Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome II/Première partie/Livre III/Chapitre II

CHAPITRE II.

Voyages d’André Brue. Rufisque. Nègres Sérères. Nègres de Cayor. Nègres du Siratik. Foulas. Royaume de Galam. Nègres de Mandingue. Presqu’île et royaume de Casson. Canton de Djéredja. Cachao. Bissao. Bissagos. Cazégut. Roi de Cabo. Commerce de gommes. Maures du désert. Bambouk. Job Ben Salomon : détails sur son pays.

Brue était directeur-général de la compagnie française d’Afrique, vers la fin du dix-septième siècle et au commencement du dix-huitième : ses voyages, qui ont été fréquens, eurent tous pour objet le bien du commerce et l’intérêt de sa patrie. C’était un bon citoyen et un homme éclairé. C’est d’après ses mémoires que le père Labat a composé son Afrique occidentale. Nous ne rapporterons des voyages de Brue que ce qui nous semblera propre à faire connaître le pays et les mœurs. Les révolutions des compagnies commerçantes et les démêlés des nations rivales n’entrent point dans notre plan, et ne peuvent appartenir qu’à une histoire du commerce.

Le premier voyage de Brue est celui qu’il fit par terre de Rufisque jusqu’au Fort-Louis sur le Sénégal. Rufisque est située sur la côte, à trois lieues de l’île de Gorée. Cette île, voisine du cap Vert, l’île d’Arguin, près du cap Blanc, et le comptoir de Portendic, plus au sud, le fort Saint-Louis à l’embouchure de la rivière de Sénégal, et celui de Saint-Joseph sur le bord de cette même rivière à trois cents lieues de son embouchure, près des cataractes de Felou, étaient comme l’on sait, les principales possessions des Français en Afrique.

Rufisque n’est qu’une corruption de Rio-Fresco, rivière fraîche, nom que les Portugais donnèrent à cet endroit, arrosé par un petit ruisseau qui, coulant entre des bois, conserve en tout temps sa fraicheur. C’est une dépendance du royaume de Cayor, et un port de commerce. Le roi de Cayor, qui se nomme le damel, entretient à Rufisque des officiers et un alcadi (mot arabe qui signifie le juge, que les Espagnols ont emprunté des Maures, et dont ils ont fait alcade). L’emploi de cet alcadi est de percevoir les droits du port et les revenus du damel.

La chaleur est insupportable à Rufisque pendant le jour, surtout à midi, dans le cours même du mois de décembre. Du côté de la mer, le calme est ordinairement si profond, qu’on n’y ressent pas le moindre souffle ; et les bois arrêtent aussi les mouvemens de l’air du côté des terres : aussi les hommes et les animaux n’y peuvent-ils respirer, surtout au long de la côte, dans la basse marée ; car la réverbération du sable y écorche le visage et brûle jusqu’à la semelle des souliers. Ce qui rend encore cet endroit plus dangereux, c’est la puanteur prodigieuse de quantité des petits poissons pouris que les Nègres y jettent, et qui répandent une mortelle infection. On les y met exprès pour les laisser tourner en pouriture, parce que les Nègres ne les mangent que dans cet état. Ils prétendent que le sable leur donne une sorte d’odeur nitreuse qu’ils estiment beaucoup.

Chaque vaisseau français donne aux officiers du damel une certaine quantité de marchandises pour le droit de prendre du bois et de l’eau. Les Nègres qu’ils emploient ordinairement à leur fournir ces provisions, et qui les apportent sur leur dos jusqu’aux chaloupes, se croient bien payés de leur travail par quelques bouteilles de sangara, c’est-à-dire, d’eau-de-vie.

De Rufisque, Brue s’avança dans un pays sablonneux, qui ne paraissait pas néanmoins sans culture. Au milieu du chemin, il trouva un grand lac d’eau saumâtre, formé par un petit ruisseau dont l’eau ne laissait pas d’être fort douce, et sur le bord duquel il s’arrêta pour faire rafraîchir son cortége. Ce lac, suivant le témoignage des habitans, se décharge dans la mer entre le cap Vert, au nord, et le cap Manuel, au sud. Il est rempli de poisson, qui est péché par une sorte de faucon, avec autant d’adresse que par les Nègres. Brue tua un de ces animaux dans le temps qu’il prenait son vol avec un poisson entre ses serres, de la forme d’une sardine et du poids de trois ou quatre livres. Le lac s’appelle Sérères, du nom de quelques tribus des Nègres qui habitent les lieux voisins, et qui forment un peuple très-remarquable.

Ces Sérères, qui se trouvent principalement répandus autour du cap Vert, sont une nation libre et indépendante, qui n’a jamais reconnu de souverain. Ils composent, dans les lieux de leur retraite, plusieurs petites républiques, où ils n’ont pas d’autres lois que celles de la nature. Ils nourrissent un grand nombre de bestiaux. Brue prétend que la plupart, n’ayant aucune idée d’un Être suprême, croient que l’âme périt avec le corps ; ils sont entièrement nus. Ils n’ont aucune correspondance de commerce avec les autres Nègres. S’ils reçoivent une injure, ils ne l’oublient jamais. Leur haine se transmet à leur postérité, et tôt ou tard elle produit la vengeance. Leurs voisins les traitent de sauvages et de barbares. C’est outrager un Nègre que de lui donner le nom de Sérère. Ainsi ces hordes d’esclaves regardent comme une injure le titre d’homme libre. Cette nation d’ailleurs est simple, honnête, douce, généreuse et très-charitable pour les étrangers. Elle ignore l’usage des liqueurs fortes. Ils enterrent leurs morts hors de leurs villages, dans des huttes rondes, aussi bien couvertes que leurs propres habitations. Après y avoir placé le corps dans une espèce de lit, ils bouchent l’entrée de la hutte avec de la terre détrempée, dont ils continuent de faire un enduit autour des roseaux qui servent de murs, jusqu’à l’épaisseur d’un pied. L’édifice se termine en pointe, de sorte que ces lieux de sépulture paraissent comme un second village, et que les tombes des morts sont en beaucoup plus grand nombre que les maisons des vivans. Comme les Sérères n’ont point assez d’industrie pour faire des inscriptions ou d’autres marques sur ces monumens, ils se contentent de mettre au sommet un arc et quelques flèches sur ceux des hommes, et un mortier avec un pilon sur ceux des femmes : le premier marque l’occupation des hommes, qui est presque uniquement la chasse ; et l’autre, celle des femmes, dont l’emploi continuel est de piler du riz, du maïs ou du millet.

Il n’y a pas de Nègres qui cultivent leurs terres avec autant d’art que les Sérères. Si leurs voisins les traitent de sauvages, ils sont bien mieux fondés à regarder les autres Nègres comme des insensés, qui aiment mieux vivre dans la misère et souffrir la faim que de s’accoutumer au travail pour assurer leur subsistance. Leur langage est différent de celui des Iolofs, et paraît même leur être tout-à-fait propre. Ils ont pour boisson le vin de palmier.

Les Sérères reçurent le général français avec beaucoup d’humanité, et lui présentèrent du couscous, du poisson, des bananes, avec d’autres alimens du pays. Il partit si tard de leur village, que l’excès de la chaleur le força de s’arrêter après avoir fait trois lieues ; n’en ayant pu faire que sept dans le courant de la journée, il arriva le soir dans un village des Iolofs, qui était la résidence d’un des plus grands marabouts, ou prêtres du pays. Ce saint nègre s’était attendu à recevoir, la visite et les présens du général français ; mais il vit ses espérances trompées. L’alcadi de Rufisque , et une femme mulâtre qui avait suivi Brue avec quelques Français que la seule curiosité conduisait, se mirent à genoux devant le marabout, et lui baisèrent les pieds ; après quoi il prit la main de la signora, l'ouvrit et cracha dedans. Ensuite la lui faisant tourner trois fois autour de la tête, il lui frotta de sa salive le front, les yeux, le nez, la bouche et les oreilles, en prononçant, pendant cette opération, quelques prières arabes. Il reçut leurs présens, et leur promit un heureux voyage. La signora fut raillée de sa superstition à son retour, et de s’être laissé oindre de la salive du vieux marabout.

Le jour suivant, comme la marche était fort lente, Brue se donnait le plaisir de la chasse en chemin. Au milieu des bois, il découvrit les traces de quelques éléphans, et bientôt il en aperçut dix-huit ou vingt, les uns couchés comme un troupeau de vaches, d’autres occupés à baisser des branches, dont ils mangeaient les feuilles et les petits rameaux. La caravane n’en était pas à la portée du pistolet. Cependant, comme il ne paraissait pas qu’ils y fissent attention, les gens du général leur tirèrent quelques coups de fusil, auxquels ils ne parurent pas plus sensibles qu’à la piqûre des mouches, apparemment parce que les balles ne les touchèrent que par-derrière ou aux côtés, dans les endroits où leur peau est impénétrable.

Ils arrivèrent le lendemain à Makaya, une des résidences du damel, qui s’y était rendu pour recevoir les Français. Devant la porte du palais ils trouvèrent une garde de quarante ou cinquante Nègres,avec un grand nombre de guiriots ou de musiciens, qui se mirent à chanter les louanges du général aussitôt qu’ils le virent à portée de les entendre. Les grands-officiers se présentèrent pour le recevoir et l’introduire à l’audience du roi. Il ne fut pas aisé à Brue, qui était d’une taille puissante, de passer par la porte de ce Versailles du royaume de Cayor ; le guichet était si bas, qu’il était obligé de se courber beaucoup. L’enclos contenait quantité de bâtimens, entre lesquels il y avait un kalde ou une salle d’audience ouverte de tous côtés. Le damel y était assis sur un petit lit dont la compagnie française lui avait fait présent ; il se leva lorsque Brue fut entré, et lui présentant la main, il l’embrassa, avec beaucoup de remercîmens de s’être détourné si loin de sa route pour le voir. Le général lui fit son compliment, et lui offrit les présens de la compagnie, avec deux barils d’eau-de-vie. L’ordre fut donné pour le traiter aux dépens de la cour, et pour renvoyer à Rufisque les chevaux et les chameaux qu’il y avait loués. Il fut conduit ensuite à l’audience des femmes du roi. Ce prince en avait quatre légitimes, suivant la loi de Mahomet ; mais ses concubines étaient au nombre de douze, malgré les remontrances des marabouts. Un jour qu’ils lui reprochaient cette intempérance, il leur répondit que la loi était faite pour eux et pour le peuple, mais que les rois étaient au-dessus. Cette réponse d’un petit prince barbare, et la réponse de Samuel aux Juifs lorsqu’ils lui demandèrent un roi, prouvent quelle idée on s’est faite, en tout temps, de la royauté, même dans les pays où il semblait qu’on eût moins à en abuser.

Les femmes du damel ayant pris soin de fournir des provisions au général, il se crut obligé de leur faire quelques présens. C’était le roi qui se chargeait lui-même de ces détails lorsqu’il avait la raison libre ; mais sa passion pour l’eau-de-vie ne lui permettait pas d’être un moment sans en boire ; il était ivre aussi long-temps qu’il avait de cette liqueur. Quatre jours se passèrent avant que le général pût le trouver en état de l’entendre, et ses deux barils étaient déjà presque épuisés.

Enfin Brue partit avec toutes les commodités que le prince lui avait fait espérer pour son voyage, et après avoir pris les arrangemens les plus favorables pour le commerce. Les bagages furent chargés, et l’on partit sous la conduite d’un officier qui accompagna la caravane une partie du chemin.

On arriva le soir dans un village où les gens du roi prirent un boeuf au milieu du premier troupeau qui se présenta ; ils enlevèrent de même une vache et un veau : la chair en était excellente ; mais les maîtres de ces animaux firent leurs plaintes au général, qui leur donna, pour les consoler, un ou deux flacons d’eau-de-vie. Le jour suivant, après s’être mis en marche de grand matin, on s’arrêta vers midi pour faire reposer l’équipage. Le hasard fit trouver un grand troupeau de vaches, dont le lait fut d’autant plus agréable, qu’on n’avait apporté de Macaya que de l’eau fort mauvaise. On arriva de bonne heure dans le village d’un parent du roi, qui, étant averti de l’approche du général, vint au-devant de lui avec un cortège de vingt cavaliers fort bien montés. Il montait lui-même un cheval barbe de haute taille qui lui avait coûté vingt esclaves. La journée suivante fut fort longue, mais au travers d’un beau pays dont la plus grande partie était cultivée ; on y voyait des plaines entières couvertes de tabac. Le seul usage que Les Nègres fassent du tabac est pour fumer, car ils ne savent ni le mâcher, ni le prendre en poudre.

On arriva le soir à Bieurt, à l’embouchure de la rivière de Sénégal, près du fort Saint-Louis. Brue, dans un voyage assez court, n’avait pas laissé de recueillir quelques observations sur les états du damel.

Quoique les Nègres de Cayor, païens et mahométans, aient l’usage de la polygamie, il ne leur est pas permis d’épouser deux sœurs. Le damel, se croyant dispensé de cette loi, avait deux sœurs entre ses femmes. Les marabouts et les mahométans zélés en murmuraient, mais secrètement, parce que ce prince n’était pas traitable sur ce qui pouvait blesser ses plaisirs. Il ne doutait pas de l’existence d’un paradis ; mais il déclara naturellement à Brue qu’il n’espérait pas d’y être reçu, parce qu’il avait été fort méchant, et qu’il ne se sentait, disait-il, aucune disposition à devenir meilleur. Effectivement, il s’était rendu coupable de mille actions cruelles ; il avait dépouillé, banni ou tué ceux qui avaient eu le malheur de lui déplaire. Comme il possédait deux royaumes, celui de Cayor et celui de Baol, il se croyait plus grand que tous les monarques d’Europe ; et, faisant quantité de questions à Brue sur le roi de France, il demandait comment il était vêtu, combien il avait de femmes, quelles étaient ses forces de terre et de mer, le nombre de ses gardes, de ses palais, de ses revenus, et si les seigneurs de sa cour étaient aussi bien vêtus que les seigneurs nègres ; et, lorsque Brue s’efforçait de lui donner une idée de la grandeur du roi de France, ce qui lui paraissait le plus incroyable, c’était qu’un si grand roi n’eût qu’une femme. Il demandait comment il pouvait faire lorsqu’elle était enceinte ou malade. Le général répondit qu’il attendait qu’elle se portât mieux. « Bon ! lui dit le monarque nègre, il a trop d’esprit pour être capable de tant de patience. »

Un jour il fit présent au général d’une femme qui paraissait d’une condition supérieure à l’esclavage. En effet, elle avait été l’épouse d’un des principaux officiers de sa cour. Son mari, la soupçonnant d’infidélité, aurait pu se faire justice de ses propres mains ; mais, comme elle était d’une famille distinguée, il avait pris le parti de porter ses plaintes au roi, qui, l’ayant jugée coupable, l’avait condamnée à l’esclavage, et l’avait donnée à Brue. Les parens de cette malheureuse femme vinrent solliciter les Français en sa faveur, et supplièrent le général d’accepter en échange une esclave beaucoup plus jeune, dont il aurait par conséquent plus de profit à tirer. Il y consentit, et l’autre fut conduite aussitôt par sa famille hors des états du damel. Cette rigueur dans la punition rend les femmes des grands assez chastes. Comme le droit de les vendre appartient au roi, après leur correction, elles sont sûres de ne jamais trouver en lui qu’un juge inexorable, qui accorde toujours une prompte justice aux maris dont il reçoit les plaintes.

Le port de Rufisque ne recevant guère que des barques et des chaloupes, le damel, qui souhaitait beaucoup de voir un vaisseau, pria le général d’en faire venir un près de cette ville. Brue lui répondit qu’il était fâché de ne le pouvoir, parce qu’il n’y avait point assez d’eau pour un bâtiment tel qu’il le désirait ; mais qu’il en ferait venir un de dix pièces de canon, qui servirait à lui donner quelque idée de ceux qui en portent jusqu’à cent pièces. Il fit amener effectivement une corvette appareillée dans toute sa pompe, avec les pavillons déployés. Le damel et tous ses courtisans se rendirent sur le rivage pour jouir de ce spectacle. On fit faire quantité de mouvemens à ce petit vaisseau, et les Français s’étaient attendus que le roi monterait à bord ; mais, soit qu’il craignît la mer, ou qu’ayant à se reprocher ses extorsions et ses violences , il appréhendât qu’ils ne le retinssent prisonnier, il n’osa se procurer cette satisfaction. Lorsqu’il eut rassasié sa curiosité, il demanda au général de combien les grands vaisseaux surpassaient celui qu’il avait vu. Sans répondre directement à cette question, Brue lui conseilla d’envoyer de ses officiers pour être plus sûr de ce qu’il voulait savoir, par le témoignage de ses propres gens. L’ordre fut donné à quelques Nègres d’aller prendre les mesures. Ils revinrent tout chargés des cordes qu’ils avaient employées, et qu’ils étendirent devant le damel. « Quel canot ! s’écria-t-il, et que la science des blancs est prodigieuse ! »

Pour donner de l’amusement au général, ce prince fit un jour en sa présence la revue d’une partie de ses troupes, sous la conduite du condi, son lieutenant général. Ce corps d’armée montait à cinq cents hommes armés de sabres, d’arcs et de flèches, et couverts de cottes de mailles, qui consistaient en deux morceaux d’étoffe de la forme d’une dalmatique. Le fond était de coton blanc, rouge ou d’autres couleurs, parsemé de caractères arabes, que les marabouts croient également propres à jeter l’effroi parmi leurs ennemis et à garantir ceux qui les portent de toutes sortes de blessures, à la réserve néanmoins de celles des armes à feu, parce que l’invention, leur a-t-on dit, est postérieure au temps de Mahomet. Sous ces cottes de mailles les Nègres ont une multitude d’amulettes, qu’ils appellent grisgris, et celui qui en est le plus chargé doit être le plus brave, parce qu’il a moins de périls à redouter.

Le condi s’étant mis à la tête de sa troupe, la disposa sur quatre rangs, et fit avertir le roi qu’il était prêt à le recevoir. Ce prince était dans le magasin que la compagnie avait fait bâtir à Rufisque. Quoiqu’il ne fut pas fort éloigné de cette petite armée, il monta à cheval, et, prenant sa lance, il fit les mêmes mouvemens que s’il eût été près de combattre. Brue fut obligé de prendre aussi un cheval pour l’accompagner. Ils s’avancèrent jusqu’au milieu de la ligne. Le condi, à la vue de son maître, ôta son turban ; et, se jetant à genoux, se couvrit trois fois la tête de poussière ; mais le roi, qui n’était plus qu’à dix pas, lui fit porter ses ordres par un de ses guiriots militaires. Le condi, après les avoir reçus dans la même situation, se couvrit la tête, et fit commencer les exercices. Ensuite il reprit sa première posture, en attendant de nouveaux ordres qu’il reçut encore , et qui ne produisirent que des mouvemens fort irréguliers.

Les serpens sont fort communs dans tout le pays, depuis Rufisque jusqu’à Bieurt. Ils sont extrêmement gros, et leur morsure est fort dangereuse. Les grisgris passent dans l’esprit des Nègres pour un charme tout-puissant contre ces terribles animaux. Les voyageurs remarquent qu’il y a une espèce de sympathie entre les serpens et les Nègres. On voit ces monstres se glisser librement dans les cabanes, où ils dévorent les rats, et quelquefois la volaille. S’il arrive qu’un Nègre soit mordu, il applique aussitôt le feu à la partie brûlée, ou la couvre de poudre à tirer, qu’il brûle dessus. Il s’y fait une cicatrice qui fixe le venin, lorsque le remède est assez promptement employé ; mais s’il vient trop tard, la mort est infaillible. La nation des Sérères n’est pas si familière avec les serpens que les autres Nègres, parce que, n’ayant pas de marabouts ni de gris-gris, elle ne se fie qu’à ses précautions pour s’en garantir. Elle leur déclare une guerre ouverte avec des trappes qu’elle tend avec beaucoup d’adresse, et qui en prennent un grand nombre. Elle mange leur chair, qu’elle trouve excellente.

Plusieurs de ces serpens ont jusqu’à vingt-cinq pieds de long sur un pied et demi de diamètre ; mais les Nègres prétendent que les plus grands sont moins à craindre que ceux qui n’ont que deux pouces d’épaisseur et quatre ou cinq pieds de longueur. On a du moins plus de facilité à éviter les premiers, parce qu’ils peuvent être aperçus de plus loin, et qu’ils n’ont pas tant d’agilité que les petits. Il y en a de verts qu’on a peine à distinguer dans l’herbe. D’autres sont tachetés, ou semblent briller de différentes couleurs. On prétend qu’il s’en trouve de rouges, dont les blessures sont incurables. Les plus grands ennemis des serpens sont les aigles, dont le nombre est fort grand dans le pays. Il ne s’en trouve pas de si gros dans aucune région du monde ; mais il n’y a pas de lieu non plus où leur repos soit moins troublé ; car la pointe des flèches ne fait pas plus d’impression sur eux que la morsure des serpens. Il faut que leurs plumes soient extrêmement fermes et serrées. Ils portent un serpent entre leurs griffes, et le mettent en pièces pour servir de nourriture aux aiglons, sans en recevoir le moindre mal.

Les huttes des habitans sont de paille, mais plus ou moins commodes, suivant l’industrie du possesseur. La forme est ronde. Elles n’ont pour porte qu’un trou fort bas, comme la gueule d’un four, de sorte qu’ils ne peuvent y entrer qu’en rampant. Comme elles n’ont pas d’autre ouverture pour recevoir la lumière, et que le feu qu’on y entretient continuellement répand une épaisse fumée, il n’y a au monde que des Nègres qui puissent les habiter, surtout à cause de la chaleur, qui vient également de la voûte et d’un fond de sable brûlé qui en fait le plancher. Leurs lits sont composés de petits pieux placés à deux doigts l’un de l’autre, et joints ensemble par une corde ; aux quatre coins, d’autres pieux un peu plus gros servent à soutenir tout l’édifice. Les Nègres de quelque distinction mettent une natte sur ces châlits.

