Abolition de l'esclavage (Schœlcher)/Chapitre I

Pagnerre (p. 39-77).

CHAPITRE I.

LES NÈGRES EN AFRIQUE.

§ I. — Tous les voyageurs s’accordent à représenter l’état social des nations de l’intérieur de l’Afrique comme assez avancé.

C’est une chose importante pour notre thèse que la grande majorité des voyageurs qui ont visité l’Afrique ; Hollandais, Français, Anglais en sont revenus avec des idées favorables aux Nègres. Mungo Park, le premier, nous fournit de précieux renseignements de toute nature[1].

La ville de Sego, capitale de Bambara, consiste, nous apprend-il, en quatre grandes divisions ou quartiers, que traverse la rivière Joliba ou Niger. Les mosquées, les maisons de deux étages, construites en argile, les bateaux couvrant le fleuve, la population, qu’il estime d’environ 30,000 âmes ; les campagnes cultivées des environs, tout lui présenta un aspect de civilisation qu’il ne s’attendait pas, dit-il, à voir au centre de l’Afrique. Dans tout le pays des Mandingues il a trouvé des étoffes de coton tissées et teintes sur les lieux, puis converties en vêtements cousus avec des aiguilles de fabrique indigène. Il a vu exercer des industries de toutes espèces. « Les Nègres composent avec un de leurs grains une bière excellente, en faisant fermenter la semence à-peu-près comme on traite l’orge en Angleterre. Ils font de la poudre, manufacturent des poteries d’une grande solidité, tannent les peaux de bœufs, de moutons ou de chèvres, et ont acquis l’art de les teindre en jaune et en rouge d’une manière inaltérable. L’intérieur du pays des Mandingues abonde en riches mines de fer, que les habitants savent exploiter ; les fourneaux dont ils se servent pour la fonte du minerai sont d’une construction simple et parfaitement adaptée à l’objet. » — « Pendant mon séjour à Kamalia, je sus qu’il y avait un fourneau non loin de la hutte ou je logeais ; le propriétaire et les ouvriers ne firent aucune difficulté de me laisser voir leurs travaux. Avec ce fer d’une trempe un peu molle, ils fabriquent des lances, des boues, toutes les armes, tous les ustensiles dont ils ont besoin. Ils travaillent de même leur or natif ; non-seulement ils le savent fondre avec un sel alcali qu’ils préparent, mais ils en font des bijoux, tels que bracelets, colliers, pendants d’oreille. Ils tirent aussi l’or en fil et en fabriquent plusieurs ornements avec beaucoup d’intelligence et de goût. »

Dans le cours de sa marche à travers le royaume de Bambara, le voyageur anglais fut plusieurs fois redevable de ses moyens d’existence aux doutys des villes par lesquelles il passait. Les doutys possèdent en quelque façon l’autorité des maires chez nous. Leurs fonctions consistent à entretenir l’ordre, à percevoir les droits du fisc, ceux qu’on impose aux voyageurs, et à présider toutes les assemblées qui ont pour but l’administration de la justice. Les jugements ont lieu en plein air avec une solennité convenable. Le tribunal, appelé palaver, est composé des anciens du village ; les deux parties discutent contradictoirement et librement ; les témoins sont entendus avec attention, et tout cela est public ; « les avocats égalent dans l’art de la chicane les plus habiles plaideurs d’Europe. »

Voilà le peuple qu’on nous représente comme grossier et absolument sauvage ; voilà les hommes pour lesquels un ancien délégué des Colons de la Guadeloupe dit « que l’esclavage est un moyen de perfectionnement social, une initiation aux bienfaits de la civilisation[2] ». Le bâton de créole élément de civilisation !!

L’amour de la vérité est une des premières leçons qu’une mère mandingue donne à son enfant. Mungo Park rencontra une vieille femme qui suivait le corps de son fils blessé mortellement, elle pleurait beaucoup, et la seule consolation qu’avait cette infortunée était de s’écrier : « Jamais il ne dit un mensonge, jamais, jamais. »

Mungo Park éprouva plusieurs fois la charité des Nègres. Il raconte entre autres une aventure pleine de grâce et d’un charme austère. « Je fus obligé, c’était près de Ségo, de m’asseoir au pied d’un arbre sans avoir rien à manger. Vers le soir, une femme revenant des travaux de la campagne s’arrêta pour m’observer, et, remarquant mon air fatigué, elle s’informa de ma situation. Je l’en instruisis en peu de mots ; alors elle prit la bride de mon cheval que j’avais déjà dessellé, et d’un air de bonté me dit de la suivre. Elle me conduisit dans sa hutte, alluma une lampe, étendit une natte, m’engagea à me coucher et sortit. Elle revint bientôt avec un poisson à la main, le fit griller légèrement sur des cendres, et me le donna à manger. Après avoir ainsi accompli les devoirs de l’hospitalité, ma respectable hôtesse me montra la natte du doigt et me dit que je pouvais dormir là en toute sécurité. Puis s’adressant aux autres femmes de sa famille qui étaient venues et s’occupaient à me regarder avec étonnement, elle leur dit de prendre leur ouvrage habituel qui consistait à filer du coton. Elles se livrèrent à cette tâche une partie de la nuit. Elles entremêlaient leur travail de chansons. J’en remarquai une qu’elles improvisèrent et dont j’étais moi-même le sujet. Une jeune fille chantait seule, et de temps en temps ses compagnes joignaient leurs voix à la sienne en forme de chœur. Ce chant était modulé sur un air doux et plaintif ; j’en ai retenu les paroles dont voici la traduction littérale :

Le vent mugit dans les airs ; la pluie tombe à flots précipités ; le pauvre homme blanc, faible et abattu, est venu s’asseoir sous notre palmier. Hélas ! il n’a point de mère pour lui présenter du lait, point d’épouse pour lui moudre son grain.

