Abigaïl ou la Cour de la Reine Anne/Texte entier

Traduction par Bénédict H. Révoil.
Hachette (p. Couv.-378).
ABIGAÏL



TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE

Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation

rue de Vaugirard, 9

ABIGAÏL
OU
LA COUR DE LA REINE ANNE
PAR W. HARRISON AINSWORTH
ROMAN HISTORIQUE
TRADUIT
PAR BÉNÉDICT H. RÉVOIL

PUBLICATION DE CH. LAHURE
Imprimeur à Paris

PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie
rue pierre sarazzin, n° 14
ABIGAÏL,
OU
LA COUR DE LA REINE ANNE.




PREMIÈRE PARTIE.

LA DUCHESSE DE MARLBOROUGH.


I


Aperçu de la cour de le reine Anne et de son ministère en 1707.


Au commentement de l’année 1707, la reine Anne, placée sur le trône d’Angleterre, se trouvait, en apparence du moins, la souveraine la plus puissante de l’Europe. Eïle possédait l’affection de ses sujets, dont cinq années d’un règne sage et glorieux lui avaient acquis l’amour, et les Anglais commençaient à lui donner généralement le titre de bonne reine. Redoutée par ses ennemis desquels elle avait en tous lieux triomphé, favorisée par la victoire, entourée de conseillers habiles et dévoués, ayant à la tête de ses armées le plus grand général que l’Angleterre ait jamais possédé, sa florissante cour était surtout renommée à cause de l’assemblage de grâce, de politesse raffinée et d’esprit qu’on y voyait brilier.

Sous son règne, les sciences, les arts et la littérature furent cultivés avec un égal succès ; la réunion de l’Angleterre à l’Écosse venait de s’effectuer, l’orgueil de la France se voyait humilié, et la prépondérance du cabinet de Saint-James était solidement établie en Europe. Enfin, la succession au trône de la branche royale professant la religion protestante étant définitivement assurée, rien ne paraissait devoir manquer au bonheur et à la grandeur de la reine Anne.

Et cependant, au milieu de tout cet éclat, le cœur de la souveraine souffrait cruellement ; son pouvoir était insuffisant pour l’accomplissement de ses désirs les plus chers ; l’indolence en matière politique de son royal époux, le prince Georges de Danemark, qu’elle adorait, et son incapacité à remplir dignement les hautes charges qui lui avaient été conférées, incapacité qui lui attirait souvent le blâme et les railleries de l’opposition, étaient pour elle une source éternelle d’amertume. La perte de toute sa lignée, et surtout celle du duc de Glocester, mort à l’âge de onze ans, l’avait accablée de douleur, et, dans les accès de mélancolie auxquels elle était sujette, elle considérait son abandon désolé comme une juste punition du ciel pour sa conduite envers son père, ce malheureux Jacques II, le roi exilé. La situation de son frère, celui qui s’intitulait le chevalier de Saint-Georges, la tourmentait aussi ; elle éprouvait de vifs scrupules à son sujet, et s’accusait d’usurper un trône qui appartenait à ce frère par droit de naissance. Plus encore, une désunion secrète régnait dans son conseil, tandis que le chef de l’armée se remuait avec tant de violence, que la reine elle même était souvent attaquée pendant les débats des deux partis.

Les tracasseries intérieures suscitées à la reine par la duchesse de Marlborough n’étaient pas son moindre ennui. Son amitié pour cette illustre dame était d’ancienne date, et avait été consolidée, par le zèle et le dévouement déployés par la duchesse pendant les discussions qui s’élevèrent entre Anne, alors princesse de Danemark, et sa sœur, la reine Marie. L’attachement de la princesse pour sa favorite était si complet, qu’afin de bannir toute étiquette et d’établir une espèce d’égalité entre son amie et elle, elle avait daigné, pour leurs rapports privés et leur correspondance, adopter le nom de mistress Morley, et permettre à lady Marlborough de prendre celui de mistress Freeman. D’un caractère impérieux et ambitieux, douée d’une haute intelligence et des dons les plus rares, lorsqu’ils n’étaient point paralysés par ses passions, lady Marlborough, qui devint duchesse aussitôt après l’avénement d’Anne, le 8 mars 1702, prit la ferme résolution de ne négliger aucun moyen d’enrichir et d’élever son mari et sa famille. Ses projets furent admirablement secondés par sa royale mattresse, de qui elle obtint, outre des pensions considérables, les charges de premier gentilhomme de la chambre, de dame d’atour, d’intendant des pares royaux, et de trésorière particullère, tandis qu’elle augmentait son influence particulière en mariant sa fille ainée, lady Henriette Churchill, à lord Ryalton, fils ainé du comte de Godolphin, grand trésorier de la couronne ; sa seconde fille, lady Anne, au lord Sunderland ; la troisième, lady Elisabeth, au comte de Bridgewater, et la quatrième et derniere, lady Mary, au marquis de Mouthermer, créé plus tard, par son crédit, duc de Montagne. Dès lors les partisans des Marlborough et des Godolphin furent désignés par leurs adversaires par l’appellation de : la famille.

L’excessive bonté d’Anne pour la duchesse, et sa constante déférence à ses avis, firent supposer à cette dernière que pour obtenir il lui suffisait de demander, et qu’elle n’avait qu’à réfuter un argument pour convaincre la reine, ou tout au moins pour triompher. Pendant longtemps ce système fut couronné de succès ; la bienveillance naturelle de la souveraine l’engageait à céder, tandis que sa timidité lui faisait redouter les menaces. Mais la duchesse ne remportait ces victoires qu’au prix de l’estime de sa royale maîtresse ; déjà plusieurs altercations avaient éclaté entre elles, et chacun prévoyait (excepté toutefois la favorite elle-même) que son empire touchait à sa fin. Néanmoins, aveuglée par la confiance que lui inspirait l’autorité qu’elle avait acquise sur la reine, elle croyait sa position aussi assurée que celle de la souveraine, et défiait ses ennemis de la renverser.

Une alliance avait été conclue deux ans auparavant entre Marlborough, Godolphin et les whigs, dont le parti supportait seul maintenant le ministère ; et la reine, ayant été insultée par les tories lors de la motion faite au sujet de l’opportunité d’inviter la princesse Sophie à visiter l’Angleterre, s’abandonna aux whigs, malgré ses anciennes répugnancés, à l’époque de la session du parlement de 1705. À cette occasien, elle écrivit à la duchesse de Marlborough : « Je crois que nous ne serons plus en désaccord comme par le passé ; je comprends quel service m’ont rendu les gens (les whigs) que vous estimez tant, et je veux les protéger ; car je suis formellement convaincue de la malice et de l’insolence de ceux (les tories) auxquels vous avez toujours été contraire. »

Les chefs du cabinet whig, désigné sous le nom de la junte, étaient les lords Somers, Halifax, Warthon, Oxford et Sunderland. Ces cinq hommes d’État étaient doués de talents éminents et très-divers, et ils approuvaient hautement l’hérédité protestante. Il est superflu de rappeler ici le patronage zélé accordé par Halifax à des gens de lettres et de science, tels que Addison, Prior, Locke, Steele, Congrève et Newton.

Néanmoins, la reine éprouvait un invincible éloignement pour la plupart des membres de la junte, et malgré les vives instances de la duchesse de Marlborough, qui lui demandait de nommer son gendre, le comte de Sunderland, secrétaire d’État, ce ne fut qu’à la suite des sollicitations personnelles du duc lui-même, à son retour de sa dernière campagne si glorieuse, que le comte obtint ce poste en remplacement de sir Charles Hedges, qui donna sa démission. À la tête de l’opposition tory se trouvaient les lords Rochester, Jersey, Nottingham Haversham, sir Edward Seymour, sir Nathan Wright, et sir Charles Hedges.

Le comte de Godolphin, dont les intérêts, tant à cause de ses alliances de famille que par suite d’une communauté réelle d’opinions, étaient liés à ceux du duc de Marlborough, était un homme, sinon brillant, du moins d’une intelligence et d’une capacité telles, que ces qualités compensaient largement l’absence d’avantages plus éclatants ; il était particulièrement propre à la charge de grand trésorier qu’il exerçait. Méthodique, rangé, exact à payer, il éleva le crédit du royaume plus hant qu’il ne l’avait jamais été, et se trouva toujours en mesure de fournir les subsides qui lui étaient demandés. Homme d’inflexible probité, jamais il ne manquait à ses engegements ; anssi, quoique ses manières fussent rebutantes et son abord difficile, il était généralement très-estimé.

Il y avait deux autres membres du cabinet unis par une amitié sincère, M. Saint-John et sir Harley, tories l’un et l’autre, attachés au parti du haut clergé, et entrés aux affaires en 1704, à l’époque où sir Harley consentit à devenir secrétaire d’État à la place du comte de Nottinghamn, à la condition que son ami Saint-John deviendrait secrétaire à la guerre : demande qui lui fut accordée sans peine, car l’esprit et l’éloquence de Saint-John, joints à ses rares talents et à ses gracieuses manières, l’avaient depuis longtemps mis en relief. Il est vrai que ses folles prodigalités avaient seules empêché son avancement. Toutefois, depuis sa nomination, il s’était appliqué au travail avec une ardeur pareille à celle qu’il apportait auparavant à ses plaisirs, et il déploya des talents si transcendants et si extraordinaires, des ressources de génie tellement remarquables, qu’il n’était aucun poste administratif, quelque élevé qu’il fût, auquel il ne parût pouvoir prétendre. Parmi les savants et les lettrés son opinion faisait loi ; il était à la fois l’arbitre suprême du goût et de la mode, aussi bien que de la politique.

Robert Harley était tout le contraire ; il n’avait point comme Saint-John l’éclat d’un météore, une entrainante éloquence, des connaissances classiques et une philosophie éclairée, mais il comprenait vite et bien ; son esprit était très-subtil et son ambition toujours excitée, quoique satisfaite. Il jouissait dans tous les partis de la réputation d’un financier très-habile, possédant une intelligence claire et lucide et fort précieuse peur les affaires ; mais en réalité il n’était attaché à aucun parti, L’union avec l’Écosse était due uniquement à ses infatigables efforts.

Sir Harley affectait une grande modération, et par ce moyen il déguisait son inconstance. Sa maxime favorite était qu’on devrait abolir le nom de parti. Il professait une complète indépendance et se tenait à l’écart, dans le but de se créer de l’influence dans les deux camps. Ses manières agréables et polies, ses talents éprouvés et son expérience lui avaient valu le poste d’orateur-président de la Chambre des communes pendant les deux derniers parlements de Guillaume III, et à l’avénement d’Anne, il garda cette charge jusqu’au moment où il fut nommé secrétaire d’État, en 1704.

Sir Harley, pour plusieurs raisons, s’était rendu odieux à Godolphin. On supposait entre autres choses qu’il avait supplanté le lord trésorier dans les bonnes grâces d’une certaine mistress Oglethorp, par le canal de laquelle on avait obtenu d’importantes révélations touchant les intrigues clandestines de la cour de Saint-Germain. La duchesse de Marlborough traitait toujours Harley avec dédain, et elle se comportait à son égard avec une hauteur si méprisante, qu’on soupçonna qu’il avait osé lui faire des propositions malséantes.

Il était notoire qu’il se montrait peu scrupuleux quant aux moyens qu’il employait pour parvenir, et, comme le chemin des honneurs lui eût été facilement aplani s’il eût pu obtenir la faveur de la toute-puissante duchesse, ce soupçon prit de la consistance. Néanmoins, soit par dépit de voir ses vœux repoussés, soit par toute autre cause, il conçut la plus violeute antipathie contre la duchesse, et résolut de détruire son crédit auprès de la reine, de renverser son mari et Godolphin, et de rétablir le cabinet whig, avec un ministère tory dont il serait le chef.

Ce plan hardi une fois arrêté, il était essentiel, afin de parvenir à le mettre à exécution, de trouver le moyen d’approcher secrètement de la reine, ce qui paraissait presque impossible, vu la vigilance de la duchesse ; il songeait à ces difficultés, lorsque tout à coup l’instrument qu’il lui fallait s’offrit inopinément à ses regards.

Un jour, se trouvant à Saint-James pour les devoirs de sa charge, il aperçut, parmi les femmes de la reine, sa cousine Abigaïl Hill, fille ainée d’un marchand banqueroutier, qui était alliée à la duchesse de Mariborough au même degré qu’à lui-même. Elle venait tout récemment d’être placée dans la maison royale par la protection de Sa Grâce. Harley, vu les malheurs de famille, l’avait jusqu’alors complètement négligée ; mais, comprenant subitement de quelle utilité Abigail pouvait être pour lui, il la félicita au sujet de sa nomination et manifesta le plus vif désir de la servir.

Toute neuve à la cour, et ignorant les desseins du dipiomate, Abigaï le crut et lui pardonna sa précédente froideur. L’artificieux secrétaire d’État ne négligea aucune occasion de s’insinuer dans la confiance de sa cousine, et se hâta de semer quelques brandons de discorde entre elle et la duchesse. En même temps il lui indiqua la marche à suivre pour gagner la faveur de la reine. Ces conseils, donnés judicieusement et avec une parfaite connaissance des faibles de la reine, furent religieusement suivis et eurent les résultats prévus. Abigaïl Hill devint en peu de temps la favorite et la confidente de sa royale maîtresse. Plusieurs circonstances fortuites contribuèrent à accélérer les succès d’Abigaïl. Exaspérée contre la duchesse, qui, pour un léger malentendu, venait de la quitter en l’accablant des plus amers reproches, la reine éclata en sanglots devant sa nouvelle amie, qui s’ingénia avec tant de zèle et de succès à consoler sa maîtresse, que son empire data de ce jour.

Redoutant la jalousie et la colère de son ancienne favorite, Anne fut soigneuse de lui cacher sa préférence croissante, ce qui fit que la duchesse resta dans l’ignorance et ne s’aperçut du mal que lorsqu’il fut trop tard pour y porter remède. Abigaïl de son côté, quoique déjà dépositaire des plus intimes pensées de la reine, et comprenant à merveille l’immense importance de la position qu’elle avait conquise, eut le bon sens de s’abstenir de toute démonstration extérieure, sachant bien que la moindre indiscrétion pouvait nuire à sa naissante fortune.

Harley, par le canal de l’auxiliaire qu’il s’était créé, se hasarda alors à s’offrir à la reine pour la délivrer du joug de la duchesse, s’il lui plaisait de lui confier ce soin. Mais Anne hésita : elle craignait le retentissement qui en serait la suite. À cette époque, la victoire de Ramillies vint opérer un changement favorable dans la situation périlleuse de la duchesse.

Le duc de Marlborough était incontestablement l’homme le plus remarquable de la cour de la reine Anne ; il eût brillé au premier rang dans quelque cour que ce fût en Europe, comme homme d’État ou comme général d’armée. À vrai dire, la carrière militaire étant son principal mérite, il y avait déployé un rare génie dans quatre glorieuses campagnes, immortalisées par les victoires de Schellenberg, Blenheim et Ramillies, et avait, par ces hauts faits, atteint l’apogée de la renommée humaine. Ces exploits lui avaient valu, outre de notables avantages dans son pays, les félicitations de presque tous les potentats ; l’empereur Joseph lui avait conféré le titre de prince, et les deux parlements avaient cru, à différentes reprises, devoir lui voter des remerciments pour ses éclatants services.

Aucun général n’avait élevé si haut la gloire militaire de l’Angleterre ; ausi sa popularité était-elle immense. Ses succès étaient le thème de toutes les conversations, ses louanges passaient dans toutes les bouches. Ceux-là méme qui le blâmaient en secret l’applaudissaient hautement ; et il était en effet digne des louanges exaltées qui lui étaient prodiguées, aussi bien que des magnifiques récompenses qu’il reçut : car il avait les vertus d’un grand général : pour l’action, les plans et la stratégie, nul n’avait plus de savoir que lui. Aussi calme en présence de la mitraille que sous l’abri de sa tente, il savait profiter du plus léger avantage, en faire promptement une victoire, et compléter aussi sa victoire, non par un carnage inutile, car aucun homme ne montra jamais plus de miséricorde, mais en empêchant l’ennemi de se rallier. Sa douceur et sa magnanimité égalaient seules son courage et ses talents. En un mot l’Angleterre était fière de Marlborough, et cela à juste titre, car il était le plus illustre de ses enfants.

Ce n’était pas seulement au camp que le mérite du soldat éclatait ; il brillait d’une égale splendeur en sa qualité de diplomate : sa perspicacité, sa sagacité, ses rares counaissances en politique, combinées avec les manières les plusséduisantes, en faisaient un admirable négociateur dans les cours étrangéres. L’absence de Marlborough pendant la campagne de Flandre l’empécha de prendre une part active aux affaires de son pays ; il n’y participa que par correspondance, et se trouvait d’ailleurs habilement représenté par sa femme et par Godolphin.

Le duc revint à Londres vers la fin de novembre 1706, après avoir terminé sa quatrième campagne dans les Pays-Bas, laquelle fut remarquable, entre autres beaux faits d’armes, par la bataille de Ramillies dont il a été parlé plus haut, et eut pour résultat la soumission des principales villes de Flandre et du Brabant, et la reconnaissance du roi Charles III.

Dès son arrivée, Marlborough se rendit en carrosse à Saint-James ; mais, en dépit de ses efforts pour garder l’incognito, il fut reconnu, et en peu d’instants entouré d’une population immense, qui fit retentir l’air de ses cris. La réception de la souveraine et de son illustre époux ne fut pas moins flatteuse. Le prince Georges l’embrassa et la reine lui dit, après l’avoir remercié avec beaucoup d’émotion, « qu’elle ne serait jamais heureuse tant qu’elle ne lui aurait pas témoigné sa gratitude pour ses admirables services. »

Le lord-maire lui offrit aussi de superbes fêtes, qui furent suivies de l’invitation de toutes les corporations, et, comme les étendards gagnés à Blenheim avaient été placés à Westminster-Hall, les trophées conquis à Ramillies furent portés triomphalement à Guildhall par un pompeux cortége de cavalerie et d’hommes de pied, au milieu des décharges multipliées de l’artillerie et des clameurs joyeuses d’une foule immense.

La popularité du duc avait atteint son apogée. Entrer en opposition avec lui eût été aussi daugereux que d’entreprendre de détrôner la reine elle-même ; le tonnerre des applaudissements universels étouffa la voix des factions, et pour quelque temps les efforts de ses ennemis se trouvèrent paralysés.

Tels étaient, au commencement de 1707, la position d’Anne et l’état des affaires. En apparence, tout semblait riant et prospère, et la reine devait être la souveraine la plus heureuse, comme elle était la plus renommée et la plus puissante qui fût en Europe. Nous avons raconté quelles étaient ses souffrances secrètes, et expliqué l’amertume que lui causait l’esclavage qu’elle subissait ; nous avons dit aussi qu’elle n’ignorait pas les cabales et les dissensions qui divisaient son cabinet. Un seul cœur reçut la confidence de ses douleurs secrètes : à l’oreille d’une seule amie elle daigna murmurer ses souhaits et ses projets. Il est certes superflu d’ajouter que cette personne si hautement favorisée était Abigaïl Hill.


II


L’aventurier français et la favorite de la reine.


Pendant le règne de la reine Anne, l’anniversaire de son jour de naissance était célébré avec beaucoup d’apparat. Jamais pourtant les fêtes données à cette occasion ne furent aussi magnifiques que celles du 6 février 1707. Il y eut une illumination générale, par laquelle les sentiments de la multitude se manifestèrent : car partout le nom de la reine se trouva suivi de celui du héros de Blenheim et de Ramillies. Des transparenta d’immense dimension et fort nombreux représentaient les principaux événements de la dernière campagne ; des feux de joie furènt allumés de bonne heure, et le roi de France, le pape, le prétendant et le diable, furent promenés en effigie par les rues, et brülés ensuite sans merci.

La température, remarquablement belle pour la saison, favorisa ces réjouissances ; le ciel était sans nuages, le soleil brillait, et l’atmosphère flattait l’odorat de tous les parfums du printemps. Une excellente musique militaire retentissait dans les cours du palais ; on entendait les trépignements des chevaux et le cliquetis des armures des gardes qui venaient se poster dans Saint-James street, où stationnait déjà une foule compacte.

Une heure environ avant midi, les bonnes gens qui avaient eu la patience de se grouper en masses compactes dès le matin durent croire qu’ils allaient être récompensés de leur constance : les curieux commencèrent à circuler, d’abord insensiblement et bientôt avec plus de facilité. Les cochers de cette époque ignoraient la ressource du fouet, si universellement employé de nos jours ; peut-être aussi les somptueuses et commodes voitures du temps étaient-elles plus difficiles à diriger, Enfin, quel qu’en fût le motif, il est certain qu’il s’éleva de violentes querelles entre divers automédons qui ne se génèrent point pour donner un libre cours à un torrent de vociférations et de blasphèmes.

La voie publique destinée aux piétons était envahie par des gens qui portaient des chaises, culbutaient les passants, sans trop se soucler d’écraser les pieds ou d’enfoncer les côtes de ceux qui ne leur faisaient pas place à l’instant même. Il résultait nécessairement beaucoup d’agitation de tout cela ; mais la foule, tout en étant pressée et bousculée, ne s’en montrait pas moins très-gaie et de fort bonne humeur.

Peu à peu la multitude s’était agglomérée, et les équipages de toutes sortes se dirigèrent vers le palais sur quatre files, Les rideaux de presque toutes les chaises à porteurs étaient baissés, et l’attention des spectateurs se portait uniquement sur les voitures où l’on voyait de radieuses beautés couvertes de pierreries et de dentelles, de jeunes élégants admirablement ajustée, de graves magistrats et de rêvérends ecclésiastiques dans leurs costumes, des officiers supérieurs de l’armée et de la marine en grand uniforme, des ambassadeurs étrangers, enfin tous les différents personnages qui forment la cour d’une grande reine. Les équipages, pour la plupart, étaient neufs et splendides, comme aussi les livrées des laquais.

Les habillements des maîtres, taillés dans les plus riches étoffes et brillants des plus belles couleurs, ajoutaient à l’éclat et à la gaieté de la solennité ; la soie, le velours de toutes les nuances et de toutes les formes chatoyaient au soleil ; toutes les espèces de perruques connues, depuis la mode nouvelle, appelés perruque de Ramillies, jusqu’aux perruques flottantes plus anciennes et plus gracieuses, qui dataient de la campagne de France, se pavanaient en plein air. Il y avait là aussi abondance de chapeaux à plumes, de cravates et de manchettes de dentelle, de tabatières et de boucles ornées de diamants, et autres babioles décelant la parfaite élégance.

Au coin de Pall-Mall se tenait un petit groupe, composé d’un homme fluet et maigre, simplement vétu, appartenant évidemment à la cldsse bourgeoise, et d’un individu au visage coloré, au cou court, dont la soutans et le rabat indiquaient la profession religieuse. Il donnait le bras droit à une avenante personne d’environ quarante ans, et tenait sous l’autre uns jolie jeune fille à l’air timide, plus jeune de moitié que la première.

« Voici sir Nathan Wright, ex-garde des sceaux, dit l’homme maigre à son révérend compagnon, dont il paraissait être le cicerone.

— Est-ce là, en vérité, sir Nathan, monsieur Greg ? répliqua le ministre en regardant de tous se yeux un personnage aux traits pointus, assis dans la voiture, le chef orné d’une perruque très-soignée.

— Lui-même, monsieur Hyde, ajouta l’autre, et, sur mon âme, celui qui vient après lui est son successeur, lord Cowper ; je n’ai pas besoin de vons dire que c’est un des hommes de loi les plus habiles qui aient jamais porté la toge, et Sa Seigneurie peut se tenir assurée d’être assise avant peu sur le sac de laine.

— Juste ciel ! fit la jeune fille, quel est done ce monsieur assis dans ce coupé tout doré ? Qu’il est drôle, et que ses vêtements sont magnifiques !

— C’est le comte de Sunderland, miss Angelica, répondit Greg, secrétaire d’État et gendre de Sa Grâce le duc de Marlborough ; la comtesse est auprès de lui. Ce gentilhomme qui a l’air en colère, et qui passe à chaque instant sa tête par la portière pour gourmander son cocher et se plaindre de ce qu’il va si lentement, se nomme lord Oxford ; c’est encore un ministre et un des plus habiles, mais peu apprécié par Sa Majesté notre reine, à cause d’un reproche qu’il s’est permis d’adresser au prince de Danemark au sujet de la mauvaise administration de Son Altesse dans les affaires de la marine. Derrière iui, vient le duc de Devonshire, et après le duc, Sa Grâce de Newcastle. Ensuite voici mon maître, sir Harley, auquel on fera injustice si où ne le nomme pas bientôt grand trésorier du royaume. Regardez-le bien, je vous prie, miss Angelica, il en vaut la peine.

— Oh ! je le vois, répondit Angelica, mais je ne découvre rien de bien admirable en lui.

— Beaucoup de personnes de votre sexe ont été d’un avis contraire, répliqua Greg en souriant ; comment trouvez-vous le jeune gentilhomme qui l’accompagne ?

— Pour celui-ci, fit-elle, franchement c’est autre chose.

— Qui peut être ce jeune homme, ami Greg ? demanda l’ecclésiastique.

— Il s’appelle Masham, répondit Greg ; c’est un des écuyers du prince de Danemark ; il passe pour être l’homme le mieux fait de la cour.

— Quant à moi, je déclare que c’est le plus faux garçon que j’aie jamais vu de ma vie ! s’écria Angelica dont les yeux étincelaient. Oh ciel ! ne voilà-t-il pas qu’il descend de voiture ! J’espère qu’il ne va pas venir me parler. Mère, prêtez-moi votre éventail peur me cacher la figure.

— Silence, petite sotte ! » riposta mistress Hyde d’une voix courroucée.

Tandis que la brave dame parlait ainsi, la voiture s’arrêta, et Masham descendit en refermant la portière derrière lui. L’éloge de Greg était mérité : le jeune écuyer possédait toutes les conditions d’une beauté et d’une distinction parfaites ; ses yeux d’un bleu limpide devaient exercer une grande puissance sur toutes les femmes, car lorsque, retenu un instant par la foule auprès d’Angelica, il fixa son regard sur elle, elle sentit son cœur trembler dans sa poitrine.

Son accoutrement n’était pas splendide, mais il était du meilleur goût. Il se composait d’un habit de velours vert lamé d’or, d’une veste de satin blanc dont les longues basques descendaient jusqu’à la moitié des cuisses, selon la mode d’alors. Au lieu de porter une perruque, il avait le front découvert, et ses longs cheveux de couleur brun foncé étaient rassemblés par derrière et noués avec un ruban.

Samuel Masham était issu d’une benne famille du comté d’Essex. Son père était sir Francis Masham, baronnet High-Laver, et sa mère était fille de sir William Scott, de Rouen en Normandie, lequel portait en France le titre de marquis de La Moransène. Mais comme il était le huitième fils de son père, il avait presque fait son deuil de jamais posséder ni titres ni patrimoine. Macham était âgé d’environ vingt-trois à vingt-quatre ans tout au plus, et demeurait à la cour déjà depuis quelque temps. D’abord page de la reine lorsqu’elle n’était que princesse de Danemark, il était devenu écuyer et gentilhomme de la chambre du prince Georges.

« Avec votre permission, ma jolie fille, dit-il à Angelica, d’un accent qui noya son cœur dans un océan de délices, je désirerais passer.

— Par ici, monsieur Masham, par ici, répliqua Greg en se réculant et en s’efforçant de faire faire place au jeune seigneur.

— Ah ! c’est vous, monsieur Greg ! s’écria Masham ; que faites-vous donc ici ?

— Je suis venu, monsieur, répliqua Greg, avec quelques cousins qui habitent la province, dans ie but de voir la noblésse qui se rend à la cour.

— Par ma foi ! vous ne trouverez pas dans tout le cortége d’yeux plus brillants ni de joues plus fraîches que celles que vous avez près de vous, répondit Masham en caressant le menton d’Angelica ; ces lèvres sont vraiment aussi vermeilles que des cerises ! Mais il ne faut pas que cette séduction me retienne, car j’ai un mot à dire au comte da Briançon avant d’entrer au palais. »

En disant ces mots, Masham adressa une tendre œillade à Angelica, et fendant la foule, il frappa à la porte de la maison qui faisait le coin de Pall-Mall, et disparut aussitôt.

« L’hôtel dans lequel il vient d’entrer, reprit Greg, est celui du comte de Briançon, envoyé extraordinaire du duc de Savoie. » Le bonhomme était ravi d’avoir, par lui-même et sa jolie cousine campagnarde, attiré l’attention du bol écuyer. « Je suis très-lié, poursuivit-il, avec son secrétaire particulier, M. Claude Baude, qui remplit chez son maître les fonctions dont je suis chargé auprès de sir Harley. M. Masham est un charmant bomme, n’est-il pas vrai, miss Angelica ?

— Oh ! oui, délicieux ! balbutia la jeune personne.

— Toutes les dames sont de cet avis, reprit Greg, aussi elles sont toutes amoureuses de lui.

— Je serais surprise qu’il en fût autrement, ajouta Angslica.

— Regardez ! s’écria Greg, voici vouir un bien beau cavalier. Il se nomme M. Saint-John, secrétaire à la guerre ; c’est le plus terrible libertin qu’il soit au monde.

— Lui ! un libertin ! est-il possible ? Oh ! miséricorde ! je ne veux pas le regarder, car ma mère dit qu’un libertin est plus à craindre qu’un lion rugissant, et qu’il ne manque jamais de vous dévorer tôt ou tard. Vous me direz le reste quand il sera hors de vue, monsieur Greg, car enfin je ne veux pas perdre de mon plaisir plus qu’il n’est nécessaire.

— Le lion rugissant est parti, répliqua Greg en riant ; et voici le duc de Beaufort et la duchesse, sa ravissante femme. Sa Grâce n’est-ells pas vraiment belle ? La dame qui vient après, et qui a l’air si fer et si hardi, est lady de Cecil. Les trois dames qui rient aux éclats dans cette voitures sont lady Carlisle, lady Efingham et mistress Cross ; vient ensuite lord Ross, pour lequel on prétend que lady Sunderland se montre plus bienveillante qu’elle ne devrait l’être : mais je soupçonne que c’est une médisance. Ah ! qui vient là ? sur mon âme, c’est lady Fitzharding, chez qui les dissipateurs extravagants se ruinent plus promptement en jouant à l’hombro ou au lansquenet, qu’en dépensant leur argent chez l’intendant des menus plaisirs.

— Oh ! génération aveugle et perverse ! s’écria Hyde en levant les yeux au ciel.

— Vous avez bien raison, mon révérend, répliqua Greg. Voici venir encore du gibier à sermon, en la personne de Sa Grâce de Grafton. Voyez avec quelle désinvolture il se balance au fond de sa voiture ! Ses charmes ont fait d’affreux ravages dans les cœurs de nos dames de cour ; jamais aucune ne lui a résisté, à l’exception de mistress Onslow. Et maintenant, voici la grosse mistress Knigt ; je pourrais, si je voulais, vous conter d’elle une divertissante bistoire, mais… Après elle s’avance milord Hottingham, qui paraît aussi taciturne que s’il n’était pas encore remis de la secousse qu’il a éprouvée en se voyant destitué de sa charge ; il a cependant essayé de se consoler avec la signora Margaritta. Dans la voiture qui suit la sienne, vous voyez la femme la plus orgueilleuse de la cour, sans en excepter Sa Grâce de Marlborough, dont elle est fille : c’est la duchesse de Montagne : n’est-elle pas merveilleusement belle ? La dame qui vient de passer si rapidement, toute chargée de diamants, est mistress Long, sœur de sir William Raby. Ce splendide équipage est celui de sir Richard Temple ; vous pouvez le voir sans difficulté : convenez que c’est un bel homme. On parle de lui et de sa liaison avec mistress Centlivre… mais je ne veux rien dire de plus. Ah ! voici venir deux beaux esprits : celui de ce côté est le fameux M. Congrève ; l’autre est le non moins fameux capitaine Steele. Je serais curieux de savoir auquel des deux appartient la voiture : ni à l’un ni à l’autre, probablement. La belle personne qui les suit est mistress Hammond, dont le mari est un lion tout aussi rugissant que M. Saint-John ; on assure qu’elle se console de son abandon avec lord Dursley, vice-amiral, que vous pouvez voir appuyé sur la portière de cette voiture marchant de front avec celle de la dame, à laquelle il envoie des baisers avec la main. »

Tandis qu’il débitait toutes ces explications, Greg sentit qu’on lui pressait le bras ; c’était Angelica qui lui demanda à demi-voix s’il connaissait un gentilhomme étranger qui venait précisément de se poster à côté d’eux.

« Certainement, » répondit Greg après avoir jeté à la dérobée un regard dans la direction indiquée. Dans ce même moment, l’individu désigné ayant regardé du côté de Greg, celui-ci leva son chapeau pour saluer. « C’est le marquis de Guiscard, ajouta Greg à voix basse.

— Seigneur ! quels yeux hardis ! murmura Angelica ; je vous assure qu’il me fait perdre contenance. »

Le marquis était grand et bien fait, quoique un peu maigre ; il avait des yeux noirs et perçants, d’épais sourcils de même couleur, et le teint d’une pâleur olivâtre. Son menton rasé était bleu foncé ; ses traits prononcés eussent été beaux s’ils n’avaient été animés d’une expression sinistre dont l’effet désagréable était augmenté par son air insolent et libertin ; son costume était celui que portaient à la cour les officiers de rang élevé : il consistait en un habit écarlate, richement brodé d’or et à larges parements, en une veste de satin blanc, également brodée d’or ; la cravate et les manchettes étaient en point d’Alençon, et une épée à poignée de diamants, une perruque française à boucles flottantes, un chapeau à plumes et une canne, complétaient son accoutrement.

Antoine de Guiscard, abbé de la Bourlie, ou, ainsi qu’il lui plaisait de s’intituler, le marquis de Guiscard, rejeton d’une noble et antique famille française, était né en 1658, et avait, par conséquent, à peu près cinquante ans à l’époque où se passe notre histoire. Destiné à l’Église, et prodigieusement instruit, ses relations de famille et ses talents sans nombre l’eussent fait sans doute atteindre aux plus hautes dignités dans cette carrière, s’il avait su maîtriser ses passions. Mais au milieu des libertins d’une cour dépravée, il se montrait le plus débauché, et, trouvant la vie ecclésiastique trop monotone pour lui, il avait accompagné le chevalier de Guiscard, son frère, à l’armée de Flandre. Lorsqu’il revint de cette campagne, il avait repris le cours de ses folies et aidé son frère à enlever une femme mariée, dont ce dernier s’était épris. Cette fâcheuse affaire était à peine étouffée, lorsqu’il se créa de nouveaux embarras en blessant en duel un gentilhomme, proche parent de Mme de Maintenon, et en tuant à la chasse deux de ses domestiques. Bof, il avait comblé la mesure par une scène de violence et de barbarie. Sur un simple soupçon de vol, M. de Guiscard condamna certain jour un sergent de son régiment à subir une espèce de torture qui consistait à placer des mèches allumées entre les doigts du patient. L’arrestation du marquis fut décrétée ; il sut s’y soustraire par la fuite et gagna la Suisse, où il forma le projet de se mettre à la tête des mécontents qui complotaient contre la France. À cet effet, il se concerta avec les chefs alliés, afin de susciter une insurrection générale des protestants et des catholiques parmi les camisards qui étaient alors en dissension entre eux. Grâce à ses intrigues, il obtint de l’empereur une commission de lieutenant général ; il se rendit alors à Turin, et, avec le secours du duc de Savoie, il se procura quatre petits vaisseaux de guerre qui furent armés à Nice et avec lesquels il songeait à faire une descente sur les côtes du Languedoc ; mais plusieurs terribles tempètes et certaines autres causes encore entravèrent l’expédition, et le marquis revint à la cour de Savoie après avoir perdu un de ses navires, en échappant lui-même aux plus grands dangers. Les sourdes menées d’Antoine de Guiscard ayant excité la défiance du duc, le gentilhomme vint se fixer à la Haye vers la fin de 1704, et eut plusieurs conférences avec le grand pensionnaire Heinsius et avec le duc de Marlborough, qui tous deux furent si satisfaits de lui, qu’ils lui accordèrent, d’un commun accord, une pension mensuelle de cent ducats. Sur ces entrefaites, la nouvelle arriva de l’expéditon projetée du comte de Peterborough en Catalogne, et le marquis se hâta d’aller rejoindre ce seigneur à Barcelone. Ses projets eurent dans cette ville le même succès qu’ailleurs, et enfin, de guerre lasse, étant parvenu à obtenir du roi d’Espagne des lettres de recommandation pour la reine d’Angleterre, il s’élait embarqué pour ce royaume. Pendant le voyage, le temps fut presque toujours orageux ; le vaisseau à bord duquel il se trouvait fut attaqué par un corsaire français, circonstance qui fournit au marquis une bonne occasion de déployer ses talents et de montrer sa bravoure, car ce fut par son courage seul que le bâtiment put se dérober à une capture certaine. À son arrivée à Londres, il reçut de la reine un accueil très-gracieux qui lui procura sur-le-champ ses entrées chez les ducs de Devonshire et d’Osmond. Il parvint promptement à s’insinuer dans les bonnes grâces de plusieurs ministres, notamment de SaintJohn. En conséquence, lorsqu’il fut question d’une descente en France, et qu’on s’occupa de lever des troupes qui devaient être commandées par le comte de Rivers, Guiscard reçut une commission de lieutenant-colonel, et mille guinées lui furent allouées pour les frais de son équipement. Mais la fortune, qui jusqu’alors lui avait souri, commença à le délaisser. Tandis que la flotte confédérée, mouillée à Torbay, attendait le vent propice, des démélés s’élevèrent entre Guiscard et les généraux anglais, qui refusèrent de lui accorder le commandement qu’il exigeait ; et son ignorance des choses militaires aussi bien que de l’état de la France ayant apparu clairement à l’esprit de lord Rivers, il fut rappelé et demeura à Londres quelque temps fort à l’écart. Quoique ses appointements de lieutenant général eussent été supprimés, il avait toujours son régiment, ainsi que sa pension des états de Hollande ; il acheta donc une belle maison dans Pall-Mall, eut de brillants équipages, de nombreux domestiques, et commença une nouvelle carrière d’extravagances et de prodigalités, qu’il ne pouvait soutenir et alimenter qu’à l’aide du jeu et de toutes sortes d’expédients. Il était, malgré cela, fort assidu à la cour, au lever des ministres, et toujours en quête d’emplois et de dignités.

Désireux, comme le sont tous les aventuriers, d’établir un sort précaire sur des bases solides grâce à une alliance avantageuse, Guiscard avait adressé ses vœux, jusqu’alors sans succès, à plusieurs héritières et riches veuves. On le soupçonnait d’avoir en outre d’autres projets ténébreux en tête, et une fois en paix avec la France, d’être parvenu à nouer une correspondance clandestine avec la cour de Saint-Germain. Tout en étant un heureux joueur, le marquis avait d’autres goûts ruineux qui lui enlevaient les gains énormes de la table de jeu. Audacieux et arrogant à l’excès, il savait être souple et faire des courbettes, lorsque cela pouvait être utile à ses intérêts. Quelques créatures soudoyées par lui, et employées dans l’intérieur du palais, lui avaient rendu un compte exact de la position d’Abigaïl Hill près de la reine ; il comprit par leurs récits quel serait plus tard son ascendant sur sa souveraine, et réunit tous ses efforts pour tâcher de lui plaire. Mais il se vit constamment repoussé. Soit que la jeune fille devinât ses intentions secrètes, soit qu’elle eût été mise en garde contre lui par Harley, elle ne daignait jamais l’écouter, et, dans les rares occasions où elle ne pouvait éviter de le rencontrer, à peine était-elle polie. À vrai dire, Guiscard était un homme dont on ne se débarrassait pas facilement. De pareils dédains blessaient sans doute sa vanité, mais il se décida à persévérer et à attendre un moment opportun pour mettre ses projets à exécution.

Peu de temps après que le marquis se fut posté de la manière qui a été décrite plus haut, un nouvel incident eut lieu auprès de Greg et de sa société. Il fut causé par l’apparition de plusieurs laquais en livrées claires, qui sortirent, au coin de Pall-Mall, de la maison dont nous avons parlé tout à l’heure, et qui écartèrent la foule avec leurs hallebardes, pour frayer un passage à une chaise superbement dorée et blasonnée aux armes de Savoie. Au moment où les porteurs passaient devant le marquis de Guiscard, la glace s’abaissa, il s’échappa de l’intérieur une bouffée de parfums, et un fort bel homme, à l’air blasé et libertin, passa dans l’embrasure de la portière sa tête ornés d’une magnifique perruque à la française, pour lui adresser la parole.

« Voici le comte de Briançon en personne, dit alors Greg à ses amis.

— Dieu ! comme il sent bon ! gs’écria Angelica ; je déclare qu’on le prendrait pour un flacon de senteur !

— Eh bien ! mon cher marquis, où en êtes-vous ? l’aventure est-elle terminée ? demanda le comte, qui montra, en riant, des dents d’une admirable blancheur et d’une parfaite régularité.

— La dame en question n’a pas encore passé, répondit Guiscard. Qu’avez-vous fait de Masham ? Je le croyais monté dans la même chaise que vous.

— Il est resté en arrière pour lire une lettre, répliqua le comte ; vous êtes sûr du cocher, m’avez-vous dit ?

— Très-sûr ; cela m’a coûté cinq guinées, ajouta Guiscard. Mais, par saint Michel, voici venir votre beauté ; partez, comte ! partez !

— Adieu donc, et bonne chance ! » cria Briançon.

Et faisant un signe à ses porteurs, le comte s’avança dans la direction du palais.

Cette conversation, malgré sa courte durée et quoiqu’elle eût été faite en français, ne fut pas perdue pour Greg, qui comprenait parfaitement cette langue, et qui connaissait aussi la réputation méritée du marquis. Il devina sur-le-champ ce dont il était question, et se mit à examiner avec curiosité les voitures les plus proches, afin de ne point laisser échapper celle qui contenait l’héroïne de l’aventure promise. Il la découvrit bientôt.

En suivant des yeux la file d’équipages, il remarqua un garçon frais et robuste, vêtu d’une livrée bleu de ciel à parements jaunes, coiffé d’une perruque poudrée et assis sur le siége drapé d’une superbe voiture. Cet homme leva légèrement son fouet, et ft un imperceptible signe d’intelligence au marquis. « Voici la dame dont il s’agit, j’en suis sûr ! s’écria Greg en faisant un pas en avant, afin de mieux voir. Sur mon âme, c’est lady Rivers ; mais il est impossible qu’il songe à lui donner un billet doux au su et au vu de tout ce monde ! Qui donc est avec elle ? miss Abigaïl Hill ! Oh ! à présent j’y suis !… en vérité, cette demoiselle est aujourd’hui plus charmante que jamais ! »

Abigaïl Hill n’était pas positivement belle, et cependant l’expression de sa physionomie était si agréable, qu’elle méritait peut-être plus cette épithète que bien d’autres dont les traits sont d’une pureté classique. De beaux yeux d’un bleu clair, une peau resplendissante de blancheur, des cheveux châtains, des joues chargées de gracieuses fossettes et des dents de perles constituaient ses seuls attraits. En la détaillant attentivement, on trouvait sur son front et dans les contours de sa bouche les indices d’une grande fermeté. L’expression sérieuse de son regard annonçait de la détermination : du reste, l’analyse de ses traits en garantissait la direction convenable ; la vivacité de ses manières faisait présager un esprit prompt et subtil, et ces indices n’étaient point trompeurs. Abigaïl avait une jolie tournure, elle était mince, grande et gracieuse ; son costume très-avantageux consistait en un grand habit de cour de satin blanc garni de dentelle, au corsage décolleté et aux manches courtes et bouffantes. La belle jeune fille paraissait âgée d’environ vingt-quatre ans.

En ce moment, la voiture dans laquelle Abigaïl se trouvait assise était parvenue à peu près à l’endroit où stationnait le marquis de Guiscard, lorsque le cocher, prenant babilement son temps, s’arrangea de manière à accrocher le véhicule qui suivait la file à côté de lui. L’automédon lui adressa sur-le-champ les reproches les plus véhéments sur sa maladresse ; il y répondit sur le même ton en l’accusant lui-même ; il en résulta chez le second cocher une colère si épouvantable, qu’il le menaça de le renverser de son siége, à quoi l’agresseur répondit par une imprétation de défi et un coup de fouet. Au même instant l’offensé se leva sur son siége et fustigea son adversaire avec fureur, tandis que ce dernier, tout en se défendant, avait fort à faire pour contenir ses chevaux effrayés qui se cabraient.

Les spectateurs, que cette querelle divertissait fort, l’animaient par leurs clameurs, tandis que les dames placées à l’intérieur commençaient à s’alarmer de tout ce bruit. À la fin, Abigaïl Hill mit la tête à la portière pour voir ce qui empéchait d’avancer. Dans ce moment le marquis de Guiscard s’élança, ouvrit la portière et offrit à la jeune fille de l’aider à descendre de voiture. Mais, en l’apercevant, Abigaïl se rejeta involontairement en arrière. Guiscard offrit ensuite ses services à lady Rivers, et n’eut pas plus de succès auprès d’elle.

« Merci pour votre bonne volonté, marquis, répondit Sa Seigneurie ; nous préférons rester où nous sommes. Veuillez dire à mon cocher de marcher à l’instant, ou je le chasserai,

— Pardon, milady, s’écria Guiscard ; le drôle refuse de m’écouter, son sang d’insulaire est en ébullition ; venez, miss Hill, j’insiste pour que vous descendiez. À vous dire vrai, je redoute un accident.

— Vous êtes très-obligeant, marquis, dit Abigaïl : mais les gens de lady Rivers sont là, et ils auront soin de nous. » Puis elle ajouta, en interpellent un valet de pied qui s’approchait : « Ditchley… voire bras… »

Cet homme se disposait à obéir, mais le marquis le repoussa, Pendant ce temps-là, la bataille des deux cochers continuait, ils étaient arrivés au dernier paroxyame de la rage.

« Ditchley ! s’écria lady Rivers, qui finit par être sérieusement épouvantée,

— Me voici, Votre Seigneurie, répliqua le laquais, qui s’efforçait de se débarrasser du marquis.

— Arrière, manant ! s’écria Guiscard ; je te conseille de ne pas intervenir. »

Mais en voyant cet homme décidé à passer outre, le gentilhomme, exaspéré de l’insuccès de son stratagème, leva sa canne, et, d’un coup bien assené sur le crâne, il étendit le malheureux Ditchley à ses pieds.

Les deux dames, ignorant jusqu’où le marquis pousserait ses violences, criérent à tue-tête, et aussitôt les trois autres valets de pied, plantés derrière le carrosse, accoururent au secours de leurs maîtresses. Mais ils avaient été devancés par un autre protecteur. Au moment où Ditchley tombait, Masham, qui venait, quelques secondes auparavant, de sortir de l’hôtel du comte Briançon, vit ce qui se passait, se précipita du côté de la voiture, saisit le marquis par le collet, et le jeta à terre avec rudesse.

« Ah ! de par tous les diables, monsieur ! qui vous amène ici ? s’écria Guiscard suffoqué de rage.

— Je suis venu pour mettre ces dames à l’abri de vos insultes, répliqua sévèrement Masham, tout en portant la main sur la garde de son épée.

— Malédiction, monsieur ! qui vous a dit qu’elles fussent offensées, et de quel droit vous instituez-vous leur défenseur ? demanda Guiscard avec véhémence.

— Je vous rendrai plus tard raison de mon intervention, marquis, répliqua Masham ; mais, si vous tenez à vous conduire en gentilhomme, vous cesserez cette altercation, qui est inconvenante en présence de ces dames.

— Qu’il en soit ainsi ! reprit Guiscard les dents serrées ; soyez néanmoins certain que vous n’échapperez point au châtiment que je vous dois.

— Ne vous attirez pas une méchante affaire à cause de moi, je vous en supplie, monsieur Masbam, dit Abigaïl qui était descendue de la voiture, dont la portière lui avait été ouverte par un des laquais.

— Je m’estime très-heureux, miss Hill, d’avoir pu vous être utile à quelque chose, répliqua Masham en s’ioclinant ; et quant à la dispute que j’ai eue avec le marquis de Guiscard, je vous demande en grâce de ne pas vous en préoccuper le moins du monde.

— J’ai vu comment les choses se sont passées, dit un soldat qui s’avança le mousquet sur l’épaule ; et si vous le trouvez bon, monsieur et mesdames, je vais conduire au corps de garde ces deux cochers querelleurs.

— Cela ne raccommoderait rien, mon brave homme, dit Masham ; du reste, tout est fini maintenant.

— Sans aucun doute, quant à ce qui me concerne, dit tout à coup le marquis qui, voyant dans quelle fausse position il s’était placé, affecta de s’excuser. Les torts sont de mon côté ; je n’avais d’autre but que de vous faire agréer mes services, miss Hill, et j’ai à implorer votre pardon pour m’être laissé ainsi emporter par la colère. Mon irascibilité a été excitée par la brusquerie de ce malheureux ; je suis désolé de l’avoir blessé, et j’espère qu’une guinée réparera le mal. Quant à vous, monsieur Masham, vous me devez des remerciments ; je vous ai rendu service, sans le vouloir il est vrai, mais ce n’en est pas moins un important service. Mesdames, je vous salue. » Et sur ces paroles, faisant une révérence d’une exquise politesse, Guiscard s’éloigna dans la direction du palais, au milieu des murmures de tous ceux qui avaient été témoins de cette scène.

Le cocher de lady Rivers, voyant de quelle manière les choses avaient tourné, et peu satisfait de la défaite de celui à qui il s’était vendu, jugea à propos de se rendre à la raison, et, tandis que son adversaire s’éloignait à toutes brides, il sollicita son pardon de sa maîtresse. Au même moment, Abigaïl rassurée remonta en voiture, tout en remerciant chaleureusement de sa courtoisie le jeune écuyer qui l’aidait à s’y placer.

« Promettez-moi seulement une chose, monsieur Masham, lui dit-elle ; c’est que, dans le cas où le marquis vous enverrait une provocation en duel, vous ne l’accepteriez pas. S’il vous arrivait la moindre chose À cause de moi, je ne pourrais jamais m’en consoler.

— Ne craignez rien, répondit-il joyeusement, je ne cours aucun danger.

— Promettez-moi toujours de ne pas vous battre, s’écria Abigaïl ; hélas ! vous hésitez : eh bien, j’invoquerai la médiation de la reine ; vous n’oseriez lui désobérr !

— Il est, en vérité, superflu d’importuner Sa Majesté pour un sujet aussi frivole, reprit Masham.

— Le sujet n’est pas frivole pour moi, » s’écria Abigaïl, qui s’arrêta tout à coup et rougit jusqu’aux oreilles ; puis, sans ajouter un mot de plus, elle se rejeta dans la voiture, qui roula dans la direction du palais.

« Vous avez exprimé beaucoup d’inquiétude pour le sort de M. Masham, ma chère enfant, dit lady Rivers, et pour peu qu’il ait de l’amour-propre… et quel est l’homme jeune et beau qui n’en a pas ? il s’imaginera qu’il a fait votre eonquête.

— Oh ! mon Dieu, je n’ai exprimé qu’une inquiétude bien naturelle, répondit Abigaïl ; je serais au désespoir qu’il se battit avec cet odieux marquis de Guiscard.

— Vous éprouveriez un bien plus grand désespoir encore, s’il était pourfendu par cet odieux marquis, qui est, dit-on, la meilleure lame de Londres, ajouta lady Rivers.

— Ne faites pas d’aussi affreuses suppositions ! s’écria Abigaïl en pâlissant. Je ne manquerai pas de parler de cette affaire à la reine ; ce sera le moyen le plus sûr d’empêcher un malheur.

— Seulement, prenez garde en même temps de ne pas dévoiler à Sa Majesté l’état de votre cœur, » continua malicieusement lady Rivers.

Abigaïl rougit encore, mais elle n’essaya pas de nier. Précisément dans ce moment même la voiture s’arrêta, la portière s’ouvrit, et les deux dames, descendant de leur équipage, entrèrent dans le palais.


III


Un tête-à-tête à Marlborough-house.


Jamais, avant ce jour, la réception à Saint-James n’avait été si nombreuse et si brillante. On remarqua néanmoins que la reine paraissait fatiguée et découragée, et la souffrance qu’elle éprouvait était d’autant plus apparente, qu’elle avait sur les yeux une légère inflammation. Inquiet de ces symptômes, le duc de Marlborough en parla au prince de Danemark, qui répondit à la hâte et étourdiment, selon son habitude :

« La reine est seule cause de ses maux ; si elle ne veillait pas si tard, ses yeux ne seraient pas si rouges et son humeur si sombre.

— En vérité ! s’écria le duc ; je croyais que Sa Majesté se retirait toujours de bonne heure.

— Habituellement, oui, répliqua le prince confus, tout en s’aperçevant alors de l’indiscrétion qu’il avait commise ; mais quelquefois elle cause une heure ou deux avant de se coucher… elle cause avec moi, Votre Grâce… avec moi seul, me demandant conseil sur des affaires d’État. À vrai dire elle ferait mieux de se mettre au lit : veiller ne nous va ni à l’un ni à l’autre, ha ! ha ! » Et en disant ces mots il offrit sa tabatière au duc, dans l’espoir de détourner la conversation.

Marlborough lui fit un profond salut en guise de remerciment pour cette prévenance, mais il se dit à part lui :

« Ab ! elle veille la nuit… une autre que la duchesse possède donc sa confiance ?… c’est ce qu’il faudra voir ! »

Plus tard, le même jour, lorsque la réception fut terminée, le duc se trouva seul à Marlborough-house, avec son illustre compagne.

La duchesse était rayonnante. Ses beaux yeux étincelaient de plaisir, et sur ses joues empourprées on devinait l’émotion du triomphe. En traversant l’appartement pour gagner un sofa qui se trouvait à l’autre extrémité, sa démarche paraissait aussi majestueuse que celle d’une princesse, et sa physionomie décelait plus de fierté que de coutume.

Sarah de Marlborough était encore une femme magnifique, et les années avaient laissé peu de traces sur sa beauté. Il avait quelque chose de royal dans son regard et dans son maintien ; sa taille était élevée et imposante, ses traits du modèle le plus parfait. Son visage savait retracer toutes les émotions qu’elle éprouvait, mais son expression la plus habituelle trahissait l’orgueil. À vrai dire, son regard se noyait dans une douceur toute féminine, nuancée d’une certaine volupté, volupté que l’on devinait surtout dans la coupe sensuelle de ses lèvres et dans la langueur humide de ses yeux, qui étaient d’une tendresse inexprimable lorsqu’ils ne lançaient pas des éclairs. Elle avait le front très-beau, des cheveux bruns réunis comme un diadème et tombant par derrière en boucles longues et lissées. Les proportions de tout son corps étaient largement développées, le cou bien rond, les bras et les épaules de la blancheur du marbre. Ses vêtements splendides étaient dignes de sa beauté et resplendissaient de diamants et de pierres précieuses. Entre autres ornements, elle portait une bague d’une immense valeur, qui lui avait été offerte par Charles III d’Espagne, lorsqu’il avait visité l’Angleterre quatre ans auparavant.

La duchesse de Marlborough était une femme capable d’inspirer une passion profonde et durable, et ni l’absence ni la violence de son caractère n’avaient pu altérer l’attachement dévoué que le duc éprouvait pour elle. Aussi, à l’heure où se développe notre récit, après une si longue union, était-il aussi vivement épris d’elle que lorsqu’elle était encore Sarab Jennings.

Le noble époux de la belle duchesse était du reste bien digne d’elle, car Marlborough se montrait également remarquable par ses rares talents et par ses grâces personnelles. Parfait courtisan, c’est-à-dire parfait gentilhomme, soldat d’un courage et d’une expérience rares, aucune distinction ne lui manquait. Les manières de Marlboroush étaient si imposantes, si distinguées, et en même temps si gracieuses et si courtoises, que son aisance mettait les autres à leur aise. Sa taille était haute et bien prise ; on citait la beauté de ses formes et la noblesse de ses traits, et il était impossible de le contempler sans admiration. Et cependant le duc n’était plus jeune ; il avait éprouvé des fatigues excessives et de toute nature, il avait été tourmenté de mille façons, et pendant de longues années n’avait pris que de très-courts repos à de rares intervalles. En dépit de tout cela, pourtant, Marlborough était étonnamment bien conservé, et, quoiqu’il ne fût plus le bel adolescent qui avait captivé la duchesse de Cleveland du temps du roi Charles II, il pouvait passer encore pour un type de mâle beauté ; il portait son uniforme de général, lequel était chamarré de décorations. L’une d’entre elles, le Georges, était une sardoine entourée de diamants d’une immense valeur. Le duc ne paraissait pas être en aussi belle humeur que la duchesse ; bien au contraire, il semblait être pensif, et il suivit sa femme lentement et d’un air distrait jusqu’au sofa, où ils s’assirent tous les deux.

« Qu’arrive-t-il à Votre Grâce ? s’écria la duchesse en se laissant tomber sur le meuble somptueux. On croirait pourtant que les acclamations qui vous ont accueilli en sortant du palais devraient vous rendre gai ; les cris assourdissants de : « Dieu sauve la reine et le duc de Marlborough ! » peuvent presque encore s’entendre d’ici, et je présume qu’ils sont parvenus jusqu’aux oreilles d’Anne elle-même. Pour moi, la plus douce musique consiste dans les applaudissements du peuple, et la vue la plus récréante est celle des visages radieux de la populace lorsqu’elle agite ses chapeaux. Mais je vois que tout cela est sans charme pour vous aujourd’hui ; la force de l’habitude vous a blasé.

— Les louanges populaires peuvent, il est vrai, ne plus m’émouvoir, répliqua le duc avec affection ; mais le jour où je serai insensible à votre amour, ma bien-aimée, est encore bien éloigné. Je suis excédé de tout ce tumulte et j’aurais désiré revenir du palais incognito.

— Tout est pour le mieux, fit la duchesse, car vous ne sauriez vous montrer assez. Avez-vous été contrarié par quelque chose dans les appartements du palais ? Il m’a paru que vous aviez l’air sérieux chez la reine.

— Eh bien ! je dois vous avouer que j’ai été tracassé par quelques mots qui sont échappés au prince au sujet de Sa Majesté. Je lui disais que je regrettais de voir à la reine un mauvais visage, et il m’a répondu que c’était sa propre faute, parce qu’elle veillait trop tard.

— Vous a-t-il dit avec qui ? demanda la duchesse.

— Non, répondit le duc ; et, suivant l’usage d’un joueur ignorant qui veut réparer ses fautes, il s’est embrouillé de plus en plus à chaque parole nouvelle : j’ajouterai même qu’il m’a été impossible de savoir qui partage avec lui les veilles de la reine.

— Alors moi je vais vous le dire, répliqua la duchesse ; c’est notre cousine Abigaïl Hill.

— Comment, cette femme de chambre ? s’écria le duc ; oh ! dans ce cas, cela ne signifie pas grand’chose.

— Cela signifie plus que Votre Grâce ne l’imagine, répliqua la duchesse ; et si, lorsque j’ai placé Abigaïl près de la reine, j’avais su d’elle ce que je sais aujourd’hui, jamais je ne l’eusse mise en position de me nuire. Qui eût pensé qu’une créature si simple en apparence pût jouer son rôle avec tant de finesse ? Mais la friponne a découvert le côté faible de sa maîtresse, et en voyant à quel point notre souveraine est l’esclave de ceux qui feignent de l’aimer, elle s’abaisse aux flagorneries les plus serviles, et vante son esprit et son intelligence. Son esprit et son intelligence, juste ciel ! En un mot, Abigaïl a eu recours aux artifices les plus bas pour gagner la confiance de la reine.

— Si elle l’a gagnée, vous ne sauriez l’en blâmer, répliqua le duc, et je ne puis m’empêcher de vous dire, madame, que, si vous vous appliquiez davantage à étudier le caractère et les manies de la reine, cela n’en vaudrait que mieux.

— Je suis surprise d’entendre Votre Grâce parler ainsi, reprit la duchesse en se contraignant ; voudriez-vous que je sacrifiasse ma manière de voir à une personne à laquelle j’ai été de tout temps habituée à l’imposer ? Devrais-je approuver ce que je blâme ? devrais-je faire des courbettes, des protestations, des mensonges, enfin copier les allures de cette vile créature ? Voudriez-vous me voir me plier à des enfantillages, à des plaintes puériles, à des caprices, à des fantaisies ? Consentiriez-vous à me voir encore affecter des sympathies que je n’éprouve pas ? Ou faudrait-il aussi demander ce que je puis prendre, me prosterner au lieu de m’asseoir, obéir au lieu de commander ?

— À Dieu ne plaise ! et pourtant, madame, dit le duc, vos devoirs envers la reine font que ce qui serait de la bassesse et de la flatterie vis-à-vis de toute autre, devient, quand il s’agit d’elle, le respect et l’hommage qui lui sont légitimement dus.

— Je ne manquerai jamais de loyauté et de dévouement envers la reine, répliqua la duchesse, et, quoi qu’il arrive, j’aurai toujours son honneur en vue ; je n’ai point à me reprocher de lui avoir, en aucun cas, conseillé quelque chose de contraire au bien du pays ou à sa dignité personnelle. Aussi, duc, avec cette conviction, je ne changerai pas de conduite. Je puis perdre son estime, mais jamais le respect de moi-même.

— Je sais que vous avez une grande âme, madame, ajouta le duc, et que toutes vos actions sont dictées par les plus nobles intentions ; mais je soutiens, toutefois, que, sans rien faire qui nuisît à votre considération, vous pourriez vous maintenir dans la faveur de Sa Majesté.

— Votre Grâce né comprend absolument rien au caractère de la reine, interrompit la duchesse avec impatience ; si je çédais à ses caprices et si j’adoptais ses idées, la position serait encore plus mauvaise qu’elle ne l’est aujourd’hui. Anne est une de ces personnes qui prennent infailliblement la mauvaise route, du moment qu’on les abandonne à elles-mêmes. Indécise, sans énergie, elle est si peu clairvoyante, qu’elle n’aperçoit que ce qui est précisément devant elle, et même alors elle se trompe dans ses appréciations. Il faut la dominer pour la bien servir, et, pour que son règne soit prospère et glorieux, il est indispensable de gouverner à sa place.

— Ma propre expérience m’amène à la même conclusion que vous, répondit le duc ; mais si c’est là un principe, il ne faut pas le pousser trop loin. Une nature aussi faible que celle de la reine ne doit pas être opprimée, car elle se révolterait tôt ou tard contre la main qui la dirige. Depuis quelque temps, j’ai observé chez la reine des symptômes de ce genre ; elle paraît mécontente de vous.

— Et qu’importe qu’elle soit mécontente ? répliqua la duchesse avec un accent dédaigneux. Elle peut être un instant piquée, mais je lui suis trop nécessaire, et par le fait je la maîtrise trop pour qu’il y ait jamais entre nous une brouille très durable.

— Ne soyez pas trop confiante, madame, répondit le duc ; la sécurité est souvent dangereuse. Tallard a perdu la bataille de Blenheim par excès de confiance, et je dois à l’orgueil de Villeroy la victoire de Ramillies. Être trop confiant, c’est donner mille avantages à un ennemi qui triomphe de vous au moment où vous songez le moins au danger. Il est vrai que jusqu’à présent la reine s’est soumise en toutes choses à votre empire, mais ses conseillers peuvent en un jour tourner votre omnipotence contre vous-même ; je suis, dans un sens, un jésuite si achevé, que si j’étais sûr que le but que je me propose est noble et juste, je serais peu scrupuleux quant aux moyens que j’emploierais pour réussir. Il faut donc, croyez-moi, faire quelques concessions à la reine, il est urgent d’apporter quelques changements dans votre conduite avec elle ; sinon, je le crains, vous perdrez ses bonnes grâces.

— Je les perdrai s’il le faut, dit froidement la duchesse ; mais je ne les conserverai pas en imitant ces lâches esclaves, ces favorites, qui ramperaient pour obtenir un sourire. On ne dira jamais que Sarah de Marlborough a suivi les traces serviles d’Abigaïl Hill. Je m’étonne seulement que mon noble époux puisse me conseillér parellle chose.

— Je ne conseille aucune bassesse, reprit le duc un peu offensé ; mais il y a une différence à établir entre la fermeté et l’arrogance. Il n’est pas dans la nature humaine, encore moins dans la nature d’ane personne d’un rang aussi élevé, de supporter an joug comme celui dont vous accablez notre reine.

— Contentez-vous de régner dans les camps, milord, répliqua la duchesse, et laissez-moi gouverner la reine. J’ai réussi jusqu’à ce jour.

— Mais vous êtes à la veille d’une défaite, s’écria le duc ; je vous en avertis, madame !

— Votre Grâce est aussi pétulante que sa Majesté, répondit la duchesse avec un accent railleur.

— Et j’ai autant de raison qu’elle de l’être, riposta le duc en se levant pour se promener dans l’appartement.

— J’ai été pour vous, milord, une compagne fidèle et affectionnée ; j’ai été pour la reine une amie tendre et fidèle et une servante dévouée, répliqua la duchesse ; je ne saurais maintenant changer de conduite pour plaire à tous les deux.

— Vous nous gouvernez l’un et l’autre avec une verge de fer, s’écria Marlborough, et l’irritation que j’éprouve pour mon compte me fait parfaitement comprendre celle de la reine.

— Comme je n’ai pas la moindre envie de me quereller avec Votre Grâce, je vais la quitter jusqu’à ce qu’elle soit calmée, reprit la duchesse en se levant et en se dirigeant vers la porte.

— Vous ne sortirez pas ! s’écria le duc en lui saisissant la main. J’ai été trop vif, j’ai eu tort. Par le ciel ! je ne m’étonne pas que vous gouverniez Anne si entièrement, puisque moi je n’ai pas d’autre volonté que celle que vous m’imposes.

— Et moi pas d’autre loi que la vôtre, milord, répondit la duchosse en souriant ; vous le savez, et voilà pourquoi vous me cédez quelquefois, comme fait aussi Sa Majesté.

— Si celle vous aime aussi tendrement que je le fais, Sarah, continua tendrement Marlborough, vous n’avez rien à craindre ; ma passion pour vous est de l’idolâtrie, et vous feriez de moi tout ce qu’il vous plairait, si votre amour était le prix de ma soumission. Les lettres que vous avez reçues de moi, écrites au miliuu de la précipitation et des fatigues de marches forcées, dans le conflit des discussions, à la veille d’une bataille, ou enfin dans l’effervescence d’un triomphe, peuvent vous prouver que toujours vous êtes ma pensée dominante, mais elles ne vous peignent pas la profondeur de mes sentiments. Oh Sarah ! quelque brillante qu’ait été ma carrière, quelques efforts qu’il soit encore de mon devoir de faire pour servir mon pays et ma souveraine, je préférerais à toutes choses me retirer avec vous dans une retraite ignorée, pour y passer ensemble le reste de nos jours loin des factions et de la politique.

— Une pareille existence ne saurait satisfaire Votre Grâce, pas plus qu’elle ne me conviendrait, ajouta la duchesse. Nous avons été créés pour les grandeurs ; la douce retraite dont vous parlez serait une prison où vous seriez tourmenté par mille visions de conquêtes à accomplir et de lauriers à cueillir ; tandis que de mon côté je pleurerais ma puissance perdue. Non, non, milord ; il nous manque encore bien des choses qu’il faut gagner avant de nous retirer. Il sera temps de quitter la place lorsque nous n’aurons plus rien à acquérir. Quand j’aurai fait de vous le grand seigneur le plus riche de l’Europe, comme vous en êtes le plus illustre, alors je serai satisfaite ; mais il faut attendre jusque-là.

— Vous êtes une femme sans pareille ! s’écria le duc transporté d’admiration.

— Je suis digne d’être unie au duc de Marlborough, répliqua-t-elle fièrement ; et milord peut sans crainte remettre entre mes mains son honneur et ses intérêts : j’aurai soin de l’un et des autres.

— Je n’en doute pas, madame, fit le duc avec émotion, en portant sa main à ses lèvres. Je n’en ai jamais douté, et cependant je regrette que vous ayez placé Abigaïl Hill près de la Reine.

— Voici le motif qui m’a portée à le faire, répliqua la duchesse. J’étais fatiguée à mourir de mon service assidu auprès de la reine ; et, pour être franche, depuis que vous avez été élevé à la dignité de prince du royaume, je trouvais ces devoirs audessous de mon rang. Je songeai donc à Abigaïl comme à la personne la plus convenable et la plus sûre qui pût me remplacer. Je m’aperçois maintenant qu’il est impossible d’avoir fait un plus mauvais choix. La donzelle a commencé à se comporter envers moi avec une insolence qui dit assez combien elle se sent assurés de la protection de la reine. Ajoutez à cela que j’ai découvert qu’il existe un parfait accord entre elle et son parent M. Harley.

— Godolphin et moi, nous nous méfions de Harley depuis quelque temps, reprit le duc, et j’ai tout mis en œuvre pour l’expulser du ministère ; mais la reine s’y est opposée avec une ténacité dont jusqu’à présent je n’avais pu me rendre compte.

— Il fut un temps où Votre Grâce avait de lui la plus haute opinion ; ajouta la duchesse. Quant à moi, je vous ai sans cesse mis en garde contre cet hypocrite à la langue dorée, qui ne songe qu’à son avancement. Et maintenant, êtes vous convaincu ?

— De la manière la plus déplaisante, fit le duc ; mais qui vous fait supposer que Harley soit en rapport avec Abigaïl ?

— À la réception de ce matin, j’ai intercepté un billet qu’elle lui adressait, dit la duchesse. — Est-ce une lettre d’amour ? demanda Marlborough..

— Non ; quelques mots au crayon, tracés à la hâte. Elle le priait de se trouver demain, à onze heures du soir, à la grille du jardin du palais.

— Ceci ressemble fort à un rendez-vous ! s’écria le duc.

— Oh ! ce n’est pas pour elle, dit la duchesse ; c’est pour voir la reine qu’il doit venir là, j’en suis certaine. Mais je les surprendrai, et, comme j’ai la clef de l’escalier dérobé, je puis facilement assister à la conférence.

— Je vous conseille de réfléchir, fit Marlhorough ; la reine pourrait bien s’indigner d’être ainsi espionnée.

— J’ai déjà fait observerà Votre Grâce qu’elle ne connaissait pas la reine. Anne a bien plus peur de moi que je n’ai peur d’elle, et en cela elle a raison ; car, si Sa Majesté n’était pas honteuse de ses rapports avec Harley, elle ne le recevrait pas clandestinement. La découverte que je ferai de ces entrevues y mettra un terme.

— Je l’espère, répliqua le duc. Mais tant qu’Abigaïl sera en faveur, il y aura toujours du danger ; ne pourrions-nous pas lui trouver un mari ?

— C’est là une bonne idée ! » s’écria la duchesse.

À cet instant, un valet parut sur le seuil de la porte et annonça le comte de Sunderland.

« Je suis charmé de vous voir, mon gendre, dit le duc en tendant la main au gentilhomme. Nous parlions de marier notre cousine Abigaïl Hill.

— Quoi ! serait-ce avec le marquis de Guiscard, qui a essayé de l’enlever ce matinà la face de l’univers ? s’écria Sunderland ; il n’en a été empèché que par l’intervention du jeune Masham, l’écuyer du prince.

— Que dites-vous donc ? Et comment cela s’est-il passé ? » demanda la duchesse.

Le comte raconta les détails de l’événement.

« Guiscard est un homme dangereux, ajouta le duc ; lorsqu’il ne peut parvenir à se débarrasser d’un rival, il n’hésite pas à recourir aux moyens violents. Il a laissé un triste renom à la Haye. Et cependant il est brave, et fort utile en certains cas ; je parie qu’il ne fait la cour à Abigaïl que parce qu’il a deviné l’amitié que lui montre la reine ; sans cela notre jeune parente n’aurait aucun prestige pour un aventurier tel que lui.

— Lord Ross, qui a conté la chose à lady Sunderland, reprit le comte, et qui la tenait de lady Rivers, assure qu’Abigaïl a la tête tournée pour Masham.

— Ah vraiment ! dit la duchesse. On pourra tirer parti de cet on dit. Connaissez-vous M. Masham, milord ?

— Assez pour pouvoir seconder les desseins de Votre Grâce, répondit Sunderland.

— Occupez-vous de le chercher, et amenez-le à diner ici, fit la duchesse.

— Vous oubliez le bal qui a lieu ce soir chez la Reine ? fit le duc.

— Pas le moins du monde, répliqua la duchesse. Je serais fort obligée à Votre Grâce si elle voulait bien adresser, sans délai, une invitation au marquis de Guiscard. Je vous expliquerai mon plan tout à l’heure. Sunderland, je compte sur vous.

— Vos ordres seront exécutés, madame, si cela est en mon pouvoir, répliqua le comte, qui, de même que tous les membres de la famille de la duchesse, était habitué à lui obéir aveuglément. Je crois avoir entendu dire que Masham était allé avec Harley et plusieurs autres au Cocotier, et je vais directement l’aller chercher là. »


IV


Le bal du palais et ce qui s’y passa.


Le bal qui eut lieu dans le palais, quoique moins nombreux que la réception du mâtin, fut néanmoins une fête brillante. À côté de la salle de danse, se trouvait une petite pièce tendue de soie vérte brochée, et que l’on appelait Ja chambre verte À cause de cette décoration. À la lueur des bougies, dont l’éclat était tempéré par des abat-jours, on pouvait apercevoir une très-belle femme assise dans un fauteuil. Cette femme était vêtue d’une robe de velours violet, de la nuance particulièrement adoptée pour les habits royaux. Son cou, d’une délicatesse extrême, ne perdait rien au contact d’un double rang de perles admirables dont il était entouré. Le collier de Saint-Georgés brillait : sur ses épaules potelées ; son corsage, décolleté selon la mode du temps, faisait ressortir la beauté parfaite de son buste. Ce corsage était garni d’une dentelle de point fort roide, comme aussi ses manches qu’elle portait courtes, autre mode qui lui était avantageuse, car elle avait des bras d’une rondeur et d’une blancheur sans égales. Ses cheveux fort beaux, et d’un brun foncé, se trouvaient séparés sur le sommet du front ; sa coiffure échafaudée en larges boucles sur le haut de la tête, était retenue par derrière avec un cordon de perles aussi belles que celles de son collier, et les cheveux retombaient sur ses épaules en spirales soyeuses. Le teint frais et rosé de la grande dame ne devait point son éclat à l’art ; ses traits étaient réguliers, sa bouche petite et gracieuse, son menton parfait, ses yeux agréables, et pourtant leur éclat était terni par une légère contraction des paupières et une certaine lourdeur dans les sourcils, qui imprimaient à sa physionomie une expression presque farouche.

La duchesse de Marlborough s’exprime de la manière suivante dans le portrait qu’elle nousa laissé de la reine Anne :

« Il y avait dans son regard quelque chose de majestueux et un sentiment de tristesse et de sévérité qui dénotaient clairement la mélancolie de son âme et de son caractère. »

Mais celle qui trace ce portrait l’écrivit après avoir, par sa propre imprudence, amené la tristesse et la sévérité sur le front de sa souveraine.

Les manières d’Anne étaient pleines de dignité, de grâce et d’aisance, et son embonpoint, loin de la déparer, ajoutait à la majesté de son maintien. La reine était de moyenne taille. Dans une position moins élevée, Anne eût êté admirée pour ses talents et ses attraits. Dans sa jeunesse, elle avait dansé à merveille : elle chantait eñ s’accompagnant elle-même sur la guitare, instrument alors fort en vogue, dont elle avait joué à la perfection : sa voix était claire et harmonieuse, et, particularité digne de remarque (car de nos jours l’héritière du trône d’Angleterre lui ressemble sur ce chapitre), elle adressait souvent d’admirébles discours au parlement.

Nous avons déja parlé des vertus privées de la reine Anne, qui était un modèle d’affection conjugale ; elle avait le cœur plein d’amabilité, de dévouement, de charité, et connaissait à fond l’économie, car ses caisses étaient toujours pleines. Elle aimait les lettres et se montra zélée pour le bien de l’Église. La générosité avec laquelle elle renonça à ses dimes et redevances au profit des pauvres curés, imposa au clergé d’Angleterre le devoir de se souvenir éternellement de son nom avec gratitude. À l’époque où nous sommes arrivés, elle entrait dans sa quarante-troisième année,

Non loin de la reine, son époux, le prince Georges de Danemark, jouait au piquet avec M. Harley. Une simple esquisse suffira pour faire connaître ce prince : d’une santé robuste, ayant de grands traits assez beaux et l’air ouvert, il paraissait préférer le jeu et les plaisirs de la table aux soins et aux angoisses de la royauté. À part son indolence et son apathie politique, ce prince avait d’excellentes qualités, car on citait son humanité, sa justice, son affabilité, et il avait sincèrement à cœur la prospérité du royaume. Il donnait rarement des conseils à la reine, et s’interposait fort peu entre elle et ses ministres ; mais lorsqu’il le faisait, ses avis étaient toujours pris en considération. Son caractère inspirait plus d’estime que de respect. Anne le chérissait pour les qualités de son cœur, mais elle prisait peu son intelligence.

Le mari de la reine était vêtu de velours noir : on voyait briller une étoile de diamants sur sa poitrine, et il portait le cordon bleu de l’ordre de la Jarretière.

Là duchesse d’Ormond, lady Portmore et lady Rivers étaient de service près de la reine, et quelques pas en avant de ces dames, et tout près de Sa Majesté, se tenait Abigaïl Hill, avec laquelle Anne causait.

Les chanteurs de l’Opéra italien venaient de donner un concert dont la reine s’était fort divertie ; il était terminé, et Anne parlait encore du plaisir qu’il lui avait causé, quand la duchesse de Marlborougb parut dans le grand salon.

« Ah ! vous voici enfin ? lui dit Anne ; je craignais de ne pas voir Votre Grâce ce soir.

— Votre Majesté sait que je n’aime pas la musique, répondit la duchesse ; aussi ai-je retardé mon arrivée jusqu’à la fin du concert, qui, j’en étais sûre, devait avoir lieu à dix heures.

— Mieux vaut certainement arriver tard que jamais, reprit Anne ; mais j’ai regretté votre absence, et j’ai compris qu’il manquait quelqu’un près de moi.

— Votre Majesté est bien bonne, répondit la duchesse avec ironie, et je crains qu’elle ne soit en ce moment bienveillante aux dépens de sa sincérité. J’ai peine à croire que vous vous soyez aperçue de mon absence, lorsque je vous trouve en compagnie d’une personne qui maintenant vous plaît plus que moi.

— Parlez-vous d’Abigaïl ? répliqua la reine en rougissant presque. Cette charmante enfant m’a été en effet d’une société agréable, car elle a autant de goùt pour la musique que j’en ai moi-même, et nous nous entretenions ensemble sur les jolis airs que nous venons d’entendre.

— Je suppose que Votre Majesté a appris l’aventure qui est arrivée ce matin à Abigaïl, en se rendant à la réception ? fit la duchesse, avec un sentiment de malice.

— Oh ! oui, répondit la reine, et j’ai pris des mesures pour que le conflit qui s’est élevé entre le marquis de Guiscard et M. Masham n’eût pas d’autres suites.

— Votre Majesté est très-prévoyante, ajouta la duchesse. Mais je trouve qu’il eût été plus convenable que la jeune personne me rendît compte à moi, sa parente, de cet événement extraordinaire.

— J’ai cru faire mon devoir en en faisant part à Sa Majesté, repartit Abigaïl, et je ne me serais nullement mélée de la querelle si je n’avais craint qu’il n’arrivât un malheur…

— À M. Masham, riposta malicieusement la duchesse en achevant la phrase d’Abigaïl. Mais vous avez pris un soin superflu ; le marquis de Guiscard est venu me faire ses excuses au sujet de ce qui s’est passé, et je dois avouer que ses explications m’ont paru satisfaisantes. Il prétend qu’ayant mal interprété ses intentions, vous l’avez traité d’une façon qui l’a exasperé jusqu’à la violence, et il désire vous en exprimer ses regrets.

— Je ne me suis pas méprise un seul instant sur ses intentions, reprit Abigaïl d’une voix ferme.

— Si vous voulez par ces paroles nous insinuer qu’il est amoureux de vous, continua la duchesse, je dois vous dire que vous avez raison. Car il m’a fait l’aveu de sa passion, en me priant instamment de plaider sa cause. Pour ma part, je trouve que ses offres ne sont pas à dédaigner, et, en ma qualité de parente, je serais chärmée de voir conclure cette alliance. Ainsi donc, si vous n’avez point d’objection, ma cousine, Sa Majesté, j’en suis persuadée, ne refusera pas son consentement.

— Je ne le refuserais certainement pas, si j’étais sûre que le bonheur d’Abigaïl en dépendit, répliqua la reine. Mais ici, il ne me paraît pas que ce soit le cas ; je m’imagine, au contraire, qu’une défense de moi lui plairait bien davantage.

— Votre Majesté a bien raison, s’écria Abigaïl ; et alors même que vos ordres voudraient me contraindre à épouser le marquis de Guiscard, je crois que je pourrais difficilement me décider à obéir.

— Votre dévouement ne sera pas mis à une épreuve si cruelle, ajouta la reine en souriant.

— Mais cependant le marquis ne doit pas être repoussé avec tant de précipitation, répliqua la duchesse. Vous avez été fort impolie envers lui ce matin, Abigaïl, et sa courtoisie méritait d’être mieux accueillie.

— Un rôle qu’on a créé soi-même est facile à jouer, dit Abigaïl. Que Votre Grâce sache que le cocher de lady Rivers a avoué qu’il s’était laissé séduire par le marquis, et n’avait agi que d’après ses instructions.

— Oh ! c’est un imposteur ! s’écria impétueusement la duchesse. Le fait d’ailleurs peut s’éclaircir à l’instant ; le marquis est là. La reine lui permet-elle de paraître devant elle ?

— Mon Dieu… oui, répliqua la reine avec une répugnance visible, si Votre Grâce le veut absolument…

— Oui, je le veux ! » reprit la duchesse ; et entrant sur-le-champ dans la salle de danse, elle revint presque aussitôt, suivie de Guiscard.

Malgré toute son effronterie, le marquis parut confondu ; il jeta un regard inquiet sur la reine, puis sur Abigaïl, et se prit à trembler sous le regard fixe et méprisant dont cette dernière l’accabla.

« Ma cousine Abigaïl déclare que vous aviez corrompu le cocher de lady Rivers, dans le but de faire naître le tumulte qui a eu lieu ce matin. Cela est-il vrai ? demanda la duchesse au nouveau venu.

— Je dois être franc, répliqua Guiscard d’un air candide, cela est vrai ; le sentiment qui m’a guidé, je le confesserai avec la même franchise, c’est ma vive passion pour miss Abigaïl. Je me flattais, à l’aide de ce stratagème, de faire sur son esprit une impression favorable. L’insuccès de mon entreprise est une punition suffisante pour ma témérité. »

Il y eut un moment de silence pendant lequel la reine et la duchesse de Marlborough échangèrent un regard rapide.

« Vous avez eu tort, marquis, dit enfin la première : mais le motif de votre action atténue la faute que vous avez commise.

— Je n’ai, madame, pour justifier ma conduite et me servir d’excuse, que l’entraînement de mon indomptable passion, poursuivit le marquis d’un air contrit, et je supplie miss Hill de me pardonner.

— Je vous pardonnerais de grand cœur, répondit Abigaïl, si j’étais sûre qu’à l’avenir une pareille scène ne se renouvelât pas.

— M’acceptez-vous pour médiateur, Abigaïl ? fit la duchesse.

— Votre Grâce perdrait san temps, répliqua celle-ci. Je suis surprise qu’un homme du caractère du marquis s’obstine à persévérer là où il n’a aucune chance de succès. Le duc de Marlborough pourrait lui dire qu’une retraite habile vaut une victoire. Qu’il se retire donc à cette heure, puisqu’il peut le faire avec honneur.

— Avez-vous une réponse à faire, marquis ? dit la reine en souriant.

— Certainement, madame, dit Guiscard humilié en s’inclinant ; mais un grand monarque de mon pays, qui était réputé pour connaitre à fond le sexe faible, dit un jour certaine phrase qui est devenue une maxime :


Souvent femme varie,
Bien fol est qui s’y fie.


J’ai fait par moi-même l’expérience de cette vérité, et j’avoue que le refus d’aujourd’hui ne me décourage point.

— Je vous interdis, toutefois, une nouvelle tentative à l’avenir, dit la reine.

— Fort bien, madame ; mais si j’obtiens le consentement de la belle Abigaïl elle-même ? répondit Guiscard,

— En cas, fit la reine, l’interdit serait levé.

— Elle vous appartiendra, dit à voix basse la duchesse à Guiscard.

— Je connais celle sur qui je m’appuie, répliqua le marquis sur le même ton, et je me ferais plus à la parole de Votre Grâce qu’à toutes les promesses de la belle elle-même.

— Et bien vous feriez ! » riposta la duchesse avec un sourire. Au moment où elle prononçait ces mots, le comte de Sunderland entra suivi de Masham. Ce dernier paraissait fort animé.

« Ah ! monsieur Masham ! s’écria la reine, vous arrivez à propos ; je veux vous réconcilier avec le marquis de Guiscard.

— Votre Majesté est bien bonne, répliqua Masham, mais nous nous sommes déjà réconciliés.

— Je suis heureuse de l’apprendre, reprit la reine, car j’ignorais que vous vous fussiez rencontrés.

— Pardon, madame ! répondit Masham ; nous avons dîné ensemble à Marlborough-house, et nous sommes les meilleurs amis du monde. Au lieu de nous disputer, nous avons ri du meilleur cœur de l’aventure du matin, et, si j’avais connu le motif véritable du marquis, je ne serais pas intervenu.

— En vérité ! s’écria Abigaïl avec un regard de désappointement mal déguisé.

— Certes, vous ne prétendez pas dire, monsieur Masham, fit la reine, qu’il ait pu justifier sa conduite ?

— Je n’ai pas besoin de rappeler à Votre Majesté qu’en amour comme en guerre tous les moyens sont bons, répondit Masham en s’inclinant profondément.

— Vous êtes incompréhensible, monsieur, fit Abigaïl d’ua ton piqué.

— Hélas ! je ne suis pas la seule personne incompréhensible dans ce monde, miss Hill, répondit Masham.

— Il y a ici, ce me semble, un malentendu, interrompit Harley, qui venait de finir sa partie de piquet ; puis-je raccommoder les choses ?

— Là où les autres échouent, M. Harley réussira sans doute, répliqua la duchesse avec ironie.

— J’essayerai à tous hasards, madame, réplique le $ecrétaire. Vous avez l’air troublé, ma chère ? ajouta-t-il en s’adressant à Abigaïl.

— Pas le moins du monde, mon cousin, répondit-elle vivement.

— Et vous ? demanda-t-il à Masham.

— Oh ! certainement non, répondit-il aussi, à part le regret d’avoir, comme un sot, empêché une plaisanterie.

— Il y a, je vous assure, quelques explications à vous donner, et je suis sùr que miss Hill s’en chargera.

— Vous prenez une peine inutile, monsieur, reprit froidement Masham, j’ai reçu toutes les explications que je désirais.

— Et moi je n’en ai point à donner, riposta Abigaïl en feignant l’indifférence.

— Vous êtes habile, monsieur le secrétaire, dit la duchesse en riant, et il faut avouer que vous êtes expéditif à mettre les gens d’accord.

— Peut-être réussirai-je mieux, interrompit la reine avec bonté.

— Non, vraiment, Majesté s’écria Abigaïl ; je commence, après tout, à croire que j’ai eu tort au sujet du marquis de Guiscard.

— Elle cède ! dit la duchesse bas au marquis.

— Non, répliqua-t-il de même ; elle a dit cela uniquement pour mortifier Masham.

— Qu’importe, si vous atteignez votre but ? repartit la duchesse. Abordez-la hardiment ; si vous irritez Masham de façon à ce que la réconciliation soit impossible, tout ira bien.

— Voici ma main en témoignage de pardon, dit Abigaïl à Guiscard.

— Vous avez lort, cousine, murmura Harley, et vous vous repentirez de ce que vous faites.

— Non, certes, » lui dit-elle sur le même ton.

Cette conversation aparté fut interrompue par le marquis, qui s’approcha des deux interlocuteurs. Il prit la main d’Abigaïl et la porta respectueusement à ses lèvres.

« Vous aviez raison, c’est une coquette, dit Masham à Sunderland, assez haut pour être entendu.

— Vous le voyez vous-même, ce n’est pas difficile à découvrir, lui répondit le comte. | — Maintenant que je tiens votre main, mis Hill, me permettez-vous de la garder pour la danse ? fit le marquis.

— Oui ! si Sa Majesté le permet, dit Abigaïl d’un air indécis.

— Vous voyez, madame, que la jeune personne consent, dit Guiscard à la reine. Je me flatte, par conséquent, que vous me ferez la grâce de lever votre interdiction.

— Abigaïl est libre, » répliqua Anne ; et elle ajouta à voix basse en s’adressant à la jeune fille : « M’est avis que vous faites mal de danser avec lui.

— J’ai mes raisons pour en agir ainsi, madame, » fit Abigaïl du même ton. Puis en passant, elle dit à la hâte à Harley : « J’ai réussi à lui faire de la peine.

— Bien mieux, vous l’avez perdu ! répondit celui-ci avec colère.

— Eh bien, n’importe ! mon cœur ne saignera pas pour lui, » répliqua-t-elle ; et faisant une profonde révérence à la reine, Abigaïl s’en alla joyeusement avec Guiscard.

« Sur mon âme, je commence moi-même à croire que c’est une coquette, grommela Harley ; elle fera échouer tous nos plans. Allons ! il faut décidément que je parle à Mashan.

— Je vais passer dans la salle de bal, fit alors la reine, qui se leva et prit le bras de son royal époux. Votre Grâce me suit-elle ? »

La duchesse s’inclina et tendit la main à Masham en lui disant :

« Venez, monsieur, venez avec moi. »

Et elle suivit la reine au bal, après avoir jeté un regard de triomphe sur le secrétaire désappointé.

Une seconde tentative faite par Harley, dans le but de réconcilier Abigaïl avec Masham, fut aussi infructueuse que la première ; le jeune gentilhomme était si révolté, qu’il s’occupa exclusivement de la belle comtesse de Sunderland. Celle-ci, ayant reçu les instructions de sa mère, encouragea ses attentions avec une grâce toute particulière, et finit par l’emmener souper chez elle avec le comte.

Harley, déçu du côté de Masham, se tourna vers Abigaïl ; mais la pauvre enfant se laissait entraîner par le marquis, riant aux éclats de ses bons mots, et paraissant si satisfaite de lui, que le secrétaire, tout dérouté, se mit à réfléchir sérieusementà la marche qu’il devait suivre.

« Si réellement Guiscard lui plaît, se disait-il à part lui, il faut m’y prendre à l’avance afin de m’en faire un ami ; et pourtant, je ne saurais le croire. Elle m’a avoué que Masham lui plaisait, et ses yeux en disaient encore plus que ses paroles. À vrai dire, sa conduite est incompréhensible. Il est vrai que d’une heure à l’autre les femmes ne savent pas ce qu’elles veulent. Comment pourrais-je exiger qu’elle füt meilleure que les autres ? Dès qu’une femme se mêle d’une affaire, on peut être sùr qu’elle ne réussira pas. Je me soucie fort peu de Masham, mais je le préférerais à cet intrigant français, qui saura promptement perdre Abigaïl et se ruiner lui-même. C’est bien aussi parce que la duchesse sait tout cela qu’elle le protége.

Allons ! allons ! il faut faire cesser ces folies. » Ce n’était pourtant pas chose facile, car Abigaïl s’obstinait à ne pas comprendre les coups d’œil et à ne pas écouter les reproches de Harley, et il fut obligé de se retirer tout confus, car il se sentait épié par la duchesse. Ce fut donc en exhalant sa colère et en prononçant de sourdes malédictions contre le beau sexe qu’il revint à la chambre verte alors déserte, afin de mieux méditer sur ce qui venait de se passer, et de trouver les moyens d’user de représailles envers son ennemi.

Pendant qu’il était ainsi occupé, Guiscard entra dans le salon en compagnie du comte de Briançon. Ce dernier se jeta sur une chaise auprès de la table, et fit semblant d’examiner les cartes du jeu de piquet, tandis que le marquis s’avançait rapidement vers Harley.

« Eh ! quoi, marquis, s’écria celui-ci, vous avez donc déjà quitté votre belle danseuse ? je vous croyais rivés l’un à l’autre pour toute la soirée :

— Miss Hill a rejoint la reine, répondit Guiscard ; et, vous voyant entrer ici, j’ai voulu saisir une occasion favorable pour vous dire deux mots, monsieur Harley. »

Le secrétaire s’inclina avec une certaine roideur.

« J’ai lieu de croire que mes assiduités ne sont point désagréables à miss Hill, poursuivit le marquis. Vous êtes son cousin, monsieur Harley.

— Miss Hill disposera d’elle-même sans me consulter, marquis, répliqua le secrétaire avec une certaine sécheresse, et vous feriez micux de vous adresser à la duchesse de Marlborough, sa parente au même degré que moi.

— Je suis sûr de l’assentiment de la duchesse, répliqua Guiscard ; et si je désire savoir par moi-même de quel œil vous verriez cette union, c’est parce qu’ayant pour vous, monsieur Harley, une profonde estime, je ne voudrais rien faire qui vous fût désagréable.

