Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome I/Première partie/Livre II/Chapitre III

CHAPITRE III.

Voyages aux îles du cap Vert.

Avant d’entrer dans aucun détail sur le continent d’Afrique, nous jetterons un regard sur les îles du cap Vert, que l’on rencontre entre le tropique et la ligne, dans la route des Indes par la grande mer. Le capitaine anglais Roberts sera notre guide. Nous nous arrêterons d’abord sur ses aventures, parce qu’elles peignent les mœurs de la piraterie, mœurs assez extraordinaires pour mériter d’être connues. Ensuite nous passerons à la description de ces îles, en suivant toujours le récit de ce même Roberts, qui, dans le séjour qu’il y fit, eut le temps de les observer en voyageur et en commerçant.

Roberts partit pour la Virginie, en 1721, sur le vaisseau du capitaine Scot. Arrivé à la Virginie, il devait prendre le commandement d’un navire nommé le Dauphin, appartenant à des marchands de Londres, et chargé d’une cargaison pour la côte de Guinée. On ne trouve d’abord rien de remarquable dans son trajet, que la rencontre d’une baleine morte que dévorait un nombre prodigieux d’oiseaux, quoique la terre la plus proche fut à plus de trois cents lieues. Scot mouilla aux îles du cap Vert, qu’il parcourut l’une après l’autre, et dans lesquelles il séjourna près d’un an. Ensuite, comme il devait mettre à la voile pour la Barbarie, Roberts acheta une felouque nommée la Marguerite, d’environ soixante tonneaux, pour commercer en son propre nom. Il la chargea de marchandises qu’à son retour il croyait vendre avec avantage aux îles du cap Vert. C’est dans le voisinage de ces îles que l’attendait son malheur.

Vers le soir, il découvrit trois bâtimens ; et le premier, qu’il observa soigneusement avec sa lunette, lui parut gros et chargé. Il ne douta point que les autres ne fussent de même, et qu’ils n’arrivassent ensemble. Cependant comme le calme continuait, et qu’ils ne faisaient aucun signe, il passa la nuit à l’ancre ; mais le vent s’étant levé avec le soleil, il aperçut bientôt sur le vaisseau qu’il avait observé un grand nombre d’hommes en chemise, et une longue bordée de canons qui lui rendirent cette rencontre fort suspecte. Il était trop tard pour se dérober par la fuite. Déjà le vaisseau était fort proche. Cependant, lorsqu’il fut à la portée du canon, ce vaisseau arbora le pavillon d’Angleterre, ce qui rendit l’espérance aux Anglais. Roberts se hâta de faire paraître aussi le sien. Il remarqua que le vaisseau portait environ soixante-dix hommes et quatorze pièces d’artillerie. Le capitaine, se faisant voir sur l’avant, demanda à qui appartenait la felouque, et d’où elle venait. Roberts répondit qu’elle était de Londres, et qu’elle venait de la Barbarie. Fort bien ! lui dit-on, c’est ce qu’on n’ignorait pas. Là-dessus on lui ordonna brusquement d’envoyer sa chaloupe.

Roberts ne fit pas difficulté d’obéir. Le capitaine du vaisseau était un Portugais, nommé Jean Lopez, comme on l’apprit ensuite ; mais qui, sachant fort bien la langue anglaise, avait jugé à propos de se faire passer pour un Anglais né vers le nord de l’Angleterre, sous le nom de John Russel. Il demamda aux deux matelots que Roberts lui avait envoyés où était le patron de la felouque. Ils lui montrèrent Roberts, qui était à se promener sur son tillac. Aussitôt la fureur paraissant dans ses yeux, il l’accabla d’injures. Roberts était en mules et en chemise, aussi peu capable de défense par sa situation que par la petitesse et le mauvais état de son bâtiment. Il comprit dans quelles mains il était tombé, et qu’en déclarant son mépris par le silence, il s’exposait à se faire tuer d’un coup de balle. Sa réponse fut une marque honnête d’étonnement sur la manière dont il se voyait traité. On continua les outrages, et l’on y joignit les plus furieuses menaces, avec des reproches de ce qu’il n’était pas venu lui-même à bord. Il répondit que, n’ayant entendu demander que la chaloupe, il n’avait pas cru que cet ordre le regardât personnellement. « Quoi ! misérable chien, reprit Russel, tu feins de ne m’avoir pas entendu ! Je vais te faire prendre de meilleures manières. »

Russel donna ordre aussitôt à quelques-uns de ses gens de lui amener Roberts, et chargea dix ou douze autres de ces brigands de prendre possession de la felouque. À l’arrivée de Roberts, qui fut amené sur-le-champ, il tira son sabre, en répétant avec d’affreux blasphèmes qu’il saurait lui apprendre à vivre. Le malheureux Roberts se crut à sa dernière heure, et continua de s’excuser sur son ignorance ; mais l’autre tenait toujours son sabre levé et continuait ses menaces. Un de ses gens affecta de lui retenir le bras, et promit à Roberts qu’il ne lui arriverait rien de fâcheux. Alors Russel voulut savoir pourquoi il était si mal vêtu. L’excuse de Roberts fut qu’il ne s’attendait pas à paraître devant un homme si redoutable. Et pour qui me prenez-vous ? reprit Russel. Ici Roberts, fort embarrassé, chercha long-temps sa réponse. Enfin, dans la crainte d’offenser également par la vérité ou par la flatterie : « Je crois, répondit-il, que vous êtes un homme de distinction, qui fait de grandes entreprises sur mer. Tu ments, répliqua Russel ; ou si tu crois dire vrai, apprends que nous sommes pirates. »

Roberts lui ayant offert d’aller se vêtir plus décemment, Russel lui dit, en jurant plus que jamais, qu’il était trop tard et qu’il demeurerait dans l’habillement où il s’était laissé prendre, mais que son bâtiment et tout ce qu’il contenait ne lui appartenait plus, « Je ne le vois que trop, répondit Roberts ; cependant, lorsqu’il m’est impossible de l’empêcher, j’espère de votre générosité que vous vous contenterez de ce qui peut vous être utile, et que vous me laisserez le reste. » Le pirate lui dit, avec moins de brutalité, que ses compagnons en décideraient ; mais en même temps il lui demanda un mémoire exact de tout ce qu’il avait à bord, surtout de son argent ; et s’il s’y trouvait quelque chose de plus qu’il n’aurait accusé, il protesta qu’il le ferait brûler vif avec sa felouque.

Tous les gens du vaisseau, qui prêtaient l’oreille à cette conférence avec un air de compassion affectée, lui conseillèrent d’un ton d’amitié d’être sincère dans sa déclaration, surtout à l’égard de l’argent, des armes et des munitions, qui étaient, lui dirent-ils, leur objet principal, en l’avertissant que leur usage était de punir fort sévèrement les gens de mauvaise foi. Il leur rendit le compte le plus fidèle qu’il put trouver dans sa mémoire. Aux questions qu’on lui fit sur le dessein de sa navigation présente, il ne répondit pas moins sincèrement ; mais, voyant qu’on était instruit d’avance sur tout ce qu’il répondait, il demanda de qui on tenait tous ces éclaircissemens : on répondit que c’était du capitaine Scot. « Mais vous êtes donc de ses amis ? reprit Roberts. Plus qu’il ne mérite, répliqua le corsaire ; car nous nous sommes contentés de brûler son vaisseau, et nous l’avons mis à terre dans l’île de Buona-Vista. »

On fit ensuite passer les Anglais sur le vaisseau la Rose, de trente-six pièces de canon, commandé par Edmond Lo, chef général des pirates.

À leur entrée dans le vaisseau, tous les pirates vinrent les saluer successivement et les assurer qu’ils étaient touchés de leur infortune. Cette cérémonie se fit si gravement, que les prisonniers ne purent distinguer si c’était une insulte. On leur dit du même ton qu’il fallait rendre leurs respects au commandant. Un canonnier se chargea de lui présenter Roberts. Il trouva Lo assis sur un canon, quoiqu’il y eût des chaises près de lui ; mais un héros de cet ordre ne pouvait paraître que dans une posture martiale. Ayant ordonné qu’on le laissât seul avec Roberts, il lui dit qu’il prenait part à sa perte ; qu’étant Anglais comme lui, il ne souhaitait pas de rencontrer ses compatriotes, excepté quelques-uns dont il était bien aise de châtier l’arrogance ; mais que, la fortune le faisant tomber entre ses mains, il fallait qu’il prit courage, et qu’il ne marquât point d’abattement. Roberts répondit qu’au milieu de son chagrin il se flattait encore qu’ayant à faire à des gens d’honneur, sa disgrâce pourrait tourner à son avantage. Le corsaire lui conseilla de ne pas se flatter trop, parce que son sort dépendait du conseil et de la pluralité des voix. Il ne désirait point, répéta-t-il, de rencontrer des gens de sa nation ; mais, comme lui et ses compagnons n’attendaient rien que de la fortune, ils n’osaient marquer de l’ingratitude pour ses moindres faveurs, dans la crainte que s’en offensant elle ne les abandonnât dans leurs entreprises. Ensuite, prenant un ton fort doux, il pressa Roberts de s’asseoir, mais sans lui faire l’honneur de quitter lui-même sa posture. Roberts s’assit. Alors le général lui demanda ce qu’il voulait boire. Il répondit que la soif n’était pas son besoin le plus pressant ; mais que, par reconnaissance de tant de bontés, il accepterait volontiers tout ce qui lui serait offert. Lo lui dit encore qu’il avait tort de se chagriner et de s’abattre, que c’était le hasard de la guerre, et que le chagrin était capable de nuire à la santé ; qu’il ferait beaucoup mieux de prendre un visage riant, et que c’était même la voie la plus sûre pour mettre tout le monde dans ses intérêts. Tous ces conseils étaient donnés d’un ton d’ironie ; et Roberts fut surpris de trouver cette figure si familière à des corsaires. « Allons, reprit Lo, vous serez plus, heureux une autre fois ; » et sonnant une cloche qui fit venir un de ses gens, il donna ordre qu’on apportât du punch, « et dans le grand bassin, » ajouta-t-il ; il demanda aussi du vin. L’un et l’autre fut servi avec beaucoup de diligence. En buvant avec Roberts, il lui promit tous les services qui dépendraient de lui. Il regrettait beaucoup, lui dit-il, qu’il n’eût pas été pris dix jours plus tôt, parce que sa troupe avait alors en abondance diverses sortes de marchandises qu’elle avait enlevées à deux vaisseaux portugais qui faisaient voile au Brésil, telles que des étoffes de doie et de laine, de la toile, du fer et toutes sortes d’ustensiles ; il aurait pu engager ses compagnons à lui en donner une partie, qu’ils avaient jetée dans la mer comme un bien superflu ; que, s’il le rencontrait quelque jour dans une occasion aussi favorable, il lui promettait de le dédommager de sa perte ; enfin qu’il faisait profession d’être son serviteur et son ami. Quand j’aurais osé lui faire une réponse outrageante, dit Roberts, tant de caresses feintes ou sincères m’en auraient ôté la force, et m’obligeaient de le remercier.

Il reconnut parmi les pirates trois Anglais qui avaient servi sous lui, et qui lui apprirent, sous la foi du secret, que Russel avait proposé de le garder dans leur troupe, parce qu’on avait su de son pilote qu’il connaissait parfaitement la côte du Brésil, où les corsaires avaient dessein de se rendre ; mais qu’il avait un moyen de s’en garantir, en disant qu’il était marié, parce que les pirates s’étaient engagés par un serment inviolable à ne jamais employer parmi eux d’homme marié ; que cependant Russel, préférant l’intérêt général au respect du serment, proposait de passer par-dessus cette loi ; mais que Lo et les autres s’y opposaient.

À peine s’étaient-ils retirés, que le général parut sur le tillac pour ordonner qu’on assemblât le conseil avec le signal ordinaire : c’était un pavillon de soie verte, que les pirates appelaient the green trumpeter, c’est-à-dire, le trompette vert, parce qu’il portait la figure d’un homme avec la trompette à la bouche. Tout le monde s’étant rendu sur le vaisseau du général, et s’étant placé les uns dans sa chambre, les autres sur les ponts, et dans les endroits que chacun voulut choisir, il leur déclara qu’il ne les avait fait assembler que pour déjeuner avec lui : cependant il se tourna vers Roberts, à qui il demanda publiquement s’il était marié. Sa réponse fut qu’il l’était depuis dix ans, et qu’en partant de Londres, il avait cinq enfans, sans compter un sixième dont sa femme était grosse. On continua de lui demander s’il avait laissé sa famille à son aise. Il répondit qu’ayant autrefois essuyé plusieurs disgrâces, la cargaison de sa felouque composait une grande partie de son bien, et que, s’il avait le malheur de la perdre, il n’espérait, guère de pouvoir donner du pain à ses enfans. Lo, regardant Russel, lui dit qu’il fallait y renoncer. Renoncer à quoi ? répondit l’autre en blasphémant. Vous m’entendez, reprit le général ; et, jurant à son tour, il répéta qu’il fallait y renoncer. Russel, s’échauffant beaucoup, prétendit que la première loi de la nature était, pour chacun, le soin de sa propre conservation, et rapporta plusieurs proverbes pour prouver que la nécessité n’a pas de loi. Lo répliqua doucement qu’il n’y consentirait jamais ; mais que, si la pluralité des voix était contraire à son sentiment, il se réduirait à la patience ; il ajouta que, tout le monde étant assemblé, c’était une affaire qui pouvait être décidée sur-le-champ. Alors il donna ordre à tout le monde de se rendre sur les ponts, et Roberts fut averti de demeurer dans la chambre.

Le conseil dura deux heures. Lo et Russel, étant descendus les premiers, demandèrent à Roberts s’il n’était pas vrai que sa felouque était en fort mauvais état. « Hélas ! répondit-il, elle fait eau de tous les côtés. Elle fait eau ? reprit Russel ; qu’en feriez-vous donc si elle vous était rendue ? d’ailleurs vous êtes sans matelots, car à présent tous les vôtres sont à nous ; » et, continuant de lui représenter ses besoins, il s’efforça long-temps de lui faire sentir sa misère. Ensuite : « Venez, venez, lui dit Lo ; nous examinerons votre affaire en recommençant à boire. » On apporta du punch en abondance, et chacun se mit à parler de ses expéditions passées, à Terre-Neuve, aux îles de l’Amérique, aux Canaries. L’heure du dîner étant arrivée, Lo les invita tous. On leur servit des viandes qu’ils s’arrachèrent de la main l’un de l’autre comme une troupe de chiens affamés ; c’était, disaient -ils, un de leurs plus grands plaisirs, et rien ne leur paraissait si martial.

Le jour suivant, un des trois matelots qui avaient parlé la veille à Roberts vint lui faire des excuses de leur peu d’empressement, qu’il rejeta sur un des articles de leur société, par lequel il était défendu, sous peine de mort, d’entretenir des correspondances secrètes avec un captif. Il lui apprit qu’il n’avait pas beaucoup à se louer de son pilote; qu’il le croyait disposé à prendre parti avec les pirates, et que le reste de ses gens ne lui était pas plus fidèle ; de sorte que, si on lui rendait sa felouque, il ne lui resterait que son valet et un mousse pour la conduire ; qu’il aurait souhaité, lui et ses compagnons de pouvoir lui offrir leurs services ; mais qu’ils étaient liés par un autre article portant que, si quelqu’un de la troupe proposait quelque chose qui tendit à la séparation, ou qui marquât quelque envie de se retirer, il serait poignardé sur-le-champ sans autre formalité. Il ajouta que, jusqu’au moment où le pilote de Roberts avait déclaré que son maître connaissait parfaitement les côtes du Brésil, Russel avait témoigné de l’inclination à le servir, et qu’il avait parlé de le dédommager de la perte de son blé et de son riz en lui formant une petite cargaison de toiles, d’étoffes, de chapeaux, de souliers, de bas, de galons d’or et de quantité d’autres marchandises que les pirates gardaient dans la seule vue de les donner à ceux qu’ils prenaient, lorsqu’ils les avaient déjà connus et qu’ils se sentaient pour eux de l’amitié ; mais que, Russel ayant changé de disposition, ce serait peut-être en vain que Lo prendrait les intérêts de Roberts, parce que Russel, ayant été deux fois général, avait conservé beaucoup d’ascendant sur toute la troupe, et que d’ailleurs il avait toujours traité les prisonniers avec moins de ménagement que Lo.

Aussitôt que cet iomme eut quitté Roberts, Lo parut, lui parla de plusieurs sujets différens. Roberts fut obligé de soutenir gaiement une conversation fort fatigante, car les pirates prennent un air d’autorité si absolue, qu’au moindre mécontentement ils outragent leurs prisonniers de coups et de paroles, et le plus vil de la troupe s’en fait quelquefois un amusement. Russel arriva dans le même temps, et s’adressant à Roberts avec un visage riant, il lui dit que plus il pensait à la proposition de lui rendre sa felouque, moins il y trouvait d’avantage pour lui-même ; qu’il l’avait pris pour un homme sensé : mais que dans les instances qu’il faisait pour obtenir son bâtiment il ne voyait que de l’obstination et du désespoir ; que, pour lui, il croyait l’honneur de la compagnie intéressé à ne pas souffrir qu’un galant homme courût volontairement à sa perte ; que, lui voulant beaucoup de bien, il avait cherché pendant toute la nuit quelque expédient plus utile à ses véritables intérêts que la restitution de sa felouque, et qu’il croyait l’avoir trouvé ; qu’il fallait commencer à mettre le feu à ce mauvais bâtiment. « Nous vous retiendrons, continua-t-il, en qualité de simple prisonnier, tel que vous êtes à présent, et, dans cette supposition, je vous promets et je m’engage à vous faire assurer par toute la compagnie que la première prise que nous ferons sera pour vous. Ce secours, ajouta-t-il, servira mieux que votre felouque à rétablir vos affaires, et pourra vous mettre en état de quitter la mer pour aller vivre heureux avec votre famille. »

Roberts lui fit des remercîmens ; mais, témoignant peu de goût pour ses offres, il le pria de considérer que, loin d’être aussi avantageuses qu’il paraissait le croire, elles n’étaient propres qu’à consommer sa ruine. Quelle espérance aurait-il jamais de pouvoir disposer du vaisseau et de la cargaison qu’on pouvait lui donner ? Qui voudrait les acheter de lui, s’il n’était en état de prouver qu’il avait droit de les vendre ? et, si le propriétaire en apprenait quelque chose, ne serait-il pas obligé de leur restituer la valeur entière de leur bien, avec le risque d’être, jeté dans un cachot, et de se voir mener peut-être au supplice ?