Le Chœur : Prenons pitié du pauvre homme blanc il n’a point de mère pour lui présenter, etc.

Les vierges grecques du sublime aveugle ont-elles une simplicité de mœurs plus délicate, une voix plus gracieuse que celle des vierges africaines qui improvisent et chantent doucement pour endormir l’homme pâle recueilli par leur sœur ? Peut-être la fille de cette bonne femme ou de quelqu’une de ces charmantes fileuses a-t-elle été volée à sa mère, livrée à un négrier, et creuse-t-elle aujourd’hui la terre sous le fouet d’un commandeur !

Dans une autre occasion, Mungo Park, racontant comme il a vu à Jumba chez les Feloofs un frère venir plein de joie au devant d’un frère absent depuis quatre années, et une vieille mère aveugle toucher les bras et le visage de cet homme avec une tendre anxiété, ajoute : « Je sentis alors que si la nature a mis quelque différence entre les hommes dans la conformation du visage et la couleur de la peau, elle n’en a mis aucune dans l’expression des sentiments naturels qu’elle a déposés au fond de tous les cœurs ! »

Nous ne pouvons résister au plaisir de citer un épisode délicieux du voyage du major Denham, qui rentre tout-à-fait dans l’idée que vient d’exprimer Mungo Park. Au milieu d’une expédition que le major fit dans le Mandara, il s’arrête à Yeddie, petit village près de la ville d’Angornou. On entoure sa case comme à l’ordinaire, mais il n’y laisse entrer que trois ou quatre femmes à la fois. « J’en vis près d’une centaine ; il y en avait de très-jolies et d’une naïveté charmante. Je n’avais qu’un miroir à leur montrer, c’était probablement ce qui pouvait leur faire le plus de plaisir. L’une insista pour amener sa mère, une autre sa sœur, afin de voir la figure de celle qu’elle chérissait le plus réfléchie à côté de la sienne propre, ce qui semblait leur causer une satisfaction extrême, car en voyant l’image répétée dans le miroir, elles embrassaient à plusieurs reprises l’objet de leur affection. Une femme très-jeune et de la physionomie la plus intéressante, ayant obtenu la permission d’apporter son enfant, revint un instant après en le tenant dans ses bras ; elle était réellement transportée de joie ; des larmes lui coulèrent le long des joues quand elle aperçut le visage de l’enfant dans le miroir, et le bambin frappait des mains en signe du contentement qu’il éprouvait, en se voyant dans la glace[3] ».

« Si dans cet endroit ou dans toute autre partie de mon journal, dit le major Denham en finissant (ch. 7), on trouve que j’ai parlé trop favorablement des Africains au milieu desquels nous nous trouvions jetés, je répondrai simplement que je les ai dépeints tels que je les ai vus ; hospitaliers, bienfaisants, honnêtes et généreux. Jusqu’au dernier moment de ma vie, je me les rappellerai avec affection. Oui, il y a dans le centre de l’Afrique plus d’un enfant de la simple nature qui se distingue par des principes et des sentiments dont s’honorerait le chrétien le plus civilisé. (Chap. 7.) »

Mungo Park, qui est un homme éclairé, mais très-simple, et qui n’a évidemment pas de parti pris dans un sens ni dans l’autre, penche de même toujours en faveur des Nègres, lorsqu’il compare le bien et le mal qu’il a trouvés chez eux. « D’un autre côté, pour compenser cette disposition au vol, quand même je la supposerais inhérente à leur nature, je ne puis oublier la charité désintéressée, la tendre sollicitude avec laquelle ces bons Nègres, depuis le roi de Ségo jusqu’aux pauvres femmes qui en divers temps me reçurent, mourant de faim, dans leurs chaumières, compatirent à mes malheurs et contribuèrent à me sauver la vie. Je dois au reste plus particulièrement ce témoignage aux femmes qu’aux hommes. Ceux-ci, comme le lecteur a pu le voir, m’ont quelquefois bien accueilli, mais quelquefois très-mal. Cela variait suivant le caractère particulier de ceux à qui je m’adressais. Dans quelques uns, l’endurcissement produit par l’avarice, dans d’autres, l’aveuglement du fanatisme avaient fermé tout accès à la pitié ; mais je ne me rappelle pas un seul exemple de dureté de cœur chez les femmes. Dans ma plus grande misère et dans toutes mes courses, je les ai constamment trouvées bonnes et compatissantes, et je peux dire avec vérité, comme l’a dit éloquemment avant moi mon prédécesseur, M. Leydyard : « Je ne me suis jamais adressé à une femme que je n’aie reçu d’elle une bonne réponse. Si j’avais faim ou soif, si j’étais mouillé ou malade, elles n’hésitaient pas, comme les hommes, à faire une action généreuse. Elles venaient à mon secours avec tant de franchise que, si j’étais altéré, le breuvage qu’elles m’offraient en prenait une douceur extrême, et si j’avais faim l’aliment le plus grossier me paraissait un mets délicieux. »

« La tendresse maternelle, qui ne connaît ici ni la contrainte, ni les distractions de la vie civilisée, est remarquable chez ces peuples. Le plus tendre retour de la part des enfants en est la récompense. – « Frappez-moi, me disait mon domestique, mais ne maudissez pas ma mère ! » J’ai vu partout régner le même sentiment, et j’ai observé dans toute l’Afrique que le plus grand affront qu’on pût faire à un Nègre, c’était de parler avec mépris de celle qui l’avait mis au monde. » Dites, dites encore que ces hommes et ces femmes-là sont d’une stupidité bestiale et que, quand ils arrivent aux colonies, il faut leur montrer à manger[4] !