— L’alliance est trop avantageuse et trop illustre pour ne pas être flatteuse pour moi, marquis, fit Harley d’un ton railleur.

— À part mes sentiments à l’égard de miss Hill, continua Guiscard sans paraître le comprendre, un des principaux charmes de ce mariage à mes yeux, si j’avais le bonheur d’obtenir la main de mis Hill, c’est qu’il me mettrait à même, monsieur Harley, de vous servir aussi efficacement que je désire le faire.

— En vérité, marquis, j’ai pour vous une retonnaissance que je ne saurais exprimer, répliqua Harley avec l’accent d’une incrédulité méprisante. À vrai dire, cependant, je crains que votre bonne intelligence avec certaine grande dame, dont la manière de voir diffère de la mienne en bien des choses, ne paralyse bientôt vos intentions bienveillantes.

— Je vous assure, monsieur Harley, qu’il n’y a aucune intelligence bonne ou mauvaise entre la duchesse et moi, répliqua Guiscard ; et y en eût-il, ajouta-t-il en baissant la voix et prenant l’air cunfidentiel, je ne me considère pas comme engagé à rien. La duchesse se sert de moi pour ses projets personnels, et par conséquent je ne lui dois rien ; mais je saurais me montrer reconnaissant envers celui qui me servirait dans un but plus désintéressé.

— Pour trouver à la cour un ami désintéressé, marquis, il vous faudrait une lanterne plus claire que celle de Diogène, répliqua Harley sans réprimer un sourire moqueur ; si je vous aidais, ce serait pour les mêmes motifs que la duchesse.

— Eh bien ! j’y consens ; le voulez-vous ? demanda avidement Guiscard.

— Bah ! s’écria Ilarley ; quelle confiance peut-on avoir à vos promesses ?

— Le lieu où nous sommes n’est pas propice aux explications, monsieur, répliqua Guiscard d’une voix rapide et en réprimant la force de ses paroles ; mais quoique ma conduite puisse me donner l’apparence d’un homme à double face, vous prouverai facilement ma sincérité. Je sais que nous sommes d’accord sur plusieurs points ; nous avons l’un et l’autre une estime secrète pour une famille exilée…

— Silence ! interrompit Harley, qui mit un doigt sur ses lèvres en lui montrant de l’œil le comte de Briançon, qui leur tournait le dos, et paraissait toujours absorbé par l’examen de ses cartes.

— Il ne nous entend pas, fit Guiscard, et il nous entendrait, que ce serait sans danger : Briançon a toute ma confiance. Quand il vous plaira, je vous prouverai ma bonne foi de façon à vous satisfaire, mais en même temps je vous supplie de compter sur moi. Des raisons de haute politique, que vous devez comprendre, m’ont forcé de feindre de m’unir à la duchesse. Aujourd’hui je souhaite vous persuader que, sans votre consentement, je n’obtiendrai jamais la main de miss Hill.

— Il serait impoli de vous contredire, marquis, dit le secrétaire ; mais vraiment, je ne crois pas que sans moi vous puissiez l’obtenir.

— Alors, écoutez-moi, monsieur Harley ; si je réussis par vos soins, je me dévoue corps et âme à vos intérêts, et ce ne sera pas de ma faute si vous ne supplantez point Godolphin…

— Tandis que vous et Mme la marquise supplanteriez le duc et la duchesse de Marlborough. Eh ! marquis, sur ma foi, Saint-James aura son Concini et sa Galigaï, et notre gracieuse souveraine sera une seconde Marie de Médicis.

— Monsieur ! s’écria Guiscard offensé.

— Je plaisante, fit Harley en reprenant son sérieux ; il faut que je réfléchisse à vos propositions. Vous me prenez au dépourvu. Venez me voir demain, et je vous donnerai ma réponse.

— À quelle heure ? demanda le marquis.

— Vers midi, répliqua Harley.

— Je n’y manquerai pas, fit Guiscard ; mais songez, monsieur, qu’il dépend de vous maintenant d’avoir en moi un ami sûr ou un ennemi implacable.

— Je vous comprends à merveille, marquis, répondit Harley ; à présent, séparons-nous, On pourrait nous surprendre. Ah ! voici la duchesse !

— Comment, marquis ? une conférence secrète avec sir Harley ! s’écria la duchesse en entrant dans la chambre verte. Je suis certaine qu’il s’agit d’une trahison.

— Pas contre Votre Grâce, en tous cas, fit Guiscard avec un aplomb imperturbable, ni même contre personne. Sir Harley me parlait avec bonté de mes assiduités auprès de miss Hill.

— Et vous le croyez ? répliqua la duchesse. S’il dit vrai, il a donc changé d’avis depuis une heure.

— Oh ! les changements subits ne sont pas rares, répondit le secrétaire. Votre Grâce ne l’ignore pas.

— Vous avez raison, répliqua-t-elle ; et il est bon de savoir tout d’abord à qui l’on a affaire, ajouta-t-elle en regardant Guiscard : on ne saurait alors être trompé.

— Sans doute, » observa le marquis, en ajoutant mentalement : « Voici qu’elle me soupçonne ! »

Au même instant la reine et les dames de sa cour, ainsi que le prince et sa suite, revinrent dans la chambre verte, et, tandis que la souveraine se replaçait dans son fauteuil, la duchesse s’approcha du comte de Sunderland, et lui dit à voix basse :

« Je viens de surprendre par hasard certaines propositions odieuses que Guiscard faisait à Harley ; je ne sais si celui-ci les a accueillies, mais il est clair qu’on ne peut se fier au marquis.

— Il y a longtemps que j’aurais pu dire cela à Votre Grâce ; toutefois il vous sera aussi utile qu’un autre pour faire réussir vos projets actuels, et il sera plus facile ensuite de s’en débarrasser. Je serais enchanté s’il pouvait entraîner Harley à se liguer avec lui. Nous serions alors sûrs du mariage et du renvoi immédiat d’Abigaïl. Pour tâcher d’en arriver là, permettez-moi de vous supplier de ne laisser ni Harley ni Guiscard s’apercevoir que vous soupçonnez leur intimité : ils vous épient tous deux. »

À ces mots, la duchesse quitta son gendre, fit un signe au marquis qui s’approcha, et causa avec lui d’un ton si nonchalant et si amical, le félicitant de ses succès près d’Abigaïl, qu’elle le dérouta complétement. Quant à Harley, il ne se laissa pas prendre à ce manége. Il avait une trop grande habitude de la dissimulation pour être confiant ; aussi se dit-il à lui-même :

« Je ne suis pas sa dupe. J’ai deviné au regard de la duchesse, lorsqu’elle est entrée dans le salon, qu’elle nous avait entendus, ou tout au moins qu’elle avait des soupçons. Guiscard lui paraît être un traître, et, si elle a changé de tactique, c’est probablement par le conseil de Sunderland ; mais cela ne signifie rien avec moi. Laissons-les croire que je suis d’accord avec cet intrigant français. Il ne faut jamais, lorsque la chose est possible, laisser échapper l’occasion de jouer un bon tour à ses adversaires. »

Dans ce même instant la reine se retirait dans ses appartements, et la foule des invités ne tarda pas à quitter le palais. Quant à la duchesse, elle rentra à Marlborough-house, charmée du résultat de ses intrigues.


V


Coup d’œil à l’office de Marlborough-house.


Le lendemain du bal, au moment même où huit heures sonnaient à l’horloge de la vieille église de Saint-Martin (celle qui existe aujourd’hui est de construction moderne), M. Proddy, cocher de la reine, sortait des écuries royales de Charing-Cross, et se dirigeait vers Marlborough-house.

M. Proddy était un fort petit homme, mais il se considérait comme un grand personnage. Il est hors de doute que le lord trésorier était moins pénétré que lui de l’importance de sa charge et de son individualité. La nature avait été singulièrement prodigue envers lui, et, s’il n’était pas né dans une situation élevée, il avait été créé pour y parvenir. Son teint avait l’éclat de la crête d’un dindon, et sa taille, qui ne dépassait pas quatre pieds, avait les proportions de celle qu’on attribue à Bacchus.

M. Proddy avait le sentiment de ses avantages ; nul n’était plus fier que lui de ses mollets et de sa prestance, et il prenait soin par mille moyens d’entretenir la fraîcheur de ses joues. Lorsqu’il était contraint de marcher, il se pavanait avec importance, saluait légèrement les amis qu’il rencontrait, regardait dédaigneusemont les passants, s’en allait le nez au vent, ce qui lui était facile, car son nez était court et camard ; et, pour tout dire en peu de mots, son double menton lui donnait un aspect des plus imposants.

Si grand que fût le petit M. Proddy planté sur ses pieds, il était plus grand encore sur son siége. C’était un spectacle curieux de le voir assis sur la housse brodée de la voiture d’apparat de la reine, dans la gloire de sa grande livrée, la tête ornée de son tricorne galonné, le bouquet à la boutonnière et coiffé d’une perruque de filasse qui contrastait avec sa face rubiconde : on admirait malgré soi ses grosses petites jambes rivées au garde-crotte, et ses huit chevaux d’une blancheur de lait, dirigés par sa main puissante.

Dans ces moments-là, M. Proddy semblait réunir en lui seul la dignité de tous les cochers du royaume ; il était sourd aux étourdissantes acclamations de la foule enivrée ; on voyait un sourire ineffable errer dans son regard et sur ses lèvres, et de temps à autre, comme le fait un général distribuant ses ordres à ses aides de camp, il lançait une brève injonction aux grooms qui tenaient la tête des chevaux.

Il s’oublia pourtant une fois… une seule fois, et ce fut lorsque la reine alla à Saint-Paul rendre des actions de grâce à l’occasion de la victoire de Ramillies.

Près de Temple-Bar, une voix de femme l’appela par son nom ; maître Proddy leva les yeux et, reconnaissant un visage ami, il lui adressa un rapide coup d’œil. Cette infraction à l’étiquette fut de très-courte durée, et nous ne la mentionnons que pour prouver que les grands ne sont pas exempts des infirmités des simples mortels.

Nous ne suivrons pas M. Proddy le long de Pall-Mall. Vu l’heure matinale, sa toilette était un peu négligée. Il portait une jaquette de calicot blanc, des culottes de peluche ponceau et des bas tirés au-dessus du genou ; sa chemise étant déboutonnée, et sa petite perruque ne cachant que le haut de sa tête, on voyait le derrière de son cou, qui, pour la couleur et pour la forme, ressemblait à celui d’un… cochon flambé. La perruque était surmontée d’un bonnet de velours orné d’or, sur le devant duquel s’élevait une immense visière.

Arrivé à la première rue qui traversé Saint-James-Square, M. Proddy s’arrêta ; il s’adressa à un jeune décrotteur en faction dans cet endroit, avec tout l’attirail de sa profession, et lui ordonna d’aller lui chercher une mesure d’ale. Dès que maître Proddy eut en main ls précieux breuvage, il entra à Marlborough-house.

On le vit descendre quelques marches et faire halte un instant devant la porte ouverte d’une chambre qui précédait la cuisine.

Autour d’une table, où se faisait entendre un formidable cliquetis de fourchettes et de couteaux, étaient assis un grand nombre de domestiques, présidés par un gros individu à la face rougeaude, vêtu d’une toque, d’une veste et d’un tablier blancs, il s’occupait dans ce moment même à découper un magnifique aloyau de bœuf.

« C’est là un ouvrage difficile, à ce qu’il paraît, monsieur Fishwick, dit Proddy en s’adressant gracieusement au cuisinier. Voilà ce que l’un appelle bien commencer la journée.

— En effet, monsieur Proddy, en effet, répliqua Fishwick en remettant sur son crâne chauve son bonnet qu’il avait ôté pour répondre au salut du cocher royal ; ne voulez-vous pas vous asseoir, monsieur, et manger une bouchée avec nous ? ce bœuf est délicieux, il est aussi gras et aussi succulent qu’un quartier de venaison.

— J’ai bien peu d’appétit, monsieur Fisbwick, répliqua Proddy avec tristesse ; mon estomac est malade, mon cher ami…

— J’en suis fâché, dit Fishwick en branlant la tête ; car moi qui vous parle, je me croirais en mauvais état si je ne faisais pas un excellent déjeuner. Venez donc vous asseoir et essayez de manger. Voici du pâté froid ; peut-être des saucisses frites, une tranche de jambon ou un peu de langue fumée pourront vous tenter ?

— Prenez une tasse de chocolat avec moi, cela vous fortifiera, monsieur Proddy, dit à l’autre bout de la table une femme entre deux âges, à l’air égrillard, et qui paraissait être une intendante.

— Prenez plutôt une tasse de thé avec moi, monsieur Proddy, reprit une personne beaucoup plus jeune que la première, et qui par ses manières et son accoutrement ressemblait fort à une femme de chambre, c’est bon pour les nerfs.

— Je vous suis fort obligé, mistress Tipping, et à vous aussi, mistress Plumpton, répliqua Proddy ; mes nerfs ne me tourmentent pas et je n’ai pas besoin de fortifiants. Je vous remercie néanmoins de tout cœur. Mais voyez-vous, monsieur Flishwich, avec votre permission, je prendrai une tartine que j’arroserai avec l’ale que voici.

— Vous serez servi à l’instant, » s’écria le cuisinier en donnant des ordres à ses aides.

Puis il remit couteau et fourchette à un valet de pied son voisin, et s’approcha de Proddy.

« La vérité est que j’ai bu un peu trop de punch hier soir, monsieur Fishwick, dit-il à demi-voix, et cela pour souhaiter à la reine, que Dieu bénisse ! de nombreux anniversaires comme celui d’hier. J’attribue à cette cause le malaise que j’éprouve ce matin. Le sergent Scales et moi, nous avons soupé ensemble, et nous sommes mis en gaieté. Ah ! nous étions très… ronds, je vous le jure ; nous nous sommes juré fraternité l’un à l’autre, et je suis venu aujourd’hui pour causer avec lui ; c’est pardieu un homme fort instruit que le sergent Scales.

— Par la messe ! vous avez raison, répliqua Fishwich ; c’est un personnage très-spirituel, comme on dit. Il aime bien un peu trop la bouteille ; mais c’est là son seul défaut…

— Je n’appelle pas cela un défaut, Fishbwick, reprit Proddy ; le sergent Scales est comme moi, bon compagnon et joyeux convive, mais rien de plus, rien de plus !

— Ce n’est pas moi qui l’en blâmerai, fit en riant le cuisinier. Scales est toujours aimable, mais surtout lorsqu’il a le verre à la main, car alors il aime à raconter ses batailles ; j’aime mieux l’entendre narrer ce qu’il a vu et ce qu’il a fait, que de m’écarquiller les yeux à lire un journal. Que le Seigneur nous protége ! Scales a fait toutes les campagnes des Pays-Bas avec le duc, et d’autres encore, et il n’a pas moins de dix-sept blessures sur le corps ! j’en puis parler, moi, car je les ai vues. Il a une balle dans chaque jambe, une troisième à l’épaule, et vous avez dù remarquer vous-même la grande balafre qui défigure son nez. Je crois même que cet appendice avait d’abord été tranché net, et qu’ensuite il a été recollé. Quoi qu’il en soit, Scales a eu la satisfaction de tuer le dragon bavarois qui l’avait blessé. Ou assure qu’il a envoyé un grand nombre de Français au diable ; car sa haine pour nos voisins d’outre-Manche égale son amour pour l’eau-de-vie.

— Je l’en félicite, monsieur Fishwick, dit Proddy ; je hais moi-même les Français de toute mon âme !

— Le sergent est une véritable gazette, poursuivit Fishwick. Il sait raconter tout ce que le duc a dit à tel endroit, tout ce qu’il a fait à tel autre. « Il a marché là, dit-il ; il a campé ici, » ajoute-t-il encore. Scales connaît de quelles forces il disposait à telle bataille, la manière dont il a dressé sés plans, quelles habiles manœuvres il a exécutées ; comment, vu leur nombre, les Français auraient dù être victorieux, et comment au contraire ils furent battus. Enfin, il-vous démontrera, clair comme le jour, comment il se fait que le duc de Marlborough est un grand général.

— je puis vous le dire sans lui, moi, mon cher Fishwick, répliqua Proddy. C’est par son talent. C’est mon talent, à moi, qui fait que je suis meilleur cocher que tout autre. Le duc a été formé pour commander les armées, comme moi pour occuper le siége de la voiture de la reine.

— Précisément ! répondit Fishwick en réprimant à grand’peine son envie de riré. Mais je n’ai pas encore fini avec le sergent. La mémoire de cet homme est si exacte, qu’il peut vous dire combien d’ennemis ont été tués à telle bataille, quel nombre d’étendards on a conquis, la quantité de canons, de mousquets, de sabres, de baïonnettes, etc., ramassés sur le champ de bataille… Je ne serais méme pas étonné qu’il pût compter le nombre des balles.

— Morbleu ! le sergent est un homme surprenant, monsieur Fishwick, fit Proddy transporté d’admiration.

— Vous pouvez bien le dire, monsieur Proddy, ajouta le cuisinier. C’est un être surprenant ; je ne connais pas son pareil sut la terre. Vous allez voir sa chambre tout à l’heure, c’est un véritable musée.

— En effet, il m’a dit hier soir qu’il avait quelque chose à me montrer, dit Proddy.

— Et il vous a dit la vérité, répondit Fishwick. Le duc protége beaucoup Scales, et veut l’avoir constamment près de lui ; car Sa Grâce, ayant beaucoup de confiance en lui, l’emploie aux choses qui doivent être secrètes. Le sergent, de son côté, témoigne son attachement pour son noble maître d’une manière singulière ; il ne permet jamais qu’un autre que lui nettoie les bottes du duc.

— En cela il agit comme moil s’écria Proddy ; je ne souffrirais pas que personne lavât la voiture de la reine ! Le sergent est un homme selon mon cœur.

— Scales aime seulement trop à battre le tambour, et à cause de cela il ne saurait me plaire, observa mistress Tipping, qui, en sa qualité de femme de chambre, était une précieuse. Ra ta, ta, ra ta ta ta ta ta ta, etc. !… Il bat la caisse du matin au soir ; il y a de quoi briser le tympan. Je ne comprends pas que milady puisse y tenir ; je ne souffrirais pas un pareil bruit si j’étais duchesse.

— Notre gracieuse maîtresse est la femme d’un soldat, mistress Tipping, fit le cuisinier d’un ton de reproche, et notre noble maître, indulgent pour son fidèle compagnon de guerre, se prête à tous ses travers. Il faut que vous sachiez, monsieur Proddy, que le sergent était tambour autrefois, et que, quoiqu’il soit monté en grade, il aime toujours son ancien métier.

— C’est bien naturel, monsieur Fishwick, répliqua Proddy ; un vieux cocher aime toujours à faire claquer un fouet.

— Eh bien, ma chère, si vous blâmez le tambour du sergent, dit mistress Plumpton à mistress Tipping, je suis sûre que vous ne pouvez rien trouver à redire à ses chansons ; la voix de Scales est aussi mélodieuse que celle du rossignol.

— Bah ! m’est avis qu’il croasse comme un corbeau, répondit la jolie mistress Tipping ; mais on sait fort bien, mistress Plumpton, pourquoi vous trouvez les chants du Sergent si doux.

— Je voudrais bien savoir ce que vous voulez dire, madame l’impertinente ? s’écria l’intendante avec fureur.

— Fi, mesdames, fi ! s’écria Fishwich. Vous vous querellez de trop bonne heure ! M. Proddy aura une fort méchante opinion de vos caractères.

— Je serais honteuse de me disputer avec une créature comme la Tipping, s’écria mistress Plumpton. Mais je dois le dire, il fut un temps où elle aimait fort le tambour et le chant du sergent.

— Je ne m’abaisserai point à répondre à une vieille jalouse hargneuse comme la Plumpton, répliqua mistress Tipping, mais je lui rends ses odieuses insinuations. Aimer le tambour et le chant de Scales, jour de Dieu ! où en sommes-nous ? Elle va bientôt essayer de vous persuader à tous que j’aime le sergent lui-même !

— Certainement, vous l’aimez, riposta mistress Plumpton, certainement : et vous êtes jalouse de ses attentions pour moi. Et cependant, Dieu m’est témoin que je ne lui fais nullement accueil ; aussi est-ce pour cela que vous l’attaquez toujours.

— La paix, mesdames, mesdames, la paix ! faut-il donc encore vous rappeler à l’ordre ? s’écria Fishwick. Il est vraiment fâcheux qu’une question d’harmonie devienne un sujet de désaccord… Ha ! ha ! mais voici vos tartines, monsieur Proddy ; si vous désirez voir le sergent, je vais vous montrer le chemin de sa chambre. »

M. Proddy fourra l’une des deux tartines dans l’ale, en mordit une ou deux bouchées, et laissa tremper le reste dans le pot ; puis saisissant sa pipe, qu’il avait bourrée durant la précédente altercation, il suivit son guide le long du couloir qui aboutissait à un autre corps de logis.

Bientôt les oreilles des deux hommes furent étourdies par un roulement de tambour.

« Entendez-vous le sergent ? s’écria Fishwick en riant ; il ne vous sera pas difficile maintenant de trouver sa chambre. »

En disant ces mots, le cuisinier rebroussa chemin, tandis que le cocher continuait à avancer dans la direction indiquée par le bruit qui augmentait de minute en minute. Lorsqu’il atteignit la toute petite chambre d’où provenait ce tapage, il était à moitié sourd.


VI


Le sergent Scales ; comment les bottes du duc de Marlborough étaient nettoyées.


« Quel bruit épouvantable ! se dit Proddy en se parlant à lui-même. Je commence à croire que mistress Tipping a raison ; le sergent aime un peu trop son tambour. J’arrive dans un mauvais moment ; espérons que cela ne continuera pas longtemps. »

Le vacarme dura pourtant beaucoup plus que le cocher n’y comptait, et il devint enfin si intolérable, qu’il commença à craindre d’en perdre l’ouïe pour toujours ; la porte entrebâillée laissait apercevoir un homme d’une taille athlétique qui, lorsqu’il était debout, devait avoir plus de six pieds de hauteur.

Le colosse était assis sur un tabouret et tenait entre les jambes un grand tambour sur lequel il frappait à tour de bras.

Si le sergent Scales avait peu de chair, en revanche il possédait des muscles sans nombre, des mains et des pieds d’une forme sans pareille, larges comme des battoirs, un visage et toute sa personne énormes à l’avenant. Scales paraissait de force à pouvoir résister à tout. Il était visible que cet homme avait éprouvé de dures fatigues ; mais l’animation de son teint coloré de teintes foncées, pareilles à celle d’une pomme, prouvait que ni la vie militaire, ni le goût pour les liqueurs qu’on attribuait au sergent, n’avaient porté atteinte à sa bonne santé. Son nez était d’une dimension prodigieuse, circonstance à laquelle sans doute il devait la balafre qui avait failli lui enlever ce précieux organe. Grâce au talent du chirurgien, il avait évité d’être entièrement défiguré, car son nez avait été positivement tranché, et le disciple d’Esculape, qui se trouvait par hasard par là, l’avait ramassé presque aussitôt, et réappliqué à sa place ordinaire. L’appendice nasal avait heureusement repris sans se faire prier. À vrai dire, il y avait une cicatrice, mais le nez était aussi solide, aussi ornemental et aussi utile en toutes choses qu’avant l’accident.

Le sergent possédait une paire d’yeux gris, ombragés par d’épais sourcils de la même nuance ; son front élevé était sillonné de plusieurs entailles, et on voyait une large mouche noire posée au-dessous de la tempe gauche, qui signalait la place d’une récente blessure

Tout chez cet homme indiquait le sentiment de la propreté indispensable chez un militaire. Son menton exactement rasé, les rares mèches qui ornaient les deux côtés de sa tête, soigneusement poudrées, et une queue de grosseur convenable, bien droite entre ses deux épaules ; une veste d’uniforme en drap bleu, ajustée à la taille et galonnée de blanc sur les poches et autour des boutonnières ; d’étroites guètres blanches montant au-dessus du genou, des souliers carrés du bout, un col de cuir, et un petit bonnet de même matière : telle était la description exacte de la tenue du sergent Scales.

Au fond de la chambre, se trouvaient suspendues deux gravures : l’une représentait la bataille de Ramillies, où les hauts faits de l’armée anglaise étaient retracés avec une grande vigueur ; l’autre était le plan de la bataille de Blenheim. Audessous du cadre on voyait la carte de Hollande et un plan du camp et de la tranchée de Schellenberg. Entre ces différents tableaux stratégiques, on apercevait la redingote d’uniforme du sergent, minutieusement brossée, avec ses boutons brillants comme de l’argent, suspendue à une patère surmontée de son tricorne. Sur la gauche, gisait un caisson militaire, sur lequel le nom du propriétaire était inscrit. Au-dessus de cette large boîte était placée une gravure représentant la dernière visite de la reine à Saint-Paul, pour la cérémonie d’actions de grâces. En regard, se trouvait le portrait équestre du duc de Marlborough. Le duc était enveloppé d’un nuage de fumée, et commandait la charge à ses soldats. À côté de l’effigie du général, il y avait un sabre brisé, auquel sans doute se rattachait quelque souvenir historique. Au-dessous du sabre, pendaient une paire de gants de buffle tachés de sang, et une pipe de Kummer.

Çà et là s’étalaient aussi deux caricatures qui passaient pour être les portraits des maréchaux de Villars et de Tallard. Ces gravures informes étaient placées, avec intention probablement, sous celui de leur illustre vainqueur.

Du centre du plafond pendait encore une pièce de vingt-quatre soutenue par une grosse corde. Sur une petite table, à droite, étaient posés une paire de bottes à genouillères (M. Proddy devina facilement à qui elles appartenaient), un pot de cirage, une boîte remplie de brosses, une paire d’éperons, un couteau, et autres menus objets ; par terre gisait une feuille de papier rayé couverte de notes de musique récemment tracées, en tête de laquelle on lisait : « Nouvelle santé portée au duc de Marlborough en trois toasts. » Il y avait aussi une carte de Flandre et un cahier de ballades populaires.

Dès que le sergent eut suffisamment tanné à son gré la peau de son tambour, il se leva, et mettant de côté l’instrument, il prit un tablier de cotonnade et se l’attacha autour de la ceinture ; après quoi il saisit une botte qu’il commença à brosser, et, ayant toussé pour s’éclaircir le gosier, il entonna les strophes suivantes :

DÉPART DE MARLBOROUGH POUR LA GUERRE.


Elles vont commencer les grandes boucheries !
Le duc aux Pays-Bas retourne… ils sont perdus !
La guerre mettra fin aux sottes mômeries
Des aboyeurs de cour au pape tous vendus.
Marlborough n’aura pas vraiment grand’chose à faire
Pour laisser loin de lui nos généraux soumis ;
Les Hollandais fuiront : on les entendra braire
Comme des ânes noirs par des chiens poursuivis.

Vaincus à Schellenberg, ils courent en déroute ;
À Blenheim même jeu : c’était pendant la nuit !
Ramilliès a vu leur armée en déroute,
La baïonnette aux flancs Marlborough les poursuit.
Courez donc ! sauvez-vous ! gros ventrus dont la panse
Enfourne des ragoûts méprisés par les chiens ;
Marlborough court bien mieux, car il aime la danse,
Et ses braves soldats sont de bons musiciens !

C’est fort heureux pour vous, grands avaleurs de bière,
Que notre général ait repassé la mer !
Car s’il fût demeuré dans votre crapaudière,
Il vous eût écrasés ! ça vous eût fait fumer !
Oui ! tous vous savez hien que c’est un camarade
Dont les petits canons sont toujours bien fourbis,
Que Marlborough en Turc donne la bastonnade,
Et qu’à rebrousse-poil il brosse les habits !

Gredins ! je vous entends murmurer à voix basse :
« Le diable soit du duel s’il crevait, quel bonheur ! »
Mais qu’importe au héros cette vaine menace
Et ces souhaits de mort ? Lui mourir ! quelle erreur !
César victorieux que rien ne peut surprendre,
Marlborough doit finir ainsi qu’il a vécu !
La reine va bientôt le renvoyer en Flandre…
Tremblez : il vient, il voit… soudain il a vaincu !


Au moment où le militaire achevait ce dernier vers, M. Proddy entra dans la chambre.

« Votre serviteur, sergent Scales, dit-il, j’arrive : je suis homme de parole, vous le voyez.

— Je m’en aperçois, répondit le sergent ; je suis fort aise de vous voir ; comment vous portez-vous, camarade ? Excusez-moi si je ne vous serre pas la main, mais vous devez comprendre pourquoi ; je suis occupé… ah ! ah ! ah !

— Ne faites pas attention à moi, répliqua Proddy ; je n’aime pas non plus qu’on m’interrompe quand je suis en affaires ; allez toujours.

— Très-bien ! riposta le sergent ; prenez un siége, ce tabouret par exemple, si vous le trouvez à votre guise.

— Merci, fit Proddy, je préfère me placer ici ; » et posant le pot à bière sur le caisson, il s’y hissa péniblement. Lorsque le cocher royal fut commodément établi sur le meuble, le sergent poursuivit :

« Savez-vous ce que c’est que je tiens là à la main ? »

Le cocher fit un signe d’intelligence.

« Eh bien ! oui, c’est sa botte, camarade… sa botte ! s’écria le sergent avec emphase ; je voudrais bien voir qu’un autre que moi nettoyât ces bottes-là.

— C’est ce que je dis continuellement, lorsque je lave la voiture de notre auguste reine, observa M. Proddy. Je voudrais bien voir qu’un autre que moi touchât à cette voiture : c’est mon refrain de tous les jours.

— Mais le duc est le duc, s’écria le sergent, assez mécontent de la remarque.

— Et la reine est la reine, riposta M. Proddy.

— Quel est le plus grand personnage des deux ? demanda Scales avec une certaine sévérité ; répondez, s’il vous plaît.

— Comment donc ? mais la reine, assurément ! répliqua Proddy.

— Pas le moins du monde, reprit le sergent : le duc est le plus grand des deux. Où en serait la reine, sans mon illustre général ? N’est-ce pas lui qui gagne toutes ses batailles ? n’est-ce pas lui qui maintient la reine Anne sur le trône ? lui qui dirige tout ? n’est-ce pas Marlborough, camarade, qui gouverne le royaume ?

— Mais pas que je sache, répondit Proddy en ouvrant ses petits yeux de toute leur grandeur. On assure plutôt que c’est la duchesse qui gouverne.

— Ab ! maître Proddy, vous êtes un tory, fit dédaigneusement le sergent.

— J’en prends à témoin ma perruque, c’est la vérité, s’écria Proddy ; pourtant j’aime le duc ! mais je dois prendre le parti de ma royale maîtresse.

— Très-bien ! Vous avez raison, reprit le sergent après un court silence, et je vous en estime davantage. Votre main, mon brave ; et maintenant, Proddy, regardez-moi cette botte-là ! Regardez-la bien ; y voyez-vous quelque chose d’extraordinaire ?

— Au bout du pied ou au talon ? demanda le cocher.

— Il faut que vous n’ayez pas d’âme, pour me répondre ainsi, répondit le sergent. Cette botte est remarquable… très-remarquable… c’est une botte historique, je puis le dire. Elle chaussait le duc de Marlborough à la bataille de Ramillies.

— Est-il possible ! s’écria le cocher.

— Rien n’est plus vrai, répliqua Scales ; j’en pourrais dire plus long si je le voulais, mais cela suffit.

— Je suppose qu’il portait la seconde botte à la bataille de Blenheim, fit naïvement le cocher.

— Quelle bêtise ! » s’écria le sergent indigné, tout en se remettant à brosser la botte de toutes ses forces ; et, pour cacher son mécontentement, il entonna une seconde chanson.


LE ROI DES CRAPAUDS ET LA REINE GRUE[1].


Le Roi des crapauds jura, certain jour,
Croakle dom kree, croakle dom kroo !
Qu’à la reine Grue il jouerait un tour !
Blusterem boo… Trusterem through.
Par un décret royal il manda ses armées
Et tous ses généraux aux chapeaux panachés !
Il leur dit : « Nous vaincrons la race des pygmées.
Montjoie et Saint-Denis ! parbleu ! corbleu ! marchez ! »
Croakle dom kree, Croakle dom kroo.

Le combat eut lieu ! mais, qui l’aurait cru ?
Croakle dom kree ! croakle dom kroo.
Le roi batracien se trouva féru !
Blusterem boo… Trusterem through !
La reine Grue avait pour défenseur un aigle,
Bel oiseau gros et fort, possédant un grand bec,
Qui croqua bel et bien tous les crapauds… en règle
Malgré leurs sacrebleu ! et leurs cris en échec,
Croakle dom kree, Croakle dom kroo !


« Bravo, sergent ! s’écria Proddy ; vous savez aussi bien chanter que vous battez bien le tambour : le tambour est un bel instrument de guerre, sergent.

— Vous avez raison, répliqua vivement Scales : c’est l’instrument le plus harmonieux du monde, à l’exception pourtant du fifre. Mais, à mon goût, je préfère le tambour ; il vous faudrait, camarade, m’entendre exécuter les différents roulements.

— Ah ! et combien y en a-t-il, sergent ? dit Proddy.

— Je ne les ai jamais comptés, répliqua Scales, mais il est facile de le faire : Voyons ! il y a l’appel du matin, c’est-à-dire le réveil… un ; l’appel pour rassembler les troupes… deux ; la marche… trois ; on comptait un autre roulement pour faire charger les armes, autant dire… quatre ; puis la marche des grenadiers… cinq ; puis la retraite…

— Vous ne devez pas battre ce roulement-là souvent, sergent, interrompit Proddy, en insinuant un sourire.

— Très-souvent, au contraire, répliqua Scales, mais pas de la manière que vous supposez. On bat la retraite au coucher du soleil, alors qu’on forme les piquets, et de… six ; vient ensuite l’appel aux armes, l’appel pour aller à l’église, l’appel des sentinelles, l’appel du sergent, l’appel du tambour, le précurseur, qui donne aux hommes le signal de s’appréter à tirer ; la chamade, qui signifie qu’on veut parlementer ; la marche du coquin : on la bat lorsqu’un soldat est expulsé du régiment. Cela fait en tout quinze roulements.

— Vous m’étonnez ! dit Proddy ; j’aurais plutôt pensé qu’il existait quinze manières de faire claquer un fouet.

— Elles existent sans doute pour celui qui sait les découvrir, » objecta Scales d’un air de dédain.

Dans ce moment, comme il avait ciré la première botte et qu’il la trouvait à son gré, il la posa soigneusement à terre et prit en main la seconde.

« Prenez garde à ce que vous faites en ce moment, sergent ! fit Proddy ; vous salissez la carte sur laquelle vous placez votre botte.

— N’importe, camarade, répondit Scales en souriant ; ce n’est pas par hasard que la carte de Flandre se trouve à terre, ce n’est pas non plus par inadvertance que la botte du duc de Marlborough est posée dessus.

— Bon, je devine ! s’écria Proddy ; vous prétendez indiquer que le duc a mis le pied en Flandre, n’est-ce pas ?

— Précisément, répliqua le sergent, vous avez frappé aussi juste que moi, lorsqu’à la bataille de Schellenberg je visai le troupier bavarois au moment où le misérable ajustait son pistolet pour tirer à la tête du duc. Cette botte couvre positivement Bruges, Gand, Anvers, Oudenarde, Mecklin et Bruxelles, lesquelles villes ont été dernièrement conquises par Sa Grâce. Je ne fais jamais rien sans intention, camarade. Regardez ces éperons, ajouta-t-il en suspendant le frottement de ses brosses pour désigner les objets dont il parlait : vous pourriez croire que c’est par accident qu’ils sont appuyés contre les portraits de ces deux généraux français ; eh bien ! ce serait une erreur. Devinez-vous le motif qui m’a inspiré ?

— Je suppose, répliqua Proddy, que c’est afin de témoigner avec quelle persistance le duc les a aiguillonnés.

— Très-bien ! à merveille, répondit le sergent. Vous interprétez très-exactement ma pensée, camarade ; c’est un plaisir de causer avec un homme aussi intelligent que vous l’êtes. Ces deux étranges figures appartiennent à des gaillards qui nous ont donné du fil à retordre. Ils sont braves tous les deux, car il ne faut pas déprécier ses ennemis ; mais, à vrai dire, le plus brave des deux et le plus habile général est le vieux Tallerd. C’est à la bataille de Blenheim qu’on s’est bien battu. Je n’oublierai jamais ce jour de fête-là ! Je n’ai pas besoin de vous dire que c’était le 13 août 1704. Hélas ! j’ai laissé sur ce sanglant champ de bataille plusieurs amis, de braves et joyeux compagnons. Le duc lui-même l’échappa belle, comme je vais vous l’apprendre tout à l’heure. Vers les deux heures du matin, notre camp, placé entre Erlingshofen et Kessel-Ostheim, fut levé par les ordres du duc, et les troupes se mirent en mouvement. L’aile droite de l’armée était commandée par le prince Eugène, et la gauche par le duc de Marlborough. Nous marchâmes en silence et, comme le jour était sombre, l’ennemi ne s’aperçut pas de notre venue. Au moment où nous approchions, les deux généraux, suivis d’une escorte nombreuse, galopèrent au-devant de nous pour reconnaître, et de ce tertre (en disant ce mot Scales montra une place sur le plan), près de Wolperstetten, ils découvrirent tout le camp ennemi. Après une courte délibération, le duc dressa son plan de bataille. Puis, le brouillard s’étant précisément dissipé dans ce même instant, nous fûmes découverts. On donna l’alarme à l’instant, et Tallard, de concert avec l’électeur de Bavière, se prépara à soutenir le choc. Je ne vous raconterai pas en détail toutes les dispositions qui furent prises de part et d’autre, car cela ne vous intéresserait pas, et, qui plus est, vous n’y comprendriez rien. Les deux généraux avaient décidé que les deux ailes chargeraient en même temps, et, tandis que le prince Eugène s’éloignait pour aller prendre position, le duc, en attendant le signal, ordonna que le service divin fût célébré dans chaque régiment. Une fois ce devoir accompli, il établit une ambulance pour les blessés, donna ses instructions aux chirurgiens, après quoi il monta à cheval, et, passant dans les rangs, il parut satisfait de nous trouver tous avides de commencer le jeu.

« Vous n’attendrez pas longtemps, mes gars » nous dit-il.

À peine avait-il prononcé ces paroles, qu’un boulet lancé d’une des batteries vint raser la terre à côté de lui et le couvrit de poussière des pieds à la tête. Nous crûmes tous qu’il avait été touché, et nous poussâmes un cri unanime ; mais le duc secoua la poussière qui le couvrait, leva son chapeau en l’air, et partit au galop comme si rien ne lui était arrivé.

« C’est bien certainement ce que j’aurais fait à sa place, dit Proddvy en se rengorgeant ; mais je vous prie, sergent, dites-moi à qui ce sabre a appartenu ? Et il montrait l’arme brisée.

— Ce sabre, camarade, appartenait à un brave, à un vrai brave, répliqua Scales ; au général Rowe, ni plus ni moins, qui fut tué pendant la mémorable journée dont je viens de vous parler. J’étais à ses côtés lorsqu’il tomba. La brigade qu’il commandait devait traverser le Nebel, cette petite rivière que vous voyez ici (Scales en désigna la place sur le plan), et le feu de peloton fut si bien nourri, que les eaux limpides de ce courant furent teintes de sang. Il nous fut impossible de riposter par un seul coup de feu. En prenant pied sur la rive opposée, le général Rowe tira son sabre, et sous le canon des fusils ennemis, tandis que les balles sifflaient à ses oreilles aussi dru qu’une pluie de grêlons, il s’avança près des clôtures, et frappant sur les palissades un coup de plat de sabre, il donna l’ordre de tirer. Au même moment, une balle lui traversa la poitrine. Quoique blessé mortellement, le héros brandit au-dessus de sa tête la lame brisée qu’il avait cassée contre le bois, et cria à ses hommes d’avancer toujours. Le sabre alors seulement s’échappa de sa main crispée ; je le ramassai, moi, et je l’ai conservé. Pauvre diable ! s’il était mort quelques heures plus tard, je l’aurais moins regretté. Quoi qu’il en soit, le général Rowe a pu, à sa dernière heure, se réjouir de la certitude de la victoire.

— C’est une grande consolation, fit Proddy, et moi qui vous parle j’aimerais assez à mourir sous le harnais. Mais je remarque ici une paire de gants, et je suis bien sûr que ces gants-là ont aussi leur histoire.

— Certainement, répliqua Scales ; ces taches foncées que vous voyez incrustées dans la peau sont faites par du sang : c’est le mien, camarade. Ces gants appartenaient à un officier bavarois que je fis prisonnier à la bataille de Schellenberg. Il avait pris la fuite dans la direction du Danube, mais je l’atteigais au coin d’un bois et je m’emparai de lui après une lutte assez vigoureuse. Je revenais avec mon prisonnier, lorsque nous rencontrâmes deux de ses hommes. Ces animaux-là, quoique très-effrayés, firent halte en voyant ce qui arrivait. L’officier s’arracha alors immédiatement de mes mains, quoiqu’il se fût rendu, et tous les trois se préparèrent à m’attaquer. Mais, avant qu’ils eussent pu me toucher, je brülai la cervelle à l’un d’eux, et à l’aide de ma baïonnette je tins les deux autres en respect, tout en faisant mes efforts pour leur percer les côtes. Enfin le second soldat tomba, et l’officier resta seul debout. Il avait reçu de nombreuses blessures, ce qui ne l’empêcha pas de fondre sur moi comme un désespéré et de m’assener un coup terrible sur mon bonnet. Mon visage fut couvert de sang, et l’officier me saisit le cou à deux mains. Je vis alors un million de chandelles tourbillonner devant mes yeux, et je sentis ma langue sortir de ma bouche. Mais au moment où je me croyais perdu, les mains du Bavarois se détendirent ; je le repoussai et il tomba à terre roide mort. J’ai gardé ses gants tachés comme ils le sont, en souvenir de cet événement.

— Ah ! vous l’avez échappé belle, sergent, fit Proddy ; voilà une mort dont je ne me soucierais pas, cela ressemble trop à la pendaison.

— Vous préféreriez peut-être mourir comme le pauvre colonel Bingfeld, qui eut la tête emportée par un boulet de canon à la bataille de Ramillies ? demanda Scales.

— Non certes, dit vivement Proddy, tout en regardant avec une surprise alarmée la pièce de vingt-quatre suspendue au-dessus de sa tête. Est-ce que ce canon a emporté la tête de quelqu’un ?

— Oui, et ausai proprement que pourrait le faire une hache, répondit Scales.

— Miséricorde ! s’écria Proddy en portant involontairement la main à son cou et sa demandant sans doute s’il ne courait aucun danger ; si cela ne vous fatiguait pas trop, sergent, je voudrais bien entendre le récit de cet événement-là.

— Vous saurez donc, répliqua Scales, que, pendant le fort de la mêlée, le duc de Marlborough, remarquant un certain désordre parmi la cavalerie, se précipita dans cette direction, afin d’encourager ses soldats par sa présence. Mais ayant été reconnu par les dragons français, qui chargeaient nos cavaliers, le duc fut à l’instant entouré et courut le plus grand danger. La Providence avait décrété qu’il ne serait point fait prisonnier. Il s’arracha des mains de nos ennemis et sauta par-dessus un large fossé. Son chaval s’abattit et il fut lui-même précipité par terre, Une seconde suffit à son aide de camp pour lui amener un autre cheval, et le colonel Bingfield, son écuyer, lui tint l’étrier. Au moment où le duc s’élançait en selle, il poussa un cri d’horreur. Le colonel tombait à la renverse, privé de sa tête, et le duc se vit couvert de son sang et des éclaboussures de sa cervelle. J’ai plus tard déterré ce boulet, et je l’ai conservé ; ce morceau de fer avait fait pour le pauvre colonel l’office du bourreau.

— Avez-vous retrouvé la tête de ce pauvre homme ? demanda Proddy, qui avait affreusement pâli en entendant ce récit.

— Non, répliqua Scales, elle avait été écrasée.

— Juste ciel ! c’est horrible ! s’écria Proddy, qui eut besoin de recourir à son pot d’ale pour se réconforter et reprendre courage.

— Allons ! allons ! changeons de conversation ; je vais vous chanter une chanson que j’ai composée moi-même sur la botte de mon illustre général, » dit le sergent, qui entonna aussitôt les couplets suivants, dont il accompagnait le refrain en gesticulant en mesure avec sa brosse.


LA BOTTE DE MARLBOROUGH.


Boufflers, Villars, Villeroi, puis Tallard,
Grands maréchaux de France,
Ont de leur roi déployé l’étendard,
Pour prendre sa défense :
Ces quatre flandrins, d’un air jovial
Se sont dit : « Tirons la botte
Du grand Marlborough !… » Mais à ce général
Est bien hardi qui se frotte…
Frotte, frotte, frotte
La botte
Du grand général !

Les deux premiers des maréchaux français
Entrèrent en campagne :
Mais contre eux deux se tourna la succès !
Voilà ce que l’on gagne
À vouloir ainsi se montrer brutal,
Et prendre au talon la botte,
Du grand Marlborough !… car à çe général
Est bien hardi qui se frotte !
Frotte, frotte, frotte
La botte
Du grand général !

Voici Tallard, ayant pour boucliers
Les troupes des Bavières ;
Tous deux bientôt, dans leurs petits souliers,
Ont fui sur leurs derrières…
À Shlemberg, Blenheim… Aussi c’est fort mal
De vouloir tirer Ja botte
Du grand Marlborough !… car à ce général
Est bien hardi qui se frotte !
Frotte, frotte, frotte
La botte
Du grand général !

Villeroi pris pour un nouvel Hector,
Et s’estimant de même,
Vint les venger… mais, dès le prime abord,
Il changea de système,

Le voilà vaincu ! c’est vraiment fatal !
Mais pourquoi tirer la botte
Du grand Marlborough ?… car à ce général
Est bien hardi qui se frotte !
Frotte, frotte, frotte
La botte
Du grand général !

De Marlborough la botte en cuir épais
Est un chef-d’œuvre ; en somme,
Elle a souvent à messieurs les Français
Fait faire un mauvais somme.
Malheur à l’Anglais félon, déloyal,
Qui médit de cette botte !
Le grand Mariborough est notre général,
Et malheur à qui s’y frotte !
Frotte, frotte, frotte
La botte
Du grand général !

Oui ! dans l’Europe on parlera longtemps
De cette illustre gloire !
De cette botte à nos petits-enfants
Transmettons la mémoire !
Plein d’orgueil, un jour, l’homme impartial
Tout haut dira : « Quelle botte !
La botte du duc, notre grand général
Contre qui nul ne se frotte ! »
Frotte, frotte, frotte
La botte
Du grand général !

« Frottez, frottez donc ! huria Proddy, qui, dans son enthousiasme, cassa sa pipe.

— Le diable m’emportel s’écria le sergent ; je ne sais comment cela se fait, mais le souvenir des bontés du duc me fait toujours venir les larmes aux yeux. Je voudrais que vous puissiez le voir lorsqu’il visite les blessés, comme je l’ai vu maintes fois ; il prend autant soin des ennemis que de ses hommes à lui. Ah ! si vous le rencontriez aussi faisant ses rondes de nuit dans le camp, il est aussi familier, aussi… » Au moment où Scales prononçait ce dernier mot, un personnage de haute taille parut à la porte. Proddy ne put retenir un mouvement de confusion, et se hâta de se laisser glisser en bas du caisson.

— C’est le vainqueur de Ramillies en personne, lui dit Scales à voix basse ; ne craignez rien, camarade.

— Je suis aussi calme que possible, répliqua Proddy.

— Ne vous dérangez pas, fit le duc avec bonbomie ; sergent Scales, j’ai une petite commission à vous donner.

— Je suis toujours à vos ordres, général, répliqua le soldat, qui se tint au port d’arme en faisant un salut militaire.

— Qui est monsieur ? demanda Marlborough en regardant Proddy, qui imitait de son mieux le maintien du sergent, il me semble que sa physionomie ne m’est pas étrangère.

— C’est le cocher de la reine, M. Proddy, Votre Grâce, répondit Scales.

— Ïl me semblait en effet le reconnaître. Sa Majesté a sans doute en vous un serviteur dévoué, monsieur Proddy ? ajouta le duc.

— J’ose dire que nul ne l’est plus que moi, Votre Grâce, et cependant je ne devrais pas le dire, répondit Proddy.

— Vous connaissez le marquis de Guiscard, sergent ? dit le duc en se tournant vers ce dernier.

— Parfaitement, général.

— Savez-vous où il demeure ? continua Marlborough.

— N° 29, Pall-Mall.

— Fort bien, fit le duc. Vous allez surveiller ses mouvements, et vous saurez me dire où il ira aujourd’hui.

— Est-ce là tout, général ? N’avez-vous aucun autre ordre à me donner ? »

Le duc répondit négativement.

« Votre Grâce est sans doute informée qu’hier, dans Saint-James Street, le marquis a tenté d’enlever miss Abigaïl Hill ? observa Proddy. — On m’a conté cela en effet, fit le duc d’un air insouciant, mais j’ai tout lieu de croire que ce n’est pas vrai.

— Je demande pardon à Votre Grâce, mais le fait est authentique, répliqua Proddy ; j’en ai appris tous les détails par des témoins oculaires : un ecclésiastique de campagne, M. Hyde, sa femme et sa fille, qui logent chez un de mes amis, M. Greg. Ils m’ont conté tout cela eux-mêmes.

— Ah ! s’écria vivement le duc, ce M. Greg n’est-il pas secrétaire de sir Harley ?

— Oui, en effet, Votre Grâce, répliqua Proddy.

— Le voyez-vous souvent ? demanda Marlborough.

— Quelquefois, Votre Grâce ; il vient causer avec moi pour savoir ce qui se passe au palais. C’est comme cela que nous avons fait connaissance. Il se montre toujours très-curieux de savoir si Sa Majesté parle du prétendant.

— Mais que pouvez-vous lui dire ? demanda le duc en feigoant la plus grande insouciance,

— Presque rien, Votre Grâce, répliqua Proddy. De temps en temps, j’entends dire un mot au palais, mais cela n’en vaut vraiment pas la peine.

— Ne me disiez-vous pas hier soir que vous vous étiez engagé à remettre à Sa Majesté une lettre de M. Greg ? dit Scales à brûle-pourpoint.

— Une lettre à Sa Majesté ! s’écria le duc en fronçant les sourcils. Qui oserait… ?

— Oh ! M. Greg m’en a bien souvent supplié, balbutia Proddy, et à la fin j’ai consenti…

— Avez-vous cette lettre sur vous ? demanda le duc.

O-u-i, murmura le cocher, en accentuant chaque son.

— Donnez-la-moi, fit Marlborough.

— Faut-il le fouiller, général ? s’écria Scales brusquement.

— Oh ! c’est inutile, sergent, répondit Proddy, qui remit au duc un pli qu’il tira du fond de son bonnet.

— Vous ignorez sans doute le danger que vous avez couru, observa sévèrement le duc. Ce Greg est soupçonné d’être l’agent du prétendant, et on éroit qu’il correspond avec M. de Chamillard, secrétaire d’État du roi de France, dans le but de trahir les secrets de notre cabinet. Si cette lettre avait été remise, tout me porte à croire que vous auriez été pendu haut et court.

— Pitié ! pitié ! Votre Grâce ! s’écria Proddy qui tremblait de la tête aux pieds. J’ai péché par ignorance, par pure ignorance ! Le sergent sait que je hais le prétendant et les papistes autant que j’abomine Satan et ses œuvres, et je suis prêt à combattre jusqu’à mon dernier souffle pour soutenir l’hérédité protestante.

— Si vous gardez le silence, il ne vous arrivera rien, dit Marlborough.

— Je serai muet comme la tombe, répliqua Proddy.

— Gardez-vous d’effrayer Greg, poursuivit le duc ; je présume fort qu’il n’est pas seul dans cette machination, et il est nécessaire de s’assurer de tous les coupables ; vous pouvez lui dire en toute sùreté de conscience que sa lettre a été remise à la reine, car je la lui remettrai moi-même en mains propres.

— J’obéirai aux ordres de Votre Grâce, quels qu’ils soient, s’écria le cocher en se remettant un peu de son épouvante.

— Cela suffit, reprit le duc, je prends acte de votre dévouement ; mais je dois vous dire que la moindre indiscrétion vous serait fatale. Retenez bien votre langue. Vous dites que Greg loge des amis chez lui, un curé de village et sa femme, n’est-ce pas ? Il faudra les surveiller aussi.

— Je puis assurer Sa Grâce que ceux-là ne sont pas des traitres : j’en jurerais sur la Bible.

— Je crains qu’il ne soit très-facile de vous duper, mon brave homme, ajouta le duc ; mais nous verrons. Sergent, venez me trouver à deux heures, et vous saurez me dire ce que vous avez appris sur le compte du marquis.

— Malepeste ! s’écria Proddy ; mais j’y pense maintenant, Greg connaît le marquis, je les ai vus ensemble, aussi bien qu’un certain Claude Baud, secrétaire du comte de Briançon.

— En vérité ! fit le duc, le complot prend de la consistance ! Sergent, accompagnez ce soir le cocher, et voyez ce que vous pourrez tirer de Greg. En cas de revers, vous savez ce qu’il y a à faire. Monsieur Proddy, je ne pourrais assez vous recommander la prudence. »

En disant ces mots, le duc sortit de la chambre.

« Miséricorde ! s’écria Proddy en se laissant tomber sur le tabouret, quelle frayeur j’ai eue ! Une correspondance clandestine avec le prétendant ! une affaire qui mène droit au gibet ! et moi, pauvre innocent, qui me laissais entraîner ainsi à mon insu… Oh ! seigneur Dieu |

— Silence n’oubliez pas les recommandations de Sa Grâce. Ne dites pas à âme vivante un mot de ce que vous avez entendu. Ne vous parlez pas à vous-même, car vous ne pouvez avoir aucune confiance en vous. Avant de sortir, il me faut appeler M. Timperley, le valet de chambre de Sa Grâce, afin de lui remettre les bottes de mon général. »


VIII


Défi à un combat mortel entre M. Hippolyte Bimbelot et le sergent Scales.


Après avoir remis les bottes à qui de droit, le sergent endossa son habit, plaça son chapeau sur son chef, et, accompagné de Proddy, se dirigea vers Pall-Mall. Là les deux amis se séparèrent, en convenant d’un lieu de rendez-vous, pour aller ensemble rendre visite à Greg, ainsi que cela leur avait été ordonné. L’un s’en fut au palais, tandis que l’autre dirigeait ses pas vers le no 29.

Scales fut bientôt arrivé ; par bonheur il trouva sur la porte le valet du marquis, M. Hippolyte Bimbelot, qu’il connaissait un peu. Il entama la conversation et se montra si jovial, qu’il fut promptement invité à entrer dans la maison.

M. Bimbelot n’avait pas déjeuné, et, quoique le sergent eût dévoré deux heures auparavant à peu près deux livres de bifteck, il ne se fit pas trop prier pour se mettre à table. L’exercice du tambour, celui de ses brosses et les chansons, lui avaient aiguisé l’appétit. Quant à M. Bimbelot, il était trop élégant pour manger beaucoup : une aile de poulet, la croûte d’un pain mollet et une pinte de bordeaux lui suffisaient, tandis que le sergent se taillait à même des tranches de jambon, engloutissait de larges tartines de pain, explorait les flancs d’un succulent pâté de foie gras, avalait des œufs frais, et faisait claquer sa langue en dégustant le claret avec une grimace.

Bimbelot cherchait à prouver au sergent que c’était là un vin d’un cru excellent, que son maître l’avait fait venir lui-même de Bordeaux ; mais le sergent répondait sans cérémonie qu’il ne buvait jamais de ces drogues françaises, quoiqu’il avouât en même temps que son aversion ne s’étendait pas jusqu’à l’eau-de-vie de ce pays. Enfin, le goût du soudard se trouva flatté par une bouteille de vin de Canarie, qu’il vanta outre mesure comme le plus merveilleux breuvage du monde pour fortifier l’estomac.

Comme la plupart des valets à la mode de ce temps, M. Bimbelot se faisait la copie de son maître ; aussi était-il, à son exemple, débauché, joueur, libertin, et se mêlait d’intriguer même en politique. Le drôle écrivaillait quelques rimes amoureuses des plus exécrables, qui offensaient à la fois la versification et la syntaxe, et contenaient, comme son langage usuel, un mélange le plus bizarre d’anglais et de français. Maître Bimbelot faisait le bel esprit, persiflait ses camarades de livrée, et propageait tous les scandales de la cour de SaintJames.

Il s’habillait bien, c’est-à-dire qu’il portait les vêtements abandonnés par son maître. Il se servait d’excellents parfums, prisait du tabac d’Espagne, couvrait son visage de mouches, jouait à l’hombre et au piquet, et fréquentait les galeries des théâtres.

Bimbelot était de taille exiguë, mais il avait une jolie tournure, dont il était prodigieusement vaniteux. Son visage ressemblait assez à celui d’un singe, car il était séparé en deux par une bouche énorme, supportée par des mâchoires avancées : un nez épaté se développait au milieu, et un teint couleur de brique brillait sur sa peau rugueuse. Il arrivait souvent au valet du marquis, en mettant sa cravate devant le miroir, ou en appliquant ses mouches, de se regarder avec complaisance, en se disant à lui-même : « Je ne suis pas beau, c’est vrai ; mais je suis diantrement gentil ! »

Le sergent Scales était trop occupé à déguster ce qui était sous sa main pour pouvoir causer avec son hôte. Mais il écoutait à merveille, et M. Bimbelot babillait, sans cesser un instant, du théâtre, des cafés, des tavernes et du jeu. Il parlait avec la plus grande familiarité des actrices et des marchandes d’oranges, aussi bien que des femmes les plus élégantes et les plus haut placées. Son éloquence se développait surtout lorsqu’il s’agissait des théâtres. Il critiquait Mmes Braugirdle et Oldfield, ces deux célébrités rivales, et donnait la préférence à la première, quoiqu’il avouât qu’elle était un peu passée. Il censurait de même Mmes Barry, Betterton, Booth, Wieks, Cibber, Verbruggen, et autres brillantes étoiles de cette époque.

« Vous avez sans doute vu Mme Braugirdle à Haymarket, sergent ? dit-il. Non ? Alors je vous conseille d’aller l’entendre sans délai. Sur mon honneur, elle est charmante, délicieuse, ravissante ! Elle joue ce soir le rôle de Stéphanie, dans la comédie intitulée : Avoir une femme et savoir la gouverner, et mistress Barry remplira le rôle de Marguerite. Ne manquez pas d’y aller. Il y a aussi Wieks qui joue dans le Capitaine. Ma parole d’honneur, vous serez enchanté. À propos, sergent, votre aimable duc devrait aller voir cette cormédie-là ; car on dit qu’à Marlborough-house c’est la femme qui gouverne. Ah ! ah ! ah !

— Pas de plaisanteries à propos du duc, Bamby, dit sévèrement Scales. Je ne souffre pas qu’on rie à son endroit.

— Excusez-moi, mon cher sergent. J’ai le plus grand respect pour lady Marlborough ; c’est une femme superbe, s’écria Bimbelot, magnifique comme une reine, adorable comme un ange. Si jamais je fais la folie de me marier, je souhaite être mené par ma femme, car j’ai remarqué que les hommes sont toujours très-heureux en ménage, lorsqu’ils sont ce qui s’appelle sous la pantoufle. En savez-vous la raison, mon brave ? ajouta Bimbelot en disant ces derniers mots dans un français que lui seul comprenait.

— Si vous voulez que je digère mon déjeuner, Bamby, dit Scales, ne me dites pas autant de mots français ; vous savez parler anglais assez correctement, quand vous le voulez. Vous étes bien honnête de dire cela, sergent, répliqua Île valet. Mais je parle si souvent français avec mon maître, que j’oublie tout à fait mon anglais.

— Bamby, dit Scales, dans quelle catégorie de maîtres est votre marquis ?

— Oh ! dans la bonne ! répondit le valet. La place me convient parfaitement ; sans cela je la quitterais. Oui, morbleu ! c’est un excellent maître, pas trop riche, mais follement prodigue et excessivement généreux quand il gagne : c’est là ce qui fait la fortune d’un valet. Non, sergent, je n’ai aucune raison d’être mécontent du marquis. Voulez-vous que je vous confie un secret ? il va se marier, ajouta Bimbelot encore en français.

— La peste vous étouffe ! cria le sergent ; parlez anglais, vous dis-je. Et qui va-t-il épouser ?

— Jurez-moi que vous me garderez le secret, sergent, si je vous le confie ! fit Bimbelot avec un air majestueux, et toujours dans son baragouin étranger.

— Mille tonnerres ! je pérdrai patience à la fin ! cria Scales. La dame est-elle riche ? :

— Oh ! non, répondit Bimbelot.

— Jeune ?

— Pas trop.

— Belle ?

— Mais non, à mon goût du moins.

— Ni belle, ni jeune, ni riche ! s’écria Scales ; alors pourquoi diable l’épouse-t-il ?

— Ah ! voilà, sergent, repartit Bimbelot. Il a un motif, et un très-bon encore. Je vous conjure d’être discret. C’est la favorite de la reine, la nouvelle favorite, sergent ; qu’en pensez-vous ?

— Ce que j’en pense ? s’écria Scales ; est-ce que je sais ? Grâce à cette nouvelle et à votre jargon, je me sens tout étourdi.

— Vous verrez dans peu un changement qui pourrait bien troubler vos faibles nerfs, sergent, fit Bimbelot. Mon maître, en rentrant cette nuit du bal du palais, m’a dit que miss Hill avait agréé sa demande, et il m’a ordonné de le réveiller à onze heures au lieu de midi, qui est son heure habituelle, parce qu’il doit aller voir ce matin M. Harley, le cousin de la jeune personne, afin de fixer le jour des fiançailles.

— Fixer le diable ! hurla le sergent furieux ; je n’en crois pas un mot !

— Comment dont ! vous doutez, sergent ? s’écria le valet irrité. Mettez-vous donc en question ma véracité ?

— Je ne doute pas de ce que vous me dites, Bamby, répondit Scales, mais je ne crois pas aux paroles de votre maître. Miss Hill n’épousera jamais un maudit Français.

— Ah ! damnation ! ceci est trop fort, s’écria le valet exaspéré. Je suis Français, monsieur, aussi bien que mon maître, et l’honneur de mon maître m’est aussi cher que le mien ; vos insultes valent du sang, sergent, et vous me rendrez raison de cette grossièreté.

— Quand vous voudrez, Bamby, riposta froidement Scales.

— Ne m’appelez pas Bamby, mais Bimbelot, monsieur. Monsieur Bimbelot, reprit le valet avec dignité. Nous nous battrons demain à l’épée, au point du jour, dans Hyde-Park.

— Très-bien, Bamby, reprit le sergent d’un air imperturbable.

— Nous aurons des témoins, poursuivit Bimbelot. J’amènerai mon second ; vous ferez bien d’arranger vos affaires, sergent, car je vous couperai certainement la gorge, à moins que vous ne consentiez à me faire des excuses.

— Je courrai le risque de perdre la vie, Bamby, répliqua le sergent ; car je n’ai pas pour habitude de reprendre mes paroles une fois que je les ai lâchées. Or, maintenant que notre rencontre est une affaire convenue, je vais, avec votre permission, achever la bouteille.

— Je vous en prie, repartit Bimbelot, qui redevint subitement d’une politesse exquise. Vous trouvez donc ce vin bon, sergent ?

— Excellent, repliqua Scales ; à votre santé, Bamby.

— Mille remerciments, s’écria le valet. Que Dieu vous accorde cent ans d’existence, si toutefois je ne vous tue pas demain. »

Le sergent salua, en signe de remerctment, vida la bouteille dans un grand verre et but le liquide d’un seul coup ; puis il se leva pour partir.

« Je vous en prie, restez donc et acceptez une autre bouteille, lui dit Bimbelot. Ah ! j’ai entendu la sonnette de mon maître. Sans cela je vous reconduirais jusqu’à la porte. Adieu, mon sergent, à demain.

— Comptez sur moi, Bamby, » répliqua Scales. Et, après force saluts cérémonieux de part et d’autre, le sergent quitta la maison. Cependant, avant de rentrer chez lui, il voulut s’assurer de l’exactitude des informations qu’il avait prises, et pour cela, il rôda dans Pall-Mall environ une heure, les yeux toujours fixés sur le no 29.

Un peu avant midi, il vit le marquis qui prenait le chemin de Saint-James’s-Square.

Scales le suivit à distance, en usant de précaution, et il le vit entrer dans une maison sise au nord de la place, qu’il savait être occupée par sir Harley.

Convaincu dès lors qu’il n’avait pas été trompé par maître Bimbelot, Scales revint à Marlborough-house.


VIII


Le lever de Son Excellence le secrétaire d’État.


Le marquis de Guiscard croyait être reçu sur-le-champ, et cependant il fut introduit dans une antichambre, où plusieurs personnes attendaient comme lui une audience du secrétaire.

Il s’y trouvait entre autres trois individus dont les visages lui étaient familiers, car il les avait remarqués parmi la foule des curieux dans Saint-James’s-Street le jour de la réception de la reine, précisément un instant avant son infructueuse tentative contre miss Abigaïl Hill.

Ces personnes étaient le ministre Hyde, sa femme et sa fille.

La fraîcheur et la beauté d’Angelica avaient bien attiré l’attention de Guiscard dès la première vue, mais il était alors trop occupé de son projet pour songer à elle. À cette heure qu’elle s’offrait à ses yeux sous d’autres auspices, il s’étonna de ne pas avoir été frappé davantage par ses attraits enchanteurs.

Angelica était modestement vêtue ; cette toilette simple la faisait paraître à son avantage. Placé sur le haut de la tête, un chapeau à forme plate et à larges bords ombrageait son visage et suffisait pour donner un cachet tout particulier à la beauté des nombreuses boucles de cheveux châtains qui retombaient sur ses épaules. Sous une jupe de calicot blanc relevée de côté, paraissait un jupon de soie écarlate ; le corsage était de la même couleur que le jupon, et le tablier en mousseline blanche ; de longues mitaines de soie blanche qui montaient jusqu’au coude, des souliers à hauts talons qui encerclaient à ravir son petit pied, complétaient cet ajustement du meilleur goût.

La mère de la jeune fille, qui, ainsi que cela a déjà été dit, n’avait pas encore perdu ses grâces, portait une robe de soie noire un peu fanée, une écharpe garnie de falbalas, des manchettes, un capuchon moucheté et des sabots lacés.

Le ministre Hyde causait avec un collègue, dont le rang dans l’Église était supérieur au sien, ce qui était facile à constater par l’examen de leurs vêtements et par le chapeau de docteur que le dernier tenait sur ses genoux. Les traits du ministre étaient réguliers et agréables, son teint reposé et son maintien imposant.

Lorsque Guiscard entra, le collègue de Hyde regarda fixement le marquis, et répondit par un froncement de sourcils au regard hautain du Français, puis il continua sa conversation avec Hyde, qui, en lui parlant, l’appelait le docteur Sacheverell.

Bientôt après, et tandis que le marquis lorgnait la jolie Angelica qui rougissait et minaudait sous son regard, en s’agitant en tous sens, riant avec sa mère et tortillaut son tablier entre ses doigts pour cacher son trouble, une porte intérieure s’ouvrit, et, au milieu de bruyants éclats de rire, deux personnes parurent qur le seuil.

Un huissier s’approchant de Guiscard lui apprit que sir Harley était libre ; et, au même instant, le marquis, envoyant du bout des doigts un baiser à Angelica et saluant poliment les nouveaux venus, passa dans le cabinet où il était attendu.

Le premier des deux individus qui venaient de quitter le secrétaire, beaucoup plus jeune que son compagnon, était réellement un homme fort remarquable. Sa taille, quoique médiocre et d’une élégance qui tenait de la femme, était admirablement proportionnée, et ses traits, en harmonie avec sa tournure, étaient beaux et délicats. Un front d’un blanc de marbre, un nez quelque peu proéminent, mais d’une régularité parfaite, des lèvres frémissantes et un menton classique, des yeux bien fendus, d’un noir de jais, d’un éclat tout particulier et d’une douceur sans pareille, une grâce indéfinissable dans le moindre de ses gestes, un port à la fois noble et nonchalant, tout l’ensemble de cette personne eût été des plus séduisants, si un certain air moqueur et une expression de libertinage n’eussent dominé en elle.

Il faut néanmoins convenir en toute justice que cette expression n’était pas habituelle chez le personnage dont il s’agit. Il y avait des occasions fréquentes où cet air railleur et sensuel faisait place à la sensibilité et à la plus tendre passion dans le regard et dans l’attitude. Cet homme n’avait pas tout à fait trente ans ; mais son maintien et sa tournure trahissaient une telle apparence de jeunesse, qu’on lui eùt donné tout au plus vingt-trois ou vingt-quatre ans. Il était vêtu à la dernière mode : son babit de velours bleu clair à larges revers richement brodés d’argent, ses bas couleur d’ambre, ses souliers de maroquin rouge attachés avec des boucles de diamants, son épée dont la poignée était enrichie de perles, et à laquelle était tortillée une ganse de soie terminée par deux glands, sa cravate en point d’Angleterre, et ses manchettes pareilles, d’une richesse, d’une ampleur telles, qu’elles lui cachaient les mains, son chapeau galonné d’argent et bordé de plumes, tout en lui décelait le gentilhomme.

L’inconnu ne portait pas de perruque : ses propres cheveux, de couleur foncés, tombaient sur ees épaules en larges boucles d’un pied et demi de long. Ils étaient rattachés par derrière avec un long ruban rouge flottant au gré du vent : c’était une mode qu’il avait inventée lui-même. Le mouchoir qu’il tenait à la main, et qu’il appliquait de temps à autre sur ses lèvres en parlant, était fortement parfumé et embaumait l’atmosphère comme s’il fût sorti d’un bain de fleurs.

Tel était l’homme d’État, l’orateur, le poëte, le philosophe, le bel esprit, le bellâtre, le sybarite, le renommé Henri Saint-John, secrétaire d’État de Sa Majesté au département de la guerre.

San compagnon, qu’il appelait familièrement Mat, bien connu à cette époque sous le nom de Matthew Prior, poëte renommé, était un homme maigre, au teint brun et aux joues creuses ; la teinte naturelle de sa peau était brunie par l’extrême noirceur de sa barbe. Des traits fort prononcés et anguleux, des yeux gris dont la jaunisse avait coloré l’orbite, remplis d’un éclat particulier et trahissant une expression de gaieté et d’originalité, une bouche moqueuse et des manières aisées et joviales, tout cela était relevé par un son de voix qui, lorsqu’il riait, était fort agréable à l’oreille.

Matthew Prior avait quarante-deux ans, mais il en paraissait cinquante. Dépossédé de l’emploi de sous-secrétaire d’État, on l’avait nommé un des commissaires du commerce, et il siégeait au Parlement en qualité de député de East-Greustead. Prior était simplement vêtu d’un habit complet de cheval, de couleur soirs ; il portait des bottes, une perruque et un chapeau assortis, et tenait un fouet à la main.

Après avoir chuchoté ensemble quelques instants, les deux hommes d’État se disposaient l’un et l’autre à quitter la chambre, lorsque Saint-John aperçut par hasard Sacheverell, et s’arrêta tout court.

« Ah, docteur ! c’est vous ? s’écria-t-il ; je suis ravi de vous voir ; j’ai à vous féliciter, et l’Église se réjouira comme moi de votre récente nomination au rectorat de Saint-Sauveur. À ma grande honte je n’ai pas encore été vous entendre… Pourquoi riez-vous, Mat, scélérat que vous êtes ? J’ai entendu dire que vos derniers sermons étaient admirables.

— Je croirais plutôt qu’ils étaient soporifiques ! murmura Prior.

— Ah ! monsieur Saint-John, vous me faites trop d’honneur, dit Sacheverell en s’inclinant ; cet éloge de vous est aussi flatteur qu’inattendu.

— Il est grandement mérité en tous cas, mon cher docteur, reprit Saint-John ; l’effet de vos sermons s’est déjà fait sentir là où vous désirez le plus faire impression.

— Oh ! oui, parce qu’il les assaisonne fortement de politique, murmura de nouveau Prior ; les personnalités qu’ils contiennent font leur principal mérite. »

Tandis que Sacheverell s’inclinait jusqu’à terre, Saint-Jobhn fit signe à son ami de se taire.

« Le haut clergé vous doit beaucoup, poursuivit Saint-John, et je ne crains pas de m’abuser en vous disant qu’il saura se montrer reconnaissant.

— Que les whigs le corrompent en lui donnant un évêché, et il prêchera tout ce qu’ils voudront, ajouta encore Prior à l’oreille du secrétaire d’État.

— Vous attachez à mes humbles services plus d’importance qu’ils n’en méritent, monsieur Saint-John, dit Sacheverell ; mais je poursuivrai l’œuvre que j’ai commencée, car je suis convaincu que je puis faire du bien. Mon zèle compensera ce qui me manque en talent, et je ne reculerai devant aucunes menaces, comme je n’accepterai aucune offre corruptrice, quoique ces deux moyens, je n’hésite pas à vous le dire, aient été employés à mon endroit.

— Comment ! Harry, vous ne comprenez pas l’insinuation ? dit Prior tout bas ; offrez-lui donc tout d’un trait Lincoln ou Chester.

— Je marcherai, dis-je, monsieur, sans me troubler, continua Sacheverell ; et dans un temps donné, je n’en doute pas, je réveillerai la tiédeur des ouvriers de la vigne du Seigneur ; leur énergie est nécessaire, car à présent plus que jamais l’Église d’Angleterre est en danger. Vous souriez, monsieur Prior, et pourtant ce sujet ne saurait être traité légèrement. Je le répète, l’Église est en danger. Je ferai retentir ce cri jusqu’à ce que les échos me répondent de toutes les parties de ce pays, jusqu’à ce qu’il ébranle le présent ministère dans la sécurité coupable au milieu de laquelle il s’endort.

— Mille dieux ! s’il parvient à faire cela, il aura réellement mérité la mitre, ajouta Prior. Je commence à croire que ce brave homme pourrait être utile, il ne manque pas d’énergie.

— Excellent docteur, ce que vous dites est parfait ! s’écria Saint-John, en s’efforçant, par de bruyants applaudissements, d’étouffer les remarques de son ami. L’Église a en vous un valeureux champion.

— On a montré trop de tolérance envers ses ennemis, et ses amis l’ont trop faiblement défendue, s’écria Sacheverell en s’échauffant ; je veux déclarer la guerre aux non-conformistes, et ce sera une guerre d’extermination, monsieur Saint-John.

— Il rallumera les bûchers à Smithfield, dit tout bas Prior.

— Tout l’appui qu’il sera en notre pouvoir de vous donner, docteur, ne vous fera pas défaut, je vous le jure, ajouta Saint-John, qui s’efforça de sourire. Vous feriez bien de développer complétement vos idées à M. Harley.

— C’est dans cette intention que je suis venu aujourd’hui, monsieur, répondit Sacheverell, et, d’après ce qu’il m’a fait dire, je suis sûr que sa coopération ne me fera pas défaut. M. Harley est un véritable ami de l’Église.

— Il est le véritable ami de lui-même fit Prior à demi-voix, et il a pour culte son propre avancement. Toutefois, s’il appartient à une secte plutôt qu’à une autre, c’est à celle des dissidents. À vrai dire pourtant, en protégeant le haut clergé, il sert ses projets actuels, et on ne pourrait choisir une occasion plus favorable pour solliciter son appui.

— Que dites-vous, monsieur Prior ? demanda Sacheverell.

— Je disais simplement, docteur, que M. Harley sera heureux d’acquérir un allié tel que vous, et qu’il vous appuiera envers et contre tous, répliqua Prior.

— J’ai épousé ma cause sérieusement, monsieur Prior, dit Sacheverell, et, s’il le faut, je suis résigné au martyre pour le triomphe de mes opinions.

— Il faut espérer, docteur, fit Prior d’un ton légèrement railleur, que vous modifierez votre programme. »

Saint-John se hâta d’intervenir ; mais dans cet instant la porte intérieure s’ouvrit et Guiscard parut, la physionomie radieuse.

En même temps l’huissier annonça à Sacheverell que son tour d’audience était arrivé. Le docteur prit cérémonieusement congé de Saint-John et de Prior, et, aussitôt que la porte se fut refermée sur lui, les deux amis éclatèrent tous deux d’un rire bruyant, sans prendre garde le moins du monde à la présence des autres personnes qui se trouvaient avec eux.

« Fameux ! s’écria Saint-John. Si Sacheverell sauve l’Église, il méritera au moins d’être canonisé.

— Qu’il réussisse à expulser le ministère whig et il sera élu archevèque de Canterbury ; du moins, je lui donne ma voix, répliqua Prior.

— Vous vous moquez du docteur Sacheverell, messieurs, dit Guiscard en s’approchant d’eux, mais laissez-moi vous dire qu’il ne mérite pas vos railleries. Ce n’est pas un homme à mépriser, vous vous en apercevrez plus tard. Le feu est à peine allumé, mais il saura le faire flamber.

— Oui ! il remplira l’office du soufflet, observa Prior ; c’est un ustensile de ménage dont on ne saurait se passer.

— Je crois que Guiscard a raison, dit Saint-John, qui redevint grave. Parbleu, marquis, puisque je vous rencontre, laissez-moi vous féliciter ; il paraît que vous êtes à la veille d’épouser la nouvelle favorite de la reine : nous aurons bientôt à pétitionner auprès de vous, si nous voulons obtenir des places, n’est-ce pas ?

— Vous ne demanderez pas en vain, monsieur Saint-John, si j’ai jamais quelque puissance, répondit Guiscard avec condescendance. Personne ne saurait mieux que vous diriger une importante administration.

— Ah ! marquis !

— C’est mon avis, sur l’honneur !

— Si j’osais me prévaloir d’un titre… dit Prior, celui d’humble poëte…

— C’est le seul litre que M. Prior doive invoquer, répliqua le marquis, et il est plus que suffisant pour lui acquérir mon bon vouloir. Toutefois, M. Prior a d’autres titres encore aux quels il paraît attacher peu d’importance, et qui, cependant, doivent être pris en considération. Je veux parler de ses capacités comme homme d’État. Pour un homme de la valeur intellectuelle de M. Prior, un sous-secrétariat n’est pas une position convenable.

— Oh ! marquis ! » s’écria le poëte, qui fit en lui-mêmé cette réflexion : « Sur mon âme, cet homme a le jugement sain : il est digne de réussir. »

Le révérend Hyde, qui remarqua les respects ironiques dont le marquis était l’objet, se crut obligé de se lover et d’aller lui faire un profond salut.

« J’ai eu l’honneur de vous voir hier, monsieur le marquis, lorsque vous avez arrêté miss Abigaïl Hill dans Saint-James’s-Street. J’étais loin de m’attendre à pareil dénoûment, dit-il, car la jeune dame me paraissait fort mal recevoir vos prévenances.

— Si vous aviez plus d’expérience du monde, mon révérend, répondit Guiscard, vous sauriez qu’une dame change d’opinions aussi souvent que de vêtements.

— Oh ! je sais cela à merveille, monsieur le marquis, reprit Hyde en jetant à la dérobée un regard sur sa femme, et je suis bien aise que le vent ait tourné de votre côté. Puisque vous allez être placé de façon à distribuer des grâces, permettez-moi de réclamer votre protection. J’ai dans le comté d’Essex un bénéfice qui ne me rapporte que quarante livres par an.

— Vous pouvez être sûr de tout mon intérêt, mon révérénd, ne fût-ce que par égard pour votre charmante fille, réplique Guiscard, qui adressa une tendre œillade à miss Angelica.

— Par ma foi ! voilà une délicieuse enfant ! s’écria Prior, dont l’attention se porta alors sur la fille du ministre. Regardez-la donc, Harry, elle est presque aussi belle que ma Chloé.

— Pardieu, vous avez raison ! reprit Saint-John. Vous êtes venu pour solliciter M. Harley, n’est-ce pas, mon révérend ?

— Oui, monsieur, répondit Hyde, J’ai appris par mon ami, M. Greg, qu’il avait renvoyé depuis peu son chapelain, et je suis venu dans l’espoir d’obtenir cette place.

M. Harley a un chapelain pour chaque jour de la semaine, dit Prior, et il a des conférences avec chacun d’eux à son tour : ainsi le dimanche il est de l’Église établie, le lundi il est presbytérien, le mardi il est romain, le mercredi quaker, et ainsi de suite tout le reste de la semaine.

— Ce que vous dites-là m’étonne, monsieur ! s’écria Hyde.

— Je vous proteste que c’est très-vrai, répondit Prior.

— Si vous échouez chez M. Harley, vous me trouverez, dit Saint-John. Je n’ai pas de chapelain pour le moment.

— Permettez-moi, mon révérend, dit Prior, de vous présenter le très-honorable sir Henry Saint-John, secrétaire d’État au département de la guerre.

— Je suis à tout jamais votre obligé, monsieur, répondit Hyde en saluant respectueusement Saint-Jobhn.

— Pas le moins du monde, mon cher monsieur, répliqua ce dernier ; l’obligation est de mon côté. Voici vos deux filles, je suppose, ajouta-t-il en s’avançant vers les deux dames.

— Juste ciel ! monsieur, s’écria la plus âgée ; je suis mistress Hyde, et voici ma fille Angelica.

— Je vous avais positivement prise pour sa sœur, madame, répliqua Saint-Jobn. Mais vraiment auriez-vous peur de moi, pour vous détourner ainsi, ma belle Angelica ? ajouta-t-il ; je ne vous croquerai point.

— Je n’en suis pas bien sûre, monsieur. Notre ami Greg m’a dit que vous étiez un grand libertin, et ma mère m’assure que les libertins sont pires que des lions dévorants, ajouta la belle fille de l’air le plus chaste du monde.

— Comment ! M. Greg me traite de libertin ? Serait-il vrai ? dit Saint-Jobhn avec un rire forcé. Ah ! ah ! M. Greg est facétieux ; il s’est amusé à mes dépens… Mais voici M. Prior, mon ami, le plus grand poëte de ce siècle, un rigide moraliste, qui vous dira tout le contraire. Qu’en pensez-vous, Mat ? est ce que je mérite la qualification de libertin ?

— Certainement non, Harry, pas plus que le grand Alcibiade ne méritait cette épithète, répliqua Prior ; celui qui a dit cela de vous est un misérable calomniateur.

— Je commence à le croire aussi, dit à demi-voix Angelica à sa mère. Ce seigneur est un beau et aimable gentilhomme, et il paraît tout à fait incapable de faire le mal.

— Je suis de votre avis, répliqua la mère, et M. Greg a dû se tromper. Il est évident que ce gentilhomme n’est point un libertin, car il ne sait même pas distinguer une vieille femme d’une jeune.

— C’est là une preuve certaine, fit Angelica.

— Je vois, charmante miss Angelica, dit Saint-John, que vous avez changé d’opinion à mon égard. Vous vous apercevrez, lorsque vous me connaîtrez mieux, que je suis l’homme le plus modeste de la terre ; si j’ai un défaut, c’est précisément celui d’être d’une simplicité évangélique.

— J’aurais toute confiance en lui, quoiqu’il m’ait trouvée trop jeune, dit délibérément mistress Hyde.

— Et vous le pourriez sans courir aucun danger, répliqua Prior à part.

— Allons ! ma jolie Angelica, je vais, pour à présent, vous souhaiter le bonjour, dit Saint-John. Hélas ! des affaires importantes m’appellent ailleurs ; mais soyez persuadée, ajouta-t-il en baissant la voix, que je ne vous perdrai pas de vue : vos charmes ont fait sur moi la plus vive impression. »

Angelica baissa les yeux en rougissant jusqu’aux oreilles.

« Bonjour, madame, poursuivit Saint-Jobn en se tournant vers mistress Hyde. Même après ce que vous m’avez affirmé vous-même, j’ai peine à demeurer convaincu que vous êtes la mère d’Angelica : il faut que vous vous soyez mariée dès l’âge le plus tendre. Monsieur Hyde, je suis votre très-humble serviteur. N’oubliez pas ce que vous m’avez promis en cas de non-succès auprès de M. Harley.

— Je ne manquerai pas d’avoir recours à vous, monsieur, » dit le prêtre en saluant.

Saint-John envoya de la main un baiser à Angelica, et sortit accompagné de Prior et du marquis.

« Que vous a-t-il dit en prenant congé de vous, ma chère ? demanda mistress Hyde à sa fille.

— Il m’a dit tout simplement, ma mère, qu’il était dans un profond étonnement de vous voir si jeune, répliqua Angelica.

— En vérité, ceci est fort bizarre, marmotta mistress Hyde ; je n’ai jamais, jusqu’à présent, entendu personne s’extasier sur mon air juvénile, pas même votre père. Ah ! voici le docteur Sacheverell. Nous allons maintenant avoir notre audience de M. Harley. Je serais presque tentés de souhaiter que la place de chapelain fût déjà donnée, car alors nous irions chez M. Saint-John. »

Angelica témoignait par ses regards qu’elle était du même avis que sa mère, lorsque l’huissier vint annoncer aux trois personnes qu’il était prêt à lea conduire près de son maître.


IX


Influence de la duchesse de Marlborough sur la reine.


Sir Harley et miss Abigaïl Hill ne s’étaient point revus depuis le bal.

Le même jour où viennent de se passer les différents incidents rapportés dans le chapitre qui précède, le secrétaire royal, enveloppé dans une houppelande, longeait, vers les onze heures du soir, le mur du jardin du palais, du côté du parc de Saint-James ; il s’avança ainsi jusqu’à l’endroit où s’ouvrait la petite porte du parc. À peine eut-il atteint cette ouverture, que la grille fut entre-bâillée, sans doute par Abigaïl ; mais la nuit était trop sombre pour qu’on pût rien distinguer clairement. Sir Harley se trouva introduit dans le jardin sans savoir par qui.

Celle qui lui servait de guide ne prononça pas une parole, mais elle prit à la hâte une allée qui aboutissait au palais, et, tandis que le secrétaire la suivait d’un pas pressé, elle franchit une porte ; lorsque le cavalier fut entré à son tour, elle la forma et poussa le verrou sans bruit. Traversant ensuite un corridor, elle monta un escalier aboutissant à une chambre où il y avait de la lumière.

« Je suis presque épouvantée de ce que j’ai osé faire, dit Abigaïl en se laissant tomber sur une chaise ; car, quoique je sache bien que c’est un service que je rends à la reine, cependant une entrevue clandestine, surtout à une heure si avancée, me paraît fort compromettante.

— Vous n’avez aucun motif d’être effrayée, répondit Harley en se débarrassant de sa houppelande sous laquelle il était revêtu d’un grand habit de magnifique velours bleu. Si quel- qu’un a le droit d’avoir peur, c’est moi, ajquta-t-il en rajustant devant un miroir son jabot de dentelle et sa perruque un peu dérangée par sa course.

— Votre visage ne montre pourtant pas beaucoup d’inquiétude, observa Abigaïl en riant.

— Il est vrai que je n’éprouve aucune appréhension, répliqua Harley ; ma seule pensée en ce moment est un sentiment de reconnaissance envers vous.

— Un ministre, dit-on, ne se souvient jamais des services qu’on lui rend, reprit Abigaïl.

— Ceci peut être exact pour quelques autres de mes collègues, mais non pour moi, au moins quant à ce qui vous regarde, répondit Harley. Mais puis-je vous demander, ma gracieuse cousine, si vos intentions sont toujours les mêmes, relativement au jeune Masham ?

— Je ne sais, fit négligemment Abigaïl, L’avez-vous vu aujourd’hui ?

— Non, dit Harley ; mais j’ai rencontré la marquis de Guiscard.

— Quel odieux coquin ! remarqua Abigaïl.

— Ainsi donc, vous ne l’aimez pas ? s’écria Harley en feignant le plus grand étonnement.

— Moi ! l’aimer ! mais je ne puis le souffrir ! riposta Abigaïl d’une voix brève.

— Bon ! Et pourtant il est persuadé du contraire, dit Harley.

— Vous connaissez les motifs qui m’ont fait agir, répliqua Abigaïl. J’étais fâchée contre Masham, et j’ai voulu le piquer au vif.

— Vous avez si bien réussi, que je crains que vous ne l’ayez éloigné de vous à tout jamais, dit Harley.

— Oh ! quelle idée ! mon cousin, fit Abigaïl. Lui, me délaisser ! Il reviendra demain à mes pieds.

— Êtes-vous bien sûre de votre fait ? reprit Harley. Allons ! je crois deviner que vous avez eu de ses nouvelles.

— Mon Dieu, non ! Il ne m’a pas écrit une ligne, répliqua-t-elle. Mais écoutez-moi, mon cousin, il faut bien nous comprendre. Jusqu’à présent je n’ai fait aucun pacte avec vous ; c’est grâce à moi que vous allez voir la reine ; mais si vous désirez que cette entrevue se renouvelle, il faut que vous secondiez mes projets sur Masham. J’ai dit que je comptais l’avoir à mes pieds demain ; c’est à vous de l’y amener.

— Mais, ma cousine…

— Pas de mais, interrompit Abigaïl d’un ton péremptoire. Il faut m’obéir, ou bien, plus d’entrevues particulières. Je ne promets pas de pardonner à M. Masham ; je ne dis pas non plus que je consentirai par la suite à accepter ses soins ; mais je brûle du désir de l’humilier, de le tourmenter ; bref, il faut qu’il soit ici demain à mes pieds, plein d’amour et de repentir.

— Je ferai de mon mieux, ma cousine, mais…

— Votre mieux ne me suffit pas, s’écria Abigaïl. Il faut que cela soit, vous dis-je, ou vous ne verrez pas la reine ce soir. Je vous prouverai que j’ai une volonté très-arrêtée.

— Eh bien donc, je vous donne ma parole que cela sera, reprit Harley. Êtes-vous satisfaite ?

— Parfaitement, fit Abigaïl. Maintenant suivez-moi, la reine nous attend. »

En disant ces mots, la jeune fille guida sir Harley à travers un étroit corridor, et pénétra dans une antichambre au bout de laquelle il y avait une porte. Elle frappa légèrement, une voix douce lui répondit d’entrer, et bientôt Abigaïl et son compagnon se trouvèrent en présence de la reine.

Anne était assise dans un fauteuil, et avait devant elle un tabouret de velours.

Elle était vêtue d’une robe de satin blanc garnie des plus riches dentelles. Elle portait sur l’épaule le cordon bleu, et sur sa poitrine une étoile de diamants.

L’appartement dans lequel Anne se tenait, petit cabinet parfaitement convenable pour l’entrevue qui allait avoir lieu, était fort peu meublé, et ne contenait pas d’autre siége que celui que Sa Majesté occupait. Quelques tableaux ornaient les murs ; le plus apparent de tous était un portrait du prince Georges de Danemark.

« J’ai ardemment désiré cette entrevue, madame, dit Harley en s’avançant vers la reine et en lui faisant un profond salut ; car, quoique mon devoir de sujet fidèle et dévoué m’ait depuis quelque temps suggéré l’intention d’entretenir Votre Majesté sur des matières qui me tiennent fort au cœur, à vrai dire, l’occasion de m’expliquer entièrement m’avait manqué jusqu’à ce jour. À l’heure qu’il est je puis parler ouvertement, si votre gracieuse Majesté m’en accorde la permission.

— Je suis convaincue de votre loyauté et de votre dévouement, monsieur Harley, et j’eutendrai avec plaisir ce que vous avez à me dire, répliqua Anne.

— Eh bien donc, madame, dit Harley, j’envisage votre présente situation avec une douleur inexprimable, Pardonnez-moi ma hardiesse ; mais, si je ne vous disais pas la vérité, il ne me servirait à rien d’avoir l’honneur de vous parler. Je le ferai donc à tous hasards. Une femme ambitieuse et violente, que vous avez daigné distinguer par vos préférences, a abusé de vos bontés, à ce point que vous n’êtes plus la seule souveraine de votre royaume.

— Voici en effet, monsieur, répondit Anne, un langage téméraire ; et, en disant ces mots, elle frappait de petits coups avec son éventail, ce qui était chez elle un geste de mécontentement.

— Je vois que j’offense la reine, poursuivit Harley ; mais je supplie Sa Majesté de m’entendre : rien de ce que je puis dire n’est trop fort, lorsque la duchesse de Marlborough proclame en tous lieux que vous ne pouvez rien faire sans elle.

— Serait-il vrai ? dit la reine, en frappant encore plus fort avec son éventail. Il est temps alors de lui imposer silence.

— Oh ! oui, madame, et le temps presse ! répliqua Harley ; il le faut pour vous-méme et pour le bien-être de la nation si cruellement opprimée par cette femme insatiable, qui, en dépit des faveurs sans nombre que Votre Majesté lui a prodiguées, se plaint d’être mesquinement récompensée.

— Je savais que la duchesse était ingrate, dit la reine indignée ; mais je ne croyais pas que ce fût à ce point.

— Mais ce dont moi et les sujets loyaux de Votre Majesté se plaignent principalement, poursuivit Harley, c’est que l’impérieuse duchesse, par ses menaces ou autrement, vous contraint à des actes que vous-même désapprouvez, et qui sont diamétralement opposés aux intérèts du pays. Pour ce motif, si ce n’est pour d’autres, je conjure Votre Majesté de la congédier.

— J’y songerai, monsieur, dit la reine indécise ; dans tous les cas, cette disgrâce ne peut être immédiate.

