criminels du commun. Le vice-roi fut obligé, pendant toute la durée des procédures, de quitter son palais et de se tenir constamment à la porte de la salle des audiences. Toutes les boutiques de la ville furent fermées, et le peuple par ses députés présenta aux commissaires ses accusations contre le ontrôleur-général, qui furent reçues comme celles des mandarins contre le vice-roi. Les informations achevées , les commissaires les envoyèrent à Pékin par un courrier extraordinaire, après quoi ils reçurent les visites de tous les mandarins, à l’exception du contrôleur-général, qui apparemment fut condamné.

5o. Quoique les inspecteurs des provinces soient toujours choisis entre les principaux officiers, et qu’on fasse tomber le choix sur des personnages d’une intégrité reconnue, cependant, comme ils peuvent abuser quelquefois de leur pouvoir et se laisser gagner par des présens pour épargner les coupables, l’empereur prend le temps auquel ils y pensent le moins pour voyager dans diverses provinces, et s’informer par lui-même des plaintes du peuple contre les gouverneurs. Ces voyages, pendant lesquels il affecte de se rendre populaire, jettent la terreur parmi les mandarins des provinces. L’empereur Khang-hi, visitant ainsi les provinces méridionales en 1689, passa par les villes de Sou-tcheou-fou, de Yang-tcheou-fou et de Nankin. Il était à cheval, suivi de ses gardes, et d’un cortége d’environ trois mille cavaliers. Ce fut ainsi qu’il fit son entrée dans la dernière de ces trois villes. Les principaux citoyens allèrent au-devant de lui avec des étendards et des enseignes de soie, des parasols, des dais, et une infinité d’autres ornemens, tandis que les autres, bordant les rues dans un profond silence, lui donnèrent les plus grands témoignages de respect. On avait élevé de vingt en vingt pas des arcs de triomphe, couverts des plus riches étoffes, et ornés de festons, de rubans et de touffes de soie, sous lesquels le monarque passa dans sa marche.

Étant arrivé le soir à Yang-tcheou-fou, il passa la nuit dans sa barque, et le jour suivant, il fit son entrée à cheval dans cette ville. Comme toutes les rues étaient couvertes de tapis, il demanda aux habitans si c’était par l’ordre des mandarins : ils répondirent que non, et que c’était de leur propre mouvement qu’ils avaient voulu ne rien épargner pour recevoir leur maître. Il leur en témoigna sa satisfaction : les rues étaient si remplies d’hommes et d’enfans qui marchaient en foule au travers du cortége, que l’empereur s’arrêtait à chaque moment et paraissait y prendre plaisir. À Sou-tcheou-fou, les habitans ayant couvert aussi les rues de tapis magnifiques, ce prince descendit de cheval à l’entrée de la ville, et commanda à la cavalerie de s’arrêter pour ne pas gâter tant de belles étoffes de soie qui appartenaient au peuple. Il marcha jusqu’au palais qui lui avait été préparé, et honora la ville de sa présence pendant deux jours.

Le Comte rapporte une action du même empereur, dans une de ces visites, qui le rendit redoutable aux mandarins, et qui augmenta l’affection du peuple pour lui. Ce grand prince s’étant éloigné de sa suite, aperçut un vieillard qui pleurait amèrement ; il lui demanda la cause de ses larmes : « Je n’avais qu’un fils, lui répondit le vieillard, dans lequel j’avais placé toute ma joie et le soin de ma famille ; un mandarin tartare me l’a enlevé ; je suis privé désormais de tout secours humain : car, pauvre et vieux comme je le suis, quel moyen d’obliger le gouverneur à me rendre justice ? — Cela n’est pas si difficile que vous pensez, répliqua l’empereur ; montez derrière moi, et me suivez jusqu’à la maison du ravisseur. » Le vieillard obéit sans façon ; en deux heures ils arrivèrent au palais du mandarin, qui ne s’attendait point à une visite si extraordinaire. Les gardes du corps et une foule de seigneurs, après avoir cherché quelque temps leur maître, se rendirent enfin au même lieu ; et, sans savoir de quoi il était question, les uns environnèrent le palais, tandis que d’autres entrèrent avec l’empereur. Le mandarin, convaincu de violence, fut condamné sur-le-champ à perdre la tête. Après l’exécution, Khang-hi se tourna vers le vieillard. « Pour réparation, lui dit-il d’un air sérieux, je vous donne l’emploi du coupable qu’on vient de punir : conduisez-vous avec plus de modération que lui, et que son exemple vous apprenne à ne rien faire qui puisse vous mettre à votre tour dans le cas de servir d’exemple. »

Enfin rien n’est plus instructif pour les mandarins, et plus propre à les contenir dans l’ordre que la gazette qui s’imprime chaque jour à Pékin, et qui se répand dans toutes les provinces. On n’y insère que ce qui se rapporte au gouvernement : on y trouve les noms des mandarins qui ont été destitués de leurs emplois, et les raisons qui leur ont attiré cette disgrâce. L’un est dépouillé pour s’être rendu coupable de négligence ou d’infidélité en levant les tributs ; un autre pour avoir été trop sévère ou trop indulgent dans ses punitions : l’un, pour ses oppressions ; l’autre, parce qu’il manque des qualités nécessaires à son emploi. Qu’un mandarin soit avancé à quelque poste plus considérable, ou rabaissé au-dessous du sien, qu’il soit privé pour quelque faute de la pension annuelle qu’il recevait de l’empereur, la gazette en fait aussitôt mention.

Elle parle aussi de toutes les affaires criminelles qui vont à punir de mort ; cite les noms des officiers qui ont succédé aux places vacantes ; les malheurs qui sont arrivés dans les provinces, et les secours qu’elles ont reçus des mandarins par l’ordre de l’empereur ; l’extrait des dépenses qui se font pour l’entretien des troupes, pour les besoins du peuple, pour les ouvrages publics, et pour les grâces du prince ; les remontrances que les tribunaux supérieurs ont faites à l’empereur sur sa conduite ou sur ses décisions. On y marque aussi le jour où l’empereur laboure la terre pour encourager l’agriculture ; le temps qu’il a fixé pour l’assemblée des grands de sa cour et de tous les mandarins qui président aux tribunaux lorsqu’il veut les instruire de leurs obligations. On y trouve les lois nouvelles et les nouveaux usages ; les éloges que l’empereur accorde aux mandarins ; les réprimandes qu’il leur fait : par exemple, « un tel khan n’est pas en bonne réputation ; il sera puni, s’il ne pense point à se corriger. » En un mot, le principal but de la gazette de Pékin est d’instruire les mandarins dans l’art de gouverner le peuple. Aussi la lisent-ils exactement ; et comme elle offre toujours l’état des affaires publiques, la plupart mettent par écrit des observations sur chaque article, pour les faire servir de règle à leur conduite. Il ne s’imprime rien dans la gazette qui n’ait été présenté à l’empereur, ou qui ne vienne de lui. Ceux qui sont chargés de la publier n’auraient pas la hardiesse d’y rien ajouter, pas même leurs propres réflexions, sous peine de punition corporelle. En 1726, un écrivain d’un tribunal et un écrivain de la poste furent punis de mort pour y avoir inséré des faussetés. L’unique motif que le tribunal criminel fit valoir pour justifier cette rigueur, fut que les coupables avaient manqué de respect pour sa majesté impériale ; crime capital suivant les lois.

L’empereur Yong-tching, pour prévenir la corruption des mandarins, augmenta leurs appointemens du double ; et, déclarant qu’il renonçait lui-même à recevoir aucun présent, il leur défendit de prendre jamais rien au delà de ce qui leur est dû, sous les peines portées par sa loi, qui ordonne qu’un mandarin convaincu d’avoir exigé ou reçu injustement quatre-vingts onces d’argent serait puni de mort. Il accorda aussi de grosses sommes aux inspecteurs et aux visiteurs pour les frais de leurs voyages, en punissant avec la dernière sévérité et le corrupteur et celui qui se laisse corrompre.

Une autre rigueur de la loi, c’est de priver les mandarins de la plupart des plaisirs communs de la vie : il ne leur est pas permis de traiter souvent leurs amis, ni de leur donner la comédie ; ils s’exposeraient à la perte de leur fortune, s’ils prenaient la liberté de jouer, de se promener hors de leurs murs, de faire des visites particulières, et de fréquenter les assemblées publiques ; en un mot, ils n’ont pas d’autre amusement que celui qu’ils peuvent prendre dans les appartemens les plus intérieurs de leurs palais. Comme ils ne sont établis que pour soutenir et protéger le peuple, ils doivent toujours être prêts à écouter les plaintes, non-seulement quand ils tiennent leur audience, mais encore à toutes les heures du jour. Si c’est une affaire pressée, les parties se rendent au palais du mandarin, et frappent à grands coups sur une espèce de timbale, qui est quelquefois dans la salle de justice, mais plus souvent hors de la porte, afin que le peuple en puisse approcher plus facilement jour et nuit ; il n’y a point d’occupation qui doive empêcher le mandarin de répondre à ce signal : il accorde l’audience qu’on lui demande ; mais si celui qui se plaint n’a pas souffert une injustice criante qui demande un prompt remède, il est sûr de recevoir la bastonnade pour cette importune visite. Cette petite restriction doit rendre les visites moins fréquentes.

On regarde comme une des principales fonctions du mandarin d’instruire son peuple ; ce devoir est fondé sur l’honneur qu’il a de représenter l’empereur, qui, suivant les Chinois, n’est pas seulement monarque pour gouverner, et pontife pour les sacrifices, mais qui est encore maître pour enseigner. C’est pourquoi il assemblé de temps en temps, à Pékin, les grands de sa cour et les chefs des tribunaux, pour leur faire une instruction, dont le sujet est toujours tiré des livres canoniques. À son exemple, chaque gouverneur doit assembler son peuple le premier et le quinzième jour du mois, et lui adresser un long discours, dans lequel il fait le personnage d’un père qui instruit sa famille. Cette méthode est établie par une loi de l’empire, et l’empereur a réglé lui-même les sujets qui doivent être traités dans les sermons : ils sont fondés sur les mêmes principes de morale que nous avons déjà vus.

L’administration de la justice appartient au gouverneur de chaque ville. C’est lui qui reçoit le tribut que chaque famille doit payer à l’empereur, et qui visite personnellement les corps de ceux qui ont été tués par quelque accident, ou que le désespoir a fait renoncer volontairement à la vie. Il est obligé de donner, deux fois le mois, audience à tous les chefs de quartier, pour être exactement informé de ce qui se passe. C’est lui qui donne des passeports aux barques et aux autres bâtimens ; qui écoute les plaintes, et reçoit les accusations, qui doivent être presque continuelles dans un état si peuplé. Tous les procès viennent à son tribunal ; il a droit de faire donner une rigoureuse bastonnade à la partie qui a tort : enfin son pouvoir s’étend jusqu’à la sentence de mort ; mais elle ne peut être exécutée, non plus que celle d’aucun mandarin supérieur, sans avoir été ratifiée par le souverain. La décision des petites causes est abandonnée aux trois mandarins inférieurs.

L’occupation principale des mandarins inférieurs consiste à lever les impôts. Cette fonction exige leur présence personnelle. Quoique les terres soient mesurées dans chaque province, et que la taxe de chaque arpent soit réglée suivant la qualité du terroir, la pauvreté ou l’avarice ne laisse pas de rendre le peuple assez lent à payer ; il attend que les officiers inférieurs viennent l’en presser ; et souvent les coups sont nécessaires pour l’y contraindre. Lorsqu’on reproche à ces collecteurs des taxes de traiter les paysans avec trop de rigueur, ils allèguent pour excuse que, s’ils ne rapportaient pas les sommes dont ils sont comptables, leurs supérieurs les soupçonneraient d’avoir négligé leur devoir, ou de s’être laissé corrompre, soupçon qui suffirait, sans autre examen, pour les exposer à la bastonnade. D’un autre côté, les mandarins prétendent justifier la dureté avec laquelle ils traitent leurs inférieurs, en alléguant que, s’ils ne sont pas eux-mêmes en état de payer au temps marqué, ils se voient obligés de faire des avances de leur propre bourse, dans la crainte de perdre leurs emplois. En effet, plusieurs provinces doivent au trésor royal des arrérages considérables, qui vraisemblablement ne seront jamais acquittés ; mais, pour remédier à cet inconvénient, Yong-tching ordonna qu’à l’avenir les taxes fussent payées, non par les tenanciers, mais par les propriétaires.

Dans les villes, chaque quartier a son chef, qui veille sur un certain nombre de maisons, et qui répond de tout ce qui s’y passe. S’il s’élevait quelque tumulte, dont il négligeât d’avertir aussitôt les mandarins, il serait puni très-sévèrement. Les pères de famille sont également responsables de la conduite de leurs enfans et de leurs domestiques. Les voisins sont obligés entre eux de se secourir mutuellement dans les accidents fâcheux qui surviennent ; tels, par exemple, qu’un vol nocturne : une maison répond de la maison voisine.

Il y a toujours aux portes de chaque ville une garde qui examine les passans. Un étranger est reconnu à la physionomie, à l’air, à l’accent ; au moindre signe qui le rend suspect, il est arrêté, et sur-le-champ on en donne avis au mandarin : c’est une maxime fondamentale des Chinois, de ne pas souffrir que les étrangers s’établissent dans leur empire. Outre leur mépris héréditaire pour les autres nations, ils ont pour principe qu’un mélange de peuples, introduisant une diversité de mœurs et de coutumes, ferait naître à la fin des querelles personnelles, des partis et des révoltes.