Cette réponse n’embarrassa point Russel. Il la traita d’objection frivole. À l’égard du droit sur le vaisseau et de la crainte d’être découvert, il prétendit que les pirates pouvaient faire à Roberts un billet de vente, et lui donner par écrit d’autres titres qui assureraient sa possession ; qu’il était aisé d’ailleurs de se dérober à la connaissance des propriétaires, parce que les pirates savaient toujours, soit par la déclaration d’un maître du vaisseau, soit par ses papiers, dont ils avaient soin de se saisir, qui étaient les principaux intéressés dans une cargaison, et quel était leur pays ou leur demeure. Il ajouta que les écrits et les titres pouvaient se faire sous un autre nom que celui de Roberts, et lui servir jusqu’à la fin de sa vente ; après quoi il pourrait reprendre son véritable nom, et s’assurer ainsi de n’être jamais découvert.

Roberts se vit forcé de reconnaître qu’il y avait non-seulement de la vraisemblance, mais une espèce de certitude dans cette proposition ; il loua même l’esprit et l’habileté de Russel. Cependant, après avoir confessé qu’un plan si adroit pouvait le mettre à couvert, il eut le courage de déclarer qu’il était retenu par un motif beaucoup plus puissant que la passion de s’enrichir : c’était sa conscience, dont il craignait les remords. De là, s’étendant sur la nécessité de la restitution, il toucha plusieurs points qu’il crut capable de réveiller dans ses auditeurs quelque sentiment de repentir. En effet, son discours produisit différentes impressions. Les uns le félicitèrent sur son éloquence, et lui dirent qu’il était propre à faire un bon aumônier de vaisseau. D’autres lui déclarèrent brusquement qu’ils n’avaient pas besoin de prédicateur, et que les pirates n’avaient pas d’autre dieu que l’argent, ni d’autre sauveur que leur épée. Mais il s’en trouva aussi quelques-uns qui louèrent ses principes, et qui souhaitèrent que l’humanité du moins fut plus respectée dans leur troupe. Cette variété de propos fut suivie de quelques momens de silence ; mais Russel le rompit pour prouver à Roberts, par quantité de sophismes, qu’en supposant même que la piraterie fut un crime ce n’en pouvait être un pour lui de recevoir ce que les pirates auraient enlevé, parce qu’il n’aurait pas de part à leurs prises, et qu’il était prisonnier malgré lui. « Supposez, lui dit-il que nous ayons pris la résolution de brûler notre butin ou de le jeter dans la mer, que devient le droit du propriétaire lorsque son vaisseau et ses marchandises sont brûlés ? L’impossibilité de se les faire jamais restituer anéantit toute sorte de droits. Dites-moi, conclut Russel, si nous ne faisons pas la même chose lorsque nous vous donnons ce qu’il dépend de nous de brûler ? »

Lo et tous les spectateurs semblaient prendre plaisir à cette dispute ; mais Roberts, s’apercevant que le ton de son adversaire devenait plus aigre, brisa tout d’un coup en déclarant qu’il reconnaissait à la troupe le pouvoir de disposer de lui ; mais qu’ayant été traité jusqu’alors avec tant de générosité, il ne faisait pas moins de fond sur leur bonté à l’avenir ; que, s’il leur plaisait de lui rendre sa felouque, c’était l’unique grâce qu’il leur demandait, et qu’il espérait par un travail honnête de réparer ses pertes présentes. Lo, touché de ce discours, se tourna vers l’assemblée : « Messieurs, dit-il, je trouve que ce pauvre homme ne propose rien que de raisonnable, et je suis d’avis qu’il faut lui rendre sa felouque. Qu’en pensez-vous, messieurs ? Le plus grand nombre répondit oui, et le différent fut ainsi terminé. »

Vers le soir, Russel voulut traiter Roberts sur son bord avant leur séparation. La conversation fut d’abord assez agréable. Après le souper, on chargea la table de punch et de vin. Le capitaine prit une rasade et but aux santés de la troupe. Roberts n’osa refuser cette santé. On but ensuite à la prospérité du commerce, dans le sens des avantages qui devaient en revenir aux pirates. La troisième santé fut celle du roi de France. Ensuite Russel proposa celle du roi d’Angleterre. Tout le monde la but successivement jusqu’à Roberts ; mais Russel ayant mêlé dans le punch quelques bouteilles de vin pour le fortifier, Roberts, qui avait de l’aversion pour ce mélange, demanda qu’il lui fût permis de boire cette santé avec un verre de vin. Ici Russel se mit à blasphémer en jurant qu’il lui ferait boire une rasade de la même liqueur que la compagnie. « Eh bien ! messieurs, reprit Roberts, je boirai plutôt que de quereller, quoique cette liqueur soit un poison pour moi. Tu boiras, répondit Russel, fût-elle pour toi le plus affreux poison, à moins que tu ne tombes mort en y portant les lèvres. » Roberts prit le verre, qui tenait presque une bouteille entière, et porta la santé qu’on avait nommée. « La santé de qui ? interrompit Russel ; mais, dit l’autre, c’est la santé qu’on vient de boire, celle du roi d’Angleterre. Et qui est-il, le roi d’Angleterre ? demanda Russel. Il me semble, lui dit Roberts, que celui qui porte la couronne est roi, du moins pendant qu’il la porte. Et qui la porte ? insista Russel. C’est le roi George , répondit Roberts. » Alors Russel entra en furie, s’emporta aux dernières injures, et jura que les Anglais n’avaient pas de roi. « Il est surprenant, lui dit Roberts, que vous ayez proposé la santé d’un roi dont vous ne reconnaissez pas l’existence. » Le furieux corsaire, sautant sur un de ses pistolets, l’aurait tué, s’il n’eût été retenu par son voisin. Il sauta sur l’autre, en répétant plusieurs fois que l’Angleterre n’avait pas d’autre roi que le prétendant. Ses voisins l’arrêtèrent encore. Le maître canonnier, qui était à table, nomme considéré dans sa troupe, se leva d’un air ferme, et s’adressant à la compagnie : « Messieurs, dit-il, si notre dessein est de soutenir les lois qui sont établies et jurées entre nous, comme je vous y crois obligés par les plus puissans motifs de la raison et de notre propre intérêt, il me semble que nous devons empêcher Jean Russel de les violer dans les accès de sa fureur. » Russel, qui n’était pas encore revenu à lui-même, entreprit de défendre sa conduite ; mais le canonnier, s’adressant à lui du même ton, lui déclara qu’on ne lui avait pas donné le pouvoir de tuer un homme de sang-froid, sans le consentement de la troupe, qui avait les prisonniers sous sa protection. « Je vois, ajouta-t-il, que ce qui vous irrite est de n’avoir pu violer nos articles au sujet de Roberts ; on saura mettre un frein à vos emportemens, et garder le prisonnier jusqu’à demain pour le mener à bord du général, qui ordonnera de son sort avec plus d’équité. » Toute la compagnie paraissant approuver ce discours, Russel, à qui l’on avait ôté ses armes, reçut ordre de demeurer tranquille, s’il ne voulait offenser la troupe, et se voir traiter comme un mutin. Le canonnier dit à Roberts qu’on l’aurait conduit sur-le-champ au général, s’il n’eût été défendu par un ordre exprès de recevoir les chaloupes après neuf heures du soir.

Le lendemain il fut transporté sur le vaisseau de Lo, qui lui promit sa protection. Dans l’après-midi, Russel vint à bord, accompagné de François Spriggs, commandant du troisième vaisseau des pirates. Il dit au général que le pilote et les matelots de Roberts voulaient entrer au service de la troupe en qualité de volontaires. Lo répondit que rendre la felouque à Roberts sans aucun de ses gens, c’était le livrer à la mort, et qu’il valait autant lui casser la tête d’un coup de pistolet. « Je ne m’y oppose pas, répliqua Russel ; mais ce que je propose est pour l’utilité de la compagnie, et je voulais voir qui serait assez hardi pour me contredire. » Il ajouta qu’en qualité de quartier-maître, et par l’autorité que lui donnait cet emploi, il voulait que le pilote et les matelots fussent reçus sur-le-champ dans la troupe ; que, grâces au ciel, il soutenait la justice et l’intérêt public, comme il y était obligé par son poste ; et que, si quelqu’un avait la hardiesse de s’y opposer, il avait un pistolet à sa ceinture et une poignée de balles pour se faire raison. Ensuite se retournant vers Roberts : « Mon ami, lui dit-il, la compagnie t’a rendu ta felouque, et tu l’auras. Tu auras deux hommes, et rien de plus. Pour les provisions, tu n’auras que ce qui est actuellement dans ton vaisseau. Il m’est revenu, continua-t-il, que plusieurs de nos gens se proposent de te former une cargaison ; mais je leur en fais défense en vertu de mon autorité, parce qu’il n’est pas sûr que les marchandises qu’ils veulent te donner ne nous soient pas bientôt nécessaires à nous-mêmes ; en un mot, je jure par tout ce qu’il y a de plus redoutable que, s’il passe quelque chose de nos vaisseaux dans le tien sans ma participation et sans mon ordre, je mets le feu aussitôt à ta felouque, et je t’y brûle toi-même avec ce que tu possèdes. »

Comme son emploi de quartier-maître lui donnait effectivement ce pouvoir, Lo ne put s’opposer à sa résolution. Il ne restait plus qu’à conduire Roberts sur la felouque. Il quitta le vaisseau du général sans que personne osât lui présenter le moindre secours, effet des menaces de Russel ; car la libéralité n’est pas une vertu fort rare chez les corsaires, qui donnent très-facilement ce qu’ils sont exposés à perdre à toutes les heures du jour. Comme ce furieux capitaine était prêt à retourner sur son bord, il se chargea de prendre Roberts dans sa chaloupe. En arrivant à son vaisseau, il donna ordre que le souper fût préparé et dans l’intervalle il se fit apporter du punch et du vin, avec des pipes et du tabac. Tous les officiers furent invités, et Roberts avec eux. Russel lui dit qu’il l’exhortait à boire et à manger beaucoup, parce qu’il avait un voyage aussi difficile à faire que celui du prophète Élie au mont Oreb, et que, n’ayant ni vivre ni liqueur dans sa felouque, il devait faire un bon fond dans son estomac pour résister long-temps à la soif et à la faim. Une raillerie si amère fit sentir à Roberts tout le malheur de sa situation. Cependant il répondit qu’il espérait mieux de la générosité de ceux qui lui laissaient la vie et la liberté. Russel jura qu’il n’avait plus d’autre faveur à se promettre que le souper qui se préparait.

« Je le conjurai, dit l’auteur, plutôt que de m’abandonner dans cet état aux funestes extrémités qui semblaient me menacer, de me mettre à terre dans l’île voisine ou sur les côtes de Guinée ; enfin de faire de moi tout ce qu’il jugerait à propos dans sa colère ou dans sa bonté, pourvu qu’il me dispensât d’entrer dans son service. Il me répondit qu’il avait dépendu de moi d’être de ses amis ; mais qu’ayant méprisé son amitié, il fallait me tenir au choix que j’avais fait, et qu’il avait encore pour moi plus de bonté que je ne devais en attendre, après l’avoir mis plus mal avec sa compagnie qu’il n’y avait jamais été et qu’il n’y voulait être. »

Roberts, s’étant excusé par l’innocence de ses intentions, le supplia, lui et tous ses confrères, de le regarder comme un objet de pitié plutôt que de vengeance. Russel répondit : « Vos argumens et vos persuasions sont inutiles. Il est trop tard ; vous avez refusé notre pitié lorsqu’elle vous était offerte ; votre sort est décidé. Remplissez-vous bien l’estomac pour soutenir vos forces aussi long-temps que vous le pourrez ; car il y a beaucoup d’apparence que le repas que vous allez faire sera le dernier de votre vie ; à moins qu’ayant la conscience si tendre, vous ne soyez assez bien avec le ciel pour en obtenir des miracles. Si je sens quelque pitié, c’est pour les deux hommes qui doivent vous suivre. Je suis tenté de les prendre avec moi, et de vous laisser profiter seul des secours du ciel. » Quelques personnes de l’assemblée lui dirent que ces deux hommes s’exposaient volontairement à suivre leur maître, et qu’ils étaient résolus de partager toutes ses disgrâces. « Apparemment, reprit Russel, qu’il leur a rendu la conscience aussi délicate que la sienne. Vous verrez que le ciel ne refusera rien à de si honnêtes gens. »

Ces railleries furent continuées pendant le souper. À dix heures, Russel fit appeler quelques matelots qu’il avait nommés pour la garde de la felouque, et leur demanda s’ils avaient tout enlevé suivant ses ordres. Ils jurèrent qu’ils n’avaient rien laissé et qu’il n’y restait que de l’eau. « Comment, de l’eau ! reprit Russel en blasphémant ; ne vous avais-je pas donné ordre de vider tous les tonneaux ? Nous n’y avons pas manqué, répondirent-ils, et l’eau que nous avons laissée n’est que de l’eau de mer qui entre de tous côtés dans le bâtiment. » Cette réponse calma le corsaire, et lui donna occasion de redoubler ses ironies. Enfin, lorsqu’il se sentit pressé du sommeil, il donna ordre que Roberts et ses deux hommes fussent conduits à leur felouque.

Comme c’était dans son propre canot que Roberts avait eu la liberté de retourner à sa felouque, il attendit impatiemment le jour pour reconnaître en quel état elle lui était rendue. Il y trouva d’abord de quoi remplir son chapeau de miettes et de croûtes de biscuit, avec quatre ou cinq poignées de tabac à fumer. Tout étant précieux pour lui dans la situation qu’on lui avait annoncée, il recueillit soigneusement ces misérables restes. Il retrouva sa boussole, son quart de cercle, et quelques autres instrumens de mer. On lui avait laissé son lit, comme un meuble inutile pour les corsaires, qui, à l’exception des seuls officiers, n’ont pas d’autre lit que le tillac. Pour provisions de bouche, il ne trouva que dix bouteilles d’eau-de-vie et trente-six livres de riz, avec une fort petite quantité de farine. L’eau qui restait dans les tonneaux ne montait pas à plus de trois pintes.

Ses recherches tournèrent ensuite vers les voiles. À la place des siennes on en avait mis de vieilles, qui étaient à demi pouries ; mais quelque pirate avait eu l’humanité de laisser six aiguilles avec un peu de fil de caret et quelques morceaux de vieux canevas, dont il commença aussitôt à faire usage. Ce travail l’occupa pendant trois jours, lui et ses deux hommes. Ils ne vécurent, dans cet intervalle, que de farine et de riz cru, avec quelques verres d’eau-de-vie, pour épargner leur eau, dont ils espéraient se servir pour faire de la pâte. Le quatrième jour, ils firent un petit gâteau, qu’ils partagèrent fidèlement en trois parts, et qui fut le meilleur mets qu’ils eussent mangé depuis qu’ils avaient quitté les pirates. Un autre jour ils composèrent une sorte de bouillie qui les soulagea beaucoup. C’était le 3 de novembre. Avec une extrême difficulté ils avaient mis leurs voiles en état de servir. Roberts observa le même jour qu’il était par 17 degrés de latitude nord. Le pilote de Russel lui avait dit, en le quittant, qu’on était à soixante-cinq lieues de l’île de Saint-Antoine.

Dans cette supposition, il se porta vers les îles du cap Vert, surtout vers celle de Saint-Nicolas. Le 7 de novembre, il se trouva, par ses observations, à 16° 55′ nord, environ à quarante-six lieues de Saint-Antoine. La nuit suivante, il tomba un peu de pluie, qui lui donna le moyen de recueillir quatre ou cinq pintes d’eau. Elle fut suivie d’un calme de plusieurs jours. Le 10, avec le secours d’un vent frais qui dura jusqu’au 16, il s’avança jusqu’à la vue de Saint-Antoine, à dix-huit ou dix-neuf lieues de distance. Le calme ayant recommencé l’après-midi du 16, il prit un requin. Cette pêche lui coûta beaucoup de peine, et mit même le bâtiment en danger par les violentes secousses du monstre marin, qui avait onze pieds et demi de longueur. Roberts et ses compagnons jugèrent qu’il ne devait pas peser moins de trois cents livres. Après l’avoir cru mort sur le tillac, ils lui virent recommencer ses mouvemens avec tant de furie, qu’ils ne purent les arrêter qu’en lui coupant une grande partie de la queue, ou réside sa principale force. Ils lui trouvèrent dans le ventre cinq petits qui n’avaient encore que la grosseur d’un merlan. Roberts, faisant aussitôt du feu avec son fusil, seule arme qu’on lui avait laissée, se servit d’eau de mer pour faire cuire quelque partie de sa pêche, dont il fit un repas qui lui parut délicieux. Comme il manquait de sel pour conserver le reste, il le coupa en longues tranches qu’il fit sécher au soleil. Son fusil lui devint un meuble fort utile, parce qu’on ne lui avait laissé aucun instrument pour allumer du feu. Étant aussi sans chandelle, il se servait pendant la nuit d’un charbon ardent pour observer l’aiguille aimantée, et régler ainsi sa course.