— Oh ! si ce n’est pas aujourd’hui que Votre Majesté renvoie la duchesse, ce ne sera jamais, s’écria vivement Harley. Excusez-moi, je vous en supplie, et n’attribuez mon importunité qu’à mon zèle. Si vous voulez être vraiment reine, il faut que la duchesse parte ; cette femme s’interpose entre vous et votre noblesse, entre vous et vos parlements, entre vous et votre peuple. L’idée d’adopter la ligne de conduite que je blâme si fort dans cette orgueilleuse personne, est bien loin de ma pensée ! Dieu me préserve de vouloir vous faire entendre des menaces ; mais mon devoir envers Votre Majesté m’oblige à lui dire que, si elle ne se défait pas de la duchesse, elle déplorera cet acte de faiblesse. Le caractère inipérieux de cette femme vous cause, madame, des tracas incalculables : ne voyez-vous pas déjà les maux qu’il a produits ?

— Si, vraiment, monsieur ; je comprends tout cela et j’en suis fort affligée, répliqua Anne. Ah ! que ne m’est-il facile de me débarrasser d’elle ! mais la scène sera terrible !

— Non, madame, si vous daignez suivre mes conseils, dit Harley. Je vous ai déjà fait savoir par Abigaïl que j’étais prêt à entreprendre votre délivrance, et j’ai dressé à cet effet un plan que je vais vous soumettre. S’il est suivi exactement, ajouta-t-il en dépliant une feuille de papier, la duchesse vous évitera la peine de la renvoyer, car elle se retirera volontairement.

— Parlez donc, s’écria la reine. Ah ! ajouta-t-elle au même instant, effrayée d’entendre le bruit d’une clef qui tournait dans la serrure. Là ! vers cette porte dérobée, c’est elle !

— Malédiction ! » vociféra Harley en froissant le papier qu’il tenait dans ses mains.

Au moment où il proférait cette exclamation, une petite porte de côté s’ouvrit toute grande, et la duchesse se précipita dans la chambre.

« Ainsi, monsieur Harley, s’écria-t-elle, vous êtes ici ! Je ne voulais pas le croire ; mais au reste rien n’arrête les fourbes.

Comment Votre Majesté consent-elle à donner audience secrètement à cet intrigant ? »

Après s’être donné le plaisir de jouir pendant quelques secondes de la confusion du groupe que sa présence inattendue venait de surprendre, la duchesse, jetant un regard de mépris et d’indignation sur Harley, s’avança vers la reine, et lui dit de l’accent du reproche le plus amer :

« Les choses en sont-elles là, madame ? est-ce la récompense méritée par mes longs et loyaux services ?

— Que voulez-vous dire, duchesse ? demanda Anne, qui essayait en vain de déguiser son embarras.

— Laissez de côté toute feinte, madame, répliqua la duchesse avec dédain. La ruse désormais est inutile. Je sais comment, par qui et pour quoi M. Harley a été amené ici. Le stratagème est digne de lui et de son hypocrite alliée ; mais il est indigne, bien indigne de vous. Quel peut être le but d’une entrevue ménagée d’une manière si clandestine ? de quoi peut-il être question lorsque la reine d’Angleterre rougit, oui, rougit d’être surprise ?

— Assez, duchesse ! assez ! s’écria Anne avec colère.

— Non, je parlerai, madame, repartit l’audacieuse sujette. Dussent ces paroles être les dernières qu’il me soit permis de prononcer devant vous, je veux prouver à Votre Majesté à quel point elle a été trompée par cet intrigant à double face, par cet insidieux personnage qui demeure stupéfié par ma présence, tandis que tout à l’heure il osait lever bien haut la tête en ces lieux. Ce misérable renégat, dis-je, qui aujourd’hui vient à vous, eût accepté avec joie telles conditions que j’eusse voulu lui faire. Mais j’ai rejeté ses offres avec dégoût ; je n’ai pas voulu me servir de lui, même comme d’un instrument. Pour se venger, il recourt aux plus ignobles machinations, et s’introduisant en présence de Votre Majesté, par des moyens que lui seul ou quelque autre aussi vil que lui pourrait employer, il insinue à votre oreille des paroles empoisonnées, qui par bonheur sont impuissantes à nuire, quelque désir qu’il ait eu de rendre le venin mortel ! Que cet homme me donne un démenti, s’il le peut.

— Certes oui, je le ferai ! répliqua Harley, qui avait eu le temps de se remettre. Je donne à madame un démenti des plus formels. Votre Majesté a entendu la duchesse jusqu’au bout, tant mieux ! car elle a été pour le gain de ma cause le meilleur avocat que j’eusse pu choisir. Je laisse pour ce qu’elles valent ses accusations contre moi, aussi fausses que puériles, je les repousse et les méprise, et je veux simplement demander à Votre Majesté si la plainte que j’ai portée contre elle n’est pas complétement justifice par sa conduite présente ? L’accent, le langage, le maintien de madame, sont-ils ceux d’une sujette en présence de sa souveraine ? De quel droit est-elle venue vous interrompre ? ce n’est point à la duchesse de Marlborough à dicter à Votre Majesté quelles personnes elle doit recevoir, et à quelle heure elle peut les admettre ; la duchesse ne doit pas non plus s’immiscer contre votre gré dans vos entretiens particuliers. Puisqu’elle savait que j’étais ici avec votre gracieuse permission, elle eût dû se tenir soigneusement à l’écart. Je suis donc ravi qu’elle soit venue, et je suis heureux de me rencontrer face à face avec elle sous les yeux de Votre Majesté, pour lui dire qu’elle manque de gratitude et de respect à votre égard ; et je répète le démenti formel que je donne à ses assertions, en la défiant de les prouver.

— Vous mentez ! cria la duchesse, qui, transportée de fureur, frappa Harley au visage avec son éventail.

— Duchesse, vous vous oubliez ! dit la reine d’un ton bref rempli de dignité.

— Je me vois contraint de demander à Votre Majesté la permission de me retirer, dit Harley, dont le visage devint livide d’une colère contenue. La langue de la duchesse est assez tranchante, comme vous avez pu l’entendre ; mais, dès qu’elle emploie des armes dont je ne puis me servir, la lutte devient trop inégale pour que je puisse continuer à la soutenir.

— Et moi je vous prie de rester, monsieur, dit Anne avec instance, et, si la duchesse tient le moins du monde à me plaire, elle vous demandera pardon de sa violence.

— Je suis désolée de désobéir à Votre Majesté, répondit la duchesse, mais je n’en ferai rien tant que M. Harley ne rétractera pas ses odieux mensonges. Vraiment ! lui demander pardon ! Certes, non ! qu’il porte comme il pourra le coup qu’il a reçu. Il a supporté bien d’autres insultes en silence, j’en suis sûre. Du reste, j’ai encore deux mots à lui dire. Sa présence clandestine en ces lieux et les artifices dont il a fait usage auprès de Votre Majesté sont un manque de foi positif envers le cabinet auquel il appartient, et la seule alternative honorable qui lui reste est une retraite immédiate.

— Je prendrai la liberté de garder mon poste, en dépit de Votre Grâce, aussi longtemps que je pourrai être utile au service de Sa Majesté, répliqua Harley.

— C’est tout ce qu’on peut attendre d’un homme tel que vous, monsieur, dit la duchesse. Mais peu importe, vous n’en serez pas moins renvoyé.

— Votre Grâce pourrait l’être avant moi, reprit Harley.

— Cessez cette altercation, dit alors Anne avec autorité.

— Je demande très-humblement pardon à Votre Majesté pour la part que j’ai été obligé d’y prendre, continua Harley, et, si j’ose la prolonger de quelques minutes, c’est qu’après les scandaleuses observations de la duchesse, je crois nécessaire de m’expliquer. Votre Majesté appréciera si en effet j’ai employé d’odieux moyens pour parvenir jusqu’à elle. Si je n’ai pu agir plus ouvertement, c’est que la duchesse vous ayant entourée de ses créatures, je n’aurais jamais pu réussir. À cette heure, la publicité de l’entrevue que Votre Majesté daignait m’accorder ce soir est un fait qui vous prouve à quel excès la duchesse pousse les ressources de son système d’espionnage.

Et maintenant, madame, avec votre gracieuse permission, je continuerai ce que je vous disais lorsque nous avons été interrompus. Vous avez vous-même exprimé le besoin de secouer le joug que votre facile bonté vous a imposé.

— Ceci ne saurait être vrai, madame, s’écria la duchesse ; dites-lui qu’il ment… démentez cet homme.

— Le silence de Sa Majesté répond suffisamment de ses intentions, reprit Harley. Votre Grâce ne voit-elle pas que par son indomptable orgueil, sa violence et sa rapacité, elle s’est aliéné l’affection d’une trop indulgente maîtresse ? Il a fallu pour vous maintenir où vous êtes l’inépuisable bonté dont vous avez abusé. Mais je vous dis en présence de la reine, et en son nom, que c’est sa volonté et son désir que vous vous retiriez.

— Ah ! s’écria la duchesse avec un rugissement de lionne.

— Monsieur Harley, vous allez trop loin ! dit la reine effrayée.

— Non, Majesté, répliqua Harley ; je prends tout sur moi. Je veux dire à cette femme si hautaine que son règne est fini, que vous êtes décidée à vous délivrer de l’esclavage dans lequel elle vous tient et à être enfin la grande reine que vous devriez être, et que vous êtes. Une minute de courage vous sauvera. Le premier pas est fait, la scène que vous redoutiez a eu lieu. Ordonnez-lui de sortir, de vous rendre ses charges, et alors vous serez réellement maîtresse de votre royaume ; ordonnez, madame !

— La reine ne prononcera jamais ce mot, monsieur ! dit la duchesse du ton de la plus grande arrogance.

— L’affranchissement de Votre Majesté ne tient plus qu’à un fil, murmura bien bas Abigaïl ; rappelez-vous tout ce que vous avez souffert.

— Duchesse, dit la reine d’une voix émue, il faut…

— Avant que vous acheviez, madame, interrompit la duchesse, laissez-moi vous dire deux mots. Ne craignez rien, je ne m’abaisserai pas à me comparer aux personnes que j’ai trouvées près de vous. Elles n’ont à mes yeux d’autre importance que celle que Votre Majesté daigne leur accorder. Je ne vous rappellerai pas combien toutes les facultés de mon intelligence ont été constamment consacrées à votre service ; comment, depuis le jour de votre avénement, je n’ai eu qu’une pensées : votre gloire.

— Oui, sans oublier de temps à autre une arrièrepensée pour vos grandeurs personnelles, ajouta Harley avec ironie.

— Je ne vous rappellerai pas les services de mon illustre époux à Londres comme hors du royaume, sur les champs de bataille, poursuivit la duchesse, sans daigner remarquer le sarcasme du secrétaire royal. Je me bornerai à faire appel à l’amitié dont j’ai été honorée durant de longues ânnées et qui a rapport aux affaires domestiques et non à la politique. Les sentiments les plus intimes ont été échangés entre nous, madame. Nous avons partagé les joies et les afflictions. Nous avons l’une et l’autre pleuré ensemble la perte d’un fils chéri. L’amour avait aplani la distance. Mistress Freeman et mistress Morley étaient jadis bien chères l’une à l’autre.

— Oh ! oui, oui ! dit Anne avec émotion.

— Ce temps-là est-il donc oublié ? demanda la duchesse.

— C’est la faute de mistress Freeman si le souvenir en est passé, répliqua la reine, car c’est elle qui force son amie à cet oubli.

— Elle fera telle expiation que son amie désirera, dit la duchesse d’un ton repentant. Qui plus est, elle lui promettra de ne plus jamais l’offenser à l’avenir.

— Est-il possible ! s’écria Anne. Oh ! si cela était vrai !…

— N’en doutez pas ! répliqua la duchesse en se jetant aux genoux de la reine, qui la releva sur-le-champ et l’embrassa tendrement.

— Chère mistress Freeman ! s’écria Anne.

— Très-chère mistress Morley ! s’écria la duchesse.

— Voici un coup de théâtre qui a tout perdu, murmura Harley en lançant à Abigaïl un regard significatif, Madame, ajouta-t-il en s’adressant à la reine, je pense que ma présence n’étant plus ni nécessaire ni désirable, je puis me retirer…

— Avant que vous ne sortiez, monsieur, j’insiste pour qu’il y ait une réconciliation entre vous et la duchesse, dit la reine. Oui ! duchesse, vous avez eu tort, c’est donc à vous à faire les avances… Quoi, vous hésitez ? Mistress Freeman refuse-t-elle la requête de mistress Morley ?

— Ah ! je ne puis résister à cet appel, répliqua la duchesse ; j’ai été trop prompte, monsieur Harley, ajouta-t-elle en lui tendant la main.

— Je prends la main de Votre Grâce comme elle m’est offerte, » reprit M. Harley en s’avançant vers elle ; puis il ajouta à voix basse : « Ce second coup est vraiment plus lourd que le premier. »

La duchesse, qui l’entendit, se prit à sourire d’un air de triomphe.

« Dorénavant, toute hostilité doit cesser entre vous, dit la reine.

— Oh ! très-volontiers, à condition que cette entrevue sera la dernière que M. Harley aura en particulier avec Votre Majesté, répondit la duchesse.

— Très-volontiers aussi, à condition que Votre Grâce continuera à être aussi aimable qu’elle l’est en ce moment, dit Harley. Mistress Freeman est infiniment préférable à la duchesse de Marlborough.

— Puisque la paix est rétablie, je me retire, fit la reine en souriant.

— Eh quoi ! partir sans consacrer quelques instants à une causerie intime avec votre pauvre Freeman si fidèle ? dit à demi-voix la duchesse d’un ton câlin.

— Demain, répondit la reine ; je suis trop fatiguée maintenant ; cette entrevue a épuisé mes forces. Bonsoir, monsieur Harley ; Abigaïl m’accompagne et reviendra vous reconduire dans un instant. »

Tout en parlant ainsi, la reine Anné rendit au ministre le profond salut qu’il venait de lui faire, et se retira avec sa suivante.

La duchesse et Harley se regardèrent fixement et en silence pendant quelques instants.

« Il faut que l’un ou l’autre de nous renonce à cette lutte, monsieur Harley, dit enfin la duchesse d’une voix ferme.

— Ce n’est pas moi qui essayerai de conseiller Votre Grâce, répliqua-t-il, mais je dois lui avouer que je ne compte nullement me retirer.

— Alors, je sais ce qui me reste à faire ! ajouta la duchesse.

— Je présume qu’il n’y a aucun espoir d’alliance ? fit le secrétaire royal de sa voix la plus mielleuse,

— Une alliance avec vous ? jamais ! » s’écria dédaigneusement la duchesse.

En ce moment Abigaïl reparut.

« Je souhaite le bonsoir à Votre Grâce, dit cérémonieusement Harley.

— Bonsoir, monsieur, répliqua la duchesse ; j’aviserai à ce que ce soit la dernière fois qu’on vous voie en ces lieux.

— Ne prenez nul souci de ces paroles, dit Abigaïl dès qu’ils eurent quitté l’appartement, la reine est tout autant votre amie que par le passé ; suivez aveuglément mes injonctions touchant M. Masham, et vous aurez une seconde audience aussitôt que vous la désirerez. »


X


Masham provoque le marquis de Guiscard dans le café de Saint-James. Le duel.


Abigaïl avait fait sur Masham une impression plus profonde qu’il ne voulait se l’avouer à lui-même. Le jeune homme ne pouvait résister au charme de cette séduction que des caprices fréquents augmentaient encore. Une longue promenade dans le parc n’ayant pu distraire Masham, il s’en alla au café de Saint-James, où il trouva le comte de Sunderland causant avec uu gentilhomme fort bien fait et à l’air remarquablement intelligent, qu’il connaissait très-bien pour se nommer M. Arthur Maynwaring.

Ce gentilhomme était issu d’une branche d’une très-ancienne famille du Cheshire, établie à Ightfield dans le Phropshire, et qui était alliée du côté maternel avec les anciennes et puissantes familles des Egerton et des Cholmoudely.

M. Maynwaring était aussi distingué par ses belles manières et son éducation que par son esprit, son instruction et ses talents ; il traitait admirablement les matières politiques, et passait, avec raison, pour être un satirique émérite et un excellent critique. Ses jugements faisaient autorité pour tout ce qui avait rapport au savoir et au bon goût. Maynwaring avait été récemment nommé au poste d’auditeur par lord Godolphin. Il siégeait au Parlement en qualité de membre pour Preston dans le Lancashire, et, comme la duchesse de Marlborough l’honorait de sa confiance, il lui servait fréquemment de secrétaire particulier. Maynwaring avait environ quarante ans, faisait partie du kit-cat-club, et en était le principal ornement.

Le comte et son compagnon se retournèrent lorsque Masham entra ; un je ne sais quoi dans leurs manières fit soupçonner au jeune homme qu’il était question de lui dans leur entretien.

Il ne se trompait pas ; car, au moment où il passait dans une autre partie de la salle, Sunderland l’appela et lui dit : « Nous parlions de vous, Masham, et j’ai bien fait rire Maynwaring en lui contant ce qui s’est passé hier soir au palais.

— C’est bien là la manière d’agir de miss Abigaïl avec tout le monde, fit Maynwaring en riant encore, et je suis persuadé que, malgré l’accueil encourageant qu’elle a fait à Guiscard, qui a désormais le droit de se croire le préféré, elle lui adressera à peine aujourd’hui un regard encourageant. Qui donc voudrait se faire l’esclave d’une créature aussi capricieuse ?

— Ce ne sera pas moi ! » fit Sunderland en riant du bout des lèvres.

Masham ne put réprimer un soupir.

« Pour l’honneur de notre sexe, j’espère que vous ne lui laisserez pas deviner le pouvoir qu’elle exerce sur vous, dit Maynwaring qui avait remarqué l’émotion du pauvre amoureux.

— Si Masham se croit en danger, dit Sunderland, il n’a qu’à s’absenter de la cour pendant quelques jours.

— Ce serait une folie ! reprit Maynwaring ; on se permettrait une foule de quolibets sur son compte, et le ridicule le perdrait. Non, Masham doit faire bravement face à l’ennemi.

Le vrai moyen de mortifier la coquette sera d’affecter une indifférence parfaite, et, quelques séductions qu’elle emploie, il doit y demeurer insensible.

— J’aimerais mieux essayer de la blesser au cœur comme elle m’a blessé moi-même, répondit Masham.

— Vous n’êtes pas assez maître de vous pour tenter cela, ajouta Maynwaring. L’indifférence réelle ou feinte est votre seule ressource. Il est amoureux d’elle, continua-t-il à voix basse en s’adressant à Sunderland, au mounent où Mashans s’éloigna d’eux.

— C’est bien facile à voir, répondit l’autre sur le même ton ; s’ils se trouvent ensemble, la réconciliation est infaillible. C’est à nous d’y mettre ordre. Abiyaïl est tout à fait compromise avec Guiscard. Ah ! si nous pouvions faire disparaître Masham pendant une semaine !

— Oui, mais il ne voudra pas partir, dit Maynwaring en riant.

— Ah ! messieurs, vous vous amusez encore à mes dépens, dit Masham, qui se rapprocha des deux interlocuteurs.

— Bah ! je disais simplement à Sunderland, répondit Maynwaring, que je croyais qu’on avait beaucoup exagéré l’influence de miss Abigaïl sur la reine.

— C’est aussi mon avis, répliqua le comte. Guiscard espère assurer sa fortune à venir en s’unissant à elle, mais il reconnaîtra plus tard son erreur. Et d’abord, tout naturellement, elle perdra sa place en se mariant.

— Il se pourrait que non, observa Masham.

— Oh ! c’est inévitable, reprit Maynwaring ; mais d’ailleurs qu’importe ? l’aventurier français n’aura que ce qu’il mérite.

— Je ne me soucierais nullement de la perte de cette place, si Abigaïl avait du cœur, soupira Masham. Mais il est évident qu’elle n’en a pas.

— Pas plus que Guiscard ; aussi seront-ils bien assortis. Eh ! pardieu ! voici le marquis lui-même. »

À ce même instant, Guiscard, accompagné de Saint-James et de Prior, entra dans le café. Tandis que les nouveaux arrivants s’approchaient, Saint-John s’écria d’un ton jovial :

« Bonjour, messieurs, bonjour ! j’ai à vous appreudre une nouvelle qui va vous charmer tous, et vous particulièrement, Masham. Nous allons voir un mariage à la cour.

— Un mariage ! s’écria Maynwaring. Et qui donc se marie ?

— M. le marquis de Guiscard épouse la belle Abigaÿl Hill, répliqua Saint-John. Le marquis est prêt à recevoir vos félicitations.

— Est-ce donc décidé ? demanda Masham avec une émotion mal comprimée.

— M. Saint-John va peut-être un peu trop loin, en disant que tout est déjà arrangé, répondit Guiscard. Je me flatte, toutefois, que ce mariage ne tardera pas à se faire.

— Recevez nos compliments et nos vœux pour l’accomplissement de vos désirs, marquis, lui dirent à la fois Sunderland et Maynwaring.

— Par le ciel ! Masham, s’écria Prior, pourquoi donc n’offrez-vous pas aussi vos souhaits de bonheur au marquis ? Notre ami sera, avant peu, un homme puissant, et il est toujours prudent d’adorer le soleil levant.

— L’adore qui voudra ; quant à moi, je n’attends rien de lui, répliqua le jeune écuyer, qui s’éloigna d’un air boudeur.

— Un rival dédaigné ! dit Sunderland à Guiscard. Ah ! marquis, vous êtes un heureux mortel !

— Il a un bonheur insolent ! s’écria Maynwaring. À propos, marquis, vous n’avez pas encore fait votre choix entre les tories et les whigs, que je sache ?

— Si fait, pardon, fit Prior ; Guiscard est des nôtres, et, si dans un mois d’ici Sunderland trouve quelqu’un à sa place, il saura qui l’y aura mis. »

Un formidable éclat de rire répondit à cette saillie.

« Messieurs, dit Masham en se rapprochant vivement et en regardant autour de lui d’un air mécontent, je souhaiterais connaître la cause de votre gaieté. »

Un fou rire unanime fut la seule réponse.

« Ma parole ! notre ami Masham s’imagine aujourd hui que tout le monde rit de lui, dit Sunderland. Bien au contraire, mon cher garçon, nous éprouvons une grande affliction pour ce qui vous touche. Ah ! ah ! ah !

— Votre gaieté est peu fondée, milord, répliqua Masham d’un air sérieux. Il vous convient de croire Guiscard sur parole lorsqu’il se dit accepté par miss Hill. Soit ! mais moi, j’en doute.

— Comment cela, monsieur ? fit le marquis.

— Et non-seulement j’en doute, poursuivit Masham en élevant la voix avec emphase, mais je crois que tout ceci est faux ! »

Les rires cessèrent à l’instant, et quelques autres personnes qui se trouvaient par hasard dans le café se rapprochèrent du groupe.

« Oh ! mon cher Masham, dit Maynwaring, l’humeur que vous cause le succès de notre ami vous entraîne trop loin. Allons, marquis, il faut avoir des égards pour des sentiments méconnus.

— J’y consens très-volontiers, répliqua Guiscard, et je suis tout disposé à considérer cette insulte comme non avenue : Masham ne savait pas ce qu’il disait.

— Vous ne vous retirerez pas ainsi de ce mauvais pas, marquis, répondit Masham bouillant de colère ; je répète… je répète volontairement que vous avez dit une imposture.

— Monsieur Masham espère, en me coupant la gorge, faire disparattre l’obstacle qui le sépare de miss Hill, ajouta Guiscard qui comprimait sa fureur ; mais je déjouerai ses calculs.

— Vous avez tout à fait tort, Masham, reprit Sunderland en prenant à part le jeune écuyer ; sur mon honneur, vous avez tort ! En admettant que ce Français vantard se soit avancé plus que de raison, vous allez mettre le comble au triomphe d’Abigaïil, si vous agissez en don Quichotte à propos d’elle. Laissez-moi raccommoder les choses ; je puis le faire sans vous compromettre.

— Je ne rétracterai ce que j’ai dit que si miss Hill me confirme elle-même, de sa propre bouche, le récit du marquis, répliqua Masham les dents serrées.

— Allons donc… mais vous savez bien que c’est impossible ! dit le comte ; soyez donc raisonnable. » ` Le jeune écuyer fit un signe négatif.

« Puisqu’il n’y a pas de remède, messieurs, je vois qu’une rencontre entre vous est devenue inévitable, dit Sunderland.

— Très-certainement, milord, répliqua le marquis ; nous nous battrons, et je me flatte que personne n’interviendra ; nous sommes tous ici hommes d’honneur. »

Il y eut un léger murmure d’assentiment parmi les spectateurs, et ceux qui étaient étrangers se retirèrent sur-le-champ.

« Monsieur Maynwaring, dit Masham puis-je compter sur vous comme sur un ami ?

— Sans nul doute, lui fut-il répondu, quoique, à vrai dire, j’aimerais mieux que mon concours servit à arranger les choses pour un autre dénoûment. Mais puisqu’il faut que cela soit, je me ferai un plaisir de vous assister.

— J’en conclus que je puis de même compter sur monsieur Saint-John ? » dit le marquis.

Saint-John s’inclina.

« Dans quel endroit, et à quelle heure, messieurs, la rencontre aura-t-elle lieu ? demanda-t-il.

— Aussi matin qu’il plaira au marquis, répliqua Masham, et dans Hyde-Park, s’il n’y voit aucun inconvénient.

— Parfait ! Hyde-Park me conviendra aussi bien que n’importe quel autre endroit, répondit Guiscard, et plus ce sera de meilleure heure, mieux cela vaudra ; car, comme je ne compte pas me coucher avant de m’être battu, je me reposerai plus tôt.

— Les préliminaires du duel étant ainsi réglés, messieurs, dit Saint-John, je pense que vous pouvez demeurer ensemble sans qu’il y ait aucun inconvénient, et par conséquent, je vous prie tous les deux de me faire compagnie ce soir à souper ; j’invite aussi tous nos amis ici présents. Quelques beaux esprits ont promis de se joindre à nous ; et, lorsque je vous aurai dit que j’attends mistress Bracegirdle et mistress Oldfield, je n’aurai plus, je suppose, besoin de vous presser davantage. »

Tous les gentilshommes présents acceptèrent avec enthousiasme cette invitation, à l’exception de Masham, qui se proposait de refuser ; mais Maynwaring lui ayant soufflé à l’oreille que son refus pourrait être mal interprété, il se rendit, quoique avec répugnance, et, après quelques propos en l’air, toute la compagnie se dispersa.



XI


Masham rencontre chez M. de Saint-John üne réunion de beaux esprits. Moyens proposés par lui pour ajuster un différend qui s’éleva entre mistress Bracegirdle et mistress Oldfleld.


Masham dina seul, et, lorsqu’il eut achevé les préparatifs qu’il croyait nécessaires pour son duel du lendemain, il se rendit vers dix heures à la résidence de Saint-John dans SaintJames-Place.

Les convives, plus nombreux qu’il ne s’y attendait, étaient déjà à table, mais une place lui avait été réservée entrë Maynwaring et Prior : Masham s’y glissa comme s’il eût désiré ne point être aperçu. Il connaissait tous ceux présents, quelques-uns de réputation etpresque tous personnellement ; et passant en revus toute l’assistance, composée de la plupart des gens les plus spirituels de l’époque, il se dit en lui-même qu’il avait peu de droits à siéger parmi eux.

Le haut bout de la table était, comme de raison, occupé par Saint-John, qui paraissait d’une humeur charmante. À sa droite était assise une femme de l’ensemble le plus séduisant, dont les beaux yeux bruns avaient un éclat extraordinaire. Les cheveux et les sourcils de cette beauté châtoyaient, à la lueur des bougies, d’une nuance de jais pareille aux plumes d’un corbeau.

Et pourtant le teint de la dame offrait des couleurs éclatantes. Quoiqu’elle eût dépassé la première jeunesse, sés charmes n’avaient rien perdu de leur puissance. Le sourire délirant immobile sur ses lèvres avait exercé un pouvoir magique sur bien des cœurs ; en un mot, cette personne gracieuse étuit la ravissante mistress Anne Bracegirdle, et jamais plus admirable actrice n’avait foulé le plancher d’un théâtre.

Le gentleman qui se trouvait à sa droite se faisait remarquer par des manières de courtisan, de beaux traits d’un calme parfait et d’une pureté sans pareille. Il comblait de soins empressés sa voisine, qui le nommait M. Congrève.

Près de lui était placé un autre bel esprit, d’un extérieur moins remarquable, mais d’un mérite égal, quant aux facultés intellectuelles.

Sir Joh Vanbrugh, car c’était lui, causait avec un monsieur âgé, qui, avec son dos voûté, l’absence totale de dents et les rides profondes creusées sur ses joues, rides ineffaçables malgré la couche de fard qui les couvrait, affectait cependant des airs coquets et juvéniles. Ce personnage était vêtu à la dernière mode, et portait, avec une cravate et des manchettes de dentelle, une perruque aux boucles ondoyantes et des bagues de prix à tous les doigts. Il était difficile de reconnaître ce vielllard présomptueux, dont les membres tremblotants ét les yeux chassieux auraient mieux été placés sur un lit que devant la table d’un festin, pour l’ami autrefois renommé par sa beauté, et toujours spirituel, de Sidley, Rochester, Elheridge et Buckingham, pour le compagnon favori du joyeux monarque lui-même, celui qui, par ses grâces et sa brillante réputation, avait conquis et obtenu la main de l’opulente et belle comtesse de Droghade, et dont les comédies sont tout au plus inférieures à celles de Congrève et de Vanbrugh. Cet homme s’appelait William Wycherley.

Vis-à-vis le poëte caduc, on remarquait un jeune homme à l’air emprunté, aux vêtements simples, dot la plysionomie annonçait une finesse exquise et un grand bon sens. Sir Tickell, c’était son nom, écoutait áttentivement son voisin, personnage corpulent, aux joues fraîches, au visage bellâtre, accoutré d’un habillement complet en velours fleur de pêchér, et qui n’était autre que l’illustre Joseph Addison.

Ce grand auteur des Essais n’avait pas encore, à cette époque, dit son dernier mot au public. En attendant que son talent admirable se fût mûri, il s’était fait connaître principalement par la publication de ses Voyages, par un poème intitulé Campagne, et par un opéra insignifiant appelé Rosamonde.

Addison occupait le poste de sous-secrétaire chez lord Sunderland, qui, en succédant à sir Charles Hedges (auquel Addison avait dû primitivement sa nomination), l’avait conservé dans l’exercice de ses fonctions.

L’écrivain avait à sa droite le joyeux, l’aimable, le bon, l’insouciant Richard Steele, sur le tempérament duquel la bonne chère et les copieuses libations indispensables pour arroser les mets exquis {car la mode du temps était de boire beaucoup) avaient produit un effet bien plus pernicieux que sur son flegmatique ami le sous-secrétaire.

Le capitaine Steele, telle était sa qualification (car il avait obtenu depuis quelques semaines une commission dans le régiment de lord Lucas, sur la recommandation de son ami, le brave lord Cutts), s’occupait principalement à cette époque à rédiger la Gazette, dans laquelle, prétendait-il, ses efforts tendaient à être aussi bête et aussi insipide que possible ; ajoutons en passant que son succès dépassait ses désirs. Steele était veuf depuis quelque temps ; mais précisément alors il faisait la cour à miss Scurlock, qu’il épousa deux ou trois mois plus tard. Ses débauches avaient laissé des traces ineffaçables sur son visage ; mais, quoiqu’il fût bouffi et livide, ses traits ne manquaient pourtant pas d’expression. Des sourcils noirs recouvraient ses yeux très-enfoncés, sa face était large et rude, commune, sa taille épaisse et carrée, et il portait un uniforme avec assez de gaucherie.

Le capitaine Steele s’occupait beaucoup de sa voisine, jeune femme singulièrement belle, à la taille élancée et gracieuse, au regard plein de malice, et aux manières aimables. C’était là ce qu’on appelle une femme irrésistible. Mistress Oldfeld était rivale de mistress Bracegirdle, et sa réputation avait causé maint débat dans le beau monde de Londres.

À vrai dire, les galanteries de Steele restaient sans récompense. Mistress Oldfeld n’avait d’yeux et d’oreilles que pour les doux regards et les tendres œillades de M. Maynwaring, qui était à sa droite, et avec lequel, soit dit en passant, elle forma ensuite un long et durable attachement, qui n’eut de fin que par la mort de Maynwaring.

Sans parler de Maynwaring, de Masham, de Prior et de Sunderland, bien connus de nos lecteurs, nous citerons encore le poëte tragique Nicolas Rowe, auteur de la Belle Pénitente. Son maintien olympien était tant soit peu compromis par les éclats de rire que lui arrachaient les plaisanteries de son voisin, le facétieux Tom d’Urfey, qui, de même que Wycherley, était une des célébrités du siècle passé. Charles II lui-même s’était souvent appuyé sur l’épaule du poëte, tandis qu’il savourait une prise de tabac. À vrai dire, sous le roi, prédécesseur de la reine, personne ne savait rimer plus gaiement que le vieux Tom une ballade mélancolique, nul ne connaissait mieux l’art d’écrire élégamment une chanson à boire ou des strophes amoureuses dans ce style affecté qui était de mode à l’époque de la jeunesse du poëte.

Comme son confrère Wicherley, Tom d’Urfey était fort usé. Il eût été d’ailleurs surprenant qu’il ne le fût pas, après la vie de libertinage à laquelle il s’était abandonné. Mais en dépit des rhumatismes, de la goutte volante et d’autres maux encore, il eût été difficile de trouver un plus joyeux convive que le vieux Tom. Nul ne savait mieux que lui jouir des biens de la terre, et personne ne les appréciait davantage. Le costume de d’Urfey était fort râpé ; mais il est vrai de dire qu’il était peu riche… Du reste, si son habit était usé jusqu’à la corde, ses bons mots étaient neufs et bien plus animés que ceux de Congrève, le compassé : son rire même respirait la plus franche gaieté.

Tom d’Urfey possédait un véritable talent lyrique, tout à fait exempt de l’affectation habituelle des modernes faiseurs de ballades. Travailleur infatigable, il avait composé plus de trente comédies, qui aujourd’hui sont presque toutes oubliées. Hélas ! pauvre Tom ! à notre époque dégénérée, tes joviales saillies ont à peine trouvé un lointain et faible écho !

Guiscard était assis à côté de d’Urfey. Près du marquis était mistress Centlivre, auteur spirituel de plusieurs comédies excellentes, mais licencieuses : c’était le goût de l’époque. Trois d’entre elles : l’Officieux, la Merveille, une Femme garde un secret, ainsi que une Tentative hardie pour une femme, ont été maintenues au répertoire. Mistress Centlivre, fort belle jadis, avait été mariée trois fois. Son dernier mari, M. Joseph Centlivre, avait été cuisinier du roi Guillaume III. La dernière comédie qu’elle avait composée, une Dame platonique, venait d’être représentée avec assez de succès au théâtre de HayMarket.

Le voisin de droite de mistress Centlivre se nommait sir Samuel Garth, physicien et poëte célèbre, estimé pour ses aimables qualités autant que pour ses talents. Garth passait pour être un bel homme, d’une corpulence respectable et d’une toiJette composée de vêtements faits d’après la mode particulière de l’époque et taillés dans du velours noir.

Près de lui se trouvait une dame, la quatrième et la dernière qui assistât au souper ; c’était aussi un écrivain dramatique, qui avait déjà acquis quelque réputation, mais dont la célébrité augmenta par la suite, lorsqu’elle publia la Nowelle Atalante.

Quoique dans la force de l’âge, mistress Manley ne possédait d’autres grâces que celles de son esprit ; mais elle causait à merveille, et un certain penchant pour la satire, combiné avec une connaissance parfaite (acquise à n’importe quel prix) de ce qui se passait dans le monde et en politique, donnait beaucoup de piquant à ses discours. De nos jours, elle eût indubitablement été réputée pour un nouvelliste de premier ordre, et ses écrits eussent été fort à la mode.

De l’autre côté se trouvait assis M. Godefroy Kneller, le grand peintre (nous ferons remarquer en passant que Kneller fut fait baronnet par {{roi|Georges|I|er C’était un bel homme, de grandes manières, mais déjà sur le déclin de l’âge.

Enfin, après Kneller venait M. Hughes, savant et poëte, particulièrement connu alors par ses élégantes traductions d’Horace et de Lucain, mais dont le talent fut surtout apprécié dans la suite par sa tragédie appelée le Siége de Damas, comme aussi par les articles qu’il écrivit dans le Tatler, le Spectator et le Guardian.

Telle était, décrite en détail, la société qui se trouvait réunie autour de la table.

Le repas, exquis et d’une abondance qui tenait de la profusion, était servi par une foule de laquais vêtus de la somptueuse livrée de Saint-John. La table fléchissait sous le poids de la plus belle argenterie et des plus étincelants cristaux. À mesure que des plats succulents disparaissaient, ils étaient remplacés par d’autres non moins délicats. Les vins coulaient à pleins bords : ils étaient choisis parmi les meilleurs crus de France, d’Espagne, d’Allemagne et même de Hongrie. Les verres ne restaient jamais vides, et les bouchons de champagne sautaient à grand bruit : on eût dit un feu d’artifice accompagné en mesure par des coups de mousquet.

Saint-John passait avec raison pour un amphitryon incomparable, car nul ne pouvait l’accuser d’avoir des airs de petit maître : il laissait à ses hôtes toute liberté, et faisait les honneurs de sa table avec l’urbanité la plus parfaite, entretenant de son mieux la gaieté par ses saillies incessantes.

Le seul front soucieux qui se vît dans l’assemblée était celui de Masham, pour qui les mets succulents et les vins généreux paraissaient n’avoir aucun attrait.

« Monsieur Masham ressemble à l’amant dédaigné de la comédie, observa mistress Bracegirdle, dont la voix était ravissante, ce qui donnait une incroyable valeur aux paroles qu’elle prononçait.

— Par ma foi ! s’écria Saint-John, votre comparaison tombe juste. Masham est assez fou pour aimer une femme qui accorde sa main à un autre, et, qui plus est, il lui faut absolument la vie de son fortuné rival.

— Vous êtes trop sévère pour le jeune gentilhomme, monsieur Saint-John, dit mistress Oldfield d’un accent non moins suave que celui de mistress Bracegirdle. Si monsieur est réellement amoureux, il est à plaindre. Je gage que de toutes les personnes ici présentes, excepté peut-être monsieur Tickell, il est le seul qui connaisse à fond ce sentiment. Si votre bienaimée vous a trompé, ajouta-t-elle en s’adressant à Masham, oubliez-la et offrez vos vœux à une autre.

— Il ne serait point dificile de trouver, et vite encore, mistress Oldfield, répondit galamment le jeune écuyer.

— J’espère que vous ne commettrez pas la folie d’exposer vos jours pour elle ? continua la dame.

— Permettezmoi de solliciter l’honneur de boire à votre santé, répliqua Masham d’une manière évasive.

— Avec grand plaisir, fit-elle ; mais il faut une réponse à ma question. Il y a des femmes qui sont flattées d’être cause d’un duel ; quant à moi, j’éprouverais de l’aversion pour l’homme qui se battrait à mon sujet, ou plutôt je me prendrais en horreur moi-même, ce qui reviendrait absolument au même. Allons, mesdames, secondez-moi ; plaçons monsieur Masham sous notre protection spéciale. Il serait mille fois dommage qu’un aussi joli garçon fût moissonné, à la fleur de son âge, pour une coquette sans cœur. Vos voix s’uniront à la mienne, j’en suis certaine. Il ne faut pas qu’il se batte !

— Certainement non ! s’écrièrent en chœur les trois autres femmes.

— Vous allez nous faire livrer bataille entre nous, si vous continuez ainsi, remarqua Maynwaring avec une certaine pétulance.

— Il paraît que mistress Oldfield est déterminée à faire une conquête à tout prix, dit mistress Bracegirdle à voix basse en s’adressant à Saint-John.

— Un de vos regards suffira pour la lui enlever, répliqua l’autre ; vous lui avez souvent ravi les cœurs d’une salle entière par le même procédé.

— J’essayerai du moins de réussir, dit mistress Bracegirdle, ne serait-ce que pour humilier sa vanité. Monsieur Masham, continua-t-elle à haute voix en lançant au jeune homme une de ses plus irrésistibles œillades, je serais curieuse de savoir le nom de la personne qui a su vous inspirer une passion si profonde.

— On ! dites-nous-le, monsieur Masham, fit mistress Centlivre.

— Elle est indubitablement jeune et belle, dit mistress Manley.

— Et riche aussi, je l’espère ? ajouta mistress Centlivre.

— Voyons, faites-nous son portrait ! s’écria mistress Oldfeld. Ressemble-t-elle à quelqu’une de nous ? à mistress Bracegirdle, par exemple ?

— Ou à mistress Oldfield ? » demanda l’autre actrice, Tous les convives éclatèrent de rire.

« J’ai grand’ peur que Masham n’ait bientôt un second duel sur les bras, fit M. Congrève en regardant mistress Bracegirdle.

— Il pourrait en avoir trois, répondit Maynwaring, et il lui faudra se procurer un autre témoin, car je serai obligé d’agir comme partie intéressée.

— En vérité, messieurs, répliqua Masham, je ne sais en quoi j’ai pu vous offenser !

— Ne craigaez rien ! je me charge de vous débarrasser de M. Congrève, dit mistress Bracegirdle ; s’il se bat avec quelqu’un, ce sera avec moi.

— Et, puisque M. Maynwaring renonce à son emploi, je me ferai un plaisir de vous servir de second à sa place, dit mistress Oldfield ; je sais me tirer d’une affaire de ce genre presque aussi bien que lui. Si vous avez besoin d’épées et aussi de pistolets, j’ai tout un arsenal à votre disposition. Vous ne rougirez pas de votre témoin, car je viendrai vous rejoindre revêtue d’un costume de galant citadin. Vous souvenez-vous de celui de Betty Goodfield, dans la Femme bravache ?… Pardieu, monsieur ! ajouta-elle, prenant tout à coup le ton et le maintien de ce rôle, n’êtes-vous venu ici que pour me faire des questions ? Je ne saurais supporter ce procédé brutal : vous avez épuisé ma patience, et vous allez maintenant trouver en moi un véritable lion déchaîné. Allons, monsieur, dégainons ! »

Cette tirade, débitée de la manière la plus animée, souleva une salve d’applaudissements.

« Monsieur Masham est désormais invincible s’il est secondé de la sorte, observa Wycherley. Mille dieux ! je croyais le théâtre moderne dégénéré, mais je retrouve dans mistress Oldfield l’esprit des Nell Gwyn et de mistress Kneppe.

— Avec un peu plus de retenue, pourtant, monsieur Wycherley, reprit la jolie actrice en décochant un sourire à son adulateur.

— Ah ! monsieur Wycherley, cria Tom d’Urfey, les choses ont bien changé depuis l’apparition de ces inimitables comédies, la Femme de campagne et l’Homme franc. Il y a plus de trente ans de cela. Si vous aviez été laborieux ou nécessiteux, vous nous auriez donné une comédie chaque année, et notre répertoire se fût bien enrichi ! Mais, à propos de l’Homme franc, je me rappelle à merveille Hart dans le rôle de Mauly, Kyngston dans celui de Freeman, mistress Cory dans celui de la veuve Blackacre, merveilleuse veuve Blackacre ! et la jolie mistress Kneppe, qui jouait le rôle d’Élisa ! Vous devriez, monsieur, avant de renoncer complétement au théâtre, offrir encore une autre comédie au public.

— Mon ami Tom, dès que je serai marié, je composerai une farce, répliqua aigrement Wycherley. Mais pourquoi ne vous adressez-vous pas à Congrève ? personne n’a écrit des comédies pareilles aux siennes, et pourtant il ne s’occupe plus de théâtre.

— Ne me rappelez pas les erreurs de ma jeunesse, Wycherley, répliqua Congrève. J’ai reconnu mes fautes et n’y retomberai plus à l’avenir.

— Congrève a été converti par Collier, et cependant il lui a répondu fort sèchement lorsque celui-ci l’a attaqué, dit Vanbrugh en riant. Il croit maintenant qu’au théâtre tout est licence et impiété.

— On pourra du moins contester la moralité des comédies aussi longtemps que vous écrirez, maître Van, répondit Congrève avec aigreur.

— Malédiction ! s’écria Vanbrugh, faut-il que je peigne les hommes et les mœurs comme ils sont ou comme ils ne sont pas ?

— Vous les peignez avec des couleurs si vives que vos portraits dureront toujours, sir John, observa Kneller.

— Il y a une chose certaine, fit Addison, c’est que la scène anglaise doit sa résurrection au génie des deux grands auteurs comiques ici présents, et, s’ils n’avaient pas consacré leur grand talent à soutenir la réputation de notre théâtre, il est probable que nous eussions été privés à tout jamais d’un amusement intellectuel qui fait nos délices. Non, monsieur Congrève, l’art dramatique vous doit trop pour que nous acceptions votre désaveu.

— Je suis fâché de le dire en présence de tant de dramaturges distingués, s’écria Congrève, mais, sur mon âme, je ne crois pas que faire du théâtre soit une occupation digne d’un gentilhomme.

— Fi ! monsieur Congrève ! répliqua Rowe. Voici positivement une hérésie de votre part, et c’est là une faute plus grave que celle de trahir des femmes qui vous ont accordé leurs faveurs. Une belle comédie est le plus noble produit de l’esprit humain.

— L’auteur de la Belle Pénitente et de Tamerlan a le droit de parler ainsi, observa Garth. Je comprends que M. Congrève, qui a obtenu une réputation aussi élevée, ne craigne pas de l’ébranler ; mais qu’il déprécie le théâtre après avoir tant fait pour lui, voilà ce qui dépasse ma compréhension.

— Je ne déprécie pas le théâtre, sir Samuel, répondit Congrève, et, si je renonce à la scène, c’est par dégoût et non par crainte d’insuccès. Je dèteste de faire parler de moi, et, alors même que je serais sûr de produire une œuvre meilleure que ses devancières, je ne voudrais plus en écrire. Bien plus, je regrette même d’avoir jamais tracé une seule ligne.

— Croyez-vous qu’il soit sincère ? demanda Guiscard à Prior.

— Aussi sincère que vous le seriez, répliqua le poëte, si, après avoir gagné à un jeu de hasard dix mille livres sterling, vous juriez de ne plus jouer, et si vous assuriez que vous êtes fâché d’avoir joué. Congrève est prudent et désire ne pas perdre ce qu’il a gagné. De plus, par un bizarre sentiment de vanité, il est plus fier d’être gentilhomme que d’être écrivain.

— Heureusement pour nous, mon cher Congrève, votre désir de n’avoir point écrit vient trop tard, dit Saint-John. Il serait peut-être heureux que quelques-uns d’entre nous pussent anéantir leurs premiers essais, mais vous n’êtes point de ce nombre. Allons ! voici qu’en causant ainsi nous laissons notre vin dans nos verres. Capitaine Steele, je vous porte une santé.

— Et je m’empresse d’y faire honneur, répliqua Steele en buvant rasade. Congrève a raison sur un seul point, continua-t-il ; le grand secret est de savoir finir. Une entrée est plus facile qu’une sortie. Cependant, quoique j’approuve cette maxime, je ne prétends pas la suivre. Pour mon compte, au contraire, je continuerai à écrire aussi longtemps que je trouverai un public qui voudra bien m’écouter et un éditeur qui m’imprimera. L’un et l’autre prendront soin de m’avertir dès qu’ils en auront assez.

— Telle a toujours été votre habitude, Dick, reprit Addison ; vous parlez en philosophe et vous agissez en libertin.

— En cela, je ne fais que vous imiter, Joe, répliqua Steele, vous qui chantez les louanges de la tempérance avec un style aussi limpide que de l’eau de roche, tout en ayant devant vous une bouteille de vieux vin d’Oporto.

— Ce sarcasme ne m’empêchera pas de vous porter une santé à l’instant même ; oui ! à vous, chien de médisant, répondit Addison… Mais que boirons-nous ? du bourgogne ?

— Soit, du bourgogne, fit Steele ; c’est un vin généreux, qui court dans les veines comme le sang bouillant de la jeunesse. » Sur un signe du maître de céans, les domestiques enlevèrent la nappe et placèrent sur la table des plateaux chargés de bols de bishop fait avec du bourgogne, du bordeaux et des épices.

Tom d’Urfey demanda la permission de chanter, et, quoique sa voix fût un peu cassée, il chanta pourtant agréablement une des vieilles chansons anacréontiques de son répertoire.

Mistress Bracegirdle consentit ensuite à se faire entendre, et elle produisit un très-grand effet sur ses auditeurs, dont le ravissement ne diminua point lorsque la voix de sa belle rivale mistress Oldfield résonna de la manière la plus mélodieuse. Les deux dames furent tour à tour applaudies à tout rompre, et les convives, rangés en deux camps, firent de nombreux efforts pour se surpasser dans les témoignages de leur admiration.

Saiat-John, dont la bonne humeur paraissait inépuisable, et qui était l’âme de cette orgie, comme aussi de tout ce qu’il entreprenait, eut grand soin d’entretenir au même diapason la gaieté de ses convives. Il y réussissait si bien, que le crescendo redoublait de minute en minute. La contagion finit même par atteindre Masham, qui oublia ses chagrins pour rire aussi haut et aussi fort que les autres.

Bientôt les nombreuses libations de l’assemblée finirent par opérer. La conversation devint plus bruyante et les rires plus éclatants. Cependant le décorum le plus parfait ne cessa pas de régner parmi les convives ; mais, comme il y avait plus de parleurs que d’écouteurs, Tom d’Urfey, en dépit des efforts du maître de la maison, ne put parvenir à obtenir du silence pour chanter d’autres couplets. Maîtrisant son mécontentement, il profita du moment où le bruit était moins fort, et pria mistress Oldfield de chanter, ce à quoi les partisans de mistress Bracegirdle s’opposèrent tout d’abord, en disant que leur déesse leur avait fait une promesse qui devait passer avant tout.

En vain Saint-John s’interposa-t-il ; la discussion tourna bientôt en querelle, et donna lieu à un échange de paroles piquantes.

L’amphitryon eut alors une heureuse inspiration.

« Il y a un moyen de terminer le différend, mesdames, dit-il, voulez-vous que M. Masham décide laquelle de vous deux chantera la première ? »

Les jolies actrices consentirent sur-le-champ l’une et l’autre à ce mezzo-termine, et se tournèrent vers le jeune écuyer, qui parut aussi embarrassé que dut l’être le berger Pâris, lorsqu’il eut à décerner la pomme d’or à la plus belle des déesses. Sans se donner pourtant une minute pour réfléchir, il nomma mistress Bracegirdle, qui, radieuse et triomphante, commença une gamme de notes perlées qui paraissaient sortir du gosier d’une sirène.

La cantatrice fut à l’instant interrompue par mistress Oldfield, qui, profondément mortifiée de la préférence accordée à sa rivale, se mit à causer et à rire tout haut avec son voisin Mayawaring. Aussi la belle chanteuse s’arrêta-t-elle tout court, et, en dépit des supplications de Saint-Jobn, elle refusa de continuer.

Les regards insultants de sa rivale achevèrent de l’exaspérer.

« Il a été question de duels tout à l’heure, s’écria-t-elle ; je voudrais qu’il fùt permis aux femmes de se battre. Ah ! quel plaisir j’aurais à châtier l’insolence de cette créature !

— Ne vous gênez pas, si tel est votre désir, ma chère, répliqua mistress Oldfield en poussant un éclat de rire sardonique. Nous nous battrons où et quand vous voudrez ; nous savous l’une et l’autre porter le costume masculin, et il nous sera facile de l’endosser pour cette occasion honorable.

— Je voudrais que vous eussiez le courage de faire ce que vous dites, madame, répliqua mistress Bracegirdle.

— Si vous en doutez et si vous êtes pressée, ma chère, reprit mistress Oldfield, vous n’avez qu’à passer dans la chambre voisine, et nous terminerons ce différend sans plus de délai.

— Voilà une belle affaire ! s’écria Prior ; un duel entre nos deux plus belles actrices ! Quelle que soit celle qui survivra, nous y perdrons toujours.

— De par le ciel ! ceci passe la plaisanterie, s’écria Saint-John.

— Nous nous battrons au pistolet ! vociféra mistress Oldfield, qui se montra sourde aux remontrances de Maynwaring. J’ai souvent abattu des poupées, et je suis sûre de mon coup.

— Soit ! j’y consens ! répondit mistress Bracegirdie, car je tire aussi bien que vous.

— Voyons, mesdames, dit Masham, puisque vous prétendez bien tirer toutes les deux, si vous le voulez, je vais prendre une bougie, vous vous posterez à l’autre bout de la salle, et celle qui parviendra à la moucher avec la balle sera proclamée le vainqueur. Que dites-vous de ma proposition ?

— Je l’accepte ! fit mistress Oldfeld.

— Mais vous allez courir un danger réel, monsieur Masham, s’écria mistress Bracegirdle.

— Oh ! je me risque, répliqua-t-il en riant. Je préfère recevoir une blessure légère, plutôt que de permettre que la scène soit privée d’un de ses plus brillants ornements. »

Tout le monde applaudit à la galanterie du jeune écuyer.

Mistress Bracegirdle ayant accepté cet arrangement, quoique avec une répugnance visible, on apporta une paire de pistolets. On écarta ensuite tout ce qui pouvait gêner les tireuses ; Masham saisit un flambeau et alla se placer, le bras tendu, à l’autre bout de l’appartement.

Tout était prêt, lorsque mistress Bracegirdle pria sa rivale de tirer la première. Celle-ci leva à l’instant le canon de son pistolet, visa et lâcha la détente.

Le coup partit, et la balle passa si près de la flamme, qu’elle vacilla. De bruyants applaudissements accueillirent ce coup d’adresse.

Aussitôt que le calme fut rétabli, mistress Bracegirdle alla occuper la place de son adversaire ; mais, au moment où elle visait, un tremblement nerveux fit remuer son bras, et elle abaissa l’arme qu’elle tenait en main.

« Non ! vraiment, je ne puis ! s’écria-t-elle ; si je blessais ce jeune homme, je ne pourrais me pardonner ma maladresse, et, plutôt que de le mettre en si grand péril, je préfère m’avouer Vaincue. »

À ces mots, les applaudissements éclatèrent, plus bruyants et plus véhéments qu’auparavant.

« Pour vous prouver que je ne me suis pas trop vantée en vous parlant de mon adresse, dit ensuite mistress Bracegirdle, lorsque le silence se fut rétabli, je vais faire une expérience qui ne peut mettre personne en danger. Je vois là, sur le panneau supérieur de votre porte, une petite tache blanche, à peine large comme un schelling ; elle me servira de point de mire. »

La belle actrice tendit le bras, leva rapidement son pistolet, et lâcha la détente.

Le panneau se trouva percé précisément à l’endroit indiqué.

Mais quelles ne furent pas la surprise et la consternation des assistants, quand au même instant la porte s’ouvrit, et sir Harley entra dans l’appartement !


XII


La compagnie se trouve augmentée par l’arrivée de M. Hyde et de sa fille. Explication de la cause de leur visite.


« Une ligne plus bas, s’écria le secrétaire d’État en ôtant son chapeau, où la balle qui l’avait traversé trahissait son passage par un petit trou rond, vous eussiez logé ce morceau de plomb dans ma cervelle. Une autre fois, charmante mistress Bracegirdle, choisissez pour vous exercer un point de mire moins dangereux, ou vous vous exposerez à faire des malheurs. »

La belle actrice se confondit en excuses auprès de sir Harley, tandis que tous les autres convives de Saint-John le félicitaient d’avoir échappé à une mort certaine.

On lui expliqua l’origine de ce coup de pistolet, et il rit de bon cœur.

« La victoire vous appartient, ma chère mistress Bracegirdle, lui dit-il ; car, si mistress Oldfield a déployé autant d’adresse que vous, vous avez montré incontestablement que vous possédiez un cœur mieux placé.

— En tout cas, c’est fort généreux à vous de le reconnaître, monsieur Harley, repartit mistress Oldfield avec humeur.

— Ma foi, belles dames, habiles comme vous l’êtes, s’écria Saint-John, j’espère que dorénavant vous renoncerez aux pistolets, et que vous vous en tiendrez à des armes non moins dangereuses, il est vrai… à vos yeux.

— Bon ! bon des œillades peuvent suffire pour captiver votre sexe, reprit mistress Bracegirdle ; mais, pour venger les attaques de nos semblables, il nous faut de la poudre et des balles.

— Très-bien ! mais, à cette heure que la discussion a été honorablement close, dit Saint-John, embrassez-vous et soyez amies. »

Les deux rivales pressées de la sorte finirent par s’exécuter ; mais il était facile de conclure, en examinant le balancement de tête de l’une et le haussement d’épaules de l’autre, que la trêve n’était pas de bon aloi.

Les convives se remirent à table, et Harley se plaça près du maître de la maison, qui, tout en faisant circuler les verres, et en s’efforçant d’animer la conversation comme si rien ne se fût passé, trouva le moyen de chuchoter quelque peu avec son ami.

On vit bientôt sir Harley froncer le sourcil à quelque chose que lui dit Saint-John, et, comme ses yeux se portèrent à l’instant sur Masham, on comprit qu’il élait question de lui.

Un instant après, Sunderland et Kneller se levèrent, déclarant qu’ils avaient assez bu ; Guiscard demanda des cartes, et Saint-John ayant sonné, les portes battantes s’ouvrirent et montrèrent un magnifique salon resplendissant de lustres allumés, dans lequel plusieurs tables de jeu étaient régulièrement placées.

Tout le monde, à peu d’exceptions près, passa dans cette salle. Steele, Addisson, d’Urfey, Prior et Rowe, qui n’aimaient pas beaucoup le jeu, furent les seuls qui demeurèrent groupés autour d’un grand bol de punch qu’on venait d’apporter, et ils proclamèrent la liqueur brûlante bien préférable à tout ce qui avait été consommé d’abord. On fit circuler du café et des liqueurs, puis la plupart des convives se mirent à jouer à l’hombre.

Sir Harley, supposant Guiscard occupé, prit Masham à part, et lui dit à voix basse :

« Saint-John vient à l’instant de m’apprendre le duel ridicule que vous comptez avoir avec le marquis ; il ne peut avoir lieu.

— Mille pardons, monsieur Harley, fit Masham, mais je ne vois rien qui puisse l’empêcher.

— C’est moi qui mettrai obstacle, répondit Harley, sans nuire en rien à votre réputation, bien au contraire, tout l’honneur restera de votre côté, mais il faut que vous m’obéissiez aveuglément.

— Je regrette de ne pouvoir obéir à vos ordres, monsieur Harley, ajouta Masham.

— Mais, monsieur, je vous dis qu’il le faut ! s’écria celui-ci avec autorité, à moins que vous ne vouliez compromettre votre avenir sans retour. Il est urgent que vous veniez demain avec moi voir miss Abigaïl. Il le faut… !

— Il le faut, monsieur Harley !

— Oui, monsieur, oui, il le faut, s’écria Harley, et non-seulement il faut que vous alliez la voir, mais encore il faudra vous jeter à ses pieds et implorer son pardon.

— Pardon de quoi, au nom du ciel ? demanda Masham au comble de la surprise.

— Je vais vous le dire, répliqua l’autre en souriant. Pardon de… Malédiction ! fit-il soudain en s’arrêtant, car Guiscard était là devant lui.

— Je vous demande pardon de vous interrompre, monsieur Harley, fit le marquis, qui devinait ce qui se passait et avait résolu d’y mettre obstacle ; mais, comme M. Masham a mis en doute ma parole, ce dont il va me rendre raison demain, je désire lui faire dire par vous-même que vous êtes favorable à mes projets d’union avec votre belle cousine, miss Hill.

— Le diable emporte l’importun ! marmotta Harley entre ses dents.

— Vous n’hésiterez pas, je l’espère, à donner à monsieur l’assurance que vous souhaitez presser la conclusion de ce mariage, poursuivit Guiscard, et que vous vous êtes engagé à faire tous vos efforts pour obtenir de la reine la permission de faire célébrer cet hymen sans délai.

— Je ne me suis pas positivement engagé à cela, marquis, interrompit Harley en regardant Masham.

— Il est impossible que j’aie pu vous mal comprendre, reprit sévèrement Guiscard.

— Non, certainement, vous ne m’avez pas mal compris, marquis, répondit Harley ; mais…

— Mais quoi, monsieur ? interrompit à son tour Guiscard avec impatience ; si vous avez perdu la mémoire, je puis facilement vous la rendre.

— Oh non ! je me souviens fort bien, dit le secrétaire d’État ; c’est en effet, comme vous dites, parfaitement exact. »

En disant ces mots, il lança un coup d’œil assez significatif à Masham, avec l’espoir que ce dernier le comprendrait.

Le jeune écuyer ne fit pourtant attention ni à ses œillades, ni à ses gestes ; il adressa un salut très-hautain aux deux interlocuteurs, et s’éloigna.

Harley, contrarié de l’intrusion intempestive du marquis, le quitta brusquement à son tour et alla s’asseoir à une table de jeu.

En ce moment, un domestique entra et, s’approchant de Saint-Jobn, il lui annonça à voix basse que deux dames demandaient à lui parler.

« Deux dames à cette heure-cil s’écria Saint-John. Que diable veulent-elles de moi ?

— Je ne sais, monsieur, répliqua le valet, mais elles paraissent désespérées. L’une d’elles est jeune et très-jolie.

— Ah ! fit Saint-John, c’est différent, je les verrai tout à l’heure ; conduisez-les dans mon cabinet, et envoyez mistress Turnbull leur tenir compagnie.

— Je crois, monsieur, reprit le domestique, que la jeune personne s’appelle Angélica, et que sa mère est la femme d’un curé de village.

— Eh quoi ! serait-ce ma jolie Angélica ? s’écria Saint-John transporté de joie. C’est vraiment du bonheur ! introduisez-les sur-le-champ. »

Tandis que le laquais s’éloignait, Saint-John se leva et s’en alla communiquer ce qu’il venait d’apprendre à Harley et à Guiscard. Tous les trois se demandaient en riant quelles pouvaient être les causes probables de cette visite, lorsque la porte s’ouvrit, et mistress Hyde, suivie de sa fille, parut à leur vue.

Toutes deux tenaient leurs mouchoirs sur leurs yeux, et Angelica avaient l’air d’être sur le point de s’évanouir, tant était grande sa confusion de se trouver en si nombreuse compagnie.

« À quelle cause dois-je, mesdames, l’honneur d’une visite si imprévue ? demanda Saint-John.

— Oh ! mon cher monsieur ! répliqua mistress Hyde, il nous est arrivé un si grand malheur ! Mon pauvre cher mari !

— Que lui est-il advenu ? s’écria Saint-John en feignant l’inquiétude.

— Il a été !… oh !… oh !… » Et mistress Hyde se mit à sangloter. « Parle, Angélica, parle, car cela m’est impossible.

— Je puis à peine respirer… Monsieur, dit la jeune fille, mon père a été… ar…rê…té !

— Arrêté ! fit Saint-John avec surprise ; et pourquoi cela ?

— Pour rien, pour rien du tout, répliqua mistress Hyde. Voilà le crime dont on l’accuse…

— C’est un terrible crime, en effet, dit Saint-John en souriant ; mais on doit pourtant l’accuser de quelque chose ?

— On parle d’une conspiration, répliqua Angélica, d’une correspondance séditieuse avec les ministres français… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

— Une correspondance séditieuse avec les ministres français ? répéta Saint-John. Votre père est donc jacobite ?

— Jyste ciel, monsieur, cela n’est pas ! Mon mari n’est pas plus jacobite que vous, répliqua mistress Hyde. Mais tout cela est de la faute de M. Greg : M. Harley me comprend bien, puisque c’est un de ses employés.

— Greg ? de quoi est-il question ? demanda Harley d’un air troublé.

— Eh bien ! il a été arrété par ordre de la reine, reprit Angélica ; on l’a conduit en prison en attendant qu’on l’interroge. Bien plus, on a saisi tous ses papiers. »

Sir Harley et Saint-John échangèrent entre eux quelques regards furtifs qui trahissaient une inquiétude mal déguisée.

Guiscard s’avança à son tour d’un air consterné.

« Qu’entends-je ? Greg est arrêté ? fit-il.

— Oui, monsieur, répondit Angélica, et j’ai entendu dire à l’agent que les papiers qu’il avait saisis prouvaient la complicité de plusieurs grands personnages ; il a même prononcé votre nom.

— Mon nom ! s’écria le marquis ; mon nom ! C’est impossible ! Je ne connais point cet homme ; c’est à peine si je l’ai vu une ou deux fois !

— Voici une malencontreuse circonstance, Harley, dit Saint-John à voix basse en s’adressant à son ami.

— En effet, répliqua l’autre ; car quoique nous n’ayons rien à craindre, il faut avouer que ce misérable était de ma maison, et nos ennemis ne manqueront pas de se faire de cette circonstance une arme qu’ils tourneront contre nous.

— Quelle maudite aventure ! fit Saint-John. Du reste, ma gentille Angélica, ajouta-t-il, vous pouvez être parfaitement tranquille, il n’arrivera rien à votre père ; je vous en réponds. Mais contez-moi comment les choses se sont passées.

— Voici, monsieur, répliqua-t-elle avec empressement : un sergent, un grand homme qui a un emplâtre sur le nez et qui est laid comme le péché, est venu ce soir avec M. Proddy, cocher de la reine, faire visite à M. Greg. Ils ont été invités à rester à souper et y ont consenti. Dans le courant de la soirée, M. Greg a fait au sergent beaucoup de questions au sujet du duc de Marlborough, et M. Proddy lui a aussi adressé de nombreuses questions au sujet de la reine ; M. Greg versait à ses deux convives force eau-de-vie qui leur montait à la tête, et ils ont commencé à tenir certains propos sur la révolution. Mon père n’écoutait pas ce qu’ils disaient : il fumait tranquillement sa pipe au coin du feu, et finit même par s’assoupir. Bientôt M. Greg et ses visiteurs se sont mis à chuchoter ; il m’était impossible d’entendre ce qu’ils disaient, mais les mots suivants : Jacques III… la cour de Saint-Germain… M. Chamillard… parvinrent à mes oreilles, et j’ai eu lieu de soupçonner qu’il s’agissait de trahison.

— Certes, vous aviez raison, observa Saint-John.

— Maître Greg est un grand sot d’être aussi peu circonspect, murmura Guiscard.

— J’ai bien vu, d’après ce qui s’est ensuite passé, que le sergent et le cocher étaient des espions, poursuivit Angélica : car, après avoir causé ainsi assez longtemps, ils se sont levés en feignant de trébucher ; mais, quoique le sergent assurât qu’il était très-étourdi, je l’ai vu regarder autour-de lui avec précaution. Une demi-heure après le départ de ces deux hommes, au moment même où nous allions nous mettre au lit, on a frappé à la porte. M. Greg, qui avait affreusement pâli, hésitait à ouvrir ; mais, lorsqu’on a frappé plus fort, il a obéi. Alors un agent de la reine (c’est le titre que prenait cet homme), suivi de deux officiers de police, s’est précipité sur lui et l’a arrêté. Il s’est ensuite emparé de tous ses papiers, comme je vous l’ai déjà dit.

— L’agent a-t-il dit de quelle part il venait ? demanda Harley.

— Oui, de la part du duc de Marlborough, répliqua la jeune fille, et il a déclaré que le duc avait des preuves de la culpabilité de M. Greg. »

À ces paroles, Harley et Saint-John échangèrent de nouveau quelques signes d’intelligence, tandis que Guiscard paraissait de plus en plus sombre et agité.

« Mais sous quel prétexte a-t-on arrèté votre père ? demanda Saint-John.

— En vérité, monsieur, je n’en sais rien, répondit Angélica ; mais, au moment où les officiers l’emmenaient, il nous a recommandé de ne pas nous effrayer, car il n’avait rien à craindre, et il a ajouté que, comme la reine n’avait pas de sujet plus loyal que lui, il était sûr que son innocence serait promptement reconnue.

— Oh ! certainement elle le sera, s’écria mistress Hyde : il est aussi innocent que l’enfant renfermé dans le sein de sa mère, et je réponds de lui, moi.

— Ceci me paraît un acte arbitraire, et il sera fait une enquête sévère à ce sujet ; mais quel était votre but en venant ici, ma chère ?

— Je crains que nous n’ayons eu tort, répliqua Angélica, qui parut honteuse et rougit beaucoup ; mais nous avions, ma mère et moi, l’esprit perdu, et nous trouvant à Londres sans amis, vous croyant un gentilhomme bon et réservé, nous sommes venues dans l’espoir que vous pourriez nous protéger.

— Vous ne vous êtes point trompées, répondit Saint-John. Allons, mes chères dames, acceptez quelques rafraichissements en attendant que votre chambre soit prête ; j’essayerai demain matin de faire rendre la liberté à votre père. »

Tout en parlant ainsi, Saint-John conduisit les deux dames dans un autre appartement, où mistress Turnbull se présenta presque aussitôt pour les servir.

Dès que Saint-Jobn fut de retour au salon, il eut une conversation confidentielle et animée avec Harley.

Pendant ce temps-là, Guiscard s’assit devant une table de jeu ; mais il était si distrait qu’il perdit une somme considérable et quitta bientôt l’hôtel.

À minuit, les chaises à porteurs des dames étant arrivées, Congrève escorta mistress Bracegirdle jusque chez elle ; Maynwaring en fit autant pour mistress Oldfeld. Steele et Wycherley suivirent la chaise de mistress Manley, et, probablement à cause de leurs libations démesurées, ils trouvèrent gentil de battre le watchman, et furent jetés en prison.

Prior accompagna mistress Centlivre, qu’il appela Chloé tout le temps, lui jurant d’écrire le lendemain une ballade en son honneur.

Après sa conférence avec Saint-John, Harley chercha-partout Masham qu’il ne trouva pas, et il apprit qu’il était parti depuis longtemps.

Addison, Garth et les autres deméurèrent fort tard, et burént un autre bol de punch encore suivi de deux autres. Il était près de quatre heures lorsque Saint-John se trouva seul.


XIII


Déjeuner matinal du sergent. Trois duels.


Le sergent Scäles se leva une heure avant l’aube, le jour où il devait se battre avec M. Bimbelot, et, comme la veille au soir il avait bu une assez notable quantité d’eau-de-vin, ainsi que le prouve la narration de la belle Angélica, la premièré chose qu’il fit fut d’apaiser sa soif à l’aide d’une pinte d’eau. Après cette libation, il procéda à sa toilette en chantant et en sifflant selon sa coutume, mais cependant un peu plus bas qu’à l’ordinaire, de crainte de dératiger toute la maison.

Habitué à se raser dans l’obscurité, il accomplit sans accident cette opération indispensable, chaussa une paire de bottes à genouillères qui lui venaient du duc de Marlborough, et ättacha son ceinturon après avoir éssayé la lame de son épée, qu’il mit dans le fourreau ; il passa ensuite sa redingote d’uniforme, prit son chapeau, et, marchant d’un pas tout pareil à celui de la statue du commandeur de la comédie de Don Juan, il gagna la cuisine dans l’intention de s’administrer une tasse de café avant de partir.

Le feu pétillait dans l’âte lorsqu’il entra, et, à son extréme surprise, il aperçut près du foyer mistress Plumpion, la femme de charge.

« Dieu du ciel, c’est le sergent ! s’écria-t-elle en feignant d’être confuse ; qui se serait attendu à vous voir venir ici si matin ? En vérité, vous vous levez trop tôt.

— Vous êtes pourtänt plus matinal que moi, mistress Plumpton, répliqua Scales. Je suis forcé de sortir pour affaire de service. Ordinairement vous n’êtes pas sur pied d’aussi bonne heure.

— C’est vrai, sergent, répliqua-t-elle, mais j’vais des va- peurs, et j’ai cru qu’une tasse de chocolat me ferait du bien ; aussi me suis-je levée pour la préparer. Je commençais cette opération délicate lorsque vous êtes entré. Seigneur Dieu, est-il possible ! Voilà-t-il pas que je suis encore en bonnet de nuit !

— Qu’importe le bonnet de nuit ? mistress Plumpton, répondit le sergent ; vous savez bien que je suis un vieux soldat. Si vous n’en aviez point parlé, je ne l’aurais pas remarqué ; mais maintenant que je le regarde, je déclare sur l’honneur ne vous avoir jamais vu de bonnet qui vous allât aussi bien que celui-ci.

— Ah ! sergent… Il n’y a que les militaires pour être aussi polis… Ne voulez-vous pas prendre une tasse de chocolat avec moi avant de sortir ?

— Très-volontiers, et je vous remercie beaucoup de votre gracieuseté, mistress Plumpton, répliqua Scales ; j’allais boire du café, mais j’aime bien mieux le chocolat. »

Le chocolat fut donc placé sur le feu, et la grosse femme de charge se disposait à lui donner un dernier coup d’œil lorsque, sans savoir comment, elle se trouva dans les bras du galant sergent.

Avant qu’elle eût pu pousser un cri, le soudard imprimait une demi-douzaine d’ardents baisers sur ses levrès.

Ah ! le sergent était terrible, et il était aussi redoutable dans ses amours qu’à la guerre.

Or, tandis que ceci se passait, le chocolat qui bouillait sur le feu s’emporta, se répandit, et produisit une épaisse fumée. Au même instant ; on entendit du côté de la porte un éclat de rire aigu et moqueur, et les deux amoureux aperçurent avec confusion, en levant les yeux, mistress Tipping qui les regardait.

« Voilà donc pourquoi vous vous êtes levée si matin, ma chère Plumpton, hein ? s’écria la femme de chambre ; voilà une jolie conduite ! Je ne m’étonne plus que vous aimiez tant le tambour du sergent. Milady saura ce qui se passe, oh ! certainement elle le saura.

— Vous ferez bien, Tipping, de profiter de l’occasion pour dire aussi à milady combien de fois le sergent vous a embrassée lui-même, réplique mistress Plumpton tout en retirant le chocolat du feu. Notre rencontre ici est l’effet du hasard.

— Le hasard ! Ah ! bon, reprit mistress Tipping ; comme si M. Timperlay ne vous avait pas dit hier soir que le sergent devait sortir au point du jour, et qu’il aurait besoin d’une tasse de café ! Donc, vous vous êtes levée exprès pour le rencontrer.

— Fort bien mais vous, pourquoi vous êtes-vous donc levée d’aussi bon matin ? Répondez, je vous prie, demanda mistress Plumpton avec aigreur.

— Pour vous surprendre, répliqua mistress Tipping, et j’y ai réussi à merveille. Oh ! sergent, ajouta-t-elle en tombant sur une chaise, je ne m’attendais pas à pareille chose de votre part ; est-il possible que vous fassiez la cour à une vieille horreur pareille à cette Plumpton ?

— Pas si vieille ni si horrible qu’il vous plaît de le dire, repartit la sous-femme de charge, qui se contenait à peine, et le sergent a trop de bon sens pour considérer la jeunesse comme un attrait, surtout lorsqu’elle n’est accompagnée par aucun autre avantage.

— Allons ! mesdames, s’écria Scales, je désirerais voir la paix se rétablir, car j’ai beaucoup d’estime pour vous deux, et, comme je dois me rendre ce matin à un rendez-vous pressé, vous m’excuserez si je me hâte de déjeuner. »

En disant ces mots, le soldat se mit à table, et mistress Plumpton lui versa une grande tasse de chocolat, tandis que mistress Tipping, malgré son indignation, se hâtait de préparer des tartines, que le brave homme consommait à mesure qu’elles étaient prêtes. Dès qu’il eut avalé trois tasses de chocolat et mangé la moitié du pain, le sergent se leva, essuya ses lèvres, embrassa mistress Plaompton d’abord, puis mistress Tipping, qui se soumit à cette familiarité de meilleure grâce qu’on n’aurait dû s’y attendre, et, quittant la maison, il traversa le jardin et pénétra dans Green-Park,

Il commençait à faire jour. Scales aperçut dans une avenue un personnage gros et court assis sur un banc, vêtu d’une redingote blanche, d’un gilet rayé et d’un bonnet de velours, et il n’eut pas de peine à reconnaître le sieur Proddy.

Le sergent siffla, et le cocher vint à lui sur-le-champ.

Proddy marchait avec une dignité inusitée, portant un sabre sous le bras et la pipe à la bouche. Après s’être salués, les deux hommes se dirigèrent ensemble vers Hyde-Park.

La matinée était belle, mais extrêmement froide, et le sergent aurait hâté le pas, s’il n’eût craint de laisser en arrière son compagnon.

« Il me semble que je vous ai nommé celui qui devait servir de second à Bamby, n’est-ce pas, Proddy ? dit-il enfin.

— Oui, sergent ! Un caporal français, un certain John Savage, qui a été fait prisonnier en même temps que le maréchal Tallard, répliqua le cocher.

— Il se nomme Sauvageon, et non pas John Savage, fit Scales ; c’est même un fort brave garçon, et je serais plus honoré de croiser l’épée avec lui qu’avec ce pauvre petit Bamby.

— Voulez-vous que je vous dise, sergent ? dit Proddy ; j’ai bien réfléchi à tout ceci : il me semble que je vais m’ennuyer de rester oisif, et, si Sauvageon ne s’y oppose pas, nous pourrons en découdre ensemble.

— N’en faites rien ! Comment donc, mille bombes ! Proddy, il vous embrocherait en moins d’un instant ! C’est une des meilleures lames connues, et il gagne sa vie en exerçant la profession de maître d’armes.

— Oh ! cela m’est égal, sergent, répéta Proddy ; un Anglais peut toujours tenir tête à un Français.

— Sans doute, répliqua Scales. À la condition pourtant que… vous voudrez bien me confier l’honneur de notre pays.

— Non ! je suis décidé à me battre, fit Proddy, et c’est dans cette intention que j’ai apporté mon épée.

— Ma foi, si vous le voulez absolument, ce n’est pas moi qui vous en empêcherai, dit Scales. Cependant, soyez prudent, et je ferai en sorte de vous venir en aide, si cela m’est possible. »

En disant ces mots, Scales se mit à fredonner, de toute la force de ses poumons, les vers suivants :


Amis, chantons ce héros sans pareil
Vainqueur à chaque bataille ;
Vive Marlborough ! Anglais, c’est un soleil !
Malheur à qui le raille !


— C’est vrai, et nous sommes nous-mêmes des héros, sergent, ajouta fièrement Proddy ; n’allons-nous pas combattre les mounseers ? Ah ! j’éprouve ce que vous avez dû éprouver avant la bataille de Blenheim.

— Vous êtes un brave petit homme, mon cher Proddy, répliqua Scales en lui frappant sur l’épaule, et je rends hommage à votre bonne volonté. Mais vous ne pouvez vous imaginer quelles sont les sensations d’un soldat au moment d’une bataille, principalement lorsqu’il a des Français pour adversaires.

En effet, le matin même de cette mémorable bataille, j’étais comme un cheval de guerre tenu par la bride et rongeant son frein. »

Et Scales continua à chanter :


Le treize août de l’an mil sept cent quatre
Au bout du Danube il fallut se battre
Depuis Édouard le Noir, jamais plus qu’à Bleinheim,
L’orgueil de ces Français ne dut tant en rabattre ;
Et ce combat suffit pour imposer un frein
À leur humeur par trop folâtre !


« Si vous continuez sur ce ton, sergent, je vais vouloir me battre contre les deux mounseers à la fois, ft Proddy. Je suis persuadé que la guerre était ma réelle vocation, et j’aimerais mieux tenir la boîte à cartouches que le fouet avec lequel je trône sur mon siége.

— Parfait ! parfait ! s’écria Scales en riant ; jour de Dieu, Proddy ! avons-nous bien joué notre rôle hier soir ! Ah ! comme le traître Greg a été bien dupé ! Il faut que ce soit un bien grand misérable, puisqu’il ose vendre ainsi son pays à nos ennemis ! Il mériterait d’être fourré dans une des bouches à feu du château fort de Douvres, et envoyé en guise de boulet à travers la Manche. Grâce à Dieu ! il sera puni, et j’espère qu’on pourra aussi envelopper dans le même châtiment son maître M. Harley, que le ciel confonde !

— Je ne me méle jamais d’affaires d’État, à moins d’un cas urgent, mon cher Scales, dit Proddy, chez lequel les discours du sergent ravivaient les terreurs de la veille. Je serai pourtant très-satisfait d’apprendre que Greg a été pendu, à la condition toutefois qu’il n’en sera plus question. »

Le sergent parut être du même avis, car il continua à marcher sans ouvrir la bouche davantage.

Un moment après, les deux hommes franchirent les grilles de Hyde-Park, qu’on venait précisément d’ouvrir, et, pénétrant du côté des jardins de Kensington, ils marchèrent sur le gazon jusqu’au moment où ils atteignirent une longue clairière bordée d’une avenue composée principalement de vieux ormes. Ils descendirent alors sur le bord d’une magnifique nappe d’eau, qui a êté depuis surnommée la rivière Serpentine, probablement par la raison que ce canal forme un bassin qui forme une ligne droite.

Ce lieu, coupé de charmants petits vallons et parsemé de bouquets d’arbres, était particulièrement propice à leurs projets.

À moitié chemin de l’avenue, il y avait deux sources, célèbres pour leurs vertus curatives. De nos jours encore, avant que l’hydropathie fût devenue à la mode, la foule accourait en ces lieux pour boire cette eau et s’en frotter le corps. Les abords de ces sources étaient protégés par des cloisons de bois. Plus tard, les eaux de Saint-Anne’s Well, car tel était le nom de le source principale, furent distribuées par une vieille dame qui se tenait assise tout auprès, devant une petite table couverte de verres ; et un grand nombre de personnes affligées d’ophthalmie se trouvaient soulagées en bassinant leurs yeux avec l’eau de la seconde fontaine.

À l’heure qu’il est, il existe une pompe, et les eaux passent pour n’avoir rien perdu de leur efficacité. N’est-il pas singulier que dans un siècle comme le nôtre, où on boit tant d’eau, les puits de Hampsteed, Kilburn et Bagnegge ne retrouvent point leur ancienne vogue ?

Le soleil venait de se lever et ses rayons, tamisés à travers les branches étendues des grands arbres, brillaient sur la surface de l’eau, qui miroitait comme de l’argent, et sur le sable aux mille pointes de diamants.

L’Angleterre peut à juste titre être fière de Hyde-Park, car aucune capitale ne possède un parc aussi remarquable.

Rien ne troublait le calme de ce paysage champêtre et solitaire, où nul étranger n’aurait pu soupçonner qu’à un mille de distance s’élevait une grande ville. La majestueuse capitale, voilée par les arbres, était complétement cachée à tous les yeux, tandis que sur la route de Kensington, visible par la clairiére, dans la direction du sud-ouest, on n’apercevait pas une seule maison.

Pour compléter le tableau, une harde de daims était couchée sous un chêne qui s’élevait au sommet d’un petit tertre placé sur la droite, et une volée de corneilles croassait sur la cime des arbres gigantesques qui avoisinent les jardins de Kensington.

« Tout va bien ! nous arrivons les premiers, mon cher Proddy, dit Scales en s’arrétant. Voici le lieu du rendez-vous.

— J’en suis bien aise, répondit le cocher en ôtant son bonnet et sa perruque, afin d’étancher la sueur qui coulait sur ses joues rebondies. Diable ! diable ! vous avez marché un peu trop vite pour mon allure.

— Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ? répondit le sergent. Mais nous ne sommes pas en avance de beaucoup, car voici nos adversaires. »

Proddy, remettant à la hâte sa perruque et son bonnet, se retourna pour voir les nouveaux venus. Le petit M. Bimbelot était paré avec une recherche sans pareille. Il portait un habit de velours, un gilet de brocart et une perruque aux longues boucles. Il était accompagné par un homme d’un âge mûr, presque aussi grand que le sergent, de figure chafouine et porteur d’un nez aquilin démesurément long, d’un menton pointu, et d’une barbe aussi bleue que celle du héros des contes de fées, qui tuait toutes ses femmes. À vrai dire, ce menton et ce nez ressemblaient assez à un casse-noisette. Cet individu avait un long cou maïgre, sur lequel la pomme d’Adam était fortement prononcée, de gros sourcils noirs, et des yeux de même couleur, dont le regard fixe et hardi était menaçant, complétaient ce visage hétéroclite. Le personnage était enveloppé d’une large redingote d’uniforme de drap blanc, sous les plis de laquelle apparaissaient des guêtres de cuir, et la pointe d’une épée. Son chapeau était fièrement retroussé, et sa perruque se terminait par une longue queue. En un mot, l’extérieur du caporal semblait justifier pleinement l’éloge que le sergent avait fait de son courage.

Se redressant de toute sa hauteur, le sergent attendit l’arrivée de son adversaire, tandis que Proddy, pour l’imiter et donner plus de hauteur à sa taille, se percha sur une fourmilière où il se maintint aussi longtemps qu’il le put, haussé sur la pointe du pied.

« Messieurs, dit Bimbelot, en s’avançant résolüment et en ôtant son chapeau, j’ai l’honneur de vous présenter mon ami Achille de l’Épée-Sauvageon, ex-caporal de S. M. Louis le Grand, et aujourd’hui prisonnier de guerre en Angleterre.

— Qu’est-ce que tout cela veut dire ? s’écria Proddy.

— Silence ! fit sévèrement Scales, qui ajouta en ôtant son chapeau : Caporal, je suis votre serviteur.

— Et moi le vôtre, monsieur le sergent ! répliqua le Français en lui rendant son salut.

— Et maintenant, messieurs, à l’œuvre, s’écria Scales. Je serai prêt dans un clin d’œil, Bamby, ajouta-t-il en mettant habit bas.

— Je ne vous ferai point attendre, sergent, » répliqua Bimbelot qui suivait son exemple.

Le caporal s’avança alors vers son commettant, et lui remit son épée en ajoutant quelques mots à voix basse. Pendant ce temps-là, Proddy adressait la parole à Scales.

« Écoutez donc, sergent, si vous ne voulez pas annoncer à Savage John que je désire me battre avec lui, je vais le lui dire moi-même, fit-il.

— Je ne vous le conseille pas, répliqua Stales ; attendez au moins que j’aie fini.

— Mais je ne me soucie pas d’attendre, reprit le valeureux cocher. Caporal Savage John, ajouta-t-il à haute voix, puisque nos amis vont s’aligner, nous ferions tout aussi bien d’en faire autant pour ne pas rester oisifs.

— Avec beaucoup de plaisir, mon gros tonneau, dit le caporal en ricanant.

— Que dit-il ? demanda Proddy au sergent.

— Mais il se moque de vous, voilà tout, répondit Scales.

— En vérité ? hurla Proddy furieux. Jour de ma vie ! je forcerai sa bouche grimaçante à rire jaune. Ah ! il se moque de moi ! damnation ! Voyez-vous cette grande araignée, ce mufle de colosse, ce grand échalas affamé, qui a l’air de n’avoir mangé de sa vie que des crapauds ou des croûtes de fromage ? Allons ! défendez-vous, dégainez ! ou je vous pourfends comme une fouine que vous êtes ; comprenez-vous ?

— Parfaitement, monsieur, répliqua le caporal, dont les dents claquaient de rage. Vous êtes trop plein de bon vin, mon petit bravache ; que je ne manie une épée de ma vie si je ne répands un peu du bordeaux contenu dans votre panse.

— Puisque vous voulez absolument vous battre, Proddy, dit le sergent tout bas, suivez bien l’avis que je vous donne : votre adversaire est beaucoup plus grand que vous ; n’oubliez pas de recourir aux feintes.

— Aux feintes ! qu’est-ce à dire ? s’écria Proddy ; qu’est-ce que cela signifie ? J’ai une bonne épée et une longue encore, regardez-la bien.

— Comment, mille diables ! s’écria Scales ; vous allez vous battre sans avoir la moindre notion des armes ?

— Certainement, répondit Proddy.

— Alors vous serez tué sans rémission. Enfin, puisque la chose est sans remède, tenez-vous aussi près du caporal que vous pourrez, et, quand il se fendra sur vous, n’essayez pas de parer, rappelez-vous bien ceci ; mais fendez-vous sur lui, et il y a dix à parier contre ua que vous le toucherez. Ce sera un contre-temps, comme il appelle cela ; mais qu’importe, si vous réussissez ? C’est là votre seule chance de salot.

— Je ne l’oublierai pas, » fit Proddy d’un air résolu.

Le sergent s’avança alors de quelques pas en avant pour choisir un endroit convenable, et fut suivi par Bimbelot ; ils allaient se mettre en garde, lorsque le valet de chambre, remarquant la chaussure de Scales, lui dit avec sa politesse ordinaire :

« Mais, sergent, n’allez-vous pas ôter ces bottes : elles vous incommoderont pour rompre.

— Pas le moins du monde, Bamby ; je ne vous remercie pas moins de votre gracieuseté, répliqua Scales. Ces bottes ont appartenu au duc de Marlborough, ajoute-t-il d’un air fier, et je les porte toujours dans les grandes occasions comme celle-ci.

— Ah ! oui, je comprends, répliqua Bimbelot, flatté de ce compliment. Ah ! oui quand il vous plaira ! commençons ! »

Les deux champions tirèrent alors leurs épées, se saluèrent et se mirent en garde ; mais, avant de commencer l’assaut, le sergent ne put s’empêcher de jeter les yeux sur Proddy, dont l’ardeur belliqueuse lui causait une vive inquiétude. Il vit le pauvre cocher planté devant son adversaire, qui paraissait de plus en plus rébarbatif. Proddy, qui imitait Scales et Bimbelot, s’était mis en garde en tierce en essayant de prendre et d’ôter son bonnet gracieusement de la main gauche.

Scales vit tout cela d’un seul coup d’œil ; mais il dut céder à son adversaire qui s’élait fondu en quarte, coup qu’il para à l’instant avec une riposte en seconde.

Quoique Scales, à cause de Proddy, désirât ardemment terminer le combat aussi vite que possible, il s’aperçut bientôt que ce n’était pas chose facile ; car Bimbelot était un habile tireur. Aussi firent-ils plusieurs passes avec un succès égal. À la fin cependant, le valet de chambre se fendit en quarte, Scales para vivement en prime, et, passant sur-le-champ son bras droit par-dessus la lame de son adversaire, il lui présenta en même temps sa pointe et le désarma.

Sans s’occuper davantage de son ennemi vaincu, qu’il laissa en proie au désespoir, le sergent, une épée dans chaque main, se précipita au secours de Proddy. Il était temps ; le caporal, tout en le pressant vivement, lui avait enjoint avec d’affreux blasphèmes de s’avouer vaincu… Proddy ne voulait pas céder, et, quoiqu’il ne pôt espérer de se défendre longtemps, il tenait bon. À chaque assaut du caporal, il sautait de côté, au moment même où le fer de son adversaire se trouvait à un pouce de sa poitrine. Il frémissait déjà à l’idée de sentir cette horrible pointe entrer dans ses chairs, lorsqu’il entendit la voix encourageante du sergent. Il se rejeta alors convulsivement en arrière ; mais pendant cet effort l’épée s’échappe de sa main et alla tomber à quelque distance.

À cette vue, Scales s’élança aussi vite que le lui permirent ses lourdes bottes fortes, et, avant que le caporal eût pu profiter de son avantage, il s’interposa entre lui et son ennemi par terre.

Sauvageon exaspéré se fendit sur lui ; mais le sergent para en prime, et, frappant à propos un coup sec au défaut de la lame de son adversaire avec la poignée de la sienne, il l’envoya tomber au loin.

« Ah ! sacrebleu ! est-il possible que je sois battu de la sorte ? s’écria Sauvageon dans un accès de rage.

— Ramassez votrs épée, caporal, si vous n’êtes pas satisfait, dit Scales avec générosité. Nous recommencerons.

— Non pas, sergent, vous êtes le diable en personne, répliqua le caporal ; mais vous conviendrez que je suis bien venu à bout du petit cocher.

— C’est faux, Savage John ! s’écria Proddy, qui avait eu le temps de se remettre sur pied et de ramasser son épée. Je ne me suis point rendu, et n’en ai jamais eu la pensée. Si vous dites de pareilles choses, je vous passe mon épée à travers le corps. »

Tout en parlant ainsi, le cocher de la reine se précipita sur le Français désarmé, qui le voyant approcher, la soif du sang peinte sur le visage, tourna les talons et s’enfuit sans crier gare, poursuivi par Proddy.

Scales, qui étouffait de rire, s’efforçait en vain de les rappeler ; mais Proddy, sans l’écouter, courait après le caporal avec une vélocité que le désir de la vengeance pouvait seule lui donner, et qui était vraiment surprenante chez une personne de son embonpoint. Il essaya deux ou trois fois de le piquer par derrière avec la pointe de aon épée, quand tout à coup, son pied heurtant une racine d’arbre, il se trouva étendu par terre pour la seconde fois. Mais pourtant, quoiqu’il fût tombé, le caporal continua à fuir, car il croyait toujours son ennemi à ses trousses. Sa course était si folle et si furieuse, qu’il trébucha sur la balustrade de bois de Sainte-Anne’s Well, qu’il n’avait pas remarquée d’abord, et tomba dans l’eau la tête la première.

Pendant ce temps-là, le sergent victorieux avait remis son épée au fourreau ; il appela Bimbelot, le félicita sur sa belle conduite, et les deux champions se serrèrent cordialement la main. Quelques minutes après, Proddy les rejoignit ; mais il était tellement hors d’haleine et si fort bouleversé par sa seconde chute, qu’il resta longtemps sans recouvrer la parole.

