Abolition du sacrifice des veuves

CALCUTTA.Ordonnance abolissant les sutties (sacrifices des veuves) dans la présidence du fort William. — Voici le texte de l’ordonnance rendue par le gouverneur général de l’Inde pour l’abolition des sutties. Depuis long-temps le gouvernement anglais songeait à prendre cette mesure ; mais les préjugés des nationaux s’y étaient jusqu’à ce moment trop fortement opposés pour qu’il eût été prudent d’essayer de la mettre à exécution.


Ordonnance publiée par le gouverneur en son conseil, déclarant illégal et justiciable des cours criminelles l’usage des sutties, ou la coutume de brûler ou d’enterrer vivantes les femmes des Indous décédés.

« L’usage des sutties ou de brûler ou enterrer vivantes les veuves indoues est révoltant pour l’humanité : la religion n’en a jamais fait un devoir rigoureux ; au contraire, elle recommande plus particulièrement aux veuves de mener une vie pure et retirée ; et, dans la plupart des provinces de l’Inde, cet usage ou est resté inconnu ou a été aboli ; et, dans ceux même où il a été le plus fréquemment suivi, il est notoire qu’il s’est commis dans ces occasions des actes de barbarie qui ont révolté les Indous eux-mêmes, aux yeux desquels ils ont passé pour illégaux et horribles. Les mesures adoptées jusqu’à présent pour empêcher ces sacrifices ont été sans succès ; et le gouverneur général, ainsi que son conseil, sont convaincus qu’on ne peut mettre fin aux abus en question sans en abolir entièrement l’usage. Guidé par ces motifs, le gouverneur, en son conseil, sans pour cela vouloir s’écarter d’un des principes les plus importans du système du gouvernement britannique dans l’Inde, qui veut que toutes les classes du peuple soient libres et en pleine sécurité dans l’exercice de leurs coutumes religieuses, tant que ce système peut être suivi sans violer les lois de la justice et de l’humanité, a jugé convenable d’établir les dispositions suivantes, lesquelles seront en vigueur du moment de leur promulgation dans tous les territoires dépendant immédiatement de la présidence du fort William.

« 1o L’usage des sutties, ou de brûler ou enterrer vivantes les veuves des Indous, est par les présentes déclaré illégal et justiciable des cours criminelles.

» Premièrement tous les zémindars, talookdars, ou autres propriétaires de terres, soit malzugarce ou lakeraj ; tous les fermiers et régisseurs de terres de toutes classes ; tous les talookdars dépendans ; tous les naibs et autres agens locaux ; tous les officiers naturels employés à la perception du revenu et des rentes des terres pour le gouvernement ou la cour des pupilles ; et tous les munduls ou tous autres chefs de village, sont, par les présentes, déclarés spécialement obligés de donner immédiatement connaissance aux officiers de police de tout projet de sacrifice de la nature de ceux indiqués dans l’article précédent ; et tout zémindar, ou toute autre personne énoncée ci-dessus et aussi chargée de ladite surveillance, qui sera convaincu d’avoir volontairement négligé de donner ou d’avoir donné tardivement les renseignemens ci-dessus exigés, sera passible d’une amende imposée par le magistrat ou son suppléant, laquelle amende ne pourra excéder 200 roupies, et à défaut de paiement il sera condamné à un emprisonnement qui n’excédera pas la durée de six mois.

» 2o Immédiatement après avoir été informé que le sacrifice déclaré illégal par les présentes dispositions doit avoir lieu, le darogah de la police se rendra en personne sur le lieu ou députera son mohurhir ou jémadar accompagné par un ou plusieurs burkendazes de la religion indoue, et le devoir des officiers de police sera d’annoncer aux personnes assemblées pour la cérémonie qu’elle est illégale, et de tâcher de les disperser par la douceur, en leur faisant savoir que, dans le cas où elles persisteraient, elles se rendraient coupables d’un crime, et s’exposeraient à être punies par les cours criminelles. Si les personnes ainsi rassemblées, nonobstant ces observations, procédaient à la consommation de la cérémonie, les officiers de police emploieraient tous les moyens en leur pouvoir pour empêcher le sacrifice d’avoir lieu. S’il était hors du pouvoir de la police d’appréhender les délinquans, elle ferait tout son possible pour s’assurer de leurs noms et de leurs domiciles, et communiquerait de suite ces renseignemens au magistrat ou à son suppléant, pour en recevoir des ordres.

» 3o Si un de ces sacrifices déclarés illégaux par les présentes avait lieu avant que la police n’en fût informée, ou si, en étant informée, le sacrifice avait été consommé avant son intervention, les officiers de police commenceraient néanmoins une enquête concernant les circonstances du fait, de la même manière que cela se pratique dans toutes les occasions de mort violente, et en feraient un rapport au magistrat ou à son suppléant.

» 4o À la réception des rapports faits par les dagorahs de la police, en conformité à la section précédente, le magistrat ou son adjoint, de la juridiction dans laquelle le sacrifice aura eu lieu, fera une enquête sur les circonstances du fait, et prendra les mesures nécessaires pour amener les parties impliquées dans cette affaire devant la cour du circuit, pour y subir leur jugement.