Brue éprouva à son tour les perfidies du damel. Ce prince, persuadé, comme tous les rois nègres, du besoin qu’avaient les Européens de commercer en Afrique et d’y chercher des esclaves, ne songeait qu’à mettre au plus haut prix possible la permission qu’il accordait à ses sujets de leur fournir des vivres et de faire des échanges avec eux. Il faisait sans cesse de nouvelles demandes à la compagnie, qui étaient ou rejetées ou éludées. Des brouilleries passagères occasionaient des réconciliations ou de nouveaux traités toujours accompagnés, suivant l’usage, de présens et de quelques barils d’eau-de-vie. La concurrence des marchands anglais que Brue voulait écarter rendit le damel encore plus fier et plus exigeant. Enfin il alla jusqu’à faire arrêter Brue en trahison. Il fallut payer une somme pour lui faire rendre la liberté, et peut-être pour lui sauver la vie, car le damel menaçait de lui couper la tête. Brue s’en vengea en éloignant de la côte tous les vaisseaux qui voulaient en approcher pour faire le commerce ; mais il fallut encore faire la paix, et Brue formait de nouveaux projets de vengeance, lorsqu’il fut rappelé dans sa patrie.

Dans un autre voyage sur le fleuve Sénégal, Brue visita le pays des Foulas et leur empereur, qui se nomme Siratik, nom que quelques voyageurs donnent aussi à ses états. Le fleuve Sénégal, en remontant depuis son embouchure jusqu’aux cataractes de Felou, dans le royaume de Galam, au delà desquelles on n’a pas remonté, arrose dans son cours tortueux le pays des Foulas, celui des Iolofs, des Mandingues et de Bambouk. Nous verrons le voyageur Brue pénétrer jusqu’à Galam, en suivant toujours la navigation du fleuve.

Brue reçut dans son voyage un exprès du siratik pour lui apprendre l’impatience que ce prince avait de le voir, ou plutôt de recevoir le paiement de ses droits. Il continua sa navigation jusqu’au village de Bourty, à l’extrémité orientale de l’île au Morfil, qui est séparée de l’île de Bilbas par un bras du Sénégal. L’île de Bilbas est longue d’environ trente-cinq lieues sur deux et quatre de largeur. Le terroir ressemble beaucoup à celui de l’île au Morfil. Son principal commerce consiste aussi dans la multitude des dents d’éléphans, qui s’achètent sur le pied de six sous pour le poids de dix livres. Les cuirs se donnent à quarante sous pièce ; les moutons et les chèvres pour trois sous, et les autres alimens à proportion ; mais si les Nègres font un présent, ils s’apprêtent à recevoir le double. Par exemple, s’ils vous donnent un bœuf, ils s’attendent à recevoir cinq ou six aunes d’étoffe ; au lieu que, si vous l’achetiez au marché, il ne vous coûterait que vingt ou trente sous.

En arrivant au port de Ghiorel, situé vis-à-vis l’île de Bilbas, centre du commerce de ce canton, Brue fit tirer trois coups de canon pour annoncer son arrivée. À peine eut-il mouillé l’ancre, qu’il reçut la visite du seigneur du village, nommé Farba-Ghiorel[1]. Ce Nègre, qui était oncle du siratik, et qui avait toujours eu beaucoup d’affection pour les Français, fut reçu d’eux avec beaucoup de civilité. Il promit au général de dépêcher sur-le-champ un exprès au roi son neveu. Dès le même soir, Boucar Siré, un des fils du siratik, qui avait ses terres entre Ghiorel et Goumel, résidence de son père, se rendit à bord, et répondit au général de l’amitié que ce roi avait conçue pour lui sur la seule réputation de son mérite. Ce compliment fut accompagné d’un présent de deux bœufs gras et d’une petite boîte d’or du poids d’une once. Le général fit aussi ses présens au prince, et le salua de plusieurs coups de canon à son départ. Ensuite, ayant fait descendre ses facteurs pour commencer le commerce, il trouva dans le village tant d’avidité pour ses marchandises, que ses barques furent bientôt chargées des productions du pays.

Le siratik n’eut pas plus tôt appris l’arrivée des Français, qu’il fit complimenter Brue par son grand bouquenet, c’est-à-dire par le grand-maître de sa maison. Cet officier était un vieillard vénérable, de fort belle taille, avec la barbe et les cheveux gris, ce qui marque, parmi les Nègres, une vieillesse fort avancée ; mais il n’en paraissait pas moins vigoureux, moins vif, ni moins poli : son nom était Baba Milé. Après les premiers complimens, il reçut le paiement des droits et les présens annuels ; c’étaient des étoffes noires et blanches de coton, quelques pièces de drap et de serge écarlate, du corail, de l’ambre jaune, du fer en barre, des chaudrons de cuivre, du sucre, de l’eau-de-vie, des épices, de la vaisselle, et quelques pièces de monnaie d’argent au coin de Hollande, avec un surtout de drap écarlate à la manière de Brandebourg, et deux boîtes pour renfermer la plus précieuse partie du présent. Le bouquenet reçut aussi les droits qui revenaient aux femmes du prince, et qui montaient à la moitié des premiers, sans oublier ce qui lui revenait à lui-même. Le kamalingo, ou le lieutenant général du roi, qui est ordinairement l’héritier présomptif de la couronne, vint recevoir à son tour le présent ou le droit annuel qui lui devait être payé. Tous ces présens pouvaient monter à la valeur de quinze ou dix-huit cents livres. Ensuite le bouquenet offrit au général, de la part du roi, trois grands bœufs ; et l’ayant invité à se rendre à la cour, il fit paraître les officiers qui étaient nommés pour le conduire. On avait déjà préparé un grand nombre de chevaux pour les gens de sa suite, et des chameaux pour transporter son bagage.

Le jour suivant , Brue prit terre au bruit de son canon, et se mit en marche pour la cour du siratik. Son cortége était composé de six de ses facteurs, deux interprètes, deux trompettes, deux hautbois, et quelques domestiques, avec douze laptots, ou Nègres libres, bien armés. Il traversa un pays fort uni et bien cultivé, plein de villages et de petits bois. En approchant de Boucar, il découvrit de vastes prairies, dont les parties basses se sentaient déjà de l’inondation qui commençait à gagner dans le pays. Ce qui restait de terrain sec était si couvert de toutes sortes de bestiaux, que les guides du général avaient peine à lui faire trouver un passage : le convoi ne put arriver à Boucar qu’à l’entrée de la nuit.

Le prince Siré, à qui le village appartenait, vint au-devant des Français à la tête de trente chevaux : aussitôt qu’il eut aperçu le général, il s’avança au grand galop en secouant sa zagaie, comme s’il eût voulu la lancer ; Brue l’aborda de la même manière, c’est-à-dire avec le pistolet en joue. Mais, lorsqu’ils furent près l’un de l’autre, ils mirent pied à terre et s’embrassèrent ; ensuite, étant remontés à cheval, ils entrèrent dans le village, et le prince conduisit son hôte dans une maison qu’il avait fait préparer pour lui, dans le même enclos que celui de ses femmes. Après l’avoir introduit dans son appartement, il le laissa seul ; mais au même moment le général fut conduit à l’audience de la princesse : elle lui parut d’une taille médiocre, mais très-bien faite, jeune et fort agréable ; ses traits étaient réguliers, ses yeux vifs et bien fendus, sa bouche petite et ses dents extrêmement blanches ; son teint couleur d’olive aurait beaucoup diminué les agrémens de sa figure, si elle n’eût pris soin de la relever avec un peu de rouge.

Elle reçut Brue fort civilement, et le remercia de ses présens avec beaucoup de grâce. Il fit successivement sa visite à deux ou trois autres femmes du prince, après quoi, retournant auprès de lui, il y passa le temps jusqu’à l’heure du souper ; il fut reconduit alors dans son appartement, où il trouva plusieurs plats de couscous, du sanglet, des fruits et du lait en abondance, qui lui étaient envoyés par les femmes du prince. Quoiqu’il se fût fait préparer à souper par un cuisinier de sa nation, la civilité lui fit goûter de tous les mets africains. Après qu’il eut soupé, le prince vint, s’assit sans cérémonie, mangea quelque chose du dessert, but plusieurs coups de vin et d’eau-de-vie, et se mit à fumer avec lui jusqu’à ce qu’on fût venu l’avertir que tout était prêt pour le folgar ou le bal. L’assemblée était composée de toute la jeunesse du village, qui danse et chante tandis que les plus âgés sont assis sur des nattes autour de celle où se fait le folgar : ils s’y entretiennent agréablement ; et cette conversation, dont ils font un de leurs plus grands plaisirs, s’appelle kalder : chacun parle librement. C’est dans ces cercles qu’on remarque, disent les voyageurs, l’étendue surprenante de leur mémoire, et combien ils feraient de progrès, dans les sciences, si leurs talens naturels étaient cultivés par l’étude. Je croirais volontiers que cette admiration des voyageurs était un préjugé qui en remplaçait un autre. Ils s’imaginaient d’abord trouver dans les Nègres des animaux stupides, et, tout surpris, de voir qu’on peut être noir et avoir de l’intelligence, ils finissaient par estimer trop ce qu’ils avaient trop méprisé : ces Nègres, sans doute, sont susceptibles de culture ; mais l’infériorité naturelle de cette race d’hommes paraît démontrée par une longue expérience et par les plus sûrs témoignages.

Le village de Boucar est situé sur une petite éminence, au centre d’une grande plaine. L’air y est fort sain ; les maisons ressemblent à toutes celles du pays ; elles sont rondes et se terminent en pointes, comme nos glacières de France ; les fenêtres en sont fort petites, apparemment pour se garantir des moucherons, qui sont extrêmement incommodes dans tous les pays bas. Le folgar auquel Brue fut invité se tint au milieu du village ; il dura deux heures, et ne fut interrompu que par une pluie violente qui força tout le monde de se mettre à couvert.

Le lendemain on vint, de la part du prince, s’informer de la santé du général ; cette politesse fut suivie du déjeuner. Le prince, ayant envoyé du couscous et du lait, parut aussitôt lui-même, et se mit à table avec Brue ; ensuite ils partirent ensemble, escortés d’environ quarante chevaux. La route se trouva remplie d’une foule de peuple qui s’était rassemblée de tous les lieux voisins pour voir les Européens et pour entendre leur musique. En approchant de Goumel, Brue vit venir à sa rencontre le kamalingo, suivi de vingt cavaliers, qui le complimentèrent au nom du siratik. Ce grand-officier de la couronne portait des hauts-de-chausses fort larges, avec une chemise de coton, dont la forme ressemblait à celle de nos surplis. Autour de la ceinture il avait un large ceinturon de drap écarlate, d’où pendait un cimeterre dont la poignée était garnie d’or. Son chapeau et son habit étaient revêtus de grisgris, et dans sa main il portait une longue zagaie. Le général le reçut avec une décharge de sa mousqueterie. Ils continuèrent leur marche, et traversèrent le village de Goumel pour se rendre au palais du roi, qui en est éloigné d’une demi-lieue.

La demeure de ce prince est composée d’un grand nombre de cabanes, qui sont environnées d’un enclos de roseaux verts entrelacés, défendu par une haie vive d’épines noires si serrée, que le passage en est impossible aux bêtes sauvages. Le roi, informé de l’approche du général, envoya les principaux seigneurs de sa cour au-devant de lui ; de sorte qu’en arrivant au palais, son train était d’environ trois cents chevaux. Tout ce cortége descendit à la première porte, excepté le général, le prince Siré et le kamalingo, qui entrèrent à cheval, et qui ne mirent pied à terre qu’à deux pas de la salle d’audience.

Brue trouva le siratik assis sur un lit, avec quelques-unes de ses femmes et de ses filles, qui étaient à terre sur des nattes. Ce prince se leva, fit quelques pas au-devant de lui la tête découverte, lui donna plusieurs fois la main, et le fit asseoir à ses côtés. On appela un interprète ; alors Brue déclara qu’il était venu pour renouveler l’alliance qui subsistait depuis un temps immémorial entre le siratik et la compagnie française ; il protesta que dans toutes sortes d’occasions la compagnie était prête à l’aider de toutes ses forces. Il insista sur les avantages que les sujets du prince tiraient de cet heureux commerce ; et, pour conclusion, il l’assura de ses sentimens particuliers de respect et de zèle. Pendant que l’interprète expliquait ce discours, Brue observa que la satisfaction du siratik s’exprimait sur son visage ; il prit plusieurs fois la main du général pour la presser contre sa poitrine. Ses femmes et ses courtisans répétaient avec la même joie : Les Français sont une bonne nation : ils sont nos amis.

Le siratik répondit d’un ton fort civil qu’il rendait grâce au général d’être venu de si loin pour le voir ; qu’il avait une véritable affection pour la compagnie, et pour sa personne en particulier ; qu’il voulait oublier quelques sujets de plainte qu’il avait reçus des agens de la compagnie ; que, dans la confiance qu’il prenait à son caractère, il lui accordait la liberté d’établir des comptoirs dans toute l’étendue de ses états, et de bâtir des forts pour leur sûreté. Enfin il conclut en assurant les Français de sa faveur et de sa protection. Il combla le général de caresses ; il lui fit l’honneur de le faire fumer dans sa propre pipe ; enfin il le reconduisit lui-même jusqu’à la porte de la salle.

Deux officiers, qui étaient à l’attendre, le menèrent ensuite à l’audience des reines et des princesses, filles du roi. Il fit à toutes ces dames des présens moins considérables par le prix que par leur nouveauté. Une des reines ayant observé que pendant l’audience du siratik il avait regardé avec beaucoup d’attention une jeune princesse de dix-sept ans, qui était sa fille, s’imagina qu’il avait pris de l’amour pour elle, et proposa au roi de la lui donner en mariage. Ce prince y consentit aussitôt, et fit offrir au général les premiers postes de son royaume avec un grand nombre d’esclaves. Brue s’excusa sur ce qu’étant marié, sa religion ne lui permettait d’avoir qu’une femme : cette réponse fit naître quantité de réflexions et de discours entre les dames nègres sur le bonheur des femmes de l’Europe. Elles demandèrent à Brue comment il pouvait vivre si long-temps sans la sienne, et ce qu’il pensait de sa fidélité dans une si longue absence.

Le lendemain le siratik se rendit à la salle d’audience pour y administrer la justice à ses sujets. Brue, curieux d’assister à ce nouveau spectacle, obtint d’être placé dans un lieu d’où il pouvait tout voir sans être aperçu. Il trouva le siratik environné de dix vieillards, qui écoutaient les parties séparément, et qui lui rapportaient ce qu’ils avaient entendu. Après quoi ce prince, sur l’avis des mêmes conseillers, prononçait la décision. Elle était exécutée sur-le-champ. Brue n’aperçut point d’avocat ni de procureur ; chacun plaidait sa propre cause. Dans les causes civiles, il revient au roi un tiers des dommages. Il y a peu de crimes capitaux parmi les Nègres. Le meurtre et la trahison sont les seuls qui soient punis de mort. La punition ordinaire est le bannissement, c’est-à-dire que le roi vend les coupables à la compagnie, et dispose de leurs effets à son gré. Un débiteur insolvable est vendu avec toute sa famille jusqu’à la pleine satisfaction du créancier, et le roi tire son tiers dans cette vente.

Quoique ce canton ne fût pas le plus fertile du pays, la culture y faisait régner l’abondance. Les habitans sont beaucoup plus industrieux que le commun des Nègres. Ils font un commerce considérable avec les Maures du désert.

L’or qui se trouve dans le pays des Foulas leur vient de Galam ; car il ne paraît pas qu’il y ait des mines dans les états du siratik : mais ils ont l’ivoire en abondance. Le pays au sud de la rivière est rempli d’éléphans, comme le côté du nord l’est de panthères, de lions, et d’autres animaux féroces. Ces peuples ont aussi quantité d’esclaves, autant de leur propre contrée que des régions voisines. Quoiqu’ils les emploient à cultiver leurs terres, la nécessité les force quelquefois de les vendre.

Le pays des Foulas, depuis le lac de Cayor jusqu’au village de Dembakané, c’est-à-dire, de l’ouest à l’est, a près de cent quatre-vingt-seize lieues. On ignore l’étymologie de leur nom. La plupart sont d’une couleur fort basanée ; mais on n’en voit pas qui soient d’un beau noir, tel que celui des Iolofs au sud de la rivière. On prétend que leurs alliances avec les Maures ont imbu leur esprit d’une teinture de mahométisme, et leur peau de cette couleur imparfaite. Ils ne sont pas non plus si hauts ni si robustes que les Iolofs. Leur taille est médiocre, quoique fort bien prise et fort aisée. Avec un air assez délicat, ils ne laissent pas d’être propres au travail.

Ils aiment la chasse, et l’exercent avec beaucoup d’habileté. Leur pays est rempli de toutes sortes d’animaux, depuis l’éléphant jusqu’au lapin. Outre le sabre et la zagaie, ils se servent fort adroitement de l’arc et des flèches. Ceux qui ont appris des Français l’usage des armes à feu s’en servent aussi avec une adresse surprenante. Ils ont l’esprit plus vif que les Iolofs et les manières plus civiles. Ils sont passionnés pour les merceries de l’Europe, et cette raison les rend fort caressans à l’égard de tous les marchands.

Ils aiment la musique, et les personnes du premier rang se font honneur de savoir toucher de quelque instrument, tandis que les princes et les seigneurs iolofs regardent cet exercice comme un opprobre. Ils en ont de plusieurs sortes, et leur symphonie n’est pas sans agrément. Leur inclination pour la danse leur est commune avec tous les Nègres. Après des jours entiers d’un travail ou d’une chasse pénible, trois ou quatre heures de danse servent à les rafraîchir.

Leur habillement ressemble beaucoup à celui des Iolofs ; mais ils sont plus curieux dans le choix de leurs étoffes. Leurs voisins donnent la préférence au rouge ; le jaune est leur couleur favorite. Les femmes ne sont pas de haute taille ; mais elles sont bien faites, belles, et d’une complexion délicate.

Brue traversa une seconde fois les états du siratik pour aller jusqu’au royaume de Galam.

Il partit du fort Saint-Louis avec deux barques, une grande chaloupe et quelques canots chargés de marchandises les plus propres au commerce, et d’une provision de vivres pour trois mois. Les gens de son cortége étaient choisis. Quoiqu’il lui manquât quelques marchandises particulières, stipulées dans les articles du traité pour le paiement des droits, et que les princes nègres soient scrupuleusement attachés à ces conventions, il se flatta que la réputation qu’il s’était établie par sa conduite leur ferait agréer tout ce qu’il voudrait offrir.

Sa petite flotte alla mouiller dans l’île du Rocher, où le général français avait établi un comptoir l’année d’auparavant. Mais, trouvant que les Maures y étaient venus, et qu’ils avaient emporté toute la charpente du magasin, il prit le parti d’abandonner un poste si dangereux pour transporter le comptoir à Oualaldei, situé quinze lieues plus bas.

Entre ces deux postes, le pays est coupé par de grands fonds, où les lions et les éléphans se rassemblent en grand nombre. Les éléphans sont si peu farouches, qu’ils ne s’effraient pas de la vue des hommes, et qu’ils ne leur font aucun mal, s’ils ne sont attaqués les premiers. Ces fonds, ou terres basses, produisent des épines d’une prodigieuse hauteur, qui portent des fleurs d’un beau jaune et d’une odeur fort agréable. Ce qu’il y a de surprenant, c’est que, l’écorce de ces épines étant de différentes couleurs, l’une rouge, l’autre blanche, noire ou verte, et la couleur du bois étant presque la même que celle de l’écorce, toutes les fleurs ne laissent pas d’avoir une parfaite ressemblance. Elles formeraient le plus bel ombrage du monde, s’il était possible d’en jouir sans être cruellement tourmenté par les chenilles rouges dont elles sont couvertes, et qui forment des pustules sur tous les endroits de la peau où elles tombent. Le seul remède est de laver les parties infectées avec de l’eau fraîche, qui dissipe tout à la fois l’enflure et la douleur. Le bois des épines est si dur et si serré, que l’auteur le prit pour une espèce d’ébène.

Brue arriva à Ghiorel. Le siratik le pria de lui prêter quelques laptots pour l’accompagner à la chasse d’un lion qui avait fait depuis peu de grands ravages dans le pays. Brue lui en accorda quatre. S’étant joint aux chasseurs du roi, ils trouvèrent ce furieux animal, qui se défendit avec tout le courage qu’il a reçu de la nature. Il tua deux Nègres, en blessa dangereusement un troisième, qu’il aurait achevé, si, du coup le plus heureux, un des laptots du général ne l’eût tué sur-le-champ. Il fut porté au palais comme en triomphe, et le roi fit présent de sa peau au général. C’était un des plus grands lions qu’on eût jamais vus dans le pays. Ce combat en rappelle un autre rapporté par Jannequin, et qui prouve avec quelle intrépidité les Nègres attaquent ces animaux formidables si bien armés par la nature.

« Le chef d’une des tribus du désert, voulant faire connaître son courage, et son adresse aux Français, les fit monter sur quelques arbres, près d’un bois très-fréquenté des bêtes farouches. Il montait un excellent cheval, et ses armes n’étaient que trois javelines, que les Nègres appellent zagaies, avec un coutelas à la mauresque. Il entra dans la forêt, où, rencontrant bientôt un lion, il lui fit une blessure. Le fier animal accourut vers son ennemi, qui feignit de fuir pour l’attirer dans l’endroit où il avait placé les Français. Alors le kamalingo, tournant tout d’un coup, l’attendit d’un air ferme, et lui lança une seconde javeline qui lui perça le corps. Il descendit aussitôt ; et, prenant un épieu, il alla au-devant du lion, qui venait à lui la gueule ouverte, avec un furieux rugissement ; il lui enfonça son épieu dans la gueule même. Ensuite, sautant sur lui le sabre à la main, il lui coupa la gorge. Après sa victoire, qui ne lui coûta qu’une légère blessure à la cuisse, il prit quelques poils du lion, et les attacha comme un trophée à son turban. » Jannequin confesse que ces Nègres du désert l’emportent tellement sur les Européens pour la force et le courage, qu’un de ces barbares renversait aisément d’une seule main le plus robuste des Français ; de sorte que, s’il était question d’en venir aux coups dans un combat d’homme à homme, il ne doute pas que l’avantage ne demeurât toujours aux Nègres. Le courage est d’habitude comme toutes les qualités de l’âme. Les Nègres sont familiarisés, en quelque sorte, avec ces animaux féroces dont leur pays est peuplé, et dont l’aspect épouvanterait peut-être nos plus braves guerriers, accoutumés à braver d’autres dangers. Les Nègres ont su dompter ces monstres terribles, et n’ont pas su échapper à leurs tyrans, qui ont subjugué leur imagination après les avoir enchaînés par la force d’un art meurtrier. Notre plus grand avantage sur eux est l’idée qu’ils ont de notre supériorité, et l’habitude où ils sont de craindre et de servir les Européens.