Bientôt aussi le caporal reparut, sa perruque collée au visage et ses habits trempés, ce qui lui donnait une très-grande ressemblance avec un rat noyé. Il était furieux contre Proddy, qu’il accusait d’avoir lâchement et déloyalement abusé de sa position, et exprima un vif désir de recommencer le combat.

Le cocher ne demandait pas mieux, et il fallut les efforts réunis du sergent et de Bimbelot pour rétablir la paix. Enfin, les deux enragés se donnèrent une poignée de main, et ils s’excitèrent si bien l’un l’autre, qu’au bout de cinq minutes ils s’embrassèrent et se jurèrent une éternelle amitié.

Bimbelot, qui était au fond un excellent petit homme, invita tout le monde à déjeuner, et ils allaient se mettre en marche, lorsque, frappé d’un souvenir, il s’arrêta et s’écria à haute voix :

« Parbleul je me rappelle, suis-je bête de l’avoir oublié ! mon maître a ce matin une affaire d’honneur dans les environs ; allons y voir, nous pourrons lui être utiles.

— Avec qui votre maître va-t-il se battre, Bamby ? demanda le sergent.

— Avec M. Masham, répliqua Bimbelot, le jeune écuyer qui prétend à la main de miss Hill. »

Cette nouvelle fit réfléchir Scales, et les quatre bretteurs se mirent en route en se dirigeant vers le nord-ouest.

Ils n’allèrent pas Join ; le cliquetis des fers croisés l’un contre l’autre les guida, et ils aperçurent bientôt, dans un fossé entouré d’arbres, cinq personnes, dont deux avaient la poitrine découverte à l’exception de la chemise. Ils étaient déjà en action, tandis que leurs compagnons se tenaient à quelque distance.

« Ah ! voilà mon maître ! s’écria Bimbelot, s’arrêtant avec les autres sous l’ombrage d’un arbre, près du théâtre du combat. »

Les quatre nouveaux venus pouvaient tout voir sans être aperçus.

Les deux combattants, ainsi qu’on le devine aisément, étaient Guiscard et Masham, et leurs seconds Saint-John et Maynwaring. La cinquième personne était un chirurgien qui portait sous son bras une boîte d’instruments.

Masham et Guiscard étaient égaux en courage et en habileté, et le talent qu’ils déployaient en attaquant et en parant excita l’admiration du sergent.

« Comme M. Masham a bien paré cette quinte, Bamby ! s’écria-t-il. Avez-vous vu comme il a adroitement levé le poignet en une quarte, puis ensuite baissé la pointe et détourné celle de son adversaire en opposant sa lame par le tranchant ?

— Vraiment, ce n’est pas mal, répliqua Bimbelot ; mais voyez avec quelle adresse mon maître fait cette parade !

— Voyez donc, s’écria le sergent, comme M. Masham fait glisser le tranchant en dehors et repousse l’estocade ! Morbleu ! le marquis fait une passe en quarte par-dessus le bras ; M. Masham pare ; il se remet promptement en seconde… Ah ! tout est fini : sa lame a traversé la poitrine de son adversaire ! »

Au même instant, tout le monde s’était précipité sur le terrain ; mais, avant que personne y arrivât, le marquis était déjà tombé.

Bimbelot se hâta de s’approcher de son maître ; il décbira sa chemise, et le chirurgien, après avoir examiné la blessure, déclara qu’elle n’était pas dangereuse. L’épée avait glissé sous le bras ontre les côtes. La douleur de cette blessure et la perte de sang qui s’ensuivit causèrent un évanouissement qui céda bientôt aux soins de Bimbelot et du sergent.

On transporta le marquis jusqu’à une chaise à porteurs qui l’attendait tout près de là, derrière un bouquet d’arbres.

« Vous vous êtes conduit en homme d’honneur, Masham, dit Saint-John au jeune bomme, après l’issue du combat. Vous allez venir déjeuner chez moi avec Maynwaring, et après cela je vous conduirai chez sir Harley. Et maintenant laissez-moi vous avouer que vous aviez parfaitement raison à l’endroit d’Abigaïl ; mais il m’était impossible d’en convenir avant ce moment. Elle déteste Guiscard, et je suis sûr qu’elle a du penchant pourvous.

— En ce cas, je ne me suis pas battu en vain ! » répliqua Masham, qui remit son épée dans le fourreau.


XIV


Sir Harley découvre la soustraction de plusieurs dosuments importants opérée par Greg. Un message qu’il reçoit du marquis de Guiscard augmente son inquiétude.


Il était encore de fort bonne heure lorsque les champions revinrent de leur duel ; aussi Saint-Jobn proposa-t-il à ses compagnons, qui l’acceptèrent, de se reposer quelque peu avant le déjeuner. On conduisit Masham dans une chambre, et, comme il était très-fatigué, n’ayant pas fermé l’œil de la nuit, le pauvre jeune homme se jeta eur un lit de repos, où il s’endormit presque aussitôt.

Il ne se réveilla qu’au moment où un domestique entra pour lui annoncer que le déjeuner était servi, et vint se proposer pour l’aider à réparer le désordre de sa toilette. Masham, en descendant, fut guidé par le bruit de voix joyeuses et de bruyants éclats de rire. Mistress Hyde et Angélica s’étaient mises à table avec leur hôte et Maynwaring, et le repas était même déjà fort avancé.

On éprouve toujours un grand plaisir à contempler dès le matin un joli visage, et, malgré son embarras, Angélica était charmante. Son teint était si frais, ses yeux si limpides et ses dents si blanches !

Elle regardait autour d’elle avec une admiration mal déguisée les couvercles d’argent qui maintenaient la chaleur sur l’omelette savoureuse et les tendres côtelettes, les œufs enfouis sous les replis d’une serviette aussi blanche que la neige, la bouilloire d’argent réchauffée par une lampe à l’esprit-de-vin, la ravissante chocolatière et les délicieuses petites tasses bleues de la plus belle porcelaine de Saxe, puis encore des flacons d’argent pour ceux qui préféraient le vin de Bordeaux au thé de Chine.

Lorsque la charmante enfant eut passé tout cela en revue, ses yeux se portèrent sur le buffet, où étaient rangés en bon ordre un poulet froid, un jambon, une langue farcie, deux patés et un hachis de viandes. Un maître d’hôtel, d’une tenue irréprochable, se tenait prêt à distribuer ces mets et à faire circuler le contenu des bouteilles au long cou qui rafraîchissaient dans des seaux d’argent.

Comme toutes les filles de la campagne qui se portent bien, Angélica avait un bon appétit, et elle ne connaissait pas assez les belles manières pour s’abstenir de le satisfaire. Elle acceptait donc volontiers tout ce qui lui était offert ; mais ses exploits gastronomiques n’étaient que des jeux d’enfant, comparés à ceux de sa mère, qui tombait en extase à chaque plat et qui dévorait tout ce qui était à sa portée.

« Juste ciel ! s’écria mistress Hyde, mais ce déjeuner est beaucoup plus copieux que celui que nous a donné le squire Clavering au mariage de sa fille Sukey. Goûtez donc à ce jambon, Angélica ! Certes, je m’y connais pour faire cuire un jambon ; mais cette préparation surpasse ma science ; celle langue aussi est d’un goût exquis. Rien n’est plus difficile que de faire cuire une langue, monsieur Saint-John, et je suis sûre que votre cuisinier le sait aussi bien que moi. Donnez-moi une autre tranche, monsieur, s’il vous plaît. Bon ! puisque vous insistez tant, j’accepterai aussi un rognon. Angélica, mon ange, vous ne mangez pas. Pauvre enfant ! elle s’est tant tourmentée au sujet de son père, qu’elle en a perdu l’appétit. Prenez un peu de cette marmelade d’abricots, ma chère âme, cela vous fera du bien. M. Saint-John dit qu’il fera rendre sans délai la liberté à votre père ; ainsi soyez tranquille, vous voyez bien que je suis calme. Allons ! j’ai déjà beaucoup mangé, mais je ne puis refuser une côtelette, elles ont si bonne mine ; servez-moi quelques champignons avec, je vous prie, et versez-moi une autre tasse de thé, monsieur, dit-elle au valet de pied. Vous êtes bien bon, j’y mélerai avec plaisir une goutte d’eau-de-vie ; mais je n’en veux qu’une goutte, prenez bien garde ! Vous avez des projets sur moi, monsieur Saint-Jon, certainement, sans cela vous ne m’offririez pas de l’omelette. La première et la dernière omelette que j’aie jamais mangée, c’était chez le squire, et je l’ai trouvée si délicate alors, que je ne puis résister aujourd’hui à l’envie de goûter à celle-ci ! Mais, ma chère fille, vous m’inquiétez ; mangez donc, mon enfant, et rappelez-vous que vous n’avez pas tous les jours un déjeuner pareil à celui-ci. Vous avez bien raison, monsieur Saint-John, un œuf n’a jamais fait de mal à personne. Ah ! par exemple, nous autres campagnards, nous avons un avantage sur vous. Je voudrais pouvoir vous faire goûter à mes œufs, monsieur, tout frais pondus, et blancs comme la neige, c’est un vrai régal ; ma fille va les chercher tous les matins. Je ne sais à quoi cela tient, monsieur Saint-John, mais je ne puis rien vous refuser. Il faut que je goûte aussi à ce pâté de pigeons, quoique en vérité j’aie déjà tant mangé, que je me sens mal à l’aise. »

Elle ajouta encore, en s’adressant au maître d’hôtel :

« Un peu de jus, monsieur, tandis que vous tenez la saucière dans vos mains. »

À ce moment même Masham entra dans la salle à manger. « Je crains, s’écria mistress Hyde, que M. Masham ne trouve plus grand’chose à manger ; nous nous sommes mis à table une demi-heure avant lui.

— Ne vous tourmentez pas à mon sujet, madame, répliquat-il. Le déjeuner est encore suffisamment copieux, et je réparerai promptement le temps perdu.

— Miss Angélica nous a assuré qu’elle serait morte de douleur si Guiscard vous avait tué, mon cher Masham, dit Saint-John.

— Mais non, monsieur ; j’ai dit seulement qu’une autre dame aurait le cœur brisé, fit la jeune fille. Mais je dois avouer franchement que j’en aurais moi-même été désolée. »

Le jeune écuyer s’inclina.

« Cet heureux Masham obtient la sympathie de toutes les dames, remarqua Maynwaring.

— Ce n’est pas étonnant, ajouta Angélica, puisque… »

La belle enfant rougit et hésita.

« Finissez donc votre phrase, ma chère, puisque… quoi ? demanda Maynwaring.

— Je ne sais plus ce que j’allais dire, répondit-elle, de plus en plus confuse.

— Angélica, laissez donc M. Masham déjeuner tranquillement, dit mistress Hyde ; goûlez à ces côtelettes, monsieur, vous les trouverez fort tendres ; ou bien encore à ces rognons, ils sont admirablement assaisonnés. Ainsi donc, vous avez tué le marquis ? Mon digne mari prétend qu’un duelliste est un meurtrier et mériterait d’être pendu. À mon avis, il est un peu trop sévère. Je lui objecte souvent que, si cela se passait ainsi, on pendrait bien des gens de qualité, et croiriez-vous ce qu’il me répond ? « Ce serait justice ! » Prenez donc de la compote de pêches, monsieur, vous la trouverez délicieuse.

— Je ne sais jusqu’à quel point Masham mérite d’être pendu, dit Saint-Jobn en riant ; mais vous vous trompez en supposant qu’il a tué le marquis : ce dernier n’est que très-légèrement blessé.

— Ma foi ! tant pis pour lui, s’écria mistress Hyde. Car, si l’officier de cette nuit a dit vrai, il n’a échappé à la mort que pour en subir une autre plus ignominieuse.

— C’est possible, » dit Saint-Jobn d’un air sombre :

Puis, reprenant presque aussitôt sa gaieté ordinaire, il mit la conversation sur les plaisirs et les beautés de la vie de Londres ; parla de théâtres, de l’Opéra, de concerts, de jardins publics, de bals, de mascarades, de promenades au parc ou au mail ; en un mot, il fit de la vie élégante un si séduisant tableau, qu’Angélica en fut tout à fait charmée.

« Mon Dieu ! dit-elle en soupirant, qu’elles sont heureuses, ces grandes dames qui peuvent rester au lit aussi longtemps que cela leur plaît, et qui, lorsqu’elles se lèvent, n’ont rien autre chose à faire qu’à s’amuser ! Ah ! que ne suis-je née pour un pareil sort ! Ce que j’aimerais par-dessus tout serait d’avoir un petit nègre pour page : il serait coiffé d’un turban blanc orné de plumes. Je souhaiterais avoir une jolie chambre, avec un grand paravent en laque du Japon et des étagères couvertes de magots de Chine. Je prendrais à mes gages un perruquier français pour me coiffer ; j’achèterais les plus belles soies et les plus beaux satins pour me faire des robes ; je me procurerais les plus riches dentelles pour mes bonnets et pour mes tabliers ; mais ce que je désirerais plus encore que tout le reste, ce serait d’avoir un grand coupé doré, un gros cocher sur le siége, et trois laquais derrière. Oh ! quel délicieux rêve !

— Sur mon âme, ma fille est folle, s’écria mistress Hyde ; c’est fort heureux que votre père ne soit pas là pour vous entendre, il vous réprimanderait au sujet de votre vanité.

— Tout cela peut être à vous, Angélica, murmure Saint-Jobn à voix basse, vous n’avez qu’un mot à dire.

— Je crois bien qu’il me faut renoncer au carrosse doré et au cocher, soupira Angélica en baissant les yeux.

— Vous serez plus heureuse et mieux portante, ma fille, si vous continuez à vous lever à cinq heures du matin pour aider Dolly à traire les vaches, continua mistress Hyde, que si vous restiez couchée jusqu’à onze heures ou midi, pour vous lever ensuite avec des vapeurs et la migraine. Notre garçon de ferme Tom vous servira aussi bien qu’un petit nègre, et, quant aux magots de porcelaine, je suis sûre que ma faïence est deux fois plus jolie et que mes assiettes d’étain brillent autant que de l’argent. Si vous voulez rouler, vous avez toujours la carriole attelée de la vieille jument à votre disposition ; enfin, si vous avez envie d’aller jusqu’à Thaxted, Phill Tredget sera trop heureux de vous prendre en croupe. Il me semble que vous avez oublié le pauvre Phill.

— Oh ! non, répliqua Angélica d’un accent mélé de colère et de honte, car elle avait inutilement essayé de mettre un frein à la volubilité de sa mère. Je pense à lui autant que je le dois, mais il n’est connu de personne ici.

— Phill est un des plus honnêtes garçons du comté d’Essex, continua mistress Hyde, et, sans vous faire honte, aussi joli garçon que vous, monsieur Masham. Il est à peu près de votre taille, monsieur, mais beaucoup plus large d’épaules ; sa tête est couverte d’une forêt de cheveux bouclés, de couleur chatain, tirant sur le blond ardent.

— Mais, ma mère, ses cheveux sont rouges comme des carottes, s’écria Angélica.

— Oh ! je suis bien convaincu que ses avantages physiques sont supérieurs aux miens, répliqua Masham en riant de tout son cœur.

— Ainsi, vous avez donné votre cœur à Phill Tredget, eh ! miss Angélica ? demanda Saint-John.

— Pas tout à fait, balbutia-t-elle en rougissant.

— Alors, ma fille, Phill se trompe étrangement, repartit sa mère.

— Je n’étais pas sûre de mes sentiments dans ce temps-là, répondit Angélica en jetant ua regard furtif sur Saint-John.

— Certainement non, répliqua celui-ci avec un air significatif. Eh bien, puisque vous avez achevé votre déjeuner, Masham, nous allons songer aux affaires ; amusez-vous ici comme vous pourrez, mesdames, jusqu’à ce que je vous renvoie M. Hyde. »

En parlant ainsi, Saint-John se leva et quitta la chambre, accompagné de ses deux amis.

« Que prétendez-vous faire de cette jeune fille ? lui demanda Mayawaring dès qu’ils furent dans la rue.

— En vérité, je ne sais, répondit Saint-John ; elle est diablement jolie ! »

Maynwaring était du même avis ; il prit congé de ses amis au coin de King-Street, tandis que les deux autres se rendaient chez M. Harley, à Seint-James-Square, où ils furent introduits sur-le-champ.

Ils trouvèrent Harley seul, très-occupé à écrire. Il avait l’air troublé, et, après avoir félicité Masham sur l’issue de son duel, il emmena Saint-Joha dans un autre appartement.

« Cette arrestation de Greg, lui dit-il, me donne beaucoup d’inquiétude. J’ai réfléchi à cette affaire toute la matinée, et je ne suis pas tranquillisé.

— Vous êtes-vous donc confié à lui ? demanda Saint-John.

— Non, répliqua Harley, mais il m’est impossible de savoir au juste ce que ce drôle a pu faire. Peut-être a-t-il ouvert mes cassettes, mes lettres, et obtenu, par ce moyen, connaissance de secrets importants.

— Calmez-vous, répliqua Saint-John ; on n’ajoutera aucune créance à ses révélations, à moins qu’elles ne soient appuyées de preuves.

— Hélas ! je crains qu’il n’ait aussi des preuves ! répliqua Harley. J’ai examiné le bureau où je serre mes papiers secrets, et il me manque un paquet de documents qui, s’il tombait entre les mains de Godolphin et de Marlborough, serait inévitablement cause de ma perte.

— Malédiction ! s’écria Saint-John, je vous conseille alors de fuir immédiatement en France.

— Non ! je resterai et j’affronterai le danger quel qu’il soit, reprit Harley ; je voudrais seulement savoir la vérité ! mais je n’ose me mettre en communication avec Greg. »

Les deux diplomates tombèrent l’un et l’autre dans un morne silence.

Ces réflexions furent interrompues par l’entrée de l’huissier, qui vint annoncer que le curé Hyde était dans l’antichambre, demandant avec instance une entrevue immédiate avec M. Harley, pour une affaire de la dernière importance.

« Qu’il entre ! s’écria le secrétaire d’État. Cet homme a été arrêté en même temps que Greg ; nous saurons probablement quelque chose par lui, » ajouta-t-il au moment où l’huissier sortait.

Hyde fut introduit.

« Vous avez probablement entendu parler de mon arrestation, messieurs, dit-il en saluant respectueusement les deux gentilshommes.

— Oui, monsieur, répondit Harley, et nous sommes charmés de vous voir en liberté.

— Ma détention a été le résultat d’un malentendu qui s’est éclairci, repartit le ministre ; mais la conscience de mon innocence m’a soutenu, et le seul désagrément que j’aie éprouvé a été de passer une nuit dans Gate-House.

— Qu’est devenu Greg, votre camarade de prison ? l’a-t-on aussi relâché ? demanda vivement Harley.

— Non, monsieur, repartit Hyde, et c’est à propos de lui que je viens vous trouver.

— Eh bien, monsieur, parlez ! Qu’avez-vous à me dire à ce sujet ? demanda Harley.

— Je ne sais comment justifier ma conduite, répliqua Hyde : mais je n’ai pas eu le courage de refuser un ami malheureux. Comme je vous l’ai dit, on m’avait enfermé dans une chambre à Gate-House, avec mon pauvre ami, et, aussitôt que nous fûmes seuls, il me fit, à l’aide des plus pressantes sollicitations, faire la promesse formelle de lui rendre un service, si, selon ses prévisions, on me remettait en liberté le lendemain matin, aujourd’hui ; il s’agissait d’aller chez le marquis de Guiscard, dont il me donna l’adresse dans Pall-Mall, et de lui apprendre ce qui s’était passé.

— Est-ce tout ? s’écria impatiemment Harley.

— Non, monsieur, répondit Hyde ; il m’a ordonné de dire au marquis d’ouvrir une petite boîte qu’il lui a confiée il y a quelques jours, et de le sauver de la mort à l’aide de papiers qu’elle contient.

— Je gage que cette boîte contient le paquet qui me manque, fit Harley à Saint-John à voix basse. Eh bien, monsieur ! ajoutat-il en s’adressant au ministre, vous avez été chez le marquis, et sans doute vous ne l’avez pas vu ? Il a été blessé en duel ce matin.

— Pardonnez-moi, monsieur Harley, répliqua Hyde, je l’ai vu. En apprenant que je désirais lui parler, le marquis me fit amener jusqu’auprès de son lit et renvoya ses domestiques. Je m’acquittai alors de la commission du pauvre Greg. Il sonna sur-le-champ son valet de chambre français, lui ordonna de prendre, dans un cabinet qu’il indiqua, une petite boîte qu’on ouvrit et dans laquelle on trouva un paquet de lettres. Dès que le marquis les eut examinées, sa physionomie s’éclaircit, et il s’écria : « Mille remerciments, mon révérend ! vous m’avez fait infiniment plus de bien que le chirurgien qui vient de sortir. Ces lettres sauveront notre pauvre ami, et j’en suis bien aise ; mais faites-moi une nouvelle faveur. Rendez-vous chez M. Harley et dites-lui que je le prie, dans son intérêt, de venir me voir à l’instant. Je voudrais bien aller en personne lui faire visite, mais je ne puis quitter ma chambre, et il n’y a pas une minute à perdre. Soyez prudent. » Après quelques paroles polies, le marquis m’a congédié. Voilà, monsieur, tout ce que j’avais à vous dire.

— C’est bien assez, murmura Saint-John.

— Je crains fort que le marquis ne soit dupe de quelque tour de Greg, fit Harley, qui s’efforçait en vain de cacher son malaise. Néanmoins, je vais me rendre à ses instances.

— Et vous ferez bien, observa Saint-John ; car, quoique je ne puisse concevoir comment ces lettres pourront être utiles à Greg, à vrai dire, il est peut-être bon que vous les parcouriez.

— Vous trouverez votre femme et votre fille dans ma maison, à Saint-James-Square, tout près d’ici, monsieur Hyde, et, comme ces dames ont éôté fort effrayées de votre arrestation, vous ferez bien d’aller les tranquilliser le plus vite possible. Je vous prie, quant à présent, de considérer ma maison comme la vôtre.

— Daignez agréer mes très-humbles remerciments, monsieur, répliqua Hyde, qui fit un profond salut et se retira.

— J’irai trouver sans retard ce misérable marquis, s’écria Harley dès que le ministre eut fermé la porte ; je sais bien qu’il me faudra payer cher ces lettres, mais il me les faut ; j’ai un plan qui doit réussir. Restez avec Masham jusqu’à ce que je revienne, fit-il à SaintJohn ; je ne serai pas longtemps absent. »


XV


Prix débattu pour la restitution des lettres volées.


Harley se dirigea vers Pall-Mall, escorté d’un agent de la reine qu’il avait mandé à la hâte et auquel il donna certaines instructions. En arrivant chez le marquis, il posta l’agent près de la porte et souleva le marteau.

L’obséquieux Bimbelot vint ouvrir la porte, et il répondit aux demandes qui lui furent faites que son maître était assez calme, qu’il attendait la visite de M. Harley, et qu’il se flattait qu’il l’excuserait de le recevoir dans sa chambre à coucher, puisqu’il ne pouvait la quitter.

Au milieu de tous ces compliments, le valet conduisit en grande cérémonie le visiteur dans une chambre magnifique, ornée d’une couche tendue de brocart, d’une toilette fort riche, d’une superbe psyché, de deux belles armoires formant encoignure et d’une rangée de porte-perruques. Il y avait au-dessus de la cheminée une gravure représentant le jugement de Pâris ; tout autour de la chambre, d’autres tableaux du même genre étaient sppendus aux murailles, recouvertes de tapisseries de haute lice.

Le marquis, à demi enveloppé dans une robe de chambre de soie, était étendu sur un lit de repos. Une pâleur mortelle couvrait son visage, et, quoique Bimbelot eût prétendu qu’il ne souffrait plus, il paraissait éprouver de vives douleurs. Il ft néanmoins un effort pour se soulever lorsque Harley parut, et le pria de s’asseoir. Puis il fit signe au valet de se retirer.

« Je suis aise de vous voir, monsieur Harley, dit le marquis avec un sourire qui donna à ses traits une teinte livide. J’étais sûr que vous viendriez ; le digne ecclésiastique que je vous ai envoyé vous a certainement dit ce qui était arrivé ?

— Il m’a raconté que certaines lettres qui, j’ai lieu de le croire, m’ont été dérobées dans mon bureau par ce misérable Greg, sont maintenant en votre possession, répliqua le secrétaire d’État.

— Vous avez été bien informé, monsieur, répondit Guiscard ; ces lettres, qui sont de la plus grande importance, puisqu’elles prouvent qu’il existe une correspondance entre un des ministres de la reine Anne et une royale exilée, m’ont été confiées par le pauvre diable dont vous parlez ; il désire aujourd’hui que je m’en serve pour le sauver ; je crois donc inutile d’ajouter qu’elles me sont nécessaires pour la même raison.

— Vous n’êtes pes scrupuleux sur le choix des moyens, je le sais, marquis, répliqua amèrement Harley.

— Vous en feriez autant si vous étiez dans une position semblable, monsieur le secrétaire d’État, répondit Guiscard d’une voix pleine d’ironie ; mais venons au fait. De quelque manière que ces documents me soient parvenus, ils sont en mon pouvoir. Par eux, je puis acheter de Godolphin et de Marlborough une sécurité personnelle inébranlable. Je suis donc, pour ma part, hors d’inquiétude. Cependant, avant d’adopter cette mesure, je vous offre ces papiers, qui ont pour vous plus de valeur que pour qui que ce soit.

— Laissez-moi d’abord connaître le prix que vous y mettez, répondit froidement Harley.

— Je veux tout d’abord l’assurance de votre protection, répondit Guiscard, au cas où, pendant l’interrogatoire de Greg, ce drôle m’accuserait.

— Accordé ! répondit le secrétaire. Et puis encore ?

— Secondement, il me faut la main de miss Abigaïl Hill, ajouta le marquis.

— Oh ! pour ceci, je refuse, répliqua Harley d’un ton délibéré.

— Alors je me verrai forcé de traiter avec vos ennemis, fit Guiscard.

— À mon tour, écoutez-moi, marquis, reprit Harley. Ces lettres doivent m’appartenir, et aux conditions que je vous dicterai moi-même. Je savais à qui j’avais affaire, et j’ai pris mes mesures en conséquence. Un agent de la reine attend mes ordres à votre porte ; je n’ai qu’un mot à dire et vous serez arrêté sur-le-champ, ce qui vous ôtera toute possibilité de traiter avec Godolphin et Marlborough. En supposant même que les lettres fussent exhibées au conseil, j’ai peu de chose à craindre, car je suis en position de faire face à toutes les éventualités de la situation. Voici maintenant ce que je vous offre : je vous délivre du péril actuel, et je vous compte deux mille livres sterling. »

Tout en parlant ainsi, sir Harley ouvrit son portefeuille et déplia une liasse de bank-notes, Guiscard se renversa en arrière et parut réfléchir. « Je préfère mourir plutôt que de céder la main d’Abigaïl à ce maudit Masham ! s’écria-t-il enfin, le visage bouleversé à la fois par la haine et la douleur physique.

— Elle sera à lui, quoi qu’il advienne, répliqua Harley ; ce que vous avez de mieux à faire, c’est de ne plus songer à elle, et d’accepter ma proposition.

— Allons, mettez trois mille livres, dit Guiscard ; votre place les vaut bien, et vous êtes sûr de la perdre et votre tête avec, si les lettres ne vous sont pas remises. Comptez-moi trois mille livres, vous dis-je, et je consens.

— J’ai été aussi loin qu’il m’est permis d’aller, plus même que je n’aurais dù peut-être, répliqua Harley en fermant son portefeuille. Décidez-vous ; quant à moi, mon parti est pris irrévocablement. »

Tout en disant ces mots, il se leva comme s’il avait l’intention de s’éloigner.

« J’ai votre parole solennelle pour ce qui regarde ma sûreté ? dit Guiscard.

— En tant qu’il dépendra de moi de l’assurer, sans aucun doute, repartit le secrétaire d’État.

— Eh bien ! voici les lettres, dit le marquis en lui remettant le paquet.

— Et voici les bank-notes, » répliqua l’autre en lui donnant en échange son portefeuille.

Et tandis que l’un examinait attentivement les lettres pour s’assurer qu’il n’en manquait aucune, l’autre comptait les billets.

L’un et l’autre parurent satisfaits.

« Vous n’avez aucune révélation à craindre de Greg, monsieur Harley, dit Guiscard. Vos ennemis essayeront sans doute d’intriguer auprès de lui ; mais je lui ferai comprendre par le canal du ministre Hyde, qui, avec sa simplicité, sera pour nous un agent fort utile, que sa seule espérance de salut repose sur son silence. Une fois envoyé aux galères, je réponds du reste, c’est mon affaire.

— Adieu, marquis, répliqua Harley, vous avez rarement fait un meilleur coup que celui-ci, même aux jeux de hasard. Il est assez beau pour vous consoler du triomphe de Masham et de la perte de miss Abigaïl. »


XVI


Scène d’amour dans l’antichambre de la reine. Bannissement de Masham, qui doit rester éloigné de la cour pendant trois mois.


Saint-John comprit au regard triomphant de Harley qu’il avait réussi. Les deux amis, après un court aparté, se séparèrent, fort soulagés de la cruelle inquiétude qu’ils avaient éprouvée. L’un s’en retourna chez lui, et l’autre s’en alla au palais de Saint-James avoc Masham.

À peine furent-ils arrivés, qu’on les introduisit dans l’antichambre des appartements particuliers de la reine, où ils trouvérent Abigaïl et lady Rivers. La première manifesta à l’endroit de Masham une manière d’être froide et réservée qui déconcerta sir Harley.

« Je quitte Sa Majesté, monsieur Masham, dit Abigaïl ; elle a appris votre duel avec le marquis de Guiscard, et elle en est très-mécontente. Elle s’en est expliquée si vertement avec moi, que je crains fort de m’exposer à une disgrâce si je consens à vous voir désormais.

— Si j’avais pensé pareille chose, je n’aurais certes pas voulu vous exposer à des reproches, répliqua Masham d’un air piqué. Aussi, mademoiselle, pour mettre à couvert votre responsabilité, je vais me retirer sur-le-champ.

— Ce n’est pas là ce qu’Abigaïl veut dire, monsieur Masham, s’écria lady Rivers en éclatant de rire ; et, si vous n’étiez pas si jeune, vous n’auriez pas besoin qu’on expliquât les choses. Mon amie désire seulement vous faire comprendre qu’elle aimerait mieux déplaire à la reine que de renoncer à vous voir.

— Je n’ai rien dit de pareil, lady Rivers, fit Abigaïl avec humeur.

— Alors expliquez-vous clairement, ma chère, reprit ledy Rivers ; tout à l’heure vous mouriez d’envie de voir M. Masham, et maintenant que ce désir est satisfait, vous lui dites presque de s’en aller.

— Sur mon âme, ma cousine, il y a de quoi devenir fou, ajouta Harley, et je rends grâces au ciel de n’être point amoureux de vous. Vous semblez blâmer Masham de s’être battu en duel, et vous savez ou vous devez savoir que c’est à cause de vous qu’il s’est battu.

— C’est exactement ce que dit Sa Majesté, répondit Abigaïl ; elle m’a réprimandée comme si j’avais pu empêcher cette rencontre, et nul ne sait mieux que M. Masham qu’il ne m’a pas consultée avant d’aller se battre.

— Non, mais il a songé à votre réputation, ma cousine, dit Harley.

— Le soin de ma réputation me regarde seule, répliqua Abigaïl, et M. Masham pourra se battre pour moi lorsque je l’aurai choisi pour champion. Que dira-t-on à la cour ? on va chuchoter autour de moi que ces deux rivaux, à l’exemple des anciens chevaliers, se sont battus pour moi, et que je serai le prix du vainqueur : mais je désappointerai bien tout le monde. Je suis persuadée que M. Masham a songé bien plus à l’effet que ce duel produirait sur moi qu’à punir le marquis de son insolente bravade. Mais il aurait dù se dire que ces principes chovaleresques sont tout à fait hors de saison.

— C’est possible, reprit Masham ; mais, à moins que je ne me trompe moi-même, j’ai agi avec un noble motif. C’est l’amour que je vous porte, Abigaïl, qui m’a fait tirer vengeance de la manière dont on a osé abuser de votre nom. J’avais cru que le marquis était un imposteur, et je le lui ai dit. »

La franchise de ce discours dissipa les velléités de coquetterie d’Abigaïl, comme un coup de vent chasse les nuages sombres dont le disque de la lune est entouré. La jeune fille se prit à trembler et baissa les yeux.

Devant cette émotion, dont ils comprirent le véritable motif, lady Rivers et Harley se retirèrent à l’écart, près d’une fenêtre, et regardèrent dans les jardins du palais.

« Ils vont probablement se remettre d’accord, dit tout bas le secrétaire d’État à la dame d’honneur.

— Oh ! ce n’est pas douteux, répliqua celle-ci en souriant.

— Je ne puis feindre plus longtemps, monsieur Masham, dit enfin Abigaïl. Ma bouderie n’a que trop duré. Il est bien vrai que la reine est fâchée ; mais que m’importe ? Je m’imaginais que vous viendriez ici enivré de votre succès ; j’avais donc résolu de vous traiter comme je viens de le faire, c’est-à dire légèrement. Mais je m’aperçois que l’amour-propre n’est point votre défaut, et il serait cruel de continuer cette plaisanterie. Je connais votre dévouement pour moi, et j’y réponds par un sentiment pareil. Il n’y aura plus à l’avenir de mésintelligence entre nous, soyez-en sûr, et je ne ferai plus la coquette, au moins avec vous.

— Ni avec personne, si vous voulez me contenter, répliqua Masham qui s’agenouilla, saisit la main d’Abigaïl et la porta à ses lèvres avec délices. Vous êtes une créature adorable et sans égale au monde. »

En ce moment même la porte intérieure s’ouvrit, et la reine entra, accompagnée du prince Georges de Danemark. Masham se releva précipitamment, mais pourtant pas avant que le royal couple eût eu le temps de le voir prosterné.

Un léger sourire erra sur les lèvres du prince, qui regarda la reine ; mais Sa Majesté, très-sévère sur l’étiquette, ne répondit point à cette œillade.

Masham s’inclina profondément pour déguiser son trouble ; Abigaïl rougit et fit mouvoir son éventail ; le prince Georges aspira une forte prise de tabac pour s’empêcher de rire, tandis que lady Rivers et Harley restaient tournés du côté de la fenêtre.

« Je suis étonnée de vous trouver ici, monsieur Masham, dit gravement la reine. Le peu d’égards que vous avez montré pour mes désirs…

— Je ne sache pas avoir désobéi à Sa Majesté, répliqua le jeune écuyer.

— Alors, monsieur, vous faites peu d’attention à ce qui a été dit, reprit la reine dont le front se crispa. Je m’étais assez intéressée à vous pour exprimer le désir qu’il n’y eût point de rencontre entre vous et le marquis de Guiscard. J’étais donc loin de m’attendre à ce que vous le provoqueriez une seconde fois, de manière qu’il s’ensuivit ce duel qui a eu lieu ce matin, et dans lequel il a été blessé, m’a-t-on dit.

— La nouvelle est bien certainement venue de Marlborough-House, se dit Harley en lui-même. Le diable n’est pas plus malicieux que la duchesse !

— Le marquis s’était servi de mon nom avec une légèreté qui n’avait pas d’excuse, observa Abigaïl ; il a mérité le châtiment qu’il a reçu.

— Pour l’amour du ciel, n’attirez pas sur vous le ressentiment de la reine, murmura Harley ; vous pourriez perdre votre place.

— Je m’exposerai à tout au monde plutôt que de laisser traiter M. Masham d’une manière injuste, répliqua-t-elle sur le même ton.

— D’honneur ! Votre Majesté est trop sévère pour ce jeune homme, ajouta l’excellent prince Georges en parlant bas à la reine, cruellement sévère. Son manque d’égard pour vos désirs est le fait d’une inadvertance, d’une simple inadvertance.

— Cela lui apprendra à être plus circonspect à l’avenir, répliqua la reine. Je suis décidée à témoigner d’une manière éclatante mon aversion pour les duels, et j’en donnerai le premier exemple à l’occasion de celui-ci.

— Grâce, madame ! dit le prince du ton de la prière.

— Je ne puis revenir sur ce que j’ai dit, répondit la reine d’un ton qui mit fin à toute discussion. Monsieur Masham, ajouta-t-elle, Son Altesse se passera de vos services pendant trois mois, et vous profiterez de cette circonstance, soit pour aller voir votre famille dans le comté d’Essex, soit pour voyager sur le continent.

— Je-comprends Votre Majesté, répliqua Masham en s’inclinant, vous me bannissez de la cour. »

Anne fit un léger signe d’assentiment, et le prince Georges se consola en aspirant une énorme prise de tabac.

« Voici la première fois que j’ai vu Votre Majesté faire une injustice, dit Abigaïl à la reine.

— Ma cousine, prenez garde, murmura Harley à son oreille.

— Peut-être me taxerez-vous aussi d’injustice, Abigaïl, reprit la reine, quand je vous ferai remarquer l’étiquette qui veut que, lorsqu’une demoiselle d’honneur se marie sans mon consentement, elle perde sa place et ma faveur… »

Abigaïl allait répondre, mais elle sentit à son bras une légère pression qui retint les paroles éparses sur ses lèvres.

Un instant après, le secrétaire d’État passa adroitement près de Masham, et lui dit à l’oreille :

« Après ce qui s’est passé, il convient que vous vous retiriez. Le jeune écuyer s’avança donc immédiatement vers le prince Georges, baisa la main que lui tendit gracieusement le mari de Sa Majesté, et, faisant une profonde révérence à la reine, il allait se retirer quand Abigaï ! l’arrêta.

« Je prie Votre Majesté de souffrir que M. Masham demeure encore un instant, dit-elle, j’ai une grâce à vous demander en sa présence.

— Ne lui demandez donc pas son consentement aujourd’hui, fit Harley à voix basse, vous échouerez ; attendez une autre occasion.

— Monsieur Masham, vous pouvez sortir, dit Abigaïl confuse et rougissante.

— Non, ma chère enfant, puisque vous l’avez rappelé, il est juste qu’il entende ce que vous avez à dire, observa le prince Georges, qui, par excès de bonté, faisait souvent des maladresses.

— Votre Majesté vient de dire tout à l’heure que celle de ses femmes qui promettrait sa main sans son consentement perdrait pour loujours ses bonnes grâces, dit Abigaïl en hésitant.

— Précisément, répliqua Anne. Mais en quoi ces paroles concernent-elles M. Masham ? J’espère, continua-t-elle sévèrement, que vous n’avez rien fait de pareil sans mon aveu ?

— Assurément, non, madame, reprit Abigaïl, qui, sans s’inquiéter des signes de Harley, retrouva tout son aplomb. Peut-être ai-je choisi un moment peu propice pour vous adresser une demande ; cependant, je me hasarderai à solliciter votre gracieuse permission pour répondre affirmativement si M. Masham m’adresse une certaine question.

— Il faut que je réfléchisse à tout ceci, reprit froidement la reine.

— Sur mon âme ! je suis fâché d’avoir rappelé le jeune homme, murmura le prince ; bonjour, Masham ! bonjour ! continua-t-il en accompagnant le jeune écuyer jusqu’à la porte. J’espère que, lorsque nous nous reverrons, Sa Majesté sera de meilleure humeur. C’est pour trois mois, eh ? Je tâcherai de faire rapprocher le terme de votre exil. Mais qu’importe ? ces quatre-vingt-dix jours seront bientôt passés. Quant à Abigaïl, je serai son protecteur ; ainsi ne vous désespérez pas… bonjour ! »

Et, en parlant ainsi, le prince poussa doucement Masham hors de la chambre.

Aussitôt que le prince revint, la reine prit son bras et se disposait à rentrer dans ses appartements particuliers, lorsque Abigaïl s’avança vers elle.

« Accompagnerai-je Votre Majesté ? demanda-t-elle à Anne.

— Pas à présent, » répliqua celle-ci en la regardant d’un air de mécontentement qu’Abigaïl ne lui avait encore jamais vu prendre avec elle. | Puis elle quitta l’appartement, suivie de son auguste époux.

« Voilà ce que c’est que de servir une reine ! s’écria Abigaïl en fondant en larmes et en se jetant au cou de lady Rivers.

— Vous ne devez vous en prendre qu’à vous-même de la moitié de ce qui est arrivé, dit Harley. Et cependant, m’est avis que la duchesse est au fond de tout cela.

— Je le crois, répliqua Abigaïl en redressant la tête, mais elle ne profitera guère de sa méchanceté, elle réussit aujourd’hui, demain j’aurai mon-tour.

— J’y compte bien, ma cousine, s’écria Harley en lui prenant vivement la main, et je suis avec vous. Ce sera votre faute si vous ne placez pas Masham aussi haut que le plus fier grand seigneur qui fréquente Saint-James. Rappelez-vous que Sarah Jennings a fait la fortune de John Churchill.

— En attendant, je suis disgraciée et Masham est exilé, dit Abigaïl en soupirant.

— Ces deux malheurs ne seront pas de longue durée, reprit Harley. Le vent qui souffle contre nous aujourd’hui nous sera favorable demain. Imitons le général romain, et obtenons la victoire avec notre défaite.. »


XVII


La soirée musicale et dansante du sergent Scales.


« Voulez-vous que je vous fasse un aveu, Proddy ? disait le sergent en admirant avec son ami la flamme bleue d’un bol de punch servi à Marlboroug’s-Head, dans Rider-Street. (Scales fréquentait cette maison, non-seulement à cause de son enseigne, mais encore pour la finesse et la qualité exquise des liqueurs qu’on y consommait.) Voulez-vous que je vous confesse une chose ? Eh bien, j’ai été très-satisfait ce matin de la conduite de ces deux mounseers.

— Et moi aussi, répondit Proddy, surtout de celui de Savage John. J’éprouvais contre lui une certaine haine tout d’abord, mais en amitié c’est toujours par la haine qu’on commence. Il fut un temps où je vous détestais, sergent.

— Après de mûres réflexions, continua Scales, qui était trop absorbé pour faire attention aux remarques du cocher, j’ai résolu de les inviter à un bal. Je sais que cela fera plaisir à nos femmes ; et puis, un bal est toujours du goût des mounseers ; car les Français sont gais, il faut leur accorder cette qualité.

— Bravo ! j’aime moi-même beaucoup à danser, sergent, et je suis un assez bon danseur. Vous ne le croiriez peut-être pas, fit Proddy, qui, posant sa pipe, exécuta un ou deux pas chorégraphiques. Avant d’engraisser et de devenir aussi gros que je le suis, je dansais la gigue aussi bien que qui que ce soit. Là, ajouta-t-il en faisant un entrechat et en se posant sur un pied, que pensez-vous de cela ?

— Admirable ! s’écria Scales ; aussi, je me décide. Nous don- nerons un petit bal d’aujourd’hui en huit. Le beau monde de Londres appelle une réunion de ce genre un drum, autrement dit un tambour ; je ne sais pas trop pourquoi, car je n’ai jamais entendu battre du tambour à leurs routs. Ah ! mais si j’invite à un tambour, ainsi que de fait je le ferai, moi, je vous proteste que le tambour sera bien nommé, car mes convives n’auront d’autre musique que celle que je leur ferai moi-même avec mes deux baguettes et une peau d’âne.

— Ce sera là une fameuse musique, un orchestre ronflant, sergent ! reprit Proddy, rat-a-ta-ta-rat-a-ta-rara ! Oui, oui, certainement, appelez voire bal un tambour !

— Peut-être pourrai-je avoir Tom Jiggins, le fifre de notre régiment, pour m’accompagner, dit le sergent après un instant de réflexion, et, s’il vient, nous vous donnerons du cœur à nous deux, car Tom est de première force. Ce ne sera pas la première fois que les mounseers auront dansé au bruit de nos tambours et de nos fifres, hein, Proddy ?

— Non, certes, répliqua le cocher, et à pas précipités encore, si nos gazettes disent vrai. Mais il y a trêve en ce moment ; m’est avis qu’il ne faut pas plaisanter sur ce sujet. Vous dites donc d’aujourd’hui en huit ?

— Oui, répliqua Scales ; vous y viendrez comme de juste ?

— Mais sans aucun doute, si je suis de ce monde, reprit Proddy ; nous voici maintenant, vous et moi, deux amis inséparables. À quelle heure commencera le bal ?

— Oh ! la carte d’invitation vous l’apprendra, dit Scales ; vous recevrez une invitation : il faut que tout soit régulier. Mais je pense que ce sera à huit heures, ou à peu près. Si vous êtes trop élégant pour être ponctuel, au moins ne venez pas plus tard que neuf heures.

— Je suis toujours exact, répliqua Proddy ; tout homme qui occupe un emploi dans le gouvernement doit être exact.

— Fort bien, dit Scales. Allons, il reste encore dans le bol un verre de punch pour chacun de nous. Puissions-nous avoir toujours autant de succès qu’aujourd’hui ! Il est temps de partir, j’entends le watchman s’égosiller à crier qu’il est dix heures passées… je vais payer.

— Oh, non ! s’écria Proddy.

— Je vous dis que c’est moi ! reprit Scales d’un ton d’autorité. Beau garçon, ajouta-t-il en lançant sur la table une couronne, voici ce qui vous est dû. Allons, camarade, en avant du pied droit. »

Les deux amis s’éloignèrent bras dessus bras dessous, Proddy se carrant, comme à l’ordinaire, le menton en avant, et le sergent, sifflant un air de guerre.

Le lendemain matin, Scales assis à la table, déjeunant avec tous les domestiques dans l’office de Marlborough-House, annonça l’intention qu’il avait de donner un drum dans le courant de la semaine suivante.

La nouvelle fut accueillie par des applaudissements universels, et avec un ravissement particulier par Mmes Plumpton et Tipping.

« En vérité, sergent, s’écria la première, vous avez eu là une charmante idée… des mieux en rapport avec votre profession. Le cœur me bat rien que d’y penser.

— C’est surtout un plaisir fort élégant, ajouta mistress Tipping. Ce genre de bal est bien différent de ce qu’on appelle une sauterie parmi les bourgeois : les dames du monde ne donnent plus maintenant d’autre genre de soirée.

— Je suis charmé, mesdames, de recevoir votre approbation, répondit le sergent. Oui, comme le dit fort bien mistress Plumpton, il me semble que ce sera là une fête très en rapport avec mon talent. Du reste, je ferai de mon mieux pour vous amuser.

— Il vous suffit de battre de la caisse pour me faire plaisir, sergent, observa mistress Plumpton d’un air gracieux.

— Cette Plumpton a toujours le talent d’enlever aux autres les paroles qui sont sur leurs lèvres, s’écria mistress Tipping avec aigreur.

— Je vous sais gré du compliment autant que s’il m’avait été adressé par vous, mistress Tipping, répondit galamment le sergent. Pensez-vous, monsieur Fishwick, que Sa Grâce ne trouvera point mauvais que nous donnions cette soirée ? ajouta-t-il en interpellant le cuisinier.

— Oh ! je réponds du consentement de Sa Grâce, répliqua Fishwick, et je suis sûr aussi qu’il me permettra, avec sa générosité ordinaire, de préparer un bon souper.

— Puisque vous songerez au solide, moi je m’occuperai du liquide, monsieur Fishwiek, dit d’un ton sentencieux M. Peter Parker, le maître d’hôtel, qui adressa à son collègue on clignement d’œil significatif. Je fournirai quelques bouteilles de ma provision, et je vous préparerai un bol de punch comme vous n’en aurez encore jamais bu. Je pense bien que mistress Plumpton consentira à me prêter le grand bol de porcelaine bleue qui est dans la lingerie, afin qu’il me soit possible de composer un rafraîchissement suffisant pour la société.

— Oh ! certainement, répliqua mistress Plumpton, et, puisque chacun contribue à la fête, j’ajouterai aux provisions un flacon d’usquebac qui m’a été donné par… par… je ne sais plus qui.

— Par feu M. Plumpton probablement, dit malicieusement mistress Tipping. Quant à moi, je crois que je ne contribuerai à la fête que par ma seule présence.

— On ne vous en demande pas davantage, répliqua galamment Scales.

— Il va sans dire que vous inviterez M. Proddy, sergent ? ajouta mistress Plumpton ; c’est un si charmant homme !

— Oh ! je n’y manquerai pas, répliqua Scales ; et, pour plaire à mistress Tipping, j’inviterai mounseer Bimbelot, valet de chambre du marquis de Guiscard, et son ami Achille Sauvageon, tous les deux excellents danseurs.

— Il ne faut pas les inviter à cause de moi seulement, sergent, répliqua mistress Tipping ; de toute manière, je serai charmée de voir vos amis. »

Dès que le repas fut achevé, le sergent se retira dans sa chambre et se donna beaucoup de peine à écrire une certaine quantité de cartes qu’il expédia par un messager ad hoc, lequel rapporta l’acceptation de presque tous les invités.

Deux heures plus tard, Fishwick vint lui annoncer que le Duc avait non-seulement donné son consentement plein et entier, mais qu’il avait encore exprimé le désir que la soirée se passât le plus gaiement possible.

« Sa Grâce s’est-elle vraiment exprimée ainsi ? s’écria Scales transporté de joie. Oh ! je reconnais là son bon cœur ! Il n’est pas étonnant, Fishwick, que ses soldats l’aiment autant, et qu’ils se battent si bien pour lui ; c’est un plaisir de mourir pour un chef de cette trempe. »

Les deux serviteurs s’entendirent ensuite sur les dispositions à prendre pour la soirée, et ils se séparèrent convaincus que tout irait à merveille.

Les six jours d’intervalle s’écoulèrent, et le septième arriva plus vite qu’on n’y avait songé. Ce jour-là, dès le matin, le sergent prit des airs d’importance, comme s’il sentait réellement, de ce moment, la grandeur de sa tâche. Il allait et venait dans la cuisine, donnant des ordres aux marmitons ; puis il s’occupa à fourbir ses buffleteries, et s’exerça un peu à la sourdine sur son tambour, en fredonnant à demi-voix une de ses chansons favorites.

Vers midi, Tom Jiggins, le fifre, arriva. Il se dirigea tout droit à la chambre du sergent, et les deux artistes demeurèrent enfermés ensemble jusqu’au diner, étudiant avec zèle les airs de danse qu’ils devaient jouer le soir.

Tom Jiggins était un homme de petite taille, aux traits prononcés, et assez semblable au sergent en diminutif. Il possédait un grand nez, la lèvre supérieure très-longue et un menton d’une rondeur démesurée. Il mesurait cinq pieds de haut et s’efforçait de perdre le moins possible de sa taille. Ses yeux avaient ce regard fixe commun aux morues, et aux gens qui jouent d’un instrument à vent. Jiggins portait un uniforme bleu, orné de parements et de revers blancs : sur son épaule gauche se pavanait un large ceinturon blanc, auquel était attaché avec un cordon l’étui de son fifre ; de l’autre côté pendait son épée. Un bonnet de police fiché sur une perruque poudrée et terminée par une longue queue complétait son accoutrement militaire.

Aussitôt après le diner, le fifre et le sergent firent une seconde répélition après laquelle, se trouvant sûrs d’eux-mêmes, ils passèrent ensemble l’après-midi à savourer deux pots d’ale et à fumer plusieurs pipes.

À mesure que la nuit approchait, et lorsque les travaux du

jour furent achevés, on s’occupa activement des préparatifs de la soirée. La cuisine se trouva bientôt débarrassée et éclairée à l’aide de chandelles placées sur la cheminée, sur le dressoir et sur les planches. Lorsque le sergent et Jiggins y pénétrèrent, à huit heures moins un quart, tout était en ordre pour recevoir la compagnie.

Au moment même où l’horloge sonnait l’heure indiquée par les invitations, le bruit d’une lutte se fit entendre dans le corridor, et presque aussitôt mistress Plumpton et mistress Tipping se précipitérent dans la chambre, toutes deux à la fois, le visage empourpré et les yeux animés par la colère.

« Vous êtes très-malhonnète, Plumpton, de me pousser ainsi, s’écria mistress Tipping ; vous avez entièrement fripé ma toilette.

— C’est bien fait ! répliqua mistress Plumpton avec aigreur ; il ne fallait pas essayer de passer avant moi. Vous m’avez presque arraché mon bonnet et mes barbes.

— Je voudrais vous avoir débarrassée de votre faux tour, par la même occasion, reprit mistress Tipping.

— La paix ! la paix ! mesdames, interrompit le sergent ; laissez-moi vous supplier de ne point vous disputer, du moins ce soir. Vous êtes toutes deux admirablement mises ; il serait impossible de résister à vos charmes, si vous n’aviez pas l’air si grognon. »

Cette allocution produisit l’effet désiré ; la paix fut momentament rétablie. Mistress Tipping se hâta même avec la plus parfaite obligeance de rajuster la coiffure de mistress Plumpton, et mistress Plumpton mit quelques épingles à la robe de mistress Tipping.

Les deux dames étaient en grande toilette. L’une étalait sa volumineuse personne dans une robe écarlate, et l’autre avait orné son frêle petit corps d’un vêtement de satin orange.

Bientôt après, Fishwick, Parker, Timperley et les autres domestiques des deux sexes de la maison du duc, au nombre d’une douzaine, arrivèrent en masse dans la cuisine. Le sergent ac cueillit chacun d’eux avec une gracieuse parole. À peine avait-il fait le tour du cercle que Timperley, qui se tenait près de la porte afin d’introduire les invités, annonça M. Proddy et un ami.

Le cocher avait un aspect fort imposant. Il s’était vêtu d’un grand habit de velours écarlate rayé de jaune et galonné d’or avec le gilet assorti ; une immense cravate de mousseline entourait son cou et le laissait fort à l’aise.

Il se dirigea tout droit vers Scales en lui disant : « Permettez-moi, sergent, de vous présenter M. Mezausène, un jeune homme qui vient tout récemment d’obtenir une place dans la maison de Sa Majesté, et qui désire faire votre connaissance ; j’ai pris la liberté de l’amener avec moi.

— Ce n’est point une liberté, Proddy, répliqua le sergent : vous avez bien fait. Charmé de vous voir, monsieur. »

Et en disant ces mots il secoua chaleureusement la main de Mezausène, qui était un grand jeune homme, mince, de tournure gracieuse et possesseur d’une fort jolie figure. Malheureusement pour ses charmes, il portait, comme le sergent, un large emplâtre noir sur le nez et un autre plus petit sur la joue gauche. Le nouveau venu avait endossé la livrée royale, et une grande perruque poudrée couvrait son front.

« Vous avez donc été à la guerre comme moi, monsieur Mezausène ? observa le sergent, en faisant allusion aux emplâtres de l’ami du cocher.

— Non, sergent, ces blessures m’ont été faites l’autre nuit dans la rue par une bande de ces écervelés que l’on nomme les Mohocks, répliqua Mezausène.

— Oh ! je connais bien les Mohocks, ce sont de fines lames, reprit le sergent, et je donnerais gros pour attraper l’un d’entre eux et le punir de son audace. La figure de ce jeune homme-là ne m’est pas étrangère, continua-t-il en s’ädressant à Proddy, tandis que Mezausène s’approchait de mistress Plumpton et de mistress Tipping, qui se tenait auprès du feu ; je l’aurai probablement vu au palais.

— Oh ! ce n’est pas probable, sergent, répliqua Proddy, car il ne fait partie de la maison de la reine que depuis quelques jours. Il remplace M. Chillingworth, un des valets de pied, qui est tombé malade subitement, et qui a obtenu la permission de se faire remplacer. J’ai rencontré aujourd’hui M. Mezausène dans la salle des gardes ; ses manières m’ont séduit, et je lui ai offert de l’amener ici. »

Au moment où le sergent allait répondre, Timperley annonça M. Needler Webb, valet de chambre du comte de Sunderland et mistress Loveday, camériste de la comtesse de Bridgewater. M. Needler Webb était revêtu d’un habit de velours imprimé vert, réformé tout récemment par son noble maître, d’un gilet de satin broché, de bas de soie rose, et de souliers à talons rouges. Il prenait des airs libertins, et était parfumé comme la boutique d’un perruquier. Mistress Loveday était aussi très-élégante ; elle répondit au salut du sergent par une révérence prolongée, et s’en alla rejoindre le groupe des autres dames.

On annonça ensuite M. Prankard, premier laquais de lord Ryalton, garçon très-élégant ; puis, un second, plus fashionnable encore, M. Lascelles, valet de chambre de lord Ross. On vit ensuite apparaître mistress Simple, femme de chambre de lady Rivers, et mistress Clerges, occupant la même fonction auprès de lady de Cecil.

Une demi-douzaine d’invités suivirent de près ceux déjà nommés, et la salle paraissait déjà assez encombrée lorsque Bimbelot et Sauvageon firent leur entrée. Le petit valet français s’avança avec un orgueil contenu vers le sergent, minaudant et souriant, puis il salua les dames. Il était facile de s’apercevoir que M. Bimbelot se croyait le mieux élevé, le mieux mis et le plus joli garçon de l’assemblée. Son maître étant encore retenu au lit par suite de son duel, Bimbelot avait profité de l’occasion pour se parer de son grand habit de drap écarlate tramé d’or, d’un magnifique gilet, d’une perruque de campagne, de manchettes et d’une cravate de dentelle. La splendeur de son accoutrement attira sur lui l’admiration du beau sexe. Le drôle s’en aperçut promptement, et se mit à lorgner familièrement toutes les femmes, saluant l’une, ricanant avec l’autre, chuchotant avec celle-ci et envoyant de la main des baisers à droite et à gauche. Quant à Sauvageon, il se contentait de causer avec Proddy.

On fit circuler du vin épicé et des biscuits ; puis, un instant après, le sergent s’installa sur un tabouret à l’autre bout de la chambre, fit un roulement préliminaire, et Jeggins se pencha sur une chaise derrière lui.

Ce fut là le signal de la danse ; Bimbelot avec mistress Loveday, et Needler Webb avec mistress Clerges, ouvrirent le bal par un menuet. Ils se trémoussèrent beaucoup malgré les sons perçants de la musique, qui n’allait pas toujours à l’unisson de la gravité de la mesure. Les quatre danseurs s’acquittèrent de la tâche qu’ils avaient entreprise à la satisfaction générale et surtout à la leur.

Mezausène et mistress Simple dansèrent ensuite un rigodon, et cela avec tant d’entrain qu’ils furent priés de recommencer.

« Qui est ce jeune homme, sergent ? demanda Bimbelot ; il ressemble, à s’y méprendre, à un de mes amis ; mais le diable m’emporte si je puis en ce moment me rappeler à qui.

— Je suis aussi embarrassé que vous, Bamby, répliqua Scales.

Sur mon âme, je ne puis mettre un nom sur ce visage-là. Mais, soyez tranquille, je le questionnerai à la première occasion. »

Cette occasion se présenta peu de temps après ; car le jeune homme, ayant quitté sa danseuse, s’approcba d’eux en ligne droite.

« Monsieur Mezausène, dit Scales, Bamby et moi nous trouvons qu’il y a une grande ressemblance entre vous et…

— Qui ? interrompit l’autre, qui ne put réprimer un léger tressaillement.

— Oh ! ne vous alarmez pas ; entre vous et un de nos amis, dont nous ne pouvons présentement nous rappeler le nom. Vous a-t-on jamais dit que vous ressembliez à quelqu’un ?

— Non pas que je sache, répondit négligemment Mezausène, mais c’est très-possible.

— Mezausène ! c’est un nom français, monsieur, dit Bimbelot ; êtes-vous donc mon compatriote ?

— Pas tout à fait, monsieur, répondit Mezausène, cependant ma mère était Française.

— Ah ! votre mèra était Française ? Eh bien ! mais cela suffit ! s’écria Bimbelot qui l’embrassa ; j’étais sûr que vous étiez Français ! Vous êtes un joli garçon, vous dansez avec grâce ; allons, je suis fier de vous, mon ami ! »

Et, en disant ces derniers mots, Bimbelot tapa amicalement sur la poitrine de Mezausène, et le conduisit à Sauvageon, qui parut ésalement enchanté de retrouver un compatriote.

On organisa aussitôt un cotillon ; puis vint une gigue dans laquelle Proddy et mistress Plumpton réussirent à se distinguer, car leur agilité extraordinaire et inattendue excita l’hilarité universelle.

À la gigue succéda la belle et antique danse the thay, et après un temps d’arrêt pendant lequel les rafratchissements furent distribués à la ronde, on dansa the cushion, danse fort animée et réputée fort gracieuse. Le sergent battait du tambour sans relâche avec une vigueur soutenue, et Jiggins ne s’arrélait que pour essuyer son sifflet.

Dès que the cushion dance fut finie, la société s’empressa de s’asseoir, et le sergent s’amusa beaucoup à examiner toutes ces figures ruisselantes, ces bouches qui soufflaient et tous les mouchoirs qui s’agitaient.

Dans ce moment M. Parker entra dans la cuisine, portant un immense bol, celui qu’avait prêté mistress Plumpton, rempli de punch froid. Il posa le vase de Chine sur le dressoir avec un soin tout particulier.

Le moment était admirablement choisi. On remplit de grands verres de ce breuvage délectable et on se hâta de les offrir à la ronde. Le punch fut trouvé plus délicieux que du nectar ; il suffit pour exciter le rire et amena des mots plaisants sur toutes les lèvres.

« À votre santé, sergent ; prenez ce verre et rendez-moi raison !

— À la vôtre, Bamby ! grand bien vous fasse ! »

Et le tambour du sergent recommença son joyeux ratata, et le fifre fendit l’air de ses notes les plus aiguës.

La gaieté générale fut à son apogée et l’on songea à interpréter les danses villageoises. Tout aussitôt les couples se forment : Proddy choisit mistress Plumpton, Bimbelot mistress Tipping, Needler Well mistress Simple, Mezausène mistress Loveday ; les autres s’associèrent à leur gré. En un instant, tous furent en place, rangés sur deux lignes, dans toute la longueur de la cuisine. Le fifre joua son air le plus gai, et Scales l’accompagna de temps à autre par un ra ou un fla frappé à propos.

Proddy et mistress Plumpton s’étaient placés en tête ; s’ils s’étaient distingués dans la gigue, ils se surpassèrent dans cette dernière danse. C’était merveille de contempler la légèreté de Proddy, qui volligeait au milieu de la salle, faisait pirouetter sa danseuse, et gambadait, sans paraître ni étourdi ni fatigué, dans le dédale des figures les plus embrouilléos. Scales lui-même ne put se défendre de l’applaudir, et il l’encourageait chaque fois qu’il passait devant lui. Mistress Plumpton, qui dansa avec une énergie et uno légèreté surprenantes, sans se ralentir jamais d’une seconde, secondait parfaitement son partenaire. Lorsque les deux danseurs atteignirent le bas bout de la chambre, ils se rafraîchirent à l’aide d’un ou deux verres de punch, et ce breuvage fut pour eux un puissant stimulant pour tenter de nouveaux efforts.

Bimbelot et mistress Tipping suivirent de près les hardis champions, qui ne tardèrent pas à reprendre unc seconde fois la tête de la sauterie.

« J’espère que vous n’allez pas recommencer, Proddy ? s’écria le sergent.

— Si fait ! répondit le cocher en déboutonnant son habit, qui mit à découvert sa large poitrine et les magnificences de son gilet rayé. Je ne serai pas le premier qui renoncerai, je vous le jure. Allons, du courage, monsieur le fifre ! Battez ferme, sergent ! Et quant à vous, la fille, ajouta-t-il en s’adressant à une laveuse de vaisselle assise sur une chaise placée auprès du feu et riant aux larmes, mouchez les chandelles, afin qu’on y voie mieux. Allons, Bamby, mon garçon, remuez vos quilles ! »

À ces mots Proddy recommença de plus belle, pirouettant et exécutant une foule d’entrechats fantastiques, tandis que Bimbelot, animé d’une hilarité inconsidérée, suivait son exemple avec succès.

Mais le cocher ne devait pas jouir une seconde fois du même triomphe que la première. À peine arrivé à moitié de sa course, un pied trop avancé, soit par hasard, soit par malice, fit trébucher le pauvre diable, qui, en tombant, entraîna après lui sa danseuse, et renversa Sauvageon ainsi que Needler Webb.

Ce n’est pas tout encore. Bimbelot et mistress Tipping, qui suivaiont immédiatement, se trouvaient lancés ; ils ne purent s’arrêter et tombèrent par-dessus les autres, tandis que M. Lascelles et mistress Clerges, qui venaient après eux, culbutérent de même : de sorte que le pauvre cocher fut enseveli sous une avalanche de corps vivants.

Heureusement qu’il se trouva délivré de cette position périlleuse avant d’être tout à fait suffoqué.

Cet incident fâcheux fut cause de la suspension des dauses, et M. Parker proposa (ce qui fut accepté) de ne les recommencer qu’après souper : cette motion acceptée, on passa dans l’office.

M. Fishwick avait amplement rempli sa promesse. Le repas abondant et substantiel qu’il offrit aux consommateurs prouva qu’il possédait à fond une connaissance certaine des facultés de leurs estomacs respectifs. Le centre de la table se trouvait envahi par un énorme pâté, dont la croûte avait la forme d’un tambour, et sur le haut duquel se trouvait en vedette une petite statue, aussi en pâte, représentant le sergent Scales.

Mistress Plumpton, ainsi que mistress Tipping, déclarèrent que la ressemblance était parfaite, et que même l’emplâtre sur le nez n’avait pas été oublié.

Au haut bout de la table, où siégeait naturellement le sergent, un superbe aloyau de bœuf froid s’étalait sur un plat. En regard s’élevait un gigantesque bassin rempli d’huîtres. Un magnifique jambon, des langues fumées, des poulardes froides, des écrevisses, puis des mets plus légers, tels que des confitures, des gelées et autres douceurs, constituaient le reste de ce régal.

Si le cuisinier avait été prodigue de comestibles, le maître d’hôtel n’était pas demeuré en arrière pour les boissons. Des bols de punch, placés à peu de distance les uns des autres, flanqués d’une bouteille de vin entre chaque, et un immense broc d’ale épicée, dans lequel trempait une branche de genièvre, entouraient l’aloyau.

Le buffet présentait donc un aspect séduisant, et les convives, qui avaient conquis un formidable appétit, grâce aux exercices agréables et prolongés de la soirée, assiégèrent à l’envi les abords de la table.

Scales avait à sa droite et à sa gauche mistress Plumpton et mistress Tipping. Il découpait l’aloyau à peu près comme il eût taillé en pièces un bataillon ennemi, tandis que Fishwick, placé en face de lui, ouvrait les huîtres avec une promptitude égalée seulement par celle de leur disparition.

Il y eut pendant assez longtemps un silence à peine interrompu par le cliquetis des couteaux et des fourchettes ; mais, aussitôt que les convives eurent avalé quelques verres de punch, les rires et les plaisanteries recommencèrent avec un nouvel entrain et furent bientôt à lour apogée, au moment où des assiettes de fromage frit furent offertes à la suite du bœuf et des huîtres.

L’énorme broc fit aussi le tour de la table, et la distribution de son contenu excita furce joyeux propos, parce que Bimbelot et d’autres galants s’efforcèrent de poser leurs lèvres au même endroit où celles des dames s’étaient imprimées sur l’étain.

Vint enfin la bouteille d’usquebac de mistress Plumpton, et cette liqueur fut particulièrement agréable à ceux à l’estomac desquels les huîtres paraissaient être indigestes.

Dans ce moment suprème le sergent se leva et demanda que chacun se versât rasade, puis proposa vivement la santé de la reine et du duc de Marlborough.

Ce toast fut porté avec un enthousiasme prodigieux. Proddy monta ensuite sur une chaise, et, pour nouvelle santé, il s’écria avec enthousiasme : « À notre amphitryon ! » Puis, au milieu des hourras qui suivirent, il jeta par mégarde le contenu de son verre au nez de Bimbelot.

Le sergent, pour témoigner à l’assemblée sa gratitude, entonna une chanson ; mais, s’apercevant que la bonne humeur de la société était arrivée à un tel degré qu’il serait dangereux qu’elle augmentât, il fit la motion de retourner dans la salle de danse, où tout le monde se rendit aussitôt.

Le fifre se mit donc à jouer un air de danse. Proddy aurait désiré réengager mistress Plumpton ; mais Bimbelot l’avait devancé, et cette circonstance, jointe au rire de triomphe du valet de chambre, exaspéra à tel point le cocher, qu’il s’arrangea de façon à coudoyer le Français en le poussant avec force sur Mezausène.

Celui-ci, prenant cette attaque pour une agression préméditée, riposta par un coup de pied si bien appliqué qu’il envoya le petit valet de chambre cabrioler à l’autre bout de la salle.

Les danses cessèrent immédiatement, et le sergent, abandonnant son tambour, se précipita pour intervenir. Mais tout fut inutile. Bimbelot était furieux et demandait satisfaction sur l’heure. Scales se hâta de déclarer que, s’il se battait avec quelqu’un, il faudrait que ce fût avec lui, car il était décidé à épouser la querelle de Mezausène, d’autant plus que ce dernier était un étranger. Bimbelot témoigna alors son indignation contre le médiateur, se récriant surtout sur sa monstrueuse partialité. Il déclara que, plutôt que de ne pas se venger de l’injure qu’il avait reçue, il se battrait avec lui. Sauvageon approuva cette décision.

Après une bruyante altercation, comme il était impossible d’en venir à un raccommodement, les parties irritées se retirèrent dans un appartement séparé, où les suivirent tous les hommes de l’assemblée. Le sergent, qui s’était hâté de faire une rapide excursion dans sa chambre, reparut bientôt avec une grosse paire de pistolets d’arçon, dont la vue fit pâlir affreusement Bimbelot.

« Voici des pistolets tout chargés, fit Scales, et, puisque vous êtes décidés à vous battre, finissons-en sans délai.

— Parfait, cela me convient fort, répliqua Mezausène ; nous tirerons à travers un mouchoir, si vous le voulez bien, monsieur.

— Non, répliqua Scales, nous soufflerons les lumières et vous tirerez tous deux dans l’obscurité, c’est le meilleur moyen. »

La proposition ne parut pas satisfaisante à Bimbelot, mais il y acquiesça sur un mot de Sauvageon. Chaque combattant s’étant muni d’un pistolet, les chandelles furent éteintes et on les laissa tous deux dans les ténèbres.

Pendant quelques instants on n’entendit de part et d’autre ni une parole ni un mouvement. Mezausène, qui avait beaucoup ri de toute cette affaire, était décidé à essuyer le feu de son adversaire ; mais comme ce dernier ne se pressait pas, il s’impatienta et résolut de tirer lui-même. Ce qui l’embarrassait, c’était de le faire sans causer d’accident : « Je ne voudrais pas blesser ce pauvre garçon, pensait-il, et quelle que soit la direction dans laquelle je tirerai je risque fort de le toucher. Ab ! il me vient une idée ! »

Aussitôt dit, aussitôt fait ; il se glissa sans bruit jusqu’au mur, marcha à pas de loup et à tâtons jusqu’à la cheminée, et mettant le pistolet dans l’âtre il lächa la détente. À peine eut-il tiré qu’il entendit dégringoler et tomber un corps lourd.

Un étrange soupçon vintà l’esprit de Mezausène, et ce soupçon se trouva pleinement confirmé lorsqu’on apporta des lumières.

Le pauvre Bimbelot s’était réfugié dans la cheminée, et son adversaire, malgré son désir de l’épargner, avait innocemment découvert sa cachette. Heureusement il n’avait point été atteint ; c’est tout au plus s’il avait quelques contusions, résultat inévitable de sa chute.

Le sergent avoua en particulier à Mezausène que, si Bamby avait été touché, ce devait être avec la bourre, car les pistolets n’avaient été chargés qu’à poudre.

Mezausène ne communiqua à personne cette découverte, qui eùt fait rire tout le monde comme lui. Il ne dévoila pas non plus le secret de la cachette de Bimbelot, de sorte que la réconciliation se fit immédiatement. On se donna des poignées de main, on apporta encore du punch, on se remit à danser, à plaisanter, à rire beaucoup. De cette manière, la fête du sergent s’acheva aussi gaiement qu’elle avait commencé.


XVIII


Autre scène d’amour dans l’antichambre de la reine.


Certain matin, environ huit jours après cette joyeuse réunion, la porte de l’appartement particulier de la reine au palais de Saint-James s’ouvrit sous les efforts d’une blanche main. Abigaïl et lady Rivers entrèrent dans l’antichambre. Il n’y avait là que le nouveau serviteur Mezausène, qui, à leur approche, se retira respectueusement à l’écart.

« Je vous accompagne, ma chère lady Rivers, dit Abigaïl à sa compagne, pour vous demander si vous n’avez reçu aucune nouvelle de Masharn.

— Oh ! j’avais deviné ce que vous me vouliez, répliqua la belle dame d’honneur, mais je suis désolée de n’avoir rien à vous dire sur le compte de ce cher ami. On suppose pourtant qu’il a passé à l’étranger. Il n’est certainement point allé chez son père, sir Francis Masham, à High-Laver, car lord Rivers a reçu une lettre du vieux baronnet, qui s’informe de son fils avec une certaine anxiété.

— C’est étrange ! s’écria Abigaïl, je suis à peu près certaine que Masham n’a écrit à personne ; il paraît qu’en quittant le palais il s’est rendu chez lui directement, et là, après avoir donné quelques ordres à un valet de confiance, en ajoutant qu’il serait probablement absent pendant deux ou trois mois, et qu’il ne fallait en aucune façon s’inquiéter de lui, il est parti seul, et, depuis lors, on n’a pas entendu parler de lui. Toutes les démarches de M. Harley à son sujet ont été infructueuses. J’avoue que je commence à être inquiète, et, malgré tous les efforts que je fais sur moi-même pour me raisonner, je n’y puis parvenir.

— Il est inutile que vous vous inquiétiez à ce sujet, répondit lady Rivers. Il est plus que probable que Masham eat allé à Paris, et qu’il se divertit à la cour de France.

— Cela se pourrait bien, fit Abigaïl ; mais alors il devrait bien écrire.

— Oh ! ma chère enfant ! songez donc aux séductions de la plus grande ville d’Europe, reprit lady Rivers avec malice ; peut-être est-il amoureux là-bas.

— Cela ne me paraît pas croyable, objecta Abigaïl.

— Est-ce que vous vous imaginez réellement qu’il restera fidèle tout le temps de son exil, ma chère ? demanda lady Rivers.

— Je ne lui accorderais plus le moindre regret si je croyais le contraire, répliqua Abigaïl.

— Et vous-même, lui resterez-vous constante ? continua la belle dame.

— Je suis encore plus sûre de moi-même que de lui, répondit Abigaïl. Oh ! oui, je serai fidèle !

— Ah ! trois mois sont bien longs, dit lady Rivers ; ce serait pour moi une rude épreuve, surtout si j’étais, comme vous, exposée aux assiduités de tant d’aimables gens. Trois mois ! Pauvre Masham ! Il y a bien peu d’espoir pour lui. Ah ! ah ! ah !

— Votre Seigneurie peut rire tant qu’il lui plaira, fit Abigaïl d’un air piqué, mais je me connais ; mes sentiments ne changeront point.

— Si vous pensez cela aujourd’hui, ma chère amie, reprit lady Rivers, c’est que Masham n’est parti que depuis quinze jours ; voyons, je parie qu’avant la fin du mois vous l’aurez oublié. Mais, silence ! s’écria-t-elle en désignant Mezausène du bout de son éventail, ce jeune homme nous écoute ; nous causerons de cela une autre fois. Au revoir, ma chère.

— Si vous apprenez quelque chose de Masham, ne manquez pas de me le faire savoir, dit Abigaïl.

— N’en doutez pas, répliqua lady Rivers. J’ose espérer que je n’aurai pas de mauvaises nouvelles à vous communiquer, surtout que Masham aime une autre femme, par exemple. Ah ! ah !

— Par pitié ! épargnez-moi ! s’écria Abigaïl.

— Oh ! s’il pouvait seulement vous voir en ce moment ! » dit lady Rivers en riant aux larmes, mais qui s’arrêta tout à coup en murmurant : « Encore ce jeune homme !

— Votre Seigneurie est vraiment cruelle, dit Abigaïl ; on pourrait croire, en vous voyant rire ainsi, que vous n’avez jamais aimé vous-même.

— Peut-être est-ce vrai, répliqua lady Rivers. En tout cas, je ne me pique pas d’une constance romanesque. Allons ! allons ! Adieu ! il me faut vous quitter. »

En disant ces mots la dame d’honneur sortit, et ce fut Mezausène qui lui ouvrit la porte.

« Quelle horrible souffrance que celle d’être séparée de celui qu’on aime ! s’écris Abigaïl presque à haute voix, surtout lorsqu’il faut paraître gaie comme à l’ordinaire, alors que le cœur saigne et que des pleurs amers coulent en secret de vos yeux. Hélas ! il ne faut pas que la reine puisse voir la trace de mes larmes, » ajouta-t-elle en s’essuyant les yeux avec son mouchoir.

Au moment où Abigaïl se dirigeait vers la porte des appartements intérieurs, Mezausène la suivit d’un air fort embarrassé.

La jeune fille était trop préoccupée pour faire attention à lui.

« Miss Hill, j’ai une lettre pour vous, dit-il pourtant d’une voix que l’émotion rendait tremblante.

— Une lettre pour moi ? s’écria Abigaïl avec surprise. Oh ! ce doit être de lui ! » ajouta-t-elle an prenant le papier.

Sans pouvoir maîtriser sa curiosité, Abigaïl rompit le cachet du billet, et en dévora avidement le contenu.

« Juste ciel ! il n’a pas quitté Londres, m’écrit-il, murmura la jeune fille, en proie à un indicible ravissement. Il s’efforcera de me voir bientôt, ici dans le palais. Il ne me dit pas quand et comment. Où cette lettre vous a-t-elle été remise ? demanda-t-elle à Mezausène sans oser lever les yeux sur lui.

— J’ai promis le secret, répondit-il d’un accent troublé ; tout ce que je puis vous dire, mademoiselle, c’est que celui qui l’a écrite est actuellement dans le palais.

— Lui, ici ! L’imprudent ! s’écria Abigaïl en mettant la main sur son cœur.

— Vous paraissez souffrir, mademoiselle, s’écria Mezausène. Vous avancerai-je une chaise ?

— Non, c’est passé, répliqua Abigaïl ; mais, si mes sens ne m’abusent, je viens d’avoir une illusion particulière ; j’ai cru entendre sa voix ! Est-ce… ajouta-t-elle en regardant fixement Mezausène, est-ce vous Masham ?

— Eh bien ! oui, c’est moi, Abigaïl ! répliqua le jeune homme, qui se précipita à ses genoux et pressa avec ardeur la main de sa bien-aimée sur ses lèvres.

— Quoi ! vous vous êtes exposé pour moi à un pareil danger ? dit la jeune fille en jetant sur lui un regard de tendre reconnaissance.

— Oui ! j’aurais bravé la mort même pour être auprès de vous, Abigaïl, répliqua-t-il avec passion. Je n’ai pu obéir à la sévère injonction de la reine. Je n’ai pu m’arracher des lieux que vous habitez, et, n’osant me présenter en personne, j’ai adopté un déguisement. J’ai séduit un des serviteurs de la reine, Chillingworth, que je savais être un homme sùr. Il a simulé une maladie et m’a choisi pour remplaçant. Je suis connu ici sous le nom de jeune fille de ma mère : Mezausène. Hélas ! quoique je sois au palais depuis près de quinze jours, je n’ai pu jusqu’à présent trouver une occasion favorable pour vous parler sans m’exposer à un péril inutile. Mais je vous ai vue souvent, Abigaïl, sans pouvoir attirer vos regards. Vous m’avez paru soucieuse, et je me suis persuadé que voire tristesse venait de mon absence. Oh ! combien alors j’ai souhaité pouvoir vous approcher ! vous adresser un signe, hasarder un mot à voix basse ! Mais je me suis fait violence, je me suis contenté de vous regarder, d’être auprès de vous ; je savais bien, moi, que le jour de notre réunion arriverait tôt ou tard.

— Il est heureux que vous ne m’ayez pas fait pressentir votre présence, dit Abigaÿl ; car, si vous m’aviez apparu inopinément, je me serais infailliblement trahie. Mais j’y songe, si vous êtes découvert, notre avenir est à jamais perdu, la reine ne vous pardonnerait pas, et la duchesse a tant d’espions qu’il est nécessaire de prendre les plus grandes précautions.

— J’ai jusqu’à présent échappé à tous les soupçons, répliqua Masham, et, maintenant que je me suis fait connaître à vous, je serai plus tranquille et moins exposé à m’oublier. Mais, dites-moi, avez-vous recouvré les bonnes grâces de la reine ?

— Oh ! oui, tout à fait ! répondit-elle. La duchesse avait repris pendant quelques jours son ancien ascendant. Elle fit alors, tant que sa puissance dura, les plus grands efforts pour me faire renvoyer. Elle y serait peut-être parvenue, si elle avait pu maîtriser son caractère despotique, mais, heureusement pour moi, la reine s’est lassée des scènes violentes de sa favorite, qui s’abandonna comme à l’ordinaire à ses folles colères et à des menaces. Il en est résulté une brouille, et, quoiqu’il y ait eu une sorte de raccommodement, la froideur subsiste encore entre elles, et, selon moi, la reine ne se réconciliera jamais, méme ostensiblement, avec la duchesse. C’est aussi l’opinion de M. Harley. La duchesse n’est pas de cet avis, car elle n’a rien perdu de son arrogance. Elle se comporte envers Sa Majesté avec une hauteur et une insolence sans pareille, et notre souveraine redoute tout contact avec cette femme impérieuse.

— Pauvre reine ! s’écria Masham.

— Oui, vraiment, pauvre reine ! reprit Abigaïl avec un soupir, elle mérite qu’on la plaigne. Jamais bontés et affection n’ont été plus mal payées, jamais induilgence plus méconnue, jamais bienveillance plus mal placée ; mais, à vrai dire, malgré son extrême bonté, Sa Majesté peut se lasser à la fin. L’altière duchesse s’en apercevra avant peu.

— Pourquoi la reine ne se débarrasse-t-elle pas d’elle une bonne fois ? s’écria Masham ; n’est-elle donc pas maîtresse absolue ici ?

— Oui, elle a tout pouvoir en apparence, mais non de fait, répondit Abigaïl ; il n’y a pas dans tout ce palais de personne moins indépendante que celle qui en est la souveraine maltresse. Son cœur est si affectueux qu’aimer est pour elle une nécessité. Depuis la perte de ses enfants, il est resté dans son cœur un vide qu’elle a essayé de remplir avec l’amitié. Vous voyez combien elle a été déçue ; mais la crainte de rompre définitivement une ancienne liaison affecte la reine au point de la faire hésiter. C’est par tendresse de cœur qu’elle est aussi irrésolue. La duchesse sait cela et elle en abuse. Quand tout paraît désespéré, elle fait adroitement une légère concession, calme l’irrilation de la reine, et tout rentre dans l’ordre accoutumé. Aujourd’hui toutefois, je crois avoir assez de pouvoir sur l’esprit de la reine pour maintenir la brouille actuelle.

— Et bien vous ferez, répliqua Masham ; votre devoir envers la reine l’exige. Voir tant de perfections si mal appréciées est une chose intolérable. Où en est sir Harley avec Sa Majesté ?

— Sa faveur augmente, répliqua Abigaïl ; il est très-souvent admis à des conférences particulières, et conseille fortement des mesures dont il garantit l’utilité.

— Par malheur, Harley n’a en vue que la réussite de ses projets ambitieux, observa Masham.

— Voilà précisément ce que la reine soupçonne, reprit Abigaïl ; aussi n’a-t-elle pas en lui une confiance entière. Pauvre souveraine ! Elle doit être cruellement tourmentée, avec ses craintes à l’endroit de la duchesse, ses doutes sur Harley et sa défiance en elle-même. Grand Dieu ! ajouta Abigaïl en entendant la porte intérieure s’ouvrir lentement, la voici ! » Masham eut à peine le temps de se reculer de quelques pas, et la reine entra accompagnée du prince Georges de Danemark.

« Ah ! ma chère Abigaïl, je suis aise de vous rencontrer, dit Anne ; je trouvais que vous étiez bien lente à revenir. Mais qu’avez-vous ? vous paraissez agitée ?

— Je viens de recevoir une lettre, madame, dit Abigaïl avec confusion.

— De M. Masham, n’est-ce pas ? dit la reine ; je le devine à la rougeur qui couvre vos joues. Ne soyez point aussi troublée ! je n’ai pas défendu qu’il vous écrivit. Eh bien ! où est cet adoré ?

— Pardonnez-moi, madame, de ne pouvoir pas vous le dire, fit Abigaïl.

— Bon ! je ne ferai pas acte d’autorité pour vous forcer à répondre, reprit la reine. Je n’ai rien à dire du moment qu’il m’a obéi et qu’il se tient éloigné de la cour.

— Holà ! qui avons-nous ici ? s’écria le prince Georges ; un nouveau visage. Approchez, jeune homme ; pourquoi restez-vous là quand on vous appelle ? Diable ! ce garçon serait-il sourd ?

— Mais, prince, vous l’effrayez, dit la reine avec un sourire bienveillant.

— Répondez donc ! s’écria le prince en s’avançant du côté de Masham ; mon Dieu ! quelle ressemblance ! Il faut que ce soit…

— Que ce soit… qui ? demanda la reine en se tournant à demi, à qui dites-vous qu’il ressemble ?

— À l’un des domestiques de Hampton-Court, répliqua le prince en se plaçant adroitement entre la reine et Masham. Votre Majesté doit se rappeler Tom Ottley ? Ce jeune homme est la vivante image de Tom. Ah ! drôle ! je vous ai trouvé à la fin ! continua-t-il à voix basse et en faisant un geste de menace à l’écuyer terrifié.

— Je vous trouve bien pâle, Abigaïl, dit la reine à sa demoiselle d’honneur ; vous êtes certainement malade.

— Ce n’est rien ! je serai mieux tout à l’heure ! dit Abigaïl d’une voix mourante.

— Mais votre pâleur augmente ! s’écria la reine alarmée. Une chaise ! »

Masham s’élança pour apporter le siége demandé : mais le prince le lui prit des mains et le présenta à Abigaïl, qui s’y laissa tomber.

« Des sels ! cria la reine ; il y a là, sur cette table, un flacon qui en contient. »

Masham se hâta d’obéir, et, dans son empressement, il renversa deux vases de porcelaine, qui’se brisèrent en éclats sur le plancher. Confondu de sa maladresse, le jeune homme demeurait immobile ; mais le prince, lui adressant un coup d’œil de mécontentement, accourut, lui arracha des mains le flacon de sels, et le fit passer à la reine.

« Voilà un domestique bien maladroit, se contenta de dire Anne en faisant respirer les sels à Abigaïl ; comment s’appellet-il ?

— Masham ! répondit Abigaïl d’une voix mourante.

— Masham ! allons donc ! s’écria le prince ; la pauvre affolée pense éternellement à son amant. La reine désire savoir votre nom, drôle ? ajouta-t-il en s’adressantà Masham et en clignant de l’œil ; comment vous nomme-t-on ? Tomkins ou Wilkins ? hein ?

— Ni l’un ni l’autre, Votre Altesse, répondit-il ; je m’appelle Mezausène.

— Mezausène ? Ah ! reprit le prince. Eh bien ! alors, monsieur Mezausène, j’espère qu’à l’avenir vous serez plus adroit, Votre physionomie me plaisait assez, et j’avais l’intention de vous attacher à mon service’personnel ; mais, puisque vous avez les mains aussi peu sûres, cela ne se peut pas.

— J’implore le pardon de Votre Altesse ! fit Masham.

— Bon, bon, je vous passe cette première faute, répondit le prince ; rendez-vous ce soir dans mes appartements, dans mes appartements, entendez-vous ? poursuivit-il d’un air significatif, auquel Masham répondit par un profond salut.

— Vous sentez-vous mieux maintenant, mon enfant ? dit la reine, qui avait prodigué les plus tendres soins à Abigaïl. J’espère que de pareilles crises ne se renouvelleront pas.

— Je n’en aurai jamais plus, j’en suis sûre, ma gracieuse maltresse, si vous daignez révoquer la condamnation qui pèse sur M. Mashan, répliqua Abigaïl.

— Oh ! n’insistez pas sur ce point, Abigaïl, répondit la reine, je ne le puis. Retirez-vous dans votre chambre ; moi, je vais daos la bibliothèque trouver M. Harley, à qui j’ai accordé une audience. Venez, prince, nous nous sommes assez fait attendre. Soignez-vous, mon enfant, et lâchez de ne plus penser à M. Masham. »

Abigaïl rentra dans les appartements intérieurs sans oser lever les yeux sur son amant, qui ouvrait la porte à la reine.

Le prince Georges demeura un peu en arrière, afin de pouvoir dire à l’oreille de son écuyer : « Sans moi, mon ami, vous tombiez dans un terrible guépier. Prenez garde de ne pas vous laisser reconnaître, je serais de moitié dans la confidence. Me voici, je vous suis, Majesté, » s’écria-t-il en ajoutant : « N’oubliez pas ce que je vous ai dit, Masham, je veux dire Mezausène. Le diable m’emporte ! j’espère que Sa Majesté n’a rien entendu. »

Et le bon prince se hâta de rejoindre lu reine.


XIX


Marlborough et Godolphin demandent à la reine le renvoi de sir Harley.


La reine et le prince entrèrent ensemble dans la bibliothèque du château, vaste et belle salle aux murailles élevées, construction élégante qui avait été faite sous le règne de Charles II et quelque peu modifiée par les ordres de Guillaume III. Le plafond était à demi cintré et les corniches richement fouillées. Les fenêtres, de forme carrée et d’un ordre sévère, aux encadrements entourés d’arches rondes, soutenues par des pilastres dans le genre italien, s’ouvraient sur les jardins du palais.

Entre chacune des arches il y avait un buste sur un piédestal. Les armoires remplies de livres se trouvaient placées entre les fenêtres et formaient de charmants réduits pour la lecture. La muraille opposée aux ouvertures de la salle était tapissée de plans et de cartes. En un mot, la bibliothèque passait pour être la plus agréable retraite de tout le palais.

Sir Harley attendait la reine avec la plus vive impatience, et il ne fit rien pour lui cacher sa joie lorsqu’elle parut à l’entrée de la salle. Après avair rendu son salut au diplomate, Anne s’assit près d’une petile table ronde, sur laquelle se trouvait placé tout ce qu’il fallait pour écrire. Derrière cette table il y avait un grand paravent du Japon ; le prince resta debout près de la reine, le bras appuyé sur le dos de sa chaise.

« Il est temps, madame, dit Harley en parlant avec énergie et précipitation, de prendre une décision positive. Il faut que moi et Saint-John nous nous retirions, ou bien que Godolphin et Marlborough nous cèdent la place. Cette mesure ne saurait être éludée. Je sais de source certaine que pendant le conseil qui, comme le sait Votre Majesté, a été convoqué pour ce matin, mes deux collègues ont l’intention de donner leur démission si je ne suis pas renvoyé. C’est donc une lutte de puissance entre nous. Si je suis soutenu par Votre Majesté, je me fais fort des résultats.

— J’espère, monsieur, que vos ennemis n’exécuteront point leur menace, répliqua Anne fort alarmée de ce qu’elle entendait dire. Nous sommes dans un très-mauvais moment pour changer le ministère.

— Il faut tâcher d’éviter cela, si c’est possible, dit le prince Georges, tout en prenant une énorme prise de tabac.

— Il ne reste aucun moyen de faire autrement, répliqua Harley ; il faut affronter cette rupture, et je dois avouer que je n’éprouve aucune des appréhensions dont Votre Majesté semble être assaillie. Sans doute, il y aura une rumeur générale dans le premier moment, mais elle cessera promptement. La popularité de Marlborough commence à décliner. La guerre des Pays-Bas a trop duré, les fortunes particulières ont été trop lourdement imposées pour compléter les subsides exigés ; aussi tous ceux qui raisonnent n’ont pas tardé à ouvrir les yeux sur les causes de cette mesure vexataire, et l’on a reconnu, à cette heuro où les éblouissements de la victoire se sont évanouis, que ce passe-temps si coûteux n’a d’autre but que d’enrichir le commandant en chef, le comte de Rochester, qui prêtera son appui à la nouvelle administration, sa propose de demander pourquoi on attaque la France du côté de la Hollande au lieu de le faire du côté de l’Espagne, but principal de la guerre. Nous remporterons là des succès plus importants si nous avons une armée plus considérable que celle que commande le brave et téméraire comte de Péterborough. L’opinion publique se prononce contre la continuation de la guerre. Nous avons acheté nos triomphes trop cher, et, si la populace bruyante perd Marlborough, son idole, on peut à un prix moins élevé lui acheter un nouveau hochet. Quant à lord Godolphin, sa retraite, n’en déplaise à Votre Majesté, sera à peine sentie, car c’est un homme facile à remplacer…

— Par monsieur Harley ! riposta le prince avec ironie.

— Non, Votre Altesse, par un homme plus habile, répliqua Harley, par lord Poulet. Je serai satisfait de rester au poste que j’occupe aujourd’hui, ou de remplir tout autre dans lequel je pourrais servir Sa Majesté. La reine n’a-t-elle pas exprimé le désir qu’en cas de changement je devinsse chancelier de l’Échiquier ?

— Afin de mieux tenir le vrai pouvoir en main, murmura le prince.

— On pourrait à l’instant former un ministère tory, dont Rochester, Nothingham, Haversham et Darlmouth seraient membres. Tout aussitôt les projets favoris de Votre Majesté seraient mis à exécution, vous ne seriez plus contrecarrée avec arrogance et persistance, comme vous l’avez été par les whigs insolents et despotes.