Au commencement de la nuit, les portes de la ville et les barrières qui sont à l’extrémité de chaque rue se ferment soigneusement. On place des sentinelles à certaines distances pour arrêter ceux qui sont trop tard hors de leurs maisons. Quelques villes ont un guet à cheval, qui fait une patrouille continuelle sur les remparts. La nuit, disent les Chinois, est faite pour le repos, et le jour pour le travail. Cette loi s’observe si bien, qu’on ne rencontre jamais personne la nuit dans les rues ; ou s’il arrive à quelqu’un d’y être surpris, il passe pour un vagabond ou pour un voleur qui cherche l’occasion de faire un mauvais coup à la faveur des ténèbres.

S’il s’élève une querelle dans la populace, et que des injures on en vienne aux coups, on évite avec un soin extrême de répandre du sang. Si par hasard les combattans avaient dans les mains un bâton ou quelque instrument de fer, ils le quittent pour se battre à coups de poings. Tout semble prouver dans ce peuple un fonds d’humanité fort rare chez les autres nations.

La Chine a ses femmes publiques comme la plupart des autres pays du monde ; mais, dans la crainte qu’elles ne causent du désordre, il ne leur est pas permis de demeurer dans l’enceinte des villes, ni d’occuper des maisons particulières : elles s’associent, pour se loger, plusieurs ensemble, ordinairement sous le gouvernement d’un homme qui répond de tout le mal qu’elles peuvent causer. Ces femmes ne sont que tolérées parmi les Chinois, et passent pour infâmes ; il se trouve même des gouverneurs qui ne les souffrent point dans l’étendue de leur juridiction.

On se figure difficilement avec quelle facilité un simple mandarin, qui n’est point au-dessus de la qualité de chi-fou, gouverne une populace innombrable. Qu’il publie ses ordres sur une petite feuille de papier scellée de son sceau et affichée au coin des rues, on s’y soumet avec la plus grande promptitude ; tant il est vrai que l’ombre seule de l’autorité impériale, dérivée du système de la paternité, agit sur cette nation avec une force sans bornes.

Mais, quelque redoutable que soit l’autorité des mandarins, ils ne se soutiennent longtemps dans leurs emplois qu’en se faisant la réputation d’être les pères du peuple, et de n’avoir d’autre soin que celui de procurer le bonheur de leurs administrés. Tel d’entre eux a fait venir de son pays plusieurs ouvriers pour enseigner à élever des vers à soie et à fabriquer des étoffes dans tout son district. Un autre mandarin, dans un temps d’orage, ne se borna point à défendre qu’on traversât la rivière, mais se rendit sur le rivage, et ne le quitta pas de tout le jour, pour s’opposer, par sa présence, à la témérité de ceux qui seraient tentés de braver le danger. Celui qui n’a pas donné au peuple quelque marque d’affection de cette nature, ou qui serait trop sévère, ne manque pas d’être noté dans l’information que les vice-rois envoient à la cour tous les trois ans, et cette note suffit pour lui faire perdre son emploi. Lorsqu’un prisonnier meurt dans les fers, il faut un grand nombre d’attestations qui prouvent que le mandarin n’a pas été suborné pour lui ôter la vie ; qu’il l’a visité pendant sa maladie ; qu’il lui a procuré un médecin et tous les remèdes convenables. On doit informer l’empereur de tous ceux qui meurent en prison ; et suivant les avis qu’il reçoit, il ordonne quelquefois des procédures extraordinaires.

Lorsqu’un gouverneur passe dans une autre province, après s’être acquitté de son office à la satisfaction générale, le peuple lui rend les honneurs faits pour inspirer aux plus insensibles l’amour de la justice et de la vertu. On place des tables à certaines distances, dans l’espace de deux ou trois lieues ; on les couvre de grands tapis de soie qui tombent jusqu’à terre ; on y brûle des parfums ; on y met des candélabres avec des flambeaux de cire, toutes sortes de viandes, de liqueurs et de fruits. Sur d’autres tables, on expose du vin et du thé. Aussitôt que le mandarin paraît, tout le monde tombe à genoux, et baisse la tête jusqu’à terre. Quelques-uns pleurent ; d’autres feignent de pleurer ; d’autres le pressent de descendre pour recevoir les derniers témoignages de leur reconnaissance. On lui présente du thé et du vin : il est arrêté par ces caresses à mesure qu’il avance ; mais un spectacle assez plaisant, est de voir le peuple qui lui tire ses bottes de distance en distance, et qui lui en fait prendre de nouvelles. Toutes les bottes qui ont touché à ses jambes sont en vénération parmi ses amis, et se conservent comme de précieuses reliques. Les premières qu’on lui a tirées dans ces transports de gratitude sont placées dans une sorte de cage sur la porte de la ville.

Si le mandarin s’est distingué d’une manière extraordinaire par son équité, son zèle et son affection pour le peuple, on emploie une autre méthode pour lui faire connaître la haute opinion qu’on a de son gouvernement. Les lettrés font faire un habit composé de petites pièces carrées de satin de diverses couleurs, comme bleu, vert, rouge, noir, jaune, etc. ; et le jour de sa naissance, ils lui portent ce présent avec beaucoup de cérémonies, accompagnées de musique. En arrivant à la salle extérieure qui sert de tribunal, ils le font prier de passer de son appartement intérieur dans la salle publique : là, ils lui présentent l’habit dont ils le supplient de se revêtir. Le mandarin affecte quelques difficultés, et se reconnaît indigne de cet honneur ; mais, feignant enfin de céder aux instances des lettrés et du peuple, il se laisse dépouiller de sa robe ordinaire et vêtir de celle qu’on lui apporte. La variété des couleurs représente, dans l’idée des Chinois, toutes les nations qui portent des habits différens, et signifie qu’il est regardé comme le père du peuple, dont il est le digne gouverneur. Cette raison fait donner à son nouvel habillement le nom de van-siu-i, qui signifie habit de toutes les nations. À la vérité, il ne le porte que dans cette occasion ; mais on le conserve soigneusement dans sa famille comme une marque d’honneur et de distinction. Le vice-roi ne manque point d’en être informé, et souvent on en donne avis aux cours suprêmes.

Au contraire, un mandarin qui ne s’est pas conduit honorablement dans son emploi est traité à son départ avec beaucoup de mépris et de dédain. Le gouverneur d’une province maritime, ayant été privé de son emploi pour avoir fraudé le peuple des trois quarts d’une provision de riz que l’empereur avait envoyée dans un temps de disette, fut suivi d’une prodigieuse foule de peuple qui lui reprocha son avarice. Les uns l’invitaient d’un air railleur à ne pas quitter son gouvernement sans avoir achevé de manger tout le riz que l’empereur avait confié à ses soins ; d’autres le chassèrent de sa chaise et la mirent en pièces. On lui déchira ses habits, on brisa ses parasols ; enfin il n’y eut point d’injures et de malédictions qu’il n’essuyât jusqu’à l’entrée de sa barque.

Toutes les affaires qui regardent le gouvernement civil et militaire se traitent dans des cours ou des tribunaux établis pour cet usage, dont chacun, a son objet particulier, afin que la diligence y soit toujours égale à l’exactitude. Ces tribunaux sont subordonnés l’un à l’autre, comme les magistrats qui y président. Les tribunaux des villes dépendent des cours provinciales, et les cours provinciales dépendent des cours suprêmes ou des tribunaux généraux de l’empire, qui sont fixés à Pékin, et devant lesquels ressortissent toutes les grandes affaires pour l’examen et pour la décision.

Outre le grand tribunal, qui se nomme Nui-yuen, et dont on a déjà parlé, on compte dans l’intérieur du palais onze autres tribunaux souverains, dont le pouvoir et l’autorité s’étendent dans toutes les provinces de l’empire : six , qui sont pour les affaires civiles et qui se nomment Leou-pou ; cinq,, nommés U-fu, pour les affaires militaires.

Le premier des six tribunaux civils porte le nom de Lij-pou, qui signifie Tribunal des magistrats. Son objet est de fournir des mandarins aux provinces de l’empire, de veiller sur leur conduite, d’examiner leur bonnes ou mauvaises qualités, et d’en rendre compte à l’empereur, qui les élève ou les dégrade suivant leur mérite. C’est, à proprement parler, le tribunal des inquisiteurs d’état. Cette cour a sous elle quatre autres tribunaux. Le premier, nommé Uen-suen-fou, choisit ceux qui sont capables de posséder les grandes charges de l’empire. Le second, qui se nomme Kao-kong-fou, examine la conduite des mandarins. Le troisième, appelé Nyen-fong-fou, scelle tous les actes judiciaires, assigne aux mandarins de différens ordres et de différens emplois, les sceaux qui leur conviennent ; examine si les sceaux et les dépêches qui viennent à la cour sont véritables ou contrefaits. Le quatrième, sous le nom de Ki-kiong-fou, examine le mérite des grands de l’empire, c’est-à-dire des princes du sang, des régulos et de ceux qui portent le titre de ducs, de marquis, de comtes, ou les noms chinois qui y répondent. Les seigneurs de ce dernier ordre se nomment Hiang-chin, ou anciens vassaux. Ce sont des personnes qui ont rendu de grands services à la famille régnante dans la guerre des Tartares.

Le second tribunal suprême, nommé Hou-pou, c’est-à-dire grand trésorier de l’empereur à la surintendance des finances, avec le soin du domaine particulier, du trésor, de la dépense et des revenus de ce monarque. Il donne des ordres pour les appointemens des officiers et pour les pensions ; il règle la distribution de l’argent, du riz et des étoffes de soie entre les seigneurs et tous les mandarins de l’empire ; il garde un registre exact de toutes les familles, de tous les tributs, de toutes les douanes et de tous les magasins publics : mais, pour l’aider dans une si prodigieuse multitude d’affaires, il a quatorze tribunaux subordonnés, qui portent chacun le nom d’une des provinces de l’empire. La quinzième, qui est celle de Pé-tché-li, n’est pas comptée au rang des autres, parce qu’étant celle où résident les empereurs, elle jouit, à plusieurs égards, des prérogatives de la cour et de la maison impériale, comme en jouissait autrefois la province de Kiang-nan, lorsque l’empereur y faisait sa résidence. Elle avait six tribunaux supérieurs, comme ceux de Pékin, et l’on ne comptait alors que treize provinces ; mais les Tartares, l’ayant réduite au rang des autres, en ont fait la quatorzième.

Le troisième tribunal suprême se nomme Li-pou, c’est-à-dire le Tribunal des rites. Quoique ce nom paraisse le même que celui du premier tribunal, la prononciation de li, qui est différente, lui fait signifier mandarins dans la première acception, et rites dans la seconde. Cette cour est instituée pour veiller à l’observation des rites et des cérémonies, et aux progrès des arts et des sciences ; elle est chargée aussi de la musique impériale : elle examine ceux qui aspirent aux degrés, et leur accorde la permission de se présenter à l’examen. On la consulte sur les titres d’honneur et sur les autres marques de distinction dont l’empereur veut gratifier ceux qui le méritent par leurs services. Elle a le département des temples et des sacrifices que l’empereur a coutume d’offrir, et celui des fêtes impériales. C’est à elle à recevoir, à régaler, à congédier les ambassadeurs ; enfin elle a la direction des arts libéraux et celle des lois ou des trois religions établies dans l’empire. En un mot, c’est comme un tribunal ecclésiastique, devant lequel les missionnaires étaient obligés de paraître dans le temps des persécutions. Quatre tribunaux subalternes aident cette cour dans ses fonctions. Le premier, nommé I-chi-fou, ou le tribunal des affaires importantes, règle et distribue les titres et les patentes des régulos, des ducs, des tsong-tous, des vice-rois et des autres grands officiers de l’empire. Le second, qui se nomme Sou-si-fou, préside aux sacrifices impériaux, aux temples, aux mathématiques, et aux religions approuvées et tolérées. Le nom du troisième est Chu-ké-fou, et son emploi de recevoir ceux qui sont envoyés à la cour. Le quatrième, qui s’appelle Sing-sen-chou, a la direction de la table de l’empereur et des fêtes qu’il donne aux grands et aux ambassadeurs.

La quatrième cour se nomme Ping-pou, ou le tribunal des armes. Elle a sous ses ordres toute la milice de l’empire, dans laquelle sont compris, avec les soldats, tous les officiers généraux et particuliers. Elle veille à la régularité dans l’exercice des troupes, à la réparation des places de guerre, à l’entretien des arsenaux et des magasins, à la fabrique des armes ; en un mot, à tout ce qui concerne la défense et la sûreté de l’empire. De quatre tribunaux inférieurs dont elle est assistée, le premier, nommé Vou-siun-fou, dispose de tous les emplois militaires, et prend soin que la discipline soit bien observée dans tous les corps de troupes. Le second, qui se nomme Ché-fong-fou, distribue les officiers et les soldats pour le maintien de la tranquillité publique, surtout pour garantir les villes et les grands chemins de brigandages et de vols. Le troisième s’appelle Ché-kia-fou ; il a la surintendance des chevaux de l’empire, des postes et des hôtelleries impériales, des barques qui sont établies pour le transport des vivres et des provisions militaires. Le quatrième appelé Fou-ka-fou, préside à la fabrique des armes et à la fourniture des arsenaux.

