Abolition de l'esclavage (Schœlcher)/Position

Pagnerre (p. 19-24).

ABOLITION DE L’ESCLAVAGE.

Position de la Question.

L’abbé Grégoire, cet ardent champion de la cause des Nègres, a voulu laisser un dernier témoignage de son amour pour la liberté et la justice. Il a inscrit dans son testament une somme consacrée à récompenser le meilleur mémoire sur cette question : Quels seraient les moyens d’extirper le préjugé injuste et barbare des blancs contre la couleur des Africains et des sang-mêlés[1] ?

C’est en l’état des choses un problème difficile à résoudre. Détruire l’absurde préjugé qu’ont tous les colons et un petit nombre d’Européens contre les Noirs et les sangs-mêlés est impossible tant que l’esclavage subsistera, autrement dit, les moyens nécessaires pour arriver à l’extirpation de ce préjugé sont incompatibles avec l’existence de l’esclavage.

Le préjugé contre la couleur des Noirs se lie intimement au fait de la domination et de l’oppression physiques que l’homme blanc exerce sur le noir. Un préjuge analogue est inhérent à toute supériorité d’un homme sur un autre. Parmi les Européens, il existe quelque chose de cela entre nous et nos serviteurs à gages, comme autrefois entre les catholiques et les juifs, comme encore aujourd’hui entre les seigneurs russes ou polonais et leurs serfs ; mais le préjugé contre les Noirs tient surtout à l’incapacité cérébrale qu’on leur a toujours prêtée ; or, cette incapacité est devenue une certitude pour ceux qui l’admettent uniquement, parce que les uns se sont contentés de regarder les Nègres dans l’esclavage, et que les autres ont cru les maîtres sur parole. Nous ne contestons pas que l’état moral des esclaves dans les colonies ne puisse justifier cette opinion fatale à toute leur race ; nous les avons approchés, nous les connaissons, et nous savons jusqu’à quel point de dégradation ils sont descendus ; mais c’est ici qu’il faut bien distinguer l’effet de la cause.

Les Noirs ne sont pas stupides parce qu’ils sont noirs, mais parce qu’ils sont esclaves. L’infériorité intellectuelle des hommes en servitude n’est pas chose nouvelle ; les comédies antiques sont pleines de traits contre l’imbécillité des esclaves. Aristote prétend tout net qu’ils n’ont qu’une demi-âme. Les Romains, malgré leurs marchands, leurs instituteurs, leurs médecins et leurs rhéteurs esclaves, n’avaient pas plus de considération pour la classe en général. — L’atrophie de toutes facultés d’esprit est au fond de toute servitude, blanche ou noire. — Il y a longtemps qu’Homère a fait dire à Eumée : « Le jour de l’esclavage, ainsi l’a voulu le puissant Jupiter, dépouille un mortel de la moitié de sa vertu. »

On parle de l’avilissement, de la stupidité des Noirs aux colonies ; mais n’est-ce pas le produit de l’esclavage, et l’esclavage n’a-t-il pas ce résultat partout où il existe, sur quelque nature d’hommes qu’il pèse de son poids de plomb ? Les blancs même d’Europe n’en éprouvent-ils pas les mêmes effets ? — « On ne sait donc point ce que c’est qu’un serf, dit M. J. Czynski ? Croirait-on que ces malheureux, presqu’entièrement privés de leurs facultés intellectuelles, ont perdu l’usage de la parole ? Ils sont incapables de soutenir la plus simple conversation, d’échanger même quelques phrases sur des sujets domestiques. J’ai vu cent fois de pauvres serfs suer sang et eau pendant une heure pour expliquer une commission dont ils étaient chargés, et qu’un enfant libre de cinq ans aurait rendue en une minute. Le dictionnaire d’un serf est en harmonie avec ses occupations journalières, extrêmement limitées dans la monotonie d’un même cercle[2]. — « Que la Valachie, qui compte au moins 100, 000 esclaves dans son sein, ne les abrutisse pas par de mauvais traitements et d’absurdes corrections, jusqu’à les réduire à l’état d’idiotisme, etc.[3]. » —

Et pourtant le servage est bien moins horrible que l’esclavage il laisse à l’individu bien plus d’exercice de son intelligence. — Les fauteurs de l’esclavage vont-ils dire que les serfs russes, polonais et valaques sont des Nègres blancs, des blancs de l’espèce noire et faits pour être esclaves ? L’esclavage abrutit blancs ou noirs, voilà toute la vérité, et il faut ajouter, à la honte des Français du Nord, qu’ils n’ont jamais rien fait pour l’amélioration du sort de leurs serfs et leur acheminement nécessaire à la liberté.

Nous voulons donc établir que la prétendue pauvreté intellectuelle des Nègres est une erreur créée, entretenue, perpétuée par l’esclavage ; conséquemment ce n’est point leur couleur mais la servitude qu’il faut haïr.

De cette façon, nous sommes amenés à diviser notre travail à-peu-près comme les orateurs sacrés divisent leurs discours. Dans une première partie nous irons avec les voyageurs en Afrique étudier les Nègres chez eux ; nous rapporterons des récits textuels, et nous examinerons si les Africains sont aussi barbares qu’on le croit. Dans la seconde, nous les verrons transportés en Amérique et trouvant assez de force au fond de leur âme pour soulever quelquefois leurs chaînes. Si nous parvenons ainsi à démontrer que la nature les a doués de facultés semblables aux nôtres, nous aurons, selon notre avis, fort avancé la question ; nous aurons répondu presque complètement à la pensée de M. Grégoire.

Pour ce qui est d’extirper présentement le préjugé, nous exposerons dans une troisième partie que le principal, le meilleur moyen entre tous, ce serait d’émanciper nos esclaves pour les mettre à même d’égaler leurs maîtres.

  1. Programme de la Société française pour l’Abolition de l’esclavage.
  2. Russie pittoresque, article intitulé : Affranchissement des blancs.
  3. Coup-d’œil sur la la Valachie et la Moldavie, par Raout Perrin, 1839.