— Monsieur, dit Anne, vous faites de belles promesses,

— Je ne promets rien que je ne puisse tenir, madame, reprit Harley, et je jure aussi à Votre Altesse, ajouta-t-il en s’adressant au prince, de la délivrer des sarcasmes auxquels elle a été en butte, au sujet de son administration de l’amirauté. Votre Altesse doit dejà aux tories un peu de bienveillance, pour un service spécial qu’ils lui ont rendu, et que je ne veux pas rappeler ici.

— Je n’oublie pas le riche douaire qu’ils m’ont alloué au cas où ma chère reine viendrait à décéder avant moi, mais j’espère, monsieur, que je n’en profiterai pas, répliqua le prince avec un salut ironique. Je ne vois pas l’opportunité de conseiller à la reine de vous soutenir en ce moment, la circonstance est critique, et la plus légère erreur pourrait amener les plus dangereuses conséquences.

— Sa Majesté décidera, répliqua Harley ; j’ai employé auprès d’elle tous les arguments que je croyais justes.

— Sans doute, mon inclination m’attire vers vous, dit Anne.

— En ce cas, ma gracieuse souveraine, répondit Harley en pliant le genou devant elle, n’hésitez pas ; consultez votre propre bonheur, votre propre grandeur, et n’oubliez pas que, si Mariborough et Godolphin se retirent, la duchesse en fera aussi autant de son côté.

— Il suffit, monsieur, répliqua la reine ; relevez-vous, je suis toute décidée et je vous soutiendrai.

— Prenez le temps de réfléchir ! s’écria le prince.

— J’ai réfléchi, reprit la reine ; quoi qu’il en puisse advenir, M. Harley est sûr de mon appui. »

En ce moment, un huissier entra pour annoncer à la reine que le duc de Marlborough et lord Godolphin réclamaient d’elle une minute d’audience, Anne jeta sur Harley un regard significatif.

« Je vais me retirer, dit le secrétaire d’État. Il vaudrait mieux leur laisser ignorer que je viens d’avoir une entrevue avec la reine.

— Vous ne pouvez vous retirer sans traverser la pièce où ils attendent, répliqua la reine.

— Que faire ? s’écria le prince. Restez, alors. Ah ! voici un meilleur plan ! Peut-être, monsieur Harley, consentirez-vous à passer derrière ce paravent ? »

Harley se prêta de bonne grâce à ce tour d’écolier, et, au moment où l’huissier sortait, il prit place dans sa cachette. Un instant après, l’huissier introduisit le duc de Marlborough et lord Godolphin.

Le commandant en chef avait l’air grave, et la tristesse habituelle du grand trésorier avait pris une nuance de sévérité.

Le maintien de Godolphin, sans être hautain, était froid et repoussant. Il haïssait tellement la flatterie ou ce qui y ressemblait, qu’il dédaignait même la simple politesse, et souvent il estimait plus qu’elle ne le méritait la brusquerie qu’il prenait pour de la sincérité. Son teint était presque noir, et ses sourcils touffus ajoutaient à la dureté de sa physionomie. La taille de ce personnage était un peu au-dessous de la moyenne, et, quoiqu’il eût plus de soixante ans, il paraissait plein de vigueur au moral aussi bien qu’au physique. Vêtu avec simplicité, Godolphin portait un habit complet couleur de tabac d’Espagne, et une perruque assez rude qui s’harmeniait à merveille avec son teint.

Godolphin était un des meilleurs, sinon un des plus grands premiers ministres qui aient jamais eu en main le timon des affaires politiques de l’Angleterre. Il avait modestement refusé le poste éminent qu’il occupait, lorsqu’il lui avait été offert ; Marlborough le força à l’accepter, en déclarant que, si les subsides qu’il lui fallait n’étaient point réglés par Godolphin, il renoncerait à commander l’armée. Les revenus de l’État furent si bien augmentés par ce grand financier, qu’en dépit des dettes contractées par la nation, l’argent placé dans les fonds publics recevait cinq pour cent d’intérêts. À vrai dire, cet homme se faisait remarquer par une probité incorruptible dans l’administration du trésor qui lui était confié, et personne n’eût pu l’accuser d’aucune vénalité dans la distribution des places ; et cependant, malgré la rigide économie de son train de maison, Godolphin se retira des affaires aussi peu riche qu’il l’était en y entrant. Il se refusa même à solliciter la pension de retraite qui lui avait été promise et qu’on lui devait.

Après les salutations d’usage, salutations accomplies de part et d’autre avec plus de froideur et de cérémonie que de coutume, le duc de Marlborough prit la parole.

« C’est avec infiniment de regret que nous nous présentons devant Votre Majesté, le lord trésorier et moi, pour vous conseiller une règle de conduite qui, nous avons lieu de le craindre, se trouve en opposition avec vos inclinations. Néanmoins il est de notre devoir de donner à la rcine des avis, et nous ne reculons pas devant cette tâche, quelque pénible qu’elle puisse être. Nous avons depuis peu découvert avec chagrin que Votre Majesté nous avait retiré sa confiance, à nous ses conseillers éprouvés et responsables, pour l’accorder à une persunno bien peu digne d’une pareille distinction. Chaque fois que Votre Majesté recevait en conférence particulière la personne en question, nous étions, nous, complétement exclus de sa présence. Si nous sommes mal informés, que Votre Majesté daigne nous le dire.

— Si c’est à M. Harley que Votre Grâce fait allusion, je conviens que je lui ai assez fréquemment permis de venir me visiter, répliqua la reine en s’éventant avec impatience.

— On ne nous a donc point trompés, reprit Marlborough. Puisque Votre Majesté admet le fait, nous lui demandons le renvoi de M. Harley.

— Vous demandez ! répéta Anne avec hauteur ; mais voyons, pour quels motifs demandez-vous ce renvoi ?

— Les voici, madame, dit à son tour Godolphin, qui s’avança vers la reine. En accordant sa protection à un homme si parfaitement connu pour ses intrigues avec la France, vous humiliez votre cabinet, vous en diminuez la puissance, et vous augmentez en même temps la confiance de nos adversaires.

— Vous ne parlez pas avec votre calme habituel, milord, fit aigrement la reine ; serait-ce la jalousie qui vous agiterait ainsi ?

— J’aurais pu espérer que mes longs services me mettraient à l’abri d’une accusation indigne de moi, répliqua Godolphin ; mais, si Votre Majesté a oublié ce que je vaux, je n’ai point oublié, moi, le loyal dévouement que je vous ai voué, et c’est au nom de ce dévouement que je viens vous conjurer de ne point livrer l’honneur et la sécurité du pays à ce traître, qui vous trahira comme il nous a trahis.

— Quoique nous n’ayons encore rien pu tirer de ce misérable Grey, la créature de sir Harley, pour l’accuser hautement, dit Marlborough, il est néanmoins bien certain que cet homme a livré à la France les secrets de notre cabinet. Cela m’est suffsamment prouvé par les lettres que voici, fi-il en tendant des papiers à la reine. On les a trouvées entre les mains de deux contrebandiers nommés Vallière et Beïra, qu’on vient d’arrêter. Harley employait, disait-on, ces hommes à savoir ce qui se passait sur les côtes de France, tandis que leur mission réelle nous est maintenant prouvée saus qu’elle puisse être contestée. Il est vrai que la correspondance est si habilement faite, qu’elle ne peut compromettre Harley ;  : mais il lui est toutefois impossible de nier sa culpabilité : c’est donc pour ce motif, madame, comme aussi pour sa trahison envers nous, ses collègues, que nous demandons que M. Harley soit renvoyé du service de Votre Majesté.

— Et si je refuse de me soumettre à votre demande, qu’arrivera-t-il ? dit la reine en agitant son éventail avec violence, tandis qu’Harley épiait, derrière son paravent, l’effet que produirait cette question sur le duc.

— Si, après ce qui a été dit, Votre Majesté reste insensible au préjudice que vous porte le personnage en question, nous ne pourrons que déplorer cet aveuglement volontaire, reprit avec fermeté Marlborough ; mais nous devons prendre soin de notre honneur et de notre réputation. Nous vous annonçons donc très-respectueusement qu’aucune considération ne pourra nous entraîner à servir plus longtemps l’Angleterre à côté d’un homme que nous déclarons indigne du contact de gens d’honneur.

— Le duc de Marlborough, madame, a dignement exprimé mes sentiments personnels, ajouta lord Godolphin.

— Vous agirez donc d’après la détermination que vous n’avez si respectueusement énoncée, milords, si vous le juger à propos, répliqua la reine en se levant avec dignité ; mais je ne veux pas renvoyer M. Harley.

— Yotre Majesté daignera-t-elle m’écouter ? fit le prince.

— Non, si Votre Altesse prétend appuyer les accusations de ces messieurs, dit la reine avec sévérité.

— Bravo ! j’ai gagné la partie, se dit à lui-même Harley derrière son paravent.

— Votre Majesté voudra bien en ce cas se rappeler que nous sommes contraints de quitter son service, » dit Marlborough d’une voix ferme, mais qui paraissait pourtant chagrine.

Et saluant profondément, il se retira suivi de Godolphin.

« Que de remerciments ne dois-je pas à Votre Majesté ? s’écria Harley en s’élançant hors de sa cachette.

— Je ne comprends pas comment j’ai osé résister à leurs attaques, dit Anne, qui se laissa tomber sur un fauteuil. Ma tête est en feu…

— Et la mienne aussi. Ah ! s’écria le prince, vous n’avez pas voulu m’écouter lorsqu’il en était temps encore !

— Vous avez agi noblement, avec courage, madame, ajouta Harley ; mais, pour assurer la victoire, il faut tenir bon.

— Oui ! vous avez raison, répondit Anne en se levant ; rendons-nous sans tarder au conseil. »


XX


Le destin se montre contraire au secrétaire d’État.


Masham et Abigaïl se retrouvèrent encore une fois ensemble le même jour et à la même place ; la reine était au conseil : aussi la belle Abigaïl profita-t-elle de cette occasion pour retourner dans l’antichambre où elle espérait retrouver son amant, et où elle le rencontra en effet.

Leur entrevue fut pleine de charmes ; mais par malheur elle fut promptement interrompue, au moment le plus intéressant, par l’arrivée intempestive de la reine et de son époux. Anne était trop troublée pour remarquer Masham, qui se rejeta en arrière lorsque la porte s’ouvrit, et feignit d’essuyer une des tables. Le prince se contenta de remuer la tête, en adressant au jeunè homme un regard qui semblait lui dire : « Imprudent, êtes-vous donc décidé à vous faire découvrir ! »

« Qu’est-il arrivé, ma gracieuse maîtresse ? s’écria Abigaïl, qui accourut au-devant de la reine ; je vous croyais au conseil.

— Le conseil est levé, répliqua la reine d’une voix brève ; mes ministres se sont assemblés, non pour délibérer, mais pour se disputer. Aussi ai-je brusquement levé la séance.

— Je devine la cause de la dispute, dit Abigaïl. Le trésorier et le duc ont exécuté leur menace, et ils ont attaqué M. Harley.

— Le duc et le trésorier ne sont pas venus, répliqua la reine ; mais voici ce qui s’est passé. J’ai pris place comme de coutume ; le conseil était assemblé, à l’exception pourtant des deux membres marquants que vous avez nommés. Mais j’étais préparée à leur absence, et je ne m’en montrai pas surprise. Après un court silence, pendant lequel je remarquai les œillades significatives que ces messieurs échangeaient entre eux, j’ordonnai à M. Harley d’aborder la question ; il obéit, mais à peine avait-il commencé, qu’il fut interrompu par le duc de Somerset, qui se leva et s’écria avec véhémence : « Ce serait une plaisanterie d’aller plus loin : nous ne pouvons pas délibérer sans les deux chefs du cabinet. Les personnes dont l’opinion doit nous guider sont absentes. » À peine le duc se fut-il rassis, que le comte de Sunderland se leva à son tour ; il s’adressa à Harley d’un accent sévère : « Je désire apprendre de la bouche de M. Harley, dit-il, pourquoi nous sommes privés aujourd’hui du concours du général en chef et du lord trésorier. Lorsque je les ai quittés tous les deux, il y a une heure, je sais qu’ils avaient l’intention, sous certaines réserves, de se rendre ici. — Vous n’avez pas le droit de m’interroger, milord, répondit M. Harley, et je refuse de répondre. Mais pourquoi dites-vous que le duc et le trésorier ne devaient venir ici que sous certaines réserves ? — Monsieur, reprit le comte, voici en quoi consistaient ces réserves : ils devaient signifier à la reine qu’ils ne voulaient plus la servir avec vous, qui les aviez trompés ! Leur absence m’annonce que Sa Majesté a accepté leur démission, puisque Leurs Seigneuries se refusent à servir avec vous. Du reste, tous les membres du conseil, et moi comme eux, nous nous y refusons de même. — Vous êtes dans l’erreur, milord, s’écria M. de Saint-John ; car moi je reste. Je soutiendrai énergiquement et sans crainte contre toute opposition la détermination que Sa Majesté a prise. » Sir Thomas Mansell et sir Simon Harland furent du même avis ; le reste suivit l’exemple de Sunderland. À vrai dire, il s’est alors engagé entre les deux partis une si furieuse discussion, on s’est servi à l’égard de M. Harley d’expressions tellement outrageantes, et on a montré si peu de respect pour moi, que j’ai dû lever la séance.

— Ainsi donc, Votre Majesté s’est entièrement confiée aux mains de M. Harley ? dit joyeusement Abigaïl.

— Entièrement, répliqua la reine.

— Oh ! que je suis contente de l’apprendre ! s’écria Abigaïl en se hasardant à lancer un regard dérobé sur Masham, qui écoutait attentivement la conversation. Votre Majesté va donc maintenant jouir d’un peu de repos.

— Bien au contraire, car je crains fort qu’il ne faille renoncer à tout espoir de tranquillité, dit le prince en poussant un profond soupir.

— J’attends la visite de M. Harley, afin de décider quelle marche il faut suivre, ajouta la reine. Ah ! le voici ajouta-t-elle au moment où la porte s’ouvrait. Mais non ! fit-elle en changeant de visage, c’est la duchesse de Marlborough.

— La duchesse ! s’écrièrent ensemble le prince et Abigaïl.

— Je ne suis point la bienvenue et vous ne m’attendiez pas, je le vois, dit la duchesse, qui conserva en s’approchant de la reine son maintien arrogant. N’importe ! ce que j’ai à dire doit être dit, et dit promptement. Avant de faire un pas décisif et irréparable, Votre Majesté fera bien de s’arrêter. En tous cas, je vais lui dévoiler le péril de la situation dans laquelle elle se place. Le bruit du changement du ministère s’est répandu avec la rapidité de l’éclair. Les cafés et les tavernes sont encombrés de membres des deux chambres qui expriment leur mécontentement en termes peu mesurés, et ce qu’ils disent à présent, ils le répéteront bientôt pendant la séance. Ceux de la chambre des communes déclarent que le bill de subsides, qui devait être ordonnancé aujourd’hui, restera sur le bureau sans même être lu. Le bruit de la retraite du lord trésorier est déjà parvenu dans la Cité, et les fonds sont tombés plus bas qu’ils ne l’ont jamais été depuis l’avénement de Votre Majesté. Les marchands les plus opulents se sont assemblés pour délibérer sur ce qu’il convient de faire dans une crise aussi effrayante. Le peuple est dans un état de fermentation extraordinaire, et les abords du palais sont obstrués par une foule énorme, qui manifeste sa fureur par des hurlements et des sifflets.

— Tout ceci est vrai, Votre Majesté, s’écria le prince en regardant par une fenêtre ; le parc est envahi par la populace, qui paraît très-agitée… Tenez, entendez-vous ces clameurs ? »

Au moment où il parlait, on entendait des cris dans le lointain.

La duchesse surveillait chaque mouvement de la reine. Elle triompha en voyant l’impression produite par son discours et le changement de physionomie de la pauvre femme indécise.

« Ils vont faire une émeute ! s’écria-t-elle. Oh ! si une fois les troubles commençaient, qui sait où ils s’arrêteraient ?

— C’est un complot ! s’écria la reine, à la fois furieuse et alarmée ; je ne mc laisserai pas intimider !

— Que Votre Majesté écoute la raison, fit le prince ; M. Harley trouvera probablement ces obstacles insurmontables.

M. Harley ne peut pas gouverner l’État ; Votre Majesté s’en apercevra, dit la duchesse. Haï par les whigs, méprisé par les tories, il n’aura ni la confiance d’un parti ni l’appui de l’autre. On le soupçonne de s’entendre avec la France, et la voix de la nation entière demande son renvoi immédiat. Ceci une fois posé, il ne se maintiendra pas un seul jour, et Sa Majesté aura à supporter les terribles conséquénces de cette tentative, aussi bien qu’à subir la honte de l’insuccès.

— Que Votre Majesté revienne sur sa décision, ajouta la prince.

— Il n’y a pas de temps à perdre en vaihes réflexions ! fit la duchesse ; il faut se décider à l’instant. C’est là le seul moyen de disperser cette foule, et d’apaiser la multitude.

— Et ce moyen, je ne veux pas l’adopter, dit Anne avec fermeté. J’ai promis de soutenir M. Harley, et, aussi longtemps qu’il voudra persévérer, il aura mon appui.

— C’est là une résistance digne de vous, madame ! s’écria Abigaïl.

— Taisez-vous, sotte ! s’écria durement la duchesse ; vous donnerez votre avis lorsqu’on vous le demandera. Demain, madame, je prends congé de Votre Majesté ; ce sera vous qui viendrez à moi. »

La duchesse se dirigea du vôté de la porte ; mais elle s’arrêta soudain à la vue du secrétaire d’État. Harley avait l’air agité et effrayé.

« Elle ici ! murmura-t-il, j’espérais la devancer ; mais n’importe. Restez, duchesse, ajouta-t-il tout haut, vous serez bien aise d’entendre ce que je vais dire à Sa Majesté. Madame, continua-t-il en se jetant aux pieds de la reine, je vous remercie très-humblement de la confiance que vous avez daigné placer en moi ; mais, malgré mon ardent désir de vous servir et d’exécuter vos ordres, il m’est impossible de le faire.

— Il avoue son impuissance ! s’écria la duchesse ; je savais bien qu’il y serait contraint.

— Les amis sur lesquels je comptais se rétractent, poursuivit Harley.

— Il est inutile d’en dire davantage, monsieur, interrompit la duchesse ; j’ai déjà démontré à Sa Majesté la totale incapacité de ceux à qui elle voulait confier les affaires de son royaume.

— J’espère que vous avez aussi prouvé à Sa Majesté que notre impuissance provient en partie, sinon tout à fait, de vos machinations, duchesse ? répliqua Harley. C’est avec un indicible regret que je me vois forcé d’offrir ma démission à Votre Majesté.

— Sir Harley donne sa démission avant d’avoir occupé la place ! s’écria la duchesse d’un ton insultant. Ha ! ha ! voici une bonne plaisanterie ! C’est donc ainsi que devait finir cette pasquinade !

— Mes amis, Saint-John, Mansell et Harcourt, se retirent comme moi, continua Harley.

— Cholmoudeby, Walpole et Montagne les remplaceront, murmura la duchesse.

— J’accepte votre démission avec autant de regret que vous pouvez en avoir à me la donner, monsieur Harley, dit la reine ; mais, quoique je doive renoncer à vos services, vous ne perdrez rien dans mes bonnes grâces. Duchesse, puisque vous avez su exciter ces désordres, je suppose maintenant que vous allez prendre vos mesures pour les faire cesser.

— Il me suffira pour cela de publier la sage décision que Votre Majesté vient de prendre, pour changer en réjouissances ces démonstrations hostiles, répliqua la duchesse ; je vais m’occuper immédiatement de ce soin. Pauvre ex-secrétaire d’État ! On le prendrait pour Arlequin lorsque Scaramouche lui a volé sa baguette.

— Quelle méchanceté sans pareille ! s’écria Abigaïl.

— Si Votre Majesté désire complaire aux amis qu’elle avait congédiés et qu’elle est obligée de rappeler, elle devra renvoyer cette petite effrontée, s’écria la duchesse.

— Quoi qu’il arrive, duchesse, Abigaïl restera toujours avec moi, répondit la reine avec dignité.

— Votre Majesté vient de se convaincre par des faits que ses résolutions sont de courte durée, reprit ironiquement la duchesse. Je prends de nouveau congé de la reine.

— Ouvrez la porte, Masham ! s’écria le prince.

— Masham ! fit la duchesse, qui regarda autour d’elle, je le croyais exilé.

— J’ai voulu dire Mézausène ! répliqua le prince avec cmbarras ; le diable emporte ma langue malencontreuse !

— Il y a quelque chose là-dessous, murmura la duchesse. Ce jeune homme ressemble fort à Masham. Je me hâte d’aller exécuter les ordres de Votre Majesté, ajouta-t-elle en se retirant après avoir fait une profonde révérence.

— Je ne suis plus maintenant que le très-humble serviteur de Votre Majesté, observa Harley.

— Vous n’êtes plus mon ministre, répondit la reine ; mais vous n’en reslez pas moins, comme par le passé, mon ami et mon conseiller. »

fin de la première partie

DEUXIÈME PARTIE.

ABIGAÏL HILL.


I


Plan de Masham pour tromper la duchesse et réussite de la conspiration.


La chute de Harley et la retraite de ses amis augmentèrent tout naturellement l’ascendant des whigs ; la duchesse de Marlborough devint donc plus puissante que jamais, car on la regardait, avec raison, comme l’unique arbitre des affaires. Le conflit qui avait eu lieu avait été moins une lutte entre les deux partis ennemis, qu’un essai d’autorité entre la reine et son ancienne favorite. Le triomphe complet de la duchesse, qui en fut le résultat, suffit pour prouver l’étendue de son pouvoir. On prétendait donc que la reine Sarah (c’est ainsi que la femme du général était désignée par ses amis aussi bien que par ses ennemis) avait déposé la reine Anne.

À vrai dire cependant, quoique la duchesse eût lieu d’être confiante, elle était loin de s’abandonner à une sécurité imaginaire. Bien au contraire, elle redoublait de vigilance, tâchait par tous les moyens possibles de raffermir sa position, et s’efforçait, autant que son caractère impérieux le lui permettait, de se concilier la reine et de recouvrer son affection.

Mais avec Anne, il n’était pas possible de reconquérir une tendresse perdue. La mortification qu’elle éprouvait au fond du cœur au sujet de la défaite qu’elle avait essuyée, lui avait fait concevoir une aversion insurmontable pour celle à qui elle devait cette humilistion ; et quoiqu’elle cachât avec soin, dans ses rapports avec elle, ses sentiments secrets, il aurait fallu beaucoup moins de pénétration que n’en avait la duchesse, pour découvrir la nature véritable de ces sentiments particuliers.

Le plus grand motif d’inquiétude sérieuse de la duchesse, était indubitablement la faveur croissante d’Abigaïl et son impuissance à faire renvoyer cette nouvelle favorite. La reine demeura inflexible sur ce point ; aucune remontrance, aucune instance ne put ébranler son attachement pour la jeune fille, et, lorsqu’on alla jusqu’à lui dire que la chambre des communes songeait à lui adresser une pétition pour obtenir le renvoi d’Abigaïl, elle accueillit cette menace avec un sourire de dédain.

Anne se refusa également à renoncer à ses entrevues avec Harley, à qui elle accordait des audiences aussi fréquemment qu’avant sa disgrâce officielle. On s’aperçut bientôt, par sa manière d’agir, de quelle nature étaient les conseils qu’elle recevait de lui.

Tandis que ce diplomate, passé maître dans l’art d’intriguer, avait ainsi un accès perpétuel près de la reine ; tandis qu’une jeune rivale jouissait de l’intimité royale, la duchesse, malgré son triomphe, se sentait mal à l’aise et redoutait une chute définitive et prochaine. Il fallait donc, à quelque prix que ce fût, annihiler ces craintes sans plus tarder. Mais, au moment où la duchesse cherchait un moyen d’exécuter ses projets, le hasard lui offrit l’occasion qu’elle désirait si ardemment.

On doit se rappeler què, vers la fin de sa dernière entrevut avec la reine, grâce à la maladresse du prince Georges de Danemark, la duchesse avait à peu près deviné le secret du déguisement de Masham : Quoique depuis ce moment elle eût essayé plus d’une fois de le retrouver au milieu des domestiques de la cour, le pauvre disgracié était parvenu, à l’aide de précautions extrèmes, à se dérober à ses investigations.

Un jour, Masham la rencontra inopinément face à face dans la grande galerie. S’échapper était impossible, et Masham, malgré sa confusion, se trouva forcé de subir l’examen de la duchesse, qui, après l’avoir regardé fixement pendant quelques instants, lui ft une profonde révérence en lui disant, du ton de la plus amère raillerie :

« Recevez mes félicitations sur votre avancement, monsieur Masham ; j’ignorais que vous fssiez partie de la domesticité de la reine.

— Votre Grâce se trompe en me nommant ainsi, balbutia-t-il, je m’appelle Mézausène.

— Mézausène ! ha ! ha ! fit en riant la duchesse. Depuis quand portez-vous ce nom, monsieur ? Probablement depuis que vous êtes banni de la cour ? Mais Sa Majesté doit connaître les personnes de son service, et si elle ignore le nom de ses gens, miss Abigaïl sera mieux instruite, je suppose. Adieu, monsieur Mézausène, puisque c’est là le nom que vous avez choisi. Ah ! ah ! »

Et, accompagnant ces derniers mots d’un salut ironique, la duchesse entra dans les appartements de la reine.

Confondu de ce qui venait de lui arriver, Masham resta un instant indécis. Si la duchesse exécutait la menace qu’elle lui avait faite, de parler de son déguisement à la reine, et il était certain qu’elle ne manquerait pas de le faire, il voyait bien que tout espoir de mariage avec Abigaïl serait perdu, que leurs projets de bonheur et d’avenir seraient renversés.

Il voulut donc à tout prix écarter le danger qui les menaçait. Après avoir songé dans son esprit à une foule de moyens, Masham se souvint d’un soldat de la garde nommé Snell, avec lequel, depuis le temps qu’il était en quelque sorte forcé de fréquenter les gens de service, il avait formé une espèce d’intimité. Snell était jeune, beau garçon, presque de sa taille, et assez semblable à lui en apparence ; aussi pensa-t-il qu’il pourrait à la rigueur passer pour lui. En conséquence, Masham se hâta d’aller le chercher dans la salle des gardes. À peine avait-il quitté la galerie, qu’il le rencontra au milieu du grand escalier, se rendant à l’antichambre.

Sans s’arrêter à donner des explications à Snell, Masham saisit sa nouvelle connaissance par le bras, et lui dit brièvement qu’il avait besoin de lui parler. Ce faisant, il entraîna prestement Snell le long de deux corridors, lui fit monter quelques marches, l’introduisit dans une petite chambre et enferma la porte à clef.

« Parlez : au nom du ciel, que signifie tout ceci ? demanda Snell hors d’haleine.

— Cela veut dire qu’il faut que nous échangions nos habits, et le plus vite possible, répondit Masham.

— Changer d’habits ! mais vous êtes fou ? s’écria Snell.

— Pas si fou que je ne puisse vous donner une raison sonnante et palpable pour vous engager À m’écouter, répondit Masham. Ceci, ajouta-t-il en mettant une bourse pleine d’or dans la main, vous prouvera que j’ai la tête saine.

— Ceci prouvera plutôt votre bonne santé que votre probité, maître Mézausène, dit Snell en repoussant la bourse. D’où vous vient cet argent ?

— Je me le suis procuré par des moyens honnêtes, n’en doutez pas, répliqua Masham. Mais faites vite ! Allons ! chaque minute est précieuse. »

Et, tout en parlant à Snell, il commença à se dépouiller de ses vêtements.

« J’ai grand’peur, si je consens à vous obéir, de me fourrer dans quelque atroce guêpier, fit Snell en hésitant.

— Bast ! s’écria Masham, vous n’aurez rien à faire ; il vous suffira de jouer mon rôle pendant quelques minutes ; cela n’est certes pas difficile.

— Pouvez-vous m’assurer que ce n’est point ici affaire de trahison ou de papisme ? reprit Snell ôtant à son tour son habit écarlate.

= Une trahison ? allons donc, vous êtes fou ! répondit Masham en lui arrachant son habit des mains.

— M’assurez-vous que cette comédie ne se changere pas en drame au pied de la potence ? poursuivit Snell, qui tirait ses bas rouges et ses culottes de velours noir.

— N’ayez aucune crainte ! s’écria Masham qui achevait de se vêtir. Rappelez-vous que vous êtes moi ; n’importe qui vous intorrogera, fut-ce même la reine elle-même, n’oubliez pas de soutenir que vous vous appelez Mézausène ; ne sortez pas de là et tout ira bien.

— La reine ! répéta Snell. Oh ! si vous croyez, mon cher, que Sa Majesté doit me parler, j’aime mieux renoncer à tout ceci.

— Il est trop tard maintenant, répliqua Masham, qui était déjà couvert des vêtements de son camarade de livrée, et d’ailleurs il n’y a pas de quoi vous effrayer, dit-il en posant sur sa tête le petit bonnet rond en velours noir du garde, et en s’emparant de sa hallebarde ; soyez tranquille, il ne vous arrivera rien. » | Tout en parlant ainsi, Masham aida son compagnon à achever sa métamorphose, et, lorsque cela fut fait, Snell ressemblait tant au ci-devant Mézausène que celui-ci ne put s’empèécher de rire de cette ressemblance. Il crut pourtant devoir mettre un terme à sa gaieté, et suivi de ce laquais de sa façon, il descendit l’escalier et se hâta d’arriver à l’antichambre, où il indiqua à Snell le poste qu’il devait occuper. Puis il alla se placer de l’autre côté d’une porte ouverte, qui communiquait avec la galerie.

Snell, très-ému, se demandait ce qui allait arriver, lorsque le prince Georges de Danemark, sortant tout à coup de l’appartement de la reine, se dirigea vers lui d’un pas rapide et d’un air mystérieux. Le pauvre diable détourna la tête, et feignit de chercher quelque chose tombé à terre.

« Mordieu ! j’en étais sùr s’écria le prince. La duchesse a découvert votre déguisement et elle vient de vous dénoncer à la reine.

— Dénoncé… quoi… à la reine… Votre Altesse ! bégaya Snell, sans oser lever les yeux.

— Elle lui a dit qui vous étiez, parbleu ! reprit le prince ; que pouvait-elle lui dire, excepté cela ? Je me suis échappé pour venir vous avertir ; et maintenant, comment allez-voos faire ?

— En vérité je n’en sais rien, Votre Altesse, répondit Snell d’une voix troublée.

— Mais, sot que vous êtes, s’écria le prince avec irritation, vous vous êtes mis une mauvaise affaire sur les bras : c’est à vous de vous tirer de là du mieux que vous le pourrez. »

Snell poussa un gémissement prolongé.

« La première conséquence de votre désobéissance sera, je le crains, le renvoi d’Abigaïl, poursuivit le prince.

— Oh ! je me moque de cela, pourvu que je m’en tire ! s’écria Snell.

— Mais quoi ? Comment ? J’ai assurément mal éntendu ; s’écria le prince ; vous vous moquez de la disgrâce d’Abigaïl ? peut-être aussi êtes-vous indifférent à ce qu’elle deviendra.

— Mais, certainement, cela m’est fort égal, dit Snell.

— Malédiction ! Pourquoi vous êtes-vous alors aventuré jusqu’ici ? vociféra le prince exaspéré ; pourquoi avez-vous revêtu ce costume ?

— Je suis bien fâché d’avoir agi de la sorte, reprit Snell, j’ai été un grand sot de prendre tant de peine.

— Je commence à croire que vous êtes encore plus lâche que fou, dit le prince dont la colère se changea en une sorte de dégoût. Malheureux que vous êtes, vous ne méritez pas d’être le but des pensées d’une dame. Allons, allons ! vous n’êtes pas l’homme que je croyais.

— Non, en vérité, je ne le suis pas, Votre Altesse, répondit Snell.

— En adoptant la livrée d’un laquais, vous en avez pris les sentiments, poursuivit le prince avec une fureur concentrée ; je venais ici pour vous aider, mais je suis indigné, et vous chasse à tout jamais ; je souhaiterais que Sa Majesté vous fit pendre, et elle le fera, si elle suit mes conseils.

— Ne le lui conseillez pas, Votre Altesse, hurla Snell en tombant à genoux ; pardonnez-moi cette fois, je ne vous offenserai plus désormais.

— Qui diable êtes-vous donc ? s’écria le prince ; vous n’êtes point Masham ; bon ! j’y suis, c’est là quelque nouveau stratagème ! Allons ! répondez, où est votre complice, drôle ?

— Je suis ici, Votre Altesse, répliqua le jeune écuyer qui se montra sur le seuil de la porte.

— Comment, un autre travestissement ? demanda le prince.

— Oui ! J’ai changé d’habits avec ce jeune homme, répondit Masbham, dans le but de tromper la duchesse.

— Par ma foi, l’idée n’est pas mauvaise, à la condition toutefois qu’elle réussisse, dit le prince en riant. Mais je crains que ce garçon ne gâte tout, par ignorance. Je vais tâcher de lui faire peur, afin qu’il m’obéisse aveuglément. Écoutez ici, drôle ! ajouta-t-il en se tournant vers Snell ; vous êtes dans une position très-fâcheuse, je dirai même fort périlleuse. Le silence est votre seul chance de salut.

— J’obéirai aveuglément aux ordres de Votre Altesse, s’écria Snell.

— Eh bien donc relevez-vous, dit le princs, prenez un maintien hardi, et, si vous tenez à votre peau, ne bougez pas d’ici. Et maintenant je me retire, continua-t-il en parlant à Masham à voix basse ; car ma présence, si nous étions surpris, exciterait des soupçons. » Tout en disant ces mots, l’époux de la reine se dirigea vers la galerie, tandis que Masham retourna à son poste.

Snell n’eut guère le temps de réfléchir ; car le prince avait à peine disparu, que la porte intérieure s’ouvrit et livra passage à Abigaïl.

« Oh ! vous voici ! s’écria-t-elle vivement ; tout est découvert, fuyez aussi promptement que vous le pourrez !

— Je le voudrais de tout mon cœur, répliqua Snell en détournant la tête, mais je n’ose pas.

— Vous n’osez pas ! dit Abigaïl. Mais il le faut ; la reine et la duchesse vont être ici dans un instant, et alors nous sommes perdus tous les deux !

— Le prince sort d’ici, et m’a ordonné de ne pas quitter la place, répondit Snell.

— Il vaut mieux risquer de lui désobéir, que d’encourir le déplaisir de la reine, irritée par les insinuations perfides de la duchesse, dit Abigaïl : croyez-moi, si l’on vous trouve ici, nous devrons renoncer à notre mariage.

— Notre mariage ! pensa Snell. Ah ! tout s’explique ; mon camarade a fait la cour à la favorite de la reine ! C’est là, indubitablement, un crime de haute trahison, et, je le vois bien maintenant, on me tranchera la tête, et la méprise ne sera reconnue que lorsqu’il sera trop tard. Oh Seigneur ! mon Dieu !

— Que faites-vous donc là, à vous parler à vous-même ? s’écria Abigaïl ; mais allez-vous-en donc, on dirait que vous avez perdu l’esprit.

— On le perdrait à moins ! s’écria, en se frappant le front, Snell qui manifesta sa colère en faisant résonner son pied sur le parquet. Ma cervelle est en feu. Que ne donnerais-je pas pour n’avoir jamais mis le pied dans le palais !

— Vos regrets ne sont pas flatteurs pour moi, répondit Abigaïl, et cependant je ne vous adresserai aucun reproche. Ah ! l’on vient, fuyez !

— Je n’ose pas, vous dis-je, reprit Snell. Le prince m’a assuré qu’il y allait de ma tête, si je quittais cette place.

— Votre conduite est incompréhensible, dit Abigaïl d’un ton mêlé de colère et d’inquiétude ; il paraît que vous avez résolu notre perte à tous deux, et vous montrez tant d’opiniâtreté et d’égoïsme que je commence à regretter d’avoir placé en vous mes affections.

— Je voudrais que vous n’y eussiez jamais songé, fit Snell.

— Comment ! s’écria Abigaïl pétrifiée de surprise et d’indignation.

— Tout cela regarde mon camarade, et non pas moi ; répliqua le pauvre diable.

— Votre camarade ! s’écria-t-elle ; mais de qui parlez-vous, monsieur ?

— De… de… de… je ne sais pas bien prononcer son nom, dit-il.

— Voilà qui est extraordinaire ! s’écria-t-elle ; plaisanter, et dans un pareil moment surtout ! adieu pour toujours, monsieur. Je vous laisse le soin de faire agréer vos excuses à la reine. Alors même qu’elle serait indulgente, moi je ne vous pardonnerai jamais.

— Qu’ai-je donc fait madame ? s’écria Snell en tombant à genoux devant elle, et en la retenant par sa robe ; quelle nouvelle maladresse ai-je commise ?

— Cette demande est superflue, répondit Abigaïl en cherchant à se dégager ; relevez-vous et laissez-moi : on vient. »

Avant que la jeune dame eût pu se délivrer de l’étreinte de Snell, la porte s’ouvrit et la reine, suivie de la duchesse de Marlborough, s’avança dans l’antichambre.

« Regardez ! s’écria la duchesse en indiquant d’un air triomphant Snell toujours agenouillé et qui leur tournait le dos. Vous voyez la preuve de ce que j’ai avancé. Voilà comment les ordres de Votre Majesté sont respectés ! Vous êtes trahie, madame, par ceux en qui vous placez une confiance illimitée ; après une désobéissance aussi flagrante, hésiterez-vous encore à bannir pour toujours Abigaïl de votre présence ?

— Vous êtes prompte, duchesse, répondit froidement la reine ; ce qui se passe est peut-être facile à expliquer.

— À expliquer ! répéta la duchesse avec dédain ; il n’y a qu’une explication possible ; et je pense que Votre Majesté ne récusera pas le témoignage de ses propres yeux ?

— Je ne suis pas du tout sùre de l’identité de M. Masham avec la personne ici présente, fit la reine.

— Sa Grâce est victime de l’erreur la plus extraordinaire, répondit le prince Georges, qui, debout sur le seuil de la porte, riait de ce qui arrivait au sujet de son écuyer. Cet individu est Mézausène, un valet que j’ai dernièrement pris à mon service avec le consentement de la reine. Regardez-le de près, et vous vous apercevrez sur-le-champ de votre méprise.

— Sur mon âme, ce n’est pas Masham, se dit Abigaïl qui s’éloigna avec confusion de celui qu’elle croyait être son amant ; comment ai-je pu me tromper ainsi ?

— Votre Altesse se trompe, et non pas mai, observa la duchesse ; j’affirme que c’est là M. Masham.

— Non, Votre Grâce, je ne suis pas M. Masham, et je ne l’ai jamais été, s’écria Snell.

— Qu’entends-je ? mais ce n’est pas sa voix en effet ! s’écria la duchesse qui, s’élançant vers le valet, le contempla avec consternation. Cet homme n’est pas le même que celui que j’ai rencontré dans la galerie.

— Si fait, Votre Grâce, car il vient tout à l’heure de me conter l’aventure, interrompit le prince. Du reste, la méprise est toute naturelle : il ressemble si bien à Masham, qu’il m’arrive souvent de l’appeler de ce nom : n’est-il pas vrai ?

— Oui ! Votre Altesse, très-souvent, répliqua Snell.

— Malédiction ! » s’écria la duchesse qui, se remettant à l’instant, se tourna vers Abigaïl en ajoutant : « Puisque ce n’est pas là M. Masham, comment se fait-il que cet homme était à vos pieds ? Ce n’est pas là la posture habiluelle de laquais en présence des dames.

— Il avait sans doute une faveur à lui demander, dit le prince.

— C’est vrai ! je sollicitais une faveur, répliqua Snell.

— Ab vraiment ! Et… quelle était-elle ? demanda la duchesse.

— Décidément, vous tenez à tourmenter ce pauvre garçon, duchesse, reprit le prince.

— Que Votre Altesse me pardonne, répliqua celle-ci ; mais toute cette affaire est si mystérieuse et si embrouillée, que je ne prendrai aucun repos avant de l’avoir tirée au clair. Écoutez, drôle, puisque vous prétendez m’avoir rencontrée tout à l’heure dans la galerie, je présume que vous n’avez pas oublié ce qui s’y est passé. Je vois que vous vous préparez à mentir ; confessez sans détour votre imposture, ou malheur à vous !

— Songez qu’il y va de votre vie ! murmura le prince d’un ton significatif à l’oreille de Snell.

— Parlez, misérable ! vociféra la duchesse.

— En vérité, Votre Grâce me bouleverse, répliqua Snell.

— Je n’en suis point étonné, observa le prince. Sa Grâce en bouleverse bien d’autres que vous.

— Êtes-vous connu de quelqu’un des gens de la reine, fourbe ? demanda la duchesse.

— Assurément oui, je suis connu de la plupart de mes camarades, répondit Snell, c’est-à-dire, ajouta-t-il en se reprenant avec embarras, j’étais connu.

— J’en doute, reprit la duchesse ; avec la permission de Sa Majesté, je désirerais confronter cet homme avec quelqu’un qui pût constater son identité. »

La reine fit un signe d’assentiment, et le prince, adressant à Masham un imperceptible clignement d’œil, lui enjoignit d’aller chercher un des serviteurs de la maison royale.

« Je suis perdu ! » murmura Snell en poussant un gémissement étouffé.

Tandis que la duchesse se rapprochait de la reine, le prince saisit adroitement cette occasion de glisser à la hâte quelques mots à l’oreille d’Abigaïl, et aussitôt celle-ci se montra joyeuse et son visage devint souriant.

Au même moment, Masham revint avec Proddy. Le cocher était en grande livrée, et fit à la reine un de ses plus beaux saluts ; il en adressa un second au prince et un troisième à la duchesse.

« Venez par ici, monsieur Proddy, dit cette dernière ; connaissez-vous cet homme ? fit-elle en désignant Snell.

— Parfaiterhent, Votre Grâce, répliqua Proddy ; parfaitement ! — Je le crois bien ! s’écria Snell en sautant de joie ; j’étais sûr que M. Proddy reconnaftrait son vieil ami.

— Frank Mézausène, interrompit le cocher, voyant qu’il allait commettre une balourdise. Oui… oui… je vous reconnais à merveille, Frank ! J’étais lié avec lui bien longtemps avant qu’il fût entré au palais, Votre Grâce.

— Oh ! oui, M. Proddy me connaissait bien longtemps avant queje ne songeasse à devenir un… un…

— Un membre de la maison de Sa Majesté, interrompit encore Proddy. C’est à moi que vous devez votre avancement, et M. Chillingworth ne vous a accepté pour remplaçant qu’à ma recommandation.

— M. Chillingworth ! Vous voulez dire M. Masham ! dit Snell.

— Mais non, répliqua Proddy avec intention, ce n’est pas cela que je veux dire, ni vous non plus ; mais vous êtes si troublé, que vous ne savez plus ce que vous dites.

— C’est un complot, j’en suis sûre, s’écria la duchesse, Mais je saurai bien vous contraindre à dire la vérité, drôle ! La reine vous pardonnera, et moi je vous donnerai une récompense, si vous voulez avouer que vous agissez par ordre de M. Masham.

— Se pourrait-il ! Votre Grâce offre une récompense à ce pauvre diable, afin de l’engager à se parjurer ? ajouta le prince, mari de la reine. Si tu parles, tu es mort ! fit-il à Snell à voix basse.

— Je suis muet, » répliqua celui-ci.

Il y eut alors un silence ; mais comme Snell continuait à se taire, la duchesse se tourna vers la reine, en lui disant : « Je prie Votre Majesté de permettre que ce drôle aille en prison jusqu’à ce que j’aie éclairci cette affaire.

— Comme il vous plaira, duchesse, répondit la reine ; mais tout cela me paraît inutile.

— Qu’il sorte d’ici avant toute chose, » s’écria la duchesse, en faisant signe au vrai Masham.

Le prétendu soldat aux gardes salua et mit la main sur l’épaule de Snell, qui tressaillit et allait parler au moment où un regard du prince le réduisit au silence.

Masham et Proddy l’entratnèrent à la hâte.

« Ainsi se termina donc la découverte de Votre Grâce, dit la reine avec ironie.

— Que Votre Majesté me pardonne, répliqua la duchesse, mais ce n’est pas encore fini. Promettez-moi seulement que, lorsque je vous aurai mis à découvert toutes les ramifications du complot, vous ferez une justice sévère et des inventeurs et de ceux qui l’ont exécuté.

— Le complot n’existe que dans l’imagination de Votre Grâce, dit le prince en riant. Mais à propos de Masham, je désirerais fort qu’il revint à la cour.

— Je ne doute pas, repartit la duchesse, que Votre Altesse ne puisse le faire reparaître à la première sommation.

— Je le voudrais, fit le prince.

— Assez, interrompit la reine ; M. Masham achèvera son temps d’exil. S’il reparaît avant l’expiration des trois mois, il encourra mon plus vif déplaisir.

— Je suis charmé d’entendre Votre Majesté parler de la sorte, reprit la duchesse. Mais j’ai encore plusieurs communications à vous faire ; voudriez-vous, reine, rentrer dans votre cabinet ? »

Anne consentit au désir de la duchesse, et ces deux femmes passèrent ensemble dans l’intérieur des appartements.

« Je ne pourrai jamais assez remercier Votre Altessa, s’écria Abigaïl, qui resta en arrière avec le prince ; sans votre assistance, tout aurait été infailliblement découvert.

— Il faut avouer que vous l’avez échappé belle, s’écria le prince en riant. Mais je songe à faire une nouvelle surprise à la duchesse : il m’est impossible de m’arrêter en ce moment pour vous dire ce qu’il en sera ; pour réussir, je n’ai pas une minute à perdre. Entrez chez la reine, de crainte d’éveiller des soupçons ; je vous rejoindrai tout à l’heure, et peut-être verrez-vous encore Masham. Ah ! ah ! allez, allez. »

Et le prince se hâta de sortir par une porte, tandis qu’Abigaïl disparaissait par une autre.


II


Mystification de la duchesse de Marlborough.


Pendant toute la scène qui précède, Snell avait été conduit par Masham et par Proddy dans un cabinet attenant à la galerie. Le premier enferma le pauvre diable, après lui avoir donné certaines assurances qui suffirent pour le calmer.

Quand tout ceci fut achevé, Proddy s’en alla, et le jeune écuyer se disposait enfin à s’éloigner, lorsqu’il aperçut le prince qui venait à lui. Le mari de la reine lui adressa quelques mots à voix basse ; puis Son Altesse mit une lettre dans la main de son interlocateur, et rebroussa chemin, tandis que Masham se hâtait de regagner sa chambre.

Un quart d’heure après, Masham reparut devant la porte du cabinet, et y entra enveloppé d’un vaste manteau. Il trouva Snell déjà déshabillé. Masham lui dit alors, en lui jetant un paquet qu’il portait sous ses vêtements :

« Voici vos effets : aussitôt que vous serez rhabillé, sortez d’ici, fermez soigneusement la porte, devant laquelle vous vous posterez ; faites ce que je vous ai recommandé de faire, et je doublerai la récompense que je vous ai donnée. »

Snell promit d’obéir, et Masham, s’emparant des vêtements qui lui appartenaient, et que l’autre avait enveloppés d’un mouchoir, disparut en courant.

Une demi-heure plus tard, précisément au moment où la duchesse allait prendre congé de la reine, un huissier entra pour annoncer que le duc de Marlborough demandait à Sa Majesté un instant d’audience.

Anne consentit à le recevoir, et Abigaïl, qui était présente ainsi que le prince, allait se retirer, lorsque, sur un signe de sa royale maîtresse, elle demeura auprès d’elle.

Le duc se trouva bientôt introduit ; la duchesse lui adressa un regard de surprise, et ses yeux exprimèrent pleinement qu’elle n’avait pas prévu cette visite.

« Je viens m’assurer du bon plaisir de Votre Majesté sur un sujet dont j’ose à peine l’entretenir, dit le duc, et cependant je suis convaincu que, dans la décision que la reine prendra, elle suivra l’inspiration de son caractère généreux, bien connu de tous ceux qui l’aiment.

— Voici un étrange préambule, milord, répliqua Anne : où voulez-vous en venir ?

— En effet, que signifie… ? interrompit impatiemment la duchesse ; venez au fait, Votre Grâce !

— Eh ! bien, reprit le duc, je viens ici en faveur de M. Masham, qui arrive à l’instant de Paris.

— Encore Masham ! interrompit la duchesse ; mais cet homme nous obsède. J’ignore d’où arrive M. Masham ; mais, ce qui est certain, c’est qu’il a été vu ici, au palais, il n’y a pas plus d’une heure.

— C’est impossible ! répondit le duc ; car arrivé à Londres depuis une demi-heure tout au plus, il est venu droit à Marlborough-House ; cinq minutes s’étaient à peine écoulées depuis le moment où il était descendu de cheval lorsque je l’ai vu ; le désordre de sa toilette attestait la rapidité de sa course.

— Entendez-vous cela, duchesse ? dit le prince, qui paraissait se réjouir au dernier point de ce qui se passait.

— Qui plus est, il est porteur d’une lettre importante, qu’il lui a été ordonné de remettre en mains propres à Votre Majesté, et à personne autre, continua le duc. Il est venu me consulter sur ce qu’il devait faire, étant encore sous le coup d’un arrêt qui le bannit de votre présence ; je lui ai répondu que je ne savais trop quel conseil lui donner, mais j’ai consenti à venir prendre vos ordres.

— Vous avez eu tort ! s’écria la duchesse irritée.

— Je suis d’un avis contraire, dit la reine, vu la circonstance, je recevrai M. Masham.

— Il est là, répondit le duc ; j’ai cru bien faire en l’amenant avec moi. »

Le héros de Blenheim, saluant la reine, sortit aussitôt et rentra une minute après avec Masham, dont les habits couverts de poussière, les bottes souillées de boue, la cravate fripée et la physionomie fatiguée attestaient clairement qu’il venait de faire un voyage long et pénible.

Abigaïl, pétrifiée d’étonnement, pouvait à peine en croire ses yeux, la duchesse était interdite, et le prince Georges faillit étouffer à force de se bourrer le nez de tabac, tout en se retenant de rire.

« Je ne suis pas vêtu d’une manière convenable pour me présenter devant Votre Majesté, dit Masham en faisant à la reine un profond salut ; mais je n’ai pas eu le temps de songer à ma toilette, et puis…

— Je sais ce que vous allez dire, monsieur, interrompit la reine avec bienveillance. Vous craïgniez d’être admis en ma présence ; mais calmez-vous, la nécessité excuse votre oubli de l’étiquette, et celui de la défense que je vous avais faite. Sa Grâce le duc de Marlborough m’assure avoir vu dans vos mains une dépêche que vous ne pouvez remettre qu’à moi seule ?

— La voici, madame, dit Masham en présentant une lettre à la reine.

— Ce pli vient de France, monsieur ? demanda Anne.

— Oui, madame, de France, » répliqua Masham.

Avant de rompre le cachet, la reine jeta un coup d’œil sur l’enveloppe, et un sourire à peine perceptible erra sur ses lévres ; mais ce sourire se changea bientôt en une expression toute différente lorsqu’elle eut ouvert et parcouru la lettre.

« Je crains, madame, dit la duchesse, que ce ne soient de mauvaises nouvelles.

— Il est vrai que ce que j’apprends n’est pas réjouissant, répondit la reine. Mon écervelé de frère a fini par persuader au roi de France qu’il fallait l’aider à reconquérir son royaume.

Jacques va entreprendre une descente à main armée dans ce pays, et il m’exhorte, afin d’éviter l’effusion du sang, à mettre de côté ma couronne royale et à la placer sur sa tête.

— À lui la couronne d’Angleterre s’écria la duchesse. Mais il faut que l’orgueil ait tourné la tête de cet insensé ; la lettre est-elle du prétendant lui-même ?

— Oui, mademe, elle est de mon frère, répondit la reine.

— Le prétendant n’est point le frère de Votre Majesté, quoiqu’il passe pour tel, répliqua la duchesse. Nous qui connaissons l’histoire de la bassinoire, nous savons à quoi nous en tenir. Si la lettre est de lui, par quel hasard a-t-elle été confiée à M. Masham ? Appartiendrait-il au parti jacobite ?

— Assurément non, reprit Masham ; je suis prêt à verser tout mon sang pour le service de Sa Majesté ; et vienne une rébellion, je serais le premier à me rallier autour du trône. Mais j’implore le pardon de la reine d’oser demeurer ici sans permission ; j’ai accompli mon mandat, je me retire. » Masham fit un profond salut et quitta l’appartement.

« La lettre que Votre Majesté vient de lire ne contient pas des menaces oiseuses, dit Marlborough ; je viens d’apprendre d’une source certaine qu’on arme à Dunkerque une expédition qui doit étre commandée par le chevalier de Forbin, marin expérimenté et cité pour sa grande bravoure. Forbin sera accompagné par son ami le chevalier de Saint-Georges en personne.

— Mais ceci ressemble en effet à des préparatifs de guerre, dit la reine.

— Du reste, des mesures promptes et efficaces seront prises pour empêcher la réussite de cette descente à main armée sur notre territoire, reprit le duc ; je donnerai des instructions au général Cadogan, afin qu’il obtienne l’assistance du gouvernement hollandais, de sorte que, quel que soit le nombre d’hommes que la France embarquera sur ses flottes, nous puissions transporter ici un nombre égal de bataillons. Le but principal de l’invasion sera sans nul doute d’atteindre l’Écosse ; il faut donc envoyer plusieurs régiments d’infanterie à lord Leven, qui commande dans les Lawlands et les Highlands, et on lui ordonnera de prendre possession du château d’Édimbourg. Les troupes en station sur la côte nord-est de l’Irlande se tiendront prêtes à pouvoir être embarquées sur-le-champ. Quant à la défense navale, si j’osais donner un conseil au prince, je serais d’avis qu’une forte escadre, sous les ordres de l’amiral sir Georges Byng, fût envoyée dans les eaux de Dunkerque, afin de surveiller les mouvements de la flotte française.

— L’avis est fort bon, répliqua le prince. La flotte de Lisbonne devait recevoir un convoi considérable, et l’ennemi avait compté sur cela, croyant que nos côtes resteraient sans défense ; mais les Français seront désappointés. L’escadre dont parle Votre Grâce sera expédiée sur-le-champ.

— Avec de telles précautions, nous n’avons rien à craindre, répondit le duc. Cette tentative d’invasion donnera un nouveau lustre à la gloire de Votre Majesté, en prouvant le zèle et le dévouement de ses sujets. Du reste, rien n’empêchera non plus la continuation des hostilités avec la France. Car, en agissant ainsi, l’artificieux Louis pensait nous forcer à nous retrancher chez nous.

— Je compte sur vous, ajouta la reine ; et maintenant l’audience est levée, je me sens fatiguée, et j’ai besoin de réfléchir en liberté à ces tristes nouvelles.

— Avant de nous congédier, je désirerais que Votre Majesté vit encore une fois le prisonnier, dit la duchesse.

— Ce n’est vraiment pas nécessaire, dit la reine avec répugnance ; cependant, si Votre Grâce le désire…

— Je le désire, répondit la duchesse.

— Eb bien ! donc, qu’on l’amène, dit la reine ; mais je préviens Votre Grâce que, quoi qu’il arrive, mes intentions à son égard ne changeront point.

— En ce cas, il vaut mieux en finir sans délai, » dit le prince.

L’huissier de service alla donc chercher le prisonnier, et il revint bientôt après, suivi de Snell et de Masham. Le premier portait son costume de soldat aux gardes, et le second, son travestissement de laquais.

« Venez ici, » fit le prince d’une voix rude. Les deux jeunes gens se tinrent debout devant la reine.

« Ce jeune homme ressemble d’une manière surprenante à M. Masham, dit le duc ; si ce n’était qu’il vient de nous quitter à l’instant, j’affirmerais que c’est lui.

— La ressemblance est en effet prodigieuse, observa le prince.

— Tellement prodigieuse, que je suis convaincue que c’est lui-même ! dit la duchesse.

M. Masham vient de sortir du palais à l’instant, dit Snell sans hésiter.

— Je l’ai vu traverser la grande cour, ajouta l’huissier.

— Allons ! je n’ai plus rien à dire, continua la duchesse ; il ne reste plus à Votre Majesté qu’à délivrer le prisonnier. Il y a certainement une fourberie au fond de tout cela, mais il n’est pas possible de la dévoiler en ce moment. »

Sur un geste de la reine, Snell et Masham se retirèrent. Les autres personnes présentes prirent congé quelques instants après : la reine et le prince restèrent seuls ensemble.

Anne regardait fixement son mari, frappait son éventail dans sa main gauche et branlait la tête d’un air significatif, tandis que le prince Georges, ne sachant pas trop s’expliquer ce que cette attitude présageait, cherchait à cacher son embarras en se livrant à un usage immodéré du contenu de sa tabatière.

« Vous croyez que je suis votre dupe, dit la reine avec gaieté. Eh bien, vous vous trompez, j’ai tout deviné, et bien plus clairement que la duchesse ;

— Mais… Votre Majesté…

— Oh ! si vous persistez, je me fâcherai tout à fait, dit Anne en interrompant son mari. La lettre que voici est arrivée de France, je n’en doute pas, mais c’est à vous qu’elle a été adressée sous pli. En la recachetant, après l’avoir lue, vous vous êtes servi de votre propre cachet. Voyez ! Oh ! mon cher prince, vous vous entendez fort mal à conduire une intrigue jusqu’au bout. »

Le prince royal huma une énorme prise de tabac.

« Ce n’est pas tout, poursuivit la reine. J’ai trouvé sous le pli de la lettre un billet adressé par Abigaïl à Masham, glissé là par hasard sans doute, qui m’a appris tout ce que je voulais savoir. Tenez, voici ce papier, » fit-elle en lui tendant un morceau de vélin plié en quatre.

Le prince eut encore recours à sa tabatière. « Si Votre Majesté punit mes deux protégés, je dois être compris dans la même sentence, dit-il enfin ; car je suis aussi coupable qu’eux. Mais vous serez miséricordieuse ?

— Je ne promets rien, répliqua la reine. Nous nous occuperons plus tard de ces deux amants affolés ; il faut d’abord que vous m’aidiez à prendre les mesures qu’exige cette invasion projetée. Oh ! mon frère ! s’écria-t-elle, Dieu m’est témoin que je voudrais tout faire au monde pour toi, à l’exception cependant de déposer ma couronne sur ton front ! »


III


Le sergent reçoit du duc une mission importants.


À son retour du palais, le duc de Marlborough se retira dans son cabinet et envoya chercher le sergent Scales. Ce dernier obéit sans retard, mais il entra si doucement que le duc, qui était très-occupé à écrire, ne l’aperçut pas d’abord.

Scales resta immobile pendant assez longtemps devant le duc, qui enfin leva par hasard les yeux sur lui :

« Ah ! vous voilà, sergent, dit-il ; je vous ai mandé pour vous annoncer qu’il vous faut partir pour la Hollande cette nuit, ou plutôt demain de grand matin ! Le sloop sur lequel vous devez vous embarquer est mouillé à Woolwich et mettra à la voile à trois heures ; il importe donc que vous soyez à bord vers minuit.

— Cola suffit, générat, répondit Scales en faisant un salut militaire.

— Je vais vous expliquer la cause de ce départ précipité, poursuivit le duc. Je vous confie des dépêches que vous remettrez vous-même entre les mains du général Cadogan à la Haye. Vous les remettrez vous-même, sergent, entendez-vous ? Le général pourrait être à Hillevoetslays ou ailleurs ; car, quoiqu’il vienne de m’écrire d’Ostende qu’il allait partir sur-le-champ pour la capitale de la Hollande, il est telles circonstances qui auraient pu le faire changer de projet ; mais à Briel on vous apprendra où il se trouve.

— Cela suffit, général, » répliqua Scales.

Le duc fit un signe de satisfaction et se remit à écrire ; mais ayant levé les yeux un instant après, il aperçut Scales dans la même position.

« Eh ! quoi, vous êtes encore là, sergent ? dit-il avec humeur.

— Je ne savais pas que le général eût tout dit, reprit Scales en saluant et en se dirigeant vers la porte.

— Restez ! fit le duc, qui crut remarquer chez son serviteur une certaine hésitation. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous avant votre départ ? si la chose est en mon pouvoir, ne craignez pas de me la demander.

— Je ne désire, Votre Grâce, répliqua Scales, qu’une chose que je ne puis avoir.

— Comment le savez-vous, avant de l’avoir demandée ? répondit le duc avec bonté.

— Les ordres que je reçois en ce moment s’y opposent, répliqua le sergent. Ce que je voudrais, c’est de rester auprès de Votre Grâce : je n’aime pas à la quitter d’un instant.

— Ah ! que ne puis-je aller avec vous, mon pauvre garçon ! s’écria le duc ; j’aimerais mieux subir les inquiétudes et les dangers de la campagne la plus périlleuse, que de participer, ainsi que je suis obligé de le faire, aux infimes cabales et aux mesquines intrigues de la cour. Hélas ! je ne suis pas maître de mes actions ; c’est le sort de tout homme qui s’est voué au salut de sa patrie. Mais écoutez-moi, réjouissez-vous, sergent, car je vous rejoindrai bientôt.

— Et qui donc nettoiera les bottes de Votre Grâce quand je ne serai plus là ? ajouta Scales d’une voix empreinte de chagrin et en faisant une grimace dont le duc ne put s’empêcher de rire.

— En vérité, sergent, je n’avais pas songé à cet important obstacle, » répliqua Marlborough. Et tout aussitôt, comme s’il avait ou peur de blesser le bonhomme, il ajouta : « Vos soins me manqueront certainement.

— Votre Grâce s’apercevra de mon absence, dit le sergent, qui, en sa qualité de favori privilégié, jouissait d’un certain droit de familiarité. Vos bottes seront mal cirées par une autre main que la mienne. Votre Grâce peut rire, mais c’est la vérité. Vous l’avez dit vous-même bien des fois, et vous le direz encore.

— C’est très-probable, sergent, reprit le duc ; mais, sans compter votre grand talent pour cirer les bottes, vous avez encore d’autres précieuses qualités, et je vous regretterai fort, quelque courte que doive être notre séparation. Si je vous donne aujourd’hui une mission qui vous éloigne de moi, c’est que je ne connais ici personne qui soit plus digne que vous de ma confiance.

— Votre Grâce n’aura jamais lieu de se repentir de s’être confié à moi, répondit Scales avec fierté.

— Je le crois, mon ami, dit le duc, je le crois.

— Oh ! général ! s’écria Scales, comme nous serions heureux si, après avoir fait encore quelques glorieuses campagnes, nous vivions retirés à Blenheim, en ajustant à nos charrues les lames de nos épées !

— C’est après ces loisirs que je soupire, sergent, répondit le duc. Mais, hélas ! je crains bien que cela n’arrive jamais. J’ai le pressentiment que les fruits de mes travaux seront arrachés de mes mains avant qu’ils ne soient mûrs. Le roi de France fera avec son or ce qu’il ne peut accomplir par la force des armes. Il y a ici une faction qui combat mes efforts, et dont les intrigues parviendront quelque jour à les neutraliser. Les victoires que je gagne sur les champs de bataille se changent à la cour en revers inattendus. C’est étrange à dire, mais le roi de France a plus de partisans que moi auprès de notre souveraine. Louis a appris par de nombreuses défaites consécutives qu’il ne triomphera pas des Anglais, et il cherche d’autres moyens de réparer ses pertes. S’il obtient la paix aux conditions qu’il offre, il aurait mieux valu que la guerre n’eût jamais commencé, que d’immenses trésors n’eussant pas été dépensés en vain, et que tant de braves soldats n’eussent pas péri ! Il serait préférable, oui, bien préférable que nos troupes n’eussent jamais remporté les victoires de Blenheim et de Ramilies.

— Je suis vraiment bien affligé d’entendre Votre Grâce parler ainsi, répondit Scales ; mais on ne signera jamais une paix aussi honteuse.

— Dieu fasse que je ne vive pas pour le voir, s’écria le duc, et cependant je le crains ; on a jeté si avant les semences de la trahison dans cette cour, qu’à moins que ces intrigues ne soient découvertes, elles amèneront un terrible résultat. À vrai dire, malgré ces pénibles prévisions, je ne me laisse pas décourager, et je pousserai l’accomplissement de mes projets avec la même énergie que par le passé. Aussi longlemps que l’armée anglaise sera commandée par moi, rien ne ternira sa gloire, je le jure.

— Oh ! nous le savons bien tous, nous autres vos soldats ! dit Scales avec emphase.

— Les Français, jusqu’à présent, ne m’ont jamais vaincu, et ils ne me vaincront jamais ! s’écria le duc.

— C’est bien certain ! s’écria Scales électrisé, en agitant son chapeau.

— Calmez-vous, sergent ! reprit le duc en souriant ; du reste, c’est moi qui m’oublie, et il n’est pas étonnant que vous suiviez mon mauvais exemple. Je vous ai parlé à cœur ouvert, d’abord parce que je sais que je ne risque rien avec vous, et ensuite parce que j’avais besoin de laisser déborder les pénsées qui m’oppressent. Votre fidélité et les services que vous m’avez rendus vous donnent bien le droit d’être traité en ami.

— Eh bien ! puisque vous daignez m’honorer de ce titre, répliqua le sergent, j’oserai donner un avis à Votre Grâce : ne vous laissez plus aller à vos craintes, à vos méfiances ; vous terminerez la guerre glorieusement comme vous l’avez commencée, et, aussi vrai que nous voici vivants tous deux, vous écraserez vos ennemis sous vos pieds. Je ne croirai jamais que les Anglais voient arracher de sang-froid les lauriers qui ceignent le front de leur plus illustre général… le duc de Marlborough… Si je pensais que ce füt possible, je renierais mon pays !

— Assez, Scales, assez ! dit le duc en tendant au sergent une main que celui-ci pressa avec force sur son cœur ; je vous verrai ce soir lorsque vous viendrez chercher les dépêches ; d’ici là, faites vos préparatifs de départ. »

Le sergent salua, essuya une larme du revers de sa manché, et sortit du cabinet de son général, la tête haute, en marchant au pas militaire.



IV


Le sergent Scales prend congé de ses amis.


« Un soldat doit toujours être prêt à marcher au premier appel, se dit le sergent à part lui, en retournant à sa chambre. Ainsi je n’ai pas à me plaindre. Néanmoins j’aurais préféré avoir un peu plus de temps par-devers moi. Mais n’importe ! à la guerre comme à la guerre. Mes préparatifs seront bientôt faits, et j’aurai même le temps de dire adieu à mes amis. »

Le brave homme se mit donc à l’œuvre, et, en moins d’une demi-heure, sa modeste garde-robe, composée de six chemises, d’un habillement de petite tenue et de quelques autres articles, fut empaquetée avec un soin tout militaire dans les parois de son caisson. Il s’habilla ensuite en grand uniforme, et s’en alla à la lingerie, où il trouva mistress Plumpton.

Après s’être assis en silence, il regarda fixement la matrone et poussa un profond soupir.

« Ah ! grand Dieu, sergent, qu’avez-vous ? s’écria mistress Plumpton d’une voix inquiète. J’espère que vous n’êtes pas malade ? Prenez un peu de ratafia, ajouta-t-elle en sortant du buffet une bouteille et un verre.

— Au fait, je le veux bien, mistress Plumpton, répliqua Scales ; je bois à la prochaine occasion où nous nous trouverons ensemble ! ajouta-t-il d’un ton moins enjoué.

— Mais je crois que cette occasion se présentera bientôt, sergent, riposta la dame.

— Elle pourra tarder plus que vous ne le pensez, répliqua Scales d’un air de mystère.

— Que voulez-vous dire, sergent ? s’écria mistress Plumpton effrayée ; songeriez-vous à nous quitter ?

— Je suis fâché d’avoir à vous apprendre, répliqua le sergent, que je suis forcé de partir au moment où j’y songeais le moins ; ce malheur est arrivé à plus d’un brave-garçon avant moi.

— Miséricorde, sergent, vous me faites frémir ! répliqua mistress Plampton ; j’espère bien que vous n’allez pas à la guerre !

— La trompette m’appelle sur le terrain, et je dois obéir, déclama Scales, ea récitant quatre vers d’un poëte. Je quitte la bien-aimée de mon cœur, la séparation est bien cruelle ; mais il faut partir pour la bataille, car le clairon retentit. »

Mistress Plumpton soupira douloureusement.

« Au milieu des combats, poursuivit Scales, sous le feu du canon, il pensera à toi, ô mon âme, et à l’espoir de te revoir.

— Oh Dieu ! oh Dieu ! s’écria mistress Plumpton. Eh ! quoi ? vous partez ! c’est donc bien vrai ?

— Le vaisseau qui m’emportera met à la voile cette nuit, reprit le sergent ; je trouverai des amis ailleurs, mais je laisse mon cœur ici.

— Ne parlez pas de cette manière, sergent, je vous en supplie, s’écria mistress Plumpton ; c’est une cruauté de votre part de plaisanter ainsi avec mes sentiments.

— Loin de moi l’intention de me jouer de vos sentiments, reprit Scales ; mais, dussé-je recevoir un boulet de canon, je dois obéir lorsque l’honneur m’appelle… Mordioux ! voici mistress Tipping.

— Oh ! Tipping, le sergent nous quitte, s’écria mistress Plumpton au moment où la femme de chambre entrait dans la lingerie.

— Serait-il vrai ? le sergent part ? s’écria l’autre.

— Oui, je vous fais mes adieux, interrompit Scales : la vie du soldat appartient à son pays, il faut qu’il marche lorsque le tambour bat ; heureux ou mécontent, il prend le temps comme il vient.

— C’est ce qu’il a de mieux à faire, répliqua Tipping ; certes, je ne voudrais pas être la femme d’un soldat.

— Vraiment ! s’écria Scales.

— Mais à coup sûr, ajouta-t-ellé ; supposé que je sois votre femme, que deviendrais-je, par exemple, en votre absence ?

— Vous feriez ce que fait la duchesse lorsque Sa Grâce est absente, répondit Scales.

— La duchesse n’est pas un des modèles que j’aimerais à suivre, observa mistress Tipping ; je n’aimerais pas ce genre de vie. Et si par hasard vous reveniez avec une jambe, un bras ou un œil de moins ?…

— Eh bien ! après ? fit Scales.

— Je ne m’en consolerais jamais, repartit mistress Tipping ; je n’aime pas les gens détériorés !

— Diable ! dit Scales ; et quelle est l’opmion de mistress Plumpton à ce sujet ?

— Si vous perdiez les deux jambes, ou bien une jambe et un bras, moi je ne vous en aimerais pas moins, répliqua-t-elle avec feu.

— Eh bien ! mesdames, ceci n’est pas une plaisanterie oiseuse, à mes yeux du moins, reprit Scales. Je pars pour la Hollande cette nuit ; la chose a été si imprévué, que je n’ai pu vous en prévenir plus tôt. Je vous invite à venir prendre une tasse de thé dans ma chambre ; j’avertirai mon ami Proddy. Voilà qui est bien entendu : je vous attends toutes deux à cinq heures. »

Le sergent se rendit aussitôt au palais de Saint-James, et trouva Proddy dans la cuisine.

C’était une vaste salle dans laquelle s’élevaient plusieurs cheminées, et dont le plafond était voûté. Le cocher était assis en présence d’un aloyau de bœuf froid et d’une cruche d’ale. Lorsqu’il apprit la nouvelle du départ du sergent, il posa son couteau et sa fourchette, en déclarant qu’il n’avait plus d’appétit.

Il fut convenu entre les deux amis qu’ils se rejoindraient à cinq heures, et le sergent ayant pris congé de Proddy, celui se retira dans une petite pièce attenante à la cuisine, pour réfléchir en paix à ce qu’il venait d’entendre. Tandis qu’il fumait sa pipe, afin de mieux se reposer, la porte s’ouvrit et livra passage à Bimbelot et à Sauvageon.

« Bonjour, messieurs, fit Proddy en leur serrant la main ; comment va la santé ?

— Passablement, mon cher cocher, répliqua Bimbelot, passablement ; mais vous me paraissez triste, et on dirait que vous avez l’oreille basse.

— J’en suis bien capable, Bamby, répliqua Proddy, surtout lorsque je songe que je vais perdre mon meilleur ami.

— Eh ! quoi, serait-ce du sergent qu’il s’agit ? demanda Sauvageon.

— Lui-même ; Scales me quitte, et subitement encore, ajouta Proddy.

— Ventrebleu ! s’écria Bimbelot, c’est là un départ bien précipité. Est-ce que Malbrouk part de nouveau pour la guerre ?

— Si par Malbrouk vous voulez dire le duc de Marlborough, Bamby, répliqua gravement Proddy, je ne crois pas qu’il parte, pour le moment du moins. Le sergent a été choisi pour porter des dépèches au général Cadogan, et vous comprenez que ces dépêches ne peuvent être confiées qu’à un homme sûr.

— Oui, je comprends parfaitement, répondit Bimbelot, qui adressa un regard significatif à Sauvageon, et quand part le sergent ?

— Il s’embarque pour la Hollande cette nuit même, dit Proddy.

— Vous entendez cela, dit Bimbelot en français à Sauvageon, il s’embarque ce soir pour la Hollande, comme porteur de dépèches ; il faut songer à l’arrêter.

— C’est bon, répliqua le caporal ; on y avisera.

— Que dites-vous, Bamby ? demanda Proddy avec anxiété.

— J’exprimais à mon camarade le regret que j’éprouvais du départ du sergent, répliqua Bimbelot ; voilà tout, mon brave cocher.

— Ah ! j’avoue que son absence va faire un vide dans mon cœur, fit Proddy en gémissant.

— Ce départ me sera cruel ! s’écria Bimbelot.

— Comme aussi à moi ! ajouta Sauvageon.

— Si nous pouvions mettre la main sur ces lettres, ce serait une bonne chance, observa Bimbelot en parlant français à son ami.

— On verra ! mais faites attention, répondit celui-ci, ce drôle-là a des soupçons.

— Ah çà ! qu’est-ce qui est drôle ? s’écria Proddy, par qui ce seul mot avait été compris. Ce n’est pas, que je sache, le départ du sergent, Savage John…

— Pas le moins du monde, reprit le caporal ; le sergent est un digne homme, et je suis désolé de son départ.

— Il faut aller prendre congé de lui, ajouta Bimbelot. À quelle heure quitte-t-il Marlboro’house ?

— Je l’ignore, fit Proddy, mais je me rends chez lui à cinq heures.

— Eh bien ! nous y passerons à sept heures ou un peu plus tard, dit Bimbelot tout en regardant son ami ; nous aurons l’honneur d’aller lui dire adieu dans le courant de la soirée ; ayez la bonté de l’en prévenir.

— Je n’y manquerai pas, dit Proddy, et je suis sûr qu’il sera fort aise de vous voir.

— Ah ! maugrebleut monsieur le cocher, s’écria Bimbelot, j’étais venu pour vous demander quelque chose, mais ce que vous m’avez dit du sergent me l’a fait oublier. Bon ! j’y suis : est-ce que ce Mézausène, avec qui je me suis battu en duel dans l’obscurité, est encore au palais ?

— Pourquoi cela ? dit Proddy d’un ton bourru.

— Oh ! mon Dieu, pour rien ! fit Bimbelot ; je désirerais le voir.

— C’est impossible, je vous le-dis tout net, Bamby, répondit le cocher ; il est de service auprès du prince, et personne ne peut l’aller trouver.

— Ah ! Proddy, vous êtes un vieux rusé, un fin renard, mais vous ne me tromperez pas. Vous savez bien que Mézausène était tout simplement M. Masham déguisé.

— Je ne sais rien de pareil, fit Proddy d’une voix aigre.

— Bravo ! très-bien ! s’écria Bimbelot en riant ; je ne veux pas vous faire parler malgré vous, ne craignez rien. Je ne trahirai point ce secret, je connais les raisons de son travestissement : c’était pour se rapprocher d’une jolie dame… de Mile Abigaïl Hill. Hal ha ! adieu, mon cher Proddy, nous nous reverrons ce soir chez le sergent. »

Et, après force révérences, les deux Français se retirèrent.

Proddy fuma encore une pipe, ingurgita un autre pot d’ale, puis enfin, songeant qu’il était temps de se mettre en route pour Marlborough-House, il s’y rendit, et se dirigea tout droit vers la chambre du sergent, qu’il trouva prenant le thé en compagnie de mistress Plumpton et de mistress Tipping. Les deux femmes avaient les yeux noyés de larmes.

« Voici un spectacle touchant, observa le cocher en s’arrêtant près de la porte. Je me sens moi-même tout attendri.

— C’est triste à voir, sans aucun doute, répondit le sergent ; mais j’ai déjà dù supporter tant de douloureuses séparations que je commence à m’y habituer. Asseyez-vous, camarade : ne voulez-vous pas faire comme nous ?

— Je me souviens que M. Proddy ne prend jamais de thé, dit mistress Plumpton. Je vais aller lui chercher de l’ale. »

La câmériste sortit, et revint bientôt après avec un énorme pot qui pouvait bien contenir trois pintes.

« À votre prompt retour, sergent ! dit Proddy en appuyant ses lèvres à l’orifice du pot, tandis qu’en levant dévotement les yeux au ciel il avalait une gorgée d’ale. Rien n’est meilleur qu’un verre d’ale pour consoler un homme, ajouta-t-il ; c’est un baume pour l’âme blessée. Mais qu’allons-nous devenir sans notre ami, mesdames ?

— Ah oui ! qu’allons-nous devenir ? dirent-elles toutes deux.

— Les meilleurs amis se quittent quelquelois, mes très chères, et nous n’en serons que plus heureux lorsque nous nous retrouverons. Les absents sont mieux appréciés que ceux qui restent auprès de nous.

— Je vous assure, sergent, dit mistress Plumplon, que vous n’aviez pas besoin de nous quitter pour être apprécié par tous ceux qui vous connaissent.

— Maudite soit cette Plumpton ! s’écria mistress Tipping avec colère ; elle vous ôte toujours de la bouche les paroles qu’on allait prononcer.

— Pourquoi ne pas vous dépêcher de parler, alors ? riposta l’autre.

— Oh ! sergent ! je voudrais pouvoir partir sous vos ordres, fit Proddy. Depuis que je me suis lié avec vous, j’ai une terrible envie d’entrer au service, et ce désir me reprend maintenant plus fort que jamais.

— Vous seriez bientôt dégoûté de la vie des camps, répliqua Scales ; cela ne m’est point arrivé, à moi, il est vrai : mais, pour qu’un bomme supporte les privations, il faut qu’il ait été accoutumé à cela de bonne heure. Il arrive rarement qu’on ait à son servicè un pot de bière et une pipe de tabac pour se réconforter après une journée de fatigue, et on trouve plus difficilement encore un lit pour s’y étendre. À vrai dire, je ne crois pas, Proddy, que la vie de soldat vous convint. Vous êtes mieux dans la position où la Providence vous a placé.

— Marcher ne serait pas de mon goût, répliqua le cocher, parce queje suis gros et que j’ai la respiration courte ; mais j’aimerais à me trouver en garnison dans quelque vieille ville flamande. Quant à me battre, je m’en arrangerais fort ; mais une des raisons pour lesquelles j’aimerais à être soldat, c’est qu’alors je serais le favori des dames. Au fait, sergent, les Hollandaises sont-elles belles ?

— Très-belles, répliqua le sergent en se passant la langue sur les lèvres ; mais pourtant, elles ne sont point à comparer à nos compatriotes, ajouta-t-il en regardant tendrement ses deux voisines.

— Cela va sans dire, fit Proddyv, mais on peut s’accommoder d’une Flamande quand il n’y a pas d’Angiaises sur place.

— Oh ! oui, dit Scales embarrassé, les dames de ce pays ne sont pas tout à fait sans mérite.

— J’espère, sergent, que, pendant votre voyage, vous n’allez pas devenir amoureux d’une de ces femmes-là ? observa mistress Plumpton.

— Si vous alliez revenir avec une femme hollandaise, ce serait bien pis que de revenir sans jambes, » dit mistress Tipping.

La conversation ne tarda pas à languir, malgré les efforts du sergent ; car les dames étaient trop abattues pour s’égayer, et quant à Proddy, il déclara qu’il n’aurait plus une parole à dire, s’agît-il même de discourir avec un chien ; aussi puisa-t-il des consolations au fond de son pot, dont le contenu agit sur sa cervelle, comme il y parut bientôt.

On venait d’achever le thé et d’enlever la nappe, quand M. Tunperley vint annoncer que le duc de Marlborough demandait le sergent ; celui-ci se leva à l’instant et demeura loin de ses amis pendant une demi-heure.

Proddy, resté seul avec les deux dames, ne leur adressa la parole que pour prier mistress Plumpton de renouveler le liquide dans son pot. Si celle-ci obtempéra à cette demande, ce fut avec une visible répugnance.

Le sergent, qui revint sur ces entrefaites, avait l’attitude grave et imposante qui lui était naturelle lorsqu’il venait de voir son général. Mais à sa gravité ordieaire se joignait un air mystérieux, preuve irrécusable du sentiment qu’il avait de l’importance de sa mission. Il s’assit sans proférer une parole, et le plus profond silence régna pendant quelques minutes ; Proddy prit enfin la parole.

« Eh bien, sergent, le duc vous a sans doute remis les dépêches ? demanda-t-il.

— Oui ! et elles sont en sûreté, » répliqua Scales en se frappant la poitrine.

Au moment où il parlait, la porte s’ouvrit : Bimbelot et Sauvageon entrèrent dans la chambre.

« J’ai oublié de vous dire que j’avais annoncé votre départ à ces messieurs, dit Proddy, qui remarqua que le sergent manifestait une grande surprise en les voyant entrer, et paraissait même être fort mécontent.

— Oui, mon cher sergent, dit Bimbelot, nous sommes venus pour vous dire adieu et vous soubaiter bon voyage.

— Je vous remercie, Bamby, et vous aussi caporal, répliqua Scales, mais ce n’était pas la peine de vous déranger.

— Vous êtes donc chargé des dépêches du duc au général Cadogan ? dit Bimbelot.

— Pourquoi diable leur avez-vous parlé de cela ? dit Scales à Proddy d’un ton de reproche, en lui parlant à voix basse.

— Je leur ai tout dit, répliqua d’un ton mystérieux le cocher, dont la tête était troubléè par de fréquentes libations. Croyez-vous que j’aurais manqué une pareille occasion de leur faire voir à quel point le duc a confiance en vous ? Allons donc ! Le sergent quitte à l’instant Sa Grâce, ajouta-t-il tout haut, le duc lui a remis lui-même les dépêches importantes confiées à ses soins.

— Ah ! vraiment ? s’écria Bimbelot en adressant un regard furtif à Sauvageon.

— Taisez-vous donc, bavard ! s’écria Scales furieux, en s’adressant à Proddy.

— Le sergent mérite la faveur dont il jouit, dit Sauvageon ; rien ne prouve mieux sa valeur personnelle qu’une pareille mission.

— C’est la vérité, et, si chacun était traité selon ses mérites, le sergent aurait un rang élevé dans l’armée, ajouta Bimbelot.

— Il devrait être capitaine, fit Proddy. Capitaine Scales ! à votre santé ! et fasse le ciel que vous deveniez bientôt général !

— C’est le désir de tout le monde ! dit mistress Tipping.

— Pour cette fois, Tipping, dit mistress Plumpton, c’est vous qui dites ce que j’allais dire.

— Je ne désire aucun avancement, fit Scales d’un air bourru, et je suis très-satisfait de mon grade.

— Nous ne voulons pas vous importuner plus longtemps, sergent, dit Bimbelot ; je présume que vous allez partir immédiatement : pouvons-nous vous aider à porter votre malle ?

— Non, je vous remercie, répliqua le sergent quelque peu radouci par cette offre obligeante ; je la ferai porter tout à l’heure. Proddy et moi nous traverserons le parc ensemble. »

Bimbelot et Sauvageon se regardèrent.

« Ainsi donc, vous serez un peu avant neuf heures au milieu du parc, et à neuf heures vous vous embarquerez ? dit le premier.

— Tout cela est fort exact, riposta Scales.

— Adieu, alors, sergent, dirent les deux Français en saluant le soldat.

— Adieu, messieurs, » répliqua Scales.

Et faisant de nombreuses salutations et force politesses au voyageur improvisé, Bimbelot et Sauvageon s’éloignèrent rapidement.

Après leur départ, la conversation tarit encore une fois.

Scales toussait bien de temps à autre, mais il essayait en vain de parler.

Proddy cuvait son ale sans ouvrir la bouche.

Cet état de choses dura à peu près un quart d’heure. Enfin le sergent, faisant un effort sur lui-même, se leva, mit son chapeau, et d’une voix où, en dépit de ses tentatives pour rester ferme, perçait une vive émotion, il s’écria :

« Il faut nous séparer, mes amis !

— Oh ! non, sergent, hurlèrent ensemble les deux dames en se levant ; ne partez pas encore !

— À quoi servent les délais ? répondit Scales ; il faut en finir. Vous aurez soin de ma chambre pendant mon absence, et vous la nettoierez de temps en temps, n’est-ce pas ?

— Certainement ! elle sera balayée une fois par semaine, et même plus souvent, si vous le désirez.

— Ne touchez pas aux tableaux, poursuivit le sergent ; ils ne valent pas grand’chose, mais j’y tiens ; je ne voudrais pas qu’on dérangeât ni ce fusil, ni cette lame brisée, ni ces gants, ni ces étriers.

— Nous ne toucherons à rien, s’écrièrent les deux femmes, vous retrouverez les choses telles que vous les laissez.

— Je les retrouverai si je reviens, dit gravement le sergent ; le soldat doit toujours parler au conditionnel.

— Ne dites pas de pareilles choses ! s’écria mistress Plumpton, qui fondait en larmes.

— Quant à vous, Proddy, continua Scales, je vous confie mon tambour, et je suis sûr que vous en aurez soin.

— Je le garderai comme un trésor ! répliqua le cocher. Lorsque je le regarderai, il me semblera entendre votre rat-a-ta-ta rat-a-ta-ta.

— Et maintenant, adieu, mes enfants ! dit Scales d’une voix rauque ; portez-vous bien et que Dieu vous bénisse !

— Oh ! Dieu, Dieu ! je ne survivrai pas à mon chagrin ! balbutia mistress Plumpton en couvrant ses yeux avec son tablier.

— Calmez-vous, mon ange, s’écria Scales passant son bras sur son épaule, tandis qu’elle cachait son visage sur sa poitrine ; ne vous désolez pas, ma belle, dit-il aussi en serrant tendrement la main de mistress Tipping, qui sanglotait, appuyée sur ses bras. Si vous continuez à geindre ainsi, vous allez m’ôter tout mon courage. »

Il y eut un silence de quelques minutes. Le sergent regardait tour à tour les deux femmes d’un air tendre et ému. Tantôt il attirait de la main gauche mistress Plumpton plus près de lui, tantôt avec-la droite il pressait plus fortement mistress Tipping. On n’entendait d’autre bruit que celui de leurs sanglots.

À la fin, Proddy, témoin silencieux de cette scène et qui en était très-affecté, se leva, s’approcha en chancelant de mistress Tipping, lui prit le bras, et lui offrit le pot d’ale, en lui disant :

« Tenez, ma chère, buvez une goutte, cela vous fera grand bien. Rien ne console comme l’ale ! »

Mais mistress Tipping ne voulsit pas être consolée ; aussi ne fit-elle aucune attention au cocher, qui se tourna vers le sergent pour lui faire la même proposition.

« Non, Proddy, je vous remercie. Je vous confie ces chères créatures ; vous aurez soin d’elles lorsque je n’y serai plus ?

— Vous ne sauriez les laisser en de meilleures mains, répliqua Proddy, je serai un frère pour elles ; vous devriez faire faire votre portrait dans cette position-là, sergent. Dieu me damne si vous ne ressemblez pas absolument à Alexandre le Grand entre Roxelane et Statira. »

Dans ce moment même, deux robustes porteurs entrèrent dans la chambre : ils venaient chercher la malle du sergent. Les deux dames, honteuses d’avoir été surprises dans une attitude semblable, se hâtèrent de battre en retraite, sprès avoir pressé une dernière fois la main de leur ami.


V


On attaque le sergent Scales dans le parc.


Dès que les porteurs furent partis avec leur fardeau, le sergent quitta la chambre en assurant Proddy qu’il allait revenir.

Le cocher eût été bien embarrassé de dire au juste combien de temps dura son absence, car, accablé par la douleur et par l’abus de l’ale, il s’endormit profondément et ne se réveilla qu’au contact d’une fantastique taloche appliquée sur l’épaule. Il était alors tout à fait nuit, et le sergent Scales se montra à ses yeux, une lumière à la main. « Allons, Proddy, il est temps de partir, mon garçon, s’écria-t-il : il est bientôt huit heures et demie, et c’est, vous le savez, à neuf heures qu’on s’embarque.

— Je suis prêt, sergent, répliqua le cocher, sans réprimer un formidable bâillement : et tout en se frottant les yeux ; je révais que j’assistais à une bataille en votre compagnie, et, lorsque vous m’avez frappé sur l’épaule, j’ai cru qu’un boulet m’avait atteint en pleine poitrine.

— Il est heureux que ce ne soit qu’un rêve, répondit Scales en riant, car votre somme eût alors été un peu plus prolongé. Voyons, les vapeurs de l’ale se sont-elles dissipées ?

— Oh ! tout à fait, répliqua Proddy. Je devine que vous avez été faire vos derniers adieux aux femmes ; mais, dans cette occasion, m’est avis que vous les aurez prises à part l’une après l’autre ? Ah ! ah ! ah ! »

Scales ne nia point cette tendre faiblesse, et il toussa légèrement en 86 frottant le front.

« Vous n’oublierez pas ce que je vous ai dit à leur sujet ? demanda-t-il.

— Votre recommandation d’avoir soin d’elles ? répondit le cocher. Soyez donc tranquille ! Voulez-vous me charger encore d’autre chose ?

— Non ! répliqua Scales tout en jetant un dernier regard autour de sa chambre et en soufflant sa chandelle ; allons, partons, » s’écria-t-il d’une voix émue.

Proddy suivit son guide dans les ténebres ; mais à peine les deux amis eurent-ils fait quelques pas, que le cocher comprit que le sergent avait rencontré un obstacle. Scales s’était arrêté court, et, avant que son camarade eût pu lui demander la cause de ce temps d’arrêt, il entendit un bruit de baisers et des sanglots entrecoupés.

« Adieu, que Dieu vous protége ! » disait d’un ton pleurard une voix féminine, qu’il était aisé de reconnaître, tout étouffée qu’elle fût, pour celle de mistress Plumpton.

Bientôt une ombre glissa devant les deux hommes, et le passage se trouva libre.

À l’autre bout du corridor on rencontra un autre obstacle : les baisers recommencèrent, et les mêmes paroles, à peu de variantes près, furent prononcées. Mais cette fois c’était la voix de mistress Tipping qui, en passant près du cocher, sanglotait sans chercher à se déguiser.

« Il faut espérer que nous ne serons pas en retard, observa Proddy.

— Tout va bien, » fit le sergent qui ouvrit la porte extérieure donnant sur le jardin qui conduisait dans le parc de Saint-James.

Une fois parvenus dans cet endroit, les deux amis appuyèrent sur la gauche, dans la direction de l’arène du combat de coqs. Il faisait nuit noire, et l’obscurité était tellement augmentée par l’épaisseur du feuillage des arbres sous lesquels ils marchaient, qu’on ne pouvait se voir à un pas de distance. Par bonheur, le sergent connaissait parfaitement les localités ; il marchait d’un bon pas, si bien que Proddy pouvait à peine le suivre.

Tout à coup Scales s’arrêta :

« Quelqu’un court après nous, fit-il : hé ! qui va là ? »

Ces paroles étaient à peine articulées, que deux individus se précipitérent sur lui, et s’efforcèrent de l’entraîner. Mais le soldat se dégagea par un puissant effort, en proférant un horrible blasphème : il tira son épée, et cria à Proddy de courir chercher la sentinelle du palais.

Le cocher se disposait à obéir, mais dans son trouble son pied se heurta contre une racine, et il tomba la face contre terre.

Tandis qu’il était ainsi renversé, il entendit le bruit d’une lutte désespérée, entremêlée du cliquetis des épées et des furieuses exclamations du sergent.

Proddy se leva aussi vite qu’il put, et courut de toutes ses forces, criant : « Au secours ! » de toute la vigueur de ses poumons. La sentinelle, à sa grande satisfaction, répondit bientôt à ses clameurs ; il entendit le bruit de ses pas pressés, tandis que d’un autre côté il aperçut au travers des arbres une lanterne qui arrivait du côté opposé.

Aussitôt que la sentinelle eut rejoint le cocher de la reine, celui-ci lui conta à la hâte ce qui venait d’arriver, et tous deux volèrent au secours du sergent. Ils écoutèrent attentivement si la lutte durait encore ; mais tout était devenu silencieux, et Proddy ne pouvait maîtriser sa frayeur.

« Où êtes-vous, sergent ? s’écria-t-il lorsqu’il se crut assez près de son ami.

— Ici ! » répondit une voix faible.

Un watchman étant survenu, à la lueur de sa lanterne on aperçut le sergent appuyé contre un arbre et soutenu par son épée. Le sang coulait à la fois de son bras et d’une entaille qu’il avait au front.