Tout le monde sait que les Nègres aiment passionnément la musique. Parmi de nombreux instruments, le voyageur anglais cite le kouting, espèce de guitare à trois cordes, le simbing, petite harpe à sept cordes, et la korro, grande harpe à dix-huit cordes. Mungo Park a partout rencontré de certains chanteurs improvisateurs, vrais bardes africains. Il n’y a pas de fêtes sans un jilly-kea : « on en trouve plusieurs dans chaque ville. Ils improvisent des chansons en l’honneur de leurs chefs ou de toutes les personnes disposées à donner un solide dîner pour un vain compliment. Une fonction plus noble de leur profession consiste à raconter les événements historiques du pays. C’est pour cela qu’à la guerre ils accompagnent les soldats sur le champ de bataille, afin d’exciter en eux une noble émulation en leur chantant les hauts faits de leurs ancêtres. »

Bruce, en revenant de son voyage d’Abyssinie, a passé par le Sennaar, dont tous les habitants parlent arabe outre leur langue natale. Les Nègres qui fondèrent ce royaume sortaient de la rive occidentale du fleuve blanc, et conquirent le pays sur les Arabes, lesquels sont restés leurs tributaires. Ce sont eux qui bâtirent la ville de Sennaar ; ils y ont des registres où Bruce trouva le nom de tous leurs rois et la date de leur règne par ordre chronologique, depuis l’an 1504, époque de la conquête. Ces Nègres appelés originairement Shillooks pratiquent, comme leurs voisins les Nubas et les Gubas, l’inoculation de la petite vérole, « de temps immémorial[5] ».

Les habitants du pays de la Houssa, selon Horneman[6], donnent aux instruments tranchants une trempe plus fine que ne le savent faire les Européens ; leurs limes sont supérieures à toutes celles de France et d’Angleterre. »

M. G. Mollien met en tête de sa préface résumée[7] : « Mes récits serviront à prouver que les Nègres, que nous regardons comme des barbares, loin d’être dépourvus de connaissances ne sont guère moins avancés que la plupart des habitants de la campagne en Europe. La religion de Mahomet, qu’ont embrassée presque toutes les nations Africaines que j’ai rencontrées, a éclairé leur esprit, adouci leurs mœurs, et détruit chez elles ces coutumes cruelles que conserve l’homme dans l’état sauvage. » Le même auteur devenu consul général de France à la Havane, a écrit depuis que ces Africains « aussi avancés que la plupart de nos paysans d’Europe » gagnaient par l’esclavage sous le rapport moral[8] !

Caillé, qui avait pénétré jusqu’à Tombouctou, Caillé dont le courage honorait tant la France et que la France a laissé mourir oublié, a vu, dans tous les pays qu’il a parcourus pour arriver à Jenné, de la monnaie, des marchés, des douanes et même des mendiants. N’est-ce pas de la civilisation ? Laissons-le parler lui-même[9]. « Le peuple qui habite les bords de la fameuse rivière d’Hioliba (sans nul doute le Joliba de Mungo Park, c’est-à-dire le Niger) est industrieux ; il ne voyage pas, mais il s’adonne aux travaux de la campagne, et je fus étonne de trouver dans l’intérieur de l’Afrique l’agriculture à un tel degré d’avancement. Près de la rivière de Saranto, je vis de très-beaux champs de riz en épis, et des bergers aux environs gardant des troupeaux de bœufs. Ils avaient des flageolets en bambou desquels ils tiraient des sons très-harmonieux. »

Arrivé à Jenné, voici ce que dit Caillé : « Le chef a établi des écoles publiques en cette ville, où tous les enfants vont étudier gratis. Les hommes ont aussi des écoles suivant les degrés de leurs connaissances. Les habitants de Jenné sont très-industrieux et très-intelligents. On trouve dans cette ville des tailleurs, des forgerons, des maçons, des cordonniers, des emballeurs, des portefaix. Elle expédie beaucoup de marchandises à Tombouctou, on y fait le commerce en gros et en détail ; il y a des marchands, des négociants, des pacotilleurs, et dans toute la contrée on se sert de monnaie comme moyen d’échange. » — Tous manifestent une égale surprise en présence de ce qu’ils rencontrent de bien. Ils étaient si persuadés au départ qu’ils allaient chez des sauvages, qu’aucun d’eux ne put s’empêcher de faire cette même remarque : on se sert de monnaie comme moyen d’échange.