Le nom du cinquième tribunal suprême est Hing-pou, c’est comme la chambre criminelle de l’empire. Elle a sous elle quatorze tribunaux subordonnés, c’est-à-dire un pour chaque province de l’empire.

La sixième cour et la dernière, qui se nomme Kong-pou, ou le tribunal des ouvrages publics, a pour objet l’entretien des palais de l’empereur, de ceux des tribunaux, des princes du sang et des vice-rois, des sépultures impériales, des temples, etc. Elle a la surintendance des tours, des arcs de triomphe, des ponts, des chaussées, des digues, des rivières, des canaux, des lacs, et des travaux nécessaires à la navigation ; des rues, des grands chemins, des barques, etc. Les tribunaux subordonnés sont au nombre de quatre. Le premier, nommé Vin-chin-fou, prépare les plans et les dessins pour les ouvrages publics. Le second, qui s’appelle Yu-heng-tsé, a la direction de tous les ateliers impériaux de menuiserie, de charpente, de maçonnerie, etc, dans toutes les villes de l’empire. Le troisième, appelé Toug-tchoui-tsé, a soin d’entretenir les canaux, les ponts, les chaussées, les routes, et de rendre les rivières navigables. Le quatrième, nommé Tsou-tsien-tsé, prend soin des maisons impériales, des parcs, des jardins et des vergers.

Ces six tribunaux siègent près du palais de l’empereur, du côté de l’est. Chacun occupe un grand espace carré, d’une portée de mousquet dans toutes ses dimensions, divisé en trois parties composées chacune de cours et d’appartemens. Le premier président occupe la division du milieu, qui commence à la rue, où est une grande porte avec trois portails : on passe de là par d’autres portes et par d’autres cours, qui sont ornées de portiques et de galeries soutenus par des piliers jusqu’à la grande salle où le tribunal s’assemble. Au delà de cette cour, on traverse une autre salle pour arriver à une salle moins grande, où le premier président se retire avec ses assesseurs lorsqu’il a quelque affaire particulière à discuter. Des deux côtés de cette salle et au delà, sont diverses chambres et d’autres salles. Les chambres servent au président et aux mandarins du tribunal pour s’y reposer et manger les alimens qui leur sont fournis par l’empereur, dans la vue d’épargner le temps qu’il faudrait perdre s’ils étaient obligés de retourner chez eux à l’heure du dîner. Les salles sont pour les premiers commis, les secrétaires et les autres officiers subalternes. Les deux autres divisions de l’emplacement appartiennent aux tribunaux inférieurs qui dépendent de la même cour.

Chaque tribunal a trois portes, sur lesquelles on voit en peinture plusieurs géans terribles pour épouvanter le peuple. Il n’est permis qu’aux mandarins et aux personnes d’une haute distinction de passer par la porte du milieu, qui est fort grande ; les deux autres sont pour les solliciteurs et les cliens du tribunal. Chaque tribunal est composé de deux présidens avec quatre assesseurs, et de vingt-quatre conseillers, douze desquels sont Tartares, et douze Chinois.

Les quarante-quatre tribunaux inférieurs ont aussi leurs palais et leurs salles situés dans l’intérieur de l’enclos auquel ils appartiennent. Ils ont chacun deux présidens et vingt-quatre conseillers, sans parler d’un grand nombre de commis, de secrétaires, de massiers, de messagers, de prévôts, de sergens, de bedeaux, de cuisiniers et d’autres officiers subalternes.

Comme il serait difficile, dans un si grand nombre d’officiers, de trouver ceux dont on a besoin, on vend un livre, qui est précisément l’almanach royal de la Chine, où sont les noms, les surnoms, les emplois de chacun, avec des marques qui servent à distinguer s’ils sont Chinois ou Tartares, docteurs ou bacheliers, etc.

La juridiction des tribunaux souverains s’étend sur toutes les provinces, et presque sur tout ce qui appartient à la cour de l’empereur. Ils n’ont pas d’autre supérieur que l’empereur même ou le grand conseil. Lorsque ce monarque juge à propos d’assembler son grand conseil pour quelque affaire importante qui a déjà été jugée par une des cours suprêmes, cette cour présente ses demandes aux jours marqués, et souvent elle en confère avec l’empereur même, qui les approuve ou qui les rejette. S’il les approuve, il les signe de sa propre main ; mais, s’il les retient, la cour est obligée d’attendre ses ordres, qui lui sont communiqués par un des colaos. Les demandes, qui sont présentées par les présidens des cours suprêmes, doivent porter au titre le sujet du mémoire, et finir par l’opinion de la cour qui les présente.

Ces six tribunaux ont dans leurs procédures une méthode qui leur est propre. Un particulier qui a quelque affaire l’expose d’abord par écrit, sur du papier dont la grandeur et la forme sont réglées. Il se rend au palais du tribunal, où il frappe sur le tambour qu’il trouve à la seconde porte : ensuite tombant à genoux, et tenant sa supplique des deux mains à la hauteur de sa tête, il attend qu’un officier chargé de ce soin vienne la prendre. Elle est portée aux mandarins de la grande salle, qui la donnent aux premiers présidens, ou, dans, leur absence, à leurs assesseurs. Si elle est rejetée, on la fait rendre au suppliant, et souvent on le condamne au fouet pour avoir importuné la cour par une demande ridicule. Si elle est admise, le premier président l’envoie au tribunal inférieur que cette affaire regarde. Après l’examen qui s’en fait dans cette cour, le jugement qu’elle en a porté est envoyé aux premiers présidens, qui ajoutent quelquefois ou diminuent quelque chose à la sentence, ou qui ne font que la confirmer sans aucun changement. Si c’est une affaire de la dernière importance, ils ordonnent au même tribunal de réduire le cas par écrit ; et l’ayant lu avec leurs assesseurs, ils l’envoient au contrôleur, qui le communique au conseil d’état, logé dans le palais même de l’empereur. Il est examiné et communiqué à l’empereur, qui le fait ordinairement renvoyer au tribunal pour en recommencer l’examen. Il revient ensuite par les mêmes voies à l’empereur, qui porte enfin son jugement. La sentence retourne au premier président du tribunal ; elle est notifiée aux deux parties, et le procès est terminé. Si c’est une affaire qui revienne de quelque tribunal de province à la cour, le mémoire, est envoyé sous un sceau au contrôleur impérial, qui l’ouvre pour le lire, et qui le communique au premier président.

Jamais les six cours suprêmes ne prennent part aux affaires d’état, si l’empereur ne juge à propos de les leur communiquer ; ce qui arrive quelquefois nécessairement, parce qu’il faut qu’elles s’accordent pour les préparatifs d’argent, de troupes, d’officiers et de munitions qui doivent être faits aux temps marqués. Cependant chaque cour se renferme uniquement dans les affaires qui la regardent, et la matière est toujours abondante dans un empire d’une si vaste étendue.

Il n’y aurait point d’état plus heureux que la Chine, si tous les mandarins se conformaient exactement aux lois de leurs pays ; mais, dans un si grand nombre d’officiers, il s’en trouve toujours quelques-uns qui sacrifient le bien public à leurs intérêts particuliers. Les subalternes emploient toutes sortes de ruses et d’artifices pour tromper les mandarins supérieurs ; tandis que ceux-ci s’efforcent d’en imposer aux tribunaux suprêmes, et quelquefois même à l’empereur. Ils ont tant d’adresse à déguiser leurs vues sous des expressions humbles et flatteuses, et, dans les mémoires qu’ils présentent, ils affectent un air si désintéressé, qu’un prince a besoin d’une extrême pénétration pour découvrir la vérité au travers de tant de voiles. Kang-hi possédait cette qualité dans le plus haut degré ; ce qui n’empêcha pas que, malgré toute sa vigilance, on ne vît naître sous son règne une infinité de désordres. Yong-tchin, son quatrième fils, qui monta sur le trône après lui, ne trouva d’autre moyen de remédier au mal que d’accorder aux inspecteurs de grosses sommes pour les frais de leur commission.

Comme il serait à craindre que des corps aussi puissans que les tribunaux suprêmes n’affaiblissent par degrés l’autorité de l’empereur, les lois ont pourvu doublement à ce danger. 1o. Aucun de ces tribunaux n’est revêtu d’un pouvoir absolu pour juger des matières qui lui ressortissent. Il lui faut l’assistance d’un autre, et quelquefois de tous les autres ensemble, pour l’exécution de ses jugemens. Par exemple, toutes les troupes sont soumises au quatrième tribunal suprême ; mais pour le paiement, elles ressortissent au second, tandis que pour les barques, les chariots, les tentes, les armes, etc., elles dépendent du sixième. Ainsi, sans le concours de ces divers tribunaux, on ne peut exécuter aucune entreprise militaire ; et le cas est le même pour toutes les affaires d’importance qui concernent l’état. 2o. Rien n’est mieux imaginé, pour servir de frein aux magistrats des tribunaux suprêmes, que l’établissement d’un visiteur, nommé co-tao ou co-ti, c’est-à-dire inspecteur ou censeur, dont l’office est d’assister à toutes les assemblées, et de revoir leurs actes, qui doivent lui être communiqués. Il ne peut lui-même décider de rien ; mais il doit prendre connaissance de tout ce qui se passe dans chaque tribunal, et secrètement informer l’empereur de toutes les fautes que les mandarins commettent, non-seulement dans l’administration des affaires, mais même dans leur conduite particulière. Il y a dans tous les palais des tribunaux une salle et un appartement pour le co-ti qui n’a de part aux affaires qu’en qualité de contrôleur ou d’inspecteur.

Ces co-tis sont redoutables même aux princes du sang, comme on a pu l’observer à l’occasion d’un prince qui, dans la crainte de leurs accusations, fit abattre une maison qu’il avait bâtie avec trop de magnificence. Leur autorité leur donne même le droit d’avertir l’empereur lorsqu’il donne quelque mauvais exemple, ou lorsque, se livrant au plaisir et au luxe, il néglige quelque partie de son devoir. Quoique cette hardiesse les expose à de mauvais traitemens, ils soutiennent leur entreprise avec une fermeté qui va quelquefois jusqu’à l’héroïsme. Le père Le Comte en rapporte un exemple remarquable.

Un empereur ayant banni sa mère dans une province éloignée pour avoir entretenu un commerce trop libre avec un seigneur de la cour, défendit, sous peine de mort, aux mandarins qu’il jugeait mécontens de cette rigueur de lui faire là-dessus leurs représentations. Ils gardèrent le silence pendant quelque temps, dans l’espérance qu’il pourrait changer de disposition ; mais, le voyant persister dans ses ressentimens, ils résolurent de parler en faveur de sa mère, parce que la manière dont il l’avait traitée leur paraissait blesser le respect filial, qui est en si haute recommandation à la Chine. Le premier qui osa présenter sa requête à l’empereur fut envoyé sur-le-champ au supplice. Sa mort arrêta si peu les autres, que deux ou trois jours après il s’en présenta un avec les mêmes plaintes, et pour faire connaître qu’il était prêt à sacrifier sa vie au bien public, il fit porter son cercueil avec lui jusqu’à la porte du palais. L’empereur, irrité plutôt qu’adouci par une action si généreuse ; crut devoir inspirer la terreur à ceux qui seraient tentés de suivre son exemple, en le condamnant à mourir dans les tourmens ; mais cette seconde exécution ne fut pas capable de refroidir les mandarins chinois. Ils résolurent de perdre la vie l’un après l’autre plutôt que de renoncer à leur entreprise. Un troisième, se dévouant au supplice comme les deux autres, protesta au monarque qu’il ne pouvait le voir plus long-temps coupable : « Que perdrons-nous par la mort ? lui dit-il ; rien que la vue d’un maître que nous ne pouvons plus regarder sans étonnement et sans horreur. Puisque vous refusez de nous entendre, nous irons joindre nos ancêtres et ceux de l’impératrice votre mère ; ils écouteront nos plaintes, et peut-être que, pendant les ténèbres de la nuit, vous entendrez les reproches de leurs ombres et des nôtres. » L’empereur, plus indigné que jamais, le fit expirer dans les plus cruels tourmens qu’il put imaginer. Plusieurs autres, loin d’être découragés par ces exemples, s’exposèrent volontairement au même sort, et moururent en effet martyrs de leur zèle. Enfin la cruauté de l’empereur se laissa vaincre par tant de constance, et soit qu’il fut effrayé des conséquences, ou qu’il ouvrît les yeux sur sa faute, il déclara que, se regardant comme le père de son peuple, il se repentait d’avoir traité ses enfans avec tant de rigueur, comme il regrettait, en qualité de fils, d’avoir chagriné si long-temps sa mère. Il rappela cette princesse, et la rétablit dans sa première dignité.

Après les six cours suprêmes, le tribunal qui mérite le plus d’attention se nomme Ban-lin-yuen, c’est-à-dire bois ou jardin florissant en savoir. Il est composé des nouveaux docteurs ou tsin-tsés, qui prennent leurs degrés à Pékin tous les trois ans : c’est une espèce d’académie dont les membres sont les plus grands génies et les plus savans de l’empire.