« Je crains que vous ne soyez blessé, mon ami ? demanda Proddy d’une voix qui laissait deviner une compassion inquiète.

— Oui ! légèrement, répliqua Scales ; j’ai un coup d’épée dans le bras et une estafilade au-dessus de la tempe : c’est la perte de mon sang qui m’étourdit tant soit peu ; mais ce n’est rien ! Une goutte d’eau-de-vie me remettra.

— Si c’est là tout ce qu’il vous faut, dit le watchman, je puis vous offrir votre remède. »

Et tirant de la poche de sa houppelande une petite bouteille de grès, le gardien du parc en ôta le bouchon avec ses dents et la porta aux lèvres de Scales, qui but avidement quelques gorgées.

« Que sont devenus les misérables qui vous ont attaqué ? demanda la sentinelle.

— Ils se sont enfuis ! et je crois bien leur avoir laissé en souvenir quelque bonne marque sur la figure.

— Ont-ils essayé de vous voler ? demanda Proddy.

— Oh ! oui, ils en voulaient à mes dépêches, mais j’ai pu les sauver de leurs griffes ! Les voici, ajouta-t-il en posant sa main droite sur sa poitrine. Attachez votre mouchoir autour de ma tête, Proddy, et votre cravate autour de mon bras. Là, c’est bien : à présent que le sang est arrêté, je vais poursuivre ma route.

— Vous ne prétendez pas ; j’espère, vous embarquer dans cet état ? demanda le cocher avec surprise.

— Si fait, vraiment, répondit Scales, j’ai pris part à mainte bataille en recevant de plus sérieuses blessures que celles-ci ; donnez-moi le bras, camarade.

— En vérité, vous êtes un brave ! s’écria la sentinelle. Y at-il encore quelque chose pour votre service ?

— Non, je vous remercie, l’ami, fit Scales.

— Je crains qu’il ne soit inutile de courir après les malfaiteurs, ditle watchman.

— Parfaitement inutile, reprit Scales ; leur attaque n’a point réussi, et c’est là l’important ; d’ailleurs, ainsi que je vous l’ai déjà dit, j’ai donné à chacun d’eux un gage de mon amitié. Bonne nuit, sentinelle ! »

Ayant ainsi parlé, Scales se mit courageusement en marche, quoiqu’il avançât à pas lents, en s’appuyant sur l’épaule de Proddy.

Le watchman les accompagna jusqu’aux arènes en éclairant leur marche avec sa lanterne ; puis il prit congé d’eux.

Les deux amis se dirigèrent alors vers l’escalier de Whiteball, et tout ce que nous venons de raconter s’était passé si vite, que l’horloge de l’abbaye sonnait neuf heures au moment où ils atteignirent le bord de la rivière.

« J’arrive à temps ! dit Scales en apercevant le sloop amarré au bas des marches ; j’aime à être exact. Ne dites rien de mon aventure, Proddy ; je ne veux pas qu’elle parvienne aux oreilles du duc, cela lui donnerait de l’inquiétude, et tout est pour le mieux à l’heure qu’il est.

— Avez-vous des soupçons ? lui demanda le cocher.

— Certes oui, répliqua Scales ; mais, pour le moment, il n’y a pas à s’en occuper. Adieu, camarade ; rappelez-vous ce que je vous ai dit au sujet des femmes : prenez soin d’elles, et que Dieu vous garde ! »

En disant ces mots, le sergent serra cordialement la main de son ami, descendit l’escalier et s’élança sur le pont du sloop, qui prit le large à l’instant et disparut dans le brouillard de la Tamise.

« La sentinelle a dit vrai, pensait Proddy, en s’éloignant le cœur ému, le sergent est un brave ! »


VI


Le marquis de Guiscard aide M. Saint-John à sortir d’un grand embarras.


Pendant que le sergent s’embarquait, deux hommes s’avançaient en chancelant dans Stonecutter’s Alley, étroit passage situé à l’angle nord-est du parc de Saint-James et communiquant avec Pall-Mall. Ils s’appuyaient le long des murailles et proféraient de temps en temps de sourds gémissements et des blasphèmes dans une langue étrangère.

À la lenteur et à l’irrégularité de leur démarche, on aurait pu les prendre pour des gens ivres. Mais lorsqu’ils arrivèrent sous le réverbère appendu au coin de l’allée, on eût distingue, à leurs visages livides et à leurs vêtements en désordre, qu’ils étaient dangereusement blessés.

Dès qu’il eut atteint le poteau du réverbère, celui des deux qui marchait le premier, s’y accrocha afin de ne pas tomber, et déclara en jurant qu’il ne pouvait aller plus loin.

La conversation entre cet homme et son compagnon se faisait en langue française.

« Que la peste l’étouffe ! s’écria cet homme d’une voix que la douleur rendait rogue. Je crois que c’est fait de moi ; qui aurait pu s’attendre à un si fâcheux résultat ? Deux contre un ! nous aurions dû en avoir raison ; mais mieux eût valu se battre avec le diable ; avec un pareil colosse on est toujours sûr d’avoir le dessous ; il a un bras de fer.

— Je n’aurais pas risqué cette attaque, fit l’autre en gémissant, si je n’avais cru que nous pouvions tomber sur lui à l’improviste. Il se vantait souvent de ne pouvoir jamais être surpris, et aujourd’hui je crois qu’il disait vrai !

— Si son crâne n’était pas aussi dur qu’un bloc de marbre, je l’aurais fendu en deux, répliqua le premier interlocuteur.

— Certes, s’il était fait comme tout le monde, il aurait dû tomber après le coup que je lui ai assené sur la tête, reprit l’autre ; mon épée lui a traversé le corps.

— Bab ! Bimbelot, votre lame a dû effleurer ses côtes ou lui percer le bras, observa le premier. Réservez pour le marquis le récit de vos hauts faits imaginaires ; quant à moi, je sais comment les choses se sont passées en réalité, je sais que j’en ai assez pour ne plus me relever ; allez, et laissez-moi ; peu m’importe de mourir ici ou dans mon lit.

— Ne parlez pas de mourir, caporal, répliqua Bimbelot ; ce serait en vérité une vilaine fin pour une sotte affaire. Vous êtes sérieusement blessé et moi aussi, mais le coup n’est pas mortel, je l’espère. Si nous pouvions seulement nous traîner jusqu’à la taverne l’Unicorn là-bas, où le marquis nous attend, on pansera nos blessures, et nous nous trouverons hors de danger. Venez, faites un effort ; vous perdrez lout votre sang si vous restez là ! je voudrais vous donner la main, mais cela m’est impossible !

— Tout est fini pour moi, camarade, murmura Sauvageon ; hélas ! cette embuscade était de votre invention, et vous voyez comme elle a tourné.

— Si nous avons couru les mêmes risques, nous devions partager la récompense, répliqua Bimbelot.

— Partager la récompense ! répéta amèrement Sauvageon ; mais que va dire le marquis en nous voyant revenir les mains vides ? Il nous donnera sa malédiction en place d’or.

— Oh ! que non, répliqua Bimbelot, il nous payera… ou alors !

— Je souffre plus de la honte de notre défaite que de mes blessures, s’écria Sauvageon en rugissant de douleur ; que ne puis-je assener un dernier coup à ce misérable sergent !

— Ne me frappez donc pas, caporal, s’écria Bimbelot en s’éloignant de son camarade ; je ne suis pas le sergènt, moi ; faites un effort, vous dis-je, ou nous allons tomber aux mains des veilleurs de nuit. On vient… j’entends marcher. »

En disant ces mots, Bimbelot se glissa à pas de loup, et Sauvageon, effrayé par un bruit de pas qui arrivait jusqu’à lui, le suivit en trébucbant de l’autre côté de la rue.

Ces deux hommes arrivèrent enfin à l’Unicorn : c’était une petite taverne bâtie au coin de Haymarket.

Guiscard se tenait sur le seuil, et, sans proférer une parole, il introduisit ses affiliés dans une chambre ouvrant à droite du corridor. Dès que la lumière éclaira Bimbelot et Sauvageon, la vue du sang qui tachait leurs vêtements fit tressaillir l’aventurier français.

« Que diable veut dire ceci ? s’écria-t-il ; votre coup aurait-il manqué ? Mais non, cette entreprise était trop bien combinée et trop facile à exécuter. Donnez-moi vite les dépêches, et vous aurez en échange quelque chose qui sera un baume pour vos blessures, fussent-elles cent fois plus profondes et plus désespérées.

— Avant de nous interroger, monseigneur, vous feriez mieux d’envoyer querir un chirurgien, observa Bimbelot, à moins, cependant, que vous ne vouliez nous voir mourir à vos pieds.

— Vous mourrez certainement, misérables, si vous avez trompé mon attente, s’écria le marquis furieux. Donnez-moi les dépêches, ou bien… »

Ce disant il tira son épée.

« Si c’est ainsi que vous nous traitez, il est temps que nous songions à trouver des soins quelque part, » fit Bimbelot en se dirigeant vers la porte.

Le marquis lui barra le passage. Bimbelot voulait appeler à l’aide, mais Sauvageon l’en empêcha.

« Ce sont là des procédés sans humanité envers des gens qui ont risqué leurs jours pour vous, monseigneur, dit enfin ce dernier. Si nous n’avons pas réussi, l’état dens lequel vous nous voyez vous prouve que nous avons fait de notre mieux et qu’il n’y a pas de notre faute.

— J’ai tort, en effet, mon pauvre garçon, de m’en prendre à vous, répondit le marquis en remettant son épée au fourreau ; mais c’est chose déplorable d’être ainsi privé d’une proie qu’on était presque sûr de tenir. Le sort de ce royaume dépendait de ces dépêches ; si je les avais eues, le succès de l’expédition française était assuré. J’avais tout préparé pour qu’elles fussent promptement portées en France. Un courrier tout botté et tout éperonné, assis sur sa selle, attend mes ordres dans la rue voisine, prêt à courir la poste à franc etrier jusqu’à Deal, où un petit bâtiment, frété par moi, aurait porté à toutes voiles à Dunkerque ce qui lui aurait été remis de ma part. Cette affaire une fois terminée, votre fortune à tous deux était faite.

— Nous avons agi de notre mieux pour vous satisfaire, monseigneur, dit Bimbelot ; mais ce sergent est le diable en personne.

— Le sort s’est déclaré contre nous, ajouta Sauvageon ; mais, si nous revenons à la santé, nous aurons plus de bonheur une autre fois.

— Jamais nous n’aurons une occasion pareille, s’écria le marquis avec aigreur. On n’a pas deux fois une chance semblable. Ah ! que n’ai-je entrepris cette attaque moi-même !

— Si vous vous en étiez chargé, monseigneur, sans déprécier votre courage et votre adresse, je ne crois pas que vous eussiez mieux réussi que nous, reprit Sauvageon. Je n’ai jamais connu un homme aussi fortement trempé que ce sergent. Nous l’avons sérieusement blessé, et pourtant il a trouvé le moyen de s’en aller avec Proddy, le cocher de la reine, et, sans aucun doute, m’est avis qu’il se sera embarqué avec ses dépêches.

— Que l’enfer l’engloutisse ! s’écria Guiscard exaspéré.

— J’espère, monseigneur, que nous ne serons pas frustrés de la récompense promise, hasarda Bimbelot. Voyez ce que nous avons souffert.

— C’était un jeu de hasard comme un autre ; vous avez perdu, et vous devriez supporter les conséquences de cette perte, répliqua Guiscard. Cependant, comme vous avez été fort maltraités, vous aurez les cent guinées que je vous ai promises.

— Vous ne vous repentirez pas de votre générosité, monseigneur, » ajouta Sauvageon.

Le marquis quitta l’appartement et rentra bientôt après, suivi d’un chirurgien et de son aide, auquel il dit que ces deux hommes avaient été attaqués et blessés par les Mohocks.

Cette circonstance était trop ordinaire dans ces temps de troubles nocturnes pour exciter la surprise où éveiller les soupcons. Dès que le pansement fut terminé, le marquis, après avoir fait mettre les malades au lit et reçu du chirurgien l’assurance qu’il n’y avait aucun danger, sortit de la taverne l’Unicorn.

Afin de se distraire de ses préoccupations, qui n’étaient rien moins qu’agréables, le marquis se hâta de gagner le café du Little man, et, se mettant à une table de pharaon, il ne tarda pes à perdre à ce jeu une somme considérable.

Au moment où il allait doubler son enjeu, une main amie se posa sur son épaule, et en se retournant Guiscard aperçut Saint-John.

« Suivez-moi, lui dit ce dernier, j’ai deux mots à vous dire ; vous n’êtes pas en veine ce soir, et, si vous persistez, vous pourriez vous en repentir. »

Guiscard voulait résister, mais son ami parvint à l’entraîner. « Venez souper avec moi, fit Saint-John en sortant du café ; je pars demain.

— Eh quoi ! vous partez ! lorsque nous sommes à la veille des plus grands événements ! s’écria Guiscard ; alors que vous devriez plus que jamais être sur la brèche !

— J’abandonne la cour et la politique, et je veux essayer des douceurs de la retraite, répondit Saint-John.

— Quoi ! l’ambition serait éteinte dans votre âme ? s’écria Guiscard ; je ne puis y croire. Si l’invasion qui se prépare amenait sur le trône un autre souverain, vous auriez sans doute à regretter d’avoir manqué l’occasion de faire votre fortune.

— J’éprouverais des regrets plus amers, si je participais à la lutte, s’écria Saint-John. Mais trêve à la politique.

— Soit, changeons de sujet, alors, répondit Guiscard ; j’ai remarqué depuis quelque temps une très-jolie femme dans votre voiture, et, quoique je n’aie fait que l’apercevoir, ses traits m’ont paru familiers. Qui est-elle ?

— Mais une de vos anciennes connaissances, répondit Saint-John en riant. Ne vous rappelez-vous plus miss Angélica Hyde ?

— Et ! quoi, la fille de ce curé de campagne ? s’écria Guiscard. Ainsi donc, elle habite avec vous ?

— Voici comment les choses se sont passées, reprit SaintJohn. Angélica préférait tellement la vie qu’on mène à Londres à la monotonie de l’existence écoulée à la campagne, que, lorsque ses parents sont retournés dans le comté d’Essez, rien n’a pu la décider à les accompagner. Elle implora alors ma pitié, et ma foit j’ai été obligé de la recevoir dans mon domicile.

— Vous n’avez pas été bien malheureux, que je sache, repartit Guiscard en riant. Angélica est d’une beauté sans pareille.

— Et d’une extravagance qui n’a pas d’égale, ajouta Saint-John. Elle m’a à moitié ruiné en chiffons et en colifichets. Dès qu’elle a envie d’une chose, elle l’achète, quel qu’en soit le prix.

— Vous accompagnera-t-elle dans votre solitude ? demanda le marquis.

— Le diable seul le sait, répliqua Saint-John ; je ne lui ai pas encore parlé de mes projets de retraite.

— En tous cas, vous avez l’air de vous soucier fort peu d’elle, repartit le marquis en riant.

— À vous dire le vrai, j’ai découvert à mon tour qu’elle se soucie fort peu de moi, dit Saint-John. Par conséquent, quoiqu’il me soit arrivé d’aimer, et d’avoir, en pareille occurrence, la folie de persistor à chérir une femme, je ne tomherai pas dans ce ridicule cette fois-ci.

— C’est là une sage résolution. Je me plais à croire qu’elle soupera avec nous ? demanda Guiscard.

— Oh ! certainement, » fit Saint-John.

Les deux amis continuèrent à causer sur le même ton, tout en marchant ensemble.

Lorsqu’ils entrèrent dans le salon de Saint-John, ils n’y trouvèrent que deux personnes, Angélica et Prior, qui jouaient au piquet ; mais tous les deux quittèrent la table, au moment où les nouveaux venus parurent devant eux.

Guiscard s’attendait bien à trouver Angélica fort changée, mais il ne put réprimer sa surprise en voyant comment, en quelques semaines, une petite campagnarde bien niaise était devenue une femme du monde, dont l’élégance était étourdissante.

Angélica était vêtue d’une robe de satin bleu tramé d’or, d’un jupon de dessous broché et bordé d’or, de souliers garnis d’argent et d’un bonnet en dentelle avec des barbes. À ses doigts resplendissaient de riches anneaux, et ses épaules étaient couvertes de perles et d’autres pierres précieuses. Elle portait force mouches sur les joues et de la poudre sur ses magnifiques cheveux. En un mot, la jeune fille était plus belle que jamais. mais son maintien était plus libre et plus hardi ; elle parlait baut et riait bruyamment et sans cesse, probablement pour montrer ses dents d’ivoire, trop bien cachées par ses lèvres de corail.

Lorsque Saint-John lui présenta Guiscard, elle lui tendit la main avec familiarité :

« Enchantée de vous voir, marquis ; comment vous portez-vous ? Vous venez souper avec nous, n’est-ce pas ? Êtes-vous allé à la redoute ou au bal masqué ? Saint-John se refuse à me mener nulle part, et moi j’aime le bal masqué par-dessus tout. C’est si comique, une mascarade ! on entend et on voit tant de choses divertissantes ! On peut faire ce qu’on veut. Venez vous asseoir près de moi, marquis. Me trouvez-vous changée depuis le jour où nous nous sommes rencontrés dans l’anti-chambre du secrétaire d’État ?

— J’avais cru alors que vous ne pouviez plus embellir, répliqua Guiscard en saluant, mais aujourd’hui je reconnais mon erreur.

— C’est charmant, en vérité ! s’écria-t-elle en riant. J’aime à arracher ainsi un compliment. Mais est-il vrai que j’aie embelli ? Oui, je le crois, si toutefois mon miroir ne me ment pas. J’espère que ma toilette vous plaît ? cette robe est le pendant de celle de la duchesse de Marlborough : c’est la marchande de modes de Sa Grâce qui me l’a faite, ainsi il n’y doit rien manquer.

— C’est parfait ! répliqua Guiscard ; la duchesse n’a jamais eu plus grand air que vous dans aucun de ses costumes de cour ; il est vrai que votre taille…

— Est bien plus belle que celle de la duchesse ! ajouta Angélica en riant aux éclats. Je sais cela, marquis.

— Il n’y a pas de comparaison possible entre elle et vous, dit Guiscard ; nous n’avons pas à la cour une seule beauté qui vous égale !

— Excepté Abigaïl Hill ! s’écria Angélica avec malice.

— Allons donc ! ft Guiscard d’un air de dédain.

— Parlez-vous sincèrement ? demanda Angélica très-flattée.

— Je vous l’affirme sur mon honneur ! vous êtes cent fois plus belle ! affirma le marquis la main placée sur son cœur.

— Entendez-vous les jolies choses que me dit le marquis s’écria Angélica. N’êtes-vous pas jaloux ?

— Je le serais, si je n’étais pas convaincu de votre attachement, observa-t-il d’un ton sec. Mais le souper est prêt. Marquis, veuillez offrir votre bras à Angélica. »

Guiscard obéit avec empressement, la porte s’ouvrit à deux battants, et les convives passèrent dans la pièce voisine, où un repas exquis les attendait, repas auquel ils firent tous honneur. Le champagne circula à la ronde, et, à chaque verre nouveau qu’il buvait, le marquis découvrait de nouveaux charmes à miss Angélica, qui de son côté se montrait fort sensible à son admiration. Un bol de vin de Bourgogne épicé termina la fête, et, lorsqu’il eut disparu dans les verres de chacun, la compagnie retourna au salon, où Guiscard joua au piquet avec Angélica, tandis que que Saint-John et Prior causaient à l’écart.

« La campagne va vous paraître horriblement triste, après l’existence joyeuse que vous avez menée ici, dit tout bas Guiscard à la jeune fille.

— Je trouverai la campagne triste ! répéta nonchalemment Angélica ; que voulez-vous dire, marquis ?

— Oh ! j’avais oublié ! répondit Guiscard, Saint-John ne vous a pas encore fait part de son intention de…

— Son intention de quoi ? interrompit Angélica qui devint tout à coup fort attentive ; est-ce que, par hasard, Saint-John songerait à quitter Londres ? — Ma foi, je n’en sais rien ! reprit Guiscard ; que je suis stupide d’avoir été parler de cela ! à vous à jouer, madame !

— J’exige une réponse positive, marquis, dit la jolie enfant.

— Avant de vous obéir, répondit le marquis, dites-moi une chose : si Saint-Jobn part, le suivrez-vous ?

— Question pour question, répliqua-t-elle en le regardant fixement : pourquoi voulez-vous le savoir, marquis ?

— Je vais vous le dire, fit le marquis en lui lançant une œillade passionnée : si vous préférez rester en ville, ma maison est à vos ordres.

— Voudriez-vous me faire accroire que vous êtes amoureux de moi ? répliqua Angélica en minaudant.

— Je vous adore ! répondit Guiscard.

— Mon cœur bat si fort que je ne puisplus jouer, s’écria-t-elle ; et, jetant ses cartes, elle se leva de la table de jeu. Monsieur Saint-John, je désire savoir si vous avez vraiment le projet de quitter Londres ? dit-elle à son protecteur.

— Quitter Londres ? répondit celui-ci en lorgnant le marquis ; mais il me semble que oui.

— Resterez-vous longtemps à la campagne ?

— Deux ou trois ans, répondit-il négligemment, si je prends sérieusement goût à l’agriculture.

— Deux ou trois ans ! ajouta Angélica en poussant un cri ; et vous avez arrêté tout cela sans daigner me consulter ?

— Je comptais vous le dire demain en déjeunant, ma chère enfant, dit Saint-John, dont la physionomie était des plus comiques ; vous auriez eu bien assez de temps pour faire vos préparatifs.

— Non, monsieur, le temps ne m’aurait pas suffi, repartitelle, et je vous déclare sans détour que je ne veux pas partir.

— Comme bon vous semblera, ma chère, répondit froidement Saint-John ; votre refus de m’accompagner ne changera rien à mes arrangements.

— Comment ! s’écria-t-elle ; et que deviendrai-je, moi, pendant trois ans ? Vous m’avez pourtant dit, perfide, que vous ne pourriez vivre un seul jour sans moi !

— Faites ce qui vous conviendra le mieux, mon amour, continua Saint-John ; le choix dépend de vous. » Angélica parut hésiter entre un accès de colère et une crise de nerfs ; à la fin elle se jeta pourtant avec impétuosité sur un canapé.

Guiscard voulait lui offrir ses soins, mais elle le repoussa. Au bout de quelques insiants cependant, elle se leva et, du calme le plus affecté, elle dit à Saint-John : « Voulez-vous, monsieur, me faire la grâce de me demander ma chaise ?

— Oh ! très-volontiers, mon ange, dit-il en sonnant et en donnant ses ordres à un domestique.

— Vous avez eu tout à l’heure, marquis, la bonté de mettre votre maison à ma disposition, dit Angélica : eh bien j’accepte votre offre.

— Je suis enchanté ! repondit Guiscard quelque peu confus ; j’espère, Saint-John……

— Point d’excuses, marquis, interrompit l’autre ; vous me rendez en ce moment un service inappréciable.

— Adieu, monsieur Saint-Jobn, dit Angélica avec dépit ; je me flatte que vous vous amuserez à la campagne.

— Adieu, ma petite, répliqua-t-il ; je compte à mon retour vous trouver plus belle que jamais. Croyez-moi ! prenez un nouvel amant pour chaque mois que durera mon absence. »

En ce moment on annonça que la chaise était prête, et Guiscard, offrant la main à Angélica, quitta le salon en sa compagnie.

« Je vous félicite, Saint-John, d’être débarrassé d’une terrible peste, s’écria Prior en riant.

— Le marquis s’est chargé d’un vrai fardeau, reprit l’autre ; il n’avait pas besoin d’elle pour achever de se ruiner, mais elle hâtera son saut de Leucade.

— Allons, il faut que je m’en aille aussi, dit Prior. Je ne me représente pas bien votre existence dans la solitude : mais vous nous reviendrez dès que Harley sera revenu au pouvoir.

— Bah ! s’écria Saint-John… sans Harley, je pourrais rester… car c’est lui qui me gêne… Si jamais je reparais..… mais n’importe ; adieu ! adieu ! »

Prior serra affectueusement la main de son ami, et sortit en se disant :

« Puissé-je vivre assez longtemps pour voir une lutte grandiose entre Saint-John et Harley ! »


VIII


Désintéressement de l’amour de Masham pour Abigaïl Hill.

Le lendemain du jour où Masham avait si habilement mystifié la duchesse, la reine et le prince causaient le matin dans la bibliothèque du palais.

« Eh bien ! prince, dit Anne à son mari, quoi que vous disiez au sujet de l’attachement dévoué de votre écuyer pour Abigaïl, je soupçonne qu’il lui fait la cour autant pour des motifs d’intérét personnel qu’à cause des sentiments affectueux qu’elle lui inspire.

— Votre Majesté fait un tort réel à mon protégé par cette supposition, répondit le prince.

— Oh ! mon Dieu, s’il songe à son avancement, il ne fait que suivre en cela l’exemple des trois quarts de mes courtisans, répliqua la reine ; je ne le blâme pas, et cépendant je serais fâchée de voir Abigaïl tomber aux mains d’un ambitieux.

— Je voudrais qu’il fût possible d’éprouver la réalité des sentiments de Masham, ajouta le prince.

— C’est une expérience facile à faire la première fois qu’elle et lui se rencontreront ensemble en ma présence, dit la reine.

— Nous pouvons mander Masham à l’instant, dit le prince, car il est dans mes appartements. »

Le couple royal expédia un huissier pour aller avertir Abigaïl ; mais le serviteur était à peine parti, que la porte s’ouvrit et que Harley parut. Il fut reçu avec beaucoup de bienveillance par la reine et son mari.

« J’espère, monsieur Harley, lui dit Anne, que vous êtes venu pour me rappeler ma promesse, c’est-à-dire l’engagement que j’ai pris de compenser, autant que cela est en mon pouvoir, le dernier échec que vous avez subi ?

— Je n’ai pas oublié votre promesse, ma gracieuse souveraine, répliqua Harley, et je vous la rappellerai lorsqu’il en sera temps ; mais on vient de me dire à l’instant que Masham était de retour.

— Il est vrai, répliqua la reine, vous allez le voir dans un instant ; je l’ai envoyé querir ainsi que votre cousine Abigaïl, qui est en disgrâce complète.

— En disgrâce ! répéta Harley ; je suis désespéré de l’apprendre : mais Votre Majesté plaisante, » ajouta-t-il, rassuré par l’expression de la physionomie de la reine.

Tandis que sir Harley parlait, la porte s’ouvrit une seconde fois, et livra passage à la duchesse de Marlborough.

« Elle arrive toujours quand on la désire le moins, murmura la reine en fronçant le sourcil.

— Sa Grâce, observa Harley tout bas, possède le talent d’entrer toujours mal à propos.

— Je suis venue pour dire à Votre Majesté, dit la duchesse en parlant avec une grande précipitation, et en négligeant presque les formes de l’étiquette habituelle, qu’hier nous avons été trompées toutes les deux : c’était bien M. Masham que j’avais rencontré ; il est resté quelque temps dans le palais, à l’ombre d’un déguisement. J’ai découvert tout ceci au moyen des…

— Des espions de Votre Grâce… interrompit Harley.

— Peu importe comment, reprit la duchesse ; le fait est réel, et je suis en mesure de le prouver à Sa Majesté.

— C’est inutile, reprit froidement la reine ; je le sais déjà.

— Je me flatte alors que Votre Majesté va infliger à la présomption de ce jeune homme le châtiment qu’il mérite, répondit la duchesse. Ah ! le voici, fit-elle en entendant l’huissier annoncer le coupable. Ainsi, monsieur Masham, continua la duchesse, vous avez osé hier jouer, à la reine et à moi, le tour le plus déloyal et le plus effronté ; mais, sans s’occuper plus longtemps de ceci, dites-moi s’il est digne d’un gentilbomme d’avoir trompé, comme vous l’avez fait, Sa Grâce, le duc de Marlborough, afin de le rendre l’instrument aveugle et involontaire de vos intrigues.

— J’ai tout expliqué au général, répliqua Masham, et il m’a accordé le pardon de cette liberté. Le duc a beaucoup ri des détails que je lui ai confiés ; il m’a donné une poignée de main, en ajoutant qu’il espérait que la reine ne m’en voudrait pas plus que lui.

— Je puis porter témoignage de la vérité de ce que Masham avance, fit le prince ; car l’explication a eu lieu ce matin dans mes appartements.

— La bonté du duc dégénère en faiblesse ! s’écria la duchesse furieuse.

— Votre Grâce rétablit l’équilibre de la balance par la qualité contraire, observa Harley.

— La réplique est mordante, monsieur l’ex-ministre d’État, reprit la duchesse. Je suis ravie de voir que vous adoptez le genre épigrammatique ; cette étude vous convient et vous amusera sans doute. »

En ce moment même Abigaïl entra, et regarda autour d’elle avec inquiétude.

« Si Votre Majesté accorde l’impunité à M. Masham, dit tout bas la duchesse à la reine, cela fera grand scandale à la cour.

— Votre Grâce sera satisfaite de la punition que je vais lui infliger, répliqua Anne. Abigaïl, continua-t-elle en affectant un air sévère, je vous ai envoyé chercher pour vous annoncer, qu’après la fourberie dont vous vous êtes rendue coupable ainsi que M. Masham, il est impossible que je vous garde à mon service. Ainsi donc, à dater d’aujourd’hui, vous ne faites plus partie de ma maison.

— Madame ! s’écria Harley.

— Silence, monsieur ! dit la reine avec hauteur ; pas un mot ! Abigaïl, vous n’êtes plus attachée à ma personne, vous dis-je ; vous avez perdu à jamais mes bonnes grâces. J’ai voulu que M. Masham fût présent à votre disgrâce, parce que en étant la principale cause, il sentira mieux l’énormité de sa désobéissance.

— Il y a quelque chose là-dessous ! pensa Harley ; voyons ce que cela deviendra, afin d’intervenir quand il en sera temps.

— J’applaudis à la décision de Votre Majesté, s’écria la duchesse, incapable de cacher sa joie ; la sentence est juste ; nous verrons maintenant si la disgraciée aura autant de charmes aux yeux de son adorateur qu’en avait la favorite de la reine.

— Bon ! dit la reine au prince à demi-voix, voici la duchesse qui attaque précisément la question qui nous intéresse. »

La duchesse surprit le regard, et, s’apercevant à l’instant de son erreur, elle saisit le bras de Masham qui allait parler, et lui dit tout bas et à la hâte :

« Suivez mes avis, ou vous êtes perdu sans retour. Quels que soient vos sentiments pour Abigaïl, ne lui témoignez maintenant aucun intérêt.

— Que dit monsieur Masham ? s’écria la reine ; suivra-t-il la fortune de la favorite disgraciée ?

— Madame, je… fit Masham en hésitant.

— Malédiction ! ne pouvez-vous parler ? fit le prince.

— N’écoutez pas la duchesse, ou bien, vous et Abigaïl, vous êles perdus sans remède, lui dit tout bas Harley ; parlez hardiment. »

Masham ainsi encouragé se jeta aux pieds de la reine.

« Ne condamnez pas Abigaïl pour les fautes qui me sont personnelles, je vous en conjure, s’écria-t-il ; que votre colère retombe sur ma tête aussi cévèrement qu’il vous plaira, et non sur la sienne… elle n’est pas coupable ; Dieu m’est témoin qu’elle ne l’est point ! J’accepte un exil perpétuel, je consens à ne jamais la revoir, ce qui sera pour moi un supplice pire que la mort, si vous daignez seulement lui pardonner. — Quel sot amoureux ! s’écria la duchesse.

— Bravo ! bravissimo ! fit le prince en battant joyeusement des mains. Ne vous l’avais-je pas dit ? n’avais-je pas assuré à Votre Majesté que son affection était désintéressée ? Êtes-vous convaincue maintenant ?

— Parfaitement, répliqua la reine ; relevez-vous, vous avez gagné votre cause : Abigaïl est pardonnée.

— Merci, Majesté, merci ! s’écria Abigaïl, qui s’agenouilla et pressa sur ses lèvres la main de sa royale maîtresse.

— Je veux vous dire maintenant, fit la reine, que votre renvoi était une feinte. Vous m’aviez trompée, et je me suis cru le droit de vous tromper à mon tour ; j’ai joué franc jeu, n’est-ce pas ?

— Oh ! je n’ai eu que ce que je méritais, ma gracieuse reine, fit Abigaïl, et je vous remercie de votre indulgence.

— À mon tour, maintenant, dit Harley. Je saisis cette occasion de rappeler sa promesse à Votre Majesté. La faveur que je demande est la révocation du bannissement de M. Masham et sa réintégration dans les bonnes grâces de la reine.

— Accordé, répliqua la reine.

— Afin que cette scène ridicule n’aille pas plus loin, j’annonce à Votre Majesié que je m’oppose à l’union de M. Masham avec Abigaïl, observa la duchesse. Vous ferez donc bien de réfléchir avant de leur faire aucune promesse à cet égard.

— Et de quel droit vous opposeriez-vous à ce mariage ? demanda Anne fort étonnée.

— Votre Majesté le saura en temps et lieu, répliqua la duchesse. Je réserve pour elle seule mes explications.

— Que signifie ceci, ma cousine ? demanda Harley à voix basse à Abigaïl.

— Oh ! rien, rien absolument, » répliqua-t-elle d’un air dégagé.

Et cependant, elle devint excessivement pâle.

« Vous espérez donc mener à bonne fin ce mariage ? dit la duchesse à voix basse à Harley ; moi je vous jure que jamais il n’aura lieu.

— L’accomplissement de cette union cst aussi certain que l’est la chute de Votre Grâce, et il en sera le précurseur, » répliqua celui-ci du même ton, avec un sourire moqueur qui s’adressait à la femme altière du duc de Marlborough.


VIII


Nouvelle preuve du talent de M. Harley pour l’intrigue.


Quelques jours après cette entrevue, il y eut une seconde réception à Saint-James, suivie, comme la première, d’un grand bal d’apparat.

L’invasion dont on était menacé, au lieu de diminuer le nombre des habitués ordinaires de ces fêtes, avait au contraire amené à la cour une multitude avide de faire étalage de loyauté et de dévouement. La réception fut brillante et le bal très-animé.

Les honneurs de la soirée se partagèrent entre la reine et la duchesse, et il eût été difficile de dire laquelle des deux reçut plus de témoignages de respect. Quelle que fût la mortification d’Anne, elle prit soin de la cacher et se montra plus gaie qu’à l’ordinaire.

La duchesse ne s’imposa point tant de contrainte, et elle se montra ouvertement électrisée par les hommages qu’elle rece vait. Son maintien était plus hautain et plus majestueux que de coutume ; son front trabissait plus d’orgueil, et, tandis qu’appuyée sur le bras de son illustre époux elle causait avec les seigneurs les plus nobles pt les plus puissants du royaume, qui se pressaient autour d’elle, comme aussi avec les principaux envoyés des cours étrangères, il eût été facile de se méprendre et de la croire souveraine maîtresse du trône d’Angleterre.

À vrai dire, si la duchesse accaparait tous les hommages, la majeure partie en était destinée à son seigneur et maître : car, à l’exception de personnes appartenant au parti qui se montrait hostile au duc, tout le monde avait pour lui de l’admiration, de l’affection et de la reconnaissance. D’après l’opinion générale, si le pays échappait au danger d’une révolution, on le devait à la sagesse des prévisions de l’illustre guerrier.

— Au nombre des ennemis de la duchesse se trouvait Harley, qui était amèrement blessé d’être obligé d’assister à ce triomphe, et de rester témoin des preuves non équivoques de l’influence sans bornes et de l’immense popularité de la favorite ; aussi s’empressa-t-il de chercher un moyen pour que l’usurpation des droits royaux fût remarquée par la reine.

« Il me semble, dit-il à voix basse et avec malice à la souveraine, qu’il n’est pas besoin d’une invasion pour dépouiller Votre Majesté de sa couronne, car la duchesse paraît avoir définitivement usurpé le pouvoir. Voyez comme elle retient les ambassadeurs auprès d’elle. Ne dirait-on pas qu’elle discute avec eux les intérêts de son peuple ?

— Je m’aperçois fort bien de tout cela, monsieur Harley, répliqua Anne avec tranquillité, mais je ne m’inquiète point de ces menées. La duchesse s’enivre de vanité et ne devine pas le péril au-devant duquel elle court ; elle-même et bien d’autres encore se rappelleront cette soirée, car à cette heure le pouvoir éphémère de cette femme a atteint son apogée. À partir d’aujourd’hui, il n’existe plus.

— Je suis heureux de l’espérance que Votre Majesté veut bien me laisser concevoir, répliqua Harley, et cependant je voudrais voir la duchesse renversée tout à coup de son orgueilleux piédestal.

— Chaque chose a son temps, fit la reine avec un sourire significatif.

— Que Votre Majesté me pardonne si j’ose lui donner un conseil, reprit Harley ; le vrai moyen de blesser cruellement la duchesse en ce moment serait de lui annoncer que vous consentez au mariage de Masham et d’Abigaïl.

— Abl oui ! mais à propos de cela ! s’écria Anne, ne l’avez-vous pas entendue déclarer qu’elle empécherait ce mariage ?

— C’est une menace en l’air, dit Harley d’un ton moqueur, et je ne pense pas que Votre Majesté attache aucune importance à cette parole.

— Je suis persuadée qu’il y a quelque chose là-dessous, reprit la reine ; aussi, je vais m’expliquer, et nous allons voir l’effet que mes paroles produiront sur elle.

— Votre Majesté frappera un coup dont la force surpassera son attente, s’écria Harley sans pouvoir réprimer la joie qu’il éprouvait. Toutes les vaines famées de gloire de cette femme orgueilleuse vont être dissipées à l’intant. À vant toutes choses, cependant, je demande à Votre Majesté la permission d’adresser quelques questions à Abigaïl. »

Tandis que Harley se mêlait à la foule, la reine ordonna à un huissier d’aller annoncer à la duchesse de Marlborough qu’elle l’attendait.

Dans ce même moment, Abigaïl et Masham dansaient une sarabande, et tous les regards se trouvaient fixés sur eux. L’histoire des différents travestissements du jeune écuyer était connue, et il passait pour un héros aux yeux de la plus belle portion de l’assemblée.

Harley s’approcha du groupe qui entourait les danseurs et aperçut le marquis de Guiscard, qui suivait d’un œil jaloux et vindicatif les mouvements de son gracieux rival. De peur d’être interrompu par lui, Harley se détourna, se tint à l’écart jusqu’à la fin de la danse. Il s’approcha alors d’Abigaïl, et, l’entraînant loin de son amoureux pour quelques instants, il la conduisit dans l’antichambre.

« Ma cousine, dit-il à la jeune fille, j’ai d’excellentes nouvelles à vous apprendre. La reine, à ma prière, consent à votre union immédiate avec Masham. »

Abigaïl poussa une exclamation de bonheur.

« Je ne crains plus maintenant qu’un seul obstacle, poursuivit-il, et cet obstacle viendra de la part de notre ennemie commune, la duchesse. Vous devez vous rappeler qu’elle a menacé d’empêcher votre mariage ? Sur quoi cette prétention est-elle fondée ?

— Hélas ! s’écria Abigaïl, qui se laissa tomber sur une chaise en pâlissant ; j’aurais dû tout vous avouer depuis longtemps !

— M’avouer quoi ? fit Harley. Vous m’effrayez, Abigaïl ; le mal est-il donc irréparable ?

— Je l’ignore, répondit-elle tristement. Vous allez en juger vous-même. Lorsque la duchesse m’introduisit dans la maison de la reine, elle exigea de moi une promesse par écrit par laquelle je m’engageais à la considérer comme une mère, car

la mienne était morte, comme vous le savez, et elle me fit jurer de lui laisser la libre et entière disposition de ma main.

— Et vous avez signé un acte pareil ? dit Harley bouleversé.

— Hélas ! oui, répliqua-t-elle.

— Quelle improdence ! s’écria Harley en se frappant le front. Allons, la duchesse est en réalité maîtresse de votre destin. Il faut céder, hélas ! au moment du triomphe.

— Oh ! ne me dites pas cela ! s’écria-t-elle ; je ne savais ce que je faisais. La duchesse ne me forcera pas à tenir ma promesse, et, si elle le fait, je ne me considérerai pas comme engagée.

— Ne vous faites pas d’illusion, répliqua Harley. La duchesse exigera l’accomplissement de votre engagement, et quoique je trouve, en effet, que vous n’êtes pas furcée à tenir votre parole, je connais assez la reine pour être sûr qu’elle respectera cet acte. Si j’avais appris plus tôt ce détail, nous aurions pu trouver un expédient ; mais à cette heure…

— Je suis que j’ai eu tort, reprit Abigaïl au désespoir ; serait-il donc trop tard pour sortir de cet embarras ?

— Je le crains, fit Harley, et pourtant nous essayerons. Très certainement, la duchesse garde ce coup de théâtre pour la fn, et, si nous parvenons à l’empêcher de s’en servir, nous n’aurons plus rien à craindre.

— Oh ! faites cela ! s’écria vivement Abigaïl, et je vous jure que je réunirai tous mes efforts pour vous aider à atteindre le but de votre plus haute ambition.

— J’agirai de mon mieux, répondit Harley ; mais, à moins de réussir à nous emparer de ce maudit papier, ah ! il me vient une idée !

— Quelle est-elle ? demanda Abigaïl.

— Je vous la communiquerai plus tard, répliqua-t-il. Ne soufflez mot de tout ceci, ni à la reine, ni à Mashan. Fiez-vous à moi seulement, et, quand le danger se présentera, nous serons en mesure de l’affronter. »

En disant ces mots, Harley ramena la jeune fille dans la salle de bal et la remit aux mains de son amant.

Au même instant, comme il s’efforçuit de se frayer uu chemin à travers la foule pour rejoindre la reine, il vit la duchesse s’éloigner d’Anne, et, malgré tout le soin qu’elle prenait de se contenir, Harley devina sur sa physionomie qu’elle venait de recevoir une nouvelle désagréable.

Persuadé que la reine lui avait tenu parole, Harley se décida à surveiller les mouvements de son adversaire ; il vit qu’au lieu de retourner auprès du duc et du cercle brillant qui l’entourait, la duchesse se retirait dans la chambre verte, comme pour se reposer. Il la suivit en cet endroit, mais d’assez loin pour ne pas éveiller son attention, et il se plaça près de la porte pour voir ce qui allait arriver.

Son incertitude ne dura pas longtemps. Un huissier passa près de lui et revint bientôt accompagné du marquis de Guiscard. Harley s’éloigna jusqu’à ce que le marquis fût entré ; puis, se rapprochant de la porte qui était restée entre-bâillée, il s’appuya contre le chambranle de façon à écouter tout ce qui se dirait dans l’intérieur. Aux yeux des autres spectateurs, il paraissait uniquement occupé de la scène animée qui se passait devant lui.

Les premières paroles qu’il entendit furent prononcées vivement par la duchesse.

« Je sais que vous souhaitez prendre la route la plus courte pour arriver à la fortune, marquis, lui disait-elle, et je veux vous indiquer le chemin. En dépit des oppositions qui surgissent de différents côtés, nonobstant les refus d’Abigaïl elle-même, enfin, malgré le consentement accordé à Masham par la reine, vous n’en épouserez pas moins cette petite folle.

— Votre Grâce sait que je m’exposerais volontiers à tous les périls pour atteindre ce but, répliqua le marquis ; j’ai renoncé forcément à ce bonheur, car je n’avais plus d’espoir ; mais ce que Votre Grâce me dit à cette heure ne m’explique pas comment la chance a pu tourner en ma faveur.

— Écoutez-moi, marquis, reprit la duchesse. Lorsque Abigaïl est entrée au service de la reine, elle m’a concédé, par un document que je possède, le droit exclusif de disposer de sa main à mon gré. Elle est donc ma pupille, et je puis la donner en mariage à qui bon me semblera : je vous offre de devenir son mari.

— Et je n’ai pas besoin de dire avec quel empressement j’accepte, répondit Guiscard. Quand Votre Grâce compte-t-elle faire acte d’autorité ?

— Le jour qui aura été fixé pour son mariage avec Masham, répondit-elle.

— Le mariage pourrait avoir lieu secrètement, à l’insu de Votre Grâce, dit le marquis.

— Oh ! je ne crains pas cela, répliqua la duchesse avec un air d’assurance. Consentez-vous à remettre vos intérêts entre mes mains ?

— De tout mon cœur, et les yeux fermés, répondit le marquis.

— Bien ! cela suffit, ft-elle. Maintenant, je retourne au bal. Ne me suivez pas, je ne voudrais pas qu’on nous vit ensemble. »

Tout en parlant ainsi, l’épouse de Mariborough sortit du cabinet.

Au moment où Guiscard se disposait à en faire autant, il fut surpris par l’entrée subite de Harley.

« Un mot, marquis, lui dit ce dernier.

— Plusieurs, si vous le voulez, monsieur Harley, répondit Guiscard en saluant.

— Pour aborder franchement la question, reprit Harley, je vous avoue que j’ai entendu votre dialogue avec la duchusse.

— Alors, vous avez appris que je puis encore me flatter de l’espoir de devenir votre parent par alliance, ajouta effrontément Guiscard.

— Un peu de cslme et de réflexion vous convaincront de l’impossibilité d’exécuter un pareil projet, fit Harley ; et d’ailleurs, la duchesse ne vous a promis aucune récompense.

— Oh ! pardonnez-moi, monsieur Harley, interrompit Guiscard ; elle m’a offert la plus magnifique récompense qui soit au moude, en me promettant Abigaïl. Je vous défie de renchérir. Mais cependant, comme je suis un homme raisonnable, disposé à se laisser convaincre, dites-moi ce que vous m’offrez à la place.

— Je vous délivrerai du danger que vous courez ; car, pour vous faire arrêter en quittant cette chambre, il me suffirait d’aller apprendre au duc de Marlborough que vous avez stipendié deux de vos domestiques pour attaquer un sergent à qui il avait confié d’importantes dépêches. Que je lui dise cela, et que je le lui prouve, ce qui m’est facile, je vous réponds que nous ne courrons plus aucun risque d’être troublés par votre apparition au mariage.

— L’accusation est fausse ! s’écria Guiscard, qui devint pâle malgré lui.

— Oh ! non, marquis, repartit Harley. Il est inutile d’essayer de nier, je puis dénoncer les deux hommes ; mais j’aime mieux étouffer l’affaire que de la révéler.

— Alors, qu’exigez-vous de moi, monsieur ? dit Guiscard.

— Bon ! vous voici devenu raisonnable. Je veux que vous demeuriez en bonne intelligence avec la duchesse, que vous acquiesciez complétement à ses projets, et, lorsquetout sera définitivement arrêté, j’exige que vous suiviez mes instructions. Faites cela, et je ne serai point ingrat.

— Je serai enchanté de vous servir, je vous le jure, monsieur Harley, si cela est en mon pouvoir, répliqua Guiscard.

— Nous nous comprenons parfaitement, marquis, répliqua sèchement l’homme d’État : lorsque je vous ai acheté les lettres qui m’avaient été volées, vous m’avez donné une leçon que je n’oublierai pas de sitôt.

— Ab ! murmura Guiscard à part lui, si la potence n’avait pas fermé la bouche du pauvre Grey, j’aurais pu vous en donner une seconde. Il est important aussi, monsieur Harley, ajouta-t-il tout haut, que vous tâchiez de me mettre à l’abri de l’inimitié de la duchesse.

— Si cela est en mon pouvoir, comptez sur moi, reprit-il ; mais je puis avec plus d’assurance vous promettre la reconnaissance d’Abigaïl, et vous verrez qu’elle contrebalancera avantageusement la haine de Sa Grâce. Voilà qui est convenu ; mais plus de trahison, marquis ?

— Oh ! je ne mérite pas un tel reproche, monsieur Harley, s’écria Guiscard. C’est vous, aujourd’hui, qui faites de moi un traître pour la première fois.

— C’est ma foi vrail répondit Harley, et, comme il est évident que votre intérêt est de me rester fidèle et dévoué, je crois bien que je puis me risquer à me fier à vous. »

Et, sans ajouter un mot de plus, Harley quitta la chambre verte.


IX


Conduite de mistress Plumpton et de mistress Tipping, en l’absence du sergent.


Certain jour, environ une semaine après le départ du sergent, Proddy se mit en tête d’aller voir Bimbelot. À sa grande surprise, un valet inconnu vint lui ouvrir la porte et lui annonca que son ami était chez lui, mais trop souffrant pour faire aucun service. Proddy exprima ses regrets et manifesta un vif désir de voir le malade.

On le conduisit dans une petite chambre attenant à la cuisine, où il trouva en effet Bimbelot excessivement pâle, portant son bras gauche en écharpe, tandis que Sauvageon, assis à côté de lui, avait la tête empaquetée comme s’il eût êté blessé.

Les deux valets parurent extrêmement étonnés et déconcertés de l’arrivée du cocher.

« Eb bien ! s’écria Proddy, que tous est-il donc arrivé ? Vous êtes-vous encore battus en duel ?

— Non, non, mon cher ami, répliqua Bimbelot ; nous avons été blessés, comme vous nous voyez, par les Mohocks. Oh ! ce sont de terribles gens, ces diables de Mohocks !

— On le dit, repartit Proddy. Heureusement pour moi, ils ne m’ont jamais attaqué. Je suis désolé de vous voir dans cet état. Et quand ce malheur a-t-il eu lieu ?

— Quand ? s’écria Bimbelot embarrassé ; il y a deux ou trois soirs.

— C’est vraiment singulier que je n’aie pas entendu parler de votre mésaventure, reprit Proddy. Ces brigands vous ont-ils bien maltraités ? J’ose croire que vous les avez rossés de la bonne manière ! Combien étaient-ils ?

— Combien ? répéta Bimbelot ; voyons… je ne saurais vous dire au juste. Combien étaient-ils, caporal ?

— Ventrebleu, je n’ai pu les compter dans l’ombre, répondit Sauvageon. Peut-être étaient-ils vingt à vingt-cinq.

— Vingt-cinq contre deux ! s’écria Proddy. Diable ! mais c’est infâme ! I n’est pas étonnant que vous ayez été battus, car le sergent a eu assez de peine à… »

Mais Proddy s’arrêta tout à coup, se souvenant de la promesse qu’il avait faite.

« Que dites-vous là, monsieur ? s’écria Bimbelot. Qu’alliez-vous nous raconter ?

— J’allais dire, reprit Proddy, que je viens de recevoir une lettre du sergent datée de la Haye.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Bimbelot, est-il possible qu’il ait pu faire ce voyage, malgré les blessures qu’il avait reçues ?

— Les blessures qu’il avait reçues ! s’écria Proddy. Qui vous a dit qu’il avait été blessé ?

— Mais vous-même, assurément, répondit Bimbelot, prompt à réparer son étourderie. Ne venez-vous pas de nous dire tout à l’heure qu’il avait été sérieusement blessé ? N’est-il pes vrai, caporal ? »

Sauvageon affirma le fait.

« Eh bien ! fit Proddy avec une certaine préoccupation, si je l’ai dit, les paroles se sont échappées de mes lèvres à mon insu ; il est vrai qu’en allant s’embarquer il a été attaqué par de lâches malfaiteurs ; mais il paraît qu’il ne songe plus à cet accident, car il n’y fait aucune allusion dans sa lettre. Du reste, si j’en crois ce qu’il me racontait avant son départ, ceux qui l’ont attaqué n’oublieront pas si facilement sa défense. Le sergent prétendait leur avoir laissé un gage précieux et digne de souvenir. Ha ! ha !

— En vérité ! s’écria Bimbelot en serrant les dents et en regardant Sauvageon. Sarpejeu ! ajouta-t-il en langue française, quand je serai rétabli, je casserai la tête à ce coquin-là !

— Qu’est-ce que vous dites, Bamby ? demanda le cocher, qui remarqua l’expression de colère des yeux de celui-ci. Il n’est pas poli de parler français devant quelqu’un qui ne comprend pas ce langage.

— Ah ! pardon, mon cher ami ! pardon ! s’écria Bimbelot, je voulais dire que ceux qui se rencontrent avec le sergent ne l’oublient pas de si vite. Ha ! ha ! ha !

— Oh ! j’en réponds ! fit Proddy en riant.

— Et qu’ils ne lui pardonneront pas tout de suite, murmura Sauvageon toujours en français ; un jour ou l’autre, ces gens-là lui payeront leurs vieilles dettes.

— Que dit Sauvageon ? demanda Proddy.

— Oh ! rien, rien ! répliqua le caporal. Mais, mon cher monsieur, c’est plaisir à vous voir emboucher la trompette quand il est question du sergent…

— Scales mérite bien qu’on parle de lui avec orgueil, reprit fièrement Proddy. Il est bien digne d’être prôné pour sa valeur, n’est-ce pas ?

— Proddy, observa Bimbelot, le sergent soupçonne-t-il quels ont été ses agresseurs ?

— Il fait mieux que d’avoir des soupçons, repartit Proddy d’un air significatif ; il a des certitudes, et il les connaît parfaitement.

— Ah diable ! fit Bimbelot ; vous a-t-il jamais dit leur nom ?

— Non, répondit Proddy ; il a gardé son secret, parce qu’il prétend, à ce qu’il m’écrit, régler ses comptes lui-même à son retour. »

Bimbelot et Sauvageon échangèrent entre eux des regards d’alarme, tandis que Proddy murmurait à part lui :

« Ces misérables ont attaqué Scales ; j’en suis sûr, maintenant, et j’éprouve un certain plaisir à les effrayer quelque peu.

— Et comment vont les dames ? comment mistress Plumpton et mistress Tipping supportent-elles l’absence du sergent ? demanda Bimbelot, fort pressé de changer de sujet de conversation.

— Oh ! tout doucement… aussi bien qu’on devait s’y attendre, pauvres créatures ! C’est une grande perte pour elles !

— Une grande perte, en vérité, pauvres femmes ! répéta Bimbelot en faisant des efforts pour ne point rire. Je vous en prie, monsieur Proddy, faites-leur nos compliments et dites-leur que le caporal et moi nous aurons l’honneur d’aller leur offrir nos consolations.

— Je ferai votre commission, très-certainement ! repartit le cocher royal ; mais je ne crois pas qu’elle produise beaucoup d’effet. Vons ferez mieux de venir leur rendre visite un mercredi soir, pâr exemple, et ce jour-là vous me trouverez.

— Ce sera une raison de plus, fit Bimbelot. Nous viendrons mercredi prochain, à moins qu’il ne survienne quelque empéchement. Eh quoi ! vous n’allez pas nous quitter sitôt ?

— Pardonnez-moi, dit Proddy en se levant. Bonjour, messieurs. »

Et, après beaucoup de révérences de part et d’autre, le brave ami de Scales s’en alla.

« Écoutez bien, caporal, dit Bimbelot en français dès que le cocher fut parti, une bonne vengeance à tirer de ce maudit Scales serait de lui enlever ses maîtresses pendant son absence. Qu’en dites-vous ? Voulez-vous essayer ?

— De tout mon cœur, répliqua Sauvageon. Peut-être cette tentative-là nous réussira-t-elle mieux que l’autre.

— Oh ! je ne crains pas d’être repoussé, repartit Bimbelot. Je me flatte de posséder plus d’agréments aux yeux d’une dame qu’un vieux soldat estropié. J’attaquerai mistress Tipping et vous mistress Plumpton.

— C’est convenu ! » fit Sauvageon.

Fidèles à leur promesse, les deux Français s’acheminèrent le mercredi soir vers Marlborough-House. Bimbelot portait un habit de velours, une veste de satin et des bas de soie ; il avait l’épée au côté, des manchettes de dentelle, et sur la tête une perruque flottante parfaitement poudrée ; le drôle s’était aspergé de tous les parfums de la toilette de son maître, et l’écharpe qui soutenait son bras gauche était un large ruban de soie. Ainsi paré, Bimbelot se trouvait très-beau, très-intéressant, et tout à fait irrésistible.

Le coporal s’était brossé avec soin, après avoir poudré sa perruque et mis un ruban neuf à la queue énorme qui lui servait d’ornement ; mais sa physionomie, d’ordinaire peu séduisante, ne se trouvait point embellie par le large bandeau enroulé autour de son front.

Les deux bravi français, parvenus à leur destination, pénétrèrent dans la cuisine, où se trouvaient rassemblés presque tous les domestiques de la maison, sans excepter M. Brumby, cocher du duc, avec lequel ils ne s’étaient pas encore rencontrés.

M. Fishwick, qui se conforlait avec un pot d’ale, probablement pour oublier la fatigue des préparatifs d’un grand banquet qui devait avoir lieu à l’hôtel le lendemain, reçut eordialement les deux amis, et les dames témoignèrent un grand enchantement de les voir.

À peine les premiers compliments étaient-ils échangés, que Proddy parut.

Fidèle à son projet, Bimbelot s’attacha uniquement à subjuguer mistress Tipping : il l’accabla des louanges les plus immodérées, et fit semblant d’être amoureux d’elle ; du reste, il faut l’avouer, la dame était un peu coquette, et elle ne décourageait pas cet adorateur.

Le caporal avait moins de succès près de mistress Plumpton : soit qu’il eût moins le don de plaire que son compagnon, ou bien que mistress Plumpton fût plus constante que mistress Tipping, les adulations et les gracieux discours du soudard étaient débités en pure perte.

Observateur paisible de ce qui se passait, Proddy feignait de causer avec son confrère, M. Brumby, mais il ouvrait les yeux et les oreilles, et au bout de quelque temps, voyant mistress Tipping s’attendrir en faveur de Bimbelot, il jugea le moment propice pour intervenir.

« Ma foi, mistress Tipping, s’écria-t-il, vous vous montrez si ravie des galanteries de M. Bamby, qu’il est peut-être heuroux que le sergent ne soit pas ici, car je ne sais pas ce qu’il dirait.

— Je ne vois pas ce qui pourrait offusquer le sergent, monsieur Proddy, répondit effrontément mistress Tipping, et je ne crois pas m’être engagés à ne parler à personne pendant son absence.

— Et quand même vous vous y seriez engagée, ma mignonne, cela ne signifierait rien, observa Bimbelot : un soldat n’exige jamais qu’on lui soit fidèle ; c’est fort drôle !… ha ! ha ! et puis je ne crois pas qu’il soit nécessaire au sergent d’avoir deux femmes ; quelle est celle de vous, mesdames, qui doit être mistress Scales ?

— Vous a-t-il fait des offres, Plumpton ? demanda mistress Tipping.

— Je ne répondrai pas, répliqua l’autre ; vous a-t-il fait quelque proposition, à vous, Tipping ?

— Je ne fais aucune révélation, repartit celle-ci.

— Il est évident qu’il se joue de vos sentiments à toutes deux, objecta Bimbelot.

— Voilà une fausse assertion ! s’écria Proddy ; le sergent est incapable de plaisanter avec quoi que ce soit ; c’est un homme sérieux, et je sais qu’il compte épouser.

— Laquelle des deux, Proddy ? s’écria Brumby en riant ; je consens, pour ma part, à être fouetté, si je le sais, et qui plus est, je ne crois pas que ni l’une ni l’autre de ces dames en ait connaissance.

— C’est très-mal de la part du sergent d’en agir ainsi, s’6= cria {M. Timperley en riant à son tour, çar il empêche les autres de se mettre sur les rangs.

— C’est la vérité ! ajouta M. Parker, le maître d’hôtel : je suis de votre avis, Timperley : Scales n’a pas fait ce qu’il devait.

— C’est affreux, c’est intolérable ! s’écria Bimbelot en jetant à mistress Tipping un regard passionné. J’espère, ajouta-t-il à demi-voix, qu’il laissera sa peau sur quelque champ de bataille.

— Oh ! pas de chuchotements, Bamby ! s’écria Proddy en se dirigeant vers lui ; pas de serrements de mains, je m’y oppose formellement.

— Mais, s’il vous plaît, monsieur Proddy, de quel droit vous mélez-voya de mes affaires ? demanda Bimbelot d’un air mécontent.

— Le sergent m’a prié de veiller sur ces dames, répliqua hardiment le cocher, et j’aurai soin d’elles aussi longtemps que je le croirai nécessaire.

— Je vous suis obligée, monsieur Proddy, repartit mistress Tipping, mais il nous semble que nous pouvons nous garder nous-mêmes.

— Bon ! bon ! Ainsi, je me mêle de ce qui ne me regarde pas ? fit le cocher.

— Ma foi, je désirerais de tout mon cœur que le sergent fût de retour, s’écria Fishwick ; ç’élait un plaisir de l’entendre narrer ses aventures.

— Je n’étais jamais fatigué lorsqu’il racontait comment il s’y était pris pour rosser les monseers, dit Proddy en guignant de l’œil les deux Français. Lui avez-vous jamais entendu raconter commentil était monté dans la demi-lune d’Ypres, au siége de Menin ?

— Jamais, dit Fishwick ; mais, si vous vaus souvenez de cette histoire, contez-nous-la, »

Sollicité de la sorte, Proddy s’approcha de la cheminée, s’empara d’une broche à laquelle il attacha son mouchoir de manière à figurer un drapeau, après quoi il saisit une cuiller à pot, et, au grand divertissement des deux Français et de toute la compagnie, il se planta devant le cuisinier et commença ainsi son récit :

« Eh bien ! dit-il, vous saurez que Menin est une des places les plus fortes de Flandre, et qu’elle passe, à bon droit, pour être le plus bel ouvrage du célèbre maréchal Vauban.

— Le maréchal Vauban est le premier ingénieur du monde, s’écria Sauvageon.

— Quoi qu’il en soit, il n’a pas su bâtir un fort qui ait pu résister au duc de Marlborough, poursuivit Proddy ; mais il n’est pas question de cela ; la forteresse de Menin, malgré la solidité de sa construction et le nombre de sa garnison, était encore d’un abord difficile, à cause des inondations de la rivière de la Lys. Le duc, néanmoins, cerna les fortifications pendant environ un mois, et, lorsque les travaux furent assez avancés pour qu’on pût risquer un assaut, il donna le signal de l’attaque, en faisant sautor deux mines, qui avaient été creusées à l’angle d’un bastion appelé la Demi-lune d’Ypres. Au milieu du silence qui succéda à l’explosion, le premier détachement des assiégeants (parmi lesquels se trouvait notre sergent), s’élance sur les palissades qui protégeaient un chemin couvert communiquant avec la forteresse. Ses camarades et lui y jettent une grande quantité de grenades, et pénètrent de force à la faveur de la confusion qui y régnait. Chaque pouce de terrain était courageusement défendu, et vous devez comprendre le carnage qui s’ensuivit. Pendant ce temps-là, notre sergent marchait en avant sous un feu bien nourri ; ses compagnons tombaient autour de lui, il avançait toujours. À la fin, pourtant, il se trouva en face de la demi-lune : on y planta une échelle pour l’escalade ; mais la fusillade était si vive, que personne ne voulait y monter. Scales passe devant son officier, grimpe à l’échelle, abat deux ennemis, et arrachant un étendard qui flottait sur le bastion, il l’agite au-dessus de sa tête en criant d’une voix forte : En avant, mes amis ! » En disant ces mots, Proddy s’élança sur un petit tabouret, allongea le pied droit sur la chaise voisine, éleva au-dessus de sa tête son drapeau fantastique, et indiquant, à l’aide de sa cuiller à pot, une demi-lune imaginaire, il hurla de toute la force de ses poumons : « Allons, mes amis ! en avant, victoire à Marlborough ! »

En même temps, il adressa un regard terrible à Bimbelot, qui détourna la tête en feignant d’être très-alarmé, mais qui, en réalité, mourait d’envie de rire.

Quant à Sauvageon, il s’était couvert le visage avec son chapeau pour cacher son hilarité. Fishwick ôta son bonnet, et l’agita en l’air en criant : Vivat ! tandis que le reste de l’assemblée poussait de vives acclamations.

Proddy, ravi de l’effet qu’il avait produit, resta plus de cinq minutes dans la même attitude, criant sans relâche : « En avant, mes amis ! en avant ! »

« Comme cette manière de faire ressemble à celle de notre cher sergent ! s’écria mistress Plumpton, qui contemplait Proddy avec admiration.

— Je ne sais ce qui se passe en moi, dit mistress Tipping : est-ce de la terreur ou de l’admiration ? mais le fait est que le cher sergent ne devrait pas risquer ainsi sa précieuse vie.

— Que s’est-il passé ensuite, confrère Proddy ? demanda Brumby, en s’appuyant sur le dossier d’une chaise derrière le cocher, avec l’intention de le faire taire, car les cris répétés du brave homme commençaient à le fatiguer.

— Ah ! voici la plus désastreuse partie de l’histoire, répliqua Proddy : à peine le sergent avait-il prononcé ces mots, qu’une balle vint le frapper à l’épaule, et le jeta en bas de la demi-lune. »

En racontant ce funeste événement, le cocher perdit si malheureusement l’équilibre, qu’il tomba en arrière et s’accrocha à Brumby et à mistress Tipping en les entraînant l’un et l’autre sur le parquet avec lui.

Tout le monde se précipita à leur secours, et, lorsque les trois personnages furent sur pied, on s’aperçut qu’il ne leur était rien arrivé de fâcheux.

Proddy, que cet accident n’avait nullement déconcerté, raconta encore plusieurs hauts faits du sergent. Il paraissait prendre un malin plaisir à appuyer sur les mauvais traitements que le héros avait fait subir aux Français.

« Je présume que Scales aura bien d’autres histoires à nous raconter à son retour, dit Fishwick, et ce sera encore pour notre duc une glorieuse campagne.

— Il lui sera bien impossible de faire mieux, observa Proddy.

— La fortune est changeante, remarqua Sauvageon, et le duc lui-même peut éprouver des revers.

— Je ne crois pas que cela arrive, dit Brumby ; on lui a souvent prédit un échec, et il ne lui en est jamais arrivé.

— Il ne lui en arrivera jamais, » s’écria Parker. À l’instant où Parker prononçait ces mots, on annonça le souper servi dans l’office, et les deux Français ne se firent pas trop presser pour y prendre part.

Bimbelot s’arrangea de façon à se placer à côté de mistress Tipping, et Proddy remarqua qu’il avançait de plus en plus dans ses bonnes grâces. La colère lui ôta bientôt l’appétit, et, en dépit des sarcasmes de Brumby et de Fisbhwick, il lui fut impossible de boire et de manger.

Enfin, l’heure du départ sonna, le cocher dit adieu d’un air boudeur aux deux coquettes, et, comme il remarqua que Bimbelot ne sortait pas en même lemps que Sauvageon, il rentra pour savoir ce qu’il faisait.

En traversant le corridor qui aboutissait à la cuisine, il aperçut le Français qui se glissait dans une crédence. Sans ouvrir la bouche et sans prononcer une parole, Proddy se hâta de fermer la porte de cette crédence. Il mit la clef dans sa poche, et se réjouissant en secret de son espièglerie, il quitta prestement Marlborough-House.


X


La reine fixe le jour du mariage de Masham avec Abigaïl.


Sa Majesté Anne et son royal époux se trouvaient seuls dans la bibliothèque du château de Saint-James, au moment où un huissier annonça que le duc de Marlborough et le lord trésorier lui demandaient audience.

« Qu’ils entrent, répondit la reine ; ils ont probablement quelque nouvelle demande à me faire, ajouta-t-elle en s’adressant au prince.

— Je ne crois pas cela, répliqua celui-ci : ils viennent probablement nous dire que le chevalier de Saint-Georges a débarqué en Écosse, ou peut-être encore qu’on s’est emparé de lui.

— Dieu nous en préserve ! » s’écria la reine à la hâte.

Au moment où elle poussait cette exclamation, Marlborough et Godolphin passaient le seuil de la porte.

« Nous apportons de bonnes nouvelles à Votre Majesté, dit le duc : l’invasion est terminée.

— Ainsi donc, le prétendant est prisonnier ? s’écria Anne.

— Le prétendant ? non, madame ! répliqua Mariborough.

— Il n’est pas tué au moins ? demanda la reine.

— Hélas ! non, il vit, pour le tourment de Votre Majesté, reprit le duc.

— Dieu soit loué ! s’écria-t-elle avec ferveur.

— Mais qu’est-il arrivé, Votre Grâce, qu’est-il arrivé ? demanda le prince.

— Votre Altesse sait, répondit Marlborough, que du moment où l’expédition française eut rencontré l’amiral Byng, l’amiral qui la commandait changea sa manœuvre, et fit voile pour Inverness, dans l’espoir d’y exciter une insurrection en faveur du prétendant.

— Je sais cela, dit le prince, et j’ai encore appris que c’est uniquement aux excellentes mesures de précaution prises par Votre Grâce que doit être attribuée la fin de l’insurrection.

— Votre Altesse me fait beaucoup d’honneur, reprit Marlborough en saluant ; mais venons au fait : les éléments eux-mêmes se sont déclarés en notre faveur ; une tempête épouvantable a empêché le débarquement de l’expédition ; nos ennemis, rejetés en pleine mer, sont parvenus à grand peine, après avoir éprouvé d’affreux désastres et de nombreuses pertes, à rentrer à Dunkerque.

— Ainsi donc, le mauvais temps nous a été favorable ? dit la reine avec une certaine intention.

— Sans doute, répliqua le duc, car l’effusion du sang a été évitée. Il est probable pourtant que, si les troupes avaient pu débarquer, le prétendant aurait reçu une sévère leçon ; une mort prématurée l’eùt peut-être empêché de renouveler sa coupable tentative. En tout cas, le danger est passé pour le moment, et le lord trésorier, ainsi que moi, nous sommes venus offrir nos félicitations à Votre Majesté sur l’heureuse issuc d’une affaire qui semblait nous présager tant d’anxiétés et de périls.

— Je vous remercie sincèrement, milords, répliqua la reine.

— À cette occasion les deux chambres présenteront à Votre Majesté de loyales adresses, ajouta Godolphin, et nous avons tout lieu d’espérer que notre conduite sera approuvée, tandis que celle de nos ennemis ot de ceux de la patrie sera blâmée comme elle le mérite.

— N’en doutez pas, répliqua le prince Georges, on rendra témoignage des bons services de celui qui à si admirablement âdministré le trésor de Sa Majesté, comme de ceux du duc qui a commandé les armées de la Grande-Bretagne d’une manière si glorieuse !

— J’ose me flatter, ajouta Marlborough, que Sa Majesté daignera annoncer, dans sa réponse aux chambres, qu’à l’avenir elle ne placera sa confiance qu’entre les mains de ceux qui lui ont donné des preuves si réitérées de leur zèle pour le maintien de son trône et l’affermissement de la succession protestante.

— Je me rappellerai vos paroles, milord, répondit Anne avec froideur.

— Votre Majesté voudra bien rappeler, observa Godolphin, et il serait même à propos qu’elle insistât sur ce point, que tout ce qui est cher au peuple, et tout ce qui lui a été assuré par son sage gouvernement, serait perdu sans retour, si jamais le but du prétendant papiste était atteint.

— Assez, milord ! s’écria Anne avec mécontentement ; la leçon est suffisante.

— Du moment où l’invasion n’est plus à craindre, reprit Marlborough, je demande à Votre Majesté la permission de rejoindre ses troupes en Flandre. Le prince Eugène m’attend impatiemment à la Haye pour se concerter avec moi sur le plan de la campagne prochaine.

— Je vous accorde cette permission, répondit la reine ; quand comptez-vous partir ?

— Demain, répliqua le duc, à moins que Votre Majesté n’ait encore besoin de moi.

— J’aurai grand regret à me séparer de Votre Grâce, fit Anne ; mais je sais que vous allez remporter de nouvelles victoires pour moi, et mériter de nouveaux lauriers pour vous.

— Je pars pourtant âvec moins d’enthousiasme qu’à l’ordinaire, ma gracieuse souveraine, répondit le duc, et cela parce que je suis sûr de laisser derrière moi un ennemi insinuant, qui travaille à anéantir les efforts que je fais pour affermir votre grandeur. Si vous tenez à la sécurité de votre cabinet et à la prospérité de ce royaume, je vous conjure de congédier Abigaïl Hill. Cette méchante enfant sert d’instrument à sir Harley, et, aussi longtemps qu’elle demeurera près de vous, prête à insinuer à votre oreille les paroles empoisonnées de ce serpent, nous compterons en vain sur votre confiance. Toutes nos tentatives seront neutralisées. En faveur du zèle et du dévouement que je vous ai toujours montrés, et que je suis prêt à vous montrer encore, que Votre Majesté daigne m’entendre et me croire.

— Ne vous inquiétez pas, milord, de mes arrangements intérieurs, reprit la reine : Abigaïl est tout simplement une femme de service.

— Ostensiblement, oui madame, répondit le duc ; mais vous ignorez vous-même l’influence qu’elle exerce sur vous ; tout le monde le sait à la cour, comme aussi dans les cours étrangères, et cela fait un tort infini à Votre Majesté et à votre ministère.

— Allons, allons ! ceci est une ancienne supposition avec une nouvelle variante, répondit Anne. Il n’y pas bien longtemps, on prétendait que la duchesse de Marlborough me gouvernait, aujourd’hui, on affirme que c’est Abigaïl Hill.

— J’ose espérer que Votre Majesté ne fera pas à la duchesse l’injure de la comparer à Abigaïl, reprit fièrement le duc.

— On ne saurait faire de comparaison, en effet, milord, ajouta Anne.

— Une souveraine a besoin d’une conseillère fidèle, observa Godolphin, et on a toujours dit que c’était un bonheur pour Votre Majesté d’avoir rencontré une confidents pareille à la duchesse.

— Si la loyauté et le dévouement sont des titres à cet emploi, Sa Grâce les possède au plus haut degré, riposta le duc.

— La duchesse en possède d’autres encore, dit Godolphin avec fermeté ; elle a de l’esprit et du bon sens plus qu’aucune autre femme de ce royaume.

— Et de l’arrogance aussi, s’écria la reine avec aigreur.

— Je sens depuis longtemps que Sa Grâce a encouru le déplaisir de Votre Majesté, et cela, je le crains, par sa faute poursuivit le duc. Ma femme est hautaine et impérieuse, je l’avoue, mais son cœur vous est dévoué.

— Je ne le nie pas, milord, répliqua Anne, qui se radoucit et modéra sa violence ; je crois que la duchesse m’aime.

— Oui, certes, elle est entièrement soumise aux ordres de Votre Majesté, repartit le duc, et ma dernière prière, en quittant la reine, sera de la conjurer d’avoir confiance en ma femme. »

Et, pliant le genou, le général baisa la main de la reine. « Adieu, milord, fit Anne ; mes vœux vous accompagnent. »

Le duc et le trésorier se retirèrent après avoir salué le prince.

« Je vois que Votre Majesté tient bon pour Abigaïl, observa le prince en prenant une prise de tabac.

— Ceux qui la détestent emploient tous les moyens possibles pour m’attacher plus fortement à elle, répondit la reine.

— J’en suis vraiment bien aise, continua le prince ; Masham est venu me voir ce matin, et m’a conjuré d’intercéder auprès de Votre Majesté au sujet de son mariage.

— Ces perpétuelles sollicitations m’excèdent, s’écria gaiement la reine ; il faut y mettre fin de façon ou d’autre : veuillez faire appeler Abigaïl.

— À l’instant ! » répliqua le prince, qui se hâta d’aller avertir l’huissier en murmurant à part lui : « Il ne faut pas laisser refroidir cette bonne disposition. »

Quelques minutes après, la favorite parut devant le couple royal.

« Le duc de Marlborough et le lord trésorier sortent d’ici, Abigaïl ; ils ont demandé votre renvoi, dit la reine.

— Est-il possible, madame ? fit-elle en tremblant, et dois-je en conclure que… ?

— Vous devez en conclure que vous épouserez demain M. Masham, répondit la reine.

— Oh, madame ! s’écria Abigaïl en se jetant aux pieds de la reine, excusez-moi de ne pouvoir vous remercier comme je le devrais ! Mon cœur seul s’en acquitterait, s’il savait parler.

— Je ne veux point de remercîments, continua Anne ; je suis charmée de pouvoir vous rendre heureuse, et ma conduite avec vous prouvera à vos ennemis que ni leurs menaces ni leurs représentations ne me détourneront de vous aimer et de vous protéger. Cependant, comme je veux éviter les scènes, le mariage sera célébré en secret, le soir, dans l’appartement de mon médecin, le docteur Arbuthnot.

— C’est parfait ! s’écria le prince.

— J’espère que la duchesse n’en saura rient dit Abigaïl.

— Il est probable qu’elle ne pourra pas en être informée, répondit la reine. Et maintenant je ne vous retiens plus, mon enfant ; il y a certains moments dans la vie où on a besoin d’être seule, afin de s’abandonner sans contrainte à ses sensations : prenez cette bourse, Abigaïl, elle contient deux mille guinées c’est la dot que je vous destine.

— Votre Majesté me comble ! s’écria la jeune fille d’une voix étranglée par l’émotion.

— Je me charge d’informer Masham du bonheur qui l’attend, ajouta le prince, et je remercie en son nom Votre Majesté de toutes les bontés qu’elle a pour lui et pour sa fiancée. Vous nous avez tous rendus heureux, ajouta-t-il en essuyant une larme ; oh oui ! très-heureux. »

Abigaïl aurait voulu parler, mais les paroles expirèrent sur ses lèvres. Elle jeta sur la reine un regard pénétré d’un ardent amour et d’une profonde gratitude, et se retira à pas lents.


XI


Le duc de Marlborough part pour la Flandre.


Dès le lendemain, le duc de Marlborough mit à exécution son projet de départ. Un canot devait l’attendre au bas de l’escalier de Whitehall et le conduire sur le vaisseau à bord duquel il partit pour la Flandre. Ce navire était amarré au delà de Queenhithe, et le duc désirait s’embarquer incognito. La duchesse s’opposa à cette résolution et donna des ordres pour que sa voiture de gala fût prête pour midi.

Le bruit s’était répandu dans le public que le duc devait partir ce jour-là ; aussi uno foule immense se rassembla-t-elle autour de Marlborough-House longtemps avant l’heure fixée pour le départ.

La duchesse avait compté sur cet effet, et, postée à une fenétre de sa demeure princière, elle se réjouissait de voir l’accroissement progressif de la foule, tout en se félicitant du succès de son stratagème.

Un peu avant midi, le duc fit prier la duchesse de passer dans son cabinet. Il voulait lui dire sdieu et semblait profondément affecté de cette séparation. Il prit la main de sa femme et garda le silence ; la duchesse était moins émue, mais elle eut besoin de toute sa force d’âme pour retenir ses sanglots.

« Je vous quitte le cœur inquiet, lui dit le duc ; car, si tout paraît brillant et prospère en ce moment à vos yeux, j’aperçois pourtant à l’horizon un orage qui vous menace.

— La pénsée de vous perdre m’accable et me navre, répliqua tendrement la duchesse, mais je n’ai aucun sinistre pressentiment.

— Oh ! ma femme bien-aimée ! s’écria le duc en la pressant sur son cœur, Dieu seul sait ce que ces séparations me font souffrir !

— J’éprouve autant de douleur que Votre Grâce, reprit la duchesse ; mais vous êtes uni à la gloire aussi bien qu’à moi, et, quand cette autre moitié de vous-même vous appelle, je me soumets à mon sort.

— Que vous êtes une femme héroïque ! s’écria le duc en regardant la favorite avec une extase admirative. Oh ! Sarah, sans égale pour l’esprit comme pour la beauté, le ciel m’a comblé en me gratifiant d’un pareil trésor. Allons ! je dois me séparer de vous ; car, si je vous contemple plus longtemps, je ne pourrai plus m’arracher d’ici. Je ne vous dis qu’un mot en partant : soyez prudente avec la reine, ne l’irritez pas davantage ; elle ne cédera pas au sujet d’Abigaïl.

— Avant le retour de Votre Grâce, cette méchante fille sera congédiée, fit la duchesse.

— J’en doute, dit le duc en secouant la tête.

— Vous ne connaissez pas l’étendue de mon pouvoir, répliqua la duchesse avec vanité. Dois-je vous dire un secret ? un agent sûr que j’ai au palais, l’huissier de la bibliothèque, vient de m’apprendre à l’instant que la reine se dispose à faire épouser ce soir même sa favorite au jeune Masham.

— Ce sior ! s’écria le duc.

— Oui ! le mariage doit avoit lieu sans cérémonie au palais, dans l’appertement du docteur Arbuthnot, poursuivit la duchesse. Que dit Votre Grâce de cette nouvelle ?

— Eh ! mon Dieu ! répliqua le général tout troublé, il n’y a pas moyen d’empêcher ce que veut notre souveraine.

— Vous croyez ? répondit la duchesse. Souvenez-vous de ceci, pourtant, c’est que la première lettre que vous recevrez de moi vous annoncera la rupture de ce mariage arrangé par la reine.

— Je vous conseille de ne point intervenir, fit Marlborough ; ce sont là des détails trop infimes pour que vous y aventuriez votre autorité.

— Des petits effets surgissent souvent de grandes causes, observa la duchesse ; je veux récolter en son temps ce que j’ai semé. »

Les remontrances du duc se trouvèrent interrompues par Timperley. Il venait lui annoncer que la voiture était prête. Marlborough serra de nouveau avec tendresse la duchesse sur son cœur, et, la prenant par la main, il descendit avec elle le grand escalier.

Au moment où l’illustre couple traversait le vestibule pour monter en voiture, tous les gens de leur maison, rassemblés, se présentèrent à eux pour faire leurs adieux à leur maître bien-aimé. Dans le nombre se trouvait Proddy, qui, sur un signe de reconnaissance de la part du duc, ne se sentit pas de joie.

Dès que Marlborough eut franchi le seuil de la porte, une clameur formidable se fit entendre, et, malgré les efforts des suisses, la cour fut en un instant envahie par une populace avide de contempler le héros. Le duc répondit à ces cris d’enthousiasme par des saluts réitérés et monta dans la voiture, où la duchesse avait déjà pris place.

M. Brumby et le postillon de l’attelage de devant eurent besoin de toute leur habileté pour manœuvrer de façon à ne blesser personne en sortant de la cour. Cette tâche difficile une fois accomplie, la foule du dehors redoubla ses cris et ses hurrahs ; et, à l’apparition du héros qu’ils étaient avides de voir à leur aise, tous se découvrirent d’un commun accord.

Effrayée par ce bruit insolite, une volée de corbeaux perchés dans les ombrages de Marlborough-House s’envola en croassant, tandis qu’une autre bande, échappée des jardins royaux, vint attaquer la première au milieu des airs.

Cette circonstance imprévue servit de texte à des remarques nombreuses parmi les spectateurs.

Tout le long du chemin, des centaines de visages se présentaient à tour de rôle aux portières de la voiture, distribuaient au duc mille bénédictions ; des milliers de chapeaux, fichés au bout de bâtons, s’agitaient dans toutes les directions, tandis que d’autres étaient lancés dans les airs.

Afin que les habitants du palais ne perdissent aucun détail de ce triomphe, la duchesse avait secrètement ordonné à M. Brumby de passer par la rue Saint-James. Le duc se fût certainement opposé à ce projet, s’il en avait été averti à l’avance, mais il ne s’en aperçut que trop tard. La voiture suivit donc forcément cette route, s’avançant au pas, car une allure plus vive eût été impossible.

En arrivant en face du palais, la foule était si compacte qu’il n’y eut plus aucun moyen d’avancer. Aux cris poussés par le postillon et M. Brumby : « Place ! place ! » la foule ne répondait que par des clameurs et des vociférations, en se pressant de plus en plus autour de la voiture. À la fin pourtant, en présence de la position embarrassante du duc, ceux qui étaient les plus proches s’écrièrent : « Dételons les chevaux, nous traînerons la voiture ! »

Cet appel fut accueilli par de nombreux applaudissements, et les cris : e Dételons les chevaux ! » retentirent de toutes parts.

Le duc était hors d’état de s’opposer à ce triomphe populaire ; en un instant, les limoniers furent dételés par Timperley et les autres domestiques, tandis que les postillons emmenaient les chevaux de flèche.

Tout aussitôt une douzaine de personnes s’emparèrent du timon ; une autre troupe attacha solidement un câble à l’essieu et s’y attela. Brumby demeura sur le siége, faisant claquer son fouet, quoiqu’il n’eût plus de brides en main, et il déclara qu’il n’avait jamais, de sa vie, conduit un pareil attelage.

La voiture se mit alors en mouvement, au milieu des cris et des applaudissements des spectateurs, qui se présentaient par centaines pour servir de relais lorsque les autres seraient fatigués.

Le triomphe de la duchesse était complet. Elle jeta les yeux sur le palais et s’imagina apercevoir la reine à l’une des fenétres de l’étage supérieur. L’orgueilleuse femme se réjouissait de ce que Anne avait été ainsi attirée par les clameurs retentissantes de cette immense multitude.

La voiture ainsi traînée, traversa Saint-James-Street, Piccadilly, et parvint enfin en haut de l’escalier de Whitehall. Le duc prit alors congé de la duchesse et s’élança dans son canot au milieu des acclamations du peuple, qui se trouvaient couvertes, à différents intervalles, par les détonations de l’artillerie.


XII


La duchesse s’oppose au mariage d’Abigaïl : conséquences de cette opposition.


À sept heures du soir, le même jour, un certain nombre de personnes d’un rang illustre se réunissaient dans l’appartement du docteur Arbuthnot au palais de Saint-James. Il y avait en première ligne la reine et son époux, puis Masham, Abigaïl, Harley et le docteur Francis Atterbury, doyen de Carlisle.

Nous aurons sans doute dans la suite occasion de parler plus longuement de ce dernier personnage qui, plus tard, devint évêque de Rochester, comme aussi de son ami, le savant et spirituel docteur Arbuthnot.

Il est inutile d’ajouter que cette réunion avait pour but l’accomplissement des vœux les plus chers de Masham, c’est-à-dire la célébration de son mariage avec Abigaïl.

Le docteur Atterbury allait commencer la cérémonie, lorsque, à la surprise et à la consternation de tous les assistants (excepté de Harley peut-être), la porte s’ouvrit et la duchesse de Marlborough se présenta, suivie de Guiscard.

« J’arrive à temps ! s’écria-t-elle en regardant de tous côtés avec un sourire de triomphe. On a cru me tromper ; mais je suis informée de tout ce qui se passe, et me voici.

— Qui peut nous avoir trahis ? murmura la reine à voix basse à l’oreille de son mari.

— Pourquoi n’ai-je point été invitée ? s’écria la duchesse ; il me semble, pourtant, que moi, la plus proche parente d’Abigaïl, je devais assister à son mariage.

— C’est certainement par oubli, duchesse, lui dit le prince ; mais Sa Majesté a pensé que vous seriez absorbée par le départ du duc pour la Flandre.

— Ceci est un prétexte, prince, répliqua la duchesse offensée ; la reine désirait que je ne fusse point présente à la cérémonie.

— Vous avez deviné juste, duchesse, observa Anne d’une voix ferme, et vous avez trop compté sur mon indulgence en osant vous présenter ici malgré moi. Restez ou partez à votre gré, mais la cérémonie n’en aura pas moins lieu. Commencez, monsieur, ajouta-t-elle en s’adressantà Atterbury.

— Arrêtez ! s’écria la duchesse ; ce mariage est impossible : car moi je m’y oppose ; j’avais prévenu Votre Majesté de ne pas donner son consentement à la légère.

— Votre Grâce n’est ni la mère ni la tutrice de miss Hill ? demanda Atterbury.

— Je les représente toutes deux, répondit la duchesse, et vous allez apprendre sur quoi je fonde ma prétention. Lorsque Abigaïl est entrée au service de Votre Majesté, elle m’a reconnu par écrit le droit exclusif de disposer de sa main. Qu’elle le nie si elle peut. »

Abigaïl garda le silence.

« Puisqu’elle refuse de parler, voici ce document qui suppléera à ses aveux, fit la duchesse, qui présenta un papier à la reine. Votre Majesté pourra se convaincre que j’ai dit la vérité.

— Pourquoi ne m’avez-vous jamais parlé de ceci, Abigaïl ? demanda la reine d’un ton rempli d’aigreur.

— Je ne croyais pas que la duchesse voulôt jamais se prévaloir de ce titre contre moi, repartit Abigaïl.

— Vous traitez cette promesse trop légèrement, dit la reine avec sévérité ; car vous lui avez donné tout pouvoir sur vous. Subissez donc les conséquences de cette imprudence.

— Eh quoi ! Votre Majesté… ! s’écria Abigaïl.

— Il faut demander le consentement de la duchesse, car ce mariage ne peut avoir lieu si vous ne l’obtenez pas, poursuivit la reine.

— Je savais bien que Votre Majesté me rendrait justice, fit la duchesse.

— Alors, tout est fini ! car Votre Majesté sait fort bien qu’il est inutile d’implorer mon ennemie, dit Abigaïl.

— Je ne puis rien pour vous, dit Anne. Si j’avais connu l’existence de cet engagement, je n’aurais pas permis que les choses allassent si loin.

— Je reconnais votre loyauté, madame ! s’écria la duchesse ; personne au monde ne possède un sens plus exquis et un tact plus grand que Votre Majesté.

— Comment se fait-il que Sa Grâce n’ait jamais parlé de ce papier avant ce moment ? demanda le prince à son tour.

— J’ai cru que ma défense suffirait, répondit la duchesse : Abigaïl ne devait pas songer à passer outre sans ma permission.

— Puisque Votre Majesté reconnaît à la duchesse le droit exclusif de disposer de la main d’Abigaïl en vertu de ce document, ajouta Harley qui entra en scène, j’espère qu’elle lui accordera le droit, du moment où elle repousse M. Masham, de présenter un autre époux à miss Hill ?

— Vous avez raison, monsieur ; la duchesse nommera sur-le-champ un autre mari, ou le mariage projeté s’accomplira, dit la reine.

— Je souscris volontiers à la décision de Votre Majesté, ajouta la duchesse. Cette décision lui est inspirée par les principes de justice qui l’ont toujours fait admirer. J’ai déjà émis en temps et lieu l’opinion qu’Abigaïl ne pouvait mieux faire que d’accepter les vœux du marquis de Guiscard. Or, puisqu’il faut que je nomme quelqu’un, c’est à lui que j’accorde la main de ma pupille.

— C’est impossible ! s’écria Masham avec indignation ; le marquis…

— Silence ! interrompit Harley. Votre Grâce a fait sa proposition. Si elle est acceptée, fort bien ! Dans le cas contraire, Abigaïl sera libre de faire elle-même un choix ?

— Mais sans aucun doute, répondit la duchesse.

— Écoutez-moi ! s’écria Masham.

— Silence, monsieur ! reprit Harley. Eh bien, donc, que dit le marquis de Guiscard ? est-il disposé à acquiescer aux désirs de la duchesse ? consent-il à unir son sort à celui de miss Hill ?

— Il désire réfléchir, répliqua le marquis.

— Réfléchir ! répéta la duchesse ; réfléchir !

— Ce sera plus prudent, repartit Masham.

— Il nous faut une réponse immédiate, dit la reine.

— Dans ce cas, je dois renoncer à l’honneur qu’on voudrait me faire, répliqua le marquis.

— Comment, marquis ? s’écria la duchesse en fureur.

— Après une pareille déclaration, Abigaïl est libre, observa Harley.

— Assurément ! s’écria la reine.

— Mais je proteste ! répliqua la duchesse.

— Allons, duchesse, la reine se déclare contre vous, fit Harley du ton de la plus amère ironie, et personne au monde ne possède un sens plus exquis et une justice plus exacte que Sa Majesté.

— S’il m’avait été permis de prendre la parole, j’aurais en deux mots coupé court à la discussion, ajouta Masham. Le marquis est déjà marié : il a épousé, il y a trois jours, Angélica Hyde, la maîtresse délaissée de M. Henri Saint-John.

— J’ai donc été la dupe de tout le monde dans cette affaire ? s’écria la duchesse exaspérés. Mais, je le vois, tout ceci est une fourberie de M. Harley. Très-bien, marquis ! vous vous repentirez amèrement d’avoir participé à cette trahison.

— Permettez ! ajouta Harley ; je ferai observer que Sa Grâce s’est dupée elle-même, et que maintenant elle exhale sa colère contre les autres. Je supplie Votre Majesté d’ordonner que la cérémonie commence, la duchesse, j’en suis certain, n’y mettra plus obstacle.

— Je me vengerai de vous tous ! s’écria celle-ci en proie à la plus violente colère.

— Écoutez-moi, duchesse, lui dit tout bas Harley, je vous ai prédit que ce mariage précéderait votre chute ; vous êtes donc avertie.

— Vous m’avez vaincue, répondit la duchesse sur le même ton, mais cela ne vous servira à rien. Je n’aurai ni trêve ni repos que je ne vous aie fait chasser du palais. »

En disant ces mots, elle s’élança hors de la chambre sans saluer la reine.

La cérémonie commença alors. Le prince Georges donna la main à l’épousée, et quelques minutes après Masham et Abigaïl étaient unis à tout jamais.

« Je puis maintenant, ma cousine, vous rappeler votre promesse, dit Harley à voix basse à la mariée en la saluant.

— Oui certes, répliqua-t-elle ; considérez dès à présent la chute de la duchesse comme chose certaine ; la charge de trésorier vous sera bientôt dévolue. »



fin de la deuxième partie


TROISIÈME PARTIE.

ROBERT HARLEY.


I


Aperçu des intrigues d’Harley et de la marche suivie par lui afin d’arriver au pouvoir.


Deux années venaient de s’écouler, et Abigaïl semblait avoir oublié de remplir sa promesse. Les whigs étaient encore au pouvoir, et la famille Marlborough tenait toujours le haut rang à la cour.