Brue partit de Ghiorel, et continua de remonter le Sénégal jusqu’au village de Dembakané, près des frontières du royaume de Galam ; mais il eut, dans cet intervalle, un spectacle fort étrange. Tout d’un coup le soleil fut éclipsé par un nuage épais pendant l’espace d’un quart d’heure. Les Français reconnurent bientôt que c’était une légion de sauterelles. En passant au-dessus de la barque, elles la couvrirent d’excrémens. Quelques-uns de ces animaux, étant tombés dans le même temps, parurent entièrement verts, plus longs et plus épais que le petit doigt, avec deux dents effilées et très-propres à la destruction. Cette terrible armée fut plus de deux heures à traverser la rivière. Brue n’apprit pas qu’elle eût causé beaucoup de mal dans le pays. Il supposa qu’un vent de sud-est, qui s’éleva aussitôt et qui devint fort violent,la poussa vers le désert, au nord du Sénégal, où elle périt apparemment faute de subsistance.

Les rives du Sénégal, depuis Dembakané jusqu’à Tuabo, sont couvertes de ronces fort piquantes ; elles ont la forme de l’if, et le nombre en est si grand, qu’elles ne permettent pas de marcher le long de la rivière pour tirer les barques contre le courant. En arrivant à Tuabo, Brue trouva, une nouvelle espèce de singes, d’un rouge si vif, qu’on l’aurait pris pour une peinture de l’art : ils sont fort gros et moins adroits que les autres singes. Les Nègres les nomment palas, et paraissent persuadés que c’est une sorte d’hommes sauvages qui refusent de parler, dans la crainte d’être forcés au travail et vendus pour l’esclavage. Rien n’est si divertissant. Ils descendaient du haut des arbres jusqu’à l’extrémité des branches pour admirer les barques à leur passage. Ils les considéraient quelque temps ; et, paraissant s’entretenir de ce qu’ils avaient vu, ils abandonnaient la place à ceux qui arrivaient après eux. Quelques-uns devinrent familiers jusqu’à jeter des branches sèches aux Français, qui leur répondirent à coups de fusil. Il en tomba quelques-uns ; d’autres demeurèrent blessés, et tout le reste tomba dans une étrange consternation. Une partie se mit à pousser des cris affreux ; une autre à ramasser des pierres pour les jeter à leurs ennemis ; quelques-uns se vidèrent le ventre dans leurs mains, et s’efforcèrent d’envoyer ce présent aux spectateurs ; mais, s’apercevant à la fin que le combat était inégal, ils prirent le parti de se retirer.

Un marabout, que le général avait rencontré à Tuabo, et qui avait consenti à l’accompagner, parce qu’il savait plusieurs langues de différentes nations du pays, lui apprit qu’il était arrivé depuis peu une grande révolution dans le royaume de Galam par la déposition de Tonka Mouka, dernier roi de cette contrée, et par l’élévation de Tonka Boukari sur le trône. Brue feignit de ne pas croire ce récit, et se crut obligé, pour l’intérêt de la compagnie, de payer les droits aux deux concurrens.

Cependant il trouva la confirmation de cette nouvelle en arrivant à Ghiam. Mais il fut beaucoup plus frappé de la visite d’un homme qui se faisait nommer le roi des abeilles. En effet, elles le suivaient comme les moutons suivent leur berger. Il en avait le corps si couvert, surtout la tête, qu’on aurait cru qu’elles en sortaient. Elles ne lui faisaient aucun mal, ni à ceux qui se trouvaient avec lui. Lorsqu’il se sépara des Français, elles le suivirent comme leur général ; car, outre celles qui fourmillaient sur son corps, il en avait des millions à sa suite[2]. Ghiam fut un lieu de merveille pour la caravane française. On leur fit voir sur les mêmes arbres que les patas fréquentaient, un grand nombre de serpens de l’espèce des vipères. Le chirurgien du général en tua un ; et l’ayant mesuré, il lui trouva neuf pieds de long sur quatre pouces de diamètre. Les Nègres s’imaginent que les serpens de la race de celui qu’on a tué ne manquent pas de venger sa mort sur quelque parent du meurtrier. Mais ce qui est remarquable, c’est que les singes vivent en parfaite intelligence avec ces monstrueux reptiles. La rivière abonde, à Ghiam, en crocodiles beaucoup plus gros et plus dangereux que ceux qui se trouvent à l’embouchure. Les laptots du général en prirent un de vingt-cinq pieds de long, à la grande joie des habitans, qui se figurèrent que c’était le père de tous les autres, et que sa mort jetterait l’effroi parmi tous les monstres de sa race.

Brue visita Dramanet, ville fort peuplée, sur la rive sud du Sénégal ; elle n’a pas moins de quatre mille habitans, la plupart mahométans, les plus justes et les plus habiles négocians qu’on connaisse entre les nègres. Leur commerce s’étend jusqu’à Tombouctou, qui, suivant leur calcul, est cinq cents lieues plus loin dans les terres. Ils en apportent de l’or et des esclaves bambarras, qui tirent ce nom du pays de Bambarra-kana, d’où ils sont amenés. C’est une grande région située entre Tombouctou et Casson, fort peuplée, quoique stérile, et peu connue d’ailleurs des géographes. Les marchands de Dramanet font quelque trafic d’or avec les Français du Sénégal ; mais ils en portent la plus grande partie aux Anglais de la rivière de Gambie.

Pendant que Brue envoyait reconnaître la rivière de Falémé, qui se jette dans celle de Sénégal, il prit la résolution de visiter les cataractes de Felou. Ces cataractes sont formées par un rocher qui coupe entièrement la rivière, et d’où elle tombe, avec un bruit épouvantable, de la hauteur d’environ quarante brasses. Les montagnes qui préparent cette chute d’eau commencent à une demi-lieue du village de Felou, et rendent le pays presque inaccessible. Le courant même de la rivière au-dessus de la cataracte est interrompu par quantité de rocs qui le rendent dangereux pour les canots, surtout pour ceux des Nègres, qui ne sont pas partout aussi bons matelots que bons nageurs. Brue laissa ses barques deux lieues au-dessous du rocher de Felou, et fit le reste du chemin à pied jusqu’aux cataractes, où se termine le royaume de Galam.

Au nord et au nord-ouest, il est borné par le désert de Sahara, où les Maures habitent, et par quelques villages des Foulas de la dépendance du siratik ; à l’est et au nord-est, ses bornes sont le royaume de Casson.

Le titre du roi de Galam est Tonka, qui signifie roi. Les principaux seigneurs du pays, qui sont autant de petits rois, lorsqu’ils ont pu parvenir au gouvernement d’un village, se font nommer Siboyez. Le commun des habitans porte le nom de Saracolez, tiré sans doute du lieu même de leur habitation, parce qu’en langue du pays, colez signifie rivière. Ils sont inquiets et turbulens, capables de détrôner leurs rois sur les moindres prétextes ; paresseux d’ailleurs, et si peu portés à s’éloigner de leur pays, que leurs plus longues courses ne vont guère au delà de Djaga, cinq journées au dessus du rocher de Felou, ou au delà de Bambouk, grande contrée au sud, qui mérite des observations particulières dans un article séparé. Ils amènent des esclaves de Djaga, et de Bambouk ils apportent de l’or.

La nation qu’on appelle les Mandingues est originaire de Djaga ; mais elle s’est établie dans le pays de Galam, où elle est devenue fort nombreuse, avec assez d’union pour former une espèce de république, qui n’a pas plus de considération pour le roi qu’elle ne juge à propos. Tout le commerce du pays est entre les mains des Mandingues : ils l’étendent dans les royaumes voisins ; et, n’étant pas moins ardens pour la religion de Mahomet que pour les richesses, ils font gloire d’être tout à la fois marchands et missionnaires ; ils se qualifient tous du nom de marbouts, que les Français ont changé en celui de marabouts, c’est-à-dire religieux et prédicateurs. Si l’on excepte les vices propres aux Nègres, il y a peu de reproches à faire à leur nation ; elle est douce, civile, amie des étrangers, fidèle à ses promesses, laborieuse, industrieuse, capable, dit-on, de tous les arts et de toutes les sciences ; cependant tout leur savoir consiste à lire, et à écrire l’arabe. On a peine à juger si c’est par inclination qu’ils aiment les étrangers, ou pour les profits qu’ils tirent d’eux par le commerce.

Les habitans naturels du pays de Bambouk, qui se nomment Malincops, ont reçu aussi les Mandingues, et les ont même incorporés avec eux, jusqu’à ne former qu’une même nation, où la religion, les mœurs et les usages des Mandingues ont si absolument prévalu, qu’il n’y reste aucune trace des anciens Malincops.

Mais, outre le pays de Djaga, d’où sont venus les Mandingues du royaume de Galam, on trouve au sud de Bambouk une vaste contrée, ou un royaume qui porte leur nom. Cette région, nommée Mandinga, est extrêmement peuplée, d’autant plus que les femmes y sont d’une rare fécondité, et qu’on n’en tire aucun esclave ; on n’y vend du moins que les criminels. La quantité d’habitans s’est quelquefois trouvée si excessive, qu’il s’en est formé des colonies dans diverses parties de l’Afrique, surtout dans le pays où le commerce est en honneur ; telle est l’origine des Mandingues de Galam, de Bambouk et de plusieurs autres lieux.

Des cataractes de Felou jusqu’à celles de Govina, la distance est d’environ quarante lieues. Au saut de Felou, la rivière se trouve comme pressée entre deux hautes montagnes, non que le canal n’ait assez de largeur, mais il est rempli de rocs au travers desquels il semble que l’eau se soit ouvert un passage par force en charriant toute la terre qui les environne : elle coule ainsi par cent boyaux fort rapides, dont aucun ne paraît navigable. Au delà de ces détroits, on trouve une belle île sans nom, vis-à-vis le village de Lantou, qui est sur le côté droit de la rivière. La situation de cette île serait fort commode pour un établissement et pour un magasin de marchandises, d’où le commerce pourrait s’étendre sur les deux bords de la rivière, et plus haut jusqu’au-dessous des cataractes de Govina.

Brue avait conçu l’importance de cette découverte pour l’intérêt de la compagnie, et s’était proposé de la faire lui-même avec celle de tout le pays qui est aux environs ; mais d’autres affaires l’ayant rappelé, il engagea quelques-uns de ses plus courageux facteurs à tenter une si belle entreprise. Ils se rendirent du fort Saint-Louis au fort de Dramanet, qui avait reçu le nom de Saint-Joseph, sous la conduite de quelques Nègres qui connaissaient le pays. Ensuite, s’étant avancés jusqu’au pied des cataractes de Felou, ils y quittèrent leurs chaloupes. Les bords du Sénégal leur parurent d’une beauté admirable, mais mieux peuplés sur la droite, c’est-à-dire au sud que du côté du nord. Ils furent bien reçus dans tous les lieux du passage, en se faisant des amis par leurs présens. Après avoir suivi à pied le bas de la montagne, ils arrivèrent à Lantou ; ils visitèrent l’île dont on a parlé, et s’étant procuré quelques mauvais canots par l’entremise de leurs guides, ils poussèrent leur navigation jusqu’au pied du roc Govina, à quarante lieues de Lantou.

La cataracte de Govina leur parut plus haute que celle de Felou. Comme la rivière y est assez large, elle forme, en tombant avec un bruit horrible, une brume épaisse qui, des différens points d’où elle peut être observée, réfléchit différens arcs-en-ciel. Les aventuriers français, encouragés par le succès de leur route, cherchèrent de quel côté de la rivière ils pouvaient espérer de franchir plus facilement les montagnes qui font la cataracte ; mais les Nègres qui leur servaient de guides refusèrent constamment de les accompagner plus loin, sous prétexte qu’ils étaient en guerre avec ces peuples du pays supérieur, et qu’ils n’entendaient pas leur langage. Les facteurs se virent dans la nécessité de retourner au fort Saint-Louis sans avoir exécuté leur dessein.

Quoique ces cataractes rendent le passage de la rivière fort difficile, elles ne mettent point d’obstacle insurmontable au commerce. Les habitans ne manquent ni de bœufs ni de chevaux pour le transport des marchandises : ils ont aussi des chameaux en abondance ; de sorte que, si ces régions étaient une fois bien connues, et l’ouverture assurée par de bons établissemens, on pourrait entreprendre un riche commerce avec le royaume de Tombouctou et les pays du même côté.

À l’est et au nord-est de Galam, on trouve le royaume de Casson, qui commence à la moitié du chemin entre les rochers de Felou et de Govina. Le souverain s’appelle Segadoua. Il fait sa résidence ordinaire dans une grande île, ou plutôt une péninsule, formée par deux rivières au nord du Sénégal, qui, après un cours de plus de soixante lieues, vont se perdre dans un grand lac du même nom que ce royaume. La plus méridionale de ces deux rivières qui forment la presqu’île de Casson se nomme la rivière Noire, de la couleur sombre de ses eaux, et ne prend pas sa source à plus d’une demi-Heue de celle du Sénégal ; mais, à moins d’une lieue de son origine, elle devient si forte, qu’elle cesse d’être guéable. L’autre, qui est au nord, porte le nom de rivière Blanche, parce que la terre blanchâtre et glaiseuse où elle passe lui fait prendre cette couleur, fort différente de celle du Sénégal, d’où elle sort à demi-lieue au plus de la source de la rivière Noire.

La péninsule de Casson, qui est longue d’environ soixante lieues, n’en a guère que six dans sa plus grande largeur. Son terroir est fertile et bien cultivé. Elle est si peuplée, et son commerce a tant d’étendue, qu’elle doit être fort riche. Son roi passe pour un prince puissant, qui n’est pas moins respecté de ses voisins que de ses sujets. Galam et la plupart des royaumes voisins sont ses tributaires. On prétend que les habitans de Casson étaient Foulas dans leur origine, et que leur roi possédait anciennement tout le royaume de Galam et la plupart des pays qui forment aujourd’hui les états du siratik. Peut-être faut-il rapporter à cette cause le tribut que ces peuples lui paient encore. On assure qu’il a des mines d’or, d’argent et de cuivre en très-grand nombre, et si riches, que le métal paraît presque sur la surface ; de sorte que, si, délayant un peu de terre dans un vase, on le vide avec un peu de précaution, ce qui reste au fond est le métal pur. C’est ce qu’on appelle l’or de lavage.

Comme on n’a pas pénétré plus loin à l’est que les cataractes de Govina, toutes les lumières qu’on a sur les richesses du royaume de Casson viennent des marchands nègres du pays, qui ont une grande passion pour les voyages, et plus d’habileté dans les affaires que tous les autres peuples de leur couleur. Ils conviennent tous qu’il s’étend plusieurs journées au delà de Govina, et qu’il est borné à l’est par un autre royaume qui touche à celui de Tombouctou, pays qu’on cherche depuis si long-temps.

Il est certain que le royaume de Tombouctou produit beaucoup d’or ; mais on y en apporte aussi de Gago, de Zanfara, et de plusieurs autres régions ; ce qui ajoute aux avantages de la ville de Tombouctou, qui est déjà riche en elle-même, celui d’être le centre du commerce pour toutes les parties de l’Afrique. Son pays a d’ailleurs en abondance toutes les nécessités de la vie : le maïs, le riz, et toutes sortes de grains y croissent en perfection. Les bestiaux y sont en grand nombre, et les fruits fort communs. Il s’y trouve des palmiers de toutes les espèces ; enfin le seul bien qui leur manque est le sel. Comme la chaleur du climat le rend absolument nécessaire, il y est aussi cher que rare. On l’y reçoit des marchands mandingues, qui l’achètent des Européens et des Maures. L’auteur regrette qu’un si beau pays soit si peu connu. On pourrait, dit-il, engager les marchands mandingues à prendre avec eux quelque agent français ; mais il faudrait choisir pour cette entreprise un homme de savoir et d’expérience, capable de dresser une carte du pays, et de lever sur son passage le plan des villes et des routes. Il serait même à souhaiter qu’il fût versé dans la physique, la botanique et la chirurgie ; qu’il sût, les langues arabe et mandingue ; qu’il fût excité à courir les dangers d’une si grande entreprise par des espérances proportionnées aux difficultés du travail. On obtiendrait bientôt par cette voie une parfaite connaissance non-seulement de Tombouctou, mais encore de toutes les régions intérieures de l’Afrique, dont on n’a publié jusque aujourd’hui que des relations puériles et fabuleuses. Ces réflexions de Brue sont justes ; mais quelle apparence que les Mandingues, qu’il représente comme des négocians habiles, consentent à se donner des concurrens ?

Après avoir ainsi reconnu , du moins en partie, le cours du Sénégal, Brue, de retour dans ses comptoirs, tenta un voyage par terre à Cachao, pays situé sur la rivière de ce nom, qu’on nomme autrement San-Domingo, au sud de la Gambie, au delà du cap Roxo ou Rouge, par le 11e. degré de latitude. Il traversa le pays des Feloups, qui habitent, près de Bintam, celui de Djeredja, où les Portugais étaient établis, et dont la fertilité le surprit. Rien n’y paraissait en friche. Les cantons bas étaient divisés par de petits canaux et semés de riz. Au long de chaque canal, l’art des habitans avait élevé des bordures de terre pour arrêter l’eau. Les lieux élevés produisaient du millet, du maïs et des pois de différentes espèces, particulièrement une espèce noire, qui s’appelle pois nègre, et qui fait d’excellente soupe. Les melons d’eau de ce canton sont d’une beauté parfaite. Il s’en trouve qui pèsent jusqu’à soixante livres. Leur graine est couleur d’écarlate, et le jus en est extrêmement doux et rafraîchissant. Le bœuf du pays est excellent ; mais le mouton est si gras, qu’il sent le suif. La volaille et toutes les nécessités de la vie y sont en abondance.

Les chauves-souris du pays sont de la grosseur de nos pigeons, avec de longue ailes armées de pointes, qui leur servent à s’attacher aux arbres, où elles se tiennent suspendues, en formant ensemble des espèces de gros pelotons. Les Nègres en mangent la chair après les avoir écorchées, parce qu’ils croient que le petit duvet brun dont elles ont la peau couverte est un poison. C’est le seul de tous les volatiles connus à qui la nature ait donné du lait pour la nourriture de ses petits.

Brue, ayant remarqué en chemin des pyramides de terre dans plusieurs endroits, les avait prises d’abord pour des tombeaux ; mais l’alcade qui lui servait de guide l’assura que c’était la retraite des fourmis, et l’en convainquit aussitôt en ouvrant un de ces terriers, dont le dehors était uni et cimenté comme s’il eût été l’ouvrage d’un maçon. Ces fourmis sont blanches, de la grosseur d’un grain d’orge, et fort agiles. Leurs demeures n’ont qu’une seule ouverture vers le tiers de leur hauteur, d’où elles descendent sous terre par une sorte d’escalier circulaire. Brue fit jeter près d’un de ces terriers une poignée de riz, quoiqu’il ne parût aucune fourmi hors du trou ; mais dans l’instant il en sortit une légion, qui transportèrent ce trésor dans leur magasin, sans en laisser le moindre reste, et qui rentrèrent dans leur asile lorsqu’elles n’en trouvèrent plus. Ces espèces de ruches sont si fortes, qu’il n’est pas facile de les ouvrir.

Sur la rivière de Paska, Brue admira l’adresse d’un Nègre qui tenait son arc et ses flèches d’une main, tandis que de l’autre il conduisait un canot ; s’il apercevait un poisson, il était sûr de le percer, et sur-le-champ il retirait la flèche avec sa proie. Entre les arbres qui bordent les deux rives, Brue trouva des oiseaux dont le cri répète les deux syllabes ha, ha, aussi distinctement que la voix humaine.

En quittant cet agréable canton , Brue voyagea pendant deux jours dans un pays qui n’est habité que par des Feloups indépendans qui se sont établis entre la rivière de Gambie et celle de Cachao. Ceux qui ont été subjugués par le roi de Djeredja et les Portugais sont assez civilisés ; mais les autres, qui habitent les bords de la rivière de Casamansa, forment une nation sauvage qui ne ménage pas les étrangers. Ils ont peu de commerce avec les blancs, et ne vivent pas mieux avec leurs voisins, contre lesquels ils ont perpétuellement la guerre. Les Nègres des autres nations n’auraient pas la hardiesse de traverser le pays des Feloups, s’ils ne trouvaient l’occasion des voyageurs européens, qui n’y passent pas sans se mettre en état de ne craindre aucune insulte.

Cachao est une ville et une colonie portugaise située sur la rive sud du Rio San-Domingo, à vingt lieues de son embouchure. C’est le principal établissement que les Portugais aient dans ce pays, quoique les habitans, qui sont distingués par le nom de Nègres Papels, leur portent une haine mortelle ; aussi n’ont-ils rien négligé pour se fortifier du côté de la terre. Ils y ont un rempart bien palissadé, avec une bonne artillerie.

Les maisons de la ville sont de terre glaise, blanchies dedans et dehors. Elles sont fort grandes, mais leur hauteur n’est que d’un étage. Pendant la saison des pluies, elles sont couvertes de feuilles de latanier ; mais dans les temps secs on ne les couvre que d’une simple toile, qui suffit pour les garantir du soleil et de la rosée. Le climat est sujet à des rosées fort abondantes, surtout près d’une si grande rivière et dans un canton si marécageux. Il y a dans la ville une église paroissiale et un couvent de capucins. La paroisse est desservie par un curé et deux prêtres d’une ignorance égale à leur pauvreté. En 1700, le couvent des capucins n’en contenait que deux, qui étaient entretenus par le roi de Portugal. Ils sont soumis à l’évêque de San-Iago.