Caillé en parlant des écoles établies à Jenné nous fait souvenir que Mungo Park en a également rencontré dans le Mandingue et le Bambara. Parmi les cent trente esclaves qu’emportait le Négrier sur lequel Mungo passa en Amérique, il en compta vingt-cinq qui avaient été en Afrique de condition libre ; ceux-là pour la plupart, dit-il, étaient musulmans et savaient écrire un peu d’arabe (chap. 26). — Il ne faut pas du tout croire en effet que ces Nègres, qu’on nous représente encore comme à l’état sauvage, ignorent l’art de transmettre la pensée au moyen des signes. Bruce a trouvé l’écriture dans tout le royaume de Sennaar, comme dans celui d’Abyssinie. Le major Denham avec Clapperton l’ont vu de même en usage chez les Bournouens et les Felatah, au nord de l’Afrique. Le Major eut à Tripoli quelques renseignements sur Tombouctou, grâce à deux lettres écrites de cette ville qui lui furent communiquées par un conducteur de caravanes. — « J’ai lu des livres qui parlaient des chrétiens » lui dit Thar, chef d’un peuple appelé les Dogganah sur les rives orientales du lac Tchad. Ce même chef voulait écrire une lettre au roi d’Angleterre[10].

Écoutons maintenant les frères Lander au retour de leur premier voyage : « il nous arrive journellement d’être salués sur la route par des acclamations bienveillantes et des souhaits tels que ceux-ci : J’espère que vous trouverez le sentier commode ! Dieu vous bénisse, hommes blancs ! » « À mesure que l’on approche de Yaourie, on aperçoit de tous côtés de vastes champs cultivés en blé, en riz, en indigo et en coton. Les laboureurs occupés à ces cultures sont accompagnés d’un tambour qui, par le son de son instrument, les anime et les aiguillonne au travail. » Ces Nègres si barbares, ils ont mis en pratique une des pensées les plus fécondes de Fourier !

Citons encore un passage de ce premier voyage des frères Lander : « La toile que fabriquent les habitants de Zangoskie est aussi belle que celle de Nesffé. Les robes et les pantalons qu’ils en font sont parfaits et ne déshonoreraient pas une manufacture anglaise. Nous avons vu aussi des bonnets qui ne sont qu’à l’usage des femmes. C’est un tissu de coton entremêlé de soie, et d’un travail exquis ».

Dans son journal du voyage de 1832, où les intrépides Lander périrent si fatalement, M. Laird ne présente pas les Nègres sous un jour moins heureux. — Les Anglais remontent le fleuve du Nun et le Niger, dont ils trouvent les bords peuplés de villes et de villages. Au dessous d’Eboé, où se récolte particulièrement l’huile de palmier, ils trouvent Attah, placée avec un discernement parfait à l’entrée de la vallée du Niger, puis, en remontant le Niger, la ville Bocqua où, tous les dix jours se tient sur un banc de sable une foire qui dure trois jours et à laquelle se rendent des milliers de marchands.

« Les rives du fleuve à l’embouchure du Shary qui vient se verser dans le Niger sont couvertes de villes et de villages ; j’en ai pu compter sept du lieu où nous étions. Entre Eboé et le confluent des fleuves, il ne peut y en avoir moins de quarante. Sous le rapport intellectuel, ces peuples sont de beaucoup supérieurs à ceux des pays marécageux voisins de la mer. Ils sont rusés, de perception vive, de dispositions plus douces et d’habitudes plus paisibles. Le commerce entre les villes riveraines est actif ; il se fait par ventes et achats, jamais par échange. Il paraissait y avoir deux fois plus de négoce que sur le haut Rhin ; hommes et femmes trafiquent. Que l’on ne dise plus que les Nègres livrés à eux-mêmes ne veulent pas travailler ; c’est un préjugé suranné que les faits ont renversé. En 1808, l’importation de l’huile de palmier n’excédait pas 100 ou 200 tonneaux par an ; on en importe aujourd’hui 14,000. Il y a 20 ans, les bois africains étaient inconnus dans nos marchés, on en importe actuellement 13 à 15 chargements par an, et si l’on pense que ce commerce s’est développé en dépit de la traite, qu’il n’a été encouragé par aucune protection légale, par aucun motif politique, que malgré ces obstacles il s’est accru d’une manière uniforme et soutenue ; on sera convaincu qu’il n’y a pas de peuple plus intelligent pour le négoce et de meilleure volonté que les Africains. » Je puis assurer, dit encore M. Laird, que les négociants Européens seront bien reçus par les habitants de l’intérieur de l’Afrique. Ils n’y trouveront aucune disposition hostile. Sur les bords du Niger, la vie et la propriété seront aussi en sûreté que sur les bords de la Tamise. La seule chose qui empêche les nations de l’intérieur de trafiquer avec les Européens établis sur la côte, c’est la terreur que porte avec lui le nom d’homme blanc, terreur fort habilement propagée par les peuplades de la côte, et qui tend à maintenir la désorganisation du pays produite par la traite. » — C’est un homme sur les lieux qui écrit.

On conçoit que le public ne sache rien de tout cela et qu’il ne veuille point recourir à ces sources, moins ardues pourtant et plus attrayantes qu’il ne croit ; mais que ceux dont le devoir est d’étudier sérieusement, de chercher le vrai, ne s’en donnent point la peine, c’est ce qui est impardonnable et c’est ce que font les ennemis des Noirs. On vient d’entendre les voyageurs ; eh bien ! il y a deux ans, on pouvait lire ceci dans un article de la Revue de Paris[11] : « Il a été fait force systèmes pour ou contre les Nègres, ayant pour but d’établir ou de nier les facultés de leur esprit. Il y a un fait avec lequel tous les systèmes étaient inutiles, c’est que les Nègres sont en Afrique depuis que les Blancs sont en Europe, et que, durant trois mille ans de loisir qu’ils ont eus comme nous, ils n’ont su rien créer, ni arts, ni lettres, ni science, ni industrie. Ils n’ont pas tracé une route, ils n’ont pas bâti une maison ; ils n’ont pas formé un peuple. Voilà un fait qu’on l’explique comme on voudra, il s’accommode mal avec de la réflexion, de l’intelligence, de l’esprit de suite même à un médiocre degré. » — Mon Dieu ! s’il avait pu lire cela qu’aurait dit le brave capitaine Clapperton, lui qui parle des hôpitaux qu’il a vus en Afrique ? Voici ce qu’on trouve au journal de son excursion dans le pays de Haoussa[12] : « Les médecins de ce pays remplissent, comme jadis ceux d’Europe, les « fonctions de barbiers. — La cécité est très-commune. Il y a dans l’intérieur des murs (il est à Kano) un quartier ou village assigné aux malheureux affligés de cette infirmité ; le gouverneur leur accorde quelques secours qui ne les empêchent pas de mendier dans les rues et marchés. Leur petite ville est de la plus grande propreté, et il n’y a que des aveugles et des esclaves qui puissent l’habiter. »