Les échecs et les retards n’avaient pourtant pas découragé sir Harley. Décidé à ne rien hasarder par trop de précipitation, il agissait de manière à être sûr, du moment où il obtiendrait la place qu’il convoitait, de pouvoir s’y maintenir fermement. Ses menées, sourdes d’abord et sans but apparent, eurent bientôt une signification très-claire.

Parfaitement assuré d’être soutenu par les tories et par les jacobites, sir Harley parvint à gagner quelques membres du parti opposé, entr’autres le comte Rivers, qui devint son agent secret, et qui lui dévoilait les desseins de ses collègues. En flattant la vanité et en excitant la jalousie du duc de Somerset, sir Harley finit aussi par le conquérir, et la reine l’aida dans ce succès en invitant constamment le duc à ses conférences particulières et en caressant son amour-propre unique au monde.

Les mêmes moyens eurent le même résultat vis-à-vis du duc de Shrewsbury ; et cependant ce dernier hésitait à prendre une initiative qui eût pu le compromettre aux yeux de son parti.

Tout en travaillant à s’entourer de puissants appuis, sir Harley s’efforçait en même temps d’ébranler l’influence de ses adversaires. Depuis longtemps il avait réussi, comme on a pu le voir, à rendre la duchesse de Marlborough odieuse à la reine et impopulaire à la cour. À l’heure qu’il était, il lui sembla nécessaire de tourner ses armes contre le duc.

Trois nouvelles campagnes, sans être remarquables par d’éclatantes victoires comme celles de Blenheim et de Ramillies, avaient pourtant été assez brillantes et avaient ajouté un nouveau fleuron à la couronne de gloire de Marlborough. La première avait passé inaperçue ; mais, dans l’été de 1708, le duc remporta l’importante bataille d’Oudenarde, et dans l’automne de l’année suivante, c’est-à-dire le 11 septembre 1709, la mémorable victoire de Malplaquet, disputée avec rant d’acharnement, fut encore gagnée par lui. Lors de cetle dernière et terrible rencontre, les Français, qui, de l’aveu de Marlborough et du prince Eugène, firent des prodiges de valeur, perdirent près de quatorze mille hommes, et les armées alliées de leurs ennemis payèrent cher leur triomphe.

Sir Harley, qui parlait de cette bataille comme d’un carnage inutile et barbare, osa même insinuer que le duc avait exposé ses officiers à une perte certaine, afin de réaliser le bénéfice du trafic de leurs commissions. Quelque monstrueuse et absurde que fût cette calomnie, elle n’en trouva pas moins des propagateurs parmi ceux qui pleuraient des parents ou des amis tombés sur ce funeste champ de bataille.

À vrai dire, le vice dominant du duc, l’avarice, joint à l’insatiable rapacité de sa femme, autorisait de semblables assertions, et on finit même par croire généralement qu’il prolongeait la guerre plutôt dans son intérêt personnel que dans celui du pays. Bien des gens, tout en étant pénétrés de l’incontestable mérite du duc et du peu de fondement des accusations du genre de celle que nous venons de rapporter, se laissaient pourtant aller à faire céder toute autre considération devant leur désir de la paix, et, dans l’espoir de l’obtenir, elles joignaient leurs clameurs aux plaintes universelles.

Marlborough, sans mauvaise intention, donna gain de cause à ses ennemis. Convaincu d’avoir perdu sans retour la faveur de la reine, et désirant, tant qu’il avait encore le pouvoir en main, se faire une position inattaquable pour se mettre à l’abri de l’opposition qu’il prévoyait, il s’adressa au chancelier et lui demanda une patente de capitaine-général des armées inamovible. À sa grande surprise et mortification, il lui fut répondu qu’une pareille nomination était irrégulière et contraire à la constitution du pays, et que, par conséquent, elle ne pouvait lui être accordée. Le duc renouvela sa tentative par toutes sortes de moyens, mais il ne put jamais recevoir d’autre réponse.

Loin de se décourager, Marlborough résolut de s’adresser directement à la reine, et dans ce but, immédiatement après la victoire de Malplaquet, jugeant le moment favorable, il eut l’imprudence de charger la duchesse de cette misssion. Anne avait été prévenue de cette requête par un avis de sir Harley. Elle se trouva donc charmée d’avoir une occasion d’humilier la femme qui était autrefois sa favorite, et qui aujourd’hui s’était rendue l’objet de son insurmontable aversion ; la reine refusa pettement.

« Je n’ai rien à dire contre la décision de Votre Majesté, répondit la duchesse ; mais, puisque les services du duc sont ainsi récompensés, je crois devoir annoncer ici son intention formelle de se retirer à la fin de la guerre.

— Si Votre Grâce avait dit à la fin de la campagne actuelle, elle se serait fait mieux comprendre, répliqua amèrement la reine : car, si le duc prétend ne renoncer à son commandement qu’après signature du traité de paix, je ne sais quand il pourra mettre à exécution son projet de retraite.

— J’espère que Votre Majesté ne se fait pas l’écho des folles, déloyales et mensongères diatribes de M. Harley, qui ose dire que le duc prolonge volontairement la guerre ? s’écria la duchesse, en retenant à grand’peine les élans de sa colère.

— Je ne me fais l’écho que des soupirs de mon peuple. On demande le calme dans tout mon royaume, observa Anne ; et l’on se plaint des demandes incessantes de nouveaux subsides. À vrai dire, je suis de l’avis de mon peuple.

— Eh bien donc ! s’écria la duchesse, l’Angleterre aura la paix ; mais je préviens Votre Majesté que cette paix sera pire que la guerre ! »

Malgré sa fermeté, la reine fut troublée par cette menace de la duchesse. Dès qu’elle se trouva seule, Anne ne put retenir ses larmes.

« Oh ! mon époux si cher et si regretté, murmura-t-elle, voici aujourd’hui une circonstance où l’appui de vos consolations et de vos avis m’eùt été fort utile ! »

Anne était veuve depuis un an. Son excellent époux, le prince Georges de Danemark, était mort le 23 octobre 1708. La reine avait soigné avec zèle son noble mari pendant cette dernière maladie, et ne fit point étalage de sa douleur lorsque les souffrances du prince furent arrivées à leur terme. Un observateur indifférent ou malveillant aurait pu même supposer que cette erte lui laissait peu de regrets ; mais bien au contraire, elle Ae pleura en secret avec la plus grande sincérité.

La seule personne peut-être qui connût l’étendue réelle de cette aflliction fut mistress Masham, c’est elle aussi qui fut témoin de l’émotion qu’éprouvait la reine, lorsque la duchesse de Marlborough fut sortie.

« Eh ! quoi, vous versez des larmes, ma gracieuse souveraine ! s’écria la confidente, qui venait d’entrer sans faire de bruit. J’aime à croire que la duchesse n’a pas osé adresser quelque nouvelle insulte à sa reine ?

— Non ! Mais cette femme orgueilleuse m’a fait au nom du duc une demande que j’ai refusée, positivement refusée, répliqua Anne. Du reste, ce n’est pas elle qui cause la douleur dont je suis accablée en ce moment. Je souffre au souvenir de la perte d’un époux justement regretté.

— Oh ! dans ce cas, je ne puis que joindre mes larmes à celles de Votre Majesté, répliqua mistress Masham. Je ne prétends point éprouver des regrets aussi vifs que les vôtres, madame, et pourtant la douleur que vous manifestez peut seule surpasser la mienne.

— Merci, noble amie, merci ! Mon cher époux vous estimait infiniment, continua la reine, et la dernière recommandation qu’il m’a faite a été celle-ci : « Gardez toujours les Masham près de vous ; ils vous serviront avec fidélité. »

— Nous ferons nos efforts, mon mari et moi, pour justifier la bonne opinion du prince, répondit mistress Masham ; mais, ô ma bien-aimée reine, n’arrétez pas votre pensée sur d’aussi tristes souvenirs !

— Allons, allons ! en vous ouvrant mon cœur, je me sens soulagée, répliqua Anne ; une des épines cuisantes du rang suprême, c’est l’obligation où l’on est de sacrifier ses sentiments intimes à ses devoirs. Abigaïÿi, continua-t-elle d’une voix brisée par l’émotion, je suis seule maintenant, sans mari, sans enfants ; mon frère tourne ses armes contre moi, ma maison est déserte, et la couronne que je porte est stérile ; je n’ose pas songer à la succession au trône : une autre autorité que la mienne n’en dispose-t-elle pas ?

— Hélas ! madame, s’écria mistress Masham, diriez-vous vrai ?

— Oh ! que ne puis-je laisser son héritage à mon frère ! s’écria la reine avec angoisse.

— Appelez donc M. Harley à la tête des affaires, madame, reprit l’autre, et je suis persuadée que tous vos désirs seront accomplis.

— Le moment approche où la chance pourra tourner en sa faveur, dit Anne. Je viens de donner à la duchesse une sévère leçon, et je saisirai à l’avenir toutes les oocasions de la blesser et de l’humilier. Lorsque Marlborough sera revenu, je lui ferai clairement entendre qu’il n’a plus rien à attendre de moi. Mais où donc est M. Harley ? Je ne l’ai pas vu ce matin.

— Je l’ai laissé dans l’antichambre, répondit mistress Masham, où il attend qu’il plaise à Votre Majesté de lui accorder une audience.

— Sir Hariey fait des cérémonies inutiles, reprit Anne. Qu’il entre… »

Un moment après, sir Harley était près de la reine, qui lui conta ce qui venait de se passer entre elle et la duchesse.

« Je suis charmé d’apprendre que Votre Majesté a montré de la fermeté, repartit Harley. Le duc sentira vivement l’offense de ce refus, croyez-le bien ; mais j’ai à vous offrir un moyen également sûb de raviver sa blessure d’une manière plus sensible. Le comte d’Essex, qui vient de mourir, laisse vacants deux emplois militaires d’une grande importance : l’un est la lieutenance de la Tour, l’autre est uu régiment. Je n’ai pss besoin de rappeler à Votre Majesté que la nomination de ces deux grades dépend entièrement du bon vouloir du général en chef.

— Et vous voudriez m’en voir disposer moi-même ? fit la reine.

— Précisément, ajouta sir Harley. Si j’osais recommander quelqu’un à la reine pour la lieutenance de la Tour, lord Rivers…

— Lui ! bon Dieu ! mais c’est un whig ! s’écria la reine.

— Je le sais ; mais lord Rivers est ami des amis de Votre Majesté, repartit sir Harley en souriant.

— En ce cas, il aura la place, répliqua la reine.

— J’ai rarement sollicité ma gracieuse souveraine pour moi-même, interrompit mistress Masham ; aussi je me hasarde aujourd’hui à demander le régiment pour mon frère, le colonel Hill.

— Il est à lui, répondit gracieusement la reine ; je suis heureuse de pouvoir vous obliger. »

Mistress Masham se confondit en remerciments.

« Marlborough sera cruellement mortifié, observa Harley, et cette circonstance va hâter sa retraite. Sa Grâce n’est plus ce qu’il était, même pour les masses ; Votre Majesté s’en convaincra en assistant à la triste réception qui lui sera faite à son retour. J’ai enfin mené à bonne fin un projet longtemps mûri, pour soulever en notre faveur le haut clergé. L’agent innocent de mes plans est le docteur Henri Sacheverell, recteur de Saint-Sauveur à Southwark. C’est un ministre d’une dévotion outrée, mais aussi d’une grande énergie. Cet homme doit, le 5 novembre prochain, prêcher à Saint-Paul un sermon qui va, comme le tocsin, mettre en mouvement la ville entière. Le texte de son discours sera les dangers causés par de faux frères. J’ai lu ce qu’il prépare, et je puis répondre à coup sûr de l’effet de sa prédication.

— J’aime à espérer qu’il ne nuira pas à votre cause, fit la reine inquiète.

— Oh ! ne craignez rien, madame, répondit Harley ; vous entendrez parler de ce sermon, et vous jugerez vous-même de sa tendance. Son but principal est de prouver que les moyens qui ont été employés pour faire la révolution étaient odieux et injustifiables. Il veut aussi condamner les doctrines de résistance, qu’il considère comme incompatibles avec les principes d’alors, et offensants pour la mémoire du roi défunt. Le second objet qu’il a en vue, est de démontrer que la licence accordée par la loi aux protestants dissidents est tout à fait déraisonnable ; car le devoir de tout ecclésiastique supérieur est d’anathématiser ceux qui se font un droit de cette tolérance. Le troisième point de son discours tend à prouver que l’Église d’Angleterre, sous la présente administration, souffre et est en grand péril, malgré le vote récent qui a établi l’opinion contraire. Le quatrième et principal article est que le gouvernement de Votre Majesté, dans les affaires civiles aussi bien que dans les affaires ecclésiastiques, tend à détruire la constitution ; qu’il y a dans l’État et dans l’Église des membres exaltés, qui sont de faux frères, et qui travaillent à affaiblir, à trahir, à anéantir l’ordre établi. Le trésorier lui-même, désigné sous le nom de Velpone, doit être exposé à la censure la plus acerbe de notre rigide docteur. Voilà en peu de mots le sommaire de la teneur de ce discours, qui se termine par les exhortations les plus véhémentes adressées aux vrais soutiens de l’Église, et en leur enjoignant de voler à son secours. Votre Majesté daignera convenir, comme moi, que le succès n’est pas douteux.

— Cette mesure me paraît dangereuse, observa la reine. Mais je suis convaincue que vous avez mûrement réfléchi, et je ne veux m’opposer à rien. Cela peut nous mener au but que je désire le plus au monde, quoique je n’ose pas en glisser un mot à d’autres qu’à vous et à Abigaïl, c’est-à-dire à la restauration de la dynastie de mon père.

— C’est aussi mon avis, madame, » répondit Harley, avec autant d’assurance que s’il était réellement persuadé de ce qu’il avançait.


II


Le docteur Sacheverell prêche dans l’église de Saint-Paul, et est arrêté à l’issue du sermon.


Le 5 novembre 1709, le docteur Sacheverell prêcha son sermon à Saint-Paul, comme cela avait été décidé entre lui et Harley, en présence du lord-maire, sir Samuel Garrard, et de tous les aldermen.

L’effet de cette philippique fut tout aussi formidable qu’on s’y était attendu. Entraîné par la véhémence et la conviction du prédicateur, et ne saisissant qu’imparfaitement la portée du discours, le lord-maire le loua hautement, et exprima le désir de le voir imprimé. C’était précisément ce que Sacheverell souhaitait : il prit immédiatement au mot le magistrat-citoyen, et non-seulement il fit imprimer son sermon, mais encore il le lui dédia.

Ea fort peu de jours on yendit au delà de quarante mille exemplaires de ce pamphlet, dont le texte devint d’un bout à l’autre de la ville le sujet des conversations et des discussions universelles.

Une mèche enflammée, jetée dans un champ de chanvre desséché, cause des dégâts moins rapides que ne le fit ce discours incendiaire. Ce fut un cri général : on disait partout que l’Église était en danger, et que les ministres se déclaraient ses plus mortels ennemis. De nombreuses réunions, des rassemblements considérables eurent lieu, dans lesquels on prépara des dénonciations contre eux, et Sacheverell fut proclamé le champion du haut clergé.

Ce tumulte populaire eùt été étouffé dès sa naissance, s’il n’avait point été soigneusement entretenu et propagé par les artifices de Harley et de ses adhérents. Godolphin aurait voula garder sur cette affaire un dédaigneux silence ; mais ceci ne faisait pas le compte de Harley, et, tout en soutenant ouvertement l’opposition, il fit en dessous main tous ses efforts pour amener l’arrestation du docteur, sachant bien que le plus sûr moyen de confirmer la rumeur du danger où se trouvait l’Église était d’essayer de punir un prètre.

On fit enfin tant de bruit au sujet de ce discours factieux, qu’il fut impossible de ne pas s’en préoccuper. M. John Dolben, fils du dernier archevêque d’York, agissant d’après les instructions du ministère, se plaignit à la chambre de ce sermon séditieux, qui, à son dire, avait pour but d’exciter une rébellion. Quelques orateurs ayant parlé après lui dans le même sens, et personne n’ayant entrepris de défendre le docteur, on déclara que le sermon était un pamphlet scandaleux et perfide, attaquant Sa Majesté la reine, son gouvernement, la bienheureuse révolution et la succession protestante ; c’était, en un mot, un discours tendant à aliéner à Sa Majesté les cœurs de ses fidèles sujets, destiné à faire naître entre eux des sentiments de jalousie et à enfanter de cruelles dissensions. On ordonna à Sacheverell et à son éditeur, Henri Clements, de se présenter à la barre le lendemain même. Ils obéirent, et Sacheverell, accompagné du docteur Lancaster, recteur de Saint-Martin-des-Champs, et d’une centaine d’ecclésiastiques qui avaient épousé sa cause, parut à la barre pour répondre à l’accusation. Il avoua hautement ce qu’il avait fait, et on décida qu’il serait arrêté à la chambre même par M. Dolben.

Dans la même séance, on prit une décision en faveur d’un ministre dont les opinions différaient de celles de l’accusé ; on le nommait le révérend Benjamin Hoadley, et il avait courageusement soutenu les principes adoptés pendant la révolution. Aussi fut-on d’avis qu’il méritait les égards et la recommandation de la chambre. Il fut donc décidé qu’une adresse serait présentée à la reine, à l’effet de la pricr de conférer à ce prêtre quelque dignité ecclésiastique. L’adresse fut ensuite présentée à Sa Majesté par M. le secrétaire Bayle, et, quoique la reine répondit qu’elle saisirait la première occasion favorable pour se rendre aux désirs des mandataires royaux, cette promesse s’effaça probablement de sa mémoire, car il n’en fut plus question depuis.

Au moment de son arrestation, le docteur Sacheverell fut commis à la garde du sergent d’armes, qui le remit entre les mains d’un huissier porteur d’un bâton noir ; il fut ensuite incarcéré, et, lorsqu’on lui communiqua l’acte d’accusation porté contre lui, il y fit une réponse dans laquelle il niait plusieurs points et palliait les autres. Cette réponse écrite fut envoyée par les lords à la chambre des Communes, qui nomma un comité pour l’examiner.

Après de longues délibérations, dans lesquelles le pouvoir d’Harley eut une secrète influence, on présenta à la reine une adresse qui disait que la chambre ne pouvait voir avec calme discuter la bienheureuse révolution, mépriser ses décrets, censurer les régulateurs de l’Église, accuser de méchanceté la tolérance et lever insolemment dans une chaire l’étendard de la rébellion ; aussi, pour ces raisons, les députés se voyaient-ils forcés de faire juger le coupable. La reine écouta les conseils qu’on lui donna, consentit à ce qu’on lui demandait, et le jugement fut fixé au 27 février suivant.

L’audience devait avoir lieu dans Westminster-Hall, et l’on fit certains préparatifs pour y recevoir la chambre des Communes. Ces mesures augmentèrent l’impopularité des ministres et firent à Sacheverell, dans le public, la réputation d’un martyr.

Le jugement qui allait décider du sort des deux partis était l’unique sujet de conversation dans les clubs et dans les cafés. Il en résulta de violentes disputes et d’interminables discussions, causes fréquentes de duels et d’attaques nocturnes. Tandis que certains individus en nombre, amis du haut clergé, se promenaient dans les rues, en proclamant avec enthousiasme le nom du docteur et chantant des couplets à sa louange, d’autres vociféraient des imprécations contre ses ennemis.


III


Affront fait par la reine au duc de Marlborough.


Environ une semaine après le séditieux discours de Sacheverell, le duc de Marlborough se présenta à Saint-James. Il avait été rappelé de Flandre en toute hâte par Godolphin, qui lui annonçait l’aspect menaçant des affaires, en ajoutant que sa présence à Londres était leur seule chance de salut.

Autrefois, le retour du duc était salué de clameurs joyeuses par la population entière de la ville ; mais, cette fois, il passa comparativement inaperçu, et, bien loin que son nom et ses faits d’armes fussent cités par toutes les bouches, le duc n’entendit reteuntir que ce cri unanime : « Sacheverell et le haut clergé ! »

La multitude, en son absence, s’était mise à adorer une autre idole.

La reine reçut le général en chef de ses armées avec froideur, et, quoiqu’elle déclarât être charmée de le voir, elle ne fit aucune allusion à la récente victoire de Malplaquet. L’entrevue fut d’autant plus embarrassée qu’elle eut lieu en présence de mistress Masham.

Après avoir causé sur différents sujets, Marlborough en vint à la question du refus de sa nomination, et exprima la résolution de se retirer aussitôt qu’il pourrait le faire convenablement.

« Je suis affligée de voir que Votre Grâce a mal interprété mon refus, répondit Anne ; il n’y a aucun précédent à la faveur que vous réclamez, et je serais inexcusable d’accéder à votre demande. Quant à votre retraite, général, le regret que j’éprouverai d’être privée de vos services sera tempéré par la jouissance d’une chose longtemps étrangère à mon règne, la jouissance d’une paix durable.

— Je comprends Votre Majesté, répliqua sèchement Marlborougb ; mais la certitude même d’être calomnié ne me contraindra jamais à conclure un traité de paix avec le roi Louis, à moins que ce ne soit à des conditions honorables pour vous, et avantageuses à la nation anglaise.

— Ce qui paraît avantageux à Votre Grâce ne le paraît peut-être pas à d’autres, observa mistress Masham.

— Peut-être pas à M. Harley et aux amis de la France, reprit le duc avec ironie ; mais je protégerai les franchises de mon pays, et je confondrai ses ennemis aussi longtemps que j’en aurai le pouvoir.

— Vous êtes impétueux dans vos haines, milord, dit Anne, et cette ardeur est aujourd’hui inutile.

— Non, madame, elle ne l’est point, à cette heure surtout où je vous vois entourée de pernicieux conseillers, répondit Marlborough. Ah ! que n’ai-je encore sur Votre Majesté l’influence que je possédais jadis, et que n’écoutez-vous les avis de votre fidèle amie la duchesse, qui n’a à cœur que vos véritables intérêts !

— Sa Majesté a secoué les chaînes qui l’entravaient ! s’écria mistress Masham.

— Oui, pour en prendre d’autres plus pesantes, ajouta le duc ; la reine ne connaît pas sa position, elle ignore que son honneur, sa gloire et sa prospérité, sont sacrifiés à une indigne favorite !

— Silence, milord ! s’écria sévèrement la reine. Je ne veux plus à l’avenir entendre de pareilles altercations devant moi.

— Ce n’est point une altercation, madame, dit fièrement le duc ; en ma qualité de sujet fidèle et loyal de Votre Majesté, toujours prêt à risquer sa vie pour la défendre, il est de mon devoir de vous signaler les dangers que vous courez. Mais je ne puis avoir de dispute avec mistress Masham.

— Mistress Masham, milord, respecte mes sentiments, reprit la reine mécontente ; et c’est plus que ne savent faire certaines gens qui prétendent m’être dévoués. Mais il est temps enfin que cette discussion cesse. Ne voyez-vous pas que la perpétuelle indiscrétion et le despotisme de la duchesse me l’ont rendue odieuse et m’ont forcée à chercher une confidente plus douce et plus complaisante ? Ne comprenez-vous pas que je ne veux plus tolérer ni son contrôle ni le vôtre, et que je veux désormais gouverner mes peuples à mon gré, prodiguer mon affection à qui bon me semble ? Aucun parlement ne peut me priver d’une amie, et, si Votre Grâce à conçu le dessein d’essayer d’obtenir per la force (ainsi que vous m’en ävez déjà menacée) le renvoi de mistress Masham, vos efforts retomberont sur votre téte.

— Je ne désire point priver Votre Majesté d’une amie, ni vous dicter des lois, répondit le due ; mais, si je vous prouve d’une façon irrécusable que votre confidente a abusé de votre confiance, et qu’elle a constamment entretenu une orrespondance avec les adversaires avoués de vos ministres (sans parler des ennemis étrangers), si alors le parlement et la nation exigent son renvoi, je présume que votre Majesté n’hésitera plus ?

— Il sera temps, milord, fit la reine, de répondre à votre question lorsque cette décision aura été prise. À présent, je le crois, notre conférence est terminée.

— Pas tout à fait, Majesté, répliqua le duc. Ja dois forcément abuser de votre patience pendant quelques minutes encore. Vous savez qu’il faut se prononcer sur deux nominations militaires : la lieutenance de la Tour et le commandement d’un régiment.

— Je le sais, riposta la reine en adressant un regard dérobé à mistress Masham.

— Lord Rivers m’a prié de solliciter Votre Majesté pour qu’elle lui accordât la lieutenance, poursuivit le duc ; mais, lorsque je lui ai fait observer que son crédit était bien plus grand que le mien, il m’a demandé la permission de vous présenter lui-même sa requête.

— Votre Grâce a-t-elle quelque objection à faire à son sujet ? demanda la reine.

— Aucune, répliqua le duc. Néanmoins, c’est au duc de Northumberland que je voudrais vous conseiller de donner la place : car, par cette combinaison, Votre Majesté obligerait du même coup le comte d’Hatford ; à qui le duo remettrait le régiment d’Oxford. Cet arrangement serait infiniment agréable au duc de Sommerset, père du comte.

— Je suis fâchée de ne pouvoir prendre en considération la recommandation de Votre Grâce, répliqua la reine. J’ai déjà donné la lieutenance à lord Rivers.

— Comment ! est-ce possible ? s’écria Marlborough, qui ne put s’empêcher de tressaillir ; lord Rivers venait à peine de me quitter au moment où je me disposais à partit pour me rendre en toute hâte au palais.

— Il est cependant venu ici, reprit la roine, et il a reçu sa nomination de mes mains. Il m’a assuré que Votre Grâce ne s’y opposait pas.

— Ceci est contraire à l’étiquette, s’écria le duc hors d’état de déguiser sa mortification ; je n’ai point été consulté, et Votre Majesté fera bien de rétracter sa promesse.

— Impossible ! milord, répliqua Anne ; mais, puisque Votre Grâce se plaint de ce que j’ai violé l’étiquette, je me hâte de vous annoncer que le régiment vacant sera donné au colonel Hill, frère de mistress Masham.

— Madame ! s’écria le duc.

— Tel est mon bon vouloir ! répliqua la reine avec fermeté.

— Dans un cas pareil à celui-ci, cas qui entraîne des conséquences très-délicates, Votre Majesté m’excuserà si je he me rends pas sur-le-champ, répliqua le duc. Qu’il me soit encore permis de conjurer la reine de songer que la nomination d’un officier aussi jeune que le colonel Hill fera le plus mauvais effet dans l’armée ; bien plus, ce serait un passe-droit dont souffriront des militaires plus anciens et plus méritants que lui. On m’accusera moi-même d’avoir agi avec préférence et injustice.

— J’aurai soin que vous ne soyez en butte à aucune récrimination, répondit Anne.

— Vous allez, par ce fait, arborer un étendard autour duquel tous les mécontents viendront se ranger, poursuivit le duc.

— Je vois moins les choses en noir que vous ne le faites, ajouta la reine.

— Eh bien, comme dernière prière, ma gracieuse souveraine, fit le duc en s’agenouillant, laissez-moi vous rappeler les fatigues et les privations que je viens d’endûrer tout récemment encore, permettez-moi de vous parler de mes zélés services qui datent depuis vingt ans. Oh ! ne me donnez pas, ne persistez pas à me donner un ordre si humiliant et si désagréable pour moi. Je pourrais bien encore, pour ce qui me regarde, supporter cette indignité, mais, si je la dévoile à l’uaivers entier, cela vous sera aussi préjudiciable à vous-même qu’à moi.

— Relevez-vous, milord, dit froidement la reine. Je suis décidée, et rien ne changera ma résolution. Vous ferez bien de faire part de tout ceci à vos amis, et, lorsque vous aurez pris une résolution, vous me ferez, à votre tour, savoir votre réponse.

— Vous l’aurez bientôt, madame, » répliqua le duc, qui salua la reine avec un sentiment de rage contenue, et disparut sans ajouter une seule parole.


IV


Le sergent Scales revient de la guerre et ramène une femme hollandaise avec lui.


La constance de mistress Plumpton et de mistress Tipping avait été mise à une rude épreuve, car la campagne de 1707 se termina sans ramener le sergent. L’année suivante s’écoula de même, et on doutait que le brave soldat füt de retour pour l’hiver de 1709. Il faut avouer que cette absence prolongée était bien faite pour épuiser la bonne volonté des gens les plus patients.

Pendant presque tout ce temps-là, Scales avait régulièrement correspondu avec ses amis et leur avait envoyé plusieurs descriptions des siéges de Lille, de Tournai et de Mons, et des narrations des batailles d’Oudenarde et de Malplaquet, faits d’armes glorieux auxquels il avait assisté.

Bimbelot et Sauvageon n’avaient point cessé de rendre mille soins aux dames éplorées, et, si les assiduités du caporal avaient eu peu d’effet, le valet de chambre pouvait se flatter d’avoir fait une impression favorable sur le cœur de la femme de chambre. Il est inutile d’approfondir ici s’il aurait eu le pouvoir de triompher, et de conquérir la main de la sensible mistress Tipping ; mais il nous suffira d’affirmer que la dame était si bien surveillée par Proddy, vrai dragon de garde pour sa vertu, qu’elle ne put trouver l’occasion de perdre sa réputation d’honnête fille.

Le lecteur se rappellera que, la dernière fois où nous avons mis Bimbelot en scène, le cocher l’avait renfermé dans un bahut. Nous allons donc rendre compte de la suite de cette amusante aventure.

Le valet de chambre, qui ne savait point les manœuvres de Proddy, demeura ainsi pendant quelque temps, sans se douter qu’il était prisonnier. Mais à la fin, lorsqu’il n’entendit plus de bruit, il essaya de sortir, et, à sa grande consternation, il s’aperçut que toute retraite lui était coupée. Le cœur du pauvre diable battait dans une anxiété toute particulière, quand il entendit des pas qui s’approchaient.

Bientôt il distingua la voix de mistress Tipping.

« Êtes-vous là ? lui demanda-t-elle à voix basse.

— Oui, ma chère, je suis là, et probablement j’y resterai, à moins que vous ne m’en fassiez sortir, répondit-il.

— Mais il n’y a pas de clef, s’écria mistress Tipping, je ne puis donc pas vous ouvrir. Que faire ?

— Diable ! hurla Bimbelot, je mourrai de faim, je serai suffoqué. Oh ! mon Dieu ! que vais-je devenir ? »

Et, tout en s’agitant, le prisonnier fit tomber une immense pile d’assiettes, qui se brisèrent avec fracas les unes contre les autres.

Mistress Tipping s’enfuit, tandis que Fishwick, Brumby, Parker et Timperley, qui s’étaient retirés dans la petite chambre auprès de la cuisine pour fumer, tout en se régalant d’un pot de bière avant d’aller se coucher, se précipitèrent à l’envi dans le corridor.

« Quel diable de tapage ! s’écria Fishwick ; il y a très-certainement des voleurs dans la maison.

— Le bruit est venu du côté du cabinet aux porcelaines, dit Brumby ; un chat s’y sera probablement introduit.

— Ou plutôt un rat, dit Parker. Du reste, nous allons bien voir. Oh ! oh ! la clef n’y est plus. Elle y était pourtant ce soir, j’en suis sûr.

— M’est avis que c’est un voleur, dit Timperley ; il a mis la clef en dedans et s’est caché dans le cabinet.

— C’est possible, dit Brumby ; en ce cas forçons la porte, j’entends du bruit là dedans.

— Et moi aussi, » reprit Parker.

Au même moment, un nouveau fracas causé par une chute d’assiettes de porcelaine, et suivi d’une imprécation en langue française, résonna aux oreilles des domestiques du duc.

« Courez à la cuisine, Timperley. Apportez-nous le mousquet, l’épée et les pistolets ! s’écria Fishwick ; nous exterminerons le scélérat qui est là dedans. J’ai une clef qui ouvrira cette porte ; courez vite, vite ! Dépêchez-vous donc !

— Je ne suis pas un larron, mes amis, c’est moi, c’est Bimbelot ! s’écria le Français. Ne me reconnaissez-vous pas ?

— Diable ! il me semble que c’est la voix de Bamby ? observa Fishwick.

— Oui, oui, c’est Bimbelot, répondit le prisonnier.

— Que faites-vous donc là, Bamby ? demanda le cuisinier.

— J’ai été enfermé par mégarde, répliqua le valet de chambre. Ouvrez la porte, je vous en conjure. »

À cette réponse il y eut une explosion de rires unanimes parmi les valets, explosion qui redoubla lorsque, la porte ayant été ouverte, le valet s’élança en avant.

Sans s’arrêter à remercier ses libérateurs ni à leur expliquer son étrange captivité, Bimbelot prit ses jambes à son cou et sortit de la maison sans regarder derrière lui.

Le lendemain, Proddy se chargea lui-même d’expliquer la chose, et il ne ménagea aucun détail.

Ainsi Scales avait écrit régulièrement ; mais après la bataille de Malplaquet, dont il envoya un récit très-circonstancié, on n’entendit plus parler de lui, et, comme la lettre avait été tracée par la main d’un camarade, on craignit à Marlborough-House que le sergent n’eût été blessé, quoiqu’il n’eût pas fait part de cet accident présumé.

« Moi, je m’en tiens à ce que j’ai dit, s’écria mistress Tipping ; s’il lui manque un membre, je n’en veux pas pour mari.

— Et moi, n’importe ce qu’il aura perdu, fûüt-ce même la raison, riposta mistress Plumpton, il me retrouvera toujours fidèle.

— J’espère qu’il reviendra bientôt sain et sauf, observa Proddy ; m’est avis qu’il est resté trop longtemps absent ! »

La campagne de 1709 était finie, et le sergent ne revenait pas : les deux dames étaient consternées ; mistress Tipping avait des attaques de nerfs, et mistress Plumpton se livrait à des évanouissements réguliers.

Fishwick leur apporta certain jour une nouvelle qui les plongea l’une et l’autre dans un état de ravissement : le cuisinier avait appris de source certaine, c’est-à-dire de la bouche du duc lui-même, que le sergent était en route pour revenir, et qu’il arriverait d’un instant à l’autre.

Le même matin, Proddy parut avec un air mystérieux qui donnait fort à penser. Il avait reçu une lettre du sergent.

Ces dames supplièrent le cocher royal de leur en communiquer le contenu ; mais celui-ci branla la tête :

« Vous saurez assez tôt ce qui se passe, répondit-il. — Ce qui se passe ! Quoi ? demanda mistress Tipping. Qu’est-il arrivé ?

— Quelque chose d’affreux ! ajouta laconiquement Proddy. Soyez prêtes à tout entendre et à tout voir !

— Grand Dieu ! vous m’épouvantez ! s’écria mistress Tipping ; il n’a pas eu une jambe emportée ?

— C’est pis que cela, fit Proddy.

— Pis que cela ! répéta mistress Tipping ; impossible ! rien ne saurait être pire. Parlez, parlez, ou je vais devenir folle !

— Eh bien ! il a perdu la jambe droite, le bras droit, et, si j’en crois mon rapport, l’œil droit même, répondit le cocher.

— Dans ce cas, il ne doit plus penser à moi, s’écria mistress Tipping.

— Je suis bien aise que l’occasion se présente de lui prouver mon affection, ajouta mistress Plumpton en essuyant une larme ; je l’aimerai tout autant qu’auparavant, peut-être même mieux.

— Sur mon âme, Plempton, vous êtes facile à satisfaire, il faut l’avouer, observa dédaigneusoment mistress Tipping ; je vous souhaite toutes sortes de prospérités.

— Ah ! mais mistress Plumpton ne sait pas tout, remarqua Proddy.

— Eh quoi ! ya-t-il quelque chose de plus terrible encore ? demanda la femme de chambre. Qu’est-ce donc ?

— Le sergent m’a défendu de rien dire, mais je ne puis plus y tenir, répliqua Proddy. Il est marié !

— Marié ! s’écrièrent ensemble les deux femmes.

— Oui, marié, à une Hollandaise encore ! et il la ramène avec lui.

— J’espère bien qu’il ne nous la présentera pas, car je lui arracherais les yeux ! s’écria mistress Tipping. Miséricorde ! qu’arrive-t-il à Plumpton ? Ne voilà-t-il pas la pauvre sotte qui tombe en défaillance ? »

La brave fille, dont les bons instincts féminins triomphaient de ceux de sa rivale, vola au secours de la femme de charge, et tâcha de la faire revenir en lui jetant de l’eau au visage.

« Voilà du véritable amour, ou je ne m’y connais pas, dit Proddy avec un air de regret en regardant mistress Plumpton renversée sur sa chaise. Je suis fâché de l’avoir tant effrayée. »

Et, sans attendre qu’elle revint de son évanouissement, le cocher sortit de l’appartement.

Le même soir, Bimbelot vint voir les dames ; il fut ravi des nouvelles que lui donna mistress Tipping.

« Ma foi ! s’écria-til, voici la carrière galante du sergent terminée d’une drôle de manière. Ainsi il a perdu une jambe, un bras, un œil, et il a épousé une Hollandaise ! ah ! ah ! Vous dites qu’on l’attend à chaque instant ? je viendrai demain soir m’informer s’il est arrivé. »

En effet, le lendemain soir, le valet de chambre revint accompagné de Sauvageon. Il trouva les deux dames à la cuisine causant avec Fishwick. On n’avait pas encore entendu parler du sergent, Proddy lui-même n’avait pas paru. Mistress Plumpton paraissait inconsolable ; elle soupirait langoureusement, et s’essuyait fréquemment les yeux avec son tablier. Quoique mistress Tipping affectât des airs d’indifférence et de dédain, il était bien évident qu’elle était fort troublée.

« J’espère, ma chère amie, que vous vous vengerez du perfide sergent, insinua Bimbelot à cette dernière. Montrez-lui que, s’il a osé prendre une femme hollandaise, vous avez su l’imiter en acceptant un mari français, ha ! ha !

— Il mériterait en effet une telle leçon, répliqua-t-elle. Nous verrons. »

Sauvageon s’exprima à peu près dans les mêmes termes auprès de mistress Plumpton, mais celle-ci lui fit pour toute réponse un signe de tête négatif.

Au même instant un bruit singulier se fit entendre dans le corridor et se rapprocha de la porte : c’était comme le piétinement d’une jambe de bois.

« Sacredieu, qu’est cela ? s’écria Bimbelot.

— C’est le sergent, j’en suis sûre ! » riposta mistress Plumpton.

Elle parlait encore, lorsque la porte s’ouvrit, et Scales parut devant la compagnie.

Quel changement ! Il avait le bras droit en écharpe, et ce qui paraissait être le tronçon de la main était enveloppé d’un mouchoir ; d’un côté le sergent avait une jambe de bois, et de l’autre une béquille. La pâleur de son visage toucha mistress Plumpton, qui se serait certainement jetée à son cou, si elle n’avait aperçu derrière lui un personnage ressemblant à une femme.

Après s’être arrêté un instant sur le seuil pour ôter son chapeau et saluer ses amis, Scales s’avança péniblement : sa compagne le suivit.

Mistress Plumpton poussa un cri d’étonnement, lorsqu’elle aperçut devant elle l’objet du choix du soldat.

Jamais créature humaine n’avait été plus dépourvue de ce qui s’appelle les grâces du beau sexe. Mistress Scales était d’une taille inférieure de la moitié à celle de son mari ; mais ce qui lui manquait en hauteur était compensé par la rotondité de son ventre, et, si elle était dans son pays comptée parmi les Vénus hollandaises, c’est que les Hollandais admirent autant l’ampleur des contours que le font les Hottentots.

Les charmes de cette beauté étaient parés d’un jupon flambant de drap écarlate, par-dessus lequel elle portait une robe courte de brocart jaune tramé d’or, recouverte elle-même

d’un tablier de mousseline richement garni. L’énorme morceau d’étoffe qui couvrait sa poitrine était aussi éclatant que sa robe. Des manchettes de dentelle recouvraient ses bras jusqu’au coude, et elle portait des mitaines noires. Le cou de cette dame était si court que son menton se trouvait enseveli dans sa poitrine. À vrai dire, elle n’avait pas de taille, et elle ressemblait, pour la tournure, à une énorme barrique. Le reste des atours de cette Dulcinée se composait d’immenses boucles d’oreilles d’or massif ; d’un bonnet de dentelle avec des barbes, surmonté d’un chapeau de castor à forme basse et à larges bords ; de souliers noirs en cuir d’Espagne avec des talons rouges et des boucles. Elle tenait, en outre, à la main ue grand éventail dont elle se couvrait le visage, sans doute pour cacher son embarras et sa rougeur.

Comme elle s’avançait lentement, les pieds en dehors et en minaudant, les deux Français ne purent s’empêcher d’éclater de rire, et faisant un salut moqueur, auquel mistress Scales répondit par un petit soubresaut, ils s’écartèrent pour lui livrer passage, et aussi pour se réjouir tout à leur aise.

« Quelle créature ! s’écria mistress Tipping avec un air de dédain, en rajustant ses barbes. Quelle affreuse personne ! Certes je ne lui parlerai pas !

— Je crois cependent qu’il faut que je me décide, observa en soupirant l’excellente mistress Plumpton ; oh ! qui aurait pu penser que Scales en viendrait là, après tant de promesses et de beaux discours ?

— Il faut avouer qu’elle n’est pas belle ! » fit Fisbwick en se croisant les mains sur le ventre, et en considérant à son aise la Hollandaise.

Pendant ce temps le sergent était parvenu jusqu’auprès du groupe. Sa physionomie paraissait sombre, et il toussa à plusieurs reprises.

« Permettez-moi, dit-il à haute voix, de vous présenter à mistress Scales. Catherine, mon ange, voici mistress Plumpton. »

À ces mots, la petite femme grasse fit une révérence, et, ahaïssant son éventail, elle montra une grosse figure toute bouffie et couverte de mouches, un double menton, un nez épaté et de gros yeux ronds. Cette Hollandaise pur sang était si commune, que mistress Plumpton, pétrifiée, resta à moitié chemin de sa révérence.

« Ah diable ! comme elle est laide ! s’écria Bimbelot. Le diable m’emporte si je suis envieux du bonheur de notre illustre sergent !

— Ni moi non plus, s’écria en riant Sauvageon. Sa femme est aussi séduisante qu’une tonne de graisse.

— Ma femme parle très-bien anglais, mistress Plumpton, répliqua Scales ; elle sera enchantée de causer avec vous.

— Oui, mistress Blumbdon, che barle drès-pien anglais, fit la Hollandaise avec un accent tudesque.

— Comment la trouvez-vous ? demanda Scales ; elle passe pour une grande beauté dans son pays : on l’appelait la {{lang|nl|vat Haring van der Haag, c’est-à-dire le Hareng bouffi de la Haye, et là-bas, cette comparaison est un très-grand compliment.

— Oui, che basse pour une drès-crante peauté tans mon pays, ajouta encore mistress Scales.

— C’est une affaire de goût, murmura mistress Plumpton. Savez-vous, observa-t-elle à haute voix, que votre femme ressemble à M. Proddy ? Elle lui ressemble tant qu’on pourrait la prendre pour sa sœur.

— Qu’est-ce qu’elle dit ? demanda misttess Scales en faisant jouer son éventail.

— Elle dit que vous ressemblez beaucoup à un de mes amis, un homme fort respectable, à M. Proddy, cocher de la reine, répondit Scales.

— Oh ! mynheer Protty ; je fous ai soufent ententu barler de Jui, répliqua sa femme. Ce Protty toit êdre pel homme, s’il me ressemple.

— C’est un très-bel homme, fit Scales ; vous le verrez tantôt, je pense.

— Ah ! certainement, il ne tardera pasà venir, dit Fishwick ; il est même étonnant qu’il ne soit pas encore là. Mon Dieu, comme elle ressemble à Proddy !

— Voulez-vous me permettre de vous présenter ma femme, mistress Tipping ? poursuivit le sergent.

— Non, je vous remercie, sergent, répondit celle-ci en le regardant par-dessus l’épaule d’un air de mépris. Quel horrible monstre ! ajouta-t-elle entre ses dents.

— De toutes manières, répliqua Scales, consentirez-vous à me donner une poignée de main ?

— Il ne vous reste plus qu’une main, sergent ; il est donc prudent de ne pas la fatiguer inutilement, fit mistress Tipping avec un ton d’impertinence.

— Je ne m’attendais pas à une pareille réception de votre part, ajouta Scales avec tristesse, car je croyais que vous seriez heureuse de me révoir.

— Nous l’aurions été, sans aucun doute, si vous étiez revenu tel que vous étiez parti, répondit mistress Tipping ; mais vous êtes totalement changé, et vous savez que je vous ai dit que, s’il vous manquait un membre, nous n’aurions plus rien de commun ensemble.

— Vos infirmités ne m’auraient point fait changer d’avis, sergent, si vous n’aviez mis une barrière entre nous, fit mistress Plumpton. Oh Dieu ! avec quelle cruauté vous vous êtes conduit envers moi !

— Silence ! parlez plus bas, fit le sergent en désignant du coin de l’œil son épouse.

— Qu’est-ce que fous tites, matame ? demanda mistress Scales ; ch’esbère que le serchent ne fous a bas fait l’amour ?

— Si fait, s’écria mistress Tipping. Il nous en a conté à toutes les deux ; il nous a promis mariage à toutes deux, et il nous aurait épousées toutes deux, s’il ne vous eût point épousée, vieux monstre !

— Est-il vrai, matame ? s’écria mistress Scales, qui devint cramoisie. Che fous crois atteint de folie ! lui aimer ces imberdinentes chiennes !

— C’est égal ! Tout barbare que s’est montré le sergent, je ne le trahirai pas, murmura mistress Plumpton, qui détourna la tête.

— Si vous ne voulez pas me croire, vieille morue, s’écria mistress Tipping, demander à ces messieurs, ils vous confirmeront ce que j’avance.

— Oui, madame, répliqua Bimbelot en s’avançant ; je suis désolé d’être obligé de convenir que le sergent a fait la cour à ces deux dames.

— Silence, Bamby ! s’écria Scales.

— Non ! non ! vous ne m’imposerez pas silence. Peu nous importent vos menaces à cette heure, riposta le valet de chambre, qui adressa au sergent un geste de défi.

— Oh ! ajouta Sauvageon en imitant son compagnon, vos menaces ne nous font pas peur.

— Lâches ! s’écria Scales.

— Qui appelez-vous lâche, monsieur ? demanda fièrement Bimbelot en s’approchant de lui et en le regardant d’un air narquois.

— Oui, qui appelez-vous lâche ? fit à son tour Sauvageon en imitant la même manœuvre.

— L’un et l’autre ; vous êtes tous deux des lâches, riposta Scales, et vous n’oseriez jamais vous conduire de la sorte si je n’étais pas estropié ! »

Les Français préparaient une aigre repartie, lorsque mistress Scales les repoussa avec force.

« C’est à moi qu’il aura affaire, s’écria-t-elle ; nous avons tes comptes à régler. Rentez-moi mes florins, monsieur ; je temanterai le divorce, je m’en redournerai en Hollande, je fous laisse à fos pelles tames,

— Oh ! nous ne voulons plus de lui maintenant ! dit mistress Tipping.

— Parlez pour vous, Tipping, interrompit mistress Plumpton ; quant à moi, je sens que je lui pardonnerais volontiers.

— Dieu vous bénisse ! Dieu vous bénisse ! s’écria le sergent très-ému, tout en essuyant une larme.

— Rentez-moi mes florins, vous tis-je, hurlait mistress Scales en frappant le soldat de son éventail. Tout est fini, je fais bardir.

— Oui, rendez à cette dame son argent, cria Bimbelot qui passa derrière lui avec l’intention d’accrocher sa jambe de bois. Ah ! ah ! mon brave, vous voilà joliment plumé !

— Oh ! oui, il est clair que ma jument grise est une bien meilleure monture, ajouta Sauvageon en s’ingéniant pour lui arracher sa béquille.

— Ah ! misérables ! ah ! poltrons ! je vous apprendrai à me jouer des tours pareils, » hurla le sergent d’une voix de tonnerre, en les secouant l’un et l’autre avec une vigueur qui confondit les deux drôles.

Mais quelle ne fut pas leur terreur et leur étonnement, lorsqu’ils virent Scales tirer son bras de l’écharpe, secouer les bandages, et exhiber sa main droite aussi saine et aussi sûre que la gauche ! Quelle ne fut pas la surprise de tous les assistants, à l’exception pourtant de mistress Scales, quand le sergent déboucla la sangle qui retenait sa jambe de bois, et une fois dégagé frappa violemment la terre de son pied droit !

« Puis-je en croire mes yeux ? s’écria mistress Plumpton ; le sergent n’est point estropié !

— Mille tonnerres, fit Bimbelot épouvanté, que signifie cela ?

— Cela signifie, gredins, que le jour du châtiment est arrivé.

Gare à vous, scélérats ! répliqua Scales en frappant à coups redoublés sur leurs épaules à l’aide de sa béquille. Ceci vous apprendra, Bamby, à attaquer les gens dans le parc, et vous aussi, continua-t-il en traitant Sauvageon de la même manière. Que dites-vous de ce régal, infâmes ? traîtres ! drôles ! »

Et, tout en les traitant de la sorte, Scales poursuivait les deux hommes autour de la chambre, tandis que mistress Scales le secondait en leur allongeant de formidables coups de pied lorsqu’ils passaient devant elle ; la courageuse femme exhibait en gesticulant de monstrueux mollets. La Hollandaise avait pris Bimbelot par les pans de son habit, et lui décochait force souffllets, lorsque en essayant de s’arracher de ses mains, celui-ci l’entraina à terre dans sa chute : elle perdit alors son chapeau et son bonnet, et laissa voir au même instant de faux cheveux sur son front.

« Voici bien un autre miracle ! s’écria mistress Plumpton en volant au secours de la prétendue mistress Scales. Mais en vérité, Dieu me pardonne, c’est M. Proddy !

— Oui, oui, c’est moi, répondit le cocher en se relevant. Ah ! mon Dieu ! ce corset est trop serré, je vais étouffer ! ho ! ho ! délivrez-moi. »

Au même moment, le sergent, qui avait réussi à chasser les deux Français, revint à son tour, et, entourant de ses deux bras sa chère mistress Plumpton qui ne se défendit pas, imprima sur ses lèvres un tendre baiser.

« Me pardonnerez-vous, ma chère, d’avoir mis votre tendresse à une semblable épreuve” ? lui dit-il.

— Oh ! oui, répondit mistress Plumpton.

— Moi aussi, je vous pardonnerai, sergent, ajouta mistress Tipping en lui poussant le coude ; et cependant, vous ne le méritez guère. »

Sans proférer une parole, le sergent se tourna du oôûté de la camériste et la serra contre son cœur ; mais cette caresse n’était certes pas aussi tendre que celle qu’il venait de faire à la femme de charge.

« J’espère que vous avez eu bien soin de ma chambre en mon absence ? dit Scales.

— Venez la voir, répondit mistress Plumpton. Vous la retrouverez telle que vous l’avez laissée.

— Oui, venez, ajouta mistress Tipping. Nous l’avons régulièrement balayée et nettoyée.

— Merci ! merci ! répondit le sergent.

— Votre tambour est ausi gentiment tendu que mon corsage, observa Proddy. Mon Dieu ! mon Dieu ! je voudrais bien qu’on me délaçât. »

On se hâta d’obtempérer aux désirs du cocher royal, et toute la compagnie s’achemina vers la cellule du sergent. Tout en marchant, Scales assura mistress Plumpton qu’il n’oublierait jamais la manière dont elle l’avait reçu, et il ajouta que cette réception avait fait une ineffaçable impression sur son cœur.

« Ineffaçable ? baliverne ! s’écria mistress Tipping, qui l’entendit. Comme si elle ne savait pas que c’était une plaisanterie ! Que vous êtes done simple, sergent, de vous imaginer que vous auriez pu nous tromper à l’aide d’un stratagème si grossier ! Soyez certain que nous avons vu ce qu’il en était dès le premier moment. »

Le sergent parut être quelque peu incrédule ; mais, comme en ce moment même on arrivait à la porte de sa chambre, ses pensées prirent un autre cours.

Il hésita un instant et ouvrit la porte d’une main tremblante ; enfin pourtant il franchit le seuil. Tout était en place : les plans, le portrait, les gants, l’épée et le mousquet ; le tambour même était posé sur son tabouret à trois pieds.

Le sergent passa tous ces objets en revue, une larme vint perler le bord de ses cils. Il ne prononça pas un mot, mais on le vit presser avec une vive affection la main de mistress Plumpton.


V


Procès du docteur Sacheverell.


Le temps qui s’écoula entre l’arrestation du docteur Sacheverell et son jugement fut favorable à son affaire ; il eut tout le temps nécessaire pour préparer sa défense, Tous les moyens possibles furent employés pour disposer le public en sa faveur, et pour augmenter l’animosité dont ses adversaires étaient l’objet.

Le portrait du docteur fut affiché chez tous les imprimeurs ; on chantait des couplets écrits en son honneur à tous les coins de rue ; les ecclésiastiques de son parti faisaient allusion à sa position dans tous leurs discours : il y en eut même qui allèrent si loin, qu’ils firent des prières publiques pour la délivrance d’un de leurs frères tombé aux mains des philistins. On insistait sur les dangers imminents de l’Église et sur l’excellence de sa constitution ; les plus hardis perturbateurs étaient les bienvenus à la table de sir Harley et de ses amis, et ils venaient y recevoir des instructions. Le principal toast de ces festins était toujours celui-ci :

« À la santé du docteur Sacheverell, et à sa délivrance ! »

Les choses prenaient un aspect si menacant que, longtemps avant le procès, les chefs whigs conçurent de fâcheux pressentiments sur le résultat de l’affaire, et Godolphin se repentit amèrement de n’avoir point suivi les avis de lord Somers, qui avait conseillé une action intentée devant une simple cour de justice, comme le moyen le plus sûr de réussir. Mais il était trop tard ! quelque difficile et dangereuse que fût la tache qu’on avait entreprise, il fallait l’achever. Quitter le champ de bataille sans lutte, c’eùt été pire qu’une défaite.

Persuadée par Harley et Abigaïl que l’Église à laquelle elle était sincèrement attachée se trouvait en péril, la reine, dès le premier moment, se rangea du parti de Sacheverell. Cette protection fut encore augmentée par une maladresse commise par les whigs, qui admirent la légitimité de son frère le prince de Galles ; cette circonstance, qui redoubla l’aversion d’Anne pour la succession de Hanovre, l’exaspéra contre ses ennemis et redoubla sa prédilection en faveur d’un homme qu’elle croyait persécuté pour avoir émis et propagé des opinions entièrement conformes à celles qu’elle nourrissait au fond du cœur,

À la même époque, la confiance des tories fut augmentée par la défection des ducs de Shrewsbury, de Somerset et d’Argyle, lesquels, soit ouvertement, soit secrètement, s’employaient activement pour créer des difficultés au parti whig abandonné par eux.

Dans cet état de choses, et grâce à l’entraînement de l’opinion populaire contre eux, les instigateurs du jugement projeté virent bien que, quelle que füt la décision prise à l’égard de Sacheverell, les conséquences leur en seraient à eux-mêmes préjudiciables au suprême degré. La seule personne qui fût calme et qui se crût sûre du succès, était la duchesse de Marlborough.

Le conseil de la défense se composait de sir Simon Harcourt, de sir Constantin Phipps et de trois autres des plus habiles avocats tories. Pour les matières théologiques, on avait choisi les docteurs Atterbury, Smallridge et Friend.

Du côté des accusateurs figuraient sir John Holland, contrôleur de la maison royale ; M. le secrétaire d’État Bayle ; M. Smith, chancelier de l’échiquier ; sir James Montagne, procureur général ; M. Robert Eyre, procureur général ; M. Robert Walpole, trésorier de la marine, et treize autres grands personnages.

Les approches du jugement augmentèrent au plus haut point la curiosité publique ; toute autre considération d’affaires ou d’amusements disparut devant l’attente d’un conflit qui allait décider du sort des deux partis, quoiqu’il eût pourtant un autre but ostensible.

Le 27 février, jour fixé pour le jugement, environ une heure avant midi, les cours et les squares du Temple, où logeait Sacheverell pour être plus rapproché de ses avocats, étaient encombrés d’une foule immense, dont chaque individu portait des feuilles de chêne à son chapeau. C’était là un signe de ralliement du parti du haut clergé. Une clameur formidable s’éleva tout à coup, lorsque le docteur monta dans une voiture découverte aux panneaux dorés, qu’on lui avait prêtée pour cette occasion ; et, quand cette voiture se mit en marche, la foule la suivit en criant et en chantant, ce qui donnait à cette procession plutôt l’air du cortége d’un triomphateur que celui du passage d’un coupable se rendant à une cour de justice.

Les fenêtres de toutes les maisons situées dans le Strand et dans la rue du Parlement étaient remplies de spectateurs dont la plupart unissaient leurs cris à ceux de la foule, tandis que le beau sexe, qui n’était pas le moins nombreux, exprimait avec enthousiasme ses sympathies et ses vœux pour le docteur.

Sacheverell, corame nous l’avons déjà rapporté, était un bel homme, au maintien noble et à la démarche imposante ; dans ce jour solennel, il portait le grand costume ecclésiastique, et il avait réellement fort bon air. On le voyait sourire comme un homme assuré du succès.

Il arriva de cette manière à Westminster-Hall.

Le comité des Communes et les principaux membres ayant pris place, Sacheverell fut amené à la barre, et les préliminaires commencèrent sous la direction du procureur général, auquel succéda M. Seehmere. Après cela on donna lecture des passages du sermon qui avaient nécessité la mise en accusation.

La procédure n’alla pas plus loin ce jour-là, et la cour s’étant ajournée, le docteur fut reconduit au Temple au milieu du même concours de peuple qui l’avait amené à Westminster-Hall, et qui avait patiemment attendu sa sortie.

Le jour suivant, les attroupements furent bien plus nombreux que la veille, et les abords de la salle d’audience se trouvérent tellement remplis par la foule, qu’il fallut les efforts surhumains de la garde pour maintenir un semblant d’ordre.

Des grognements, des sifflets et des menaces retentissaient de toutes parts contre les adversaires de Sacheverell, tandis qu’au contraire ses amis étaient accueillis par des cris d’allégresse.

On savait que la reine assisterait au jugement, aussi, un quart d’heure avant midi, un peloton de soldats fraya-t-il un passage pour la voiture royale, qui parut bientôt traînée par quatre chevaux blancs. L’équipage s’avançait fort lentement, et, forsqu’il parvint presque en face de Whitehall, il y eut un encombrement tel, qu’il fut forcé de s’arrêter. Profitant de ce temps d’arrêt, plusieurs personnes s’approchèrent de la fenètre, en disant :

« Nous souhaitons que Votre Majesté soit bien disposée en faveur du docteur Sacheverell. »

Anne éprouva un sentiment de frayeur et rejeta la tête en arrière ; mais mistress Masham, qui était avec elle, répondit pour la reine :

« Oui, oui, mes amis, Sa Majesté protége tous les vrais amis du haut clergé, et se propose de punir ses persécuteurs.

— Nous le savions ! nous le savions ! s’écrièrent ceux qui entendirent ces paroles. Dieu bénisse Votre Majesté et la délivre des perfides conseillers qui l’entourent ! Hourra ! vive Sacheverell et le haut clergé !

— Et vous, cocher ! vociféra un des meneurs, drôle de haute taille, plus grand que tous les autres de la moitié de la tête, vêtu d’une houppelande verte en lambeaux et dont le menton n’avait pas été rasé depuis une semaine, parlez donc, cocher, s’écria-t-il en s’adressant à Proddy, qui était comme à l’ordinaire perché sur son siége. J’espère que vous êtes partisan du haut clergé ?

— Je me tiens au haut du clocher, ma belle girouette, répliqua Proddy. Ce n’est pas, que je sache, avec le bas clergé que vous avez affaire ?

— Maugrebleu ! répondit l’homme d’un ton bourru, si c’est là votre opinion, répétez donc avec moi : Sacheverell pour toujours, et à bas le duc de Mariborough|

— Je n’ai pas d’objection à défendre le docteur Sacheverell, répliqua Proddy ; mais que le diable m’emporte st je dis une parole contre le duc de Marlborough, et si je permets à qui que ce soit de l’injurier en ma présence ! Ainsi, gare à vous, rangez-vous, si vous ne voulez pas que je vous cingle le visage avec mon fouet. Gare là ! hop ! ho ! »

Dès que la reine eut passé, la duchesse de Marlborough arriva. Sa Grâce était seule dans son carrosse. Le peuple la reconnut et l’accueillit aussitôt par des hurlements et des sifflets. À vrai dire, aucune contraction des traits de son visage ne laissa voir qu’elle se fût aperçue de cet humiliant accueil, jusqu’au moment où l’homme dont nous avons déjà parlé s’approcha de la voiture, et passa insolemment sa tôte par la portière.

« Bonjour, duchesse, dit-il en touchant à peine le rebord de son chapeau et en ricanant avec impudence. Vous ne nous refuserez pas quelques couronnes pour boire à la santé du docteur Sacheverell et à la chute des whigs, n’est-ce pas ?

— Arrière, manant ! s’écria la hautaine favorite disgraciée. Avancez, cocher !

— Oh ! ne passez pas si vite, duchesse, » répliqua l’homme, qui continua à rire grossièrement et qui, se tournant du côté de deux hommes aussi déguenillés que lui, ajouta : « Approchez donc, Danmaree, et vous, Franks Willis, et prenez la tête des chevaux ! là ! là ! C’est bien. »

Cet ordre fut si promptement exécuté, qu’avant que Brumby eût pu se servir de son fouet, les chevaux furent arrêtés.

« Vous voyez, duchesse ! dit-il avec un affreux sourire : il faut nous donner ce que nous demandons, ou bien nous serons forcés de vous reconduire à Marlborough-House. »

Les spectateurs accueillirent ce discours par des rires et des cris. À la fin plusieurs voix s’écrièrent :

« Hé ! Geordie Purchase a raison. Il nous faut boire à la délivrance du docteur, ou sinon la voiture rebroussera chemin. »

Purchase allait renouveler sa demande en des termes encore plus insolents, quand une main de fer l’empoigna par le collet, et le rejeta de force au milieu de la foule.

Lorsqu’il revint de sa surprise, il s’aperçut qu’il avait été repoussé par un homme maigre et de haute taille, en uniforme de sergent, qui se tenait debout devant la portière, et le regardait, lui et ses amis, d’un air de défi.

« Mort ! tue ! renversez-le ! hurla Purchase ; c’est un whig, un dissident, tuons-le !

— Oui ! oui ! tuons-le ! » répétèrent cent voix.

La menace eût sans doute été exécutée, si en ce moment un détachement des Horse-guards ne se fût approché. Leur capitaine avait vu que la duchesse de Marlborough était retenue par la populace, et il était accouru pour la dégager. Tout aussitôt les hommes lâchèrent les chevaux qu’ils tenaient en main, et Brumby mettait le carrosse en mouvement, quand le sergent s’élança par derrière au milieu des valets de pied, et fut emporté avec eux.

Un moment après la scène que nous venons de parler, de nouvelles clameurs annoncèrent l’approche de celui qui était l’idole de la foule. Sacheverell parut, escorté comme la veille par un immense cortége. Tout le monde portait au bout d’un bâton son chapeau orné de feuilles de chêne, et chacun l’agitait en marchant.

À mesure que le carrosse s’avançait, les passants se découvraient devant le docteur, et on jetait à terre le chapeau de ceux qui refusaient de donner à Sacheverell cette marque de respect. Celui-ci était accompagné par les docteurs Atterbury et Smallridge, qui s’occupaient à examiner certains paquets que des dames avaient jetés dans la voiture, et dont le contenu avait de la valeur.

Quand la voiture arriva à Whitehall, les hourras devinrent assourdissants ; on se pressait autour du docteur, en lui souhaitant bonne chance et en lui demandant sa bénédiction. Sacheverell se prêta volontiers à cette momerie. Il se leva au milieu du carrosse, étendit les mains sur la multitude et s’écria, avec l’apparence d’une grande ferveur :

« Le ciel vous bénisse, mes frères ! et vous préserve des piéges de vos ennemis !

— Et vous aussi, docteur, cria d’une voix rauque Purchase, qui se tenait tout près de lui. Si vos persécuteurs osent vous trouver coupable, ils verront ce soir ce qu’ils doivent attendre de nous tous.

— Oh ! ils peuvent compter sur nous ! hurlèrent les autres.

— Nous commencerons par brûler le palais des séances, vociféra Daniel Danmaree ; les whigs verront un beau feu de joie qui suffira pour réchauffer leurs doigts crochus.

— Dites un mot, docteur, et nous démolirons la maison de l’évêque de Salisbury, hurla Frank Willis.

— Ou celle du lord chancelier, cria Purchase.

— Ou celle de Jack Dolben, qui a osé demander la mise en accusation de Votre Révérence, » fit Danmaree.

À ce nom de Dolben, un grognement universel se fit entendre au milieu de la foule.

« Mettrons-nous le feu à l’église de M. Hoadley, Saint-Peter’s-Poor ? Voyons, docteur ; ordonnez, commandez ! demanda Purchase.

— Allons ! allons ! mes amis, mes dignes amis, répliqua Sacheverell, abstenez-vous de tout acte de violence, je vous en conjure ; car autrement vous nuirez à la cause que vous voulez servir.

— Mais, docteur, il faut bien que nous fassions quelque chose, observa Purchase.

— Il est important que nous gagnions notre argent ! ajouta Willis.

— La paix ! la paix ! je vous l’ordonne, répondit le docteur, qui se hâta de se rasseoir dans sa voiture.

— Quoi qu’il en dise, s’écria Danmaree lorsque la voiture eut continué sa route, nous démolirons ce soir le Meeting-House du docteur Burgess, dans Lincoln’s-Inn-Fields.

— Très-bien, dit un petit homme qui avait son chapeau rabattu sur les yeux, cela prouvera aux ennemis du haut clergé que nous ne plaisantons pas. Le docteur peut dire ce qu’il lui plaît, mais je sais bien qu’une émeute lui sera agréable, aussi bien que profitable.

— Vous croyez ? s’écria Purchase ; eh bien ! alors nous la ferons. Nous nous rejoindrons à sept heures, à Lincoln’s-Inn-Fields, camarades.

— C’est convenu ! s’écrièrent cent voix.

— Et n’oubliez pas d’apporter vos bâtons ferrés avec vous, camarades, vociféra Frank Willis.

— Soyez tranquille ! répliquèrent les autres.

— Je vais les exciter encore plus, murmura le petit homme au chapeau rabattu ; cela fera plaisir à M. Harley. »

Sir Joseph Jekyll ouvrit la séance à Westminster-Hall, et cet homme de loi attaque surtout le premier article de la mise en accusation. Il fut soutenu par le procureur général, sir John Holland, M. Walpole et le général Stanhope. Ce dernier déclara, dans un discours remarquable, que, si le docteur Sacheverell, instrument d’un parti, avait prononcé son discours dans quelque conventicule de mécontents, fréquenté par des femmes égarées, on n’aurait fait aucune attention à un aussi sot discours ; mais, comme il avait prêché dans un lieu où il pouvait faire naître de grands désordres, cette faute méritait une punition exemplaire.

À cette dédaigneuse appréciation, le docteur, qui avait écouté les autres discours avec un calme inaltérable, devint très-pâle et eut quelque peine à retenir l’expression de son indignation. Bientôt après, M. Dolben parla, et, dans la chaleur de son discours, il jeta un regard sur Atterbury et Smallridge, qui se tenaient à la barre derrière Sacheverell. « Quand je vois devant mes yeux ces faux frères… ! » s’écria-t-il.

À peine ces paroles étaient-elles prononcées que lord Haversbam se leva et l’interrompit :

« Je ne puis laisser passer une pareille expression, monsieur, dit-il. Vous donnez là une qualification qui s’adresse à tout le clergéi-Je demande, milords, que l’honorable orateur s’explique.

— Oui ! oui ! éxpliquez-vous, s’écrièrent plusieurs voix sur les bancs des lords.

— Qu’avez-vous prétendu dire, monsieur, par l’expression dont vous vous êtes servi ? demanda le chancelier.

— Rien, milord, répliqua M. Dolben ; c’est seulement par inadvertance que j’ai prononcé ces mots. J’aurais dû dire ce faux frère, car je ne faisais allusion qu’au prisonnier qui est à la barre.

— L’explication est à peine satisfaisante, répliqua lord Haversbam, et j’exhorte l’honorable otateur à être plus circonspect à l’avenir. De paréils écarts de langage sont impardonnables. »

Quelque léger que fût cet incident, les partisans de Sacheverell surent le fäire tourner à leur avantage. On prétendit que l’orateur avait trahi, par ces paroles, l’intention du parti, d’attaquer l’Église entière en la personne du docteur.

Lorsque M. Dolben eut terminé son discours, la tour leva la séance, et le docteur fut reconduit chez lui au milieu d’un cortége tout à fait triomphal.


VI


La populace détruit les Meeting-Houses.

À la tombée de la nuit, les paisibles habitants de Lincoln’s-Inn-Fields furent terrifiés par l’apparition de plusieurs centaines de personnes armées de bâtons, de mousquets et d’épées, et conduites par trois hommes de haute taille, dont le visage était barbouillé de suie. Cette populace, après avoir paradé sur le square pendant plus d’un quart d’heure, comme pour attendre des recrues, s’arrêta près d’une lanterne, et le plus grand des trois hommes grimpa sur une borne pour adresser quelques mots à la foule.

À peine avait-il fini son discours que des cris s’élevèrent de toutes parts.

« Bien parlé, Geordie Purchase ! À bas les Meeting-Houses ! à bas les Meeting-Houses ! hurlait la foule.

— Allons, c’est assez ! continua Purchase. Commençons par démolir celle du docteur Burgess, c’est la plus proche. Venez, mes gars, nous aurons abattu tous les Meeting-Houses avant qu’il fasse jour. Hardi, vous dis-je. Vive le haut clergé et Sacheverell pour toujours ! hourra ! »

En disant ces mots, l’orateur sauta à terre, et, brandissant un couteau de chasse, il courut au coin du square et entra dans une petite cour, au bout de laquelle s’élevait le Meeting-House condamné à être démoli.

Plusieurs des hommes qui suivaient Purchase portaient des torches qui répandaient sur cette scène une lueur lugubre et vacillante. On attaqua sans tarder la porte, qui résista pourtant aux efforts réunis de Purchase et de Danmaree.

Tandis que ces misérables se ruaient contre cet obstacle et cherchaient un moyen pour l’enfoncer, une fenêtre s’ouvrit et un visage vénérable parut dans le cadre de pierre.

« Que voulez-vous, mes amis ? s’écria une voix douce.

— Ah ! c’est le docteur lui-même, observèrent quelques personnes, et aussitôt une clameur épouvantable retentit, qui réveilla un écho endormi dans le coin le plus reculé du square.

— Nous voulons entrer, vieux fou, répliqua Purchase ; ainsi déverrouillez votre porte, et, si vous ne vous dépéchez pas, ce sera tant pis pour vous.

— Vous faites là un acte injuste, s’écria le docteur Burgess, et je vous conjure de vous retirer et d’emmener ceux que vous avez amenés : je résisterai à vos violences aussi longtemps que je le pourrai, et vous n’entrerez dans ce lieu sacré qu’en me passant sur le corps.

— Que votre sang retombe donc sur votre tête, répondit Purchase avec une hardiesse sans égale. Malédiction ! ajouta-t-il en s’adressant à ceux qui étaient derrière, ne trouvez-vous donc rien pour abattre cette porte ?

— Voici un marteau, » s’écria en se frayant un passage jusqu’à lui un drôle au visage basané, qui portait autour de sa ceinture un tablier de cuir, et dont les manches étaient retroussées jusqu’au coude.

Purchase lui arracha le marteau et le lança contre la porte, qui céda enfin avec un horrible fracas.

Mais le docteur Burgess barra le passage aux assaillants : « Sortez d’ici, s’écria-t-il en levant le bras avec menace ; sortez d’ici, monstres sacriléges, ou craignez la vengeance du ciel.

— Nous sommes les serviteurs de l’Église, et par conséquent le ciel nous protége d’une façon spéciale, répliqua Purchase avec dérision ; laissez-nous passer, vous dis-je, ou je frappe.

— Vous ne passerez pas tant que je pourrai vous en empêcher, répondit le docteur Burgess. Mon corps est faible ; mais, avec le peu de force qui me reste, je vous résisterai, misérables.

— Puisque vous ne voulez rien écouter, vieux radoteur n’accusez personne de votre malheureux sort, » fit Purchase, qui, saisissant le ministre par le cou, le rejeta en arrière avec tant de violence, que sa tête rencontra le coin d’un banc, et qu’il demeura à terre sanglant et sans connaissance.

Au moment où le docteur tomba, un jeune homme qu’on n’avait pas remarqué jusqu’alors, s’élança en criant d’une voix désespérée :

« Ah ! misérable, vous l’avez tué !

— C’est possible, répondit Danmaree en ajoutant un blasphème, et nous vous traiterons de même si vous nous ennuyez.

— C’est vous qui l’avez frappé, s’écria le jeune homme, qui cherchait à s’emparer de Purchase. Vous êtes mon prisonnier !

— Laissez-nous tranquilles, grand niais ! ou je vous envoie en enfer rejoindre votre pasteur. »

Mais le jeune homme tenait bon, et, comme le désespoir doublait sa force, il parvint, malgré la vigueur supérieure de son adversaire, à arracher à Purchase l’arme qu’il tenait dans la main.

« Holà, Dan, s’écria le chef de l’émeute ; donnez donc, s’il vous plaît, un bon coup sur le crâne de cet écervelé. »

Danmaree brandit la hache qu’il tenait à la main, et le jeune homme tomba immédiatement.

La foule se précipita en avant et le foula aux pieds.

En un instant la chapelle fut envahie par les séditieux, et l’œuvre de destruction commença. On brisa les bancs, les escabelles ; on arracha les rideaux des fenêtres, on culbuta les lampes et les candélabres ; les boiseries et les lambris furent détruits, les coussins, les housses et les tapis dispersés ; les bibles et les livres de plain-chant déchirés et les feuillets jetés au vent.

À la fin, le docteur Burgess, qui n’était qu’étourdi, ayant repris ses sens, se releva et s’élança au milieu du tumulte :

« Abominables sacriléges, voleurs, assassins, s’écria-t-il, qu’avez-vous fait de mon neveu ? où est-il ?

— Silence, vieillard ! lui dit brutalement Frank Willis ; vous nous avez déjà donné assez de tracas.

— Faites-le monter en chaire et qu’il crie : Vive à jamais Sacheverell ! proposa Danmaree.

— Plutôt mourir ! s’écria le docteur Burgess.

— C’est ce que nous allons voir, hurla Purchase. Ici, mes gars ; hissez-le dans sa chaire. »

Et à force de coups, de malédictions et d’affreux traitements de toutes sortes, l’infortuné ministre fut contraint de gravir l’escalier.

Lorsqu’il parut dans la chaire, du haut de laquelle il avait coutume d’adresser la parole à un auditoire bien différent de celui qui l’entourait à cette heure, sa vue sembla produire sur cette bande déchaînée une impression de pitié.

Le visage de ce vieillard était d’une pâleur mortelle, et l’on voyait à la tempe gauche une large blessure béante, d’où le sang coulait à grands flots.

Sa cravate et ses habits étaient souillés par ce ruisseau sanglant.

Le docteur ne paraissait point être effrayé, mais il avait les yeux tournés vers le ciel : on eût dit qu’il murmurait une prière.

« Allons docteur, hurla Danmaree, criez : Vive à jamais Sacheverell et le haut clergé ! ou que Dieu ait pitié de votre âme.

— Que le Seigneur ait pitié de la vôtre, homme égaré, répondit le docteur Burgess. Vous vous repentirez des crimes que vous commettez aujourd’hui, lorsqu’on vous condamnera aux galères.

— Faites ce qu’on vous ordonne, docteur, sans plus discuter, dit Danmares, qui visa le ministre avec son mousquet.

— Je ne mentirai jamais à ma conscience, répliqua avec fermeté le vieillard, et je vous adjure de vous arrêter dans l’accomplissement de vos méfaits, et de ne pas tremper vos mains dans le sang. »

Danmerse allait lâcher la détente, lorsque Purchase lui arracha le mousquet des mains :

« Malédiction ! s’écria en même temps ce scélérat moins endurci que son compagnon, nous ne le tuerons pas : n’est-il pas assez puni par la démolition de sa chapelle ? »

La majorité de l’assemblée adopta cet avis, et Purchase ajouta :

« Allons, descendez, vieux cafard ! et sortez d’ici, à moins que vous ne souhaitiez qu’il vous arrive malbeur comme à ce nommé Samson de votre connaissance, sur la tête duquel on renversa une vieille maison.

— Que Dieu vous pardonne comme je le fais, » répondit Burgess avec douceur ; et en disant ces mots le pauvre homme descandit de la chaire, passa à travers la foule et sortit de la chapelle.

Avant son départ pourtant la chaire fut mise en pièces, et quelques minutes suffirent à la populace pour dévaliser complétement la chapelle.

Chargés de débris de planches, les vainqueurs revinrent au contre du square où ils entassèrent ces bois provenant des bancs et des lambris ; puis on mit le feu à cet immense bûcher. Le bois sec s’alluma promptement, et une flamme éclatante éclaira bientôt les groupes fantastiques qui l’entouraient. Ceux qui se trouvaient les plus rapprochés formèrent une ronde et sautèrent autour de ce feu de joie en gambadant et en hurlant comme des échappés de Bedlam.

Tandis que ceci se passait, Frank Willis avait attaché au bout d’une longue perche un des rideaux de la chapelle, et il l’agitait au-dessus de sa tête en disant que c’était l’étendard du haut clergé, autour duquel ses partisans devaient se rallier.

Les émeutiers tinrent ensuite conseil, et après un court débat il fut décidé qu’on irait démolir le Meeting-House de M. Earle, dans Long-Acre.

Purchase ayant communiqué cette décision à l’assemblée, elle fut accueillie avec des acclamations féroces.

On se rendit donc à la chapelle de Long-Acre, dont on enfonça les portes, et que l’on dévasta comme on avait fait chez le docteur Burgess ; on fit aussi un feu de joie avec les débris.

« Où irons-nous maintenant ? s’écria Purchase en escaladant un escalier ; où irous-nous maintenant ? — À la chapelle de M. Bradbury dans New-Street-Shoe-Lane, » dit une voix dans la foule.

Ce Meeting-House eut encore le sort des deux autres.

La populace se porta ensuite à Scather-Lane, où elle mit en pièces la chapelle de M. Taylor ; de là à Blackfriars, au Meeting-House de M. Wright, qui fut aussi démoli. Jusque-là les émeutiers avaient rencontré peu ou point d’obstacles ; enhardis par le succès, ils commencèrent à méditer un projet plus hardi. Quand la populace arriva à Fleet-Bridge, Purchase se hissa sur une balustrade et réclama l’attention générale.

« Si nous allions dans la Cité, s’écria-t-il, pour y détruire les chapelles ? qu’en pensez-vous, mes amis ? — Je suis d’avis de faire mieux, observa Willis en agitant son étendard ; je vote pour que nous allions démolir Salter’s-Hall.

— Je vous propose mieux encore, vociféra Danmaree : enfonçons les portes de la Banque d’Angleterre, et pillons-la. Nous serons riches pour le reste de nos jours.

— Oui ! oui ! la Banque d’Angleterre, pillons-la ! cria-t-on en chœur.

— Voilà une idée magnifique, Frank, répondit Purchase ; marchons. Vive Sacheverell et mort à la Banque d’Angleterre ! hourra ! »

Au moment où les brigands se disposaient à partir pour leur expédition, un petit homme, le chapeau rabattu sur les yeux, se précipita hors d’haleine au milieu d’eux, et leur annonça que la garde arrivait à leur poursuite.

« Les cavaliers ont tourné du côté de Lincoln’s-Inn-Fields, ajouta-t-il, car je leur ai dit moi-même que vous y étiez ; mais ils seront ici tout à l’heure.

— Bien alors ! ils seront chaudement reçus, dit résolument Purchase ; ici, mes gars, renversez moi ce tas de vieux bois sur le bord du pont, faites-en une barricade aussi grande que vous le pourrez, de façon à barrer tout à fait le passage ; tirez de ce fossé là-bas un baril de poix, nous allons le défoncer, et, dès que nous les entendrons venir nous y mettrons le feu : nous verrons s’ils osent traverser le pont.

— Vive Sacheverell et pillons la Banque d’Angleterre ! Hourra ! » hurlait la foule à pleine voix.


VII


Scales et Proddy réussissent à eux seuls à dissiper l’émeute et à arrèter les chefs de la rébellion.


La nouvelle de ces désordres était parvenue au comte de Sunderland à Whitehall : il se rendit sur-le-champ au palais de Saint-James pour rendre compte à la reine de ce qui se passait et lui exprimer ses inquiétudes.

« Je suis peinée, mais non surprise, milord, répliqua Anne : ces troubles sont la conséquence naturelle des poursuites exercées contre le docteur Sacheverell.

— Mais qu’ordonne Votre Majesté ? demanda Sunderland ; sacrifiera-t-elle la vie et les biens de ses sujets aux fureurs de cette populace effrénée ?

— Assurément non, milord, répondit la reine ; que la garde à pied, les Horse-Guards, prennent immédiatement les moyens nécessaires pour la disperser.

— La personne sacrée de Votre Majesté ne saurait rester ainsi sans défense, répliqua le comte.

— Ne craignez rien pour moi, milord, ajouta Anne ; le ciel me gardera. Je ne crains point d’être insultée par mon peuple, et je me montrerais à lui sans inquiétude ; dispersez les rassemblements comme je vous l’ai dit, mais qu’on agisse de manière à éviter autant qu’on le pourra la moindre violence. »

Sunderland retourna au Cock-Pit, où il trouva le lord chancelier, le duc de Newcastle et quelques autres seigneurs.

On délibéra de nouveau, puis on fit appeler le capitaine Horsey, et le comte lui ordonna de monter à cheval sur-le-champ et d’aller arrêter l’émeute.

« J’hésite à obéir à Votre Seigneurie, répliqua Horsey, à moins que je ne sois dégagé de toute responsabilité ; apparte- nant comme je le fais à la garde de la reine, je ne réponds pas des accidents qui pourraient compromettre Sa Majesté.

— C’est l’ordre positif de la reine, monsieur ! s’éeria le comte avec vivacité.

— N’importe, milord, répondit judicieusement Horsev, je ne ferai rien à moins d’un ordre écrit.

— Eh bien ! voici votre mandat, dit le comte, qui, s’asseyant, traça à la hâte quelques lignes et les remit au capitaine ; êtes-vous satisfait ?

— Mais, observa Horsey en parcourant le papier, ceci ne spécifie pas si je dois exhorter la foule ou la charger, milord. S’il me faut parlementer, je désire être accompagné par un orateur plus habile que moi. Si au contraire je dois me battre, je ferai de mon mieux, je suis soldat par profession.

— Morbleu, capitaine ! s’écria impatiemment le comte, si vous êtes aussi lent à disperser l’émeute que vous l’êtes à vous y décider, vous lui donnerez le temps de démolir la moitié des églises de Londres ! À l’œuvre, vite ! Mettez-y de la prudence et du bon sens, et n’employez la violence qu’en cas de nécessité absolue. »

Le capitaine, renseigné de cette manière, sortit aussitôt, et, faisant monter ses hommes à cheval, il se dirigea du côté de l’endroit où se tenaient les émeutiers.

En passant au galop dans le Strand, il apprit qu’il y avait un feu de joie à Lincoln’s-Inn-Fields, et il dirigea son escadron de ce côté ; mais, en arrivant sur ce point, les soldats trouvèrent le feu presque éteint : une troupe d’enfants était occupée à en éparpiller les cendres.

À l’approche des soldats, ces jeunes drôles s’enfuirent ; on en captura néanmoins quelques-uns, et l’on ne tarda pas à apprendre que la populacé, après avoir détruit trois ou quatre autres Meeting-Houses, s’était rendue à Blackfriars.

À cette nouvelle, le capitaine donna l’ordre de rebrousser chemin, et, mettant l’éperon aux flancs de leurs chevaux, les soldats traversèrent rapidement Temple Bar et Fleet-Street.

En arrivant en vue du petit pont jeté sur Fleet-Ditch, leur vue se trouva éblouie par une flamme éclatante qui s’éleva tout à coup, et, comme elle augmentait de moment en moment, ils reconnurent en approchant qu’elle provenait d’un immense bûcher, formé de bancs et de boiseries. Derrière ce bûcher était rangée une immense foule qui s’étendait jusqu’à une distance considérable le long des deux côtés du fossé. La flamme étincelante dardait mille feux sur les armes des révoltés, et faisait deviner leur nombre. Cette lumière se réfléchissait aussi sur la surface des eaux noires et dormantes du fleuve qui s’étendaient à leurs pieds, et décelait çà et là la présence d’un bachot ou d’une barque, ou l’architecture historique de quelque vieux monument de la ville de Londres.

Au milieu du pont, Purchase et Danmaree se tenaient debout, brandissant l’un et l’autre un couteau d’une main et un pistolet de l’autre ; tandis que Frank Willis, à califourchon sur la balustrade, agitait triomphalement son étendard.

Le feu brülait avec une fureur telle qu’il restait peu de chances aux soldats de pouvoir passer le pont. À leur vue, la multitude poussa ua long cri, et le capitaine Horsey fit halte.

Au bout de quelques minutes, la trompette résonna, et, au milieu du silence produit par cet appel, Horsey se leva sur sa selle en criant d’une voix sonore :

« Au nom de la reine, je vous ordonne de vous disperser et de retourner chez vous paisiblement. Le pardon est accordé à tout le monde, excepté aux chefs et meneurs. »

Purchase répondit à ces paroles de la manière la plus dérisoire :

« Nous sommes tous de loyaux sujets ; nous combattrons jusqu’à la mort pour la reine, pour le haut clergé et le docteur Sacheverell. À bas les whigs ! à bas les dissidents !

— Vive à jamais Sacheverell ! mort et opprobre à ses ennemis ! hurla la foule.

— En avant donc, soldats ! » s’écria Horsey en éperonnant son cheval et en s’efforçant de le faire sauter par-dessus le foyer. Mais l’animal poussa un hennissement terrible, se cabra, et, en dépit des efforts de son maître, s’élança dans une direction opposée.

À l’exception de deux ou trois cavaliers, la troupe entière essuya le même échec. Les chevaux refusèrent de s’approcher des flammes, et une nuée de morceaux de briques, de pierres, et d’autres projectiles lancés par les émeutiers, vint augmenter le désordre.

Quant aux trois hommes qui étaient parvenus à franchir cet obstacle, leurs chevaux étaient blessés et brûlés de façon à être hors de service. Les pauvres diables furent bientôt démontés et désarmés ; un grand nombre d’autres qui tentèrent de traverser Fleet-Ditch restèrent embourbés, et la multitude en fureur les roua de coups avant de les laisser aller.

Pendant tout ce temps-là, les émeutiers poussaient de grands cris de triomphe ; Purchase fit renouveler le combustible du feu, à l’aide d’un supplément de débris de bancs ; six vigoureux gaillards vinrent ensuite, portant sur les épaules un pupitre qu’à l’aide de puissants efforts ils parvinrent à lancer au sommet du bûcher, où le hasard fit qu’il se maintfnt debout.

Ce spectacle excita un rire universel, et quelques-uns des Horse-Guards, sans plus songer à leur mésaventure, ne purent s’empêcher de prendre part à l’hilarité générale.

Encouragé par cette circonstrance, Purchase s’écria : « Frères, ne combattez pas contre nous ; nous sommes pour la reine et pour l’Église ! »

Le capitaine Horsey ordonna à ses hommes de prendre un détour par Holborn-Bridge, afin d’attaquer les séditieux par derrière ; mais, avant de partir, il fit faire sur les émeutiers du pont, afin de les intimider, une décharge de carabines, qui n’eut d’autre effet que d’exciter des rugissements de joie. Une grèle de pierres, dont une atteignit le capitaine au visage, suivit immédiatement la fusillade. Tandis que les soldats rechargeaient leurs carabines, un homme de haute taille, vêtu d’un uniforme de sergent, accompagné d’un énorme cocher portant la livrée royale, se fraya un passage jusqu’au capitaine Horsey.

« Excusez, capitaine, dit le sergent ; votre intention est probablement de vous emparer de ces émeutiers, et non de les tuvr, n’est-il pas vrai ?

— Certainement, sergent Scales, certainement, riposta Horsey.

— Alors, avec votre permission, je vais tenter un moyen, repartit Scales ; venez avec moi, Proddy. »

Et, tirant son épée, Scales se précipita dans les flammes avec son compagnon.

Horsey regardait de tous ses yeux, curieux de voir quel serait le résultat de cet acte audacieux. Il fut donc très-surpris d’apercevoir ces deux hommes sortant de l’autre côté du feu sans avoir éprouvé un dommage matériel. Seul, le cocher s’arrêta pour arracher et jeter au loin sa perruque qui flambait.

« Ha ! ha ! je vous reconnais, vous êtes le drôle qui m’a bousculé ce matin à la portière de la voiture de la duchesse de Mariborough, s’écria Purchase d’un ton menaçant ; je suis bien aise de me retrouver face à face avec vous.

— Nous nous retrouvons pour ne plus nous séparer, misérable ! du moins avant que je vous aie mis en lieu sûr, répliqua Scales : rendez-vous !

— Pas avant que nous nous soyons un peu cognés, répondit Purchase en poussant un hurlement de rage.

— Il faudra aussi qu’il me prenne comme vous, Geordie, s’écria Danmaree en brandissant son épée sous le nez du sergent.

— C’est bien mon intention, » repartit Scales.

Et, saisissant l’un par le cou et l’autre par le collet, par un prodigieux effort de vigueur, le sergent traîna les deux bandits à travers le feu, et les remit très-meurtris et à demi suffoqués aux mains de quelques Horse-Guards.

Pendant ce temps-là, Proddy était parvenu à grimper sur la balustrade, et attaquait Frank Willis : il avait essayé de lui arracher le drapeau qu’il tenait aux mains. Au commencement de la lutte, l’attention de la foule s’était portée uniquement sur Scales : mais, à la vue de cette nouvelle attaque, plusieurs personnes accoururent au secours du porte-étendard.

Hors d’état de faire face à tant d’ennemis, Proddy céda et se laissa tomber dans le fossé, sans lâcher son antagoniste qu’il entraîna après lui.

Le cocher était tombé d’une hauteur de douze ou quatorze pieds, et la vase qui le reçut était douce comme un lit de plumes, de sorte qu’il courut plutôt risque d’être étouffé que de se casser les membres. Il allait, en effet, disparaître, lorsqu’un batelier le repêcha avec son crochet, lui et son prisonnier qu’il tenait toujours avec un poignet de fer, et qu’il s’empressa de remettre aux mains des soldats.

En voyant le sort de leurs chefs, les mutins commencèrent à manifester quelques symptômes d’hésitation, et, comme le détachement des Horse-Guards qui avait fait le tour par Holborn-Bridge arrivait sur ces entrefaites, et les attaquait à coups de plat de sabre, la foule se dispersa sans plus de résistance.

Sans plus tarder, on éparpilla le feu à l’aide de fourches, et l’on jeta les bois enflammés dans le fossé, afin de déblayer le passage pour la troupe.

Dès que ce travail fut terminé, le capitaine Horsey fit appeler le sergent, et, le complimentant sur sa bravoure, il le remercia du service qu’il avait rendu à la reine. Il aurait voulu agir de même envers Proddy ; mais le cocher s’était hâté de se retirer dans une taverne voisine, pour se débarrasser de ses vêtements fangeux, et prévenir à l’aide d’un bon verre d’eau-de-vie les fâcheux effets du plongeon qu’il avait fait. Scales se chargea donc de transmettre à son ami les louanges méritées qui lui étaient destinées.

On conduisit les prisonniers à Newgate, la geôle la plus sûre du quartier, après quoi le capitaine Horsey et ses soldats se mirent en marche pour regagner Whitehall.


VIII


Jugement rendu contre la docteur Sacheverell. Conséquences de cet arrêt.


Le lendemain matin, les troupes royales stationnèrent à Saint-Jaines et à Whitehall, tandis que les milices bourgeoises restèrent sous les armes auprès de Westminster. On plaça çà et là des détachements de la troupe de ligne, et la chambre des Communes ayant présenté à la reine une adresse dans le but de demander qu’on prit des mesures efficaces pour éviter de nouveaux tumultes, on publia à cet effet une proclamation, par laquelle on promettait une récompense à ceux qui dévoileraient le nom des perturbateurs et des instigateurs des troubles.

Ces mesures vigoureuses forcèrent Sacheverell à renoncer à son char de triomphe ; il se contenta d’une simple chaise à porteurs dans laquelle il se transportait journellement à Westminster-Hall, presque incognito et sans cortége.

Le procès s’était prolongé une semaine et le conseil de la défense avait répondu aux différents articles de la mise en accusation, lorsque Sacheverell prononça le discours qui avait été composé pour lui par Atterbury, Smallridge et Friend, et revu par Harcourt et par Phipps : il le déclama avec entraînement et avec conviction. Ce discours éloquent produisit sur la plupart des auditeurs une profonde impression.

La reine elle-même parut fort émus. Il importait peu que le discours fût diamétralement opposé aux doctrines invoquées par la mise en accusation, il importait peu qu’il fût audacieux et qu’on le prît au fond pour une artificieuse répétition des opinions déjà émises par l’orateur ; ce qu’il fallait, c’est qu’il fût approprié à la circonstance et qu’il décidât de l’issue du procès.