C’est à ces docteurs que les lois confient l’éducation de l’héritier du trône ; ils doivent lui enseigner avec les sciences, le grand art du gouvernement. Ils sont chargés d’écrire l’histoire générale de l’empire, et de recueillir tous les événemens qui méritent d’être transmis à la postérité. Leur profession est d’étudier continuellement et de composer des livres utiles. Ils sont proprement les lettrés de l’empereur, qui s’entretient des sciences avec eux, et qui tire souvent de leurs corps ses colaos et les présidens des cours suprêmes. Les docteurs han-lins sont divisés en cinq classes, qui composent autant de tribunaux. Ceux du premier appartiennent au troisième ordre des mandarins ; ceux du second, au quatrième ordre ; et ceux des trois autres, au cinquième. Il paraît que le principal objet de cet établissement est d’encourager l’étude par l’honneur qu’on rend aux lettrés.

Pékin a deux tribunaux dont l’emploi est de prendre connaissance des affaires qui regardent les descendais de la famille impériale. Le premier, qui se nomme Tsong-jing-fou, a l’inspection des princes de la ligne masculine. Les présidens et les assesseurs de cette cour sont princes ou régulos ; mais les officiers inférieurs, qui recueillent les actes des procédures et les autres pièces, sont tirés d’entre les mandarins. C’est dans les registres du Tsong-jing-fou qu’on écrit les noms des enfans de la famille impériale au moment de leur naissance ; on y écrit aussi les dignités et les titres dont ils sont honorés. C’est la même cour qui leur paye leurs pensions, et qui les punit lorsqu’ils sont coupables, après leur avoir fait leur procès.

Le second tribunal, nommé hoang-tsin, est composé des parens de l’empereur en ligne féminine. On a déjà remarqué qu’elle en a de deux sortes. Elle choisit les plus considérables, et leur emploi est le même que celui du tribunal précédent, avec cette différence qu’ils sont mandarins du premier et du second ordre, au lieu que les membres de l’autre cour ne sont d’aucun ordre des mandarins ; mais ceux du Vang-sin se croient plus honorés du nom de leur tribunal, ou de celui de Fou-ma, qui signifie parent de l’empereur, que du titre de mandarin, même du premier ordre.

Le tribunal qui se nomme Che-tsou-kien est comme l’école impériale, ou le collége de tout l’empire. Il a deux fonctions : la première est de présenter le vin dans les sacrifices impériaux, la seconde est de surveiller les licenciés et les autres lettrés, auxquels l’empereur confère des dignités et des titres ; ce qui les rend en quelque sorte égaux aux bacheliers.

Le In-oya est un tribunal mixte composé de gradués civils et militaires. Il a quatre présidens, deux pour chaque faculté. Les bacheliers civils s’exercent souvent à faire des discours sur l’art de conserver l’état et de gouverner le peuple. Dans la classe militaire, les sujets étudient les opérations de la guerre et la discipline. Les mandarins de ce tribunal sont répandus dans toutes les provinces et les villes, où ils passent moins pour des magistrats que pour des professeurs. Leur président est du quatrième ordre des mandarins, et ses assesseurs, qui sont les professeurs du collége, doivent être du cinquième ordre : c’est à peu près l’université de Pékin.

Les mandarins qui composent le Tou-cha-yuen, autre espèce de tribunal, sont contrôleurs du palais impérial et de tout l’empire. Leurs présidens égalent en dignité ceux des six tribunaux suprêmes ; ils sont mandarins du second ordre ; les deux premiers assesseurs sont du troisième, et les deux autres du quatrième. Tous les autres mandarins, dont le nombre est fort grand, sont du septième ordre. Ce tribunal punit les petits délits sans appel ; mais il doit informer l’empereur des crimes capitaux. Son objet est de veiller soigneusement à l’observation des lois et des usages dans toutes les parties de l’état, et de faire observer leur devoir aux mandarins comme au peuple. C’est dans cette vue qu’il envoie, de trois ans en trois ans, des inspecteurs dans les provinces pour y faire une visite générale, et chaque année un chong-chay, qui est une autre espèce de visiteur. Il en envoie de même aux frontières, du côté de la grande muraille, et aux salines, qui rapportent à l’empereur un revenu considérable. Les visiteurs généraux s’enrichissent souvent des dépouilles du peuple et de celles des mandarins ; mais ceux-ci exercent des rapines beaucoup plus fortes sur les fermiers qui distribuent le sel dans les provinces. Ce sont les plus riches particuliers de la Chine, et la plupart n’amassent pas moins de quatre ou cinq cent mille écus. La troisième visite, qui se fait de trois en trois mois, se nommé sien-chay ou petite visite. On envoie souvent des inspecteurs sous des noms et des habits déguisés, dans les provinces ou dans les villes pour y observer la conduite des officiers publics qui se déshonorent par leur tyrannie et leurs extorsions. Outre ces visites, il y en a d’autres qui se font de trois en trois ans par les hio-yuen et par les ti-hio, autres espèces d’inspecteurs : les premiers sont envoyés dans chaque province ; les seconds dans les villes, pour examiner les bacheliers et garantir le peuple des violences auxquelles il est exposé par l’abus qu’ils font quelquefois de leurs priviléges. Ils ont le pouvoir de faire arrêter les coupables et de les condamner au fouet. Ils peuvent même dégrader et punir avec une sévérité extraordinaire ceux qui demeurent incorrigibles. Enfin le même tribunal envoie, dans les occasions qui le demandent, un visiteur nommé siun-ho pour examiner l’état du canal impérial et des barques, commission qui rapporte plus d’honneur et de profit que les autres.

Les juges de ce tribunal sont logés dans un vaste palais, où leurs tribunaux subalternes sont au nombre de vingt-cinq, divisés en cinq classes, à chacune desquelles appartiennent cinq autres tribunaux, avec leurs présidens, leurs assesseurs et leurs officiers inférieurs. Les cinq de la première classe se nomment Ou-tchin-cha-yuen, ou visiteurs des cinq quartiers de Pékin. Les quatre premiers ont l’inspection des murs qui environnent la ville, et celle des quartiers voisins. Le cinquième est chargé des murs intérieurs. Les mandarins qui composent ces tribunaux jouissent d’une très-grande autorité ; non-seulement ils ont le pouvoir de faire le procès et d’imposer des châtimens aux domestiques des mandarins et des autres seigneurs, mais encore, si le coupable mérite la mort, ou la confiscation de ses biens, ils peuvent l’envoyer au tribunal criminel.

Ceux de la seconde classe portent le nom de ou-tching-ping-ma-tsé, qui signifie grands-prevôts des cinq quartiers. Ceux de la troisième se nomment tang-kouen, ou prévôts inférieurs des cinq quartiers. L’emploi des deux derniers est de faire arrêter et mettre en prison les malfaiteurs de toute espèce, tels que les joueurs, les vagabonds, etc., d’entretenir des gardes pendant le jour et de faire des rondes pendant la nuit, de placer des sentinelles pour veiller aux accidens du feu, etc. Les capitaines des corps-de-garde dépendent aussi de ces magistrats ; il y a de dix en dix maisons un capitaine qui se nomme pay, et de dix en dix pays il y a un autre capitaine nommé i-tong-hié, qui doit informer le tribunal de tout ce qui se passe dans son arrondissement, comme des désordres qui arrivent, des étrangers qui entrent dans la ville, etc. Il est obligé aussi de faire chaque nuit une exhortation aux habitans de son quartier, par une espèce de chanson qu’il chante dans les rues, composée de cinq couplets dont voici le sens : « Obéissez à vos parens. Respectez les vieillards et vos supérieurs. Vivez dans l’union. Instruisez vos enfans. Ne commettez pas d’injustice. » Dans les petites villes qui n’ont pas de mandarins, le soin de faire observer ce devoir est confié à quatre ou cinq lao-jins, c’est-à-dire vieillards, sous le commandement d’un capitaine nommé oyang-yo, ou ti-sang. Cet officier chante la même chanson toutes les nuits. Le premier et le quinze de chaque mois il assemble les habitans, et leur explique les mêmes instructions dans un discours, par des comparaisons et des exemples. On a déjà parlé des officiers que ce tribunal envoie dans les provinces, sous le nom de ko-lis, c’est-à-dire inspecteurs ou censeurs.

Le tribunal qui se nomme Hing-jin-tsé, est composé de docteurs tirés, comme ceux du précédent, du septième ordre des mandarins. Ils sont employés dans les différentes parties de l’empire, ou dans les pays étrangers, en qualité de messagers, d’envoyés ou d’ambassadeurs, soit lorsque l’empereur confère quelques titres d’honneur à la mère ou à la femme d’un mandarin tué dans une bataille, après avoir rendu quelque important service à l’état, soit lorsqu’il lui plaît de confirmer l’élection du roi de Corée, ou de quelque autre prince voisin. Ces ambassades sont fort honorables, et ne sont pas ordinairement moins lucratives.

Le tribunal Tay-li-tsé, c’est-à-dire de la raison et de la justice suprême, tire ce nom de son emploi, qui consiste à examiner les causes douteuses, et à confirmer ou annuler les sentences des autres tribunaux, surtout pour les crimes qui concernent les biens, l’honneur et la vie des sujets de l’empire. Les présidens de ce tribunal sont du troisième ordre des mandarins, leurs assesseurs du quatrième, et les autres officiers du cinquième et du sixième. Lorsque les raisons qui ont fait condamner un coupable à la mort par le tribunal criminel paraissent incertaines à l’empereur, il renvoie la cause au tribunal San-fa-tsé, qui est comme son conseil de conscience. Là-dessus le Tay-li-tsé, le Tou-cha-yuen, ou la cour supérieure des visiteurs, et le tribunal criminel s’assemblent, recommencent la discussion du procès en présence des parties intéressées, et révoquent souvent la sentence. Ordinairement l’empereur confirme la décision de ces trois tribunaux, parce qu’il est, dit-on, impossible aux parties d’y rien obtenir par la corruption ou l’artifice.

Le tribunal Tong-tching-tsé est chargé de la publication des ordres de l’empereur et des informations qui regardent les calamités, les oppressions et les nécessités publiques dont il doit avertir l’empereur. Son office est aussi de communiquer à ce prince, ou de supprimer, s’il le juge à propos, les mémoires des mandarins militaires et des lettrés qui viennent des quatorze provinces de l’empire, et des mandarins vétérans qui sont dispensés du service ; du peuple, des soldats et des étrangers. Il n’y a que les mandarins militaires de la province de Pékin qui aient droit de présenter leurs mémoires à l’empereur même.

Le tribunal Tay-tchang-fou est comme une cour succursale du Lipou, ou du suprême tribunal des rites. Ses présidens sont du troisième ordre , ses assesseurs du quatrième, et les autres officiers du cinquième et du sixième. Ils ont la surintendance de la musique et des sacrifices de l’empereur, avec celle des temples où ces cérémonies s’exécutent ; ils ont sous leurs juridictions les bonzes mariés ; ils donnent des ordres pour la réception et le logement des étrangers qui arrivent à la cour, par deux membres de leur corps qu’ils chargent de cette commission ; enfin ils prennent connaissance des femmes publiques, des lieux qu’elles habitent, et de ceux qui ont la direction de cet infâme trafic. Les Chinois donnent à ces directeurs de prostitution le nom de vang-pous, qui signifie des hommes de huit vertus, c’est-à-dire l’obéissance filiale, l’affection pour les frères et pour les autres parens, la fidélité pour le prince, la sincérité, l’honnêteté, la justice, la modestie, la chasteté, enfin tous les usages louables. Cette expression, qui ne consiste qu’en deux mots ou en deux caractères, marque également et la force de leur langue, et l’estime qu’ils ont pour la vertu.

Le tribunal Kouao-lé-tsé, ou des hôtelleries royales, est chargé des provisions de vin, d’animaux, et de tout ce qui appartient aux sacrifices impériaux. Il donne ses ordres pour les festins et les amusemens de ceux qui sont traités aux frais de l’empereur. C’est encore une succursale du tribunal des rites.

Les mandarins du tribunal Tay-po-tsé sont du même ordre que ceux du tribunal précédent. Ils s’occupent des chevaux de l’empereur et de ceux de l’armée. Lorsque leurs agens en ont rassemblé le nombre nécessaire, ils les envoient au tribunal militaire, dont celui de Tay-po-tsé est un corps adjoint, et qui les distribue entre les officiers et les places de guerre. Pendant le gouvernement des Chinois, ces chevaux étaient fournis par les provinces ; mais ils sont amenés aujourd’hui par les Tartares occidentaux. L’empereur en achète tous les ans sept mille, outre ceux qui sont achetés par les seigneurs, par les mandarins civils et militaires, et par le peuple ; ce qui monte au double et au triple de ce nombre.

Le tribunal Kyn-tyen-kyen est celui qui préside aux mathématiques. Ses présidens sont du cinquième ordre ; les assesseurs sont du sixième, et les autres officiers du septième et du huitième. Ce tribunal est subordonné à celui des rites ; il est divisé en deux chambres, dont la principale et la plus nombreuse, nommée li-ko, ne s’occupe qu’à calculer le mouvement des astres, à observer le ciel, à composer le calendrier, et à d’autres affaires astronomiques. La seconde, nommée lou-ko, a des occupations particulières, telles que de régler les jours convenables pour les mariages, pour les enterremens, et d’autres matières civiles ; mais il ne leur en coûte que la peine de transcrire un ancien livre chinois, où toutes les choses de cette nature sont déjà réglées suivant l’année du cycle sexagénaire.

Le Ta-i-yuen, ou le tribunal de la médecine, est composé de médecins qui appartiennent à l’empereur, aux reines et aux princes ; mais leurs soins s’étendent à d’autres malades, surtout à ceux que l’empereur, par une faveur particulière, leur ordonne de visiter et de traiter eux-mêmes. Les mandarins de ce tribunal sont du même ordre que ceux du précédent, et dépendent aussi du tribunal des rites.