Si le lecteur avait moins souvent affaire à des écrivains aussi mal instruits que celui de la Revue, l’abbé Grégoire n’aurait sans doute pas eu à ouvrir le concours ; on ne serait pas obligé aujourd’hui de défendre les Nègres contre un déplorable préjugé trop légèrement conçu ; ils ne seraient pas regardés comme des bêtes brutes, et un peuple généreux comme le nôtre serait plus indigné qu’il ne l’est de les savoir dans l’esclavage ! — Écrire sans toute la conscience nécessaire est plus dangereux qu’on ne le croit.

Continuons nos recherches, elles se fortifient les unes par les autres.

M. Roger, ancien gouverneur de la colonie française du Sénégal, dit que, « dans les villages du pays de Wallo, rive gauche du Sénégal, on rencontre plus de Nègres sachant lire et écrire l’arabe, qui est pour eux une langue morte et savante, que l’on ne trouverait dans nos campagnes de paysans sachant lire et écrire le français. Ces Nègres, lorsqu’ils s’abordent, ne se demandent des nouvelles de leur santé qu’après celles de leur âme. — Êtes-vous en paix ? est une question qu’un Noir Ghialof adresse toujours à son ami avant notre Comment vous portes-vous ? Ils ont les équivalents de nos bonjour, bonsoir, bonne nuit, et, de plus, ils ont une formule intermédiaire que l’on pourrait traduire par : bon midi, bon milieu du jour[13]. Certes, voilà des gens passablement policés pour des êtres que l’on ne supposait propres qu’à faire des esclaves ! Je pense devoir comparer les Nègres, que j’ai vus de près et longtemps, avec les paysans de plus d’une province de France. Blancs et Noirs, dans un état social pareil, ont un caractère pareil ce sont, quoi qu’on en puisse dire, les mêmes qualités et les mêmes défauts, et, sous tous les rapports intellectuels et moraux, ce sont bien les mêmes hommes[14]. »

Dans un recueil de fables sénégalaises, publié en 1828, M. Roger fait connaître des fables africaines où les Nègres mettent en scène les hommes, les animaux et quelquefois les choses inanimées. Ils attachent à ces poésies un sens plutôt moral que satyrique. Ainsi que nous, ils prêtent à chaque bête un caractère particulier. Leur hyène est méchante et presque toujours dupe, comme le loup de La Fontaine ; leur lièvre, rusé et trompeur comme son renard. Le petit volume des fables recueillies par M. Roger est tout-à-fait remarquable ; citons-en une :

La Boule de beurre et la Motte de terre.

Une boule de beurre, une motte de terre,
N’ayant un jour ni feu ni lieu,
Roulaient en contrée étrangère.
Un voyage n’est pas un jeu ;
Pour vivre, en tous pays, il faut de l’eau, du feu.
Besoin s’en fit sentir à nos boules errantes.
La terre alla puiser de l’eau ;
Et la boule de beurre, à des flammes brillantes

S’en fut allumer un flambeau.
Toujours la sotte imprévoyance
Produit des résultats facheux
Qu’advint-il de leur imprudence ?
Elles fondirent toutes deux.

Le spirituel traducteur fait remarquer avec infiniment de raison qu’il est difficile de trouver un plus charmant trait d’esprit que celui de cette fable. « Le tour et la chute en sont d’une originalité remarquable. Est-il beaucoup d’Européens qui exercent avec autant de bon sens et de délicatesse la double prérogative humaine de penser et de parler ? »

On sait l’immense réputation que Lokman avait dans l’antiquité arabe comme fabuliste et comme philosophe. Mahomet le cite dans le Coran (ch. 31). Quelques auteurs penchent même à croire que l’Ésope des Grecs est le Lokman des Arabes[15]. Les Grecs s’étaient assimilés tant d’idées, tant de choses, tant d’hommes du passé ! Quoiqu’il en soit, Lokman était Nègre et en outre esclave comme Ésope.