Le 17, Roberts, n’étant qu’à huit lieues de Saint-Antoine, crut pouvoir user de son eau fraîche avec un peu moins d’épargne. Il fit cuire quelques tranches de son poisson avec du riz. Le lendemain au matinal découvrit clairement Saint-Antoine, Saint-Vincent, Sainte-Lucie, Terra-Branca et Monte-Guarde, qui est la plus haute montagne de l’île Saint-Nicolas. Elle se fait voir de tous les côtés de l’île, dans la forme d’un pain de sucre, dont la pointe vient ensuite à s’élargir. Enfin le 20 il mouilla dans la rade de Currisal, sur seize brasses, à un quart de mille du rivage.

Un de ses gens nommé Potter, lui demanda la permission de se rendre à terre dans le canot, pour en apporter de l’eau fraîche. Il y consentit ; et, se sentant accablé de sommeil, il donna ordre à l’autre de veiller jusqu’au retour de son compagnon ; après quoi il se mit à dormir. S’étant éveillé en sursaut, il appela son homme, qui ne lui fit point de réponse. Il se leva pour le chercher, et l’ayant trouvé endormi sur le tillac, il s’aperçut, en jetant les yeux autour de soi, que le courant l’avait éloigné de l’île. Sa surprise fut extrême. Il se voyait exposé aux flots pendant toute la durée des ténèbres, et dans une situation plus dangereuse que jamais, sans espérer que Porter pût le rejoindre. Cependant, le jour étant venu l’éclairer, il trouva le moyen, avec beaucoup de peine, de gagner une baie sablonneuse que les habitans nomment Pattalio, où il jeta l’ancre le 22 de novembre, sur six brasses d’un beau fond de sable.

Vers le soir, il lui vint sept Nègres de Paraghisi, qui lui apportèrent une petite provision d’eau de la part du gouverneur de Saint-Nicolas. Ils l’assurèrent qu’il pouvait s’approcher de Paraghisi aussitôt que la marée descendante serait passée, c’est-à-dire, dans l’espace d’une heure ; et lorsqu’il leur parla d’attendre un de ses gens qui était resté à Currisal, ils lui protestèrent que, le vent étant contraire, il se passerait au moins quinze jours avant qu’il pût remonter au long de la côte. Cette objection l’ayant emporté sur ses désirs, il mit à la voile avec les Nègres pour aller au-devant de Potter. Mais le vent souffla si fort, qu’il fut obligé de relâcher dans un lieu qui se nomme Porto-Gary ; et voulant tenter un nouvel effort, sa grande voile fut si maltraitée, que les Nègres parlèrent de l’abandonner pour rentrer dans leur barque. Il employa toutes sortes de motifs pour leur faire perdre cette pensée. Il leur représenta, d’un côté, qu’il y aurait de la barbarie à le laisser sans secours ; et de l’autre, qu’ils allaient s’exposer encore plus follement à la fureur des flots, dans une barque beaucoup plus fragile que son bâtiment. Il ne put les persuader. Leur réponse fut qu’ils ne voyaient pas plus de danger dans leur barque que dans un vaisseau sans voiles, sans eau et sans provisions ; ou que, s’il fallait périr, ils aimaient mieux que ce fût à la vue de leur demeure que dans des lieux éloignés. Un d’entre eux ajouta que Roberts était sûr de ne manquer de rien lorsqu’il toucherait à quelque autre terre ; au lieu que la seule sûreté qu’il y avait pour eux était d’y tomber dans l’esclavage. Ils le quittèrent malgré ses plaintes et ses reproches. Le vent continuant avec beaucoup de furie, il demeura incertain de quel côté il devait se porter. Sa situation ne lui laissait guère d’espérance de pouvoir gagner l’île de Mai ou celle de San-Iago. Il ne connaissait pas celles de Saint-Jean et de Saint-Philippe. Les cartes qu’il en avait vues étaient fort imparfaites ; et, dans plusieurs relations, il se souvenait d’avoir lu que ces deux îles sont fort dangereuses. Il trouva néanmoins dans la suite que l’idée qu’il en avait conçue était tout-à-fait fausse.

Il passa la nuit dans toutes les alarmes qu’ont peut se représenter. Mais, à la pointe du jour, il aperçut à l’est-nord-est Terra Vermilia, ou Punta-de-Ver-Milhari, comme la nomment les habitans. Il eut besoin du jour entier et de la nuit suivante pour s’en approcher. Le lendemain, sans s’être aperçu que personne fût monté sur son bord, il entendit la voix d’un homme qui demandait en portugais si le vaisseau était à l’ancre. Aussitôt il découvrit trois Nègres, de qui était venue cette question. Il leur répondit que, dans l’embarras mortel il était, à peine connaissait-il sa situation ; mais qu’il cherchait l’île de San-Iago. Alors un d’entre eux, qui se nommait Colau-Verde, l’assura qu’il connaissait parfaitement San-Iago, Saint-Philippe et Saint-Jean, qu’il pouvait le mener dans quelque port de ces trois îles qu’il voulût choisir ; que celle de Saint-Philippe était abondante en provisions, mais que l’ancrage était mauvais et la mer fort haute ; qu’au contraire Saint-Jean avait un excellent port, où il promettait de le conduire sûrement.

Roberts accepta cette offre. Il s’efforça d’abord, avec le secours des trois Nègres, de réparer un peu le désordre de ses voiles. Ensuite, se livrant à la conduite de Colau, il porta droit à la pointe du nord de Saint-Philippe. L’ayant doublée, il tourna plus au sud en suivant les côtes, jusqu’à la vue de Ghors, qui est une partie de la même île. De là il découvrit l’île de Saint-Jean, vers laquelle il porta directement ; et lorsqu’il eut passé les petites îles qui sont situées dans l’intervalle, avec beaucoup de confiance dans Colau, qui lui fit prendre au-dessus de la plus orientale, il gagna aisément la pointe ouest de Saint-Jean. Il restait, suivant le pilote nègre, à s’avancer vers la pointe nord, que les habitans nomment Ghelungo, et qui est éloignée de l’autre d’environ deux lieues. Alors Roberts voulut savoir de son pilote où il plaçait le port ; mais il fut extrêmement surpris de reconnaître, aux incertitudes de Colau, qu’il l’ignorait. L’unique éclaircissement qu’il en tira fut qu’il était sûr de ne l’avoir point encore passé. Ils s’attachèrent à suivre la côte, en observant soigneusement leur situation. Enfin le port se fit apercevoir ; mais ce ne fut qu’après qu’on fut arrivé sous le vent ; car étant derrière une pointe, il faut l’avoir passée pour le découvrir ; et comme le vent est toujours assez fort au long de la côte, il devient très-difficile de remonter pour gagner le rivage, sans compter qu’on est poussé par un courant fort impétueux qui augmente beaucoup la difficulté. Roberts, embarrassé par ces obstacles, demanda à son pilote s’il ne connaissait point au-dessus du vent quelque endroit où l’on put mouiller. Le Nègre répondit non, et que, si l’on ne gagnait pas le rivage avant qu’on eût passé la Punta do Sal, non-seulement il serait impossible d’aborder, mais très-difficile d’éviter le naufrage. Roberts lui demanda conseil. « Je n’en ai pas d’autre à vous donner, lui dit le Nègre, que d’aborder sur les rocs, d’où chacun se sauvera comme il pourra. Mais je ne sais pas nager, lui répondit Roberts, et mon matelot non plus. » La réplique du Nègre fut, qu’étant si près des rocs il allait aborder. Roberts, prenant son fusil, lui dit qu’il saurait empêcher qu’on lui fît violence sur son bord. Le Nègre sauta aussitôt dans l’eau en lui souhaitant une bonne fortune ; il gagna la terre à la nage. Ses deux compagnons, qui ne savaient pas si bien nager, n’osèrent suivre son exemple, et protestèrent même qu’ils n’étaient pas capables de laisser Roberts sans secours ; mais ils le prièrent aussi de ne les pas abandonner aux flots sans eau et sans provisions. Il leur dit qu’il ne cherchait que le moyen d’aborder dans un lieu sûr, ou même de se faire échouer ; et lorsqu’ils lui représentèrent de quoi Colau l’avait menacé, il répondit que ce perfide, comme ils avaient pu le remarquer eux-mêmes, s’était attribué des connaissances qu’il n’avait pas. Alors les deux Nègres chargèrent Colau d’imprécations, et souhaitèrent de le voir périr avant qu’il pût atteindre les rocs. Roberts leur dit que, s’ils voulaient travailler à la poupe pour soulager un peu la felouque, il espérait encore de les mettre sûrement à terre. Mais ils lui déclarèrent qu’ils ne travailleraient à rien que lorsqu’ils le verraient à l’ancre, s’engageant néanmoins par d’horribles sermens à ne pas l’abandonner.

Roberts s’approcha du rivage, et serra de si près la Punta do Sal, que, vers l’extrémité de la pointe, un homme aurait pu sauter du bord sur le rivage. La raison qui lui faisait tant hasarder contre les rocs était sensible. Cette pointe lui paraissant l’extrémité de la côte au-dessous du vent, il n’était pas sûr au delà de trouver la terre assez avancée pour remorquer facilement. D’ailleurs les rocs étaient unis et fort escarpés. Il savait qu’ordinairement ces sortes de rocs ne s’avancent pas sous l’eau ; et la difficulté n’étant que d’y grimper lorsqu’il en serait assez proche pour y mettre le pied, il cherchait quelque lieu qui fût favorable à ce dessein. Mais à la première vue qu’il eut de la terre, de l’autre côté de la pointe il découvrit une petite baie assez profonde, dans laquelle il ne balança point à s’engager. La sonde qu’il avait à la main lui donna d’abord treize brasses, ensuite douze. Un courant du nord, qui entre dans la baie, l’aidant beaucoup plus que ses voiles, il s’approcha insensiblement de la terre ; et quoique le rivage lui parût fort inégal, ce qui est ordinairement la marque d’un mauvais fond, il ne se vit pas plus tôt sur neuf brasses, qu’il mouilla à l’ancre à toutes sortes de risques. Les deux Nègres, se voyant si près de la terre, se jetèrent aussitôt dans l’eau, et nagèrent heureusement jusqu’au rivage.

La nuit approchait : Roberts la passa tranquillement dans ce lieu. Au point du jour, trois insulaires parurent sur le bord de la mer, et, n’apercevant que deux hommes sur la felouque, se mirent librement à la nage pour venir à bord. Ils firent des offres civiles à Roberts, jusqu’à lui proposer d’aller dîner à terre avec eux. Il leur répondit qu’il ne savait pas nager. Leur étonnement fut extrême. Ils répétèrent plusieurs fois qu’il leur paraissait bien étrange que des gens qui traversaient la grande mer osassent l’entreprendre sans savoir nager ; et vantant, non sans raison, l’usage de leur nation, ils assurèrent qu’il n’y avait pas d’enfant parmi eux qui ne put se sauver de toutes sortes de périls à la nage. Cependant, comme l’eau manquait à Roberts, ils consentirent à lui en apporter. Étant bientôt revenus avec deux calebasses qui tenaient environ douze pintes, Roberts leur offrit de préparer pour eux quelques tranches de son poisson. À la vue des tranches sèches, ils lui dirent qu’ils croyaient les reconnaître pour la chair d’un poisson qu’ils nommèrent sarde ; sur quoi ils demandèrent si ce poisson ne dévorait pas les hommes. Roberts leur ayant répondu qu’on en avait quantité d’exemples, ils jetèrent avec effroi ce qu’ils tenaient entre leurs mains, en disant qu’ils n’auraient jamais cru que des hommes fussent capables de manger un animal qui se nourrit de leur chair. Ce mécontentement ne les empêcha pas de travailler à la poupe, et de nettoyer entièrement la felouque. Roberts, pour les récompenser de leur travail, leur offrit un verre d’eau-de-vie, en regrettant que les pirates ne lui eussent pas laissé le pouvoir de leur en donner plus libéralement : ils refusèrent d’en boire. Puisqu’il en avait si peu, lui dirent-ils, et qu’il était accoutumé à cette liqueur, ils lui conseillaient de la garder pour ses besoins. Ils ajoutèrent que l’eau était leur boisson naturelle, et qu’ils s’en trouvaient fort bien ; qu’ils n’avaient jamais goûté d’aqua ardente (c’est le nom qu’ils lui donnaient), quoiqu’ils n’ignorassent pas qu’elle était fort bonne ; mais qu’ils se souvenaient qu’un pirate français, nommé Maringouin, ayant abordé dans leur île avec une grosse provision de cette liqueur, qu’il n’avait pas épargnée aux habitans, la plupart de ceux qui en avaient bu étaient devenus fous pendant plusieurs jours, parce qu’ils n’y étaient point accoutumés, et que d’autres en avaient été dangereusement malades ; que cependant il se trouvait encore des Nègres qui souhaitaient d’être enlevés par quelque pirate, pourvu qu’ils fussent conduits dans une région où cette liqueur chaude fût en abondance.

Roberts leur demanda s’ils avaient beaucoup de coton dans leur île. Ils lui dirent que chaque année en produisait abondamment ; mais que la rareté des pluies avait rendu la dernière assez stérile ; qu’il n’y avait pas de Nègre néanmoins qui n’eût cinq ou six robes, quoiqu’ils en fissent peu d’usage ; que, les vaisseaux venant rarement dans leur île, ils employaient le coton à leurs propres besoins, et qu’il n’y avait pas d’habitant qui ne lui en donnât volontiers quelque pièce pour raccommoder ses voiles. Mais il les assura qu’il ne prendrait rien d’eux sans le payer. Si j’avais eu, dit Roberts, quelques grains de verre ou d’autres bagatelles, j’aurais acquis tous le coton de l’île.

Ils admirèrent beaucoup son horloge de sable et ses instrumens astronomiques. Les Portugais, à qui ils avaient quelquefois vu des machines de la même espèce, n’avaient jamais voulu leur en apprendre l’usage. Roberts prenant plaisir à leur donner quelque explication, ils lui dirent que tous les blancs étaient autant de fittazares (nom qu’ils donnent à leurs sorciers). Il leur répondit que toute correspondance avec le diable faisait horreur aux Anglais, et que dans leur pays les sorciers étaient brûlés vifs. C’est une fort bonne loi, lui répondirent-ils, et nous en souhaiterions ici l’usage. Mais, pour expliquer l’habileté des blancs, ils conclurent que, sans être aussi méchans que les sorciers, puisqu’ils les punissaient par le feu, ils devaient être plus savans que le diable même ; et la raison qu’ils en apportèrent, c’est qu’ils avaient remarqué que leurs sorciers, dont le savoir venait du diable, n’avaient aucun pouvoir contre les blancs. Là-dessus ils prièrent Roberts d’employer ses lumières pour les empêcher de nuire à leurs bestiaux, et surtout à leurs enfans, qu’ils faisaient mourir par des maladies de langueur, lorsqu’ils portaient de la haine à leur famille.

On sera peut-être surpris, dit Roberts, que j’entendisse si parfaitement leur langage. Mais sachant la langue portugaise, qui fait une grande partie de la leur, mêlée avec l’ancien mandingue, qui est leur première langue, ils ne me disaient rien dont je ne comprisse du moins le sens. D’ailleurs leurs moindres paroles sont accompagnées de tant de mouvemens et de gesticulations surtout dans cette île et dans celle de Saint-Philippe, que leur pensée se fait entendre avant qu’ils aient achevé de l’exprimer.

Dans l’après-midi, le vent devint fort impétueux, et le ciel se couvrit de nuages si épais, que Roberts se crut menacé d’une tempête. Il était venu à bord plusieurs autres Nègres. À sa prière, un d’entre eux se mit à la nage, tenant le bout d’une corde pour amarrer le bâtiment contre les rocs ; mais il le fit si légèrement, que, la corde ayant coulé aussitôt, son travail devint inutile. Roberts le pria inutilement de recommencer. Il répondit que, si le vent éloignait sa felouque, il se chargeait, lui et ses compagnons, de porter les deux Anglais au rivage. Cependant quelques-uns d’entre eux consentirent à retourner à terre pour chercher Colau-Verde, dont l’adresse et l’audace pourraient être de quelque secours. Le vent fut inégal pendant la nuit suivante. Une heure avant le lever du soleil, il plut beaucoup au nord-est et à l’est-nord-est ; ce que les Nègres expliquèrent comme un signe de vent qui ne ferait qu’augmenter pendant le jour.


Cependant le soleil se leva très-clair, mais vers huit heures le vent souffla fort impétueusement, et devint si furieux vers le milieu du jour, que Roberts n’avait jamais vu les vagues dans une telle agitation ; il ne savait quel parti prendre, et tous ses efforts se tournaient à persuader aux Nègres de ne pas l’abandonner. Le reste du jour et la nuit suivante se passèrent avec moins d’alarme ; mais le lendemain, qui était le 29 novembre, les vents redevinrent si furieux, qu’ayant arraché le bâtiment de dessus son ancre, il le précipitèrent sur la point d’un roc, où il se brisa misérablement. L’eau pénétrait de toutes parts, et les Nègres, à cette vue, se jetèrent à la nage pour gagner la terre ; cependant ils revinrent au secours de Roberts et de son matelot, qui jetaient des cris lamentables. À la faveur de quelques planches brisées, ils les conduisirent au pied d’un roc, où ils trouvèrent assez de facilité à monter plus de quinze pieds au-dessus des flots. Là, le roc s’aplanissant dans un espace de neuf ou dix pieds, ils s’arrêtèrent pour reprendre haleine, tandis que d’autres Nègres, qui avaient vu leur disgrâce du sommet de la côte, leur apportèrent de l’eau et quelques alimens du pays. Ils allumèrent du feu dans le même endroit pour faire cuire des courges ; et le temps ayant commencé à s’adoucir, ils y passèrent la nuit.