Celui de Kong-lou-tsé fait l’office de premier huissier et de maître des cérémonies, lorsque l’empereur donne ses audiences, ou lorsqu’il entre dans la salle impériale pour y recevoir l’hommage des grands et des mandarins. Ce tribunal assiste celui des rites.

Le tribunal qui se nomme Chang-len-ghey est chargé du soin des jardins, des vergers et des parcs. Il a la surintendance des bestiaux, des moutons, des porcs, des canards, des oiseaux, et des autres animaux qui servent aux sacrifices, aux fêtes et dans les hôtelleries de l’empereur. Il est dépendant du tribunal des rites, et ses mandarins sont du même ordre que ceux des tribunaux de physique et de mathématiques.

Le Chang-pao-tsé est un tribunal qui a son siége dans le palais, et qui est chargé du sceau impérial. Les mandarins qui le composent sont obligés d’avertir l’empereur lorsque le sceau est donné à quelque tribunal qui en doit faire usage, et lorsqu’il est rendu. Ils préparent les sceaux de toutes les cours de l’empire ; ils disposent les lettres et les marques qui doivent être gravées dessus, lorsque l’empereur honore quelqu’un d’un nouveau titre ou d’un emploi, et lorsque, par quelque raison d’état, il juge à propos de changer les sceaux. Si le grand tribunal des mandarins a des ordres à donner, ou des dépêches à faire aux mandarins de la cour ou des provinces, il fait demander les sceaux au Chang-pao-tsé, après avoir obtenu la permission de l’empereur. Les présidens de cette cour ont deux adjoints, tous deux docteurs et mandarins du cinquième ordre. Les autres membres du tribunal sont tirés du nombre des mandarins de faveur. Ils appartiennent au septième et au huitième ordre.

Le Kin-i-ghey, ou le tribunal des gardes impériales, est composé de plusieurs centaines de mandarins militaires, qui sont divisés en quatre classes. Leur office est de garder la personne de l’empereur, lorsque ce prince sort de son palais, et lorsqu’il donne audience aux grands et aux mandarins. Ils arrêtent par commission les personnes d’un rang ou d’une naissance distinguée. La plupart sont ou frères ou parens des reines, fils ou neveux des grands mandarins et de ceux qui ont rendu quelque important service à l’état. Ils ne passent jamais aux tribunaux supérieurs, comme les autres mandarins ; mais ils s’avancent dans leur propre tribunal ; et souvent à la dignité de chang-pans ou de colaos, c’est-à-dire de conseillers d’état. Quoique mandarins militaires, ils sont exempts de la justice du ping-pou, ou du suprême tribunal des armes, parce qu’ils sont dans la dépendance immédiate de l’empereur. L’honneur qu’ils ont d’être sans cesse près de sa personne les fait craindre et respecter.

Ce tribunal en a deux subordonnés, qui ont chacun leur siége particulier. Le premier se nomme Nan-chin, c’est-à-dire, tour de garde de la cour. L’emploi de ses mandarins est d’accompagner ceux qui sont chargés d’arrêter un grand. Le second, qui s’appelle Pé-chin, ou tour de garde du nord, reçoit et garde les prisonniers jusqu’à ce qu’ils aient obtenu la liberté, ou qu’ils soient livrés au tribunal criminel. Les présidens de ces deux tribunaux sont du cinquième ordre ; leurs mandarins inférieurs, dont le nombre est fort grand, sont du septième.

Les deux tribunaux nommés Soui-ke-tsé, subordonnés à celui de Hou-pou, ou de la trésorerie, sont proprement les auditeurs des comptes pour les péages des esclaves, des chevaux, des chameaux, et de tout ce qui arrive à Pékin pour y être vendu. Les présidens appartiennent au septième ordre, et les mandarins inférieurs au huitième et au neuvième.

Le Tou-pou est comme le tribunal des juges ordinaires de la maison impériale. Ses présidens sont du second ordre ; ses assesseurs du troisième ; les autres mandarins du septième et du huitième. Leurs fonctions sont doubles : 1o. ils arrêtent les voleurs et les brigands, pour leur faire leur procès : s’ils les jugent dignes de mort, ils les livrent au tribunal criminel ; mais ils punissent eux-mêmes les offenses qui ne sont pas capitales ; 2o. ils arrêtent et punissent les esclaves fugitifs. Ce tribunal a dans sa dépendance un grand nombre de sergens et d’archers, qui sont d’une adresse extraordinaire dans l’exercice de leur profession.

Chaque province de l’empire, sans en excepter ce Pé-tché-li, où est la capitale, a son tribunal suprême, auquel tous les autres sont subordonnés. Les présidens sont du premier, du second ou du troisième ordre des mandarins, comme il plaît à l’empereur ; ils sont chargés de tout le gouvernement, en paix comme en guerre, avec une égale autorité sur le peuple et sur les soldats, dans les matières civiles et criminelles ; ils communiquent les affaires d’importance à l’empereur et aux six tribunaux suprêmes. D’un autre côté, tous les ordres impériaux et ceux des tribunaux supérieurs sont adressés à ces cours provinciales, et tous les mandarins des provinces sont obligés de s’y rendre, lorsqu’il s’agit de quelque délibération importante.

Toutes les capitales des provinces ont deux tribunaux, l’un civil, et l’autre criminel. On compte à la Chine cent soixante-treize tribunaux ou juridictions, fou, qui ressortissent immédiatement aux officiers-généraux et aux gouverneurs de chaque province, quatorze cent huit tribunaux inférieurs, ou juridictions subordonnées, qui dépendent immédiatement des tchi-fous, dont onze cent soixante-treize sont hiens, et deux cent trente-cinq, tcheous.

Toutes les villes de l’empire ont un tribunal composé d’un président et de deux ou trois assesseurs au moins, qui se nomment kiao-kouans, ou juges des lettrés. Leur office est de veiller à ce qui concerne les sciences et ceux qui les cultivent, particulièrement la conduite des bacheliers ; qui sont en très-grand nombre, et la plupart fort pauvres, mais que la confiance qu’ils ont dans leurs priviléges rend quelquefois insolens.

Navarette observe que les visiteurs portent le sceau impérial attaché au bras droit, et qu’aussitôt qu’ils l’ont reçu de l’empereur, ils deviennent, dit-il, aussi terribles que la foudre. Un d’entre eux ayant perdu son sceau, et soupçonnant le gouverneur de la ville, qu’il regardait comme son ennemi, d’être l’auteur de son malheur, disparut subitement, sous prétexte d’une maladie dangereuse. Un mandarin de ses amis jugea qu’il lui était arrivé quelque disgrâce ; et s’étant rendu à son palais, dont il n’obtint rentrée qu’avec beaucoup de peine, il apprit enfin de lui-même le sujet de son chagrin. Le conseil qu’il lui donna, fut de mettre le feu à son appartement, après en avoir fait retirer ses meilleurs effets, et de profiter de cet accident pour mettre publiquement entre les mains du gouverneur le petit coffre où l’on garde les sceaux, en le priant de se charger du dépôt. « S’il vous a dérobé votre sceau, ajouta le mandarin, il ne pourra se dispenser de le remettre dans le coffre, ou du moins vous pourrez l’accuser lui-même de l’avoir perdu. » Cet artifice eut tout le succès que le mandarin avait prévu, et le visiteur retrouva son sceau. Cette histoire peut prouver combien l’esprit des Chinois est exercé à la finesse et à la subtilité.

Les petites causes sont portées ordinairement devant les tribunaux inférieurs : cependant la partie qui se plaint a toujours la liberté de s’adresser aux cours supérieures. Par exemple, un habitant d’une ville du premier rang, au lieu de porter sa plainte à son propre gouverneur, peut avoir recours au gouverneur de la capitale de sa province, ou même au vice-roi ; et lorsqu’un juge supérieur a pris connaissance d’une affaire, les juges inférieurs, n’y ont plus aucune part, à moins qu’elle ne leur soit renvoyée, comme il arrive souvent. Pour les affaires d’importance, l’appel est toujours libre des vice-rois aux cours suprêmes de Pékin, suivant la nature de la cause. Là, elle est d’abord examinée dans un des tribunaux subalternes, qui en fait son rapport au tribunal suprême. Le président porte son jugement, mais c’est après avoir conféré avec ses assesseurs, et communiqué son avis au colao, qui en informe l’empereur. Quelquefois ce monarque fait recommencer les informations ; d’autres fois il prononce sur-le-champ. Alors la cour suprême dresse la sentence au nom de l’empereur, et l’envoie au vice-roi de la province, qui demeure chargé de l’exécution. Une décision dans cette forme est irrévocable : elle porte le nom de saint commandement sans défaut et sans partialité.

Comme toutes les cours provinciales dépendent des vice-rois et des quatre officiers généraux qui lui servent d’assesseurs, suivant la nature des affaires, les causes qui regardent le revenu impérial et les matières civiles ressortissent au tribunal Pou-tchin-tsé, ou du trésor-général ; les causes criminelles vont au Ngan-cha-tsé, qui est le principal juge-criminel ; celles qui regardent les postes ou le sel, appartiennent au Hien-tao ; enfin celles qui concernent les denrées qui se lèvent à titre de tribut sont portées au liang-tao. Mais, outre les affaires qui sont propres à ces quatre officiers, on peut s’adresser à leur tribunal dans d’autres cas, parce que, toutes les cours inférieures leur étant subordonnées, les présidens de ces cours sont, par leur poste même, conseillers du vice-roi, et qu’en cette qualité , ils sont obligés, plusieurs fois chaque mois, d’assister à son tribunal pour les affaires importantes de la province.

Ajoutons, pour la gloire des législateurs chinois, et pour montrer combien ils avaient à cœur le véritable intérêt du peuple, qu’on ne paie rien pour l’administration de la justice. Comme l’office de juge ne coûte rien à celui qui le possède, et que ses appointemens sont réglés, il ne peut rien exiger des parties ; ainsi les plus pauvres plaideurs sont en état de faire valoir la justice de leurs droits, et ne craignent point d’être opprimés par la richesse de leurs adversaires.

À l’égard des procédures criminelles, il n’est pas besoin d’un décret pour conduire les coupables devant la justice, ni que le magistrat tienne audience pour écouter les accusations et les défenses : on n’exige pas tant de formalités à la Chine. Dans quelque lieu qu’un magistrat découvre du désordre, il a le pouvoir de le punir sur-le-champ, soit dans les rues, ou sur le grand chemin, ou dans les maisons particulières ; il peut faire arrêter un joueur, un fripon, un débauché, et sur un simple ordre, lui faire donner vingt ou trente coups de fouet. Malgré ce châtiment, le coupable peut encore être cité par ceux auxquels il a fait tort devant quelque cour supérieure, où son procès étant recommencé dans les formes, il est quelquefois châtié avec beaucoup plus de rigueur.

Avant que les affaires criminelles soient absolument décidées, elles passent ordinairement par cinq ou six tribunaux subordonnés les uns aux autres, qui ont tous droit de revoir les procédures, et de recevoir des informations sur la vie et la conduite des accusés et des témoins. Ces délais sont favorables à l’innocence, et la sauvent presque toujours, quoiqu’elle demeure exposée à languir longtemps dans les chaînes : sorte d’oppression souvent pire que la mort, et dont l’innocence n’est préservée par les lois que dans les gouvernemens de quelques pays de l’Europe.

Les voleurs qui sont pris armés sont condamnés à mort par la loi. S’ils ne sont point en état de tuer ou de blesser, on leur fait subir quelque châtiment corporel, suivant la nature du vol. Si leur entreprise n’a point eu d’exécution, ils en sont quittes pour vingt ou trente coups de bâton.

La bastonnade, le carcan et l’emprisonnement sont les seules punitions que les mandarins provinciaux puissent infliger aux criminels. Ils ont droit, à la vérité, de condamner au bannissement ; mais leur sentence doit être confirmée par les cours suprêmes. À l’égard de la peine capitale, ils ne peuvent la prononcer, si ce n’est dans les cas où la justice doit être prompte, tels que la sédition et la révolte. L’empereur donne alors au tsong-tou, et même au vice-roi, le pouvoir de faire conduire sur-le-champ les coupables au supplice.

Lorsqu’un criminel doit être condamné à mort, les juges le font amener au tribunal, où l’usage est de lui donner un repas fort court. On ne manque pas, du moins avant de lui prononcer sa sentence, de lui offrir un verre de vin, qui se nomme tsin-song. Après la lecture de la sentence, la plupart de ces malheureux s’emportent en invectives contre ceux qui les ont condamnés. Les mandarins écoutent leurs injures avec beaucoup de patience et de compassion ; mais on leur met bientôt dans la bouche un bâillon, avec lequel on les mène au lieu de l’exécution. D’autres ne font que chanter dans le chemin qui les conduit à la mort, et boivent joyeusement le vin qu’ils reçoivent de leurs amis, qui attendent leur arrivée pour leur donner les derniers témoignages d’affection.