L’usage est de changer la garnison tous les trois ans, terme qu’elle attend toujours avec impatience ; car elle est si mal payée, que la plupart des soldats ne se font pas scrupule de voler pendant la nuit.

La rivière a plus d’un quart de lieue de largeur devant la ville. Elle est assez profonde pour recevoir des bâtimens de la première grandeur, si les dangers de la barre ne les arrêtaient à l’embouchure. Les deux rives sont couvertes d’arbres ; mais ceux de la rive du nord sont les plus beaux de toute l’Afrique, autant par l’excellence du bois que par leur hauteur et leur grosseur. On ferait de leur tronc un canot d’une seule pièce capable de recevoir le poids de dix tonneaux , et de porter vingt-cinq ou trente hommes. La marée remonte trente lieues au-dessus de Cachao. Il y pleut avec tant d’abondance , qu’on l’appelle le pot-de-chambre de l’Afrique, comme Rouen, dit l’auteur, est celui de la Normandie.

On ne peut sortir de Cachao pendant la nuit sans courir quelque danger. L’auteur parle ici d’une espèce de gens qu’il appelle des aventuriers nocturnes, et qui est fort remarquable. Ils portent sur leurs habits un petit tablier de cuir, avec une bavette qui couvre une cuirasse ou une cotte de mailles. Ce tablier, qui ne passe la ceinture que de quelques doigts, est plein de trous, auxquels sont attachés deux ou trois paires de pistolets de poche et plusieurs poignards. Le bras gauche est chargé d’un petit bouclier. Au-dessous pend une longue épée dont le fourreau s’ouvre tout d’un coup par le moyen d’un ressort, pour épargner la peine et le temps de la tirer. Lorsqu’ils sortent sans dessein formé, et seulement pour se réjouir, ils sont couverts, par-dessus toute cette parure, d’un manteau noir qui pend jusqu’aux mollets. Mais s’ils se proposent quelque aventure, c’est-à-dire, un duel à la portugaise, ils ajoutent à leurs armes une courte carabine chargée de vingt ou trentes petites balles et d’un quarteron de poudre, avec un bâton fourchu pour la poser dessus en tirant. Enfin, pour achever une si étrange parure, ils ont sur le nez une grande paire de lunettes qui est attachée des deux côtés à l’oreille. En arrivant au lieu de l’exécution, le brave commence par planter sa carabine, rejette son manteau sur le bras gauche, prend son épée de la main droite, et dans cette posture attend l’homme qu’il veut tuer et qui ne pense point à se défendre. Aussitôt qu’il le voit, il fait feu en lui disant de prendre garde à lui. Il lui serait fort difficile de le manquer ; car cette espèce d’arme à feu écarte tellement les balles, qu’elle en couvrirait la plus grande porte. Si l’infortuné qui reçoit le coup n’est pas tout-à-fait mort, le meurtrier s’approche en l’exhortant de dire Jésus Maria, et l’achève à terre de quelques coups d’épée ou de poignard. Il arrive quelquefois que ces perfides assassins trouvent la partie égale, et qu’ils sont arrêtés par ceux dont ils menacent la vie ; mais ils se tirent d’embarras en protestant qu’ils se sont trompés, et qu’une autre fois ils sauront mieux distinguer leur ennemi.

Dans les visites qu’on rend aux Portugais, on se garde bien de demander à voir leurs femmes, ou même de s’informer de leur santé. Ce serait assez pour s’exposer à quelque duel de la nature de ceux qu’on vient d’expliquer, ou pour exposer une femme au poignard ou au poison.

À quelque distance de Cachao, vers le sud, on trouve les îles de Bissao et celle des Bissagos, où les Portugais ont aussi un établissement. Brue visita ces îles. Elles sont soumises à un empereur. La principale, qui donne son nom à toutes les autres, a quarante lieues de circonférence.

Le terroir est si riche et si fécond, qu’à la grandeur du riz et du maïs, on les prendrait pour des arbustes. Il s’y trouve, avec le maïs des deux espèces, une autre sorte de grain qui lui ressemble. Il est blanc, et se réduit aisément en farine, que les habitans mêlent avec du beurre ou de la graisse pour en faire une pâte qu’ils nomment fondé. Le maïs ne leur sert pas, comme au Sénégal, à faire du pain ou du couscous. Ils le mangent grillé. Cependant les plus curieux en forment quelquefois des gâteaux nommés batangos, de l’épaisseur d’un doigt, et les font cuire dans des cercles de terre, comme la banane en Amérique.

Les habitans de Bissao sont nommés Papels. Cette nation occupe une partie des îles et des côtes voisines, surtout au sud de Cachao. Elle est mal disposée pour les Portugais, quoiqu’elle ait emprunté un grand nombre de leurs usages. Les femmes des Papels ne portent pour habillement qu’une pagne de coton avec des bracelets de verre ou de corail. Les filles sont entièrement nues. Si leur naissance est distinguée, elles ont le corps régulièrement marqué de fleurs et d’autres figures : ce qui fait paraître leur peau comme une espèce de satin travaillé. Les princesses, filles de l’empereur de Bissao, étaient couvertes de ces marques, sans autre parure que des bracelets de corail et un petit tablier de coton.

Les Nègres de Bissao sont excellens mariniers, et passent pour les plus habiles rameurs de toute la côte. Ils emploient au lieu de rames de petites pelles de bois qu’ils nomment pagaies, et le mouvement qu’ils font pour s’en servir est si régulier, qu’il produit une sorte d’harmonie. Ils ont un langage qui est propre aux Papels, comme ils ont des usages qui leur sont particuliers. Le commerce n’a pas peu servi à les cultiver. Ils sont idolâtres ; mais leurs idées de religion sont si confuses, qu’il n’est pas aisé de les démêler. Leur principale idole est une petite figure qu’ils appellent china, dont ils ne peuvent expliquer la nature ni l’origine. Chacun d’ailleurs se fait une divinité suivant son caprice. Ils regardent certains arbres consacrés, sinon comme des dieux, du moins comme l’habitation de quelque dieu. Ils leur sacrifient des chiens, des coqs, et des bœufs, qu’ils engraissent et qu’ils lavent avec beaucoup de soin, avant de les faire servir de victimes. Après les avoir égorgés, ils arrosent de leur sang les branches et le pied de l’arbre. Ensuite ils les coupent en pièces, dont l’empereur, les grands et le peuple ont chacun leur partie. Il n’en reste à la divinité que les cornes.

Il ne paraît pas que l’île de Bissao ait jamais été troublée par des guerres civiles ; ce qu’on peut regarder comme une preuve de leur soumission à leur prince. Mais ils sont sans cesse en guerre avec leurs voisins, qu’ils troublent, comme ils en sont troublés, par des incursions continuelles. Les Biafaras, les Bissagos, les Salantes et les Nalous, qui les environnent de toutes parts, sont des nations fort braves qui se battent avec la dernière furie. Les traités de paix n’étant pas connus entre ces barbares, il n’y a jamais beaucoup de correspondance entre eux, dans les intervalles même du repos. Loin de leur offrir leur médiation, les Européens trouvent leur intérêt à les voir toujours aux mains, parce que la guerre augmente le nombre des esclaves. Mais ordinairement les incursions, de part ou d’autre, ne durent pas plus de cinq ou six jours.

L’empereur de Bissao jouit d’une autorité très-despotique. Il a trouvé une voie fort étrange pour s’enrichir aux dépens de ses sujets sans qu’il lui en coûte jamais rien : c’est d’accepter la donation qu’un Nègre lui fait de la maison de son voisin. Il en prend aussitôt possession, et le propriétaire se trouve dans la nécessité de la racheter ou d’en bâtir une autre. À la vérité, le moyen de se venger est facile, en jouant le même tour à celui de qui on l’a reçu ; mais l’empereur n’y peut rien perdre, puisqu’il ne hasarde que de gagner deux maisons pour une. Ce pouvoir arbitraire s’étend, sur tous ceux qui habitent dans l’île. Un jour, l’empereur de Bissao avait confié à la garde des Portugais un esclave qui se pendit. C’était lui naturellement qui devait supporter cette perte ; mais il ordonna que le cadavre fut laissé dans le même lieu jusqu’à ce que les Portugais lui fournissent un autre esclave. Le désagrément de voir pourir un corps devant leurs yeux leur fit prendre le parti d’obéir. Dans une autre occasion, deux esclaves qu’il avait vendus s’échappèrent de leurs chaînes, et furent repris par ses soldats. L’équité semblait demander qu’ils fussent restitués à leur maitre ; mais l’empereur déclara qu’ils étaient à lui, puisqu’ils étaient remis en liberté, et les revendit sans scrupule à d’autres marchands.

À la mort des empereurs de Bissao, les femmes qu’ils ont aimées le plus tendrement et leurs esclaves les plus familiers sont condamnés à perdre la vie, et reçoivent la sépulture près de leur maître pour le servir dans un autre monde. L’usage était même autrefois d’enterrer des esclaves vivans avec le monarque mort ; mais l’auteur prétend que cette coutume commençait à s’abolir. Le dernier roi n’avait eu qu’un esclave enterré avec lui, et celui qui régnait paraissait disposé à détruire une loi si barbare.

Lorsqu’il est question de guerre, ils ont un tocsin qui sert à rassembler la milice des Nègres. Il porte dans cette île le nom de bonbalon. C’est une sorte de trompette marine, mais sans corde, qui est beaucoup plus grosse et a le double de longueur. Elle est d’un bois léger. On frappe dessus avec un marteau de bois dur; et l’on prétend que le bruit se fait entendre de quatre lieues. L’empereur a plusieurs de ces instrumens au long des côtes et dans l’intérieur de l’île, avec une garde pour chacun ; et lorsque le sien a donné le signal, les autres répètent autant de fois les mêmes coups et sur les mêmes tons ; de sorte que ses volontés sont connues en un moment par la manière de les communiquer. Si quelqu’un refuse d’obéir, il est vendu pour l’esclavage. Ce châtiment politique tient tout le monde dans la soumission ; et l’empereur, pour qui la désobéissance est utile, se plaint quelquefois de trouver ses sujets trop ardens à le servir.

Dans l’archipel des Bissagos, entre la rivière de Cachao et le cap Tumbaly, vis-à-vis la côte des Balantes, se trouvent les îles de Cazégut.

Les Nègres de ces îles sont grands et robustes, quoique leurs alimens ordinaires soient le poisson, les coquillages, l’huile et les noix de palmier, et qu’ils aiment mieux vendre leur riz et leur maïs aux Européens que de les réserver pour leur usage. Ils sont idolâtres, et d’une cruauté extrême pour leurs ennemis. Ils coupent la tête à ceux qu’ils tuent dans leurs guerres ; ils emportent cette proie pour l’écorcher, et, faisant sécher la peau du crâne avec la chevelure, ils en ornent leurs maisons comme d’un trophée. Au moindre sujet de chagrin, ils tournent aussi facilement leur furie contre eux-mêmes. Ils se pendent, ils se noient, ils se jettent dans le premier précipice. Leurs héros prennent la voie du poignard. Ils sont passionnés pour l’eau-de-vie. S’ils croient qu’un vaisseau leur en apporte, ils se disputent l’honneur d’y arriver les premiers, et rien ne leur coûte pour se procurer cette chère liqueur : alors le plus faible devient la proie du plus fort. Dans ces occasions, ils oublient les lois de la nature, le père vend ses enfans ; et si ceux-ci peuvent l’emporter par la force ou par l’adresse, ils traitent de même leurs pères et leurs mères.

À Cazégut, Brue reçut un singulier hommage : il traitait un seigneur nègre sur son bord, lorsqu’il vit paraître un canot chargé de cinq insulaires, dont l’un étant monté à bord, s’arrêta sur le tillac en tenant un coq d’une main, et de l’autre un couteau. Il se mit à genoux devant Brue, sans prononcer un seul mot : il y demeura une minute, et, s’étant levé, il se tourna vers l’est et coupa la gorge du coq ; ensuite , s’étant mis à genoux, il fit tomber quelques gouttes de sang sur les pieds du général. Il alla faire la même cérémonie au pied du mât et de la pompe ; après quoi, retournant vers le général, il lui présenta son coq. Brue lui fit donner un verre d’eau-de-vie, et lui demanda la raison de cette conduite. Il répondit que les habitans de son pays regardaient les blancs comme les dieux de la mer ; que le mât était une divinité qui faisait mouvoir le vaisseau, et que la pompe était un miracle, puisqu’elle faisait monter l’eau, dont la propriété naturelle était de descendre.

Les habitans de Cazégut, surtout ceux qui sont distingués par le rang ou les richesses, se frottent les cheveux d’huile de palmier, ce qui les fait paraître tout-à-fait rouges. Les femmes et les filles n’ont autour de la ceinture qu’une espèce de frange épaisse, composée de roseaux, qui leur tombe jusqu’aux genoux. Dans la saison du froid, elles en ont une autre qui leur couvre les épaules, et qui descend jusqu’à la ceinture. Quelques-unes en ajoutent une troisième sur la tête, qui pend jusqu’aux épaules. Rien n’est si comique que cette parure. Elles y joignent des bracelets de cuivre et d’étain aux bras et aux jambes. En général, les deux sexes ont la taille belle, les traits du visage assez réguliers, et la couleur du jais le plus brillant, sans avoir le nez plat ni les lèvres trop grosses. L’esprit et la vivacité ne leur manquent pas ; mais ils souffrent l’esclavage avec tant d’impatience, surtout hors de leur patrie, qu’il est dangereux d’en avoir un grand nombre à bord. Un capitaine, après en avoir acheté plusieurs, avait pris toutes sortes de précautions pour les tenir sous le joug, en les enchaînant deux à deux par le pied, et mettant des menottes aux plus vigoureux. Ils n’en trouvèrent pas moins le moyen d’arracher l’étoupe du vaisseau, et l’eau pénétra si vite, qu’il aurait coulé à fond, si le capitaine n’eût rencontré fort heureusement une vieille voile qui servit à boucher le trou. Le naturel fier et indomptable de ces insulaires est si connu en Amérique, qu’on ne les y achète qu’avec de grandes précautions. Ils ne travaillent qu’à force de coups. Ils se dérobent souvent par la fuite, et quelquefois ils se détruisent eux-mêmes. Remarquons ici que l’historien anglais et son traducteur traitent de vice et d’indolence obstinée ce courage qui préfère la mort à la servitude, tant l’habitude des préjugés renverse les idées naturelles !

Nous ne devons pas omettre un exemple singulier de ce que peut l’autorité d’un seul homme au milieu de l’ignorance et de la barbarie.

À cent cinquante lieues de son embouchure, la rivière de Casamansa forme, en tournant, un coude qui donne le nom de Cabo à un grand royaume voisin. Il était gouverné, au commencement de notre siècle, par un roi nègre, nommé Briam-Mansare, qui vivait avec plus de faste que tous les autres princes de la même côte. Sa cour était nombreuse. Il se faisait servir dans de la vaisselle d’or, dont il avait jusqu’à quatre mille marcs. Il entretenait constamment six ou sept mille hommes bien armés, avec lesquels il tenait ses voisins dans la soumission et les forçait de lui payer un tribut. La police était si bien établie dans ses états, que les négocians auraient pu laisser sans crainte leurs marchandises sur le grand chemin. À force de lois et par la rigueur de l’exécution, il avait corrigé dans ses sujets le penchant au vol, qui est un vice naturel aux Nègres. Jamais les esclaves n’étaient enchaînés. Lorsqu’ils avaient reçu la marque du marchand, il ne fallait plus craindre de les perdre par la fuite, tant la garde était exacte sur les frontières, et la discipline rigoureuse dans le gouvernement. Ce prince faisait chaque année, avec les Portugais, un commerce de six cents esclaves, échangés contre différentes espèces de marchandises, telles que des armes à feu, des sabres courbés, avec de belles poignées, des selles de France, des fauteuils de velours, et d’autres meubles ; de la fenouillette de l’île de Rhé, de l’eau de cannelle, du rossolis, etc. Lorsqu’il recevait la visite de quelque blanc, il le faisait défrayer dès l’entrée de ses états, et ses sujets ne pouvaient rien exiger d’un étranger, sous peine d’être vendus pour l’esclavage. Il était toujours prêt à donner audience : à la vérité, on était obligé, pour l’obtenir, de lui faire un petit présent de la valeur de trois esclaves ; mais il rendait toujours plus qu’il n’avait reçu. Ces civilités continuaient jusqu’à ce que l’étranger eût disposé de ses marchandises. Alors si, dans son audience de congé, il demandait au roi un présent pour sa femme, ce prince ne manquait jamais de donner un esclave ou deux marcs d’or. Il mourut en 1705, également regretté de ses peuples et des étrangers.

On remarque avec étonnement dans la rivière de San-Domingo que les caymans, ou les crocodiles, qui sont ordinairement des animaux si terribles, ne nuisent à personne. Il est certain, dit l’auteur, que les enfans en font leur jouet, jusqu’à leur monter sur le dos, et les battre même, sans en recevoir aucune marque de ressentiment. Cette douceur leur vient peut-être du soin que les habitans prennent de les nourrir et de les bien traiter. Dans toutes les autres parties de l’Afrique, ils se jettent indifféremment sur les hommes et sur les animaux. Cependant il se trouve des Nègres assez hardis pour les attaquer à coups de poignard. Un laptot du fort Saint-Louis s’en faisait tous les jours un amusement qui lui avait long-temps réussi ; mais il reçut enfin tant de blessures dans ce combat, que, sans le secours de ses compagnons, il aurait perdu la vie entre les dents du monstre.

Les hippopotames sont en nombre prodigieux dans toutes ces rivières, comme dans celles de Sénégal et de Gambie ; mais ils ne causent nulle part tant de désordres qu’entre celles de Casamansa et de Sierra-Leone. Les plantations de riz et de maïs que les Nègres ont dans leurs cantons marécageux sont exposées à des ravages continuels, si la garde ne s’y fait nuit et jour. Cependant ils sont plus timides et plus aisés à chasser que les éléphans. Au moindre bruit, ils regagnent la rivière, où ils plongent d’abord la tête, et, se relevant ensuite sur la surface, ils secouent les oreilles, et poussent deux ou trois cris si forts, qu’ils peuvent être entendus d’une lieue.

Les flamans sont en grand nombre sur la rivière de Gèves ou Geba, dans le pays des Biafaras, autre établissement des Portugais, près de Rio-Grande. Nous avons déjà parlé de ces oiseaux. Les habitans de Gèves portent le respect si loin pour ces animaux, qu’ils ne souffrent pas qu’on leur fasse le moindre mal. Ils les laissent tranquilles au milieu de leur habitation, sans être incommodés de leurs cris, qui se font entendre néanmoins d’un quart de lieue. Les Français, en ayant tué quelques-uns dans cet asile, furent forcés de les cacher sous l’herbe, de peur qu’il ne prît envie aux Nègres de venger sur eux la mort d’une bête si révérée.

Dans plusieurs endroits de la côte, surtout aux environs de Gèves, on trouve une sorte d’oiseaux de rivage que l’on nomme spatules, parce que leur bec a beaucoup de ressemblance avec cet instrument de chirurgie. Ils ont la chair beaucoup meilleure que les flamans. Cet oiseau, qui est de la grosseur de la cigogne, et qui a de même les jambes fort longues, se trouve aussi en Europe dans les pays marécageux, tels que la Hollande.

En remontant le Rio-Grande, quatre-vingts lieues au-dessus de son embouchure, on arrive dans le pays des Analoux, Nègres qui sont très-passionnés pour le commerce. Leurs richesses sont l’ivoire, le riz, le maïs et les esclaves.

À seize lieues au delà du Rio-Grande, vers le sud, en allant vers Sierra-Leone, on trouve la rivière de Nougnez, sur les bords de laquelle on fait un grand commerce d’ivoire.

Le pays aux environs de la rivière de Nougnez produit un sel que les Portugais estiment beaucoup, et qu’ils regardent comme un contre-poison. Ils ont l’obligation aux éléphans de leur en avoir découvert la vertu. Les Nègres qui vont à la chasse de ces animaux leur tirent des flèches empoisonnées ; et lorsqu’ils les tuent, ils coupent l’endroit où la flèche a touché, et vident le corps de ses boyaux pour en manger la chair. Des chasseurs, qui avaient blessé un éléphant, furent surpris de le voir marcher et se nourrir sans aucun ressentiment de sa blessure. Ils cherchaient la cause de ce prodige, lorsqu’ils le virent s’approcher de la rivière et prendre dans sa trompe quelque chose qu’il mangeait avidement. Ils trouvèrent, après son départ, que c’était un sel blanc qui avait le goût de l’alun. Un autre éléphant, qu’ils blessèrent encore, s’étant guéri de la même manière, les Portugais, qui sont dans une défiance continuelle du poison, firent diverses expériences de ce sel, et le reconnurent pour un des plus puissans antidotes qui aient jamais été découverts. Que le poison soit intérieur ou extérieur, une dragme de sel de Nougnez, délayée dans de l’eau chaude, est un remède spécifique.

Brue, dans un voyage à Cayor, fit une découverte d’un autre genre, qui doit surtout intéresser les femmes, que dans tous les pays le soin de leur beauté occupe plus ou moins. Il vit une Négresse qui avait les dents d’une blancheur surprenante. Brue lui demanda quelle était sa méthode pour les conserver si belles. Elle lui dit qu’elle se les frottait avec un certain bois dont elle lui donna quelques morceaux. Ce bois se nomme ghélèle. Il croît sur le bord de l’eau, et ressemble beaucoup à notre osier ; mais il est d’un goût fort amer.

Brue, en remontant toujours le canal qui joint le lac de Cayor à la rivière de Sénégal, débarqua dans un village des Foulas nommé Kéda, où il fut témoin d’une cérémonie funèbre qui l’amusa beaucoup.