Le jour suivant fut employé par les Nègres à sauver les débris de la felouque, surtout les moindres pièces de bois où il restait quelque trace de peinture. Ils dirent à Roberts que, s’il pouvait imaginer quelque moyen de rejoindre ensemble les mâts, le gouvernail, et quelques parties qui ne paraissaient pas fracassées, ils croyaient pouvoir les conduire jusqu’à un port voisin, où peut-être en tirerait-il quelque utilité. Il admira leur bonté dans cette proposition ; et, touché de reconnaissance, il leur promit que, s’il arrivait dans ce port quelque bâtiment qui eût besoin de ces tristes restes, il les vendrait dans la seule vue de leur en donner le prix, et de récompenser leurs services par un présent fort inférieur à sa reconnaissance. Leur réponse, rapportée en termes exprès par l’auteur, est remarquable. Ils lui protestèrent qu’ils croyaient n’avoir fait que leur devoir en assistant des étrangers dans l’infortune ; que, malgré la différence de leur couleur, et quoiqu’ils fussent regardés par les blancs comme des créatures d’une autre espèce, ils étaient persuadés que tous les hommes sont de la même nature ; mais qu’ils avouaient néanmoins que Dieu les avait créés fort inférieurs aux blancs. Roberts, surpris de leur trouver tant de raison, leur répondit qu’au fond il n’y voyait pas d’autre différence que la couleur, et qu’il n’en connaissait pas d’autre cause que la chaleur excessive de leur climat. Il ajouta que si quelque blanc venait vivre dans leur île avec une femme de son pays, exposé comme eux à l’ardeur du soleil, il ne doutait pas que, dans trois ou quatre générations, leur postérité ne fût de la même couleur et de la même complexion.

Il fut fort surpris de leur entendre dire que, dans cette supposition, les blancs perdraient peut-être leur couleur, mais que leurs cheveux conserveraient toujours leur nature, et ne deviendraient pas frisés comme ceux des Nègres ; en quoi, certes, ils raisonnaient beaucoup mieux que lui. Ils lui dirent encore qu’ils n’avaient que trop reconnu par une longue expérience qu’il y avait sur eux quelque malédiction, et qu’ils étaient faits pour être les serviteurs et les esclaves des blancs. Roberts, assez content de les voir dans cette idée, leur répondit que c’était une opinion reçue dans le monde. Ils entrèrent si fort dans sa réponse, qu’ils la confirmèrent en lui disant que c’était une vérité prouvée par l’usage annuel des blancs, qui venaient prendre ou acheter des milliers d’esclaves en Guinée.

Non-seulement les Nègres sauvèrent tous les débris qui étaient sur la surface de la mer, mais, plongeant avec une hardiesse extrême, ils ramenèrent du fond des flots deux pots de fer qu’il se hâtèrent de rendre à Roberts. Ils excellent tous à nager et à plonger. La petite baie de Punta do Sal est d’une eau si claire, que dans le beau temps on voit le fond jusqu’à huit ou dix brasses. C’est un de leurs plus doux exercices, après la pêche, de jeter une pierre au fond de l’eau, et de parier entre eux qui aura le plus d’adresse à la trouver. Ils ont un art de ménager leur haleine, qui les fait demeurer au fond plus d’une minute.

Vers midi, ils firent à Roberts un dîner composé de courges bouillies et de quelques poissons qu’ils avaient péchés. Pendant que les deux Anglais, oubliaient leur infortune pour manger avec assez d’appétit, il leur vint un messager du seigneur Lionel Consalvo, gouverneur de l’île, qui s’excusait de n’être pas venu lui-même, parce qu’il était tourmenté d’un rhume. Il envoyait à Roberts quelques courges et trois ou quatre pommes-de-terre, en lui faisant espérer pour le jour suivant une pièce de chevreau sauvage. Au même moment il parut un autre messager de la part du prêtre de l’île : loin d’apporter quelques provisions aux deux Anglais, il était chargé par son maître de leur demander s’ils n’avaient pas sauvé quelques restes de farine. Après cette question, il ajouta, comme de lui-même, que, s’il leur restait de l’aqua ardente, ils feraient beaucoup de plaisir au prêtre de lui en envoyer. Roberts lui montra les restes de son naufrage, qui consistaient dans quelques planches et les deux pots de fer. À la vue des deux pots, le messager releva beaucoup le pouvoir de son maître, qui le rendait plus capable d’être utile aux étrangers que le gouverneur même ; et pour conclusion, il déclara aux Anglais qu’ils lui feraient plaisir de lui envoyer un des deux pots. D’autres Nègres vinrent successivement, et parmi eux Domingo Gomerès, fils d’Antoine Gomerès, qui avait été gouverneur de l’île avant Lionel Consalvo. Roberts prit une juste opinion de Consalvo en ne voyant qu’un Nègre dans Gomerès. Les Portugais dédaignent de venir commander personnellement dans une île si pauvre, et laissent volontiers prendre aux Nègres leurs noms et leurs titres. Gomerès présenta au capitaine anglais quelques courges, une papaye et des bananes, avec un gâteau composé de bananes et de maïs. Roberts lui ayant demandé ce qu’il exigeait de sa reconnaissance pour tant de faveurs, il répondit qu’il serait fort satisfait de son amitié, et que tous les autres habitans n’avaient pas d’autre prétention, à la réserve du prêtre, qui ne cesserait pas, suivant sa coutume, de lui faire beaucoup de demandes ; mais qu’ils le prévenaient là-dessus, afin qu’il ne se laissât pas tromper. Roberts lui dit qu’à son retour en Angleterre, il ne manquerait pas de se louer beaucoup de ta générosité des Nègres, pour engager ses compatriotes à venir souvent dans leur île. Gomerès répondit que malheureusement l’île ne produisait rien d’avantageux au commerce ; que son père et d’autres Nègres fort anciens se souvenaient d’y avoir vu des étrangers qui leur avaient dit qu’elle était fort pauvre, et que non-seulement ses habitans étaient fort misérables, mais que leur misère était la raison qui empêchait les vaisseaux de les visiter.

Pendant cet entretien, Roberts observa un Nègre qui paraissait prêter l’oreille avec une attention extraordinaire ; et, jetant les yeux plus particulièrement sur lui, il crut remarquer qu’il ne ressemblait pas aux Nègres de Guinée, mais qu’il était basané comme les Arabes des parties méridionales de Barbarie, et qu’il avait les cheveux droits et bruns, quoique assez courts. Tandis qu’il le considérait, il fut extrêmement surpris de lui entendre dire en anglais que l’île produisait quantité de richesses qui n’étaient pas connues des Portugais, et dont les insulaires ignoraient l’usage ; telles que de l’or, de l’ambre gris, de la cire et divers bois de teinture. En s’expliquant davantage, Roberts apprit avec une joie égale à son étcnnement que cet étranger était Anglais, né à Carléon, sur la rivière d’Usk, dans le pays de Galles ; que son nom était Charles Franklin, et qu’il était fils d’un juge de paix. Il avait commandé plusieurs bâtimens de Bristol. Dans un voyage aux Indes occidentales, il avait été pris par le pirate Barthélemi, et conduit sur la côte de Guinée, d’où il avait trouvé le moyen de s’échapper. Il s’était réfugié à Sierra-Leone, chez un prince nègre nommé Thomé. Barthélemi avait employé les menaces pour l’arracher de cet asile ; mais le prince Thomé, fidèle à ses promesses, lui avait fait une réponse fière et méprisante, qui avait obligé le pirate à se retirer. Après son départ, le capitaine Plunket, chef du comptoir anglais de Sierra-Leone, ayant entendu parler de Franklin, et le prenant pour quelque scélérat de la troupe du pirate, l’avait fait demander au prince Thomé, dans la seule vue de le condamner au supplice suivant la rigueur des lois anglaises. Le prince nègre en avait averti Franklin, sans lui cacher qu’il était embarrassé par la crainte de déplaire aux Anglais. Franklin, comprenant qu’il lui serait difficile de prouver son innocence, l’avait conjuré d’attendre l’arrivée de quelque vaisseau de Bristol dont il connut le capitaine. Son malheur avait touché si vivement le prince, qu’il avait obtenu le renouvellement de sa protection avec un redoutable serment. Cependant Plunket ne se relâchant pas dans ses instances, il avait souhaité, pour l’intérêt de la paix, d’être envoyé plus loin dans les terres, et le prince ne lui avait pas refusé cette faveur. Outre le motif de la sûreté, il avait appris qu’on trouvait beaucoup d’or dans l’intérieur du pays, surtout entre 12 et 13 degrés de latitude, tant du nord que du sud, et peut-être jusqu’à l’extrémité méridionale de cette vaste région. Le prince Thomé l’envoya au roi de Bembolou, accompagné de quatre gardes et d’un bâton d’état, qui lui tenait lieu d’une lettre de créance. Son voyage avait duré sept jours, et, sur le calcul de sa marche, il croyait avoir fait environ cent milles. Il avait passé dans sa route par plusieurs villes, où il avait été fort bien reçu. Pendant les quatre premiers jours, il n’avait fait aucune remarque importante ; mais il avait ensuite observé que l’or était fort commun parmi les habitans. L’attention que ses gardes avaient continuellement sur lui l’avait empêché de prendre des informations. Il apprit d’eux-mêmes qu’ils avaient ordre de lui ôter toutes les occasions d’acquérir trop de lumières, et de le conduire par les routes les plus désertes, mais surtout de ne pas lui laisser la liberté d’écrire. Le prince Thomé avait eu soin de lui prendre tous ses papiers, sous prétexte de les conserver jusqu’à son rétour ; mais les Nègres étant persuadés que les blancs sont autant de fittazars ou de sorciers, s’imaginent que le diable ou quelque génie est toujours prêt à leur fournir les commodités dont ils ont besoin. Enfin il était arrivé à la cour du roi de Bembolou, où la vue du bâton d’état l’avait fait recevoir avec beaucoup de civilité et d’affection. Il y avait fait l’admiration du roi et de tout son peuple, qui n’avaient jamais vu d’Européens dans leur ville.

Roberts ayant remarqué pendant le discours de Franklin que les Nègres qui étaient autour de lui l’écoutaient fort attentivement, leur demanda s’ils avaient compris quelque chose à son récit : ils lui dirent que non ; mais qu’ils admiraient que le seigneur Carolo (ils donnaient ce nom à Franklin) eût trouvé le moyen de lui parler dans une langue qu’ils n’entendaient pas. Franklin leur apprit alors qu’il était du même pays que Roberts. Une nouvelle si surprenante fut répandue aussitôt dans toute l’assemblée. Ils venaient tous prier Roberts de la confirmer de sa propre bouche, parce qu’ils ont pour principe de ne pas s’en rapporter au témoignage d’autrui, lorsqu’ils peuvent employer celui de leurs propres sens.

L’impatience de Roberts était de voir leur ville. Franklin lui en avait représenté le chemin comme inaccessible par la multitude de rochers escarpés et pointus qu’il fallait traverser. Les Nègres, qu’il interrogea aussi, confirmèrent la même chose, et lui firent une description extravagante de leur île. Cependant, comme le gouverneur et le prêtre l’avaient fait inviter à les aller voir chez eux, il résolut de surmonter toutes les difficultés, d’autant plus que dans le lieu où il était il se voyait exposé matin et soir à périr par la chute des pierres qui roulaient du sommet de la montagne. Les Nègres lui dirent que ces mouvemens venaient des chèvres sauvages qui se retiraient le soir sous les rocs. En effet, l’auteur observe que l’île entière n’est qu’un composé de montagnes qui s’élèvent en monceau, et que, le sommet de l’une étant comme le pied de l’autre, elles forment ensemble une espèce de dôme. Lorsqu’il se fut déterminé à partir, Domingo voulut lui servir de guide, avec la précaution de le lier derrière lui pour le soutenir dans sa marche. La première partie du chemin se fit assez facilement, et l’on s’arrêta pour prendre quelques momens de repos. Mais, en avançant plus loin, Roberts s’aperçut bientôt qu’il lui serait fort difficile de continuer. Quelques Nègres s’écartant pour chercher une meilleure route, firent tomber une grosse pièce de roc, qui mit en danger tous ceux qui les suivaient. Domingo déclara qu’il n’exposerait pas le capitaine anglais pendant le jour, parce que l’ardeur du soleil rendait les roes moins capables de consistance, et les pierres plus faciles à se détacher, au lieu que l’humidité de la nuit formait une espèce de ciment qui les arrêtait. Sur ce raisonnement, dont Roberts ajoute qu’il reconnut la vérité par son expérience, on ne pensa qu’à retourner au lieu d’où l’on était parti. Domingo proposa de faire venir une barque pour gagner la ville par la voie de la mer. Quoique ce dessein demandât plusieurs jours, Roberts se vit forcé d’y consentir par les premières atteintes d’une fièvre violente. Tant de chagrins et de fatigues, joints à l’ardeur excessive du soleil qu’il fallait essuyer continuellement, avaient épuisé ses forces. Il tomba dans une maladie si dangereuse, que pendant plus de six semaines son matelot et Franklin désespérèrent de sa vie. Les Nègres lui rendirent plus de services et de soins qu’il n’aurait pu s’en promettre dans la région la plus polie de l’Europe et la plus affectionnée aux Anglais. Enfin, lorsqu’il fut en état d’entrer dans la barque, les Nègres, qui se chargèrent de le conduire avec Domingo, prirent au sud-ouest, et trouvèrent toujours la mer fort calme ; au lieu que de l’autre côté le vent ne cesse pas de se faire sentir, surtout à mesure que le soleil s’approche du méridien. On arriva le soir à Furno, où Roberts trouva un cheval du gouverneur, sur lequel il monta pour se rendre à sa maison. Ce n’était proprement qu’une cabane. Il y fut reçu fort civilement ; mais ayant promis à Domingo de loger chez lui, il se rendit ensuite chez le signor Antonio, père de ce Nègre. On y avait déjà pris soin de lui préparer un lit, secours précieux, si l’on considère le pays et les habitans. Il était composé de quatre pieux enfoncés dans la terre à de justes distances, et de quatre pièces de bois informes qui les joignaient ensemble, sans autre lien que des cordes de bananier. Le fond était rempli d’une paillasse de cannes, sur laquelle on avait mis une grande quantité de feuilles sèches de bananier couvertes d’une natte, et pour draps, deux pièces d’une étoffe blanche de coton. La courte-pointe était aussi de coton à raies bleues et blanches.

Roberts passa deux mois dans la maison du seigneur Antonio Gomerès sans pouvoir se rétablir ; mais ayant commencé à reprendre ses forces, il se fit un amusement de la pêche. Il employait souvent trois ou quatre jours entiers à cet exercice. Les Nègres portaient le bois dont ils avaient besoin pour allumer du feu et faire cuire le poisson. Ils trouvaient du sel sur les rocs, où la chaleur du soleil le formait naturellement de l’eau de la mer.

Dans la familiarité où Roberts vivait avec les Nègres, il s’informa quels vaisseaux ils avaient vus dans leur île depuis quelques années. Il n’en était arrivé que deux dans l’espace de sept ans : l’un d’Angleterre, qui avait acheté des porcs ; l’autre portugais, qui, transportant des esclaves de Saint-Nicolas au Brésil, avait relâché à Saint-Jean pour faire de l’eau, mais s’était vu enlever de dessus ses ancres par une violente tempête. L’intention de Roberts était de passer dans l’île Saint-Philippe, où il savait que les vaisseaux abordaient plus souvent. Après de longues réflexions, il prit le parti de rassembler tous les débris de sa felouque, et d’en composer une barque avec le secours des Nègres. Il lui donna vingt-cinq pieds de long sur dix de largeur, et quatre pieds dix pouces de profondeur. Il la calfata de coton et de mousse avec un enduit de suif mélé de fiente d’âne. Cette composition acquit tant de dureté en séchant au soleil, que non-seulement la chaleur n’était pas capable de la fondre, mais que l’eau de la mer ne pouvait l’endommager. La fiente d’âne la défendait contre les poissons, qui auraient mangé le suif, sans ce mélange. D’ailleurs Roberts n’aurait pu se procurer assez de suif pour fournir à tout l’ouvrage ; car il observe que quarante chèvres ne lui en donnaient pas plus de cinq livres, et qu’une vache grasse n’en rendait pas davantage.

Lorsqu’il crut avoir mis sa barque en état de supporter la mer, il obtint des Nègres une ancre qu’ils avaient pêchée après le départ du vaisseau portugais dont on a raconté l’accident. Il s’approcha ainsi de Furno, d’où il se rendit à la ville pour y faire ses adieux : mais il fut fort surpris que Franklin, après lui avoir promis constamment de s’embarquer avec lui, eût changé tout d’un coup de résolution. Il affecta de paraître satisfait de ses raisons ; et, sans autre compagnie que son matelot et six Nègres qui s’étaient offerts à le suivre, il partit deux heures avant le jour avec la marée du matin.