La saillie ne manque pas plus aux Africains que le reste. John Newton, qui habita l’Afrique plusieurs années, accuse un Noir de fourberie. « Me prenez-vous pour un Blanc, répond l’autre avec fierté[16] ? » Ils ont aussi des aphorismes déliés jusqu’au paradoxe. Voici un proverbe africain : « Mieux vaut être couché qu’assis, assis que debout, debout que marcher, et mort que vivant. » Il n’est guère possible de faire de la paresse plus spirituellement. En fait de mépris, ils savent très-bien nous rendre celui que nous leur portons : Leur diable a la peau blanche. — On parle d’une espèce de répugnance qu’éprouveraient quelques Européens en voyant un Nègre pour la première fois. Chez les habitants de l’Afrique, il ne manque pas non plus de ces personnes nerveuses qui sentent de pareilles répulsions vis-à-vis d’un Blanc. Arrivé à Kouka, capitale du Bournou, le major Denham met cette note en tête de son journal : « L’extrême blancheur de ma peau me rend encore ici un objet de pitié, d’étonnement et peut-être même de dégoût[17]. » Quelle que soit l’épiderme, l’homme est partout le même, hélas ! ce qui ne lui ressemble pas lui inspire d’abord dédain ou horreur. — Dans le nord de l’Afrique, toutes les grandes réceptions chez les chefs se font assis, le dos tourné. On ne doit pas regarder le sultan. À Kossery, ville du Loggoun, le sultan auquel le major Denham fut présenté voulut absolument savoir pourquoi ce voyageur, étant assis, penchait le visage de son côté. « Je répondis naturellement que tourner le dos serait, dans mon pays, un affront grossier, ce qui le fit rire de tout son cœur[18]. » Assurément nous ne ririons pas de moins bon cœur, si quelque marchand de Loggoun présenté à Louis-Philippe, commençait par s’asseoir en lui tournant le dos, et assurément, en cela nous serions tout aussi déraisonnables que le chef de Loggoun.


§ II. — Les Nègres, en Orient, où ils sont appelés à toutes les fonctions sociales, s’y montrent parfaitement égaux en intelligence avec les Blancs.

Une circonstance frappante et qui devrait influencer considérablement ceux qui ne peuvent se faire personnellement d’avis sur la question, c’est que tous les hommes, soit de science, soit d’imagination, que le hasard met en présence de faits positifs, sont amenés à s’étonner qu’on veuille refuser l’intelligence aux Nègres. Volney ne conçoit pas « que ce soit au milieu des peuples qui se disent les plus amis de la liberté que l’on ait mis en problème si les hommes noirs ont une intelligence de l’espèce des Blancs[19] ! »

Nous voyons, dans un rapport du docteur Clot-Bey sur les hôpitaux du Caire, une note d’une valeur d’autant plus grande que ce médecin n’avait, selon ce qui paraît, aucune idée préconçue pour ou contre la vérité que nous cherchons à mettre en lumière.

« Vous avez su, par mes comptes rendus, que des Négresses et des Abyssiniennes apprenaient l’art des accouchements dans une école près celle de médecine. Treize élèves ont déjà appris à lire et à écrire très-correctement l’arabe. Sans négliger l’étude d’un traité d’accouchement qui a été traduit en cette langue, des démonstrations anatomiques et sur le mannequin leur ont été faites par une maîtresse européenne, mademoiselle Gault, professeur chargée de ce service. Mademoiselle Gault a trouvé ses élèves tellement avancées dans la science et douées de si bonnes dispositions qu’elle a pensé pouvoir leur apprendre le français sans préjudicier à leur spécialité. Ses élèves ont déjà fait des progrès remarquables ; leur aptitude étonne surtout lorsqu’on oppose ce qui se passe sous nos yeux aux déblatérations des pessimistes qui veulent refuser toute intelligence à la race noire. Il est vrai que les élèves dont nous parlons sont pour la plupart Abyssiniennes, et que celles ci forment une classe séparée, quoique marquées de signes extérieurs presque identiques tels que les cheveux laineux, te teint presque noir, etc. : mais il n’est pas moins incontestable que, parmi les Négresses qui se trouvent dans l’école, il en est d’une aptitude qui ne le cède en rien à celle des autres races qui paraissent vouloir les exclure de la grande famille des êtres intelligents. »

M. Beaufort, capitaine d’état-major qui vient de passer plusieurs années en Égypte, au service du pacha, et qui a vu les Nègres de près, leur a gardé de la sympathie. Nous allons transcrire textuellement la note qu’il a bien voulu faire en réponse à nos questions ; nous n’y changeons pas un mot.

« Dans le principe, plusieurs bataillons de l’armée ont été composés de Nègres achetés ; la guerre et les maladies en ont emporté le plus grand nombre quelques-uns sont devenus sous-officiers et officiers, et sont tout aussi considérés que les Blancs. Généralement mous et paresseux, les Nègres sont néanmoins bons soldats ; à plusieurs époques, on en a vu dans l’Orient, s’élever à un rang distingué et montrer une bravoure et des talents remarquables.

« Si les Nègres se trouvent dans des conditions physiologiques moins favorables que certaines races blanches, il en est de même de certaines de ces dernières vis-à-vis des autres. L’éducation et des soins prolongés sur plusieurs générations devraient nécessairement modifier une telle race.

« Il y a en Orient beaucoup de Nègres libres et surtout affranchis ; ils se marient et vivent comme les Blancs. En résumé, là-bas où l’on rencontre toutes les nuances de peau, on fait fort peu d’attention à la couleur et l’on n’y attache aucune importance. »

Voilà pourtant des choses qu’il faudrait écouter. Ce sont des gens éclairés dignes de foi et désintéressés dans la question, que nous venons d’entendre ; ils concluent tous à l’intelligence des Nègres, à leur égalité possible avec nous.