Un des principaux habitans du village mourut subitement, et sa femme n’eut pas plus tôt mis la tête à sa porte pour donner avis de sa perte par un cri, qu’il s’éleva un tumulte surprenant dans toute l’habitation. On n’entendit de toutes parts que des gémissemens. Les femmes accoururent en foule, et, sans savoir de quoi il était question, commencèrent à s’arracher les cheveux, comme si chacune eût perdu sa famille. Ensuite, lorsqu’elles eurent appris le nom du mort, elles se précipitèrent vers sa maison avec des hurlemens qui n’auraient pas permis d’entendre le tonnerre. Au bout de quelques heures, les marabouts arrivèrent, lavèrent le corps, le revêtirent de ses meilleurs habits, et le portèrent sur son lit avec ses armes à son côté. Alors ses parens entrèrent l’un après l’autre, le prirent par la main, lui firent plusieurs questions ridicules, et lui offrirent leurs services ; mais ne pouvant recevoir aucune réponse, ils se retirèrent comme ils étaient entrés, en disant gravement, il est mort. Pendant cette cérémonie, ses femmes et ses enfans tuèrent ses bœufs, et vendirent ses marchandises et ses esclaves pour de l’eau-de-vie, parce que l’usage, dans ces occasions, est de faire un folgar, c’est-à-dire, de donner une fête après l’enterrement.

Le convoi fut précédé des guiriots avec leurs tambours. Tous les habitans suivaient en silence, chargés de leurs armes. Ensuite venait le corps, environné de tous les marabouts qu’on avait pu rassembler, et porté par deux hommes. Les femmes fermaient la marche en criant et se déchirant le visage comme des furieuses. Lorsque le mort est enterré dans sa propre maison, privilége qui n’appartient qu’au prince et aux seigneurs, la procession se fait autour du village. En arrivant au lieu destiné pour la sépulture, le principal marabout s’approche du corps, et lui dit quelques mots à l’oreille, tandis que quatre hommes soutiennent un drap de coton qui le cache à la vue des assistans.

Enfin les porteurs le mettent dans la fosse, et le recouvrent aussitôt de terre et de pierres. Les marabouts attachent ses armes au sommet d’un pieu, qu’ils placent à la tête du tombeau avec deux pots, l’un rempli de couscous, l’autre d’eau. Après ces formalités, ceux qui soutiennent le drap de coton le laissent tomber ; signal auquel les femmes recommencent leurs lamentations jusqu’à ce que le principal marabout donne ordre aux guiriots de battre la marche du retour. Au même moment le deuil cesse, et l’on ne pense qu’à se réjouir, comme si personne n’avait fait aucune perte. Dans quelques endroits, on creuse un fossé autour du tombeau, et l’on plante sur le bord une haie d’épines. Sans cette précaution, il arrive souvent que le corps est déterré par les bêtes farouches. Dans d’autres lieux, la cérémonie funèbre dure sept ou huit jours. Si c’est un jeune homme qu’on ait perdu, tous les Nègres du même âge courent le sabre à la main comme s’ils cherchaient leur camarade, et font retentir le cliquetis de leurs armes lorsqu’ils se rencontrent.

Le voyage de Brue à Engherbel, sur la rive nord du Sénégal, dans le pays qu’on nommé les États du Brak, contient des détails curieux sur le commerce des gommes, qui se fait avec les Arabes du désert en payant des droits au brak.

Pendant que Brue entretenait ce prince, on vint lui annoncer l’arrivée de Schamchi, chef des Maures. Le général lui fit quelques présens, et, sachant qu’il était venu pour le commerce des gommes, il lui indiqua le jour où l’ouverture du marché devait se faire au désert.

Le désert est une plaine vaste et stérile, au nord du Sénégal, bornée au loin par de petites collines de sable rouge, et couverte de ronces qui n’ont pas beaucoup d’épaisseur. C’est dans ce lieu que se faisait depuis long-temps le commerce des gommes. Le général, pour se garantir de l’attaque des Maures vagabonds, fit entourer les magasins qu’il éleva au long de la rivière d’un fossé large de six pieds et d’autant de profondeur, défendu par une haie d’épines. Il fortifia soigneusement la porte, et mit pour la garder deux laptots bien armés, avec un interprète pour examiner et pour introduire ceux qui viendraient s’y présenter.

Le brak et Schamchi, qui virent toutes ces préparations, et qui n’en ignoraient pas les motifs, approuvèrent les précautions du général, comme la meilleure voie pour prévenir les désordres pendant la foire.

Le premier d’avril, Schamchi, ayant reçu avis de l’approche des caravanes, vint avertir Brue qu’il était temps de régler le prix.

Les Européens sont obligés de pourvoir à l’entretien des Maures qui apportent des gommes. Cet engagement les expose à quantité de fausses dépenses, parce que, sous prétexte de commerce il arrive une multitude de Maures qui ne cherchent que l’occasion de vivre quelques jours aux dépens d’autrui, ou de satisfaire leur inclination au larcin. Mais Brue régla tellement cet article, qu’il n’était obligé de nourrir que ceux qui auraient apporté des marchandises, et dans la proportion même de ce qu’ils auraient apporté. Cette nourriture fut fixée à deux livres de bœuf et autant de couscous pour chaque portion, et tel nombre de portions pour chaque quintal. Les commis qui furent nommés pour la distribution reçurent l’ordre de la finir aussitôt que les marchandises seraient délivrées. On parvint ainsi à purger la foire des voleurs et des gens oisifs.

On commença, le 14 d’avril, à mesurer les gommes. Cette opération se fit sans désordre, parce qu’on ne reçut les marchands que l’un après l’autre. Le général y assista exactement, et fit veiller avec le même soin à tout ce qu’il ne pouvait éclairer par sa présence. Aussitôt que le commerce fut ouvert, on vit arriver chaque jour de nouvelles caravanes de dix, vingt et trente chameaux, ou des voitures traînées par des bœufs, et gardées par les propriétaires des gommes et par leurs domestiques. Ces Maures ont l’apparence d'autant de sauvages ; ils n’ont pour habits que des peaux de chèvres autour des reins, et des sandales de cuir de bœuf. Leurs armes sont de longues piques, des arcs et des flèches, avec un long couteau attaché à leur ceinture.

Il n’est pas besoin de sentinelles pour découvrir l’approche de ces caravanes : les chameaux poussent des cris affeux qui les trahissent bientôt. Leurs foulons, c’est-à-dire, les sacs dans lesquels ils apportent les gommes, sont des peaux de bœuf sans couture. Les Maures n’ont point d’autres commodités pour renfermer leurs marchandises, ni même pour le transport de leur eau. Comme on avait pris toutes sortes de soins pour empêcher qu’ils n’entrassent plusieurs à la fois dans l’enclos, c’était un spectacle amusant que de voir leurs efforts et leurs contorsions pour entrer l’un avant l’autre ; car les Maures sont une nation fort bruyante.

Un Maure nommé Barikada fit présent au général d’un aigle apprivoisé, de la grandeur d’un coq d’Inde. Il n’avait rien d’ailleurs qui le distinguât des aigles ordinaires. Sa familiarité avec les hommes allait jusqu’à se laisser prendre par le premier venu, et en peu de jours il prit l’habitude de suivre le général comme un chien ; mais il fut tué malheureusement par la chute d’un baril qui l’écrasa sur le tillac. Apparemment la science d’apprivoiser les animaux est fort cultivée dans ce pays, car l’auteur parle de deux pintades, mâle et femelle, si privées, qu’elles mangeaient sur son assiette, et qu’avec la liberté de voler au rivage, elles revenaient sur la barque au son de la cloche, pour le dîner et le souper. Pendant toute la foire, Brue ayant observé les jours de fête et les jeûnes de l’Église, et n’ayant pas manqué de faire réciter soir et matin les prières à bord, tous les Maures le prirent pour un marabout français.

Le désert est infecté par une sorte de milans que les Nègres appellent ekoufs. Ces animaux sont si voraces, qu’ils venaient prendre les alimens des matelots jusque dans les plats.

Brue, qui ne se ménageait pas dans l’exercice de ses fonctions, gagna une colique violente pour avoir dormi à l’air après s’être extrêmement fatigué. Ses chirurgiens avaient employé vainement toute leur habileté à le soulager, lorsqu’un Maure, qui était venu lui rendre visite, lui conseilla, comme un remède ordinaire à sa nation, de faire dissoudre de la gomme dans du lait, et d’avaler cette potion fort chaude : il suivit ce conseil, et fut guéri sur-le-champ.

La gomme s’appelle gomme du Sénégal, ou gomme arabique, parce qu’avant que les Français eussent des comptoirs au Sénégal, elle ne venait que de l’Arabie ; mais, depuis que le commerce est ouvert par cette voie, le prix en est tellement diminué, qu’on n’en apporte plus d’Arabie : cependant il en vient encore du Levant ; on prétend même qu’elle est meilleure que celle du Sénégal, par la seule raison qu’elle est plus chère ; car au fond elles sont toutes deux de la même bonté. Cette gomme est pectorale, anodine et rafraîchissante ; elle est excellente pour le rhume, surtout lorsqu’elle est mêlée avec le sucre d’orge, suivant l’usage de Blois, où l’on en fabrique beaucoup. C’est un spécifique contre la dysenterie et les hémorrhagies les plus obstinées. On lui attribue quantité d’autres effets. Ce qui est certain, suivant le témoignage de Brue, c’est qu’un grand nombre de Nègres qui la recueillent, et les Maures qui l’apportent au marché, n’ont pas d’autre nourriture ; qu’ils n’y sont pas réduits par nécessité, faute d’autres alimens, mais que leur goût les y porte, et qu’ils la trouvent délicieuse. Ils n’y emploient pas d’autre art que de l’adoucir par le mélange d’un peu d’eau. Elle leur donne de la force et de la santé. Enfin, par sa simplicité et ses autres vertus, ils la regardent comme une diète excellente. Si elle a quelque chose d’insipide, on peut lui donner, avec une teinture, l’odeur et le goût qu’on désire. Il paraît étrange, ajoute Brue, que ceux qui l’apportent de plus de trois cents milles dans l’intérieur des terres n’aient aucune provision de reste lorsqu’ils arrivent au marché ; mais il est bien plus surprenant qu’ils n’en aient pas eu d’autre que leur gomme, et qu’elle ait été leur unique subsistance dans une si longue route. Cependant c’est un fait qui ne peut être contesté, et sur lequel on a le témoigage de tous ceux qui ont passé quelque temps au Sénégal. Brue, qui avait goûté souvent de la gomme, la trouvait agréable. Les pièces les plus fraîches, c’est-à-dire celles qui ont été recueillies nouvellement, s’ouvrent en deux comme un abricot mûr. Le dedans est tendre, et ressemble assez à l’abricot par le goût.

On fait un grand usage de la gomme du Sénégal dans plusieurs manufactures, particulièrement dans celles de laine et de soie. Les teinturiers s’en servent beaucoup aussi. Toute l’habileté dans le choix de cette gomme consiste à prendre la plus sèche, la plus nette et la plus transparente, car la grosseur et la forme des pains n’y mettent aucune différence.

L’arbre qui la porte, en Afrique comme en Arabie, est une sorte d’acacia assez petit et toujours vert, chargé de branches et de pointes, avec de longues feuilles, mais étroites et rudes. Il porte, une petite fleur en forme de vase, dans laquelle il y a des filets de la même couleur, qui environnent le pistil et un ovaire renfermant la semence ; le fruit est d’abord vert ; mais, en mûrissant, il prend une couleur de feuille morte. La semence ou la petite graine dont il est rempli est dure et blanchâtre. On trouve entre le Sénégal et le fort d’Arguin, trois forêts où il y a quantité de ces arbres ; la première se nomme Sahel, la seconde et la plus grande, El-Hiebar, et la troisième, Alfatak ; elles sont à peu près à la même distance, c’est-à-dire à trente lieues du désert, qui est aussi à trente lieues du fort Saint-Louis, et toutes trois elles sont entre elles à dix lieues l’une de l’autre. De Sahel au comptoir de Portendic on compte soixante lieues, et quatre-vingts jusqu’à la baie d’Arguin.

La récolte de la gomme se fait deux fois chaque année ; mais la plus considérable est celle du mois de décembre, où l’on prétend qu’elle est plus nette et plus sèche : celle de mars est plus gluante, avec moins de transparence. La raison en est sensible ; c’est qu’au mois de décembre, elle se recueille après les pluies, lorsque l’arbre est rempli d’une sève que la chaleur du soleil vient épaissir et perfectionner, sans lui donner trop de dureté. Depuis cette saison jusqu’au mois de mars, la chaleur devenant excessive, et séchant l’écorce de l’arbre, oblige d’y faire des incisions pour en tirer cette sève ; car, la gomme n’étant qu’un suc propre qui transsude par les pores de l’écorce, on est forcé, lorsqu’elle ne sort pas d’elle-même de blesser l’arbre pour l’en tirer.

Ce commerce des gommes était, du temps de Brue, entre les mains de trois tribus, ou hordes indépendantes des Maures du désert. Les chefs de ces tribus étaient marabouts, nom générique des prêtres mahométans, qui prêchaient la religion du prophète dans toute la zone torride, qui ont partout un grand crédit, et sont partout de grands hypocrites. Ces Maures du désert méritent d’être considérés avec quelque attention. Ils ont beaucoup de rapport avec cette fameuse nation des Arabes qui a joué si long-temps un si grand rôle dans le monde, et qui, sous la domination des Turcs, n’est plus aujourd’hui qu’un peuple d’esclaves ou un ramas de brigands.

Ces Maures des environs d’Arguin et du Sénégal conservent inviolablement les usages de leurs ancêtres. Si l’on excepte un petit nombre, qui ont leurs cabanes sous les murs du fort de Portendic et vers le Sénégal, ils campent tous en pleine campagne, près ou loin de la mer ou de la rivière, suivant les saisons et les besoins du commerce. Leurs tentes et leurs cabanes ont toutes la forme d’un cône. Les premières sont composées d’une toile grossière de poil de chèvre et de chameau, si bien tissue que, malgré la violence et la longueur des pluies, il est fort rare que l’eau les pénètre. Ces toiles ou ces étoffes sont l’ouvrage de leurs femmes, qui filent le poil et la laine, et qui apprennent de bonne heure à les mettre en œuvre ; elles n’en sont pas moins chargées de tous les travaux domestiques, jusqu’à celui de panser les chevaux, de faire la provision d’eau et de bois, de faire le pain et de préparer les alimens. Malgré ces assujettissemens où leurs maris les réduisent, ils les aiment et ne les maltraitent presque jamais. Si elles manquent à quelque devoir essentiel, ils les chassent de leur maison, et les pères, les frères ou les autres parens d’une femme coupable la punissent bientôt de l’opprobre qu’elle jette sur la famille ; d’ailleurs les maris se font un honneur d’entretenir leurs femmes bien vêtues, et ne leur refusent rien pour leur parure. Tout ce qu’ils gagnent par le commerce ou par le travail est employé à cet usage ; aussi ne faut-il guère espérer d’obtenir d’eux l’or qu’ils apportent de leurs voyages : ils le gardent pour en faire des bracelets et des pendans d’oreilles à leurs femmes, ou pour garnir la poignée de leurs couteaux et de leurs sabres. On voit que l’esprit de galanterie et de magnificence, anciennement renommé chez les Arabes, se retrouve jusque dans les hordes vagabondes des déserts d’Afrique.

Les femmes des Maures ne paraissent jamais sans un long voile qui leur couvre le visage et les mains. Les Européens ne sont pas encore assez familiers avec leur nation pour obtenir la liberté de les voir à découvert ; mais les hommes et les enfans ont généralement la taille et la physionomie fort belles. Quoiqu’ils ne soient pas fort hauts, ils ont les traits réguliers : leur couleur foncée vient de la chaleur du soleil à laquelle ils sont continuellement exposés. Si la beauté du teint manque aussi à leurs femmes, elle est avantageusement compensée par la prudence, la modestie et la fidélité dans les engagemens du mariage ; elles ne connaissent pas la galanterie, apparemment, dit Brue, parce qu’elles n’en trouvent pas l’occasion. Non-seulement elles ne sortent jamais seules, mais l’usage des hommes est de détourner le visage lorsqu’ils rencontrent une femme. Ils se rendent même le bon office de veiller mutuellement sur les femmes et les filles l’un de l’autre, et nul autre que le mari n’a la liberté d’entrer dans la tente des femmes. Un Maure qui serait assez pauvre pour n’avoir qu’une seule tente recevrait ses visites et ferait toujours ses affaires à la porte plutôt que d’y laisser entrer ses plus proches parens. Ce privilége n’est accordé qu’à leurs chevaux, ou plutôt à leurs jumens, qu’ils préfèrent beaucoup aux mâles de cette espèce, parce que, outre l’avantage d’en tirer des poulains qui leur apportent beaucoup de profit, ils les trouvent plus douces, plus vives et de plus longue durée que les mâles ; elles couchent dans leurs tentes pêle-mêle avec leurs femmes et leurs enfans. Ils les laissent courir librement avec leurs poulains, ou du moins ils ne les attachent jamais par le cou, et leur seul lien est aux pieds ; elles s’étendent par terre, où elles servent d’oreiller aux enfans, sans leur faire le moindre mal ; elles prennent plaisir à se voir baiser, caresser ; elles distinguent ceux qui les traitent le mieux ; et lorsqu’elles sont en liberté, elles s’en approchent et les suivent. Leurs maîtres gardent fort soigneusement leur généalogie, et ne les vendent pas sans faire valoir les bonnes qualités de leurs pères, dont ils produisent un état exact qui en rehausse beaucoup le prix. Elles ne sont pas remarquables par leur grandeur ni par leur embonpoint, mais, dans une taille médiocre, elles sont bien proportionnées. L’usage des Maures n’est pas de les ferrer. Ils les nourrissent pendant la nuit avec du grand millet et de l’herbe un peu séchée. Au printemps, ils les mettent au vert, et les laissent un mois sans les monter.

Un adouard est un nombre de tentes et de cabanes où les Maures habitent quelquefois par tribus, quelquefois par familles. Ils les rangent ordinairement en cercle, l’une fort près de l’autre, en laissant au centre une place où leurs bestiaux et leurs animaux domestiques passent la nuit. Il y a toujours une sentinelle établie pour garantir l’habitation des surprises de l’ennemi ou des voleurs, ou des bêtes farouches. Au moindre danger, la sentinelle donne l’alarme, qui est augmentée par l’aboiement des chiens, et tout le village pense aussitôt à se défendre. Ces adouards sont mobiles et se transportent d’autant plus aisément que les Maures, ayant peu de meubles et d’ustensiles domestiques, chargent en un instant tout leur équipage sur leurs bœufs et leurs chameaux. Ils placent leurs femmes dans des paniers, sur le dos de ces animaux. Cette vie errante n’est pas sans agrémens : ils se procurent ainsi de nouveaux voisins, de nouvelles commodités, et de nouvelles perspectives. Leurs tentes sont de poil de chameau ; elles sont soutenues par des pieux, auxquels ils ne les attachent qu’avec des courroies de cuir. Dans le temps de la sécheresse, ils approchent leurs camps des bords du Sénégal pour y trouver de l’herbe et la fraîcheur de l’eau. Dans la saison des pluies, ils se retirent vers les côtes de la mer, où le vent les délivre de l’importunité des moucherons. C’est à la fin de cette dernière saison qu’ils font leurs plantations de millet et de maïs.

Ils n’ont pas d’autre liqueur que l’eau et le lait. Leur pain est de farine de millet, non que la nature leur refuse d’autres grains, puisque le froment et l’orge peuvent croître dans le pays ; mais les changemens continuels de leur demeure leur ôtent le goût de l’agriculture. Ils se servent quelquefois de riz. Lorsqu’ils recueillent de l’orge ou du froment, ils l’enferment, après l’avoir fait sécher, dans des puits fort profonds, qu’ils creusent dans le roc ou dans la terre. L’ouverture de ces trous n’a pas plus de largeur qu’il ne faut pour le passage d’un homme ; mais ils s’élargissent par degrés, à proportion de leur profondeur, qui est souvent de trente pieds : on les nomme matamors. Le fond et les côtés sont garnis de paille. Les Maures y mettent leur blé jusqu’à l’ouverture, qu’ils couvrent de bois, de planches et de paille et par-dessus, ils forment une couche de terre, sur laquelle ils sèment ou plantent quelque autre grain. Le blé se conserve long-temps dans ces greniers souterrains.

Les Maures nettoient fort soigneusement leur grain avant de le broyer entre deux pierres pour le réduire en farine. Leur pain se cuit sous la cendre, et leur usage est de le manger chaud. Ils font bouillir doucement leur riz dans un peu d’eau ; et, lorsqu’il est à demi cuit, ils le tirent du feu et le laissent ainsi comme en digestion. Dans cet état, il s’enfle sans se coaguler. N’ayant pas l’usage des cuillères, ils se servent de leurs doigts pour en prendre de petites parties qu’ils jettent fort adroitement dans leur bouche ; ils ne mangent que de la main droite, parce que l’autre est réservée pour des exercices qui ont moins de propreté : aussi ne se lavent-ils jamais la main gauche. Leurs viandes sont coupées en petits morceaux, avant qu’elles soient cuites, pour éviter la peine de se servir de couteaux à table. Si l’on prépare des poules ou quelque autre pièce de volaille au riz, on les coupe en quartiers, après quoi il n’est plus besoin de couteau pour les dépecer autrement, parce que l’un en prend un quartier qu’il présente à son voisin ; et celui-ci tirant de son côté tandis que l’autre tire du sien, le partage est fait en un moment. Ils mangent, comme au Levant, assis à terre et les jambes croisées, autour d’un cercle de cuir rouge ou d’une natte de palmier, sur laquelle on sert les alimens dans des plats de bois ou dans des bassins de cuivre : ils mangent successivement leur pain et leur viande, et jamais ils ne boivent qu’à la fin du repas, lorsqu’ils quittent la table pour se laver. Les femmes ne mangent point avec les hommes. L’usage ordinaire est de manger deux fois par jour, le matin et vers l’entrée de la nuit. Les repas sont courts et se font avec un grand silence ; mais la conversation vient ensuite, du moins entre les personnes de distinction, lorsqu’on commence à fumer, à boire du café ou du vin et de l’eau-de-vie, pour se procurer les amusemens que chacun peut tirer de son rang et de ses richesses. Les marabouts même ne se refusent pas ces plaisirs, lorsqu’ils peuvent les prendre secrètement et sans scandale.