Après avoir erré quelque temps, il fut encore obligé de retourner à Saint-Jean, et de s’y arrêter deux mois pour réparer sa barque. Mais enfin il gagna San-Iago, la principale des îles du cap Vert, où vint aborder un vaisseau de Bristol, commandé par un de ses amis, qui le ramena dans sa patrie.

Quoique nous nous soyons peut-être un peu étendu sur les aventures de Roberts, nous croyons que le lecteur judicieux ne nous en fera pas de reproche. Il a dû y retrouver à tout moment des objets d’intérêt et d’instruction. Quel contraste plus frappant que celui de la férocité des corsaires anglais et de la bonté des Nègres de Saint-Jean ! D’un côté, quel horrible abus de tous les arts, de toutes les lumières, que l’homme policé acquiert dans la constitution sociale ! et de l’autre, quel exemple de toutes les vertus qui tiennent au sentiment de la pitié dans l’homme sauvage, qu’ailleurs nous trouverons souvent aussi méchant dans sa grossièreté que nous le sommes avec nos connaissances ! Peut-être les Nègres de Saint-Jean n’avaient-ils conservé cette bonté naturelle que par une suite de l’extrême pauvreté de leur demeure. Jetés sur des rochers au milieu des écueils qui éloignent les vaisseaux de ces parages dangereux, ils n’avaient point été corrompus par l’avarice et la fausseté qui naissent de l’esprit de commerce ; et les prêtres, qui, pour régner mieux sur toutes ces nations grossières, obscurcissent leur intelligence par la superstition, qui les rend à la fois dociles et féroces, n’avaient pas eu d’intérêt à aveugler cette horde indigente à qui l’on ne pouvait rien prendre. Ainsi relégués au milieu de leurs rochers inabordables, ces Nègres se croyaient heureux de voir d’autres hommes assez malheureux par le sort pour avoir besoin d’eux. Ils reconnaissaient encore la supériorité de ces Européens, qui pourtant leur était devenue inutile ; et les Européens, portés à la nage par les Nègres qui plongeaient au milieu des rochers, pouvaient reconnaître à leur tour une autre espèce de supériorité que l’homme porte partout avec lui. Quelle multiplicité d’ailleurs, quelle variété d’incidens dans la situation de Roberts abandonné dans sa felouque aux mers et à la fortune, et flottant sans cesse entre la mort et la vie ! Combien de fois l’espérance vient remplacer le danger ! et combien de fois le danger fait disparaître l’espérance ! On a remarqué que les marins ne pouvaient pas souffrir long-temps le séjour de la terre. N’est-ce pas parce que leur âme, accoutumée aux fortes secousses, trouve insipide et monotone un genre de vie qui n’offre ni grands périls ni grandes joies ? Tous les intérêts paraissent petits à des hommes qui ont si souvent calculé de combien de minutes ils étaient éloignés de la mort ; et qu’est-ce que les chagrins frivoles et factices, les craintes pusillanimes qui agitent les sociétés, aux yeux de celui qui a éprouvé tant de fois que l’homme peut en un moment se trouver seul et sans secours au milieu de la nature qui lui échappe ou qui s’arme contre lui ?

Les Portugais, en découvrant ces îles, leur donnèrent le nom de las ilhas de Cabo-Verde. Le cap tire le sien de la verdure perpétuelle dont il est couvert ; et les îles, du cap vis-à-vis duquel elles sont situées. Cependant elles sont nommées aussi par les Portugais las ilhas Verdes, soit par simple contraction, soit par allusion à l’herbe verte, qu’ils nomment sargosso, dont toutes ces îles sont environnées. Elle a beaucoup de ressemblance avec le cresson d’eau, et son fruit ressemble à la groseille. La mer en est couverte depuis le 20e. degré jusqu’au 24e. Dans quantité d’endroits, elle est si épaisse, qu’elle présente comme un grand nombre d’îles flottantes, qui sont capables d’arrêter les vaisseaux lorsque le vent n’est point assez fort pour leur faire surmonter cet obstacle, sans qu’on puisse s’imaginer ce qui produit cette verdure dans une partie de l’Océan qui est à plus de cent cinquante lieues des côtes de l’Afrique, et qui n’a pas de fond. Les Hollandais appellent les îles du cap Vert îles de Sel, parce qu’il s’y en trouve beaucoup.

On en compte dix : Sal, Bona-Vista, Mayo, San-Iago, Fuego ou Saint-Philippe, Brava ou Saint-Jean, Saint-Nicolas, Sainte-Lucie, Saint-Vincent, et Saint-Antoine. D’autres en comptent douze, et quelques-uns quatorze ; mais ils donnent mal à propos le nom d’îles à quatre rocs, dont les deux premiers, qu’on a nommés Ghuny et Carnera, sont au nord de Brava; et les deux autres, nommés Chaor et Bracna, à l’ouest de Saint-Nicolas.

Les îles du cap Vert prennent un peu plus de trois degrés du sud au nord, avec la même étendue de l’est à l’ouest ; c’est-à-dire qu’elles sont entre 14 degrés 55 minutes, et 17 degrés 45 minutes de latitude. De même leur longitude de Ferro est entre 4 et 7 degrés. Sal, Bona-Vista et Mayo sont le plus à l’est dans la direction du nord au sud ; San-Iago, Fuego et Brava ; le plus au sud dans la direction de l’est à l’ouest. Saint-Nicolas, Sainte-Lucie, Saint-Vincent et Saint-Antoine, le plus au nord-ouest, et sur une même ligne du sud-est au nord-ouest. Owington dit qu’elles s’étendent dans la forme d’un croissant dont le côté convexe est tourné vers le continent d’Afrique. Beckman observe qu’elles présentent une perspective fort agréable à ceux qui les traversent à la voile. Mayo, qui est la plus proche du cap Vert, en est éloignée d’environ quatre-vingt-treize lieues ouest quart nord. La situation de ces îles est très-favorable pour le rafraîchissement des vaisseaux qui font le voyage de Guinée ou des Indes orientales.

Tout le monde convient que l’air des îles du cap Vert est d’une chaleur extrême et très-malsain. Sir Richard Hawkîns prétend que le climat est un des plus pernicieux à la santé des hommes qui soit connu dans l’univers. Il y avait abordé deux fois, avec le chagrin d’y perdre la moitié de ses gens par des fièvres malignes et par la dysenterie. Comme il y pleut rarement, la terre y est si brûlante, qu’on n’y saurait poser le pied dans les lieux où le soleil fait tomber ses rayons. Le vent du nord-est, qui s’y élève un peu avant quatre heures après midi, apporte ensuite une fraîcheur soudaine dont les effets sont souvent mortels. Aussi les habitans ont-ils la précaution de se couvrir la tête d’un bonnet qui leur descend jusqu’aux épaules, et le corps d’une robe fourrée, ou doublée de coton. Hawkins observe encore que dans ce climat, comme aux côtes de Guinée et dans tous les pays chauds, la lune a beaucoup d’influence sur le corps humain, et qu’il est par conséquent fort dangereux d’y passer la nuit à l’air.

Beckman remarque que dans la plupart des îles du cap Vert le terroir est pierreux et stérile, et surtout dans celles de Sal, de Bona-Vista et de Mayo. Sal et Mayo ont un grand nombre de chevaux sauvages. Outre les chevaux Mayo a quantité de chèvres, et du sel en si grande abondance, qu’on en pourrait charger, dit-on, plus de deux mille vaisseaux. Les autres îles sont beaucoup plus fertiles, et produisent du riz, du maïs, des bananes, des limons, des citrons, des oranges, des grenades, des cocos, des figues et des melons. On y trouve aussi du coton et des cannes à sucre. Les chèvres y donnent généralement trois ou quatre chevreaux d’une portée, et souvent trois fois dans une année. Les vignes y rapportent aussi deux fois.

La richesse des habitans consiste dans leurs peaux de chèvres, et dans le sel de Bona-Vista, de Mayo et de San-Iago. Barbot rapporte qu’ils préparent parfaitement leurs peaux à la manière du Levant ; et Beckman assure qu’il n’y en a pas de meilleures au monde dans la même espèce.

On y prend un si grand nombre de tortues, que plusieurs vaisseaux viennent s’en charger tous les ans, et les salent pour les transporter aux colonies de l’Amérique. Ces animaux prennent les temps de pluies pour faire leurs œufs dans le sable, et les laissent éclore au soleil. C’est alors que les habitans leur donnent la chasse, sans autre embarras que de les tourner sur le dos avec des pieux ; car elles sont si grosses, qu’on n’en aurait pas la force avec les mains. La chair des tortues n’est pas moins en usage dans les colonies que la morue dans tous les pays d’Europe.

Aikins observe que les Portugais établis aux îles du cap Vert reçoivent indifféremment, tous les vaisseaux qui s’y arrêtent, et leur vendent à fort bon marché des rafraîchissemens et des provisions dont San-Iago est la principale source. Barbot nous apprend que les Français du Sénégal et de Gorée envoyaient prendre leurs provisions dans cette île, lorsqu’ils ressentaient la disette dans cette partie de la Nigritie, et qu’ils en tiraient des vivres pour des esclaves et d’autres richesses. Vers l’an 1593, dans le temps que Hawkins était en voyage, ils faisaient un commerce considérable à San-Iago, à Fuego, à Mayo, à Bona-Vista, àS al et à Brava, où ils venaient continuellement de Guinée et de Benin. Ils en tiraient des esclaves, du sucre, du riz, des étoffes de coton, de l’ambre gris, de la civette, des dents d’éléphans, du salpêtre, des pierres ponces, des éponges, et quelque petite quantité d’or que les insulaires tiraient eux-mêmes du continent.

Toutes les îles du cap Vert étaient presque inhabitées lorsqu’elles furent découvertes par les Portugais. Les établissemens particuliers s’étaient mal soutenus, parce qu’ayant manqué de vivres, la famine en avait ruiné plusieurs. La pluie leur avait aussi manqué long-temps. À peine se souvenait-on dans les îles de Bona-Vista, de Mayo, et particulièrement dans l’île de Sal, d’en avoir vu depuis six ou sept ans. Il n’en était tombé du moins que dans les montagnes, où les habitans racontent que les nuées se rassemblent, et qu’étant beaucoup plus pesantes, elles se fondent pour arroser inutilement les lieux stériles et déserts. Les îles de Sal, de Bona-Vista et de Mayo, qui sont fort plates, arrêtent d’autant moins les nuées qui sont continuellement chassées par le vent ; et c’est à cette raison qu’on attribue la sécheresse qui règne dans ces trois îles.

Sal, Sainte-Lucie et Saint-Vincent, trois des plus grandes îles du cap Vert, n’ont aucun habitant, tandis que les autres sont assez bien peuplées de Nègres et de Mulâtres. On en donne une raison qui mérite d’être rapportée. Les premiers Portugais, surtout ceux de San-Iago, se procuraient des Nègres de Guinée pour le travail de leur colonie ; mais, comme la plupart ne menaient pas une vie fort régulière, ils se croyaient obligés, en mourant, de donner la liberté à quelques-uns de ces misérables esclaves pour expier une partie de leurs déréglemens. Après avoir reçu la liberté, la plupart ne pensaient qu’à s'éloigner de leurs tyrans, et passaient dans les îles voisines, où l’air différant peu de leur climat naturel, ils trouvaient le moyen de s’établir heureusement. Les Portugais, voyant leur prospérité, y passèrent après eux. Mais le commerce du Portugal déclina bientôt dans cette partie de l’Afrique, lorsque les autres nations de l’Europe eurent pénétré dans la Guinée et jusqu’aux Indes orientales. Alors le nombre des Nègres, qui n’avaient pas cessé de se multiplier, devint si supérieur à celui des blancs, que ceux-ci, pour éviter la honte de la soumission, se retirèrent à San-Iago ou en Portugal. Ceux qui restèrent dispersés parmi les Nègres n’eurent plus d’autre ressource que de se joindre à eux par des mariages, qui produisirent cette race couleur de cuivre dont toutes ces îles se trouvent peuplées. Le roi de Portugal, observant ce qui était arrivé dans l’espace de plusieurs années, donna la plupart des îles du cap Vert aux seigneurs de sa cour, et ne se réserva que celles de San-Iago, à laquelle il a joint dans ces derniers temps Saint-Philippe. Cependant le gouverneur de San-Iago prend le titre de gouverneur-général de toutes les îles du cap Vert, et de la côte de Guinée depuis la rivière du Sénégal jusqu’à Sierra-Leone. Les seigneurs particuliers peuplèrent leurs îles de vaches, de chèvres et d’autres bestiaux. Ils les gouvernaient d’abord par un lieutenant, dont l’autorité était fort médiocre, puisque non-seulement le pouvoir de vie et de mort, mais les autres punitions corporelles appartenaient au gouverneur de San-Iago. Dans ces terniers temps, on a établi pour toutes les îles un officier nommé ovidor, qui est revêtu de la juridiction civile, et même de l’inspection des revenus de la couronne ; de sorte qu’il ne reste au gouverneur-général que l’administration militaire.

Le port de San-Iago est comme la douane portugaise pour tous les vaisseaux de cette nation qui commercent dans les parties de la Guinée dépendantes du Portugal ; mais les revenus que la couronne tire des îles du cap Vert ne sont pas considérables. À la vérité, il lui en coûte peu pour la garde de ces îles ; car il n’y a pas d’autres fortifications qu’à San-Iago et à Saint-Philippe ; encore les ouvrages sont-ils d’une faible défense, excepté ceux de la ville même de San-Iago, qui ont été construits par les Espagnols, tandis que le Portugal était sous leur domination. Aussi les îles du cap Vert ne sont-elles défendues que par leur propre milice, sans le secours d’aucunes troupes du roi. Il faut observer que les habitans de San-Iago et de Saint-Philippe ; étant vassaux immédiats de la couronne, sont sur un meilleur pied que ceux des autres îles, qui changent souvent de propriétaires et de maîtres.

Roberts dit qu’il pourrait s’étendre fort au long sur les manufactures de coton des îles du cap Vert, et prouver que les vaisseaux anglais pourraient s’y fournir, à beaucoup meilleur compte qu’en Angleterre, des étoffes qui servent au commerce des esclaves en Guinée ; mais qu’il n’oserait décider en général si ce serait à l’avantage de l’Angleterre. Il pourrait, dit-il, s’étendre sur le nitre que plusieurs de ces îles produisent ; mais il croit s’être assez expliqué sur un point qui était presque inconnu en Europe ayant ce qu’il en a publié. À la vérité, continue-t-il, on avait transporté en Portugal, quelques années auparavant, une quantité considérable de nitre, tirée de l’île de Saint-Vincent ; et ce commerce avait été abandonné, sur ce qu’on croyait avoir découvert que la plus grande partie était de la nature du sel marin. Il avoue même qu’en ayant fait l’expérience, il avait trouvé qu’il s’allumait difficilement, qu’il ne s’en dissipait pas un huitième, et que le reste demeurait fixe comme le sel de mer. Mais il assure que dans la même île il en avait trouvé d’autres dont il ne restait pas la moitié après l’inflammation, et quelquefois même pas un quart. Dans l’île de Saint-Jean, il est si volatil et si inflammable, qu’il s’évapore entièrement, à l’exception de celui qu’on ramasse près de la mer. Roberts laisse aux curieux à trouver la raison de cette différence.

Sal était autrefois bien fournie de chèvres, de vaches et d’ânes ; mais, vers l’an 1705, peu d’années avant que Roberts y abordât, le défaut de pluie la fit abandonner par tous les habitans, à l’exception d’un vieillard qui résolut d’y mourir ; ce qui arriva effectivement la même année. La sécheresse avait été si excessive, que la plus grande partie des bestiaux périrent de soif et de faim. Cependant il tomba un peu de pluie, qui rétablit insensiblement ce qui était resté ; mais ce ne fut pas pour long-temps. Un bâtiment français, arrivé à Sal pour la pêche des tortues, fut contraint par le mauvais temps d’y laisser une trentaine de Nègres qu’il avait apportés de Saint-Antoine pour ce travail. Ces malheureux, ne trouvant aucun autre aliment, vécurent de chèvres sauvages. Ils n’en laissèrent qu’une, qu’ils ne purent prendre dans les montagnes. Ils tuèrent aussi presque toutes les vaches ; de sorte qu’à la fin ils furent réduits à manger des ânes.

Environ six mois après, un vaisseau anglais faisant voile à l’île de Mayo pour y charger du sel, aperçut de la fumée qui s’élevait de l’île de Sal. Comme il n’ignorait pas qu’elle était déserte, il se figura que c’était l’équipage de quelque vaisseau qui s’était brisé contre cette île. Il y envoya sa chaloupe, et la compassion lui fit recevoir à bord les trente Nègres, qu’il remit à terre dans l’île de Saint-Antoine. Roberts apprit cet accident d’un des Nègres qui avait eu part à l’aventure.

Le coton qui croît aux îles du cap Vert n’y a jamais été d’un grand usage. Cependant les habitans de quelques îles s’en servent pour garnir leurs lits ; ou, s’ils en font des robes, c’est pour s’en servir fort rarement. L’auteur observe que c’est le meilleur amadou qu’il y ait au monde. Le bois de cet arbrisseau jette une flamme éclatante, mais ne dure pas long-temps au feu ; et lorsqu’il est bien sec, il s’enflamme par le seul frottement.

Entre plusieurs sortes de poissons qui abondent sur les côtes, il y en a un que les Nègres appellent méar, de la grandeur d’une morue, mais plus épais, qui prend le sel comme la morue. Roberts est persuadé qu’un vaisseau pourrait en faire plus tôt sa cargaison qu’on ne la fait de morue dans l’île de Terre-Neuve, et qu’elle se vendrait aussi bien, surtout à Ténériffe. Le sel étant si près, l’opération en serait plus prompte et se ferait, à moins de frais, d’autant plus que les Nègres de Saint-Antoine et de Saint-Nicolas sont d’une adresse extrême pour la pêche et la salaison.