Tous les jugemens qui concernent les crimes dignes de mort doivent être examinés, approuvés et signés par l’empereur. Les mandarins envoient à la cour les pièces du procès, avec leur décision, dans laquelle ils font entrer les articles de la loi qui leur ont servi de règle. Par exemple : « Un tel est coupable de tel crime, et la loi ordonne que celui qui a commis ce crime sera étranglé ; c’est pourquoi je le condamne à être étranglé. » Là-dessus le tribunal suprême examine le fait, les circonstances et le jugement. Si le fait n’est pas clairement prouvé, ou si le tribunal exige de nouvelles informations, il présente à l’empereur un mémoire qui contient le cas et la décision des mandarins inférieurs, avec cette addition : « Pour juger parfaitement, il est nécessaire que nous soyons mieux informés de telle circonstance ; notre avis est donc que l’affaire soit renvoyée à tel mandarin, afin qu’il puisse nous donner toutes les lumières que nous désirons. » La clémence de l’empereur se porte toujours à ce qu’on lui demande, dans la crainte qu’on ne prononce témérairement, et sans une parfaite conviction, sur un objet aussi important que la vie d’un homme. Lorsque le tribunal suprême a reçu les informations qu’il désirait, il les présente une seconde fois à l’empereur, qui confirme la sentence ou qui diminue la rigueur du châtiment. Quelquefois il renvoie le mémoire avec cette addition de sa propre main : « Que le tribunal recommence à délibérer sur cette affaire, et qu’il m’en fasse son rapport. »

Il n’y a point de précaution qui paraisse excessive aux Chinois lorsqu’il est question de condamner un homme à mort. L’empereur Yong-tching ordonna, en 1725, qu’on ne porterait point de sentence capitale sans que le procès lui eût été présenté jusqu’à trois fois. C’est pour se conformer à ce règlement que le tribunal observe la méthode suivante : quelque temps avant le jour marqué, il fait transcrire toutes les informations qui lui sont venues des juges inférieurs pendant le cours de l’année ; il y joint la sentence de chaque juge et la sienne ; ensuite il les assemble pour revoir, corriger, ajouter ou retrancher ce qu’il juge à propos. Après avoir mis tout en ordre, il en fait faire deux copies, dont l’une est présentée à l’empereur, et l’autre reste au tribunal pour être communiquée aux principaux officiers de toutes les cours suprêmes, qui ont la liberté d’y faire encore les changemens qu’ils jugent nécessaires. Ainsi le plus vil et le plus méprisable sujet de l’empire jouit à la Chine d’un privilége qui ne s’accorde à personne dans le reste de l’Asie, où la vie des hommes n’est que trop souvent le jouet du caprice d’un despote. La seconde copie est présentée à l’empereur ; ensuite l’usage est de la transcrire quatre-vingt-dix-huit fois en langue tartare, et quatre-vingt-dix-sept fois en langue chinoise. Toutes ces copies sont remises à l’empereur, qui en confie l’examen à ses plus fidèles officiers des deux nations.

Lorsque le crime est d’une énormité extraordinaire, l’empereur, en signant la sentence de mort, y joint l’ordre suivant : « Aussitôt qu’on aura reçu cet ordre, que le coupable soit exécuté sans délai. » S’il n’est question que d’un crime ordinaire, l’ordre est adouci en ces termes : « Que le criminel soit gardé en prison jusqu’à l’automne, et qu’il soit exécuté. » Le père Le Comte observe qu’il y a des jours fixés dans le cours de l’automne pour l’exécution de tous les criminels condamnés à mort.

S’il paraît que la longueur des procédures rend la justice fort lente à la Chine, le châtiment n’en est pas moins sûr pour toutes sortes de crimes ; il est réglé par la loi avec une juste dispensation qui le proportionne à leur énormité. Le pan-tsé, ou la bastonnade, se donne ordinairement pour des fautes légères, et le nombre des coups répond à la nature de l’offense. C’est le châtiment commun des sentinelles qu’on trouve endormies pendant la nuit dans les rues et dans les places publiques. Si le nombre des coups ne passe pas vingt, ils sont regardés comme une correction paternelle qui n’imprime aucune tache. L’empereur lui-même la fait quelquefois subir aux personnes d’un rang distingué, et ne les voit pas moins après cette humiliation. Il ne faut qu’une bagatelle pour se l’attirer ; un petit larcin, un mot outrageant, quelques coups de poing donnés mal à propos. Le mandarin n’en est pas plus tôt informé , qu’il fait donner le pan-tsé. Après la correction, le patient est obligé de se mettre à genoux devant son juge, de baisser trois fois le front jusqu’à terre, et de le remercier du soin qu’il a pris de sa correction.

Le pan-tsé est un morceau assez épais de bambou fendu, qui a plusieurs pieds de longueur ; le bout d’en bas est large comme la main ; l’autre bout est uni et menu, pour s’en servir plus facilement. Un mandarin, dans ses audiences, est environné d’officiers armés de ces instrumens : au moindre signe que leur donne le magistrat, en jetant par terre de petits bâtons d’environ six pouces de longueur sur deux de largeur, placés ordinairement sur une table qui est devant lui, ils saisissent le coupable et l’étendent tout de son long, le visage contre terre ; ils tirent ses hauts-de-chausse jusque sur ses talons. Dans cette posture, ils lui donnent autant de coups sur les fesses que le mandarin a jeté de petits bâtons : cependant on observe que quatre coups sont comptés pour cinq ; ce qui s’appelle le coup de grâce de l’empereur, qui, en qualité de père tendre et pitoyable, diminue toujours quelque chose du châtiment. Mais les coupables ont un autre moyen de l’adoucir ; c’est de gagner les exécuteurs, qui ont l’art de ménager leurs coups avec une légèreté qui les rend presque insensibles. Ce supplice est quelquefois si violent, qu’on peut en mourir ; mais ce qui peut faire voir jusqu’où est portée, à la Chine, la passion pour l’argent, c’est que pour une somme on loue des hommes qui subissent le châtiment à la place du coupable.

Un mandarin a le pouvoir de faire donner la bastonnade non-seulement dans son tribunal, mais dans tout autre lieu de sa juridiction : aussi ne marche-t-il jamais sans un cortége de ses officiers de justice, qui portent le pan-tsé. Si quelque personne du peuple reste à cheval lorsqu’il passe dans une rue, et ne se hâte point de descendre ou de se retirer, c’est assez pour s’attirer cinq ou six coups par son ordre. Cette exécution se fait si vite, qu’elle est souvent finie avant que les voisins s’en aperçoivent. Le pan-tsé est la punition ordinaire des mendians, des vagabonds, des coureurs de nuit et des gens sans aveu.

La Chine fourmille de mendians vagabonds, de musiciens, et de gens qui disent la bonne aventure ; ces fainéans voyagent en troupes, et ne sont pas moins trompeurs que nos Éyptiens ou Bohémiens d’Europe. Quelquefois ils sont tous aveugles : on leur voit exercer mille rigueurs contre eux-mêmes pour extorquer des aumônes ; ils se fouettent le corps, ils mettent des charbons ardens sur leur tête, ils frappent du front contre une pierre, ou l’un contre l’autre, jusqu’à se faire enfler prodigieusement la tête, ou à tomber sans connaissance. Ils continueraient ces extravagances au danger d’en mourir, si les spectateurs ne leur donnaient quelque chose. La plupart sont estropiés ; ils ont la bouche et le nez de travers, l’épine du dos rompue, de longs nez crochus ; il leur manque une jambe ou un bras : s’ils n’ont pas apporté ces difformités en naissant, ce sont leurs parens qui les ont estropiés dès l’enfance, pour les mettre en état de gagner leur vie par ces misérables artifices.

On voit des femmes, à qui leurs parens ont crevé volontairement les yeux, marcher avec des guitares pour gagner leur pain : d’autres, jouant de divers instrumens, tirent l’horoscope et prétendent juger de la destinée des passans par les traits du visage. On voit des


opérateurs qui parcourent les bourgs et les villages montés sur des tigres et sur d’autres bêtes apprivoisées ; ces animaux marchent lentement, en recourbant la queue, et portant des branches d’arbre dans leur gueule.

Les mandarins mêmes sont sujets au pan-tsé ; mais fussent-ils du dernier ordre, on ne peut le leur faire subir qu’après les avoir dégradés. Au reste, cette faveur de la loi n’est pas fort considérable, puisque, dans certaines occasions, un vice-roi a le pouvoir de les casser, sans attendre la décision des cours suprêmes, et qu’il n’est obligé qu’à rendre compte ensuite de ses raisons, qui sont presque toujours approuvées. Il est vrai qu’un mandarin puni avec cette rigueur a la liberté de paraître à Pékin pour justifier sa conduite : il peut présenter un mémoire à l’une des cours suprêmes, ou porter ses plaintes à l’empereur même. C’est un frein qui empêche les vice-rois d’agir avec trop de précipitation, et d’abuser de leur autorité. En un mot, les maîtres emploient le pan-tsé pour châtier leurs écoliers, les pères pour corriger leurs enfans, et les seigneurs pour punir leurs domestiques.

Un autre châtiment plus déshonorant, quoique moins douloureux, c’est le collier de bois, ou le carcan, que les Portugais appellent cangue. Il est composé de deux pièces de bois qui se joignent en forme de collier autour du cou. Un criminel qui a le cou passé dans cette machine ne peut voir ses pieds, ni porter sa main à sa bouche ; de sorte qu’il a besoin du secours de quelqu’un pour lui donner à manger. Il porte jour et nuit cet incommode fardeau, qui est plus ou moins pesant, suivant la nature du crime. Le poids commun du carcan : ou des cangues, est de cinquante-six livres ; mais il s’en trouve qui pèsent jusqu’à deux cents, et qui font tant de mal aux criminels, que, faute de nourriture et de sommeil, ils meurent quelquefois dans cette étrange situation. Il y a des cangues de quatre pieds carrés et de cinq à six pouces d’épaisseur.

Lorsqu’on a passé le cou du criminel dans ce pilori mobile, ce qui se fait devant les yeux du juge, on couvre les endroits par lesquels les deux pièces de bois se joignent, de deux longues bandes de papier, larges de quatre doigts, sur lesquelles on applique un sceau, afin que le cangue ne puisse être ouvert. Sur ces deux papiers on écrit en gros caractères la nature du crime et la durée du châtiment. Par exemple, « ce criminel est un voleur : c’est un débauché, un séditieux, un homme qui trouble la paix des familles : c’est un joueur. Il portera le cangue pendant trois mois dans un tel endroit. » Le lieu où ces misérables sont exposés est ordinairement la porte d’un temple ou de la ville, ou celle du tribunal même, ou le coin de quelque rue, ou la place publique. Lorsque le terme de la punition est expiré, les officiers du tribunal ramènent le criminel au mandarin, qui le délivre après une courte exhortation à mener une conduite plus réglée ; mais en lui accordant la liberté de se retirer, il lui fait donner vingt coups de pan-tsé, comme un préservatif contre l’oubli. Ordinairement toutes les punitions chinoises, à l’exception des amendes pécuniaires, commencent et finissent par la bastonnade.

Il y a certains crimes pour lesquels un criminel est marqué sur les deux joues avec des caractères chinois, qui expriment la nature de l’offense : d’autres sont condamnés au bannissement ou à tirer les barques royales. Il est rare que cette servitude dure plus de trois ans ; mais le bannissement est quelquefois perpétuel. Un exilé est sûr, avant son départ, de recevoir un nombre de coups proportionné à son crime.

Les vols sont punis la première fois par une marque sur le bras gauche avec un fer chaud, et la seconde fois par une marque sur le bras droit ; la troisième, ils sont livrés au tribunal criminel. Les esclaves fugitifs sont condamnés à cent coups de bâton, et rendus ensuite à leurs maîtres. Dans ces derniers temps, on leur marquait la joue gauche avec deux caractères chinois et deux caractères tartares ; mais un mandarin ayant représenté à l’empereur que cette punition était trop rigoureuse pour un crime qui venait moins d’aucune inclination vicieuse que du désir naturel de la liberté, et que d’ailleurs la bienséance était blessée, dans une ville où sa majesté résidait, par tant d’objets difformes dont les rues étaient remplies ; ce conseil fut bien reçu, et l’empereur ordonna qu’à l’avenir la marque des lettres s’appliquerait sur le bras gauche.

Les trois supplices capitaux de la Chine sont d’étrangler, de trancher la tête, et de couper en pièces. Le premier est le plus commun et passe pour le plus doux, et, ce qui est bien contraire à nos idées, pour le plus noble. Il est plus honorable d’être étranglé que d’avoir la tête tranchée. De là vient que, pour marquer quelque bonté aux seigneurs ou aux mandarins qui sont condamnés à la mort, l’empereur leur envoie un cordon de soie, et l’ordre de s’étrangler de leurs propres mains.

On tranche la tête pour les crimes de la plus odieuse énormité, tels que l’assassinat. Cette mort passe pour la plus infâme, parce que, disent-ils, la tête, qui est la principale partie de l’homme, est séparée du corps, et que le criminel ne conserve point en mourant son corps aussi entier qu’il l’a reçu de la nature. On ne dresse pas d’échafaud pour les exécutions ; le criminel se met à genoux dans une place publique, les mains liées derrière le dos : on le tient si ferme, qu’il ne peut se remuer ; tandis que l’exécuteur, s’avançant par-derrière, lui abat la tête d’un seul coup, et aussitôt l’étend sur le dos avec tant de promptitude et d’adresse, dit-on, qu’il ne tombe pas une goutte de sang sur ses habits. L’exécuteur est un soldat du commun ; et loin que l’usage ait attaché de la honte à ses fonctions, c’est un honneur pour lui de s’en acquitter bien. À Pékin, il porte une ceinture de soie jaune en accompagnant le criminel. C’est la couleur impériale, et son sabre est enveloppé dans une étoffe de soie de la même couleur, pour montrer qu’il est revêtu de l’autorité de l’empereur, et lui attirer plus de respect de la part du peuple.