Les Maures de ces contrées n’ont pas de médecine : la santé, qui est un bien commun dans leur nation, les délivre de cette servitude. S’ils sont sujets à quelques maladies, c’est à la dysenterie et à la pleurésie ; mais ils s’en guérissent eux-mêmes avec le secours des simples. Barbot assure nettement qu’ils ne sont sujets à aucune maladie, et que l’air de Sahara est si bon, qu’on y porte les malades comme à la source de la santé et de la vie.

Les marabouts sont presque les seuls qui sachent lire l’arabe ; en général, toute la nation est ensevelie dans l’ignorance. Cependant il se trouve un grand nombre de particuliers qui connaissent fort bien le cours des étoiles, et qui parlent raisonnablement sur cette matière. L’habitude qu’ils ont de vivre en pleine campagne leur donne beaucoup de facilité pour les observations. Ils ont presque tous l’imagination fort vive, et la mémoire excellente ; mais leur histoire est mêlée de tant de fables, qu’il est difficile d’y rien comprendre. Leur habileté principale est pour le commerce. Ils n’ignorent rien de ce qui appartient à leurs intérêts : ils sont adroits et trompeurs ; sans goût pour les arts, ils ne laissent pas d’aimer la musique et la poésie. L’instrument qui les anime le plus ressemble à nos guitares. Ils composent des vers qui ne paraissent pas méprisables à ceux qui connaissent le génie des langues orientales, dont la leur est descendue.

Cette partie de l’Afrique produit des chameaux d’une grosseur et d’une force extraordinaires ; ils ne sont pas incommodés d’un poids de douze cents livres. On les accoutume à se mettre à genoux pour recevoir leurs charges ; mais, lorsqu’ils se trouvent assez chargés, ils se lèvent d’eux-mêmes, et ne souffrent pas volontiers qu’on augmente leur fardeau. Il y a peu d’animaux aussi faciles à nourrir. Le chameau se contente de branches d’arbres, de ronces et de jonc qu’il rumine : il est capable de demeurer chargé pendant trente ou quarante jours, et d’en passer huit ou dix sans boire et sans manger. Sa nourriture commune est le maïs et l’avoine. Lorsqu’il est revenu de quelque long voyage, ses maîtres lui donnent la liberté de chercher à vivre dans les plaines, où il trouve toujours de quoi se nourrir. Si l’herbe est fraîche, on ne lui donne de l’eau qu’une fois en trois jours. Il boit beaucoup lorsqu’il en trouve l’occasion ; et loin d’aimer l’eau bien claire, il la trouble avec le pied pour la rendre bourbeuse.

Le chameau a le cou fort long, à proportion de sa tête, qui est fort petite. Il a sur le dos une bosse assez épaisse, et sous le ventre une substance calleuse, sur laquelle il se soutient lorsqu’il plie les jambes. Ses cuisses et sa queue sont petites ; mais il a les jambes longues et fermes, et le pied fourchu comme le bœuf. La nature l’a rendu traitable et docile, fort utile aux besoins des hommes et peu incommode pour la dépense. Il vit long-temps. Son naturel le porte à la vengeance ; et s’il est maltraité sans raison par ses guides, il saisit la première occasion de leur marquer son ressentiment par quelques coups de pieds, qui sont heureusement peu dangereux. Il aime la musique et le chant. La manière de lui faire hâter sa marche, est de siffler ou de jouer de quelque instrument. On assure que les femelles portent une année presque entière, et qu’elles ne s’accouplent qu’une fois en trois ans. Aussitôt qu’un jeune chameau vient au monde, les Maures lui lient les quatre pieds sous le ventre, et le couvrent d’un drap, sur les coins duquel ils mettent des pierres fort pesantes ; ils l’accoutument ainsi à recevoir les plus gros fardeaux. Le lait des chameaux est un des principaux alimens des Maures. On mange leur chair lorsqu’ils deviennent vieux ou peu propres au service ; et l’on assure que, malgré sa dureté, elle est saine et nourrissante. Les Maures donnent à cette espèce de chameau le nom de djimls.

Ils en ont une autre espèce qu’ils nomment béchets, mais qui est rare en Afrique, et qui ne se trouve guère hors de l’Asie. Elle est plus faible que la première, quoiqu’elle ait deux bosses sur le dos.

La troisième espèce se nomme dromadaire. Elle est plus faible que la seconde, et ne sert ordinairement que de monture. Mais, en récompense, elle est extrêmement légère à la course, sans compter qu’elle résiste fort long-temps à la soif. Aussi les Maures en font-ils beaucoup d’estime. Le mouvement de cet animal est si rapide, qu’il faut se ceindre la tête et les reins pour le supporter.

Les chimistes attribuent beaucoup d’effets aux diverses parties du corps des chameaux. Mais sa principale vertu est dans son urine, qui, étant séchée et sublimée au soleil, produit le vrai sel ammoniac, drogue fort connue, et souvent contrefaite par les Hollandais et les Vénitiens.

L’autruche est le principal oiseau du même pays. Il est si commun, qu’on en voit souvent de grandes troupes dans les déserts qui sont à l’est du cap Blanc, du golfe d’Arguin, de celui de Portendic, et sur les bords de la rivière de Saint-Jean. Ces oiseaux ont ordinairement six ou huit pieds de hauteur, en les prenant de la tête aux pieds ; mais leur corps a peu de proportion avec leur grandeur, quoiqu’il soit assez gros, et qu’ils aient le derrière large et plat. Il semble qu’ils ne soient composés que de pieds et de cou. Le plus grand avantage qu’ils reçoivent de leur taille est de voir de fort loin. Ils ont la tête fort petite et couverte d’une sorte de duvet jaune. Rien n’approche de leur stupidité. Les yeux de l’autruche sont fort grands, avec de longs sourcils. Les paupières supérieures sont aussi mobiles que celles de l’homme. Elle a la vue ferme. Son bec est court, dur et pointu ; sa langue est petite et fort rude. Son cou est couvert de petites plumes, ou plutôt d’un poil fort doux et comme argenté. Ses ailes sont trop petites et trop faibles pour soutenir dans l’air un corps si pesant ; mais elles l’aident à courir avec une vitesse surprenante, surtout avec la faveur du vent ; elles lui servent de voiles, et rien n’égale alors sa légèreté ; au lieu que, si le vent est contraire, leurs ailes cessent de les aider, et leur course est moins rapide.

Les autruches multiplient prodigieusement. Elles couvent leurs œufs plusieurs fois l’année, et jamais elle n’en pondent moins de quinze ou seize à la fois. Ce n’est point en reposant dessus qu’elles leur rendent l’office de mères : elles les placent au soleil, où la chaleur les fait éclore, et les petits n’ont pas plus tôt vu le jour, qu’ils cherchent leur nourriture. Les œufs sont fort gros ; il s’en trouve qui pèsent jusqu’à quinze livres, et qui suffisent pour rassasier sept personnes. On assure qu’ils sont de bon goût et fort nourrissans. L’écaille en est blanche, unie et fort dure, quoique d’une épaisseur médiocre. On en fait des tasses et des ornemens pour les cabinets des curieux. Les Turcs et les Persans les suspendent à la voûte de leurs mosquées.

Les Arabes n’estiment pas seulement l’autruche pour ses plumes, qui sont une marchandise recherchée, mais encore pour sa chair, qui, toute rude qu’elle est, passe chez eux pour un mets délicat. Comme ils ont peu d’adresse à tirer, qu’ils sont mal pourvus d’armes à feu, et qu’ils n’ont pas de chiens formés à la course, ils chassent les autruches à cheval, en prenant soin de les pousser toujours à contre-vent. Lorsqu’ils s’aperçoivent qu’elles commencent à se fatiguer, ils fondent dessus au grand galop, et les achèvent à coups de flèches et de zagaies.

L’autruche est d’une voracité singulière. Elle dévore tout ce qu’elle rencontre ; herbe, blé, ossemens d’animaux, jusqu’aux pierres et au fer. Mais les corps durs passent au travers de son corps avec peu d’altération. D’une infinité de vertus que les chimistes attribuent à cet oiseau, on n’en connaît pas une assez avérée pour mériter un éloge sérieux. Son principal mérite consiste dans ses plumes : elles sont en usage dans tous les pays de l’Europe pour les chapeaux, les dais, les cérémonies funèbres, et surtout pour les habillemens de théâtre. En Turquie, les janissaires s’en servent pour orner leurs bonnets. On n’estime que celles qui sont arrachées à l’oiseau tandis qu’il est vivant. Mais les Arabes en font des amas, dans lesquels il font entrer indifféremment les bonnes et les mauvaises. Dans la difficulté de les distinguer, les facteurs n’ont qu’une règle, c’est de presser le tuyau, qui doit rendre une liqueur rouge semblable à du sang, lorsque les plumes sont d’une autruche vive ; autrement elles sont légères, sèches, et fort sujettes aux vers.

Ce fut sous les auspices de Brue qu’un de ces facteurs, nommé Compagnon, pénétra jusque dans le royaume de Bambouk, célèbre par ses mines, d’où les Mandingues du royaume de Galam et les Saracolez tiraient l’or qu’ils apportaient au Sénégal et sur les bords de la Gambie.

Il fit par terre son premier voyage du fort Saint-Joseph, en droite ligne, jusqu’à celui de Saint-Pierre sur la rivière de Falémé. Il en fit un second, en suivant le bord oriental de cette rivière, depuis Onnéca jusqu’à Nayé. Dans le troisième, il traversa le pays, depuis Babaiocolam sur le Sénégal, jusqu’à Netteko et Tombaaoura, lieux qui sont au centre de Bambouk et voisins des mines les plus riches. Ainsi, dans l’espace d’un an et demi qu’il mit à voyager dans ce royaume, il le visita de tant de côtés différens, qu’il paraît n’avoir laissé aucun endroit à parcourir. Il porta ses observations sur tous les objets qui se présentèrent dans sa route, avec l’exactitude dont son génie le rendait capable, autant pour satisfaire sa curiosité que pour répondre aux espérances de la compagnie qui l’employait.

La sagesse de sa conduite et ses présens lui gagnèrent aisément l’estime du farim ou chef de Caïnoura, voisin du fort Saint-Pierre, qui le prit moins pour un agent de la compagnie que pour un artiste curieux dont le but était de s’instruire. Il le fit conduire par son propre fils jusqu’à Sambanoura, dans le royaume de Coutou. On y fut extrêmement surpris de voir un blanc ; mais on ne le fut pas moins de la hardiesse de cet étranger, et les Nègres l’auraient fort mal reçu s’il n’avait eu pour guide le fils du farim de Caïnoura. Tout était à craindre de la part d’un peuple si jaloux de son or. Les plus passionnés proposèrent de lui ôter la vie. D’autres, plus modérés, voulurent qu’il fût renvoyé, sans lui laisser le temps d’observer le pays.

Cependant le farim de la ville, sollicité par le fils de son ami, et peut-être gagné par les présens de Compagnon, trouva le moyen de persuader à ses sujets que leurs alarmes étaient mal fondées. Il les assura que ce blanc était un honnête homme, qui venait leur proposer un commerce avantageux, et qui pouvait leur fournir d’excellentes marchandises à meilleur marché que les négocians maures ou nègres auxquels ils permettaient l’entrée de leur pays. Ces raisons, soutenues de quelques présens qui furent répandus à propos entre les principaux habitans et leurs femmes, produisirent un changement merveilleux. La défiance parut se changer en affection. Le peuple accourut en foule pour admirer les armes et l’habillement de l’étranger. On lui trouva du sens et de bonnes qualités. Comme il s’accommodait à leurs maximes, il s’insinua si heureusement dans leur estime, qu’il se vit bientôt autant d’amis qu’il avait eu d’abord d’ennemis et de persécuteurs. On lui répétait de toutes parts : « Nous remercions le ciel de vous avoir conduit ici. Nous souhaitons qu’il ne vous arrive aucun mal. »

Compagnon aurait remercié la fortune, s’il n’avait pas eu d’autres obstacles à surmonter ; mais il devait s’attendre aux mêmes difficultés dans chaque ville qu’il avait à traverser. À la vérité, il n’oublia pas de se faire accompagner, dans toute la suite de ses voyages, par quelques habitans du pays qui lui avaient paru fort attachés à ses intérêts. Cependant les jalousies et les dangers renaissaient à chaque pas. Il fut obligé de répondre à mille questions enuyeuses, d’essuyer des observations fort gênantes ; et, sans l’amorce de ses présens, il aurait désespéré plus d’une fois de pouvoir pénétrer plus loin. Dans ce pays, comme dans le reste du monde, c’est le plus sûr moyen de donner de la force et du poids aux argumens. Il trouva néanmoins plusieurs villes où les présens joints aux raisons furent trop faibles pour dissiper la crainte et la défiance. Si les habitans paraissaient disposés à ménager sa vie, ils n’en refusaient pas moins de le laisser toucher à la terre de leurs mines. En vain leur offrit-il de l’acheter au prix qu’ils y voudraient mettre, en les assurant par lui-même et par des guides qu’il n’avait pas d’autre motif que sa curiosité, et que son dessein était d’en faire des cassots ou des têtes de pipes. Après avoir écouté ses raisons, ils lui déclarèrent que jamais il ne leur ferait croire qu’un homme put voyager si loin pour un motif si léger. Ils lui soutenaient qu’il était venu dans quelque mauvaise intention, celle peut-être de voler leur or ou de conquérir leur pays après l’avoir reconnu ; et la conclusion ordinaire était de le renvoyer sur-le-champ, ou de le tuer, pour ôter aux blancs la pensée de suivre son exemple.

La fermeté de Compagnon servait souvent à le tirer des plus dangereux embarras. Étant à Tarako, il envoya un de ses guides à Silabali pour lui apporter du ghingan ou de la terre dorée, et pour inviter le peuple à lui vendre ses cassots, qu’il promettait de payer libéralement. Son messager fut mal reçu. Non-seulement on rejeta ses demandes, mais il fut chassé brutalement, avec ordre de dire au farim de Tarako qu’il fallait être fou pour ouvrir l’entrée de ses terres à un blanc dont l’unique intention était de voler le pays après y avoir fait ses observations. Cette réponse fut rendue à Compagnon en présence du farim ; mais, sans se déconcerter, il répliqua que le farim de Silabali devait être lui-même un fou, pour s’effrayer de l’arrivée d’un blanc dans son pays, et pour refuser quelques morceaux d’une terre dont il avait beaucoup plus qu’il n’en pouvait jamais employer. Après ce discours, il paya le Nègre avec autant de libéralité que s’il eût réussi dans sa commission.

Cette humeur généreuse, fit tant d’impression sur les habitans du pays, qu’elle devint le sujet de tous les entretiens. Un autre Nègre offrit à Compagnon de lui aller chercher de la terre pendant la nuit ; mais, comme la politique du facteur français le portait toujours à cacher ses vues, il reçut cette offre avec beaucoup d’indifférence, en se contentant de répondre que, lorsqu’il serait mieux connu, on ne ferait pas difficulté de lui vendre de la terre et des cassots.

Il parvint enfin à s’en voir apporter plus qu’il n’en désirait. Les farims, et le peuple même, prirent par degrés tant de considération pour lui, qu’ils lui rendirent des présens pour les siens, et qu’à la fin ils lui accordèrent la liberté de choisir lui-même la terre qui lui plaisait le plus, et d’en faire autant de cassots qu’il désirait. Brue, qui continuait de commander au fort Saint-Louis, envoya plusieurs de ces cassots à la compagnie, avec des essais de toutes les mines, par le vaisseau la Victoire, qui partit du Sénégal le 28 juillet 1716.

La plupart des mines produisent de l’or en si grande abondance, qu’il n’est pas besoin de creuser. On gratte la superficie du terrain. On met la terre dans un vase pour en faire sortir les parties terrestres, qui laissent au fond de l’or en poudre, et quelquefois en assez gros grains. Compagnon fit lui-même l’expérience de cette méthode ; mais il remarqua que les Nègres, s’arrêtant ainsi à l’extrémité des rameaux d’une mine, ne parviennent jamais aux principales veines. À la vérité, ces rameaux mêmes sont fort riches ; et l’or en est si pur, qu’on n’y trouve aucun mélange de marcassite ni d’autres substances minérales ; il n’a pas besoin d’être fondu, et tel qu’il sort de la mine il peut être mis en œuvre. La terre qui le produit ne demande pas non plus beaucoup de travail. C’est ordinairement une sorte d’argile de différentes couleurs, mêlée de veines de sable ou de gravier ; de sorte que dix hommes feraient plus dans ce pays que cent dans les plus riches mines du Pérou et du Brésil.

Les Nègres de Bambouk n’ont aucune notion des différences de la terre, ni la moindre règle pour distinguer celle qui produit l’or de celle qui n’en produit pas. Ils savent en général que leur pays en contient beaucoup, et qu’à proportion que le sol est plus sec et plus stérile il produit plus d’or. Ils grattent la terre indifféremment dans toutes sortes lieux ; et quand le hasard leur fait rencontrer une certaine quantité de métal, ils continuent de travailler dans le même endroit jusqu’à ce qu’ils le voient diminuer ou disparaître entièrement. Alors ils tournent leur travail d’un autre côté. Ils sont persuadés que l’or est un être malin qui se plaît à tourmenter ceux qui l’aiment (ce qui est très-vrai dans un sens moral) ; et que, par cette raison, il change souvent de domicile. Aussi, quand, après avoir remué quelques poignées de terre, ils ne trouvent rien qui réponde à leurs espérances, ils se disent l’un à l’autre sans aucune plainte, « Il est parti » : ensuite ils vont chercher plus de bonheur dans un autre lieu.

Si la mine est fort riche, et que, sans beaucoup de travail, ils soient satisfaits du produit, ils s’y arrêtent, et creusent quelquefois jusqu’à six, sept ou huit pieds de profondeur. Mais ils ne vont pas plus loin ; non qu’ils craignent que le métal vienne à manquer, car ils déclarent au contraire que plus ils pénètrent, plus ils le trouvent en abondance ; mais parce qu’ils ignorent la manière de faire des échelles, et qu’ils n’ont point assez d’industrie pour soutenir la terre et pour empêcher qu’elle ne s’écroule. Ils ont seulement l’usage de tailler des degrés pour y descendre, ce qui prend beaucoup d’espace, et n’empêche pas la terre de tomber, surtout dans la saison des pluies, qui est ordinairement celle de leur travail, parce qu’ils ont besoin d’eau pour séparer l’or. Lorsqu’ils s’aperçoivent que la terre menace ruine, ils quittent le trou qu’ils ont ouvert pour en commencer un autre qu’ils abandonnent de même après l’avoir conduit à la même profondeur. On conçoit qu’avec si peu d’industrie non-seulement ils ne tirent qu’une petite partie de l’or qui est dans la mine, mais qu’ils ne recueillent même qu’imparfaitement celui qu’ils ont tiré ; car ils ne s’arrêtent qu’aux parties visibles qui demeurent au fond du vase, tandis qu’il en sort avec l’eau et la terre une infinité de particules qui feraient bientôt la fortune d’un Européen.

Cependant les habitans de cette riche contrée n’ont pas la liberté d’ouvrir en tout temps la terre, ni de chercher des mines quand il leur plaît. Ce choix dépend de l’autorité de leurs farims ou des chefs de leurs villages. Ces seigneurs font publier dans certaines occasions, soit en faveur du public, soit pour leur intérêt particulier, que la mine sera ouverte un certain jour. Ceux qui ont besoin d’or se rendent au lieu marqué et commencent le travail. Les uns creusent la terre, d’autres la transportent, d’autres apportent de l’eau, et d’autres lavent le minerai. Le farim et les principaux Nègres gardent l’or qui est nettoyé, et prennent garde que les ouvriers n’en détournent quelque partie. Après le travail, il est partagé, c’est- à-dire que le farim commence par se mettre en possession de son lot, qui est ordinairement la moitié, à laquelle il joint, par un ancien droit, tous les grains qui surpassent une certaine grosseur. L’ouvrage dure aussi long-temps qu’il le juge à propos ; et lorsqu’il est fini, personne n’a la hardiesse de toucher aux mines. Ces interruptions sont la seule cause que l’or n’est point apporté régulièrement dans les mêmes saisons ; car, si les Nègres avaient toujours la liberté de travailler, leur paresse céderait au besoin qu’ils ont des marchandises de l’Europe, et le travail serait aussi continuel que la nécessité du commerce. Leur pays est si sec, qu’il ne produit aucune des nécessités de la vie. Les Mandingues, les Nègres de la Guinée, et d’autres marchands tirent avantage de leurs besoins pour leur faire attendre les moindres secours, dans la vue de les leur faire payer plus cher. Mais si les Européens s’établissaient une fois parmi eux, on les délivrerait de la tyrannie de ces étrangers, et la connaissance qu’on leur donnerait des marchandises de l’Europe servirait également à leur en faire consommer davantage et à nous procurer de l’or avec plus d’abondance.

Dans cette vue, il faudrait commencer par leur fournir sur leurs frontières toutes les commodités dont ils ont besoin, parce qu’ils ont aussi peu de disposition à sortir de leur pays qu’à recevoir les étrangers. D’ailleurs, s’ils entreprenaient de traverser celui des Saracolez pour se rendre aux établissemens de France sur le bord du Sénégal, ces peuples, qui sont pauvres, avides, méchans et de mauvaise foi, ne manqueraient pas, au mépris de tous les traités, de piller des passans qu’ils verraient chargés d’or. Ainsi les Français se trouveraient engagés dans des guerres continuelles pour soutenir leur commerce. L’auteur conclut que l’intérêt de la compagnie française est d’établir des comptoirs bien fortifiés dans un pays dont elle a tant de richesses à se promettre.

La plus riche de toutes les mines est presqu’au centre du royaume de Bambouk, entre les villages de Tombaaoura et Netteko, à trente lieues de la rivière de Falémé, à l’est, et quarante du fort Saint-Pierre, situé près de Kaïnoura, sur la même rivière. Elle est d’une abondance surprenante, et l’or en est fort pur. Quoique tout le pays, à quinze ou vingt lieues, soit si rempli de mines qu’on ne pourrait les marquer toutes dans une carte sans y mettre trop de confusion, il est certain que ce canton de Bambouk remporte sur tous les autres en richesses.