On trouve plus souvent de l’ambre gris dans l’île de Sal que dans toutes les autres îles. Mais les chats sauvages et les tortues vertes en dévorent la plus grande partie. Le Guat remarque, avec Roberts, que la nature y forme elle-même le sel dans les fentes des rocs, sans autre secours que la chaleur du soleil. Cowley rend témoignage que de son temps les vaisseaux anglais venaient souvent charger du sel pour les Indes occidentales, et que les salines y avaient alors environ deux milles de longueur. Dampier dit que, vers la pointe sud-est, près d’une côte sablonneuse, on comptait de son temps soixante-douze mines de sel.

On ne doit pas oublier, dans la description de l’île de Sal, l’oiseau que les Portugais ont nommé flamingo ou flamant, et la forme de leurs nids, d’après Dampier, qui avait vu plusieurs de ces animaux. C’est le phénicoptère des anciens. Ils ont à peu près la figure du héron ; mais ils sont plus gros et de couleur rougeâtre. Ils se rassemblent en grand nombre, et leur habitation ordinaire est dans les lieux bourbeux, où il y a peu d’eau. C’est là qu’ils bâtissent leurs nids, en ramassant la boue, qu’ils élèvent d’un pied et demi au-dessus de l’humidité. Le pied en est assez large ; mais ils vont en diminuant jusqu’au sommet, où la nature apprend aux flamingos à creuser un trou dans lequel ils déposent leurs œufs. Comme ils ont la jambe fort longue, ils les couvent en tenant le pied sur la terre et le croupion sur le nid. Ils ne font jamais plus de deux œufs ; mais il est rare qu’ils en fassent moins. Les petits ne commencent à voler que lorsqu’ils ont acquis presque toute leur grosseur. En récompense, ils courent avec une vitesse singulière. Cependant l’auteur en pris quelques-uns ; et n’ayant pas manqué de faire l’essai de leur chair, il la trouva d’un fort bon goût, quoique maigre et très-noire. Ils ont la langue fort grosse, et vers la racine un peloton de graisse qui fait un excellent morceau. Un plat de langues de flamans serait, suivant Dampier, un mets digne de la table des rois. La couleur des petits est d’un gris-clair qui s’obscurcit à mesure que leurs ailes croissent ; mais il leur faut dix ou onze mois pour arriver à la perfection de leur couleur et de leur taille. Ces oiseaux se laissent approcher difficilement. Dampier et deux autres chasseurs, s’étant placés le soir près du lieu de leur retraite, les surprirent avec tant de bonheur qu’ils en tuèrent quatorze de leurs trois coups. Ils se tiennent ordinairement sur leurs jambes, l’un contre l’autre, sur une seule ligne, excepté lorsqu’ils mangent. Dans cette situation, il n’y a personne qui, à la distance d’un demi-mille, ne les prit pour un mur de briques, parce qu’ils en ont exactement la couleur.

Bona-Vista a reçu ce nom des Portugais parce qu’elle est la première des îles du cap Vert qu’ils aient découverte.

La plupart des habitans nourrissent des chèvres dont le lait fait leur principal aliment, avec le poisson et les tortues. Pour les autres provisions leur plus grande ressource est dans l’arrivée des vaisseaux anglais qui viennent charger du sel, et qui emploient les insulaires à ce travail. Ils sont payés en biscuit, en farine, en vieux habits, etc. On leur donne aussi de la soie crue, dont ils se servent pour orner leurs chemises, leurs bonnets, et la coiffure de leurs femmes. Hors les jours de fêtes, les deux sexes vont presque nus. Les femmes n’ont autour de la ceinture qu’un léger morceau d’étoffe de coton qui leur tombe jusqu’aux genoux, et les hommes une sorte de haut-de-chausses, à laquelle on n’exige même que la grandeur nécessaire pour sauver la bienséance. Quelques-uns, faute de haut-de-chausses, portent à la ceinture de vieux lambeaux d’habits, et leur paresse est telle, qu’ils ne prendraient pas une aiguille pour raccommoder leurs vêtemens.

Le même vice leur fait négliger le coton, quoique leur île en produise plus que toutes les autres ensemble. Ils attendent, pour en ramasser, qu’il leur soit arrivé quelque vaisseau qui leur en demande, et leurs femmes ne pensent à le filer que lorsqu’elles en ont besoin. Aussi, quand la saison de le recueillir est passée, on n’en trouverait pas cent livres dans l’île entière. Cependant Roberts assure qu’elle en fournirait aisément chaque année la cargaison d’un grand vaisseau. Il remarque même que, dans quelques années où toutes les autres îles en ont manqué, celle de Bona-Vista en a toujours produit abondamment. C’est sur cette observation qu’il propose d’en faire un commerce dans la Guinée.

Bona-Vista produit de fort bon sel. L’indigo y croît naturellement comme le coton, sans autre peine pour les habitans que celle de le cueillir. Malheureusement ils n’ont pas l’art de séparer la teinture, ou de faire, comme aux Indes occidentales, ce qu’on appelle la pierre bleue. Ils se contentent de prendre les feuilles vertes et de les broyer dans des mortiers de bois, faute de moulins.

La pierre végétale est plus commune à Bona-Vista que dans les autres îles. C’est un madrépore qui croît en tiges comme le corail ; mais elle est plus poreuse, et d’une couleur grisâtre. Les Nègres s’en frottent la peau pour la nettoyer. On trouve aussi de l’ambre gris autour de Bona-Vista ; mais il faut se garder de l’artifice des insulaires, qui ont trouvé le secret de l’altérer ou de le contrefaire avec une sorte de gelée ou d’excrément que la mer jette sur leurs côtes. Ainsi partout la fraude habite avec le commerce.

Toute l’île est fort sèche, et généralement stérile, même dans les meilleurs cantons. La terre n’est qu’une sorte de sable ou de pierre calcinée, sans aucune apparence d’eau qui puisse l’humecter, excepté dans la saison des pluies, qui s’écoulent aussi rapidement qu’elles tombent.

On y voit cependant des bestiaux, du blé, des ignames, des patates et quelques lataniers. Les principaux fruits de l’île sont les figues, les melons d’eau ; mais Dampier dit que les figuiers y ont si peu d’écorce, que le fruit en devient fort insipide. Les Nègres s’y nourrissent de citrouilles et d’une sorte de légumes semblables aux fèves qu’ils nomment callavance.

Le coton est beaucoup moins abondant à Mayo qu’à Bona-Vista ; mais on y voit une sorte de soie de coton qui croît sur les coteaux sablonneux des salines, sur un arbrisseau fort tendre, de trois ou quatre pieds de hauteur, dans une cosse de la grosseur d’une pomme. Lorsqu’elle est parvenue à sa maturité, la cosse s’ouvre d’elle-même et se partage insensiblement en quatre quartiers. Cette soie n’est pas plus précieuse que l’autre, et ne sert qu’à couvrir des oreillers et d’autres coussins. L’auteur, ayant mis quelques-unes de ces cosses dans une armoire avant qu’elles fussent tout-à-fait mûres, fut surpris de les voir s’ouvrir et jeter leur coton en deux ou trois jours. Il en lia d’autres assez fort pour, les empêcher de s’ouvrir ; les ayant un peu desserrées quelques jours après, le coton se fit un passage pour en sortir par degrés comme la pulpe sort d’une pomme qu’on fait rôtir. Dampier trouva dans la suite du coton de la même espèce à Timor, aux Indes orientales, où le temps de sa maturité est le mois de novembre. Il n’en a vu dans aucun autre lieu.

Le même auteur assure qu’il y a plusieurs sortes de petits et de grands oiseaux dans l’île de Mayo, telles que des pigeons, des tourterelles ; des maïnates qui sont de la grosseur du corbeau et de couleur grise ; des coracias, autre sorte d’oiseaux gris, de la grosseur du corbeau, qui ne paraissent que pendant la nuit, et qui servent de remède contre la consomption, mais qu’on ne mange que dans cette maladie ; des rabekes, espèce de hérons gris, qui font une bonne nourriture ; des corlieus, des pintades. Elles sont plus grosses que les poules d’Angleterre, ont de longues jambes qui leur servent à courir assez vite, et de courtes ailes, qui ne leur permettent pas de voler bien loin. Elles sont si fortes, qu’un homme aurait peine à les tenir. Leur bec est épais, mais tranchant, leur cou long et mince, et leur tête fort petite pour la grosseur du corps. Le mâle a sur la tête une sorte de petite crête de la couleur d’une noix sèche et fort dure. Des deux côtés, on lui voit une espèce d’oreille ou d’ouïe rouge. Mais la poule n’a aucun de ces ornemens. Le plumage des pintades est tacheté fort régulièrement de gris-clair et foncé. Elles se nourrissent de vers ou de cigales, qui sont en abondance dans l’île de Mayo. Leur chair est douce, tendre et fort agréable. Les unes l’ont blanche, d’autres noire ; mais les deux espèces sont également bonnes. Les habitans n’emploient que des chiens pour les prendre ; et cette chasse est d’autant plus aisée, qu’outre la pesanteur de leur vol, elles sont ordinairement deux ou trois cents dans une seule bande. Si on les prend jeunes, elles s’apprivoisent autant que les poules.

Quoique le poisson ne soit pas dans la même abondance à Mayo qu’à Bona-Vista, le dauphin, la bonite, le mulet, le poisson d’argent, etc., ne manquent pas dans la baie. On observe même que la mer a peu de lieux plus favorables pour le filet. D’un seul coup, on peut amener au rivage des douzaines de grands poissons, la plupart d’un pied et demi ou deux pieds de longueur. Il s’y trouve aussi des tortues ; et chaque jour on y voit paraître quelques petites baleines.

L’indigo et l’ambre gris ne sont pas inconnus dans l’île de Mayo, quoique l’un et l’autre y soient rares. Les insulaires salent la chair des chèvres, et la transportent dans des tonneaux ; ils préparent les peaux avec beaucoup de propreté. Dampier assure qu’ils en vendent tous les ans plus de cinq mille.

Mais leur principale richesse est le sel. L’île de Mayo est la plus célèbre de celles du cap Vert pour cette utile marchandise, dont les Anglais viennent charger annuellement plusieurs vaisseaux. Le temps de leur cargaison est ordinairement l’été.

Dampier a décrit la manière de faire et de charger le sel, avec un détail plus exact qu’on ne le trouve dans aucun autre voyageur. À l’ouest, c’est-à-dire dans la partie de l’île où la rade est située, la nature a formé une grande baie, qui est traversée par un banc de sable, large seulement d’environ quarante pas, mais long de deux ou trois milles. Entre ce banc et les collines sur la côte on voit une saline, ou un étang de sel, d’environ deux milles de longueur sur un demi-mille de largeur. La moitié de cet espace est presque toujours à sec ; mais la partie qui est au nord ne manque jamais d’eau. C’est dans cette dernière partie que, depuis le mois de novembre jusqu’au mois de mai, c’est-à-dire dans toute la saison de la sécheresse, on trouve toujours du sel. L’eau dont il se forme est amenée de la mer par de petits aqueducs pratiqués dans le banc de sable. Cette opération ne se fait qu’aux marées vives, et remplit plus ou moins la saline, suivant la hauteur de la marée. S’il s’y trouve déjà du sel lorsque l’eau de la mer y est introduite, il se dissout aussitôt ; mais deux ou trois jours suffisent pour renouveler la cristallisation, et l’on recommence la même chose chaque fois qu’on emporte le sel et que l’étang se vide.

En 1722, l’île n’avait pas plus de deux cents habitans, presque tous nègres, ou du moins avec beaucoup moins de mulâtres et de blancs que les autres îles.

San-Iago est la plus grande de toutes les îles du cap Vert. Sa longueur est de vingt lieues. Elle est remplie de montagnes hautes et désertes ; mais toute la partie basse, nommée Campo, où les Portugais formèrent leur premier établissement, est non-seulement très-agréable, mais encore très-fertile et arrosée par un grand nombre de ruisseaux.

L’île de San-Iago, ayant beaucoup d’eau fraîche, ne peut manquer d’excellens pâturages. Ses animaux les plus considérables sont les bœufs et les vaches, qui sont en grand nombre. Les chevaux, les ânes, les mulets, les chèvres et les porcs n’y sont pas en moindre abondance.

Sir Richards Hawkins dit qu’on y trouve des civettes, et qu’il n’a vu nulle part des singes d’une aussi belle proportion. Roberts assure que, de toutes les îles du cap Vert, eelle de San-Iago est la seule qui produise des singes, et qu’il y en a dans toutes ses parties. Ils ont le visage noir et la queue fort longue.

Cette île produit en abondance du maïs, du millet, des bananes, des courges, des oranges, des citrons, des tamarins, des ananas, des melons d’eau. Le coco, la goyave et la canne à sucre n’y croissent pas moins abondamment. On fait peu de sucre dans l’île, et l’on s’y contente de la mélasse. La vigne n’y vient pas mal, et l’auteur est persuadé qu’avec un peu de culture on y ferait de fort bon vin, si le roi de Portugal ne s’y opposait par des raisons d’état. Owington dit qu’il y a peu de vignes à San-Iago, et que le vin qu’on y boit vient de Madère. Dampier prétend qu’il vient de Lisbonne. Le même auteur met le cèdre au nombre des arbres de l’île, et nous apprend que les herbes et toutes les plantes de l’Europe y croissent fort bien, mais qu’elles demandent d’être renouvelées tous les ans.

Le coton y croît aussi, et reçoit plus de culture que dans les autres îles, puisque Dampier assure que les habitans en recueillent assez pour se faire des habits, et pour en faire passer une grande quantité au Brésil.

Il dit aussi que la rivière de San-Iago prend sa source à deux milles de la ville, et se décharge dans la mer par une embouchure qui peut avoir une portée d’arc de largeur.

Dampier donne à la ville deux ou trois cents maisons, toutes bâties de pierre brute, avec un couvent et une église. Philips ne fait pas monter le nombre des maisons au delà de deux cents ; mais il compte deux couvens, l’un d’hommes, et l’autre de filles, avec une grande église près du château. Cette église est apparemment la cathédrale, que Roberts nous représente comme un fort bel édifice. Il nomme un couvent de cordelière, en faisant remarquer qu’ils sont presque les seuls dans l’île qui mangent du pain frais, parce qu’ils reçoivent tous les ans de Lisbonne une provision de farine. Ils ont un des plus beaux jardins du monde, et rempli des meilleurs fruits. Un petit bras de rivière, qu’ils ont eu la permission de détourner, leur fournit continuellement de l’eau pour la fraîcheur de leurs parterres et pour les commodités de leur maison. Après l’église cathédrale, il n’y a pas d’édifice dans la ville et au dehors qui approche de la beauté de leur couvent. La maison du gouverneur est dans un lieu élevé, d’où il a tellement la vue de toutes les autres, que leur sommet est de niveau avec les fondemens de la sienne. S’il faut juger de tous ces bâtimens par la description que le docteur Fryer nous fait de ceux qu’il a vus, ils n’ont qu’un étage ; ils sont couverts de branches et de feuilles de cocotier ; les fenêtres sont de bois, et les murs de pierres liées avec de la vase : « Leur grandeur, dit-il, n’est que d’environ quatre aunes, dont la moitié est occupée par la porte. » L’ameublement répond à la grandeur et à la forme.

Suivant le capitaine Philips, la plus grande partie des habitans de la ville est composée de Portugais ; mais, dans le reste de l’île, le nombre des Nègres l’emporte de vingt pour un. Fryer dit que les naturels du pays sont d’un beau noir ; qu’ils ont les cheveux frisés, qu’ils sont de belle taille, mais si voleurs et si effrontés, qu’ils regardent un étranger en face tandis qu’ils coupent quelque morceau de son habit ou qu’ils lui prennent sa bourse. Leur habillement, comme leur langage, est une mauvaise imitation des Portugais. Celui qui peut se procurer un vieux chapeau garni d’un nœud de rubans, un habit déchiré, une paire de manchettes blanches et des hauts-de-chausses, avec une longue épée, quoique sans bas et sans souliers, marche d’un air fier en se contemplant ; il ne se donnerait pas pour le premier seigneur du Portugal.

Tous les voyageurs conviennent que rien ne se vend si bien dans cette île que les vieux habits. Owington dit que c’est la marchandise la plus courante, et celle dont la vanité des habitans n’est jamais rassasiée. Aux vieux habits Cornwal ajoute les couteaux et les ciseaux, qui rapportent plus de profit que l’argent comptant. Beckman a vu les habitans de San-Iago accourir au port, avec leur volaille et ce qu’ils ont de meilleur, disputer entre eux la préférence pour un couteau de deux sous, et pleurer de chagrin en le voyant donner à celui dont les Anglais agréaient la marchandise. Autrefois ils avaient chez eux un célèbre marché d’esclaves , qui étaient transportés immédiatement de là aux Indes occidentales ; mais ce commerce a pris un autre cours.

À cinq lieues au sud-est de la ville de San-Iago, au fond d’une baie, est la ville de Praya, ou Playa, qui signifie, dans la langue portugaise, grève ou rivage ; c’est un des ports de l’île.