Les Chinois sont persuadés qu’un homme à qui l’on a tranché la tête doit avoir manqué de soumission pour ses parens, qui lui avaient donné un corps sain et parfait. La séparation des membres leur paraît une juste punition de ce crime. Cette opinion est si bien établie, qu’ils achètent à grand prix, de l’exécuteur, les corps de leurs parens et de leurs amis pour y recoudre la tête, en s’efforçant d’expier sa désobéissance par leurs gémissemens. Ils rapportent l’origine de cette idée à Tsong-tou, disciple de Confucius, qui, exhortant, vers sa dernière heure, ses enfans et ses disciples à l’obéissance, leur déclara qu’il se croyait redevable à la sienne d’avoir conservé son corps aussi parfait et aussi entier qu’il l’avait reçu de ses parens.

Ceux qui sont condamnés au même supplice sont privés, par leur sentence, de la sépulture commune ; ce qui passe à la Chine pour un autre excès d’infamie. L’exécuteur, après avoir dépouillé le corps, est obligé de le jeter dans le fossé voisin ; aussi ne peut-il le vendre sans s’exposer à des punitions rigoureuses : mais il gagne le juge, ou les délateurs, par un présent considérable ; ce qui augmente beaucoup le prix du corps. Une ancienne loi de l’empire porte qu’un criminel, à qui ses bonnes qualités, ou quelque autre raison, attirent une juste pitié, obtiendra un répit jusqu’à la fin de l’automne suivant, dans quelque temps qu’il ait été condamné. La raison de cette loi c’est qu’à l’occasion de quelque réjouissance publique, soit pour la naissance ou le mariage d’un prince, soit pour la fin d’un tremblement de terre, ou de quelque autre calamité, on ne manque pas de relâcher tous les prisonniers, à la réserve de quelques-uns qui sont exceptés. Ainsi ceux à qui l’on accorde un répit sont souvent renvoyés libres, ou passent du moins quelques mois dans cette espérance. Beaucoup de lois de ce pays paraissent avoir été dictées par la clémence. C’est un éloge particulier que l’on voudrait pouvoir faire des nôtres.

La troisième espèce de punition que les Chinois appellent, dans leur langue, couper en mille pièces, est celle des rebelles et des traîtres. Elle consiste à couper en morceaux le corps du criminel, et à jeter le cadavre dans une rivière ou dans un fossé. On punit ainsi les plus grands crimes.

La torture est en usage à la Chine, et déshonore un peuple qui paraît d’ailleurs si policé et si humain. On l’emploie, comme ailleurs, pour arracher la confession d’un crime, c’est-à-dire que l’on punit, comme ailleurs, avant de savoir si l’on a droit de punir. Ils ont, comme nous, une question ordinaire et extraordinaire. La première se donne aux pieds et aux mains, et ressemble beaucoup à celle que nous nommons extraordinaire. Celle-ci du moins ne se donne chez eux qu’après la preuve du fait, et elle consiste à faire de petites estafilades au corps du criminel, et à l’écorcher par degrés en lui enlevant de petites lanières ou des filets de peau.

Les lois chinoises n’imposent point d’autres punitions pour les crimes ; mais quelques empereurs en ont établi de plus cruelles. L’empereur Tcheou, à l’instigation de sa concubine favorite, qui se nommait Takya, inventa un nouveau genre de supplice sous le nom de pao-lo. C’était une colonne de cuivre, haute de vingt coudées, sur huit de diamètre, creusée comme le taureau de Phalaris, avec trois ouvertures pour y mettre du feu. On y attachait les criminels, en la leur faisant embrasser avec les pieds et les jambes : on allumait un grand feu au-dedans, qui rôtissait ces malheureux jusqu’à ce qu’ils fussent réduits en cendre. Duhalde ajoute que Takya se faisait un amusement de ce spectacle. On peut juger quel devait être le caractère d’un empereur qui avait un tel monstre pour maîtresse.

Les prisons chinoises n’ont ni l’horreur ni la saleté des prisons d’Europe ; elles sont beaucoup plus commodes et plus spacieuses : l’édifice en est semblable dans toutes les parties de l’empire ; elles sont situées à peu de distance des tribunaux de justice. Quand on est entré par la porte de la rue, on trouve une longue allée qui conduit au logement du second geôlier ; ensuite on entre dans une grande cour carrée, aux quatre côtés de laquelle sont les chambres des prisonniers, élevées sur de gros piliers de bois, ce qui forme au-dessous une sorte de galerie. Les quatre coins sont occupés par des prisons particulières, où l’on enferme les plus fameux brigands, sans leur laisser, pendant le jour, la liberté de se promener dans la cour ; cependant ils achètent cette grâce pour quelques heures. La nuit, ils sont chargés de chaînes pesantes qu’on leur attache aux pieds, aux mains et à la ceinture, et si serrées, qu’à peine leur laissent-elles le pouvoir de se remuer. Si l’on se relâche un peu de cette rigueur, ce n’est qu’à prix d’argent. Ceux qui n’ont commis que des délits peu considérables ont la liberté de prendre l’air dans la cour de la prison ; mais le soir on les appelle l’un après l’autre, pour les renfermer dans une grande salle obscure, à moins qu’ils ne soient en état de louer de petites chambres où ils sont logés plus commodément. Des sentinelles qui veillent pendant toute la nuit font observer un profond silence. Si l’on entend le moindre bruit, ou s’il arrive que la lampe s’éteigne, on se hâte d’en donner avis aux geôliers, afin qu’ils puissent remédier au désordre. Il se fait des rondes continuelles, qui ôtent aux prisonnier toute espérance de pouvoir s’échapper. Ceux qui formeraient cette entreprise seraient punis sévèrement. Le mandarin visite souvent la prison, et doit toujours être en état de rendre compte des prisonniers. Si l’un d’eux tombe malade, le mandarin est obligé non-seulement de lui procurer, aux frais de l’empereur, des médecins et des remèdes, mais encore de prendre tout le soin possible de son rétablissement. S’il meurt un prisonnier, le mandarin doit en informer l’empereur, qui ordonne souvent au mandarin supérieur d’examiner si le subalterne a fait son devoir. Dans ces temps de visite, les prisonniers qui sont coupables de quelque crime capital paraissent avec un visage pâle, un air triste, la tête penchée et les genoux tremblans, dans l’espérance d’exciter la compassion ; mais ils en trouvent d’autant moins, que le but de leur emprisonnement est non-seulement de les tenir sous une garde sûre, mais de les châtier, et qu’il est regardé comme une partie de leur punition.

Dans les grandes prisons, comme celle du tribunal suprême de Pékin, on permet aux ouvriers et aux artisans, tels que les tailleurs, les bouchers, les marchands de riz et de légumes, etc., d’entrer pour le service et la commodité des prisonniers : ils ont même des cuisiniers qui préparent leurs alimens, et tout s’exécute avec beaucoup d’ordre par le soin continuel des officiers.

La prison des femmes est séparée de celle des hommes : on ne leur parle qu’au travers d’une grille. Les hommes ont rarement la liberté de s’en approcher.

Dans quelques endroits, le corps d’un criminel qui meurt en prison n’est pas porté à la sépulture par la porte commune, mais par un passage fait exprès dans le mur de la première porte, qui ne sert qu’à cet usage. Lorsqu’un prisonnier de quelque distinction se trouve en danger de mort, il demande comme une faveur la permission de sortir avant d’expirer, parce qu’on attache une idée d’infamie à ce passage. La plus grande imprécation qu’on puisse faire à la Chine contre une personne à qui l’on souhaite du mal, est de lui dire : Puisses-tu passer par le trou de la prison !

Navarette, qui avait été renfermé avec les autres missionnaires, pendant la persécution, à Hang-tcheou-fou, capitale de la province de Che-kiang, dit qu’on n’entendait aucun bruit, qu’on ne voyait point naître de querelle, et que la tranquillité régnait comme dans un monastère.

On donne aux prisonniers pauvres une portion de riz tous les jours ; ils en mangent une partie, et du reste ils en achètent du bois, du sel et des légumes. Sans cette libéralité, la plupart manqueraient du nécessaire, parce qu’étant logés fort à l’écart, ils n’ont pas de ressource dans les aumônes. Pendant tout le temps que les missionnaires furent captifs, il entra plus de prisonniers qu’il n’en sortit.

L’état militaire de la Chine a ses tribunaux comme le gouvernement civil, et ses kouans ou ses mandarins. Les mandarins de la guerre prennent leurs trois degrés comme les mandarins civils ; ils sont divisés en neuf classes, qui forment, comme les autres, un grand nombre de tribunaux.

Le rang et les fonctions du principal officier militaire ou du général sont à peu près les mêmes à la Chine qu’en Europe ; il a sous lui, dans quelques provinces, quatre mandarins ; et dans d’autres lieux, deux mandarins seulement, qui représentent aussi nos lieutenans-généraux. Ceux-ci ont d’autres mandarins subordonnés qui répondent à nos colonels ; les colonels ont sous eux des officiers qu’on peut regarder comme des capitaines ; enfin ces capitaines ont des officiers subalternes, qui ressemblent à nos lieutenans et à nos enseignes : chacun de ces mandarins a le train qui convient à sa dignité ; et lorsqu’il paraît en public, il est accompagné d’une troupe d’officiers qui appartiennent à son tribunal ; de sorte que tous ensemble, ils ont sous leurs ordres un fort grand nombre de troupes, tant à cheval qu’à pied.

Il y a à Pékin cinq tribunaux militaires, qui se nomment ou-fou, c’est-à-dire les cinq classes, ou les cinq troupes de mandarins de guerre. Ces cinq classes ont à leur tête un président et deux assesseurs, qui sont du premier ordre des mandarins. On choisit ordinairement pour ces postes de grands seigneurs de l’empire, et ce sont eux qui commandent les officiers et tous les soldats. Cependant ces cinq tribunaux dépendent d’un tribunal suprême de la guerre, nommé Yong-tching-fou, dont le président est un des plus grands seigneurs de l’empire. Son autorité s’étend sur les cinq tribunaux militaires, et sur tous les officiers et les soldats de la cour ; mais, pour modérer ce pouvoir extraordinaire, qui le rend maître d’un si grand nombre de troupes, on lui donne pour assesseur un mandarin lettré, avec le titre de surintendant de l’armée, et deux inspecteurs nommés par l’empereur, qui prennent part à toutes les affaires ; d’ailleurs, lorsqu’il s’agit d’exécuter quelque projet militaire, le Yong-tching-fou dépend absolument de la quatrième des six cours suprêmes, qui se nomme Ping-pou, et qui a toute la milice de l’empire sous sa juridiction.

Quoiqu’il y ait à la Chine des grands seigneurs qui, portant le titre de princes, de ducs et de comtes, sont supérieurs à tous les ordres de mandarins, par leur rang, leur mérite et leurs services, il n’y en a pas un néanmoins qui ne se trouve honoré du titre de son emploi, et de la qualité de chef des cinq tribunaux militaires.

Les tribunaux des mandarins de la guerre ont, dans leurs procédures et leurs décisions, les mêmes méthodes que les tribunaux civils.

Il nous reste à parler des forces de l’empire chinois.

Toutes les grandes villes, et les principales entre les petites, sont plus ou moins fortifiées. On donne à certaines villes le nom de places de guerre, pour les distinguer des autres, qui se nomment villes de commerce. Cependant les places de guerre n’ont pas d’autre avantage sur les autres villes fortifiées que celui de leur situation, qui en rend l’accès plus difficile ; tout l’art des fortifications chinoises consiste dans un excellent rempart, un mur de briques, des tours, et un large fossé rempli d’eau. À la vérité, c’est une sûreté suffisante contre tous les efforts ennemis, dans des régions où la partie offensive de la guerre n’est pas mieux connue que la défensive.

On peut regarder comme un établissement très-utile les tchais, ou lieux de refuge, qui sont situés au milieu des champs, dans lesquels les laboureurs et les paysans se retirent avec leurs troupeaux et leurs meubles, en cas de mouvement de guerre, ou de courses subites de voleurs. Il n’y a point de province, de ville ou de bourg qui n’ait des soldats pour sa défense ; l’empire est d’ailleurs fortifié par la nature. La mer qui borde six provinces à l’est et au sud, a si peu de profondeur au long de la côte, que les gros vaisseaux n’en peuvent approcher sans être brisés en pièces ; et les tempêtes y sont si fréquentes, qu’une flotte n’y peut jamais mouiller en sûreté. À l’ouest, ce sont des montagnes inaccessibles, qui ne font pas de ce côté-là une défense moins sûre ; le côté du nord est défendu par la grande muraille, qui est la plus faible de toutes les défenses.