Ces mines sont environnées de montagnes hautes, nues et stériles. Les habitans du pays, n’ayant pas d’autres commodités que celles qu’ils se procurent avec leur or, sont obligés d’y travailler avec plus d’application que leurs voisins. Le besoin sert d’aiguillon à leur industrie. On trouve dans cet espace des trous qui n’ont pas moins de dix pieds de profondeur ; ce qui doit paraître merveilleux pour ces peuples qui n’ont ni échelle, ni machines. Ils avouent tous qu’à la profondeur où ils s’arrêtent, l’or se trouve en plus grande abondance qu’à la surface. Lorsqu’ils rencontrent quelque veine mêlée de gravier, ou de quelque substance plus dure, l’expérience leur a fait comprendre qu’il faut briser la marcassite pour en tirer l’or. Ils en lavent les fragmens, et rassemblent ainsi ce qui frappe leurs yeux. Qui ne conçoit pas qu’avec plus d’industrie ils en tireraient infiniment davantage ? Ajoutons qu’ils n’ont jamais été capables de pénétrer jusqu’aux principales veines.

Toutes ces terres sont argileuses et de différentes couleurs, comme blanc, pourpre, vert de mer, jaune de plusieurs nuances, bleu, etc. Les Nègres de ce canton remportent sur tous les autres pour la fabrique des cassots ou têtes de pipes. On voit briller de tous côtés dans la terre dont ils se servent, du sable d’or et des paillettes de diverses grandeurs ; mais les paillettes sont fort minces. Ils appellent cette terre ghingan, c’est-à-dire, terre d’or, ou dorée. Quoiqu’elle ait été lavée lorsqu’on l’emploie pour les cassots, on en tirerait encore beaucoup d’or.

Outre l’or dont la nature est si prodigue dans la contrée de Bambouk, on trouve, dans quantité d’endroits, des pierres bleues, qu’on regarde comme des signes certains de quelques mines de cuivre, d’argent, de plomb, de fer et d’étain. On y a trouvé d’excellentes pierres d’aimant, dont on a pris soin d’envoyer plusieurs morceaux en France. Mais l’ardeur ne doit pas être bien vive pour des biens d’une valeur médiocre, dans un pays où l’on nous représente l’or si commun.

À l’égard du fer, ce n’est pas seulement dans les contrées de Bambouk, de Galam, de Keigné et de Dramanet, qu’il est en abondance et d’une excellente qualité ; il s’en trouve dans tous les autres pays en descendant le Sénégal, surtout à Ghiorel et à Donghel, dans les états de Siratik, où il est si commun, que les Nègres en font des pots et des marmites, sans autres secours que le feu et le marteau, aussi n’en achètent-ils pas des Français, à moins qu’il ne soit travaillé.

Le royaume de Galam produit quantité de cristal de roche, des pierres transparentes et de beau marbre. Il n’est pas moins riche en bois de couleur, d’un grand nombre d’espèces, dont quelques unes donneraient beaucoup d’éclat à la teinture de l’Europe.

La compagnie de France s’est fait apporter du même pays des essais de salpêtre. Il ne demande que la peine du travail et du transport. Ce serait épargner à l’Europe l’embarras de l’apporter des Indes orientales, d’où l’on en tire beaucoup.

Brue avait formé différentes vues pour l’établissement des Français dans le royaume de Bambouk. Il les réduisit à un seul système, qu’il soumit au jugement de la compagnie. Il voulait d’abord qu’on n’épargnât rien pour se concilier l’affection des farims, et pour en obtenir la permission de bâtir des forts dans leur pays. Il proposait d’en construire deux sur la rivière de Falémé, et d’en faire un troisième qui fût mobile, c’est-à-dire, de bois, pour le transporter de mine en mine, suivant les raisons qu’on aurait de préférer l’une à l’autre. Le directeur, les officiers, les mineurs, les soldats, et tous les gens nécessaires à l’entreprise auraient eu, dans le fort mobile, une retraite toujours sûre, dont la crainte des armes à feu aurait éloigné les Nègres de Bambouk. Mais ce projet entraînant des lenteurs qui ne convenaient point à l’impatience de sa nation, il en forma un second, qu’il présenta à la compagnie le 25 septembre 1723. Il y établissait que douze cents hommes étaient une armée suffisante pour la conquête du royaume de Bambouk, et que l’entretien de ce corps de troupes pendant quatre ans ne reviendrait qu’à deux millions de livres. Il comptait que quatre mille marcs d’or, à cinq cents livres le marc, rembourseraient toute la dépense, et que les mines fourniraient annuellement plus de mille marcs. Mais on ne s’est point aperçu jusqu’à présent que ce système ait été goûté.

On ne peut se dispenser de donner ici quelque idée de l’étendue et de la situation d’un royaume dont on a tant vanté les richesses. Du côté du nord, le royaume de Bambouk s’étend dans une partie des régions de Galam et de Casson. À l’ouest, il a la rivière de Falémé et les royaumes de Contou et de Combregoudou ; au sud, celui de Mankanna, et les pays à l’ouest de Mandinga ; ses bornes orientales sont encore peu connues : on sait seulement qu’elles touchent au pays de Gadoua et de Guinée intérieure, où les voyageurs européens n’ont pas porté bien loin leurs découvertes.

Le pays de Bambouk, comme ceux de Contou et de Combregoudou, n’est gouverné par aucun roi, quoiqu’il porte le nom de royaume. Peut-être avait-il autrefois des souverains ; mais à présent les habitans n’ont pour seigneurs que les chefs des villages, qui sont nommés farims, vers la rivière de Falémé, avec l’addition du lieu dont ils sont les maîtres, comme farim Torako, farim Ferbarana. Dans l’intérieur du pays, ces chefs s’appellent elemanni, ou portent d’autres noms. Quoique leurs titres soient moins fastueux que ceux d’empereur ou de roi, ils ont la même autorité, et leurs sujets vivent dans la même soumission, aussi long-temps du moins qu’observant les anciens usages de cette aristocratie, ils n’entreprennent point d’innovation ; car il serait dangereux d’aspirer au pouvoir arbitraire. Le moindre châtiment qui menacerait les usurpateurs serait une honteuse déposition ou le pillage de leurs biens. Il semble que l’or du pays de Bambouk y ait combattu le despotisme, dont partout ailleurs il a été l’instrument.

Tous ces farims ou ces chefs sont indépendans l’un de l’autre ; mais leur devoir les oblige de se réunir pour la défense du pays, lorsqu’il est attaqué dans le corps ou dans les membres. Les habitans s’appellent Malinkops ; ils sont en fort grand nombre, comme on en peut juger par la multitude des villages qui sont à l’est de la rivière de Falémé. Le Sannon, le Guianon, la Mansa, et d’autres petites rivières qui se rendent dans celle de Falémé ou du Sénégal sont aussi bordées d’habitations. Les mines du pays de Bambouk ne sont pas les seules richesses. Quelques auteurs mal instruits ont représenté ce pays comme une contrée si aride, que les Nègres ne pouvaient y trouver des pailles assez grandes pour leurs habitations. La campagne, au contraire, est partout arrosée de rivières et de ruisseaux dont les débordemens annuels arrosent les terres, les engraissent et fournissent assez d’humidité pour que les benteniers, les calebassiers, les tamariniers, les plus beaux acacias, et plusieurs autres arbres, y conservent leur verdure toute l’année. On en trouve d’une grosseur prodigieuse : quelques-uns portent des fruits que les Nègres trouvent fort bons, parce qu’ils y sont accoutumés, mais dont les blancs font peu de cas, à cause de leur acidité. Le miel y est très-commun et très-bon. Les Nègres n’en mangent jamais ; ils l’emploient à composer une boisson qu’ils nomment bedou, et qu’ils aiment beaucoup.

On y trouve un nombre infini de cabris, peu de moutons, mais beaucoup de vaches. Le pays est couvert d’excellens pâturages ; c’est une herbe très-fine que les bœufs mangent avec avidité.

Il y croît une espèce de pois nommée guerte, qui ressemblent parfaitement à nos pistaches ; ils ont le goût de la noisette, surtout lorsqu’on a soin de les sécher au four pour leur faire jeter leur huile. Ce légume croît en terre au bout de sa racine ; car à peine la fleur a-t-elle paru pendant deux jours, qu’elle se recourbe vers la terre et s’y insinue, pour que le germe y grossisse et achève de se développer hors de l’action de la lumière. Les Nègres font une grande consommation de ces pistaches ; ils les mêlent avec leur millet, et l’estiment d’autant plus qu’elle sert admirablement leur paresse naturelle ; car il suffit d’ensemencer un terrain une fois pour recueillir trois récoltes pendant trois années consécutives, sans être obligé d’y faire le moindre travail. Ces pistaches se cultivent présentement en Amérique et dans les parties méridionales de l’Europe. On les nomme pistaches de terre ou arachide (arachis hypogœa). Du collet de la racine sortent des feuilles semblables à celles du trèfle.

On trouve au Bambouk une espèce de singes blancs, d’une blancheur beaucoup plus brillante que les lapins blancs de l’Europe ; ils ont les yeux rouges : on les apprivoise aisément dans leur jeunesse ; mais, lorsqu’ils avancent en âge, ils deviennent aussi méchans que les singes des autres pays. Jusqu’à présent il n’a pas encore été possible d’en apporter un vivant au fort Saint-Louis. Outre la délicatesse de leur constitution, ils paraissent chagrins lorsqu’ils sortent de leur pays, et leur tristesse va jusqu’à leur faire refuser toute sorte de nourriture.

Le renard blanc est un autre animal particulier au pays de Bambouk, et qui n’est pas moins ennemi de la volaille que celui de l’Europe ; sa couleur est un blanc argenté. Les Nègres en mangent la chair, et vendent la peau aux comptoirs français.

Les pigeons de Bambouk sont tout-à-fait verts, ce qui les fait prendre souvent pour des perroquets. On trouvé dans le même pays et dans les régions voisines un animal extraordinaire nommé ghiamala. Il se retire particulièrement à l’est de Bambouk, dans les cantons de Gadda et de Diaka. Ceux qui l’ont vu prétendent qu’il est plus haut de la moitié que l’éléphant, mais qu’il n’approche pas de sa grosseur. On le croit de l’espèce des chameaux, avec lesquels il a beaucoup de ressemblance par la tête et le cou. Il a d’ailleurs deux bosses sur le dos comme le dromadaire ; ses jambes sont d’une longueur extraordinaire, ce qui sert encore à le faire paraître plus haut ; il se nourrit, comme le chameau, de ronces et de bruyères, aussi n’est-il jamais fort gras ; mais les Nègres n’en mangent pas moins la chair lorsqu’ils peuvent le prendre. Cet animal pourrait devenir propre à porter les plus lourds fardeaux, si les Nègres étaient capables de l’apprivoiser. Aucun Européen ne l’a vu. On ne le connaît donc que par les rapports des Nègres, qui mêlent toujours des fables à tout ce qu’ils racontent. Suivant eux, le ghiamala est extrêmement féroce. La nature l’a pourvu de sept petites cornes fort droites, qui, dans leur pleine grandeur, sont longues chacune d’environ deux pieds. Il a la corne du pied noire et semblable à celle du bœuf ; sa marche est prompte et se soutient long-temps. C’est probablement la giraffe mal décrite.

Quoique le merle blanc passe pour une chimère, il s’en trouve néanmoins de cette couleur dans le pays de Bambouk et de Galam ; on y en voit aussi de tachetés. Le monocéros, ou calao, n’y est pas rare ; sa grandeur est celle d’un coq ordinaire, et son plumage varié, surtout aux ailes ; son bec est long, très-gros, arqué en faux ; la partie supérieure surmontée d’une proéminence qui croît avec l’âge, et prend la forme d’un double bec ou d’un casque. Ce bec monstrueux n’est ni fort à proportion de sa grosseur, ni utile à raison de sa structure. Il n’a pas de prise ; sa pointe ne peut servir que mollement ; sa substance est si tendre, qu’elle se fêle à la tranche par le plus léger frottement ; heureusement ces cassures accidentelles se raccommodent tous les ans. La corne du bec repousse d’elle-même à chaque mue de l’oiseau, et cette pousse continuelle rend toujours aux becs leur première forme et leurs dentelures naturelles. Ces oiseaux se tiennent ordinairement en grandes bandes ; ils vivent d’insectes, de reptiles, de rats, de souris ; mais, avant de manger ces animaux, ils les aplatissent, les amollissent dans leur bec, et les avalent entiers ; ils recherchent aussi les charognes, et s’en nourrissent comme les vautours : cependant ils donnent la préférence aux intestins ; ils marchent peu et fort mal ; ils se tiennent ordinairement sur les grands arbres.

L’abel-mosch, nommé autrement la graine de musc ou l’ambrette (hibiscus abelmoschus), croît en abondance et sans culture dans le pays de Galam. Les Nègres n’en font aucun usage. Leurs femmes même, qui aiment beaucoup les odeurs et qui sont passionnées pour les clous de girofle, dont elles portent des paquets autour du cou, négligent cette graine, pour la seule raison, peut-être, qu’elle est fort commune ; car, lorsqu’elle est cueillie avec soin, elle rend une odeur de musc fort agréable. Il est vrai que cette odeur, se dissipe ; mais elle peut être renouvelée avec de la graine fraîche.

Lorsque l’ambrette se trouve dans un riche terroir, et qu’elle rencontre un arbre auquel elle puisse s’attacher, elle s’élève jusqu’à six ou sept pieds de hauteur ; sans ce secours, elle rampe sur la terre, et ne s’élève à la fin que d’environ deux pieds. Cette plante est velue dans plusieurs de ses parties ; ses feuilles sont dentelées ; et quoique l’échancrure ne soit pas fort profonde, elle forme des angles si aigus, qu’on les croirait capables de piquer. Leur couleur est un vert brillant au-dessus, et plus pâle au-dessous. Ses fleurs, semblables à celles de l’arbrisseau connu sous le nom d’althea des jardiniers ou de mauve en arbre, sont d’un jaune d’or fort brillant, avec le fond pourpre. Il leur succède des capsules pyramidales, à cinq angles, d’abord d’un vert pâle, ensuite brun et presque noir dans sa maturité. Ce fruit contient quatre petites semences grises, plates d’un côté, et d’une odeur d’ambre qui est fort agréable. On accuse nos parfumeurs de s’en servir pour falsifier leur musc.

Entre les curiosités du pays de Bambouk, Brue reçut de marchands mandingues plusieurs calebasses remplies d’une certaine graisse qui, sans être aussi blanche que celle du mouton, avait la même consistance. On la nomme bataule dans le pays ; les Nègres qui sont plus bas sur la rivière, lui donnent le nom de Bambouk toulou, ou beurre de Bambouk, parce qu’elle leur vient de cette contrée : c’est un admirable présent de la nature. Cependant on assure que la meilleure vient de Ghiaora, sur les bords du Sénégal, trois cents lieues à l’est de Galam. L’arbre qui produit le fruit d’où l’on tire cette graisse est d’une grosseur médiocre ; les feuilles sont petites, rudes et en fort grand nombre ; si on les presse entre les doigts, elles rendent un jus huileux ; les incisions qu’on fait au tronc de l’arbre en tirent la même liqueur, mais en moindre quantité. On n’en connaît pas d’autre propriété, parce que les Maures et les Nègres s’attachent plus au commerce de leur beurre qu’à l’étude de l’arbre qui le produit. Cependant on sait d’eux que le fruit en est rond, de la grosseur d’une noix, et couvert d’une coque, avec une petite peau sèche et brillante ; il est d’un blanc rougeâtre, et ferme comme le gland, huileux et d’une odeur aromatique ; son noyau est de la grosseur d’une muscade, et fort dur ; mais l’amande qu’il contient a le goût d’une noisette. Les Nègres sont passionnés pour ce fruit : après en avoir séparé une partie, qui tient de la nature du suif, ils pilent le reste et le mettent dans l’eau chaude : il s’en forme une graisse qui surnage ; c’est ce qui leur tient lieu de beurre ou de lard avec leurs légumes, et quelquefois sans aucun mélange. Les blancs qui en mangent sur le pain ou dans les sauces ne le trouvent pas différent du lard, à la réserve d’une petite âcreté qui n’est pas désagréable. Brue paraît persuadé que l’usage de cette graisse est fort sain ; les Nègres l’emploient d’ailleurs avec succès pour la guérison des rhumatismes, des sciatiques, des douleurs de nerfs et des autres maladies de cette nature ; ils la préfèrent beaucoup à l’huile de palmier : leur méthode est d’en frotter devant le feu les parties attaquées, pour y faire pénétrer la graisse autant qu’il est possible, de les couvrir ensuite avec du papier gris le plus doux, et de les tenir chaudement sous quelque drap fort épais.

Nous joindrons à ce chapitre un fragment historique qu’on ne lira pas sans quelque intérêt ; ce sont les aventures d’un prince nègre que le hasard fit tomber dans l’esclavage, et dont l’histoire écrite en anglais par Bluet, qui avait été un de ses intimes amis en Amérique et en Angleterre, est confirmée par des témoignages irrécusables. Il s’appelait Eyoub Ibn Souleyman ; ou Job ben Salomon. Son père était à la fois prince et alfa, ou grand-prêtre de Bounda, suivant l’usage d’Afrique, qui réunit souvent ces deux qualités. Bounda est une dépendance du royaume de Foula, situé entre la rivière de Falémé et la Gambie. Job n’eut pas plus tôt atteint sa quinzième année, qu’il assista son père en qualité d’iman ou de sous-prêtre. Il se maria dans le même temps à la fille de l’alfa de Tombaoura, qui n’avait alors que onze ans. À treize, elle lui donna un fils qui fut nommé Abdalla, et deux autres ensuite, qui reçurent le nom d’Ibrahim et de Sambo. Deux ans avant sa captivité, il prit une seconde femme, fille de l’alfa de Tomga, de qui il eut une fille nommée Fatime. Ses deux femmes et ses quatre enfans étaient en vie lorsqu’il partit de Bounda.

Au mois de février 1730, le père de Job, ayant appris qu’il était arrivé un vaisseau anglais dans la Gambie, y envoya son fils accompagné de deux domestiques, pour vendre quelques esclaves et se fournir de diverses marchandises de l’Europe ; mais il lui recommanda de ne pas passer la rivière, parce que les habitans de l’autre rive sont Mandingues, ennemis du royaume de Foula. Job ne s’étant point accordé avec le capitaine Pike, commandant du vaisseau anglais, renvoya ses deux domestiques à Bounda pour rendre compte de ses affaires à son père, et pour lui déclarer que sa curiosité le portait à voyager plus loin. Dans cette vue, il fit marché avec un

Plusieurs de ces brigands se jettèrent sur lui et le chargèrent de liens.
Plusieurs de ces brigands se jettèrent sur lui et le chargèrent de liens.


négociant qui entendait la langue des Mandingues, pour lui servir d’interprète et de guide. Ayant traversé la rivière de Gambie, il vendit ses Nègres pour quelques vaches. Un jour que la chaleur l’obligea de se rafraîchir ; il suspendit ses armes à un arbre ; elles consistaient dans un sabre à poignée d’or, un poignard du même métal, et un riche carquois rempli de flèches, dont le fils du roi, avec qui il avait été élevé, lui avait fait présent. Son malheur voulut qu’une troupe de Mandingues accoutumés au pillage passât dans le même lieu et le vît désarmé ; sept ou huit de ces brigands se jetèrent sur lui et le chargèrent de liens, sans faire plus de grâce à son interprète. Ils commencèrent par lui raser la tête et le menton ; ce qui fut regardé par Job comme le dernier outrage, quoiqu’ils pensassent moins à l’insulter qu’à le faire passer pour un esclave pris à la guerre.

Le 27 de février ils le vendirent avec son interprète au capitaine Pike, et le 1er. de mars ils les livrèrent à bord. Pike, apprenant de Job qu’il était le même qui avait traité de commerce avec lui quelques jours auparavant, et qu’il n’était esclave que par un coup du sort, lui permit de se racheter lui et son compagnon. Job envoya aussitôt chez un ami de son père, qui demeurait près du comptoir anglais de Djôr, en le faisant prier de donner avis de son infortune à Bounda. Mais, la distance étant de quinze journées, et le capitaine pressé de mettre à la voile, le malheureux Job fut conduit au Maryland, dans la ville d’Annapolis, et livré à Michel Denton, facteur de Hunt, riche négociant de Londres. Il apprit ensuite, par quelques vaisseaux venus de la Gambie, que son père avait envoyé pour sa rançon plusieurs esclaves qui n’étaient arrivés qu’après le départ du vaisseau, et que Sambo, roi de Foula, avait déclaré la guerre aux Mandingues dans la seule vue de le venger.

Denton vendit Job à un marchand nommé Tolsey, dans un canton qui appartient au Maryland. Tolsey l’employa d’abord au travail du tabac ; mais, s’apercevant bientôt qu’il n’était pas propre à la fatigue, il rendit sa situation plus douce en le chargeant du soin de ses bestiaux. Job, assez libre dans cet emploi, se retirait assez souvent au fond d’un bois pour y faire ses prières. Il y fut aperçu par un jeune blanc, qui se fit un plaisir de l’interrompre, et souvent de l’outrager, en lui jetant de la boue au visage. Un traitement si cruel, joint à l’ignorance de la langue du pays, qui ne lui permettait pas de porter ses plaintes à personne, le jeta dans un tel désespoir, que, n’imaginant rien de plus terrible que ce qu’il éprouvait, il prit la résolution de s’échapper. Il traversa le bois au hasard jusqu’au comté de Kent, sur la baie Delaware, qui passe aujourd’hui pour une partie de la Pensylvanie, quoiqu’elle appartienne en effet au Maryland. Là, se présentant sans passe-port, et ne pouvant expliquer sa situation, il fut arrêté au mois de juin 1731, en vertu de la loi contre les Nègres fugitifs qui est en vigueur dans toutes les colonies de l’Amérique. Bluet, alors établi dans cette contrée, et plusieurs autres marchands anglais, eurent la curiosité de le voir dans sa prison. Sur divers signes qu’ils lui firent, il écrivit deux ou trois lignes en arabe ; et, les ayant lues, il prononça les mots Allah et Mahomet, qui furent aisément distingués par les habitans. Cette marque de sa religion, jointe au refus d’un verre de vin qui lui fut présenté, fit assez connaître qu’il était mahométan ; mais on n’en devinait pas mieux qui il étai , et comment il se trouvait dans le canton. Sa physionomie d’ailleurs, et ses manières composées ne permettaient pas de le regarder comme un homme du commun.