Les habitans sont très-enclins au larcin. Dampier avertit ceux qui relâcheront dans la baie d’être continuellement sur leurs gardes, ou de s’attendre avoir disparaître tout ce qu’ils ont autour d’eux. Il observe dans un autre endroit qu’il n’a vu nulle part le vol si commun qu’à Praya. Ils prendraient votre chapeau, dit-il, en plein midi, à la vue d’une compagnie nombreuse, et la fuite les dérobe aussitôt à vos poursuites. Owington dit que, s’accordant ensemble pour voler les étrangers, deux ou trois d’entre eux s’efforcent de partager votre attention par leurs discours tandis qu’un autre vous arrache votre chapeau ou votre épée. S’ils trouvent quelqu’un seul dans le voisinage de la ville, ils ne manquent pas de le dépouiller entièrement. Beckman remarque qu’ils n’ont pas moins de légèreté dans les jambes que d’adresse et de subtilité dans les mains. Ils dérobent tout ce qu’ils trouvent, en se fiant à leur agilité pour s’échapper.

Ils n’ont pas plus d’honnêteté et de bonne foi dans le commerce. Dampier déclare que, si les marchandises d’un étranger passent dans leurs mains avant qu’il ait reçu la leur, il est sûr de perdre ce qui est sorti des siennes. À peine peut-il s’assurer, que ce qu’il a reçu d’eux ne lui sera point enlevée. Beckman parle d’une friponnerie qui leur est fort ordinaire dans la vente de leurs bestiaux. Ils les amènent par les cornes ou par les jambes avec une corde pourie. Lorsqu’ils en on reçu le prix, suivant les conventions, et qu’ils les ont délivrés, ils se retirent à quelque distance, où ils font ensemble un bruit terrible par leurs cris et leurs sifflemens. Les bestiaux, que la vue d’un visage blanc, dit l’auteur, n’a déjà que trop effrayés, s’épouvantent encore plus, et se donnent tant de mouvement, qu’ils rompent leur corde. Alors ils ne manquent pas de prendre la fuite vers les montagnes d’où ils sont venus.

Dampier s’imagine que les habitans de Praya ont reçu l’inclination au vol de leurs ancêtres, qui étaient des criminels transportés, et qu’elle est passée chez eux comme en nature. On peut aussi présumer que la corruption de leurs mœurs vient de leur commerce avec les pirates, qui fréquentent beaucoup ce port.

L’île de Saint-Philippe ou de Fuego, ayant été découverte par les Portugais le premier jour de mai, qui est la fête de Saint- Jacques et de Saint-Philippe, a reçu le nom d’un de ces deux saints, comme San-Iago a pris le nom de l’autre, et Mayo celui du mois, pour avoir été découverte le même jour. Cependant on la nomme plus ordinairement l’île de Fuego ou du Feu, à cause de son volcan.

La terre de l’île de Fuego est la plus haute de toutes les îles du cap Vert. Entre plusieurs monts qui sont dans cette île, le plus haut est le pic. Il contient le volcan, qui est au centre de l’île. Ce volcan brûle sans cesse, et jette des flammes qui se font apercevoir de fort loin pendant la nuit. Froger dit qu’il a vu la flamme dans les ténèbres, et la fumée pendant le jour. C’est un spectacle horrible, suivant Beckman, que les flammes qui s’élèvent pendant la nuit dans des tourbillons de fumée. Il continua, dit-il, de les voir ensuite pendant le jour, quoiqu’il en fut encore à plus de soixante milles.

Roberts, qui avait passé quelque temps dans l’île, raconte qu’il sort du volcan des rocs d’une grosseur incroyable, et qu’ils s’élancent à une hauteur qui ne l’est pas moins. Le bruit qu’ils font dans leur chute, en roulant et se brisant sur le penchant de la montagne, peut s’entendre aisément de huit à neuf lieues, comme il l’a vérifié par sa propre expérience ; il le compare à celui du canon, ou plutôt, dit-il, à celui du tonnerre. Il a vu souvent rouler des pierres enflammées, et les habitans l’ont assuré qu’on voyait quelquefois couler du sommet de la montagne des ruisseaux de soufre comme des torrens d’eau, et qu’ils en pouvaient ramasser une grande quantité. Ils lui en donnèrent plusieurs morceaux, qu’il trouva semblables au soufre commun, mais d’une couleur plus vive, et qui jetaient plus d’éclat lorsqu’ils étaient enflammés. Il ajoute que le volcan jette aussi quelquefois une si grande quantité de cendres, qu’elles couvrent tous les lieux voisins et étouffent les bestiaux. Cette circonstance est confirmée par d’autres témoignages. L’auteur du Voyage d’Antoine Sherley à San-Iago et aux îles orientales, assure qu’en passant la nuit près de l’île de Fuégo, il tomba tant de cendres sur le vaisseau, que chacun pouvait écrire son nom avec le doigt sur toutes les parties du tillac. Owington observe qu’il sort du même lieu tant de pierres ponces, qu’on les voit nager sur la surface de la mer, et portées bien loin par les courans. Il en a vu jusqu’à San-Iago.

Les insulaires de Fuégo racontent, sur l’origine de ce phénomène, une fable qui ressemble parfaitement aux contes des Mille et une Nuits. Ils disent que les premiers habitans de l’île furent deux prêtres qui s’y étaient retirés pour passer le reste de leur vie dans la solitude. On ignore s’ils étaient minéralogistes, métallurgistes, alchimistes, ou sorciers ; mais, pendant leur séjour, ils trouvèrent une mine d’or, près de laquelle ils établirent leur demeure. Lorsqu’ils eurent amassé une quantité de ce précieux métal, ils perdirent le goût de la vie solitaire, et cherchèrent l’occasion d’un vaisseau pour se rendre en Europe : mais l’un des deux, qui s’attribuait quelque supériorité sur l’autre, se saisit de la meilleure partie du trésor, ce qui fit naître entre eux une querelle si vive, qu’ayant exercé tous leurs sortiléges, ils mirent l’île en feu, et périrent tous deux dans les flammes, qui étaient leur ouvrage. Cet incendie s’éteignit dans la suite, excepté au centre, où le feu n’a pas cessé d’agir furieusement.

Roberts est presque le seul écrivain de qui l’on ait reçu quelque éclaircissement sur l’île de Fuégo. Quoique cette île soit sans rivière, et qu’elle ait si peu d’eau douce, que les habitans sont obligés, dans plusieurs cantons, de faire sept à huit milles pour en trouver, elle ne laisse pas d’être fertile en maïs, en courges et en melons d’eau ; mais elle ne produit pas de bananes, de cocos, ni presque d’autres fruits, que des figues sauvages. Cependant on y trouve des goyaviers plantés dans les jardins, quelques orangers et quelques pommiers sauvages, avec une assez bonne quantité de vignes, dont les habitans font quelques muids d’un petit vin qu’ils boivent avant qu’il ait achevé de cuver. L’île n’a pas d’autre canton désert que le pic, et une autre grande montagne qui la traverse. Lorsque les Portugais commencèrent à l’habiter, ils y transportèrent avec eux des esclaves nègres, et quelques troupeaux de vaches, de chevaux, d’ânes et de porcs. Le roi y fit mettre des chèvres, qui furent abandonnées sur les montagnes, où elles sont devenues fort sauvages. Le profit de leurs peaux appartient à la couronne, et celui qui est chargé de cette ferme porte le titre de capitaine de la montagne, avec tant d’autorité, que personne n’ose tuer une chèvre sans sa permission.

L’île n’a pas moins de trois ou quatre cents habitans, presque tous noirs. Comme c’est une coutume établie à San-Iago d’accorder en mourant la liberté aux esclaves nègres, il est assez vraisemblable qu’un grand nombre de ces affranchis ont choisi leur retraite dans l’île de Fuégo, que les Portugais ont peu fréquentée à cause de son volcan et de son peu de fertilité. Cependant la plupart de ces Nègres libres tiennent leurs terres des blancs, qui ont conservé la propriété des meilleurs cantons, surtout vers les bords de la mer. Il s’y trouve des blancs qui ont jusqu’à trente et quarante esclaves. Plusieurs Nègres en achètent aussi pour du coton, qui autrefois tenait lieu d’argent dans l’île, comme le tabac à Maryland et dans la Virginie.

Fuégo était le plus grand marché de coton qu’il y eût dans toutes les îles du cap Vert. Mais on en a tant tiré, que la source en est comme tarie ; de sorte que ce qui était autrefois la principale production de l’île y manque aujourd’hui. Cette rareté du coton dans les îles de San-Iago et de Fuégo a porté les Portugais à défendre, sous de rigoureuses peines, aux habitans de ces deux îles d’en vendre aux Français et aux Anglais, qui en venaient prendre, ainsi que les Portugais, des cargaisons entières pour la Guinée. Ce règlement continue de s’observer à San-Iago ; mais, comme Fuégo est sans douane, il y est fort négligé.

On donne aussi à l’île de Saint-Jean le nom de Brava, qui signifie sauvage, apparemment parce qu’elle a été fort long-temps déserte. Sa terre est fort haute, et composée de montagnes qui s’élèvent l’une sur l’autre en pyramide ; cependant, à peu de distance de Saint-Philippe, ou de Fuégo, elle paraît basse en comparaison. Elle est fertile en maïs, en courges, en melons d’eau, en bananes et en patates ; les vaches, les chevaux, les ânes et les porcs y sont en fort grande quantité.

L’île de Saint-Jean est fort abondante en salpêtre. Le gouverneur offrit à Roberts de lui en procurer la cargaison d’une felouque aussi grande que celle, qu’il avait perdue, c’est-à-dire, du port de soixante tonneaux. Le salpêtre croît dans les caves, où tous les murs en sont couverts, et dans les creux des rochers, où il se trouve de l’épaisseur de deux doigts. Roberts eut la curiosité de faire divers essais de la terre de l’île. Il tira de certains endroits de nitre, et dans d’autres, depuis jusqu’à . Il trouva que la plus grande partie des rocs est imprégnée de ce minéral et cimentée de nitre comme une sorte de glu ; car dans la saison pluvieuse, où l’humidité dissout les sels, il remarqua que les rocs s’encroûtaient, et que la sécheresse les faisait tomber en poussière. Il est persuadé que cette île est riche en mines de cuivre, et peut-être en métaux plus fins ; ses preuves sont qu’il trouva plusieurs fontaines arides qui ne manquaient pas de vitriol ; ce qu’il vérifia facilement en y mettant un couteau fort net, qui se couvrit, en moins d’une minute, de parties de cuivre très-épaisses et d’une couleur presque aussi belle que celle de l’or. Il l’y laissa plus longtemps, et, l’ayant fait sécher, il en fit tomber, en le grattant, une véritable poudre ; les endroits grattés conservaient même pendant quelque temps l’apparence du vermeil doré. Dans quelques fontaines, les métaux se coloraient plus vite que dans d’autres, et l’aridité diminuait à proportion que la source était éloignée.

Roberts trouva différentes espèces de sable pesant, l’un d’un bleu noirâtre, l’autre tirant sur le pourpre ; l’autre clair et brillant ; l’autre d’un rouge foncé, etc. Il en trouva un qui surpassait le fer en pesanteur, et presque aussi pesant que le plomb ; il crut même avoir découvert de l’or ; mais les expériences qu’il fit, et pour lesquelles il n’avait d’instrumens que ses yeux et ses mains, n’ayant pas été suivies, quoiqu’il eût communiqué ses découvertes au gouverneur et à ses compatriotes anglais, le fait est au moins fort douteux.

L’île de Saint-Jean est d’une abondance extrême en poisson. Il y vient aussi quantité de tortues qui y laissent leurs œufs dans la saison des pluies ; mais les habitans ne les emploient pas plus à leur nourriture que ceux de San-Iago et de Saint-Philippe, quoique dans toutes les autres îles elles passent pour un mets délicieux, et que Roberts en juge de même. Le principal exercice des insulaires est la pêche à la ligne ; c’est ce qui les rend si attentifs au naufrage des vaisseaux, et si avides des moindres instrumens de fer qu’ils peuvent sauver.

Les baléas, espèces de baleines, sont fort communs sur la côte. On emploie pour les prendre la même méthode que pour les baleines du Groenland, et l’on en tire de l’huile. On trouvait autrefois beaucoup d’ambre gris aux environs de l’île Saint-Jean. Un Portugais nommé Jean Carneira, qui avait été banni de Lisbonne pour quelque crime, et qui, s’étant procuré une petite chaloupe, exerçait le commerce aux îles du cap Vert, trouva dans ses courses une pièce d’ambre gris d’une grosseur incroyable. Non-seulement cette heureuse pêche le fit rappeler dans sa patrie, mais il acheta, du fruit de son trésor, des terres considérables en Portugal. Le roc auprès duquel la fortune l’avait favorisé porte encore son nom.

Le nombre des insulaires ne monte pas à plus de deux cents. Roberts les représente comme les plus ignorans, les plus simples et les plus humains de toutes les îles. Dans un autre lieu, il loue beaucoup leurs vertus morales, surtout leur charité, leur humilité et leur hospitalité. C’est les offenser que de refuser leurs bienfaits. Leur respect pour l’âge avancé mériterait, dit l’auteur, de servir d’exemple à tous les hommes du monde ; ils le rendent aux vieillards de tout rang et de toute nation.

Pendant que l’auteur fut malade parmi eux, l’attention ne se relâcha jamais pour lui fournir ce qui était nécessaire à sa situation. Il ne se passa pas de jour qu’il ne reçût la visite de quelques habitans, qui s’informaient soigneusement de sa santé, et qui lui apportaient quelque pièce de volaille ou quelque fruit. Le gouverneur même le visitait tous les jours, et luienvoyait deux ou trois fois la semaine un quartier de chevreau.

Il n’y a pas plus d’un siècle que l’île de Saint-Jean est peuplée. Pendant plusieurs années, ses habitans se réduisirent à deux familles nègres, jusqu’en 1680, que, la famine ravageant l’île de Fuégo, quelques pauvres habitants de cette île passèrent dans celle de Saint-Jean sur un bâtiment portugais. Ils furent reçus avec joie par les Nègres de cette île, qui avaient déjà fort augmenté le nombre de chèvres, de vaches, et surtout de porcs, que les Portugais avaient laissés dans l’île en la découvrant. La compassion naturelle porta les Nègres à leur donner une partie de leurs bestiaux. Il arriva de là que chacun entreprit de nourrir séparément les siens, et que, le goût de la propriété prenant naissance, celui qui eut l’habileté d’en élever et d’en nourrir un plus grand nombre, passa pour le plus riche. Il n’y eut que les chèvres qui furent laissées dans les montagnes, et qui continuèrent d’êtres sauvages.

Les nouveaux habitans de Saint-Jean apprirent aux autres l’art de filer le coton, qui croissait naturellement dans l’île, et d’en faire une sorte d’étoffe pour se couvrir ; car ils étaient nus auparavant, comme la plupart des Nègres de la côte de Guinée. Ils leur communiquèrent aussi les principes de la religion romaine, autant du moins qu’ils avaient été capables de les prendre eux-mêmes dans l’île de Fuégo, dont ils étaient sortis. Mais un prêtre de cette île se sentit assez de zèle pour se faire conduire à Saint-Jean, où il s’efforça de cultiver ces premières semences de l’Évangile. Il baptisa tous les Nègres. À la vérité, on put douter de la bonté de ses motifs lorsqu’il parut exiger des récompenses trop mercenaires pour le service qu’il leur avait rendu. Il tira de l’un des étoffes de coton, de l’autre du coton cru et de l’indigo, enfin de chacun ce qu’il avait de meilleur, jusqu’aux bestiaux, dont il se fit donner une grande partie ; et, quittant l’île, il accorda pour dernière faveur aux insulaires une messe, qu’il leur dit dans une caverne de la baie, qui en a pris le nom de Fuerno del Padre. Il leur promit de revenir tous les ans, et cette promesse fut exécutée plusieurs années consécutives. Mais un jour qu’il était à leur dire la messe dans la même caverne, une partie du roc qui vint à se détacher ensevelit le prêtre et trente de ses assistons sous ses ruines. On entendit pendant trois jours le bruit de leurs gémissemens, sans qu’il fut possible de leur donner le moindre secours. Aussi l’île de Saint-Jean demeura long-temps sans aucun ministre ecclésiastique ; ce qui donna lieu à la naissance et au mélange de quantité de superstitions. Dans la suite du temps, l’évêque de San-Iago, ayant entrepris la visite de toute sa province, laissa des ministres fort ignorans dans chaque île ; et celle de Saint-Jean eut pour son partage un prêtre nègre, dont celui que Roberts y trouva était le quatrième successeur. Roberts assure qu’il n’entendait pas la langue latine ; ce qui n’empêchait point qu’ayant appris à lire dans le missel, il ne célébrât les saints mystères et qu’il n’administrât les sacremens. Mais il souffrait l’usage des superstitions établies, telles que de faire laver les enfans avant le baptême, de mettre de la terre sur la tête aux jeunes filles, dans la cérémonie du mariage, pour marque de sujétion ; d’arroser d’eau les fosses des morts, et quelquefois d’une quantité de jus de melon d’eau, etc.