On a vu plus haut que l’empereur entretient pour la garde du grand mur, pour celle des villes et des autres places fortifiées, sept cent soixante-dix mille hommes, et cinq cent soixante-cinq mille chevaux, tant pour remonter la cavalerie que pour l’usage des courriers qui servent à porter dans les provinces ses ordres et ceux des tribunaux. Si ce nombre a reçu quelque changement, c’est moins pour diminuer que pour s’accroître, car l’état ne fait jamais de réduction dans les troupes ; elles servent de gardes aux mandarins, aux gouverneurs, aux officiers, aux magistrats ; elles les accompagnent jusque dans leurs voyages ; elles veillent pour leur sûreté pendant la nuit, aux environs de leurs barques ou de leurs hôtelleries, et chaque fois que le mandarin s’arrête, elles sont relevées par d’autres gardes. Le soin que l’on a de bien armer ces troupes et de les habiller proprement leur donne la plus belle apparence du monde dans leurs marches et dans les revues ; mais elles ne sont pas comparables à celles de l’Europe pour la discipline et le courage. Non-seulement les Chinois sont naturellement efféminés ; les Tartares mêmes sont presque tombés dans la même mollesse ; mais le profond repos dont ils jouissent ne leur donne aucune occasion de se rendre plus propres à la guerre ; tandis que la préférence qu’ils donnent sur tout le reste à l’étude et au savoir, la dépendance où les soldats vivent des lettrés, et l’éducation ordinaire de la jeunesse, qui ne voit que des livres, et qui n’entend parler que de morale et de politique, sont autant d’obstacles au courage militaire. L’attaque des Tartares est vive et fière ; ils poussent brusquement l’ennemi, s’ils l’ont forcé d’abord à plier ; mais ils sont incapables d’un long effort, surtout pour se défendre, s’ils sont attaqués eux-mêmes avec autant d’ordre que de vigueur. L’empereur Khang-hi, qui ne disait jamais rien que de juste, comme il ne faisait rien que de grand, peignait leur caractère en deux mots : « Les Tartares sont bons soldats lorsqu’ils en ont de mauvais à combattre ; mais ils sont mauvais lorsqu’ils ont affaire à de bonnes troupes. »

À l’égard de la discipline, les troupes chinoises sont exercées régulièrement par leurs officiers. Cet exercice consiste ou dans une espèce de marche irrégulière et tumultueuse, qu’ils font en escortant les mandarins, ou dans diverses évolutions qui s’exécutent au bruit des trompettes. Ils tirent de l’arc et manient le sabre avec beaucoup d’adresse : on fait aussi de temps en temps des revues militaires, pour examiner soigneusement les chevaux, les mousquets, les sabres, les flèches, les cuirasses et les casques. La moindre tache de rouille sur les armes est punie sur-le-champ de trente ou quarante coups de bâton, si le soldat est Chinois, et d’autant de coups de fouet, si c’est un Tartare. Lorsqu’ils ne sont pas employés aux exercices de leur état, ils ont la liberté de choisir leurs occupations.

Il n’est pas nécessaire à la Chine, comme en Europe, d’employer la violence ou l’argent pour engager les hommes au métier des armes. La profession de soldat est regardée au contraire comme un fort bon état ; on s’empresse d’y parvenir, soit par le crédit de ses amis ou par les présens qu’on fait aux mandarins, d’autant plus que chacun fait ordinairement son service dans les cantons qu’il habite.

Les trois provinces du nord fournissent un grand nombre de soldats ; ils reçoivent pour paie, de trois en trois mois, cinq sous d’argent fin ; ce qui est à peu près la paie française, et chaque jour une mesure de riz, ce qui suffit pour l’entretien d’un homme. Quelques-uns sont à la double paie : celle des cavaliers est de cinq sous de plus, avec deux mesures de petites fèves pour la nourriture de leurs chevaux, dont l’empereur prend soin comme des hommes.

Depuis que les Tartares ont conquis la Chine, ces troupes n’ont guère d’autre emploi que de prévenir les révoltes, ou d’apaiser les séditions, en se montrant dans les villes ou dans les provinces. Elles sont chargées aussi de purger les grands chemins de voleurs : avec l’attention continuelle qu’elles ont à les suivre et à les observer, il y en a peu qui leur échappent. Dans ces occasions, chaque ville reçoit des ordres, et toutes les forces des places voisines se rassemblent, s’il est nécessaire. Lorsqu’il est question de guerre, on détache plusieurs bataillons de chaque province pour former une armée.

Avant l’union des Tartares et des Chinois, la grande muraille était gardée par un prodigieux nombre de soldats, pour couvrir l’empire contre les invasions de ces redoutables ennemis ; mais aujourd’hui on n’entretient garnison que dans les places importantes. Le port d’armes, dans chaque ville, est uniquement pour les soldats, quoiqu’ils ne portent l’habit militaire que pour le service, c’est-à-dire dans les temps de guerre ou pour monter la garde, pour les revues, et pour servir d’escorte aux mandarins dans leurs voyages. Dans les autres temps ils s’appliquent au trafic ou à la profession dans laquelle ils sont nés.

Entre les officiers tartares, on en compte vingt-quatre à la cour qui portent le titre de capitaines généraux, avec le même nombre de colonels. Cet établissement, qui ne subsiste que depuis la conquête, n’empêche pas que le ping-pou, ou le tribunal suprême de la guerre, n’ait la surintendance des troupes chinoises dans toute l’étendue de l’empire. Cette cour a des courriers toujours prêts pour porter ses ordres dans les provinces, ce qui s’exécute fort secrètement.

Toutes les familles tartares qui sont établies à Pékin, ont leurs habitations dans la ville, ou dehors ; mais elles ne peuvent les quitter sans un ordre particulier de l’empereur. De là vient que les troupes tartares, dont la garde de l’empereur est composée, sont toujours en quelque sorte près de sa personne. On voit aussi à Pékin quelques troupes chinoises, enrôlées depuis long-temps sous les bannières tartares, et qui portent, par cette raison, le nom de Chinois tartarisés. Elles sont bien payées et toujours prêtes à marcher au premier ordre, avec autant de diligence que de secret, pour arrêter les mouvemens et les séditions. Ces troupes sont divisées en huit corps, dont chacun a son enseigne distinguée par la couleur qui lui est propre ; c’est le jaune, le blanc, le rouge et le bleu. Le vert est la couleur des troupes entièrement chinoises, qui en tirent le nom de lou-ki, c’est-à-dire soldats de la bannière ou de l’enseigne verte.

Chaque enseigne tartare a son général qui se nomme Kou-fanta, en langue mantchou. Cet officier en a d’autres sous lui qui répondent à nos lieutenans-colonels, sous le nom de Mei-reyon-tchain, et qui ont aussi leurs officiers subalternes. Comme chaque corps est composé à présent de Tartares mantchous, de Tartares mongols et de Chinois tartarisés, le général a sous lui deux officiers généraux de chaque nation, et ces généraux ont aussi des officiers subalternes de la même nation. Chaque corps consiste en dix mille hommes effectifs divisés en cent niérous, ou cent compagnies chacune de cent soldats. Ainsi, en comptant la maison de l’empereur et celle des princes, dont les domestiques ont la paie d’officiers et de soldats, on peut croire, suivant l’opinion commune, qu’il y a toujours cent mille hommes de cavalerie à Pékin. Cependant ils sont tellement énervés, comme on vient de le remarquer, que les Tartares orientaux font peu de cas de leur nombre. Ils disent en proverbe que le hennissement d’un cheval tartare suffit pour mettre en déroute toute la cavalerie chinoise.

Outre ces forces, qui sont constamment sur pied, chaque province a quinze ou vingt mille hommes sous le commandement de leurs officiers particuliers. Il y en a aussi pour la garde des îles, surtout pour celles de Haïnan et de Formose.

Les armes des soldats sont des cimeterres et des dards, suivant l’ancien usage. L’artillerie est d’invention moderne parmi les Chinois ; et quoiqu’ils aient fort anciennement l’usage de la poudre, ils ne remploient guère que pour les feux d’artifice, dans lesquels ils excellent. Cependant on voit aux portes de Nankin trois ou quatre bombardes, courtes et épaisses, assez anciennes pour faire juger qu’ils ont eu l’usage du canon, quoiqu’ils paraissent l’ignorer encore, car ces pièces passent parmi eux pour de simples curiosités. Ils ont aussi quelques pétards sur leurs vaisseaux, mais ils manquent d’habileté pour s’en servir. En 1621, la ville de Macao fit présent à l’empereur de trois canons avec quelques canonniers : on en fit l’épreuve devant plusieurs mandarins, qui parurent fort surpris de cette nouveauté. Ces pièces furent menées sur les frontières. Les Tartares qui s’étaient approchés de la grande muraille, furent si effrayés du ravage qu’elles firent dans leurs rangs, qu’ayant pris la fuite, ils n’eurent pas la hardiesse de reparaître jusqu’en 1636. Ils firent alors une nouvelle irruption, qui fit penser les mandarins à fortifier les villes de la Chine, et à les munir d’artillerie. Ce fut à cette occasion que, le docteur Paul-syn leur ayant représenté que les missionnaires savaient l’art de fondre le canon, ils supplièrent aussitôt l’empereur d’ordonner au père Adam Schaal, alors président du tribunal des mathématiques, d’en fondre quelques pièces. Après avoir obtenu l’ordre qu’ils désiraient, ils firent une visite à ce missionnaire mandarin, et, dans la conversation, ils demandèrent négligemment s’il savait la manière de fondre du canon. Schaal ayant répondu qu’il n’en ignorait pas les principes, ils lui présentèrent sur-le-champ l’ordre impérial. En vain leur représenta-t-il, dans sa surprise, que la pratique était fort éloignée de la théorie. Il fallut obéir et donner des instructions aux ouvriers, avec l’assistance néanmoins des eunuques de la cour. Ensuite les mandarins, persuadés par la vue des instrumens mathématiques que le père Verbiest avait composés à Pékin, qu’il ne devait pas être moins habile à fondre de l’artillerie, obtinrent un autre ordre pour ce missionnaire. Une entreprise de cette nature était capable de l’alarmer ; mais ayant trouvé dans les registres des églises chrétiennes de Pékin, que, sous la dernière race des empereurs chinois, un grand nombre de missionnaires étaient entrés à la Chine en faveur de leurs lumières, et ne doutant pas qu’un service de cette importance ne portât l’empereur à favoriser la religion chrétienne, il fondit avec un merveilleux succès cent trente pièces de canon.

Quelque temps après, le conseil des principaux mandarins de guerre présenta un mémoire à l’empereur, par lequel il lui demandait trois cent vingt pièces de canon à l’européenne, pour la défense des places fortes de l’empire. L’empereur ordonna que Nan-hoaï-jin, (tel était le nom chinois du père Verbiest) prendrait la direction de l’ouvrage, et qu’il serait exécuté suivant les modèles qui devaient être tirés en peinture, et présentés à sa majesté dans un mémoire. Le missionnaire présenta les modèles en 1681, le 11 février. Ils furent approuvés, et le kong-pou, ou le tribunal des travaux publics, reçut ordre de fournir sans délai tous les secours nécessaires.

La fonte de tant de pièces prit plus d’un an. Verbiest eut à vaincre quantité d’obstacles de la part des eunuques du palais, qui, ne voyant pas sans impatience un étranger dans une si haute faveur, réunirent tous leurs efforts pour ruiner son entreprise. Ils se plaignaient à tous momens de la lenteur du travail, tandis qu’ils faisaient dérober secrètement le métal par les officiers subalternes de la cour. Aussitôt que la première pièce fut fondue, ils se hâtèrent, avant que l’intérieur fût poli, d’y jeter un boulet de fer, dans l’espérance de la rendre inutile ; mais Verbiest l’ayant fait charger par la lumière, elle fut tirée avec un bruit si terrible, que l’empereur, l’ayant entendu de son palais, désira qu’on fît une seconde décharge. Enfin, l’ouvrage étant achevé, toutes les pièces furent traînées au pied d’une montagne qui est à une journée de Pékin, du côté de l’ouest ; et l’empereur, accompagné des principaux officiers de son armée et de toute sa cour, se domina le plaisir d’en voir faire l’épreuve ; on lui fit observer que les boulets touchaient au lieu vers lequel Verbiest avait braqué ses machines. Ce spectacle lui fit tant de plaisir, qu’il donna une fête solennelle au gouverneur tartare et aux principaux officiers de l’armée, sous des tentes qui furent dressées en plein champ. Il but dans une coupe d’or à la santé de son beau-père et de ses officiers, et à celle même des artistes qui avaient dirigé le canon avec tant de justesse. Enfin, ayant fait appeler Verbiest, qui était logé par son ordre près de sa propre tente, il lui dit : « Le canon que vous me fîtes l’année passée a servi fort heureusement contre les rebelles, dans les provinces de Chen-si, de Hou-quang et de Kiang-si ; je suis fort satisfait de vos services. » Ensuite, se dépouillant de sa robe et de sa veste fourrée, il les lui donna comme un témoignage de son amitié.

On continua pendant plusieurs jours d’éprouver les pièces par un si grand nombre de décharges, qu’il y eut vingt-trois mille boulets de tirés. Verbiest composa un traité sur la manière de fondre le canon et sur son usage. Il le présenta à l’empereur, avec vingt-quatre dessins des figures nécessaires pour l’intelligence de cet art, et des instrumens qui servent à tirer juste. Quelques mois après, le tribunal, dont l’emploi est de rechercher les personnes qui ont rendu service à l’état, présenta un mémoire à l’empereur pour le supplier d’avoir égard au mérite de Nan-koaï-jin. Sa majesté ayant reçu favorablement ce mémoire, accorda au missionnaire le même titre d’honneur qui se donne aux vice-rois lorsqu’ils ont bien servi dans leur gouvernement.

FIN DU NEUVIÈME VOLUME.