Il se trouva parmi les Nègres du pays un vieux Iolof, qui entendit enfin son langage, et qui, l’ayant entretenu, expliqua aux Anglais le nom de son maître et les raisons de sa fuite. Ils écrivirent dans le lieu d’où il était parti. Tolsey vint le prendre lui-même et le traita fort civilement. Il le conduisit dans son habitation, où il prit soin de lui donner un endroit commode pour ses exercices de religion, et d’adoucir plus que jamais son esclavage. Job profita de la bonté de son maître pour écrire à son père. Sa lettre fut remise à Denton, qui devait en charger le capitaine Pike, au premier voyage qu’il ferait en Afrique ; mais alors Pike étant parti pour l’Angleterre, Denton envoya la lettre à M. Hunt. Pike avait mis à la voile pour l’Afrique, lorsqu’elle fut rendue à Londres ; de sorte que Hunt fut obligé d’attendre une autre occasion. Dans l’intervalle, le célèbre Oglethorpe, ayant vu la lettre, qui était en arabe, et qu’il prit soin de faire traduire dans l’université d’Oxford, fut touché d’une si vive compassion, qu’il engagea Hunt, par une somme dont il lui fit son billet, à faire amener Job en Angleterre. Hunt écrivit aussitôt à son facteur d’Annapolis, qui racheta Job de Tolsey, et le fit partir sur le William, commandé par le capitaine Wright. Bluet, auteur de son histoire, fit le voyage sur le même vaisseau.

Pendant quelques semaines que Job fut en mer, il acheva d’apprendre assez d’anglais pour se faire entendre et pour expliquer une partie de ses idées. Sa conduite et ses manières lui gagnèrent l’estime et l’amitié de tout l’équipage. En arrivant à Londres, au mois d’avril 1733, il n’y trouva pas le généreux Oglethorpe, qui était parti pour la Géorgie ; mais Hunt lui fournit un logement à Lime-House. Bluet, qui alla passer quelque temps à la campagne, l’ayant visité à son retour, lui trouva le visage fort abattu. Quelques personnes avaient demandé à l’acheter ; et la crainte que sa rançon ne fût mise à trop haut prix, ou que de nouveaux maîtres ne le fissent partir pour quelque pays éloigné, le jetait dans une vive inquiétude. Bluet obtint de Hunt de le prendre dans sa maison de Cheshunt, au comté d’Hertfort, en promettant de ne pas disposer de lui sans le consentement de son maître : Job reçut beaucoup de caresses de tous les honnêtes gens du pays, qui parurent charmés de son entretien, et fort touchés de ses infortunes. On lui fit quantité de présens, et plusieurs personnes proposèrent de lever une somme par souscription pour payer le prix de sa liberté.

Le jour qui précéda son retour à Londres, il reçut une lettre qui portait son adresse, et qui, étant venue sous une enveloppe au chevalier Bybia-Lake, avait été remise à la compagnie d’Afrique. L’auteur n’ajoute pas de qui elle était, quoiqu’il paraisse assez qu’elle venait de M. Oglethorpe ; en conséquence, les directeurs de la compagnie ordonnèrent à M. Hunt de leur fournir le mémoire de toute la dépense qu’il avait faite pour Job. Elle montait à cinquante-neuf livres sterling, qui lui furent payées par la compagnie. Cependant Job n’était pas délivré de ses craintes. Il se figura qu’il aurait à payer une grande rançon lorsqu’il serait retourné dans son pays. La souscription n’était pas encore commencée. Bluet ayant renouvelé cette proposition, un homme de mérite entreprit de la faire réussir en souscrivant le premier. Son exemple fut suivi avec empressement. Enfin la somme étant remplie, Job obtint sa liberté, et la compagnie d’Afrique se chargea de son logement et de son entretien jusqu’à son départ.

Il vécut quelque temps dans une situation tranquille, occupé à visiter ses amis et ses bienfaiteurs. Le chevalier Hans Sloane, qui était de ce nombre, l’employait souvent à traduire des manuscrits arabes et des inscriptions de médailles. Un jour qu’il était chez lui, il marqua une vive curiosité de voir la famille royale. Le chevalier lui promit de le satisfaire, lorsqu’il serait vêtu assez proprement pour paraître à la cour. Aussitôt les amis de Job lui firent faire un riche habit de soie dans la forme de son pays. Il fut présenté dans cet état au roi, à la reine, aux deux princes et aux princesses. La reine lui fit présent d’une belle montre d’or ; et le même jour il eut l’honneur de dîner avec le duc de Montague et d’autres seigneurs, qui se réunirent ensuite pour lui faire présent d’une somme honnête. Le duc de Montague le mena souvent à sa maison de campagne, et, lui montrant les instrumens qui servent à l’agriculture et au jardinage, il chargea ses gens de lui en apprendre l’usage. Lorsque Job se vit près de son départ, le même seigneur fit faire pour lui un grand nombre de ces instrumens, qui furent mis dans des caisses et portés sur son vaisseau. Il reçut divers autres présens de plusieurs personnes de qualité jusqu’à la valeur de cinq cents livres sterling. Enfin, après avoir passé quatorze mois à Londres, il s’embarqua, au mois de juillet 1734, sur un vaisseau de la compagnie qui partait pour la rivière de Gambie.

Job aborda au fort anglais le 8 d’août. Il était recommandé particulièrement par les directeurs de la compagnie au gouverneur et aux facteurs du pays. Ils le traitèrent avec autant de respect que de civilité. L’espérance de trouver quelqu’un de ses compatriotes au comptoir de Djôr, qui n’est qu’à sept journées de Bounda, le fit partir le 23 sur le sloop la Renommée, avec Moore, qui allait prendre la direction de ce comptoir. Le 26 au soir, ils arrivèrent a Damasensa. Job, se trouvant assis sous un arbre avec les Anglais, vit passer sept ou huit Nègres de la nation de ceux qui l’avaient fait esclave à trente milles du même lieu. Quoiqu’il fût d’un caractère modéré, il eut de la peine à se contenir ; et son premier mouvement le portait à les tuer d’un sabre et de deux pistolets dont il était armé. Moore lui fit perdre cette pensée en lui représentant l’imprudence et le danger de son dessein. Ils firent approcher les Nègres pour leur adresser diverses questions, et leur demander particulièrement ce qu’était devenu le roi leur maître, qui avait jeté Job dans l’esclavage.

Ils répondirent que ce prince avait perdu la vie d’un coup de pistolet, qu’il portait ordinairement pendu au cou, et qui, étant parti par hasard, l’avait tué sur-le-champ. Il y avait beaucoup d’apparence que ce pistolet venait du capitaine Pike, et faisait partie des marchandises que le roi avait reçues pour le prix de Job. Aussi Job fut-il si transporté de joie, que, tombant à genoux, il remercia Mahomet d’avoir détruit son ennemi par les armes mêmes qui avaient été le prix de son crime ; et se tournant vers Moore : « Vous voyez, lui dit-il, que le ciel n’a point approuvé que cet homme m’eut fait esclave, et qu’il a fait servir à sa punition les mêmes armes pour lesquelles j’ai été vendu. Cependant je dois lui pardonner, ajouta-t-il, parce que, si je n’avais pas été vendu, je ne saurais pas la langue anglaise, je n’aurais pas mille choses utiles et précieuses que je possède ; je n’aurais pas vu un pays tel que l’Angleterre, et des hommes aussi généreux que j’en ai trouvé dans cette contrée. » Il n’y a guère d’Européen cultivé dont la reconnaissance s’exprimât plus éloquemment.

Le sloop étant arrivé le premier de septembre à Djôr, Job dépêcha le 14 un exprès à Bounda pour donner avis de son retour à ses parens. Ce messager était un Foula, qui se trouva de la connaissance de Job, et qui marqua une joie extrême de le revoir. C’était presque le seul Africain qu’on eût jamais vu revenir de l’esclavage. Job fit prier son père de ne pas venir au-devant de lui, parce que le voyage était trop long, et que, suivant l’ordre de la nature, c’étaient les jeunes gens, disait-il , qui devaient aller au-devant des vieux. Il envoya quelques présens à ses femmes, et le Foula fut chargé de lui amener le plus jeune de ses fils, pour lequel il avait une affection particulière.

Dans l’intervalle, Job ne cessa point de louer beaucoup les Anglais parmi les Nègres de sa nation. Il fit revenir les Africains de l’opinion où ils avaient toujours été que les esclaves étaient mangés ou tués, parce qu’on n’en voyait pas revenir un seul.

Quatre mois se passèrent avant qu’il pût recevoir les moindres informations de Bounda, Son impatience le fit retourner à Djôr le 29 janvier 1735. Le 14 du mois suivant, il vit arriver enfin le Foula avec des lettres ; mais elles ne lui apportaient que de fâcheuses nouvelles. Son père était mort, avec la consolation néanmoins d’avoir appris en expirant le retour de son fils et le traitement qu’il avait reçu en Angleterre. Une des femmes de Job s’était remariée en son absence ; et le second mari avait pris la fuite en apprenant l’arrivée du premier. Depuis trois ou quatre ans la guerre avait fait tant de ravage dans le pays de Bounda, qu’il n’y restait plus de bestiaux.

Avec le messager il était arrivé un des anciens amis de Job, qui fut charmé de le revoir, mais qui parut fort touché de la mort de son père et des malheurs de sa patrie. Il protesta qu’il pardonnait à sa femme, et même à l’homme qui l’avait épousée. Ils avaient raison, disait-il, de me croire mort, puisque j’étais passé dans un pays d’où jamais aucun Foula n’est revenu. Ses entretiens avec son ami durèrent trois ou quatre jours, sans autre interruption que celle des repas et du sommeil.

Lorsque Moore quitta l’Afrique, il laissa Job à Djôr avec le gouverneur Hull, prêts à partir tous deux pour Yanimarriou, d’où ils devaient se rendre à la forêt des Gommiers, qui est proche de Bounda. Job le chargea de plusieurs lettres pour le duc de Montague, la compagnie d’Afrique, Oglethorpe, et ses principaux bienfaiteurs. Elles étaient remplies des plus vives marques de sa reconnaissance et de son affection pour la nation anglaise.

Ses qualités naturelles étaient excellentes. Il avait le jugement solide, la mémoire facile, et beaucoup de netteté dans les idées ; il raisonnait avec beaucoup de modération et d’impartialité. Tous ses discours portaient le caractère du bon sens, de la bonne foi, et d’un amour ardent pour la vérité.

Sa pénétration se fit remarquer dans une infinité d’occasions. Il concevait sans peine le mécanisme des instrumens. Après lui avoir fait voir une pendule et une charrue, on lui en montra les pièces séparées, qu’il rejoignit lui-même sans le secours de personne.

Sa mémoire était si extraordinaire, qu’ayant appris l’Alcoran par cœur à quinze ans, il en fit trois copies de sa main en Angleterre, sans autre modèle que celui qu’il portait dans sa tête, et sans se servir même de la première copie pour faire les deux autres. Il souriait lorsqu’il entendait parler d’oubli, comme d’une faiblesse dont il n’avait pas l’idée. Cette mémoire paraîtra moins surprenante, si l’on fait réflexion qu’ayant nécessairement peu d’idées acquises, celles qui se plaçaient dans sa tête s’y gravaient avec plus de facilité et moins de confusion. C’est par cette raison que dans la première jeunesse on apprend et l’on retient plus aisément ; l’organe est neuf, et l’esprit a moins de distractions. C’est quand les traces d’une infinité d’objets divers se sont multipliées dans le cerveau que leur nombre et leur variété commencent à nuire à leur ordre, qu’elles se confondent et s’effacent en même temps que l’organe perd de son énergie, comme la planche du graveur ne rend plus que des traits vagues et confus lorsqu’on en a trop renouvelé les empreintes.

Il avait cette sorte de compassion générale qui rend le cœur sensible à tout. Dans la conversation, il entendait la plaisanterie. Ses inclinations douces et religieuses n’excluaient pas le courage. Il racontait que, passant un jour dans le pays des Arabes avec quatre de ses domestiques, il avait été attaqué par quinze de ces vagabonds, qui sont une sorte de bandits ou de voleurs. Il se mit en défense, et, plaçant un de ses gens pour observer l’ennemi, il se disposa fièrement au combat avec les trois autres. Il perdit un homme dans l’action, et lui-même fut blessé au bras d’un coup d’épée ; mais ayant tué le capitaine arabe et deux de ces brigands, il força le reste de prendre la fuite. Un autre jour, ayant trouvé une des vaches de son père à moitié dévorée, il résolut de prendre le monstre dont elle avait été la proie. Il se plaça sur un arbre près de la vache, et vers le soir il vit paraître deux lions qui s’avancèrent à pas lents et jetant leurs regards autour d’eux avec un air de défiance. L’un s’étant approché, Job le perça d’une flèche empoisonnée qui le fit tomber sur la place. Le second qui vint ensuite fut aussi blessé ; mais il eut la force de s’éloigner en rugissant, et le lendemain il fut trouvé mort à cinq cents pas du même lieu.

Il avait de l’aversion pour les peintures ; on eut beaucoup de peine à le faire consentir qu’on tirât son portrait. Lorsque la tête fut achevée, on lui demanda dans quels habits il voulait paraître ; et sur le choix qu’il fit de l’habillement de son pays, on lui dit qu’on ne pouvait le satisfaire sans avoir vu les habits dont il parlait, ou du moins sans en avoir entendu la description. « Pourquoi donc, répliqua Job, vos peintres veulent-ils représenter Dieu qu’ils n’ont jamais vu ? »

Sa religion était le mahométisme ; mais il rejetait les notions d’un paradis sensuel et d’autres traditions qui sont reçues parmi les Turcs. Le fond de ses principes était l’unité de Dieu, dont il ne prononçait jamais le nom sans quelque témoignage particulier de respect. Les idées qu’il avait de cet Être-Suprême et d’un état futur parurent fort justes aux Anglais ; mais il était si ferme dans la persuasion de l’unité divine, qu’il fut impossible de le faire raisonner paisiblement sur la Trinité. On lui avait donné un nouveau Testament dans sa langue. Il le lut ; et, s’expliquant avec respect sur ce livre, il commença à déclarer que, l’ayant examiné fort soigneusement, il n’y avait pas trouvé un mot d’où l’on pût conclure qu’il y eût trois dieux.

Il ne mangeait la chair d’aucun animal, s’il ne l’avait tué de ses propres mains. Cependant il ne faisait pas difficulté de manger du poisson ; mais il ne voulait jamais toucher à la chair de porc.

Pour un homme qui avait reçu son éducation en Afrique, les Anglais jugèrent que son savoir n’était pas méprisable. Il leur rendit compte des livres de son pays. Leur nombre ne surpasse pas trente. Ils sont écrits en arabe, et la religion seule en fait la matière. Job savait fort bien la partie historique de la Bible. Il parlait respectueusement des vertueux personnages qui sont nommés dans l’Écriture sainte, surtout de Jésus-Christ, qu’il regardait comme un prophète digne d’une plus longue vie, et qui aurait fait beaucoup de bien dans le monde, s’il n’eût péri malheureusement par la méchanceté des Juifs. Mahomet, disait-il, fut envoyé après lui pour confirmer et perfectionner sa doctrine. Enfin Job se comparait souvent à Joseph, fils du patriarche Jacob ; et lorsqu’il eut appris que, pour le venger, Sambo, roi de Foula, avait déclaré la guerre aux Mandingues, il protesta qu’il aurait souhaité pouvoir l’empêcher, parce que ce n’étaient pas les Mandingues, mais Dieu qui l’avait envoyé dans une terre étrangère.

Son historien joint ici quelques détails sur le pays de ce prince.

Les esclaves du pays de Bounda, et la plus vile partie du peuple, y sont employés à cultiver la terre, à préparer le blé, le pain et les autres alimens. L’agriculture est pour eux un exercice fort pénible, parce qu’ils n’ont pas d’instrumens propres à labourer la terre, ni même à couper les grains dans leur maturité. Ils sont obligés, pour faire leur moisson, d’arracher le blé avec les racines ; et pour le réduire en farine, ils le broient entre deux pierres avec les mains. Leur travail n’est pas moins pénible pour transporter et pour bâtir ; car tout s’exécute à force de bras.

Les personnes de distinction qui se piquent de lecture et d’étude n’ont pas d’autres lumières pendant la nuit que celle de leur feu. Cependant c’est le temps de l’obscurité qu’ils emploient à cet exercice, parce que, dans les principes du pays, le jour est pour l’usage de ce qu’on sait, et la nuit pour s’instruire. Une partie des habitans s’occupe de la chasse, surtout de celle des éléphans, et fait un commerce d’ivoire assez considérable. Job racontait qu’un de ses gens, accoutumé à la chasse, avait vu un éléphant surprendre un lion, le porter près d’un bois, fendre un arbre, mettre la tête de son ennemi entre les deux parties du tronc, et le laisser dans cet état pour y périr. Quoique ce récit paraisse fabuleux, il est rendu plus vraisemblable par un autre exemple dont Job avait été témoin lui-même. Un jour qu’il était à la chasse, il vit un éléphant transporter un lion dans un endroit marécageux, et lui tenir la tête enfoncée dans la boue pour l’étouffer. En supposant la vérité de ces deux faits, il faut conclure que le lion et l’éléphant se portent une haine mortelle.

Le poison dans lequel les Nègres trempent leurs flèches est le suc d’un certain arbre dont les qualités sont si malignes, qu’en peu de temps le sang se trouve infecté par la moindre blessure, et l’animal le plus vigoureux devient stupide et perd le sentiment ; ce qui n’empêche pas les habitans de manger la chair des animaux qu’ils tuent avec leurs flèches. Aussitôt qu’ils les voient tomber, ils s’approchent et leur coupent la gorge : cette opération fait sortir apparemment le poison avec le sang. Les hommes qui sont blessés des mêmes flèches se guérissent avec une herbe dont la vertu est infaillible, lorsqu’elle est immédiatement appliquée sur la blessure. L’auteur prend ici l’occasion d’assurer, comme le fruit particulier de son expérience et de ses lumières, 1°. que, dans tous les pays qui produisent des bêtes féroces, il ne s’en trouve pas qui attaquent volontairement l’homme, si elles trouvent le moyen de s’échapper par la fuite ; 2°. qu’il n’y a pas de poison violent, de quelque espèce qu’on le suppose, qui n’ait son antidote ; et que généralement la nature a placé l’antidote près du poison. Cette dernière assertion parait plus fondée que l’autre ; je crois qu’il sera toujours fort peu sûr de rencontrer un lion ou un tigre quand il aura faim. Le loup, naturellement timide, attaque l’homme quand il n’a trouvé ni proie ni nourriture ; et les singes, quand ils se sentent les plus forts, se jettent sur le voyageur par un instinct de férocité.

Les mariages, dans le pays de Job, se font avec peu de formalités. Lorsqu’un père est résolu de marier son fils, il fait ses propositions au père de la fille ; elles consistent dans l’offre d’une certaine somme que le père du mari doit donner à la femme pour lui servir de douaire. Si cette offre est acceptée, les deux pères et le jeune homme se rendent chez le prêtre, déclarent leur convention, et le mariage passe aussitôt pour être conclu ; il ne reste qu’une difficulté, qui consiste à tirer l’épouse de la maison paternelle. Tous ses cousins s’assemblent devant la porte pour en disputer l’entrée, mais le mari trouve le moyen de se les concilier par des présens. Il fait paraître alors un de ses parens, bien monté, avec la commission de lui amener sa femme à cheval ; mais à peine est-elle en croupe, que les femmes commencent leurs lamentations et s’efforcent de l’arrêter. Cependant les droits du mari l’emportent ; il reçoit celle qui doit être la compagne de sa vie. Il fait éclater sa joie par les festins qu’il donne à ses amis. Les réjouissances durent plusieurs jours ; sa femme est la seule qui n’y est point appelée : elle n’est vue de personne, pas même de son mari, aux yeux duquel la loi veut que pendant trois ans elle paraisse toujours voilée. Ainsi Job, qui n’en avait passé que deux avec la sienne lorsqu’il tomba dans l’esclavage, et qui avait eu d’elle une fille, ne l’avait point encore vue sans voile. Pour éviter les jalousies et les querelles, les maris font un partage égal du temps entre leurs femmes ; et leur exactitude à l’observer va si loin, que pendant qu’une femme est en couches ils passent seuls dans leur appartement toutes les nuits qui lui appartiennent. Ils ont le droit de renvoyer celles qui leur déplaisent, mais en leur laissant la somme qu’elles ont reçue pour dot. Une femme est libre de se remarier après ce divorce, et n’en trouve pas moins l’occasion ; au lieu que, si c’est elle qui abandonne son mari, non-seulement elle perd sa dot, mais elle tombe dans un mépris qui lui ôte l’espérance de faire un second mariage.

Outre la circoncision, qui est en usage pour tous les enfans mâles, il y a une sorte de baptême pour les deux sexes. Au septième jour de la naissance, le père, dans une assemblée de parens et d’amis, donne un nom à l’enfant, et le prêtre l’écrit sur un petit morceau de bois poli. On tue ensuite pour le festin une vache ou une brebis, suivant les richesses de la famille ; on la mange sur-le-champ, et le reste est distribué aux pauvres. Après quoi, le prêtre lave l’enfant dans une eau pure, transcrit son nom sur un morceau de papier qu’il roule soigneusement, et le lui attache autour du cou pour y demeurer jusqu’à ce qu’il tombe de lui-même.


  1. Les Nègres maîtres des villages joignent le nom de leur seigneurie à celui de leur famille, ou à leur nom propre.
  2. Nous avons vu, il y a quelques années, un homme qui avait le même secret, et qui en fit l’expérience devant l’académie des sciences de Paris.