Le gouverneur de l’île y exerce la justice, et décide les petits différens qui s’élèvent entre les habitans. S’ils refusent d’obéir à ses ordres, il a le pouvoir de les faire mettre dans une prison, qui n’est qu’un parc découvert comme ceux où l’on renferme les bestiaux en Europe. Là, dit l’auteur, ils demeurent quelquefois des jours entiers sans entreprendre de se mettre en liberté. Il est rare du moins de voir des rebelles. Lorsqu’il s’en trouve, le gouverneur est en droit de les faire reprendre, et de leur faire lier les pieds et les mains dans la même prison, avec une garde pour les y retenir, jusqu’à ce qu’ils aient satisfait à leur adversaire, et qu’ils aient demandé pardon au public. L’autorité du gouverneur ne s’étend pas plus loin, dans le cas même de meurtre. Mais Roberts n’apprit aucun exemple d’un crime si noir. On l’assura seulement qu’un meurtrier serait gardé dans les chaînes pour attendre la sentence du gouverneur de San-Iago ou de la cour de Portugal. Quelquefois pour les fautes légères, surtout lorsque le coupable est d’un âge avancé, on ne lui donne que sa cabane ou celle d’autrui pour prison ; ce qui est regardé comme une grande faveur, car la prison publique est un châtiment aussi redouté à Saint-Jean que le dernier supplice en Angleterre. Ainsi, long-temps avant que le judicieux auteur du Traité des délits et des peines eût établi, d’après la connaissance du cœur humain, que, la crainte naissant de l’imaginatio , et l’imagination étant modifiée par l’habitude, on peut se familiariser avec l’idée de la peine de mort infligée pour tous les crimes, et ne pas la redouter plus qu’on ne redouterait un châtiment moindre en soi-même, s’il était d’ailleurs le plus grave que l’on connût ; long-temps avant que les philosophes eussent souscrit à la vérité de ce principe, elle était prouvée par les faits qu’ont recueillis les voyageurs éclairés et les historiens observateurs.

Dampier dit que la forme de l’île de Saint-Nicolas est triangulaire ; que le plus long de ses trois côtés, qui est au nord, n’a pas moins de quinze lieues. Il ajoute qu’elle est montagneuse, et que toutes ses côtes sont stériles.

Roberts assure qu’avant la famine qui dépeupla plusieurs des îles du cap Vert, Saint-Nicolas avait plus de deux mille habitans, etque le nombre ne surpasse pas aujourd’hui treize ou quatorze cents. Ils ont un prêtre portugais pour le gouvernement ecclésiastique ; car ils font tous profession de la religion romaine. Ils sont tous ou noirs ou couleur de cuivre, avec les cheveux frisés.

Les femmes de l’île ont beaucoup plus de facilité à se servir de leurs mains et de leurs aiguilles que celles de toutes les autres îles ; celle qui se présente en public avec une coiffe sans broderie, dans le goût des femmes de Bona-Vista, est accusée de paresse et de grossièreté ; elles sont aussi plus modestes, et jamais on ne les voit paraître nues devant les étrangers, comme elles en ont l’habitude à Saint-Jean. Si elles ne sont point à travailler aux champs, on les trouve toujours occupées à coudre ou à filer.

C’est dans cette île de Saint-Nicolas qu’on parle la langue portugaise avec une pureté qui est rare dans les meilleures colonies de cette nation. Mais si les habitans ont cette ressemblance avec les Portugais par le langage, ils ne ressemblent pas moins à la populace du Portugal par leur inclination à voler les étrangers, et par leur soif du sang, lorsqu’ils sont animés par quelque sujet de haine. Ils se servent de leurs couteaux avec autant de cruauté que d’adresse. Roberts prouve leur goût pour le larcin par son propre exemple. Lorsqu’il se trouva dans leur île avec un seul matelot, en 1722, ils entrèrent dans sa barque en très-grand nombre ; et, remarquant l’endroit où Roberts avait placé ce qui lui restait de plus précieux, ils prirent droit de son infortune pour s’en saisir, en lui disant avec une impudence extrême que sa barque et tous ses biens étaient à eux, parce qu’il n’aurait pu éviter de périr sans leur secours, et qu’ils lui avaient apporté quelques bouteilles d’eau fraîche. « Double fausseté, ajoute Roberts, car j’étais en sûreté sur mon ancre, et l’eau qu’ils avaient apportée pour moi, ils l’avaient employée à leur propre usage. »

À l’égard des productions naturelles de cette île, Roberts assure qu’on y trouve les mêmes sortes de sables et de pierres qu’à Saint-Jean ; et les habitans prétendent, sur une ancienne tradition, que ces sables contiennent de l’argent et de l’or ; mais qu’ils ignorent la manière de les en tirer. L’île produit aussi du salpêtre, et l’on en tire du beurre d’or.

Dampier raconte que, malgré les montagnes de Saint-Nicolas et la stérilité de ses côtes, il y a au centre de l’île des vallées où les Portugais ont leurs vignobles et leurs plantations, avec du bois pour le chauffage. Le terroir, suivant Roberts, est fertile pour le maïs, pour les bananes, les courges, les melons d’eau et musqués, les limons, les citrons et les oranges. On y voit quelques cannes à sucre, dont les habitans font de la mélasse. Ils ont des vignes dont ils tirent, dans les bonnes années, soixante ou quatre-vingts pipes d’un vin tartreux. Roberts en apprit la quantité par la dîme du prêtre. Le prix ordinaire est de trois livres sterling par pipe ; mais il est rare qu’on en trouve encore vers le temps de Noël ; et la vendange de l’île se fait aux mois de juin et de juillet.

On y trouvait autrefois beaucoup de sang-de-dragon ; mais l’arbre qui le produit y est devenu si rare, que Roberts doute si l’on recueille annuellement vingt ou trente livres de cette résine, et le plus souvent corrompue et falsifiée. Les habitans attribuent la ruine de leurs arbres au pirate Avery, qui, ayant brûlé leur ville et coupé leurs figuiers pour faire des chaloupes et des canots à sa flotte, les mit dans la nécessité d’employer leurs dragonniers à faire les lambris et les planches de leurs nouveaux édifices. En effet, on ne voit guère d’autre bois dans leurs maisons quoique, étant creux, avec peu de dureté dans sa substance, il ne soit pas extrêmement propre à bâtir.

Avant la dernière famine, les chèvres, les porcs et la volaille étaient fort communs à Saint-Nicolas ; mais, quoique cette calamité n’ait duré que trois ans, Roberts assure qu’elle y avait causé plus de ravage que dans toutes les autres îles, parce que le pays n’ayant guère d’autre commerce que celui des ânes, souvent il n’y paraissait pas un vaisseau dans l’espace de deux ans, surtout depuis que le besoin de ces animaux était diminué aux Indes occidentales : c’est ce qui avait rendu les habitans plus industrieux que tous leurs voisins. Dans un temps plus heureux, ils avaient une si grande abondance de chèvres et de vaches, que, sans diminuer le fonds, parce qu’ils ne les tuaient qu’à proportion du produit, ils embarquaient ordinairement sur les vaisseaux annuels du Portugal deux mille peaux de chèvres des trois îles de Saint-Nicolas, de Sainte-Lucie et Saint-Vincent, et cent peaux de vaches qui ne venaient que de Saint-Nicolas. Mais la famine y avait réduit le nombre des vaches à quarante ; et celui même des chèvres était tellement diminué, que le gouverneur dit à Roberts qu’il ne fallait pas espérer de trois ans qu’on en pût faire passer en Portugal.

L’industrie des habitans de Saint-Nicolas semblait promettre, au jugement de Roberts, que leur île serait bientôt repeuplée des espèces d’animaux qui s’accommodent le mieux du pays, surtout de porcs et de volailles, dont il y avait déjà peu de familles qui ne fussent assez bien pourvues. Cette réparation s’était faite dans l’espace d’environ trois ans, et le succès en avait été si prompt, qu’on aurait pu charger à fort bon marché un bâtiment de volailles, de porcs, même de chevaux, dont la race était venue de Bona-Vista depuis quatorze ans, par les soins d’un capitaine français nommé Rolland.

Les habitans de Saint-Nicolas se font des habits d’étoffe de coton dans la même forme que ceux de l’Europe, et savent travailler les boutons sur tous les modèles qu’on leur présente. Ils se font des bas de fil de coton, d’assez bons souliers de cuir de leurs vaches, qu’ils ont l’art de tanner fort proprement. Ils faisaient aussi de leur coton plusieurs sortes de draps et de matelas, qui étaient trop bons pour le commerce de Guinée, et que les Portugais venaient prendre pour celui du Brésil ; mais, à force d’en tirer, ils ont rendu le coton aussi rare que dans les autres îles du cap Vert.

Le capitaine Cowley, qui y était en 1683, acheta des habitans une provision de bananes et de vin. Il semble qu’aujourd'hui la meilleure partie de leur commerce se réduit aux tortues, dont ils prennent un grand nombre, et à quelques autres poissons dont la pêche les exerce beaucoup. Leur île est la seule du cap Vert où l’on trouve une multitude de barques qui leur servent à pêcher entre les îles de Chaon, de Branca, de Sainte-Lucie et de Saint-Vincent. Ils vendent leur poisson argent comptant, ou pour les commodités dont ils ont besoin. Les Portugais qui prenaient dans l’île des draps de coton et des matelas pour le commerce du Brésil, payaient ordinairement ces marchandises en monnaie de Portugal, parce qu’ils n’apportaient pas de commodités qui satisfissent les habitans. C’étaient les Français et les Anglais qui leur fournissaient des ustensiles et d’autres marchandises de leur goût, pour lesquelles ils tiraient d’eux en échange des ânes et des rafraîchissemens ; mais la même famine qui détruisit leurs bestiaux fit aussi sortir de l’île tout l’argent que les Portugais y avaient laissé ; car, dans le besoin où ils étaient de toutes sortes de secours, un vaisseau qui leur apportait les moindres provisions était sûr de se les faire payer à grand prix.

Chaon, Branca et Sainte-Lucie sont également dépourvues d’habitans et d’eau douce, et les deux premières n’ont pas même de bestiaux.

Saint-Vincent, que les Portugais nomment San-Vincente, est une île basse et sablonneuse du côté du nord-est, mais haute dans la plupart de ses autres parties, et fort riches en rades et en baies.

La pêche y est abondante. Entre plusieurs sortes de poissons, Froger en remarque un qu’il appelle bourse, d’une beauté extraordinaire, des yeux duquel il sort des rayons, et qui a le corps marqueté de taches hexagones d’un bleu fort brillant.

Froger assure qu’il se trouve à Saint-Vincent des tortues qui pèsent jusqu’à trois ou quatre cents livres. Il ne faut que dix-sept jours à leurs œufs pour acquérir toute leur maturité dans le sable ; mais les petites tortues qui en sortent ont besoin de neuf jours de plus pour devenir capables de gagner la mer, ce qui fait que les deux tiers sont ordinairement la proie des oiseaux.

Saint-Vincent est une île déserte. M. de Gennes, capitaine français, y trouva vingt Portugais de Saint-Nicolas qui s’y occupaient depuis deux ans à tanner des peaux de chèvres, dont le nombre est fort grand. Ils ont des chiens dressés pour cette chasse. Un seul prend ou tue chaque nuit douze ou quinze de ces animaux. Frézier raconte qu’il trouva dans la baie quelques cabanes dont les portes étaient si basses, qu’on n’y pouvait entrer qu’en rampant sur ses mains. Pour meubles, il y vit de petites bougettes de cuir, et des écailles de tortues qui servaient de siéges et de vases pour l’eau. Les habitans, qui étaient des Nègres, avaient pris la fuite à la vue des Français. On en découvrit quelques-uns dans les bois, mais sans pouvoir les joindre et leur parler. Ils étaient tout-à-fait nus.

À l’exception des chèvres sauvages, dont il est fort difficile d’approcher, on ne trouva point d’autres animaux qu’un petit nombre de pintades. La terre est si stérile, qu’elle ne produit aucun fruit ; seulement on rencontre dans les vallées de petits bois de tamarins et quelques arbustes de coton. M. de Gennes y découvrit aussi quelques plantes curieuses, telles que l’euphorbe arborescente, et une aurone d’une odeur et d’une verdure admirables ; une fleur jaune dont la tige est sans feuilles; le ricin, que les Espagnols du Pérou appellent pillerilla, et dont ils prétendent que les feuilles, appliquées sur le sein des nourrices, attirent le lait. Sa semence ressemble exactement au pépin de la pomme des Indes ; on en fait de l’huile au Paraguay. M. de Gennes ajoute que près du roc, qui est à l’entrée de la baie, on pêche quelquefois de l’ambre gris, et que les Portugais en vendirent quelques morceaux aux vaisseaux de la flotte française.

L’île de Saint-Antoine ou San-Antonio ne le cède guère pour la hauteur à celle de San-Iago, et n’a pas moins de terrain. L’eau fraîche y est abondante.

La multitude des ruisseaux dont l’île est arrosée rend les vallées si fertiles, que Saint-Antoine le dispute à toutes les autres îles du cap Vert pour le maïs, les bananes, les patates, les courges, les melons d’eau et les melons musqués, les oranges, les limons, les citrons et les goyaves. On y trouve aussi plus de vignes ; et si le vin n’est pas le meilleur de ces îles, il n’y en a point où il soit en plus grande abondance ni à meilleur marché.

Il y croît beaucoup d’indigo. Le marquis das Minhas y a formé plusieurs grandes plantations sous la conduite d’un Portugais, qui a trouvé de bonnes méthodes pour la séparation de la teinture. La plante qui porte l’indigo a assez de ressemblance avec le genêt ; mais elle a moins de grandeur. Ses feuilles sont petites, pâles, vertes, assez semblables à celles du buis. On les cueille au mois d’octobre et de novembre, pour les broyer en bouillie, dont on fait des tablettes et des boules pour la teinture.

Le marquis das Minhas a formé aussi des plantations de coton qu’on cultive avec soin, et des manufactures dont il sort de bonnes étoffes. L’arbuste qui produit le coton est à peu près de la grosseur d’un rosier, mais s’étend beaucoup davantage. Ses feuilles sont d’un vert d’herbe, et ressemblent à l’épinard. La fleur est d’un jaune pâle. Lorsqu’elle tombe, il lui succède un péricarpe, où le coton est renfermé dans trois cellules, et qui contient aussi la semence, qui est noire et de forme ovale, de la grosseur à peu près d’un haricot.

Les vallées de l’île Saint-Antoine sont couvertes de bois. Entre plusieurs sortes d’arbres, on y trouve en abondance le dragonnier.

Les ânes et les porcs y sont non-seulement en grand nombre, mais plus grands et plus forts que dans les autres îles du cap Vert. Les vaches n’y sont pas moins communes, et les montagnes sont remplies de chèvres sauvages.

Sur une des montagnes de l’île, on trouve une pierre transparente, que les habitans appellent topaze ; mais Froger, qui en parle, n’ose assurer que ce soit la véritable pierre de ce nom.

L’île de Saint-Antoine, à l’époque où écrivait Roberts, appartenait au marquis das Minhas, qui envoyait tous les ans un vaisseau aux îles du cap Vert pour apporter en Portugal les revenus de son domaine. Il jouissait des principales richesses de l’île ; c’est-à-dire que les vaches, les chèvres sauvages, le sang-de-dragon, les pierres précieuses, le beurre d’or et l’ambre gris étaient à lui sans partage. Il y a des peines rigoureuses pour ceux qui seraient convaincus d’avoir caché de l’ambre gris. Cependant Roberts observe qu’avec un peu de connaissance de la langue du pays, il n’est pas difficile d’obtenir des habitans, à fort bon marché, tout ce que l’île produit. On envoie tous les ans au roi de Portugal une certaine quantité de beurre d’or. Ce beurre d’or est une substance grasse et concrète. On la tire par incision d’une espèce de palmier qui croît dans la partie de l’Afrique occidentale voisine du Rio-Grande. On emploie cette substance dans les affections rhumatismales ; on en frotte la partie malade, qui en éprouve du soulagement.

On assure dans l’île qu’il s’y trouve une mine d’argent, mais que, dans la crainte que le roi ne s’en saisisse, le marquis das Minhas diffère toujours à la faire ouvrir. On ajoute qu’un particulier, qui s’était retiré dans les montagnes pour y mener la vie érémitique, en tira de l’or jusqu’à la charge d’un âne.

Froger dit que les Portugais de Saint-Antoine, comme ceux des autres villes, sont d’une couleur sombre et basanée, mais qu’ils ont le caractère fort doux et fort sociable. Roberts confirme cet éloge. Il nous apprend que leur île est une espèce de magasin d’esclaves. Dans le temps, dit-il, que les Portugais faisaient le commerce des esclaves pour l’Espagne, le marquis das Minhas fit acheter en Guinée une cargaison de Nègres, et les établit à ses frais dans son île, où ils apprirent bientôt des Nègres libres du pays la manière de former des plantations et de fournir à leur propre entretien. Ces esclaves multiplièrent si vite, que, sans compter ceux que le marquis fît transporter en Portugal et au Brésil, ils font les quatre cinquièmes des habitans, dont le nombre total monte à deux mille cinq cents. Ils ont non-seulement leurs maisons et leurs femmes comme les Nègres libres, mais encore des biens qu’ils cultivent pour eux-mêmes, avec la dépendance naturelle du seigneur, sous l’autorité d’un inspecteur, qui est ordinairement un Portugais européen, et qui porte le titre de capitaine more. Ainsi l’île est divisée en deux sortes de Nègres, entre lesquels il s’élève quelquefois des querelles dont la fin est toujours sanglante. Les Nègres libres font valoir leur liberté. Les autres leur reprochent de n’être que des fermiers, qui peuvent être déplacés au gré du maître, et fixés même à l’esclavage par la nécessité, ou par la souveraine volonté du marquis. Ces injures se terminent ordinairement par des coups, et les Nègres libres, qui sont fort inférieurs en nombre, ne remportent jamais l’avantage. L’inspecteur même a souvent beaucoup de peine à réprimer l’insolence des esclaves. Mais, comme ils sont plus utiles que les autres à l’intérêt du maître, la faveur penche de leur côté. La liberté n’est bonne qu’à ceux qui la possèdent, et l’esclavage ne pèse qu’à ceux qui le souffrent.

fin du premier volume.