M. Drovetti, consul général de France en Égypte, est encore un homme qui, placé, durant de longues années aux portes de l’Afrique, et mis en contact avec les Nègres, se prononce pour eux[20]. Il a reconnu, dans la plupart des Africains qu’il a vus arriver des déserts, une sagacité naturelle dont les ateliers du pacha, pleins de ces Noirs, fournissent d’ailleurs des preuves convaincantes. M. Drovetti ne conteste pas un certain état d’inertie dans lequel vivent les peuples d’Afrique ; mais il est porté à s’en prendre aux localités. Mungo Park a la même opinion. Il faut considérer, dit le voyageur anglais, à propos de l’indolence qu’on reproche aux Nègres, « il faut considérer que la nature, leur fournissant d’elle-même les moyens de satisfaire leurs besoins, devient contraire à un grand développement d’activité. Comme ils ont peu d’occasions de disposer du superflu de leur travail, on conçoit sans peine qu’ils ne cultivent que la quantité de terre propre à leur subsistance. » — Nous ne voyons pas grand’chose à répondre à cela.

Ainsi en lisant Mungo Park, Horneman, Clapperton, Denham, Mollien, Caillé, les frères Lander, Laird, Newton, Bruce, et nous aurions pu citer encore Astley, Stedman, Cowper-Rose, Barbot, avec d’autres, s’il ne fallait s’arrêter ; on voit que les Nègres ont chez eux des villes, du commerce, de l’agriculture des coutumes, des écoles, des hôpitaux ; qu’ils travaillent le coton, le cuir, le bois, les métaux, la terre ; qu’ils ont des lois et font des fables. Est-il nécessaire de pousser le négrophilisme à l’extrême pour conclure de là que les Noirs sont bien des hommes, faits comme nous pour la liberté. Qu’ils soient aussi policés que les Européens, personne n’est tenté de le soutenir mais qu’ils ne soient pas en Afrique fort loin de la barbarie, cela n’est plus soutenable. Colons et défenseurs de l’esclavage ! vous avez nié l’industrie de peuples que vous ne connaissiez pas ! c’est au moins de la légèreté !… Cette industrie est peu avancée, nous en convenons ; mais, assurément, ce n’est pas parce que ces peuples ont la peau brune. « Expliquez-nous alors, ainsi que le dit fort justement l’abbé Grégoire, pourquoi les hommes blancs ou cendrés d’autres contrées sont restés sauvages et même anthropophages. Vous ne contestez cependant pas leur égalité avec nous. Il est vrai que vous ne manqueriez pas de le faire si l’on voulait établir la traite chez eux ! »

Non ce qu’il y a à dire ce qui est vrai, c’est qu’il n’est des Africains comme des Européens ; les peuples divers y sont plus ou moins doués de la nature, plus ou moins favorisés par le sol, le climat, les circonstances. Nous ne disons pas que tous les Nègres sont des hommes de génie, comme Christophe ou Toussaint-Louverture que toutes les Négresses sont des improvisatrices, poètes et musiciennes, comme celles qui veillèrent Mungo Park ; mais nous disons qu’il est faux et extravagant d’en faire des idiots, et que c’est avoir soi-même très-peu de cerveau que de bâtir sur leur angle facial, plus ou moins aigu, de petites théories physiologiques qui tendent à leur refuser à-peu-près toute intelligence. — Nous ne sommes pas non plus disposés à le cacher, notre tableau est vrai ; mais nous l’avons choisi. Il y a de plus sombres perspectives en Afrique ; les récits des voyageurs sentent bien aussi souvent le barbare : ils ont partout rencontré l’esclavage comme chez les Grecs et les Romains comme chez les Français et les Anglais ; presque partout le despotisme pour gouvernement, comme chez les Russes ; maintes fois ils ont trouvé des Nègres aussi superstitieux que des matelots européens, aussi peu hospitaliers que des bourgeois de Paris. En voudra-t-on déduire leur stupidité originelle ? Si l’on envoyait esclaves à Kerwani, à Kamalia, à Sego ou à Jenné, les habitants de certains villages de France, les Nègres pourraient, avec autant de raison, faire de nous une nation d’êtres obtus. En vérité, d’ailleurs, cet argument de l’infériorité intellectuelle de la race noire comparativement à la race blanche paraît une étrange façon d’excuser sa mise en servitude. Cette infériorité fût-elle démontrée, je ne vois pas bien quelle puissance on en pourrait tirer, en bonne logique, pour justifier un crime de lèse-humanité. Que répondraient donc MM. Mauguin, La Charière, Cools et F. Patron, si Pierre Leroux, Raspail, Broussais et Victor Hugo les voulaient condamner éternellement à les servir, sous prétexte que ces messieurs ne sont pas des hommes de génie ?

En admettant même que les Africains soient aussi arriérés qu’on le dit, serait-il bien rationnel d’arguer de trois mille ans d’impuissance pour leur contester toute aptitude à la civilisation ? Ont-ils jamais communiqué avec elle ? Un peuple se fait-il tout seul ? Est-ce bien à elle-même que l’Europe doit ses connaissances et non à la fréquentation de nations déjà policées ? L’Espagne, la France, l’Allemagne, l’Angleterre, seraient peut-être encore cachées dans leurs sombres forêts et leurs marécages, si Rome, civilisée, elle, par les Étrusques et par la Grèce, n’était venue y porter l’illustration avec la guerre. L’histoire enseigne-t-elle que jamais aucun flambeau ait été jeté dans l’intérieur de l’Afrique[21] ? Les Romains mêmes n’y eurent d’établissements que sur les côtes. Satisfaits d’avoir soumis les bords de la mer Rouge et de la Méditerranée, ils regardèrent la conquête du reste de l’Afrique et de ses déserts brûlants comme une entreprise dont la gloire n’aurait pas compensé les périls.