» Il est déclaré par les présentes dispositions qu’après leur promulgation toute personne convaincue d’avoir aidé ou encouragé le sacrifice d’une veuve indoue, soit en la brûlant ou en l’enterrant vivante, que celui-ci soit volontaire de la part de cette dernière ou non, sera regardée comme coupable d’homicide volontaire, et encourra la peine de l’amende ou de l’emprisonnement, ou de l’une et de l’autre, comme l’ordonnera la cour du circuit, selon la nature et les circonstances du fait et le degré de culpabilité établi contre le prévenu : l’allégation d’avoir été prié par la victime du sacrifice de l’aider à lui donner la mort ne sera point admise comme justification.

» Les personnes citées devant la cour du circuit pour y subir leur jugement, en conséquence du délit ci-dessus mentionné, seront admises à donner caution ou non, selon que le jugera convenable le magistrat ou son adjoint, d’après les lois générales en vigueur relativement à l’admission de la caution.

» 5o De plus, on déclarera que rien de ce que renferment les présentes dispositions ne peut être interprété comme s’opposant à ce que la cour du nizamut-adawlut prononce la peine de mort contre les personnes convaincues d’avoir employé la violence ou la force, ou d’avoir prêté leur assistance pour brûler ou enterrer vivante une veuve indoue, pendant qu’elle se trouvait dans un état d’ivresse ou d’insensibilité, ou dans tout autre état la privant du libre usage de sa volonté, lorsque, d’après les circonstances aggravantes du délit, dont le prévenu aura été convaincu, lia cour jugera que rien ne peut la porter à user d’indulgence en sa faveur.

» Calcutta, 4 décembre 1829. »

N. B. Quand cette ordonnance nous est parvenue, nous avons applaudi avec empressement à la résolution énergique du gouvernement anglais. Nous nous sommes en même temps rappelé que les sutties avaient déjà été abolies depuis plusieurs années dans l’Inde française, grâce à l’influence de M. le vicomte Desbassins de Richemont, alors gouverneur général des établissemens français, et à l’active surveillance du procureur général, M. Moiroud ; nous venons même de citer une circonstance qui honore extrêmement le caractère de ce dernier. Toutefois, les personnes qui ont résidé long-temps au milieu des races hindoues paraissent douter de l’efficacité de ces mesures, et le trait même que nous avons cité vient à l’appui de cette opinion. On ne pourra obtenir, par la force, l’abolition d’un usage qui, dans le système religieux de l’Hindou, est une œuvre honorable et méritoire aux yeux de la divinité. Il faut ensuite remarquer que les sutties ne sont abrogées que dans la présidence du fort William. On annonce enfin qu’un grand nombre d’Indiens s’opposent à l’exécution du décret, et qu’ils ont même ouvert des souscriptions pour venir au secours de ceux de leurs compatriotes qui enfreindraient les ordres du gouverneur.

P. M. Directeur.

RÉCLAMATION

À M. le directeur de la Revue des deux Mondes.
Monsieur,

La note insérée dans la Revue des deux Mondes, page 446 de la livraison de mai et juin 1830, contient une grave erreur que je vous demande la permission de rectifier.

À propos des sutties ou sacrifices des veuves aux Indes Orientales, vous citez une tentative de ce genre qui aurait eu lieu dernièrement sur le territoire français de l’Inde, et vous m’attribuez l’honneur d’en avoir prévenu les funestes résultats.

Il est vrai que le 29 octobre 1828, une jeune bramine de l’Aldée de Tirnoular, chef lieu de l’un des maganoms ou districts du territoire de Karikal, résolut de se brûler sur le bûcher de son mari ; il est vrai aussi que le zèle et le dévouement d’un fonctionnaire français l’arrachèrent à cette terrible résolution ; mais ce n’est point à moi, Monsieur, c’est à mon ami M. Ducler, commissaire de marine et administrateur de Karikal, qu’appartient l’honneur d’une entreprise que le succès a couronnée : c’est lui qui, après une journée entière de la lutte la plus opiniâtre, parvint à ébranler la détermination de la bramine, et à rattacher à la vie une malheureuse qui allait périr victime du plus affreux préfugé ; j’étais alors à Pondichéry, et je n’ai pu participer en rien à ses généreux efforts.

Peu de temps après, je me rendis à Karikal à l’occasion de quelques troubles qui nécessitaient une procédure criminelle : ce fut alors seulement que j’appris ce qui s’était passé à Tirnoular. J’y allai voir la jeune bramine, et je la remerciai de nouveau d’avoir renoncé à son funeste dessein ; elle me répéta avec chaleur « qu’elle avait fait le plus grand des sacrifices à la sollicitation de M. l’administrateur ; qu’elle avait échangé une éternité de gloire et de bonheur contre quelques années d’une vie misérable et flétrie, mais qu’en retour, et pour prix de son obéissance, elle se regardait désormais comme la fille adoptive du gouvernement français, etc. » Je crus pouvoir l’assurer de sa protection, et je lui promis qu’à tout événement M. Ducler et moi ne l’abandonnerions jamais.

Je voudrais en vain rendre l’impression profonde qui m’est restée de cette visite : en quittant la bramine, il me semblait la voir s’avancer vers le fatal bûcher ; j’étais fier d’avoir pour ami le digne magistrat dont la courageuse insistance avait triomphé d’une croyance barbare, et je sentais au fond du cœur que j’aurais voulu échanger le reste de ma vie contre une si belle journée.

Je me propose de rendre compte des détails de cet événement si honorable pour un de nos compatriotes ; j’aurai l’honneur de vous en communiquer la relation, et je pense qu’elle ne sera pas sans intérêt pour vos lecteurs.

Veuillez agréer, etc.

Moiroud,
Ancien procureur général à Pondichéry.
Paris… août 1830.