J’ai trouvé dans le Traité de législation de M. Charles Comte une note qui m’est toujours restée en mémoire à cause de son caractère de vive justesse : « Si les Nègres eussent changé de sol avec nous, peut-être feraient-ils aujourd’hui sur nous les mêmes raisonnements que nous faisons sur eux. » Déjà, du temps des Grecs les observateurs avaient remarqué que les dispositions locales, les conditions géographiques et climatériques d’un pays engendrent chez ses habitants des coutumes et des idées qui finissent par constituer un caractère national.

Les Nègres, malgré tant de circonstances fâcheuses, malgré un climat dont la fécondité invite au repos perpétuel, seuls, livrés à eux-mêmes, privés de secours étrangers, se sont élevés, on l’a vu, à un certain degré d’organisation ; ils ont, à n’en plus douter, dépassé l’état sauvage et l’état barbare. Comment ne pas croire maintenant que, s’ils étaient appelés à un commerce honorable avec l’Europe, ils ne fussent bientôt capables de marcher de pair avec elle ? Ce serait une belle tâche et de nature à inspirer une noble ambition que de leur porter pacifiquement la lumière, de les gagner à la civilisation, d’établir entre eux et nous des relations qui leur fissent prendre un rôle dans le poème sublime de l’humanité. Il se trouvera, celui qui tentera cette grande fortune. Que faut-il après tout ? — Du cœur et du dévouement.

Regardez autour de vous, évoquez le génie de l’avenir ; n’est-il pas impossible que le magnifique mouvement social dont notre siècle est témoin ne franchisse point, tôt ou tard, les déserts de feu qui semblent vouloir isoler le continent africain. Au milieu de la fusion qui tend à s’opérer, les nations nègres ne sauraient demeurer longtemps encore séparées du reste du globe ni de l’activité générale. Et qui peut dire les résultats futurs du contact fraternel de la race noire avec la race blanche ! Tous les hommes sont solidaires, tous les peuples du monde doivent s’assembler un jour en une immense communion, et, n’en doutons point, les Nègres viendront comme les autres s’asseoir au banquet de la grande famille humaine !

  1. Voyages et Découvertes dans l’intérieur de l’Afrique, par Mungo Park, 1795.
  2. De l’affranchissement des esclaves, (1836) par M. Lacharrière, délégué des blancs de la Guadeloupe.
  3. Voyages et découvertes dans le nord et les parties centrales de l’Afrique, par le major Denham, le capitaine Clapperton et feu le docteur Oudney, 1824, ch. 3.
  4. Revue de Paris, septembre 1836.
  5. Voyage aux sources du Nil, liv. VIII, ch. 9.
  6. Voyages en Afrique publiés à Londres en 1802.
  7. Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, fait en 1818 par ordre du gouvernement français. 1re édition, 1820.
  8. Mémoire adressé au ministère des affaires étrangères vers la fin de 1837, et communiqué par ce ministère à la commission Passy, 1838. Nous en devons l’extrait à l’obligeance de M. Isambert.
  9. Journal d’un voyage à Tombouctou et à Jenné dans l’Afrique centrale.
  10. Ouvrage déjà cité, ch. 7.
  11. Septembre 1836.
  12. Voyage du major Denham, Clapperton, etc., vol 3, sect. III.
  13. Mungo Park nous dit la même chose.
  14. Bulletin de la Société géographique, 1827.
  15. Savary, notes de la traduction du Coran.
  16. Toughts upon the african Slave. Dans cet ouvrage, John Newton rapporte le fait d’un capitaine négrier qui, ennuyé d’entendre crier l’enfant d’une négresse pendant qu’il se promenait sur le pont, arrache l’enfant du sein maternel et le jette à l’eau.
  17. Voyage déjà cité, ch. 2.
  18. Même voyage, ch. 3.
  19. État politique de l’Égypte.
  20. Bulletins de la Société géographique déjà cités.
  21. Il ne nous échappe pas que ce que nous disons paraît impliquer contradiction avec ce que nous avons dit plus haut ; la réponse est facile : le foyer de civilisation qui aurait existé chez les hommes noirs aurait eu son siège en Éthiopie ; c’est-à-dire dans cette partie du continent africain parallèle à la mer Rouge, et qui porte aujourd’hui le nom d’Abyssinie ; l’Afrique centrale, l’Afrique proprement dite, serait restée étrangère au mouvement intellectuel, ou bien ne se serait peuplée que postérieurement et après extinction de toute illustration primitive. Que les Abssiniens d’aujourd’hui soient généralement des hommes noirs à cheveux plats, tandis que les Éthiopiens étaient positivement des hommes noirs à cheveux crépus, cela ne nous embarrasse pas. Les hommes à cheveux plats étaient une variété des premiers cushites à cheveux crépus : pasteurs d’abord, ils ne se sont constitués que plus tard habitants des villes ; on ne remarque, d’ailleurs, aucune différence essentielle sous le rapport moral, entre les deux races. — Au surplus, nous n’avions pas assez travaillé cette grave matière historique pour qu’il nous fût permis d’attacher (quelle que soit notre opinion à cet égard) une importance fondamentale à la thèse de la culture presque anté-diluvienne des Nègres ; ce n’était, comme on a pu le voir, qu’une indication jetée sans appui scientifique ni démonstration rigoureuse, parce qu’elle est dans la cause sans valeur nécessaire.