Les critiques les plus sévères s’étonnèrent du profond et rare savoir qui se trouvait déployé dans cette défense, tandis que les esprits superficiels se sentirent électrisés et vaincus par la puissance de ce pathos extraordinaire : les gens sérieux applaudirent avec impartialité, et les cœurs tendres ne purent s’empêcher de verser d’abondantes larmes.

La publication de ce discours, qui fut simultanée, porta aux nues la popularité du docteur. On commença généralement à espérer ou qu’il serait honorablement acquitté, ou que la punition qu’on lui infligerait serait asser douce pour équivaloir à un acquittement.

Ce qu’il y a de certain, c’est que le parti du haut clergé devina son triomphe, et dès lors son exaltation ne connut plus de bornes ; on improvisa des festins dans les tavernes et dans les cafés fréquentés par les tories ; les convives y faisaient de copieuses libations, se réjouissant par avance de la chute présumée des whigs, et se félicitant l’un l’autre avec enthousiasme de la brillants attitude de leur apôtres. On eut même à réprimer certains troubles nocturnes dans les rues ; mais le lendemain matin, les perturbateurs ayant manifesté une contrition sincère lorsqu’ils furent à jeun, les autorités se montrèrent indulgentes pour eux. Quelques attroupements se renouvelèrent encore dans les alentours du Temple et de Westminster-Hall : mais, comme les émeutiers se tinrent sur la réserve, on les laissa se disperser d’eux-mêmes.

Tout le temps que dura cette célèbre affaire, on remarqua parmi les basses classes du peuple une étrange unanimité d’opinion : tous, comme un seul homme, avaient épousé la cause de Sacheverell ; tous avaient flétri sa mise en accusation comme un acte injuste et hostile à l’Église, et tous avaient prodigué à ses persécuteurs les épithètes les plus outrageantes.

Le procès tirait donc à sa fin ; mais comme l’accusateur public, en répondant aux défenseurs du docteur, injuria ce dernier avec véhémence, l’indignation de la foule fut telle que, sans les précautions extrêmes qui avaient été prises, rien n’aurait pu empêcher une émeute plus terrible que la première.

Le peuple ne se montra pas seul intéressé à cette controverse qui devint le texte de conversation général de toutes les classes de la société. La plus fièvreuse anxiété régnait dans la capitale et dans les principales villes de province. Les affaires publiques étaient totalement suspendues, et on attendait avec impatience la clôture des débats, comme le seul moyen de mettre un terme à la fermentation générale de la nation.

La dernière séance du procès eut lieu le 20 mars. Quand les deux parlements furent entrés en séance, le chancelier général, ayant dépouillé les votes des lords, déclara Sacheverell coupable, à une majorité de dix-sept voix.

On voulut alléguer l’incompétence, mais cette proposition fut rejetée, et le jour suivant l’arrêt fut prononcé.

Il portait : que Sacheverell s’abstiendrait de prêcher pendant trois ans, et que son discours serait brûlé devant Royal-Exchange par la main du bourreau, en présence du lord-maire et de ses shériffs.

Cette sentence toute bénigne, qui montrait jusqu’à l’évidence la faiblesse des ministres, fut reçue par les adversaires du cabinet, comme aussi par le peuple, avec les démonstrations non équivoques d’une vive satisfaction. Dans plusieurs tavernes, on distribua gratuitement des liqueurs à la foule ; des groupes nombreux, composés des partisans du haut clergé, se promenèrent dans les rues, portant des branches de chêne enroulées à leurs chapeaux, et vociférant des chants d’actions de grâces, composés en l’honneur de la délivrance de leur champion.

On alluma des feux de joie au coin des rues, et la foule s’amassait tout autant pour boire à la santé du docteur et à son heureuse délivrance ; à cet effet, quelques généreux tories avaient fait don au peuple de grandes tonnes d’ale, et les passants étaient forcés de trinquer avec eux.

Les maisons furent illuminées dès que vint la nuit, et ceux qui se refusèrent à suivre l’exemple général virent les vitres de leurs fenêtres brisées par le peuple, dont l’ivresse et la rébellion ne connaissaient plus de bornes.

On essaya en plusieurs endroits de disperser les rassemblements et d’éteindre les feux ; mais, soit que la milice bourgeoise fût intimidée, soit qu’elle ne se souciât pas de mettre ces ordres à exécution, ce qu’il y a de certain, c’est que les excès de la populace ne furent point combattus, et que les rues continuèrent à être encombrées jusqu’à une heure fort avancée. Quelques retardataires, trop ivres de vin pour pouvoir se défendre, furent saisis et conduits au corps de garde ; mais on les relâcha le lendemain matin, en leur adressant une simple réprimande sur leur intempérance.

À Pall-Mall, presque en face de Marlborough, on avait allumé un grand feu autour duquel plusieurs centaines de personnes étaient réunies, et on leur avait distribué force liqueurs.

Quand ces gens-là se furent égosillés pendant quelque temps à crier : « Vive Sacheverell et les tories ! » ils commencèrent à vociférer contre les ministres, et, excités sans doute par des agents d’Harley qui s’étaient glissés parmi eux, ils poussèrent trois grognements pour le duc de Marlborough, et un quatrième pour la duchesse.

Au même instant, et comme si la chose avait été convenue à l’avance, deux hommes parurent sur le lieu du désordre attelés à une chaise à porteurs : ils expliquèrent leur intention, la foule leur fit place, et ils s’arrétèrent tout près du feu. On ouvrit alors la chaise, et un des hommes qui avait l’air d’un valet, et qui pourtant était vêtu des habits de son maître, exhiba aux yeux de la foule un mannequin affublé d’une perruque de crin, d’une robe écarlate en loques et d’un masque hideux ; il avait le cou entouré de papier, et tenait un bâton blanc à la main.

« Voici le lord-trésorier d’Angleterre, le comte de Godolphin ! » hurla cet homme, avec un accent français tellement prononcé, qu’on crut généralement qu’il affectait d’imiter un mounseer.

Un bruyant éclat de rire accueillit ces paroles, et plusieurs voix hurlèrent ces mots : « Au feu ! au feu !

— On l’y jettera tout à l’heure, répliqua le drôle ; mais avant, permettez-moi de vous montrer son camarade.

— Le voilà ! s’écria l’autre porteur, un grand diable fort maigre emmaillotié dans une large casaque d’uniforme, et dont le nez et le menton ressemblaient fort à un case-noisette. Regardez-le ! répéta-t-il, exhibant un autre mannequin au masque ridiculement féroce, couvert d’un habit militaire rapé, d’un chapeau galonné et chaussé d’une paire d’énormes bottes à genouillères. Voici le général en chef, le grand Malbrook ! continua l’homme au grand nez en montrant l’effigie aux spectateurs, qui lui répondirent par de joyeuses clameurs, mêlées pourtant de quelques signes de désapprobation ; ce sont les mêmes bottes qu’il portait à… »

Un mouvement insolite qui se fit dans la foule interrompit ce discours, et une voix de stentor s’écria : « C’est un mensonge, un mensonge infernal ! ce ne sont pas ses bottes ! »

Et, tout en disant ces mots, Scales se précipita sur le lieu de la scène, suivi de Proddy. Le sergent avait vu ce qui se passait du haut du perron de Marlborough-House, et s’était déterminé, malgré le péril de l’entreprise, à mettre un terme à ces grossières insultes.

Aussitôt que Scales fut parvenu près de la chaise à porteurs, il arracha le mannequin des mains de l’homme qui le tenait, et le foula aux pieds.

« Honte à vous ! s’écria-t-il en s’adressant au peuple ; est-ce ainsi que vous traitez le défenseur de votre pays et le vainqueur de vos ennemis ? Est-ce ainsi que vous honorez celui qui a remporté les victoires de Blenheim et de Ramillies ?

— Qui êtes-vous, pour nous parler ainsi ? observa quelqu’un.

— Qui je suis ? répondit le sergent. Je suis un homme quni a le droit de parler, parce qu’il a suivi le duc dans toutes ses campages ; un homme qui a versé son sang à ses côtés sur les champs de bataille, et qui le verserait volontiers pour lui-même ; un homme qui eût cent fois mieux aimé tomber sur le champ de bataille de Malplaquet que de vivre assez longtemps pour voir son général aussi grossièrement insulté par coux qui lui doivent honneur et respect.

— Si ces paroles ne touchent pas vos cœurs, c’est qu’ils sont plus durs que des pierres de taille, s’écria Proddy, en s’essuyant les yeux ; n’êtes-vous donc pas de vrais Anglais, vous qui permettez à deux canailles de mounsers, à des mendiants, d’insulter de cette manière votre illustre général et son ami le lord-trésorier ? Si vous n’avez pas honte de votre conduite, moi j’en rougis pour vous.

— Des canailles de mounsers ! remarqua un de ceux qui étaient présents. Eh quoi ! prétendez-vous que ces deux manants en guenilles sont Français ?

— Mais certainement ! répondit Proddy ; ce sont aussi positivement des Français que moi je suis le cocher de Sa Majesté.

— Grand Dieu ! C’est monsieur Proddy en personnel s’écrièrent plusieurs personnes ; nous le connaissons tres-bien.

— Je voudrais que vous me connussiez encore mieux et que vous fissiez en sorte d’imiter mes manières, repartit le cocher ; car alors vous agiriez autrement. Voyez comme ces deux poltrons tremblent de frayeur ! Est-ce à de pareils hommes qu’il faut permettre d’insulter le duc de Marlborough ?

— Non, non, crièrent cent personnes à la fois. Nous ne savions pas que ces deux hommes étaient des Français. Nous vous demandons bien pardon, monsieur Proddy, de ce que nous avons fait. Nous avons eu tort, grand tort !

— Ce n’est pas à moi qu’il faut demander pardon, reprit Proddy, c’est au duc. Montrez que vous regrettez d’avoir agi de la sorte en vous conduisant mieux à l’avenir.

— Nous n’y manquerons pas, répliquèrent les gens plus proches de Proddy ; que pourrions nous faire pour vous être agréables ?

— Criez trois fois : Vive le duc ! et puis donnez une bonne leçon à ces misérables, » répondit le cocher royal.

Trois formidables acclamations suivirent l’allocution du cocher, et les deux Français, atterrés à la vue du changement qui s’était opéré dans les dispositions de la foule, profitèrent d’une occasion qu’ils crurent opportune pour essayer de s’échapper.

« Arrêtez-les ! hurla le sergent. Arrêtez-les !

— Nous les tenons ; ne craignez rien, » dit un des assistants. Bimbelot et Sauvageon implorèrent en vain ceux qui s’étaient emparés d’eux : on ne voulut point leur rendre la liberte.

« Épargnez-moi, de grâce, criait piteusement Bimbelot. J’adore le grand Malbrook.

— Faites donc attention à cet ignoble baragouin, observa un porteur d’eau ; que nous sommes bêtes de ne pas avoir plus tôt deviné qui ils étaient !

— Je suis tout à fait de votre avis, l’ami, observa Proddy, avec un malin sourire.

— Qu’allons nous faire d’eux ? demanda un charbonnier. Il faut les jeter au milieu du feu.

— Coupons-les en morceaux ! s’écria un boucher.

— Pétrissons-les à mort ! proposa un boulanger.

— Non ! non ! soyez cléments, et pendons-les ! hurla un garçon tailleur.

— Pitié, pour l’amour de Dieu ! » criait Sauvageon. Le cocher détourna la tête avec dégoût.

« Je vais vous dire ce que nous allons en faire, fit Scales en s’adressant à ceux qui l’entouraient. Le valet va endosser ces guenilles-là, et il indiquait l’effigie du duc, et le caporal s’affublera de celles de l’autre. »

La proposition fut accueillie avec enthousiasme, et on se prépara à la mettre à exécution. Les mannequins furent dépouillés ; on arracha aux deux Français les habits qui les recouvraient, et on les couvrit des haillons apportés par eux. Puis on leur appliqua sur le visage les masques dont nous avons parlé, et de cette manière les drôles avaient bien plus l’air d’épouvantails que les véritables effigies.

Bimbelot excita des rires tout particuliers. Les vieilles bottes à l’écuyère, où ses petites jambes étaient enserrées, lui montaient jusqu’aux hanches ; la houppelande placée sur ses épaules ressemblait à un sac, et le grand chapeau retombant jusqu’aux épaules menaçait de l’étouffer. Sauvageon n’était pas moins ridicule.

Ainsi costumés, on hissa les deux drôles au sommet de la chaire, et ils y restèrent exposés aux huées de la multitude, qui, après leur avoir lancé toutes sortes de projectiles, proposa enfin de les jeter au feu.

On eùt probablement accompli cette menace ; mais le sergent et Proddy s’interposèrent. À vrai dire, ils ne purent empêcher la foule de leur attacher par derrière des pétards auxquels on mit le feu ; puis, alors seulement, on leur permit de s’enfuir, et ils parvinrent à s’échapper au milieu d’une grêle de charbons ardents qu’on lança sur eux.

Ainsi finit le procès du docteur Sacheverell, et cette affaire, comme l’avaient calculé ceux qui en avaient été les instigateurs, aplanit le chemin pour la dissolution du ministère.

La popularité des whigs ne se releva pas du coup qui lui avait été si habilement porté ; ils luttèrent cependant encore ; mais c’est à dater de cette époque que leur faveur commença à décliner.

Six semaines après la conclusion de son affaire, le docteur Sacheverell entreprit un voyage dans les provinces, et on le reçut partout avec des démonstrations de joie extraordinaires. À Oxford, ses collègues le fétèrent avec magnificence, et, après être resté une quinzaine de jours dans cette ville, il alla à Bunbury et à Warwick, où il fut également bien reçu.

Mais ce fut à Bridgenorth qu’on lui rendit les plus grands honneurs. Lorsqu’il approcha de la viile, il rencontra M. Creswell, riche gentilhomme du voisinage, attaché au parti jacobite, qui était venu l’attendre en compagnie d’une cavalcade nombreuse et d’un cortége de gens à pied, composé de plusieurs milliers de personnes. La plupart de ces gens-là portaient sur la poitrine des cocardes blanches brodées d’or, et des feuilles de laurier à leurs chapeaux. La route était couverte de spectateurs, et, pour compléter l’effet de la procession, les haies étaient ornées de fleurs dans un parcours d’environ deux milles. Les clochers des églises avaient été pavoisés d’étendards, et les cloches sonnaient à toute volée.

Telle fut la dernière scène de triomphe que le docteur Sacheverell eut à mentionner dans l’histoire de sa vie.



IX


Changement et renvoi du ministère whig.


Les cabales de Harley pour renverser le ministère whig avaient donc réussi au gré de ses désirs, et le cabinet de la reine se montra consterné en apprenant la nomination inattendue du duc de Somerset à la charge de lord-chambellan, en remplacement du comte de Kent, auquel on paya sa retraite en lui donnant un duché ; la destitution de Sunderland, en dépit des efforts de ses collègues et de la duchesse de Marlborough pour le maintenir à son poste, avait aussi fort étonné ; mais le coup de grâce fut la disgrâce de Godolphin, qui, ayant quitté la reine le soir, en apparence sur un pied d’amitié avec elle, reçut de Sa Majesté, le lendemain matin, une lettre lui annonçant qu’elle n’avait plus besoin de ses services, et qu’il pourrait briser en deux son bâton de commandement au lieu de le remettre en personne à Sa Majesté, suivant la coutume. On lui promit alors une pension de retraite de quatre mille livres par an ; mais cette pension ne fut jamais payée ni réclamée par le fler trésorier, quoique, à vrai dire, il eût grand besoin d’argent.

Lord Poulet fut installé sur-le-champ à la trésorerie ; mais par le fait sir Harley exerça le pouvoir réel. On fit alors des propositions d’alliance à ceux des ministres whigs qui étaient encore en fonctions ; mais ceux-ci les rejetèrent avec indignation, car ils supposaient que les tories ne pourraient pas gouverner, puisqu’ils n’avaient pas la confiance de la nation. La reine n’eut donc pas d’autre alternative que celle de renvoyer tous les whigs et de dissoudre le parlement.

Le résultat de cette dernière mesure prouva l’habileté des calculs de sir Harley. Jusqu’alors la junte avait été en possession du droit de diriger la chambre des Communes, et elle comptait sur le concours de cette chambre pour entraver les mesures prises par le nouveau ministère, afin de reconquérir par ce moyen son pouvoir perdu ; mais la convocation d’un nouveau parlement les détrompa, car elle était la preuve d’une grande préférence pour les tories.

Les whigs avaient été partout humiliés et battus. On leur reprochait à tous propos la récente mise en accusation dont ils avaient été l’objet. Ceux qui avaient voté en leur faveur étaient chaque jour en butte à des insultes et à des menaces de la part de la populace, et le nom du docteur Sacheverell était le mot de ralliement de leurs adversaires. Comme on le voit, le nouveau parlement éloignait, pour le moment du moins, tout danger du ministère tory.

On compléta, avant les élections, toutes les nominations ministérielles. Saint-John fut nommé secrétaire d’État ; le duc d’Ormond, lord lieutenant d’Irlande ; le comte de Rochester, président du conseil, et le duc de Buckingham, grand maître de la maison de la reine. On s’occupa même d’autres motions inutiles à rapporter.

Le cabinet une fois composé de la sorte commença ses opérations ; et, soutenu comme il l’était par la reine, il présentait de raisonnables garanties de durée. Ses actes furent d’abord empreints d’énergie et d’ensemble, et l’opposition hautaine et peu scrupuleuse qu’il rencontra ne fit qu’ajouter à sa force.

Bientôt cependant on vit s’élever des jalousies et des dissensions entre les nouveaux venus, et le parti tombé conçut l’espoir que la combinaison qui lui avait été si fatale serait promptement désorganisée.

Sir Harley n’avait pourtant pas encore atteint le but de son ambition, et, à cette heure, au moment où il n’avait plus qu’à étendre la main pour saisir ce qu’il convoitait, le bâton de trésorier, deux rivaux se présentèrent, qui menaçaient de le lui enlever. Ces rivaux étaient le comte de Rochester et Saint-John. Il existait entre sir Harley et Rochester une vieille inimitié, qui, tout en étant apaisée pendant quelque temps, s’était depuis peu ravivée dans toute son amertume originelle. Rochester se croyant en droit, eu égard à sa longue expérience, à son attachement éprouvé pour l’Église, et à sa parenté avec la reine {il était son oncle maternel), de prétendre au poste le plus éminent du gouvernement, avoua hautement ses prétentions, et Anne était trop indécise et trop timide pour lui répondre par un refus formel.

D’autre part, Saint-John, fort de ses talents supérieurs, et mécontent d’obéir, se sentant maître du parti jacobite et du parti tory, résolut de ne plus occuper un poste subordonné dans le cabinet, et il signifia nettement cette résolution à mistress Masham, à laquelle il rendait en secret des soins assidus.

Comme on le voit, Harley se trouvait menacé de ne point atteindre le but qu’il avait si ardemment désiré, lorsqu’un événement, qui en apparence le mit dans le plus grand péril, devint la cheville ouvrière de l’accomplissement de ses désirs. Pour expliquer convenablement ce qui se passa, il est nécessaire de retourner un peu en arrière.

Certaine nuit, environ six mois après le jugement de Sacheverell, un homme sortit précipitamment de Little-Man’s Coffee-House, lieu reconnu pour être un repaire de filous. Il tenait un sabre à la main, et se dirigea comme un furieux vers Pall-Mall ; une demi-douzaine d’individus, armés comme lui, le poursuivirent jusqu’à Hay-Market, mais arrivés là ils le perdirent de vue, et, après avoir attendu quelques minutes, rebroussèrent chemin.

— Bah ! laissons-le aller, dit l’un de ces hommes aux autres : nous savons bien où le retrouver. Si les blessures du major sont mortelles…

— Le major lui a gagné plus de cinq mille guinées, observa un autre. Ainsi, s’il a attrapé quelque mauvais coup, il a les moyens d’acheter des remèdes pour guérir ses plaies.

— Il a joué carreau tout le temps. Il est facile de voir que le major vole au jeu, remarqua en riant un troisième. Du reste, le marquis a fait sauter la coupe, il a triché et dirigé le dé à chaque coup ; il eût donc eu mauvaise grâce, en conscience, de s’offenser que le major se servit d’un dé pipé.

— Tout cela ne serait rien si le marquis avait un bon caractère, fit un quatrième ; mais, dès qu’il perd, il met l’épée à la main, et le major n’est pas le seul qu’il ait traité en ennemi.

— Dieu nous garde du marquis ! reprit le premier ; je suppose que pour cette fois nous en sommes débarrassés : il est positivement ruiné.

— Bah ! c’est un drôle si habile que je ne serais nullement étonné qu’il trouvât un nouveau moyen de conjurer la destinée, dit un troisième.

— Il se vendrait au diable pour cela, bien certainement, remarqua le premier, si mons Satan voulait l’acheter ; mais retournons auprès du major, il s’agit de lui porter secours. » Dès que le marquis de Guiscard, car c’était lui, s’aperçut que la poursuite avait cessé, il s’avança hors de la petite ruelle près de Hay-Market, où il s’était abrité, et, sortant de sa cachette, il retourna chez lui à pas lents ; sa démarche était chancelante comme celle d’un homme ivre, et il proférait de temps à autre un blasphème tout en se frappant le front à poing fermé.

Quand il arriva chez lui, Bimbelot, qui lui ouvrit la porte, fut épouvanté des regards farouches de son maître, qui arracha un flambeau des mains du valet terrifié, s’élança sur l’escalier, entra dans sa chambre, et, revenant presque aussitôt sur le carré, l’appela d’une voix élevée et colère :

« Bimbelot ! où est ta maîtresse, animal ? Est-elle rentrée ?

— Non, monseisneur, répondit le valet. Madame est allée au bal masqué, et vous savez, monsieur le marquis, que le bal finit ordinairement vers quatre ou cinq heures du matin. »

Le marquis poussa une exclamation de fureur, rentra dans sa chambre, et, se jetant sur une chaise, ensevelit son visage dans ses mains. Il demeura ainsi pendant assez longtemps, plongé dans les réflexions les plus amères.

À la fin, il se leva et arpenta l’appartement avec agitation, en se parlant à lui-même.

« La honte et la misère m’attendent. Que vais-je faire ? disait-il. Sot ! insensé que je suis, d’avoir risqué tout ce que j’avais au monde avec des aigrefins ! Ces drôles m’ont plumé ; et demain, ma maison et tout ce qu’elle contient sera saisie par l’impitoyable juif Salomon, qui me traque comme une bête fauve. La suppression de la pension de cent ducats par mois que je reçois des États de Hollande, le licenciement de mon régiment, et par conséquent la perte de ma paye, les folles dépenses de cette femme que j’ai eu la sottise d’épouser pour l’appât de mille guinées que sir Harley m’a comptées et dont elle a depuis trois fois dissipé le montant, l’insuccès de tous mes plans, la mort de mon ami dévoué, le comte de Briançon : toutes ces calamités m’ont réduit dans un tel état, que j’ai commis la folie de risquer le reste de ma fortune sur un dernier coup de dé ; et maintenant, j’ai tout perdu. Quelle absurdité d’avoir joué avec un escroc ! En tout cas, si le misérablé m’a volé, il ne vivra pas assez longtemps pour jouir de mes dépouilles. »

Et, poussant un rire sauvage, le marquis se rassit et cessa de parler. À vrai dire, ses pensées étaient trop lugubres pour qu’il pût rester longtemps tranquille. Il se leva donc une seconde fois.

« Il faut tenter quelque chose ! s’écria-t-il d’une voix rauque : mais quoi, quoi ?… Demain, les débris de ma fortune seront saisis, et Salomon me fera jeter en prison. Ah ! si je fuyais ! j’ai la nuit entière devant moi. Hélas ! pour fuir il faut en avoir les moyens ; et comment me les procurer ? N’y a-t-il rien ici que je puisse emporter ? Mes tableaux ont disparu avec mon argenterie et tout ce qui avait de la valeur. Ah ! il me reste encore les bijoux que Saint-John avait donnés à Angelica ! Elle les a. Ces bijoux me sauveront. Le collier seul à coûté trois cents guinées. En supposant que je n’en retire que le tiers de la somme, cela me suffira pour vivre jusqu’à ce que la veine me favorise encore ; et puis, je recevrai de l’argent de France. Ah ! ah ! je ne suis pas encore tout à fait perdu. Je disparaîtrai pendant quelque temps, pour reparaître ensuite avec plus de splendeur. »

S’abandonnant à ces espérances, le marquis s’approcha d’une armoire placée auprès du lit ; il en ouvrit la porte, en tira un écrin qui n’était point fermé. Cet écrin était vide !

« Les bijoux n’y sont plus ! Elle m’a volé ! s’écria-t-il. Que la peste étouffe la carogne ! Mon dernier espoir est donc anéanti ! »

Transporté de rage et de désespoir, le marquis perdit la tête ; il s’empara d’un pistolet appendu près du lit, le posa près de sa tempe et se disposait à lâcher la détente, lorsque Bimbelot, qui était aux aguets depuis plusieurs minutes, s’élança vers lui et le conjura de ne point se tuer.

« Je sais bien que vous êtes ruiné, monseigneur, s’écria le valet, mais votre mort ne raccommoders rien.

— Animal ! s’écria le marquis furieux ; sans ta stupide intervention, tous mes ennuis seraient terminés. Pourquoi vivrais-je ?

— Pour nourrir l’espoir de voir luire de meilleurs jours, reprit Bimbelot ; la fortune peut encore vous sourire.

— Non, non, la cruelle m’a pour toujours abandonné, s’écria le marquis ; je ne lutterai pas davantage. Laisse-moi, Bimbelot, laisse-moi.

— Attendez seulement à demain, monseigneur, et je suis persuadé que vous changerez d’avis, continua Bimbelot. En tout cas, vous aurez toujours la ressource d’employer votre moyen extrême.

— Eh bien ! répondit Guiscard en désarmant son pistolet, j’attendrai jusqu’à demain, ne fût-ce que pour dire son fait à ma perfide épouse.

— Laissez-la plutôt régler ses comptes toute seule, riposta Bimbelot. Si monseigneur voulait m’écouter, il quitterait cette maison pour quelque temps, et vivrait dans la retraite, jusqu’à ce qu’il ait trouvé un expédient propre à faire prendre patience à ses créanciers.

— Ah ! mon bon serviteur, tu ranimes un peu d’espoir dans mon cœur, répondit Guiscard. Je partirai demain matin, avant que personne ne soit levé ; tu m’accompagneras,

— Je ne vous quitterai pas, monseigneur, répondit Bimbelot. Du reste, nous n’avous pas la crainte de déranger personne, car tous les domestiques sont partis.

— Partis ! s’écria Guiscard.

— Oui, monseigneur, repartit Binsbelot ; je crois qu’à l’exemple des rats ils ont pressenti le moment où la maison allait crouler ; ils sont tous partis ce soir, et certes, ils n’avaient pas les mains vides, que je sache. Mistress Charlotte, après avoir habillé Mme la marquise pour la mascarade, a procédé à son tour à sa toilette ; ensuite elle a fait ses paquets, les a placés dans une voiture et s’en est allée dans le même véhicule.

— Que le diable l’emporte ! s’écria le marquis.

— Seul de tous je suis resté, poursuivit l’hypocrite, parce que, mon cher et noble maître, je n’ai pas voulu vous abandonner dans votre détresse.

— Tu ne te repentiras pas de ton dévouement ; puissent de meilleurs jours luire pour nous, Bimbelot ! ajouta Guiscard avec émotion.

— Vous avez un excellent moyen de réparer promptement votre fortune, monseigneur, dit Bimbelot. Puisque nous voici à Londres, vous pouvez épier avec vigilance ce qui se passe à la cour d’Angleterre. Notre digne monarque Louis le Grand saura bien payer les secrets importants.

— Ah ! c’est qu’il ne s’agit pas seulement de découvrir des secrets, il est bien plus difficile de les transmettre, avec de l’argent tout est facile, mais quand on n’en a pas…

— Autrefois, monseigneur n’avait pas l’habitude de reculer devant les obstacles, insinua Bimbelot.

— Je ne recule pas non plus maintenant, repartit le marquis ; je suis décidé aux expédients les plus extrêmes pour relever ma fortune. Demain je demanderai à Harley et à Saint-Jobn de m’assister dans ma détresse, et, s’ils me refusent, je les forcerai à céder, ne fût-ce que par peur.

— Je vous reconnais bien là, monseigneur, reprit le valet.

— Bien ! bien ! Je vais tâcher de me reposer quelques heures, ajouta Guiscard en se jetant sur le lit ; je chercherai ensuite un lieu de refuge pour toi et pour moi. Viens me réveiller une heure avant le jour.

— Vos ordres seront exécutés, monseigneur, répondit le valet. Si par hasard Mme la marquise rentrait, que faudrait-il faire ?

— Il sera assez temps de s’occuper d’elle lorsqu’elle sera venue, répliqua Guiscard. Tu la feras entrer ici.

— Monseigneur ne la maltraitera pas ? demanda le valet.

— Ne crains rien, répondit Guiscard ; et maintenant laisse-moi, je serai plus calme lorsque j’aurai dormi quelque temps. »

Bimbelot, en descendant, entra dans une chambre où Sauvageon était commodément établi en tête-à-tête avec une bouteille de bordeaux.

« Je suis arrivé à temps, dit le valet à son camarade. Il allait dire adieu à la vie sans crier gare, et cela n’aurait pas fait notre affaire.

— Mais non ! pas le moins du monde ! fit Sauvsgeon en vidant son verre. Et que fait-il en ce moment ?

— Il se repose, répondit Bimbelot ; nous ne perdrons pas la récompense que M. Harley nous a promise pour lui donner la preuve des secrètes menées de notre marquis. Avant peu il aura tout cela en mains. »

Au moment où le valet de chambre prononçait ces paroles, un coup de marteau très-fort fit résonner la porte d’entrée.

« Sarpejeu ! s’écria Bimbelot, c’est Mme la marquise : elle rentre plus tôt que de coutume, quel malheur ! »

Ce disant, Bimbelot courut à la porte, et s’étant assuré que c’était bien la marquise, il introduisit sa maîtresse avec cérémonie comme si de rien n’était, et l’éclaira jusqu’en haut, en prenant toutefois la précaution d’ordonner aux porteurs de la chaise d’attendre son retour.

Angelica entra dans une chambre qui donnait sur le palier. Elle jeta son masque et ôta son domino de soie rose, qui recouvrait une magnifique robe de brocard blanc : sa tête était coiffée d’un chapeau de fantaisie à l’espagnole, relevé au moyen d’une agrafe de diamants et orné de plumes d’autruche. La marquise était beaucoup plus grasse qu’autrefois, ses traits même avaient grossi, mais elle était toujours fort belle.

« Envoyez-moi Charlotte, dit-elle en s’asseyant sur une chaise.

— Mistress Cherlotte n’est pas rentrée, madame, fit Bimbelot.

— Pas rentrée ! s’écrie Angelica. Comment a-t-elle osé sortir sans ma permission ? Je la renverrai demain. Envoyez-moi Dacoson alors.

— Mistress Dacoson est aussi partie, répliqua Bimbelot. Du reste, toutes les femmes sont parties ; mais j’offre mes services à madame, si je puis lui être utile.

— Vos services ! s’écria Angelica en tressaillant. Juste ciel ! voilà de l’impudence, ou je ne m’y connais pas ! Un valet qui offre de faire l’office de femme de chambre ! Sortez sur-le-champ, drôle ! Le marquis sera instruit de votre audace.

— Le voici lui-même, » dit Bimbelot en ricanantavec malice.

Et il s’effaça pour faire place à Guiscard, qui entrait.

« Que signifie ceci, marquis ? s’écria Angelica. Avez-vous donc renvoyé les domestiques ?

— Ils se sont congédiés eux-mêmes, répondit froidement Guiscard ; ils ont découvert que j’étais ruiné, et alors ils sont partis.

— Ruiné ! s’écria Angelica. Grand Dieu ! Un flacon ! des sels, je me trouve mal !

— Non, madame, vous ne vous évanouirez pas, répliqua sèchement le mari. Écoutez-moi. Notre ruine peut être retardée pendant quelque temps, peut-être même évitée tout à fait, par la vente des bijoux que vous aviez en quittant Saint-John ; donnez-les moi sur-le-champ, et dépêchons surtout.

— Il m’est impossible de vous les donner, fit Angelica en sanglotant.

— Pourquoi cela ? demanda fièrement Guiscard.

— Parce que… parce que je les ai engagés pour cent guinées chez Salomon le juif, répondit-elle.

— Il ne vous a pas donné le demi-quart de ce qu’ils valent, hurla Guiscard en grinçant des dents ; mais n’avez-vous pas d’autres joyaux ?

— Rien que cette boucle de diamants, et je ne m’en séparerai pas, répliqua Angelica.

— Vous me la refusez ? demanda le mari.

— Oui ! répondit-elle hardiment.

— C’est ce que nous allons voir, fit le marquis, qui, lui enlevant le chapeau, en arracha la boucle.

— Je ne vous cache pas, marquis, que je suis charmée de ce que vous venez de faire là, fit Angelica ; votre brutalité m’autorise enfin à vous quitter.

— Ne vous donnez pas la peine, madame, de trouver une excuse à votre abandon, je vous en prie, observa amèrement le marquis ; ma ruine est un prétexte suffisant. Je ne m’attendais pas à ce que vous restassiez avec moi, et je le désirerais peu. Je ne doute pas que vous n’ayez, près d’ici, quelqu’un tout prêt à vous recevoir.

— Ceci me regarde, marquis, répliqua-t-elle ; pourvu que je ne vous importune pes, vous n’avez pas à vous inquiéter de moi.

— Oh ! sans aucun doute, riposta Guiscard en saluant sa femme. Nous nous séparons donc pour toujours, et rappelez-vous, dans le cas où vous auriez du penchant pour un nouveau mariage, que notre union peut être aussi facilement annulée qu’elle a été contractée.

— Je ne l’oublierai pas, répondit-elle ; mais j’ai assez du mariage pour le moment. Et maintenant, bonsoir, marquis. Je serai partie avant votre lever demain matin. Je vous quitterais volontiers sur-le-champ, mais…

— La chaise de madame attend encore, fit Bimbelot, en entrant dans l’appartement.

— Ah ! quel heureux hasard ! s’écria Angelica ; en ce cas, je vais m’en aller tout de suite. Dites aux porteurs de me conduire chez M. Salomon, dans Threadneedle-Street. C’est très-loin, mais ils seront largement payés.

— Faites mes compliments à M. Salomon, madame, ajouta le marquis avec ironie ; et dites-lui que, comme il est déjà possesseur de toutes mes richesses, vous comprise, qui êtes la plus importante, j’espère qu’à l’avenir il me témoignera plus de considération qu’il ne l’a fait jusqu’à présent.

— Je ne manquerai pas de faire votre commission, fit Angelica. Adieu, marquis ! » Et la marquise de Guiscard descendit l’escalier en sautillant, suivie de Bimbelot, qui ne la quitta point jusqu’au moment où elle fut installée dans ja chaise à porteurs.


X


Le marquis de Guiscard essaye d’assassiner sir Harley.


Une heure avant le jour, Bimbelot amena une voiture dans laquelle il entassa les objets que le marquis jugea à propos d’emporter, et le maître et le valet se firent conduire au Lion rouge, dans Warden-Street, obscure taverne où Guiscard espérait ne point être inquiété. Cependant le même jour, au risque d’être arrêté, il se rendit chez sir Harley, qui refusa de le recevoir. Exaspéré dr cet affront, le marquis retourna à l’auberge, et écrivit au ministre une longue lettre dans laquelle il le menaçait, s’il ne venait pas à son secours, de révéler à la duchesse de Marliborough, tout ce qui s’était passé entre eux.

Dans la matinée du jour suivant, il alla voir Saint-John, et eut plus de succès auprès de lui. Le secrétaire d’État le reçut avec bienveillance et parut même fort touché du récit qu’il lui fit de l’extrémité dans laquelle il se trouvait. Il blâma l’indifférence d’Harley, et promit de parler à la reine de la position du marquis de Guiscard. Et il tint parole, car il en parla si chaleureusement, que la bonne reine accorda gracieusement au marquis une pension annuelle de cinq cents guinées.

Cet ordre fut notifié au trésor ; mais sir Harley réduisit la pension de cent guinées par an, alléguant pour excuse l’épuisement des fonds. Guiscard prit cette mesure pour une vexation préméditée, et jura de s’en venger. Il chercha donc à obtenir une audience de la reine, afin de lui exposer ses griefs, mais il ne put y réassir.

Heureusement pour lui, son crédit se trouvait un pou rétabli, et il osa se montrer en public. Il loua une maison dans RyderStreet, et recommença à fréquenter les cafés comme auparavant, il continua même à jouer, mais avec réserve, et souvent même il gagna de petites sommes. Ces gains enhardirent l’aventurier, il risqua de plus gros enjeux ; mais par malheur, certaine nuit, une mauvaise veine soutenue lui fit perdre tout ce qu’il possédait.

Dans son désespoir, le marquis eut recours à Saint-John, que son aventure émut de pitié, car il avait du penchant pour les gens du caractère du marquis. Il lui donna encore de sa bourse une somme suffisante pour subvenir a ses plus pressants besoins, lui recommandant, toutefois, d’en user prudemment. Loin de suivre ce sage avis, Guiscard, le même jour, poussé à sa perte par la fatalité, hasarda cet argent au pharaon, et perdit tout ce qu’il avait dans ses poches.

Le marquis, oublieux de tout sentiment de tact et de bienséance, osa s’adresser encore à Saint-John ; mais, cette fois, il éprouva un refus formel, et à partir de ce moment, il ne fut plus jamais reçu par le secrétaire d’État.

Réduit aux expédients les plus désespérés, le malheureux ne vécut que de sommes modiques qu’il empruntait, car il avait touché d’avance la première année de sa pension, et il souffrait souvent de la misère. Logé à Maggot’s-Court, impasse obscure conduisant à Little-Swallow-Street, il occupait là une seule chambre misérablement meublée : sa toilette était pourtant toujours convenable, et il fréquentait avec persévérance les abords du palais, dans l’espoir d’apprendre quelques nouvelles.

Bimbelot avait depuis longtemps quitté son service, mais il lui rendait souvent visite, sous prétexte de lui être utile, tandis qu’en réalité son vrai but était de se tenir au courant de la correspondance qu’il entretenait avec la France. Tout en avouant ce fait, le marquis était néanmoins trop prudent pour admettre son ancien valet de chambre dans sa confidence : cependant, un beau jour, surpris par ce dernier, tandis qu’il était occupé à cacheter un paquet, il lui dit, comme s’il lui était impossible de garder un secret :

« Avant peu, Bimbelot, tu verras toute cette capitale, que dis-je ? tout ce pays bouleversé ; on va frapper un grand coup, et c’est ma main qui tiendra l’épée !

— Que voulez-vous dire, monseigneur ? dit le valet frémissant d’une avide curiosité.

— Je viens d’écrire à la cour de France, poursuivit Guiscard en s’animant, qu’on doit s’attendre à un coup d’État qui changera d’une manière surprenante la face des affaires dans ce pays. J’ai ajouté que le moment était favorable et que le prince qu’on appelle ici très-injustement le Prétendant pouvait faire une descente en Angleterre, car il trouvera de nombreux partisans, dans le nombre desquels je compte les trois quarts des membres du clergé.

— Mais quel est le coup que vous comptez frapper, monseigneur ? demanda le valet.

— Je le destine à la personne la plus importante du royaume, répondit Guiscard avec un sourire sauvage. Le prince, en arrivant à Londres, trouvera le trône vacant.

— Ah ! vraiment ? s’écria Bimbelot, hors d’état de déguiser sa surprise et son épouvante.

— Ah ! scélérat ! hurla Guiscard en sautant à la gorge de son valet, j’en ai trop dit. Jure-moi de ne jawais répéter un mot de ce que je t’ai dit, ou tu es un homme mort.

— Je le jure ! répliqua Bimbelot ; certes, je n’ai pas l’intention de vous trahir, monseigneur. »

Rassuré par les protestations du valet, Guiscard le lâcha ; mais Bimbelot se hâta de sortir, dès qu’il crut pouvoir le faire. À vrai dire, il n’alla pas loin, et entra dans une taverne adjacente, d’où il pouvait espionner tous les mouvements du marquis.

Bientôt après Guiscard sortit à son tour, et Bimbelot le suivit d’assez loin pour n’être point remarqué.

Le marquis se dirigea vers Golden-Square, s’arrêta chez le comte de Portmore, et remit un paquet à un de ses gens. Dès qu’il eut disparu, Bimbelot se présenta, et apprit que le paquet était adressé au comte de Portmore (alors commandant en chef en Portugal), et qu’il devait être expédié à Sa Seigneurie, parmi d’autres lettres, par sa femme la comtesse de Dorchester. Fort intrigué de ce détail, Bimbelot résolut d’aller en faire part à sir Harley. En conséquence, il s’achemina sur-le-champ vers Saint-James’-Square ; le ministre lui donna audience sur l’heure, et jugea la nouvelle si importante, qu’il dépêcha sans tarder un agent de la reine pour aller chercher le susdit paquet.

L’agent out quelque peine à s’en emparer, mais il réussit pourtant et le rapporta à sir Harley.

La première enveloppe contenait une lettre adressée à un marchand de Lisbonne, puis cette seconde enveloppe en contenait une autre adressée à un banquier de Paris, nommé Moreau, et dans cette dernière on put lire en termes fort clairs les horribles projets du marquis.

Après avoir parcouru ces documents, sir Harley ordonna de garder à vue Bimbelot, et se rendit lui-même chez M. Saint-John, qui lança un mandat d’amener contre le marquis.

Trois agents de la reine se mirent en quête du coupable, et, par bonheur, ils le trouvèrent dans Saint-James’-Park. Avant qu’il pôt songer à la résistance, ils s’emparèrent de Gulscard, et le désarmèrent.

Le marquis les conjura de le tuer : mais, sourds à ses instances, les agents le conduisirent au Cock-Pit, où il fut enfermé dans une chambre attenante au cabinet du secrétaire d’État. On fouilla soigneusement le misérable, et on lui ôta tous les objets inutiles. À peine cette recherche était-elle terminée, que Guiscard trouva le moyen de s’emparer, sans être vu, d’un canif qui traînait près de lui sur un pupitre, et il le glissa dans sa manche. À l’aide de cette arme, il recouvra son audace et sa confiance, et attendit le moment de son interrogatoire avec une insouciance apparente.

Le bruit de l’arrestation de Guiscard était cependant parvenu jusqu’à sir Harley, et tout aussitôt il tint conseil en compagnie de Saint-John, de sir Simon Harcourt, du comte de Rochester, des ducs de Newcastle, Ormond et Queensbury, ainsi que des lords Dartmouth et Poulet. Cette séance eut lieu dans l’appartement du secrétaire d’État, vaste chambre assez mesquinement meublée, et qui ne contenait absolument qu’une grande table couverte d’un tapis vert, et entourée de chaises. Un petit guéridon était placé sur l’un des côtés pour les sous-secrétaires ; sur la muraille nue on apercevait un portrait en pied de la reine, peint par Kneller.

Saint-John remplissait les fonctions de président. Apres une courte conférence entre les membres du conseil, on introduisit le prisonnier, qui était pâle comme la mort, quoique son maintien fût sérieux et calme. Il lança à Saint-Jobhn et à Harley des regards hautains et menaçants.

« Je suis affligé et surpris à la fois de vous voir ici, marquis, lui dit Harley.

— Vous pouvez être affligé, je le comprends, mais vous ne devez guère vous montrer surpris, répondit Guiscard.

— Et comment cela ? demanda aigrement l’autre. Oseriez-vous insinuer que… ?

— Je n’insinue rien, interrompit Guiscard ; continuez votre interrogatoire.

— Prisonnier, dit Saint-John, vous comparaissez ici sous le poids d’une accusation de haute trahison et de lèse-majesté au premier chef.

— Qui m’accuse ? fit Guiscard d’un ton d’impatience.

— N’importe, répondit le secrétaire d’État ; vous êtes accusé d’entretenir une correspondance dangereuse avec la cour de France. Qu’avez-vous à répondre ?

— Je nie le fait ! répliqua hardiment Guiscard.

— La seconde accusation, prisonnier, est celle de préméditer un des crimes les plus horribles, poursuivit Saint-John. Vous êtes accusé d’avoir songé à ôter la vie à notre maltresse souveraine Sa Majesté la reine, à laquelle, quoique étranger, vous êtes attaché par les liens les plus grands de la reconnaissance, surtout à cause des notables faveurs qu’elle a daigné vous accorder.

— Me préserve le ciel de nourrir de si coupables pensées envers la reine ! s’écria le marquis avec énergie. Je serais en vérité, dans ce cas, un monstre d’ingratitude. »

À cette assertion si positive, un murmure d’indignation se fit entendre parmi tous ceux qui étaient présents.

« Je connais le misérable qui m’a ainsi calomnié, ajouta Guiscard ; c’est un infâme valet que j’ai renvoyé, un misérable sans mœurs et sans probité, qui a composé cette fable afin d’extorquer une récompense à M. Harley.

— Je désirerais savoir, prisonnier, poursuivit Saint-John, si vous connaissez un banquier de Paris, nommé Moreau : et si vous avez eu, depuis peu, quelques communications avec lui ? »

En entendant prononcer ce nom, Guiscard frissonna malgré lui.

« J’ai connu jadis une personne ainsi nommée, répondit-il, mais j’ai cessé tous rapports avec elle depuis longues années.

— Vous mentez ! riposta Harley en exhibant le paquet ; voici des lettres que vous lui écrivez, et par lesquelles vous faites au gouvernement français des propositions infernales. »

À la vue de ce paquet, un terrible changement s’opéra sur les traits de Guiscard ; ses membres tremblaient, et la sueur lui découla du front.

« Il est inutile de mentir plus longtemps, malheureux ! s’écria sir Harley. Je vous exhorte, au contraire, à essayer de pallier votre crime par une confession pleine et entière.

— Je ferai ma confession, monsieur Harley, riposta Guiscard, et peut-être sera-t-elle plus complète que vous ne le désirerez. Mais, d’abord, je souhaite dire un mot en particulier à M. Saint-John.

— Il m’est impossible de consentir à votre demande, observa celui-ci. Vous paraissez devant ce conseil accusé de crimes : ce que vous avez à dire doit être entendu de tous.

— Ce que j’ai à dire est important pour le bien de l’État, fit Guiscard en insistant, mais je ne le dirai qu’à vous ; vous ferez ensuite de moi ce que vous voudrez.

— Votre requête est inusitée, et je dois la rejeter, dit froidement Saint-John.

— Vous vous repentirez, monsieur Saint-John, de n’avoir point cédé à mes désirs, ajouta Guiscard.

— Cette persistance est intolérable, s’écria le secrétaire d’État en se levant pour aller donner des ordres à un des sous-secrétaires, afin que les agents examinassent le prisonnier.

— Un instant ! un seul instant ! fit Guiscard en s’approchant de sir Harley, qui venait de s’asseoir à la place qu’avait quittée Saint-John ; vous intercéderez auprès de Sa Majesté pour que j’aie la vie sauve, n’est-ce pas, monsieur Harley ? Vous avez été mon ami !

— Je ne puis vous donner aucun espoir, répondit sévèrement sir Harley ; la sûreté de l’État exige que des crimes aussi abominables que le vôtre ne demeurent pas impunis.

— Où sont les agents ? demanda Saint-John d’un ton d’impatience.

— Ne direz-vous rien pour me disculper, monsieur Harley ? dit Guiscard qui se rapprocha du ministre.

— Comment le pourrais-je avec des preuves aussi évidentes que celles que j’ai sous les yeux ? s’écria celui-ci en désignant les lettres. Laissez-moi, monsieur, laissez-moi.

— Rien ne peut donc vous émouvoir ? » répéta Guiscard. Sir Harley branla la tête.

« Eh bien, meurs ! traître cent fois plus infâme que moi ! » vociféra Guiscard.

Et, tirant vivement de sa manche le canif qu’il y tenait caché, il le plongea dans la poitrine de sir Harley ; la lame, ayant rencontré l’os, se cassa net tout près du manche, mais Guiscard ne s’en aperçut pas, et il donna à sa victime un second coup beaucoup plus violent que le premier, en s’écriant : « Je te frappe au cœur, monstre de perfidie ! »

La promptitude de l’attaque paralysa un instant les spectateurs ; mais bientôt, revenus de leur surprise, ils accoururent au secours de Harley. Saint-John fondit le premier sur l’assassin, et lui passa deux fois son épée au travers du corps.

Guiscard reçut aussi plusieurs blessures de la main du duc de Newcastle, qui, se trouvant du côté opposé, avait sauté sur la table pour être plus rapproché du lieu de la scène ; lord Dartmouth le frappa aussi, mais il ne tomba pourtant pas. Quelquesuns des membres du conseil, qui se trouvaient les plus rapprochés de Guiscard, furent si alarmés de la férocité de sa physionomie, que, craignant qu’il ne tournât sa rage contre eux, ils se firent un rempart avec des chaises, tandis que les autres criaient au secours.

Pendant ce temps-là, lord Poulet suppliait à haute voix Saint-John et Newcastle de ne pas tuer l’assassin ; car il était fort important, dans l’intérêt de la justice, que sa vie fût épargnée.

Au milieu de ce tumulte, les agents de police et les gardiens des portes se précipitèrent dans l’appartement et se jetèrent sur Guiscard, qui, tout blessé qu’il était, se défendit avec une incroyable vigueur. Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’on pit réussir à le maîtriser. Il reçut plus d’une contusion pendant cette lutte, et entre autres un coup si violent dans le dos, que plus tard cette blessure fut cause de sa mort.

Tandis que les agents étaient occupés à garrotter Guiscard, étendu sur le carreau, celui-ci dit au duc d’Ormond qui se tenait non loin de lui :

« Sir Harley est-il mort ? j’ai cru l’entendre tomber.

— Non, scélérat, il vivra, ne fùt-ce que pour décevoir vos espérances de vengeance, » répondit le duc.

En entendant ces mots, Guiscard ne put contenir sa rage impuissante, et grinça des dents.

« Je supplie Votre Grâce de me tuer sur le coup ! murmura-t-il.

— Oh ! c’est l’affaire du bourreau et non la mienne, » répliqua le duc en s’éloignant avec dégoût.

Rien ne peut se comparer au calme et à la dignité dont sir Harley fit preuve dans cette circonstance. Ne sachant pas si la blessure qu’il avait reçue était mortelle, il appliqua son mouchoir sur la plaie pour arrêter le sang, et altendit patiemment l’arrivée d’un chirurgien, en causant tranquillement avec ses amis, qui l’entouraient et lui exprimaient la sollicitude la plus vive et la plus sympathique.

Il avait lieu d’être content, en effet, quoique, alors, il ne pût encore savoir pourquoi. Ce coup de canif donna à sir Harley la place de lord trésorier et le titre de comte d’Oxford.


XI


Sir Harley atteint le rang convoité par son ambition. Mort du marquis de Guiscard.


Un quart d’heure après cet événement, M. Bussière, célèbre chirurgien qui demeurait pres de Saint-James’-Park, arriva, et, tandis qu’il examinait la blessure, la lame du canif glissa de l’intérieur du gilet et lui tomba dans la main.

Sir Harley s’en empara, et fit, en souriant, la remarque que cette lame lui appartenait et qu’il priait qu’on conservât aussi le manche du canif ; il demanda ensuite à l’homme de l’art s’il craignait que sa blessure ne fût mortelle.

« Si vous pensez cela, dit-il, ne me cachez point vos craintes ; je n’affecte pas un mépris puéril de la mort, mais j’ai à régler des affaires de famille avant de me trouver à la dernière extrémité.

— Je n’appréhende aucune conséquence grave, monsieur, dit Bussière ; mais, comme il est inévitable que vous ayez la fièvre, il serait à propos d’éviter la moindre préoccupation ; si donc vous avez quelques arrangements à faire, je suis d’avis que vous ne différiez pas un instant de vous en occuper.

— Je vons comprends, monsieur, répondit Harley, et je ne négligerai pas votre avertissement. »

Le médecin sonda sa plaie et la pansa : sir Harley supporta cette opération, naturellement fort douloureuse, avec un très-grand courage ; il n’articula même pas une plainte ; bien plus, il remarqua en plaisantant, lorsque l’incision pour élargir la plaie eut été faite, que la lame du chirurgien était plus acérée que celle de Guiscard. Dès que le pansement fut achevé, Bussière déclara qu’il n’y avait pas le moindre danger, et qu’il se portait garant du prompt et parfait rétablissement du patient. Cette nouvelle fut accueillie avec une vive satisfaction par toutes les personnes présentes, excepté toutefois par l’assassin, qui était couché dans un coin, et garrotté à l’aide de cordes. Le misérable exhala son désappointement par un horrible blasphème, et sa voix attira l’attention de Harley, qui pria Bussière d’examiner ses blessures.

« Vous ferez mieux de me laisser mourir, s’écria Guiscard : car, si je vis, je ferai des révélations qui détruiront à jamais votre crédit.

— Infâme délateur ! s’écria Saint-John, poussé à bout ; comme il est bien évident que vous êtes guidé par des motifs de vengeance, rien de ce que vous pourriez dire ne fera impression sur nous.

— N’êtes-vous pas aussi coupable que sir Harley, vous, Saint-John ? poursuivit Guiscard. Je vous démasquerai l’un et l’autre comme traîtres à votre pays et à votre reine, et je vous somme de faire écrire ce que je dis, afin que je puisse signer mes déclarations avant de mourir.

— Ce serait prendre une peine inutile, répliqua le duc d’Ormond : qui pourrait ajouter foi au témoignage d’un assassin ?

— Vous êtes tous ligués ensemble, hurla Guiscard ; si vous ne voulez pas m’écouter, alors envoyez chercher un prètre ; c’est à lui que je ferai ma confession.

— Laissons plutôt parler ce misérable, observa le comte de Rochester (qui, on doit se le rappeler, était l’adversaire de sir Harley), car on pourrait dire plus tard que nous avons étouffé ses révélations.

— Je suis tout à fait de votre avis, milord, dit Harley ; qu’un des secrétaires écrive la déclaration de cet homme.

— Ne vous mélez plus de rien, interrompit Bussière ; de telles agitations peuvent retarder votre rétablissement et mettre votre vie en question.

— Soyez raisonnable, Harley, observa Saint-John.

— Non, répondit l’autre, je veux entendre ce qu’il dira ; je me sens bien, maintenant. Parlez, prisonnier ; de quoi m’accusez-vous ? »

Guiscard ne répondit pas.

« Pourquoi ne répondez-vous pas, misérable ? demanda le comte de Rochester.

— Cela lui est impossible, milord, répliqua Bussière, il est évanoui. Il s’écoulera quelque temps avant qu’il puisse revenir à lui, et je doute même qu’il soit alors en état de répondre.

— S’il en est ainsi, monsieur, rester ici plus longtemps serait inutile, repartit Harley. Saint-John, veuillez vous charger d’annoncer à Sa Majesté l’attentat dont j’ai failli être victime, et assurez-la de ma part que, loin de déplorer cet accident, je me réjouis au contraire d’avoir eu ainsi l’occasion de lui prouver ma fidélité. Si je n’étais pas dévoué à la reine, ses ennemis ne m’attaqueraient pas de la sorte.

— Je remplirai fidèlement votre message, répondit Saint-John, et je suis persuadé que la reine sera aussi pénétrée de votre attachement à sa personne que nous le sommes de votre courage. »

Un moment après, Harley, aidé par Bussière et par le duc d’Ormond, entra dans la chaise qu’on avait apportée jusque dans l’appartement, et on le transporta chez lui.

Bussière s’occupa ensuite du prisonnier : lorsqu’il eut pansé ses blessures, qui étaient fort nombreuses et très-graves, il le fit placer sur une litière et porter à Newgate, sous la garde de deux agents qui avaient reçu l’ordre de le surveiller avec vigilance, de crainte qu’il n’attentât à ses jours.

Pour remplir la promesse qu’il avait faite à Harley, Saint-John se hâta de se rendre chez la reine, afin de lui annoncer le fâcheux événement. L’excellente femme se montra péniblement affectée de cette nouvelle, et en même temps fort touchée du message de Harley. Elle exprima avec un sentiment affectueux l’espoir qu’il se rétablirait promptement et viendrait recevoir lui-même le témoignage de sa gratitude pour son dévouement.

Le lendemain, les deux chambres s’assemblèrent et rédigèrent des adresses pour manifester leur indignation de ce qu’ils appelaient l’infâme et barbare attentat commis sur la personne de M. Harley : on y suppliait la reine de donner des ordres pour que tous les papistes fussent expulsés des villes de Londres et de Westminster. Il fut ensuite décrété qu’attenter à la vie d’un conseiller privé était un acte de félonie.

Harley demeura pendant plus d’une semaine dans un état iaquiétant, car sa blessure s’était envenimée, et il ne fut entièrement rétabli qu’au bout d’un mois. Dès sa première sortie, il se rendit au palais de Saint-James pour remercier la reine, qui avait daigné envoyer fort souvent chercher de ses nouvelles à son domicile.

« Bénissons Dieu, s’écria Anne, que la malice de nos ennemis (car vos ennemis sont les miens) ait été mise en défaut ! Je saurai leur prouver que chaque démonstration de haine de leur part contre vous attirera de nouvelles faveurs sur votre personne. »

Lorsque sir Harley parut pour la première fois à la chambre des Communes, l’orateur qui se trouvait à la tribune lui adressa des félicitations sur son rétablissement, et Harley lui répondit avec une vive émotion :

« L’honneur que me fait la chambre surpasse tellement mes mérites, dit-il d’une voix tremblante, que tout ce que je pourrai faire, tout ce que je souffrirais même pour la nation dans le cours de ma vie, n’acquittera pas encore ma dette de reconnaissance pour vos bontés. Toutes les fois que je placerai ma main sur ma poitrine, je me rappellerai les remerciments que je dois à Dieu, le dévouement que j’ai voué à la reine, le zèle et la gratitude dont je suis le débiteur envers cette honorable assemblée. »

La rentrée de Harley aux affaires fut signalée par l’adoption d’un grand projet qu’il nourrissait depuis longtemps. Il s’agissait d’amortir la dette nationale et le déficit, en payant aux créanciers de cette dette six pour cent d’intérêt, et en leur accordant le monopole du commerce dans la mer du Sud ; cette invention donna, plus tard, naissance à La Compagnie de la mer du Sud. Quoique cette entreprise fût à peu près sans but, ainsi que le temps le prouva, elle était pourtant en parfaite harmonie avec l’esprit spéculatif de l’époque ; aussi fut-elle accueillie avec enthousiasme. Le bill fut adopté sur-le-champ ; on crut même avoir découvert une nouvelle mine de richesses inépuisables. En dernier lieu, fort heureusement pour Harley, juste au moment où sa popularité était arrivée au plus haut degré, son rival, le comte de Rochester, vint à mourir subitement ; aucune considération ne retenant plus désormais les penchants de la reine, elle s’y abandonna sans contrainte. Le jour anniversaire de la restauration de son oncle Charles II, elle créa Harley comte d’Oxford et de Mortimer, et lui remit le bâton de grand trésorier.

Telles furent les causes qui satisfirent enfin l’ambition de sir Harley.

Guiscard, en arrivant à Newgate, avait été jeté dans une cellule souterraine, du côté le plus affreux de la prison. L’as pect lugubre de ce cachot le frappa d’une telle horreur, qu’il conjura ceux qui le conduisaient de lui donner une autre chambre. Il refusa ensuite formellement de se coucher sur le misérable grabat qui se trouvait là. Sa position paraissait si piteuse, qu’on ne voulut pas employer la force, et on lui permit de s’étendre sur un banc jusqu’au lendemain matin. Le chirurgien qui vint le panser le trouva tellement malade, qu’il exigea que le prisonnier fût transporté sur-le-champ dans un appartement aéré, du côté de la demeure du directeur ; une fois installé là, Guiscard fut déshabillé, et alors seulement on découvrit qu’il avait une autre blessure dans le dos, laquelle, faute d’avoir été soignée, avait déjà un aspect fort grave. Aussitôt qu’elle eut été pansée, on le mit au lit, mais Guiscard souffrait trop pour pouvoir reposer. Vers le milieu du jour, un guichetier ouvrit la porte pour lui dire que sa femme désirait le voir, et une minute après il introduisit Angelica.

« Que venez-vous faire ici, madame ? demanda Guiscard avec sévérité.

— Je suis venue voir… voir si je pouvais vous être utile. J’accours ici implorer votre pardon, répliqua-t-elle d’une voix tremblante.

— Dans ce cas, vous avez pris une peine inutile, répondit-il : sortez ! et emportez avec vous ma malédiction !

— Oh ! pitié, s’écria-t-elle, pitié et pardon !

— Vous pardonner ! répéta Guiscard ; mais, sans vous, je ne serais pas où j’en suis ! Sans vous, je serais à présent le possesseur d’un hôtel magnifique, je reposerais dans un lit moelleux, je serais plein de santé et d’espérance, au lieu d’être couché sur cet affreux grabat, dans cet étroit réduit, accusé d’un crime et ne devant sortir d’ici que pour aller à la potence ! Sortez d’ici, femme maudite ! votre présence me fait mal. Puisse votre dernière heure ressembler à la mienne ! puissiez-vous mourir dans un hôpital, couverte de lèpre, objet de dégoût et de mépris pour tout le monde !

— Horreur ! s’écria Angelica. Oh ! laissez-moi sortir ! » Au moment où le guichetier lui ouvrait la porte, une autre personne entra dans la prison : c’était Bimbelot, qui, ne pouvant résister à sa curiosité, venait contempler sa victime.

« Ah ! monseigneur ! Ah ! mon cher maître ! faut-il que je vous trouve dans une situation si déplorable ! balbutia l’hypocrite valet en feignant une émotion sans bornes.

— Oh ! oh ! s’écria Guiscard en se redressant presque droit sur son lit, et en fixant le valet avec des yeux où brillait une fureur telle, que celui-ci se rapprocha de la porte ; tu es venu pour insulter à ma misère ?

— Bien au contraire, monseigneur, repartit Bimbelot en tremblant ; j’accours vous offrir mes services ; je déplore votre malheur, et je suis prêt à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour vous soulager.

— Eh bien ! fais-toi pendre au même gibet que moi, dit le marquis furieux.

— Je suis fâché de ne pouvoir vous procurer cette satisfaction, monseigneur, reprit Bimbelot ; mais il est inutile de parler de gibet à cette heure. Je vous apporte de bonnes nouvelles ; Sa Majesté vous offre votre pardon à la condition que vous ferez une confession générale.

— Infâme scélérat ! tu viens encore exercer ton hideux métier, s’écria Guiscard ; mais tu ne me tromperas plus désormais !

— Je suis votre ami, monseigneur, n’en doutez pas, répliqua le valet.

— Eh bien ! je veux bien encore une fois me fier à toi, dit Guiscard, changeant de ton ; j’ai quelque chose à te dire. Approche-toi, que je te parle à l’oreille.

— Vous pouvez avoir toute confiance, » observa Bimbelot, qui fit un signe au porte-clefs, tout en s’approchant du prisonnier.

Mais, aussitôt qu’il se trouva à la portée de Guiscard, celui-ci le saisit par le cou, l’attira sur le lit, et l’aurait étranglé bel et bien, si le guichetier n’était pas accouru au secours du pauvre diable.

Tandis qu’on l’entraînait plus mort que vif hors du cachot, le marquis fit entendre un rire de démon.

L’agitation dans laquelle il s’était mis lui fot fatale, car, peu après la scène que nous venons de raconter, le délire le prit ; il proféra d’horribles blasphèmes et d’ignobles imprécations, sans chercher à cacher la profonde terreur qu’il éprouvait en présence de la mort ignominieuse à laquelle il se croyait destiné. Il entourait son cou de ses mains, comme s’il voulait le protéger contre le contact du bourreau.

Vers le soir du même jour, lorsqu’il parut un peu plus calme, on essaya d’obtenir de lui quelques aveux ; mais il était si oppressé, grâce à la masse de sang extravasé qui remplissait sa poitrine, que non-seulement il lui fut impossible de parler, mais qu’il pouvait à peine respirer. Ses blessures étaient même devenues si douloureuses, que le chirurgien dut faire certaines opérations dans le but de le soulager. Malgré tous ces soins, Guiscard languit, au milieu d’horribles souffrances, jusqu’au milieu de la nuit du lendemain, et expira vers l’aube.

Les restes de ce misérable furent ensuite confiés aux chirurgiens qui avaient reçu l’ordre de conserver son corps. On plaça le cadavre dans un cercueil de bois de sapin, et les geûliers le firent voir pour de l’argent à tous ceux qui se montrèrent amateurs de ce hideux spectacle. Cette triste dépouille fut ensuite enterrée sans cérémonie, dans le cimetière destiné aux malfaiteurs qui meurent à Newgate.

Telle fut la fin déplorable du joyeux et charmant marquis de Guiscard, de ce dandy admiré et recherché par tous ses contemporains : la mort d’un criminel, moins la pendaison.


XII


Dernière entrevue de la reine et de la duchesse de Marlborough.


Tous rapports d’amitié avaient depuis longtemps cessé entre Anne et la duchesse de Marlborough ; cette dernière comprit enfin l’ascendant qu’avait acquis sa rivale mistress Masham, et l’impossibilité où elle était de recouvrer l’influence qu’elle avait elle-même perdue. Elle écrivit alors à la reine, pour lui rappeler une promesse qu’elle lui avait extorquée dans un moment de bienveillance. Il s’agissait d’accorder à ses filles la survivance de ses places, et elle demanda à Sa Majesté la permission de s’en démettre en leur faveur.

Anne répondit que, pour le moment, elle ne devait pas songer à la quitter ; mais, la duchesse ayant insisté, Anne répondit impérieusement qu’elle défendait qu’on lui parlât davantage de tout cela. En dépit de cette défense, la duchesse adressa à sa royale maîtresse une longue lettre de réprimandes et de reproches, puis elle quitta la cour. Elle se retira ensuite à la loge de Windsor, dont elle avait la jouissance, en vertu de sa charge de gardienne des parcs royaux. On profita immédiatement de son absence pour faire circuler une foule de bruits désavantageux sur son compte : quelques-unes de ces rumeurs étant parvenues jusqu’à elle, elle revint à la hâte à la cour, dans le but de se disculper vis-à-vis de la reine.

Anne la reçut avec une froideur extrême, en présence de la duchesse de Somerset et de mistress Masbham, car elle lui avait refusé une audience particulière. L’altière duchesse, ne pouvant se résigner à supporter les airs de dédain qu’on lui prodiguait, se redressa de toute sa hauteur, et adressa à mistress Masham un sourire de mépris.

« Puisque Votre Majesté m’y force, dit-elle enfin à haute voix, je déclare ouvertement, et à qui voudra l’entendre, que les plus vils mensonges ont été propagés contre moi par votre indigne favorite, et que c’est elle qui, en ce moment, vous empèche d’entendre ma justification.

— Ceci est faux, duchesse ! répondit mistress Masham. Sa Majesté, après la lettre insolente que vous avez osé lui écrire, n’a consenti à vous recevoir qu’à mon intercession.

— Votre intercession, pécore ! s’écria la duchesse en s’avançant vers la jeune femme, et en lui saisissant le bras avec violence. En suis-je donc arrivée là, et auis-je en effet tombée si bas, que vous, une créature que j’ai tirée de l’abjection et de la pauvreté, vous veniez me dire que vous avez intercédé pour moi auprès de la reine ?

— Duchesse ! s’écria la reine avec mécontentement.

— Vous saurez plus tard, madame, à quoi vous en tenir sur son compte, reprit la duchesse ; vous apprendrez à connaître celle à qui vous vous êtes fiée ; la meilleure preuve de l’inquiétude qu’elle éprouve, c’est qu’elle n’ose pas me laisser causer tête à tête avec vous.

— Je voudrais épargner une scène à Sa Majesté ; c’est là le seul motif qui m’ait engagé à m’opposer à cette entrevue, répondit mistress Masham.

— Vous avouez donc que vous contrôlez les actions de Sa Majesté, petite sotte ! s’écria amèrement la duchesse. Ah ! c’est donc vous qui gouvernez ici !

— Toutes les fois que la reine daigne me consulter, je lui donne consciencieusement mon avis, observa mistress Masham.

— Et ce sont de pernicieux avis, fit la duchesse exaspérés ; car vous avez assez de méchanceté pour nuire au lieu de servir, serpent dangereux que vous êtes !

— Pour mettre fin à cette altercation, duchesse, interrompit Anne avec dignité, je vous accorderai une dernière entrevue ; présentez-vous donc ce soir à six heures à ma réception.

— Je remercie Votre Majesté, repartit la duchesse, avec d’autant plus de sincérité qu’elle m’accorde cette faveur contrairement aux désirs positivement exprimés par mistress Masham. Oh ! ma reine, vous vous repentirez de vos bontés pour elle !

— Sa Majesté ne pourra jamais regretter les faveurs dont elle m’honore, aussi amèrement qu’elle regrette celles dont elle vous a comblée, duchesse, reprit mistress Masham ; car vous les avez payées, madame, par la plus noire ingratitude.

— C’est à Sa Majesté à juger ma conduite, et non à vous, s’écria fièrement la duchesse. Je me justifierai devant elle, et devant la nation entière. Je ferai plus, je lui ouvrirai les yeux sur votre astuce et sur vos trahisons.

— Je suis trop certaine de l’estime de Sa Majesté, et trop confiante dans ma probité, duchesse, pour m’effrayer de vos menaces, répondit ironiquement mistress Masham.

— Hypocrite ! s’écria la duchesse.

— Insolente ! riposia mistress Masham,

— Assez ! s’écria la reine ; cette guerre de paroles me déplaît fort ! J’ai consenti à cette entrevue, duchesse, à condition qu’il ne se passerait rien de fâcheux ; mais, si vous porsistez à vous quereller avec Abigaïl, je vous prierai de vous retirer.

— Je me tais, madame, fit la duchesse en se contraignant. Il ne sera pes dit que j’aie manqué de réspect à Votre Majesté, pas plus que je ne souffrirai d’avoir été impunément insultée par une de vos femmes. Ce soir j’aurai l’honneur de me présenter en vertu de votre gracieuse autorisation. »

En disant ces mots, la duchesse adressa une profonde révérence à la reine, et se retira après avoir lancé aux personnes présentes un regard de haine et de défi,

« Une pareille insolence est intolérable ! s’écria la reine, je regrette presque d’avoir promis de recevoir la duchesse.

— Pourquoi alors, madame, ne pas rétracter votre promesse ? fit Abigaïl ; ordonnez-lui de vous donner ses explications par écrit :

— Ah ! vous aves raison, répondit la reine après une courte hésitation.

— Je suis charmée que Votre Majesté se décide. Il est probable que la duchesse n’aura aucun égard à cette invitation ; mais cet ordre la convaincra par avance qu’elle n’a rien à espérer de vous. »

Les choses se passèrent comme l’avait deviné mistress Masham : l’ordre de la reine ayant été transmis à la duchesse, celle-ci pria Sa Majesté de lui assigner un autre rendez-vous.

« Votre Majesté, lui écrivit-elle, ne peut ni me refuser une dernière entrevue, ni priver une vieille amie et une fidèle sujette d’user de tous les moyens possibles pour se justifier à ses yeux. Je ne désire aucune réponse à cette justification, je ne demande qu’à être écoutée.

— Que faire, Abigaïl ? dit la reine à sa favorite qui était présente.

— Refusez de la voir, répondit mistress Masham. Mais si elle vient malgré votre défense, ce qu’elle ne manquera certes pas de faire, alors prenez-la au mot, et n’accordez aucune réponse à son explication, laquelle, n’en doutez pas, sera bien plus une attaque dirigée contre les serviteurs actuels de la reine que la justification de ses propres actes.

— Vous avez raison, Abigaïl, répliqua la reine ; je suivrai votre conseil. »

Les conjectures de mistress Masham se réalisèrent ; car le même soir, sans attendre le bon plaisir de la reine, la duchesse se rendit au palais de Saint-James, et, montant l’escalier dérobé qui aboutissait à la porte dont elle avait consorvé la clef, elle allait l’ouvrir, lorsque sur le palier elle fut arrêtée par un page.

« Eh quoi ! ne me reconnaissez-vous point, monsieur ? s’écria-t-elle impérieusement.

— Parfaitement, Votre Grâce, répondit le page en s’inclinant avec respect ; mais j’ai la consigne de ne laisser pénétrer personne par cette porte sans la permission spéciale de Sa Majesté.

— Et votre consigne a trait surtout à la duchesse de Mariborough, n’est-ce pas, monsieur ?

— Je ne puis contredire Votre Grâce, répliqua le page.

— Voulez-vous avoir l’obligeance, monsieur, d’annoncer à la reine que je suis ici et que je réclame la faveur d’une audience de quelques minutes, de quelques minutes seulement ? reprit la duchesse.

— Je m’expose peut-être au déplaisir de Sa Majesté, repartit le page ; mais, pour complaire à Votre Grâce, je me risque.

— La reine est-elle seule ? demanda la duchesse.

— Je crois que mistress Masham est auprès d’elle, répondit le page ; Sa Majesté vient de sortir de table à l’instant.

— Toujours mistress Masham ! s’écria la duchesse. N’importe ! mon ami, faites ma commission, je vous prie ! »

Une demi-heure environ s’écoula avant le retour du page, et pendant tout ce temps la duchesse resta sur le palier. Le jeune homme lui fit ses excuses pour ce retard indépendant de sa volonté, et la pria de le suivre.

« Vous êtes resté longtemps, et l’on a eu tout le loisir nécessaire pour convenir de ce qui va m’être dit, monsieur, observa la duchesse.

— Je ne sais rien, Votre Grâce, » répondit le page, qui marchait discrètement en avant.

La duchesse fut introduite dans un cabinet où elle trouva la reine seule. _ « Bonsoir, duchesse, dit la reine. Je ne comptais pas sur votre venue, et j’allais vous écrire.

— Je suis désolée d’importuner Votre Majesté, dit la duchesse, mais j’ai d’importantes communications à lui faire.

— Vraiment ? fil la reine ; que ne les mettiez-vous par écrit ?

— J’aurai plus promptement tout raconté, Majesté, dit la duchesse.

— Il vaudrait mieux m’écrire, interrompit Anne.

— Permettez, madame, que…

— Écrivez, écrivez ! poursuivit Anne avec impatience.

— Oh ! madame ! vous êtes en effet bien changée, puisque vous avez le cœur de me traiter ainsi ! s’écria la duchesse ; jamais, à ma connaissance, vous n’avez refusé d’écouter une demande, et pourtant vous refusez de m’entendre, moi, jadis votre favorite, votre amie bien-aimée ! Ne craignez pas, madame, que j’attaque un sujet de conversation qui vous soit désagréable, je désire simplement réfuter les imputations mensongères qui ont été alléguées contre moi.

— Je vois bien qu’il faut me décider à vous écouter, s’écria Anne avec un geste d’impatience et en détournant la tête.

— Oh ! ne me parlez pas ainsi, madame ! s’écria la duchesse. Par pitié ! regardez-moi, je vous en conjure. Vous n’aviez pas l’habitude de me montrer tant de dureté de cœur. De méchants conseillers ont opéré sur votre bienveillant caractère un changement funeste. Soyez pour moi, pendant les quelques minutes que j’emploierai à plaider ma cause, soyez la mistress Morley d’autrefois.

— Non, duchesse, répondit Anne d’un ton glacial et sans la regarder ; tout cela est fini, et c’est vous seule que vous devez accuser du changement qui s’est opéré en moi.

— Écoutez-moi, madame, s’écria la duchesse avec entraînement, on m’a fait un grand tort dans votre esprit. Il y a autour de vous des personnes que je ne veux pas nommer, qui m’ont indignement calomniée. Je ne suis pas plus capable de dire une parole offensante contre Votre Majesté que d’ôter la vie à un de mes enfants. Votre nom n’est jamais sorti de mes lèvres qu’avec respect, j’en atteste le ciel !

— Vous ne m’en imposerez pas à ce point, duchesse, dit froidement Anne. On rapporte de vous bien des choses fausses sans doute, mais je vous juge principalement par vos paroles hautaines et par votre orgueil audacieux.

— Je suis prête à m’amender, fit la duchesse.

— C’est inutile, riposta la reine du même ton glacé.

— Notre brouille est-elle donc sans remède ? demanda la duchesse. Malgré la dénégation de Votre Majesté, je suis sûre que ce sont mes ennemis qui m’ont noircie dans votre esprit. Permettez-moi de vous prouver mon innocence : que vous a-t-on dit ?

— Je ne puis vous répondre ! dit la reine.

— Eh quoi, pas de réponse, madame ! s’écria la duchesse. Est-ce généreux ? est-ce juste ? est-il digne de vous de me traiter amsi ? Je ne vous demande pas les noms de mes délateurs, je vous promets même de ne manifester aucun sentiment de hame contre eux, alors même que je les soupçonnerais ; mais au moins dites-moi ce dont on m’aceuse.

— Je ne vous ferai aucune réponse, répéta la reine.

— Oh ! madame, madame ! s’écria la duchesse, la cruelle formule que vous avez adoptée me prouve mieux que tout au monde qu’on vous a fait la leçon pour cette entrevue. Soyez bonne, gracieuse, équitable ; soyez vous-même enfin, pendant une minute seulement ! Regardez-moi, madame, regardez moi ! Je ne suis pas venue ici avec l’espoir de reconquérir vos bonnes grâces, je sais que je les ai perdues sans retour ; je suis venue uniquement pour justifier ma conduite comme une fidèle sujette et servante. Vous ne pouvez me refuser ce droît, madame.

— Vous avez désiré ne recevoir aucune réponse, et vous n’en aurez point, répliqua la reine qui se leva et se dirigea vers la porte.

— Oh ! ne sortez point, madame ! s’écria la duchesse qui la suivit, et se précipita à ses genoux ; ne sortez pas, je vous en conjure !

— Que voulez-vous de plus ? demanda Anne froidement, et tout en persistant à détourner la tête.

— Je veux faire un dernier appel à votre cœur, madame, dit la duchesse dès qu’elle put se rendre maîtresse d’elle-même. Au nom de tout ce qui est raisonnable et juste, je vous supplie de me répondre : ne vous ai-je pas servie fidèlement au mépris de mes propres intérêts ? Ai-je jamais pratiqué l’imposture ? Ai-je jamais employé l’hypocrisie vis-à-vis de vous ? Vous ai-je jamais offensée autrement que par excès de zèle, par un sentiment de hauteur, de violence même, et, si vous le voulez, par mon arrogance ? S’il en est ainsi, s’il est impossible de le nier, je dois être crue quand je proteste que mes ennemis m’ont calomniée en mon absence. Ne soyez pas sourde à mes instances, madame, et dites-moi ce dont on m’accuse. Répondez ! ah ! répondez !

— Vous me forcez à répéter les mêmes paroles, reprit la reine ; vous n’aurez aucune réponse |

— Refuser de m’entendre, ceci est un déni de justice, madame, s’écria la duchesse qui perdit patience. Vous devez justice exacte au plus infime de vos sujets ; vous vous devez à vous-même de parler !

— Que je sois injuste ou équitable, reprit la reine, vous n’aurez aucune réponse, et notre conférence est terminée.

— Fort bien ! répondit la duchesse en reprenant son ton orgueilleux. Je vous ai sincèrement aimée, madame, bien sincèrement, parce que je me croyais payée de retour ; mais, puisque vous m’avez à jamais repoussée, j’arracherai de mon cœur jusqu’à la dernière parcelle d’affection et d’estime. Si vous n’avez été qu’un instrument docile dans ma main, ainsi que beaucoup le prétendent, au moins je me suis servie de vous pour un noble usage. Telle ne sera pas la conduite de celle qui vous gouverne aujourd’hui ; elle vous déshonorera, et le reste de votre règne sera aussi insignifiant que le commencement en a été glorieux et triomphant. Que mes paroles se gravent dans votre mémoire. Adieu pour toujours, madame. »

Et, sans saluer la reine ni ajouter un mot de plus, la duchesse de Mariborough quitta l’appartement.

Aussitôt qu’elle fut sortie, mistress Masham se montra.

« Votre Majesté a admirablement joué son rôle, s’écria-t-elle. je ne lui aurais jamais cru le courage d’avoir tant de fermeté,

— J’ai eu grand’peine à tenir bon jusqu’à la fin, répliqua Anne en tombant sur une chaise ; grâce au ciel, c’est fini !

— Oh ! tout n’est pas encore terminé, ajouta mistress Masham.

— C’est vrai, reprit la reine, il faut encore lui faire donner la démission de ses charges, car je me soucie peu de les conférer à ses filles, et je crains d’avoir fait à la duchesse une promesse à cet effet.

— N’ayez aucun égard à cette promesse, madame, répliqua mistress Masham ; Sa Grâce a mérité que vous n’ayez aucune considération à son endroit.

— C’est vous, Abigaïl, que j’aimerais à nommer gardienne de mes fonds secrets.

— Je confesse que cette charge me plairait et m’honorerait infiniment, madame.

— Je voudrais bien pouvoir vaincre mes scrupules, ajouta Anne en réfléchissant.

— Je vais d’un seul mot en délivrer Votre Majesté, continua mistress Masham. Cette promesse vous a été extorquée, et par conséquent elle ne saurait vous engager à rien.

— Eh bieu ! Abigaïl, je vais en faire une nouvelle qui m’engagera, car elle sera faite librement, reprit la reine. C’est vous qui aurez la charge.

— Cette grâce et mille autres faveurs antérieures me lieut à jamais à Votre Majesté, » répondit l’artificieuse favorite, avec l’accent apparent d’une reconnaissance passionnée.


XIII


La duchesse de Marlborough rend la clef d’or.


La reine Anne était tout à fait décidée à congédier la duchesse ; mais avec son indécision ordinaire elle retarda longtemps cette mesure définitive. Cependant, lorsque le duc fut de retour de la campagne de 1710, elle résolut d’en finir. Aussi, lorsque le duc rendit visite à la reine, elle le reçut très-froide- ment, évitant avec soin de faire aucune allusion à ses récents succès ; elle lui dit même avec quelque dureté :

« Je me flatte que Votre Grâce ne permettra pas qu’on fasse au parlement la motion de lui voter des remerciments cette année, car très-certainement mes ministres s’y opposeraient.

— Je suis affligé d’entendre Votre Majesté s’exprimer en ces termes, répondit Mariborough : je n’ai jamais recherché ces honneurs, que je reconnais n’avoir pas mérités, et, si je les ai jamais acceptés, c’est que j’ai cru qu’en me les rendant on honorait Votre Majesté. Du reste, madame, je m’y soustrairai à l’avenir.

— Et vous ferez bien, milord, ajouta Anne.

— J’ai apporté une lettre de la duchesse, qu’elle m’a supplié de présenter à Votre Majesté, poursuivit le duc ; daignerez-vous la recevoir ?

— Je vous prie de m’excuser, répondit Anne avec une dignité glaciale ; il n’y a plusde relation possible entre la duchesse et moi.

— C’est une lettre, madame, répliqua le duc, qui contient de très-humbles excuses. Sa Grâce désire vous donner de sa propre main l’assurance de son repentir pour les torts dont elle a pu se rendre coupable. Elle est prête à faire tout ce qui est raisonnablement en son pouvoir pour prouver la sincérité de ses regrets ; et, puisque sa présence est devenue désagréable à Votre Majesté, elle désire lui offrir la démission de ses charges.

— Je suis charmée de l’apprendre, milord, interrompit vivement la reine.

— À la condition, comme de juste, continua le duc, qu’elle sera remplacée dans ses fonctions de grande maîtresse de la garde-robe par sa fille aînée lady Ryalton, et comme gardienne des fonds particuliers par lady Sunderland. La duchesse conserverait volontiers, avec votre gracieuse permission, la surintendance des parcs royaux et ses appointements de gardienne des fonds de Votre Majesté.

— J’accède à la dernière proposition, répliqua la reine ; la duchesse conservera la surintendance des parcs et les appointements y annexés, ce qui lui fera trois mille cinq cents livres sterling par an ; quant aux autres charges, je les réserve à mes amies.

— Eh quoi ! madame, s’écria le duc, est-il donc nécessaire de vous rappeler votre promesse ?

— Elle m’a été extorquée ! répondit la reine.

— Alors même que ce serait, madame, et cela n’est pas, reprit fièrement Marlborough, votre parole royale, une fois donnée, ne devrait pas être révoquée.

— Ces promesses-là, milord, sont en général faites sous toutes réserves, répondit Anne en rougissant ; et ma parole était subordonnée à la bonne conduite de Sa Grâce.

— Pardonnez-moi, madame, insista le duc ; la duchesse m’a toujours dit, et elle est incapable d’affirmer un mensonge, qu’il n’a pas été question de conditions entre elle et vous.

— Ma parole, je pense, vaut celle de la duchesse, milord, s’écria la reine d’une voix irritée, quoique vous ayez l’air de vouloir dire le contraire.

— Votre Majesté ne me comprend pas, ajouta le duc. Je n’élève pas l’ombre d’un doute sur votre véräcité ; vous avez, j’en suis cértain, donné votre parole avec la restriction tacite dont vous parlez, et je suis certain aussi que la duchesse n’a pas soupçonné cette restriction. C’est donc avec cette conviction que je supplie Votre Majesté, au moment de se séparer de sa vieille amie et fidèle servante, de ne pas mettre en oubli ses services, et de ne point donner à des étrangers ce qui est dû à elle seule.

— J’ai fait tout ce que j’ai cru devoir faire, répondit la reine ; j’en ai même fait plus qu’on ne m’avait conseillé de faire. J’accepte la démission de Sa Grâce, et je lui ordonne de me restituer la clef d’or avant qu’il soit trois jours. »

Marlborough regarda la reine comme l’eût fait un homme foudroyé.

« Avant trois jours ! répéta-t-il. Si Votre Majesté est véritablement décidée à congédier la duchesse, si elle résiste à mes remontrances, accordez-moi au moins un délai de dix jours, afin que je me concerte avec ma famille pour adoucir ce coup cruel à ma femme.

— Je ne ferai à aucun prix ce que vous demandez, répliqua la reine effrayée ; je me repens, au contraire, d’avoir fixé un si long terme, et je le réduis à deux jours.

— Puisque cela doit être, un jour de plus ne signife rien, dit le duc en soupirant ; je voudrais entretenir Votre Majesté sur un autre sujet.

— Non ! non ! milord, fit la reine avec aigreur. Je ne veux parler de rien avant d’avoir la clef dans mes mains.

— Je me retire donc, madame, répondit le duc, avec le regret d’avoir vécu assez longtemps pour vous voir changée de la sorte. »

En disant ces mots, le duc salua et sortit.

« En bien ! Abigaïl, dit la reine à la favorite qui entra par une porte latérale, êtes-vous satisfaite ?

— Tout à fait, madame, répliqua mistress Masham. Votre Majesté aura la clef ce soir même.

— Vous croyez ? s’écria Anne.

— J’en suis sûre, répondit l’autre ; je ne voudrais pas, au prix de tous les lauriers du duc, être le porteur de votre message à la duchesse.

— Ni moi non plus ! répliqua la reine avec un demi-sourire.

Mariborough était bien de cet avis. Il n’avait jumais éprouvé autant d’inquiétude à la veille de la plus hasardeuse bataille, qu’il n’en ressentait à cette heure à l’idée de se trouver face à face avec sa femme : il aurait souhaité lui faire part de cette fâcheuse nouvelle soit par écrit, soit par quelque voie détournée ; mais la duchesse l’empêcha de mettre ce projet à exécution, en accourant elle-même à sa rencontre. Dès qu’elle s’aperçut, à la physionomie de son mari, qu’il s’était passé quelque chose de déplaisant, elle vint promptement au fait et lui demanda :

« Vous avez vu la reine ? que vous a-t-elle dit ?

— Accordez-moi un instant pour me remettre, observa Marlborough.

— Si vous craignez de me répondre, je le ferai pour vous, reprit la duchesse ; ma démission est acceptée. Oh ! n’essayez pas de me le cacher. Je le sais !

— Eh bien ! oui, fit le duc.

— Elle a du moins accordé la survivance à nos filles ? s’écria-t-elle.

— La reine refuse de remplir sa promesse, repartit Marlborough.

— Elle refuse ? Ah ! c’est la première reine d’Angleterre qui se soit montrée déloyale. Je le lui dirai en face, et l’univers le saura !

— Calmez-vous, reprit Mariborough ; votre colère est impuissante. Anne exige la remise de la clef dans le délai de deux jours.

— Elle l’aura dans deux minutes, s’écria la duchesse en l’arrachant de sa ceinture. Je vais la lui porter sur-lechamp.

— Mais, cependant… attendez… fit le duc.

— Je n’attendrai rien, interrompit la duchesse ; elle saura au moins que je la hais et que je la méprise. Quand je devrais on mourir, elle connaîtra mes véritables sentiments.

— Vous ne sortirez pas dans cet état, Sarah, s’écria Marlborough en retenant sa femme. Attendez que vous soyez plus calme ; votre violence vous entraînerait trop loin.

— Est-ce que vous vous unissez à mes ennemis, milord ? vociféra la duchesse hors d’elle. Laissez-moi aller, vous dis-je ; je ne veux pas être contrariée ; si je ne donne pas un libre cours à mon indignation, la colère va m’étouffer.

— Partez donc ! » dit le duc en la laissant aller.

Tandis que sa femme se précipitait hors de la chambre, il se laissa tomber sur un sofa en murmurant : « Il n’y a pas au monde de gloire capable de dorer une existence assombrie par des tempêtes pareilles à celle-ci ! »

La duchesse arriva au palais, toujours en proie à la plus furieuse colère, et, malgré tous les obstacles, elle entra de force dans l’antichambre du cabinet de la reine. Celle-ci, qui s’y trouvait par hasard, n’eut que le temps de se retirer précipitamment une seconde avant l’apparition de la duchesse, qui rencontra mistress Masham seule, et en proie à une inquiétude mal déguisée.

« Où est la reine ? s’écria la duchesse.

— Vous voyez, madame, qu’elle n’est point ici, répondit mistress Masham ; mais je dois vous demander en son nom l’explication de cette étrange et inexcusable importunité.

— Ainsi donc, c’est vous qui représentez la reine ! s’écria la duchesse. Il faut convenir que Sa Majesté la reine d’Angleterre est fort bien représentée. Mais je ne discuterai point avec vous. Je désire entrer dans le cabinet de la reine pour lui parler.

— Vous n’entrerez point, fit mistress Masham en se plaçant devant la porte.

— Oserez-vous m’en empêcher ? s’écria la duchesse.

— J’y serai forcée si vous voulez passer outre, répondit mistress Masham ; et, si vous avancez d’un seul pas, j’appelle la garde pour vous faire sortir. Sa Majesté refuse de vous recevoir. »

La duchesse eut d’abord l’air de méditer un coup d’éclat ; mais enfin, par un puissant effort sur elle-même, elle parvint à se contenir. Elle lança à mistress Masham un regard empreint d’un inexprimable dédain.

« Votre maîtresse m’a fait demander cette clef, lui dit-elle ; portez-la-lui, madame. »

Et, en proférant ces mots, elle jeta ls clef par terre.

« Dites-lui, continua-t-elle, qu’elle a failli à sa parole, et c’est là un reproche que n’ont encouru aucun de ses illustres prédécesseurs. Dites-lui aussi que l’amour et le respect que je lui portais jadis ont fait place aujourd’hui à la haine et au mépris. »

Tout en parlant ainsi, elle quitta la chambre d’un air de défi.

« Est-elle partie ? s’écria la reine, entr’ouvrant la porte et jetant un coup d’œil timide autour de l’appartement.

— Oui, madame, répondit mistress Masham en ramassant la clef, et je suis heureuse qu’elle ait laissé ceci en s’en allant. Vous voici enfin débarrassée d’elle pour toujours.

— Grâce au ciel ! s’écria la reine.

— Voulez-vous prendre cette clef, madame ? demanda mistress Masham.

— Non, gardez-la, répliqua Anne ; dès à présent, vous êtes l’intendante de mes fonds particuliers. La duchesse de Somerset sera grande maîtresse de la garde-robe ; mais j’ai le projet de faire mieux encore pour vous. La duchesse de Marlborough n’aura plus le droit de vous insulter impunément ; je donnerai, à la première occasion qui se présentera, une pairie à votre mari.

— La duchesse prétend que Votre Majesté ne tient pas les promesses qu’elle fait, s’écria mistress Masham, mais je me suis aperçue du contraire.

— C’est la faute de la duchesse si je ne lui ai pas tenu parole, répondit Anne. Il fut un temps où je l’aimais autant que vous, Abigaïl, et même plus encore.


XX


Le sergent Scales quitte le service.


— Le sergent Scales, rappelé sur le théâtre de la guerre, en Flandre, était demeuré incorporé dans son régiment jusqu’à la fin de la campagne de 1711. Son absence s’était donc prolongée pendant près de deux ans. Mais, lors de l’automne qui précéda son retour, il reçut au siége de Bouchain une grave blessure, qui le mit dans l’impossibilité d’écrire à personne. Le vieux soldat n’avait pas, dans cet espace de trois mois, reçu de nouvelles de ceux qui l’intéressaient. Aussi des doutes cruels assiégèrent-ils son cœur à tel point qu’il se décida à aller trouver Proddy avant de se montrer à Marlborough-House.

Il se rendit donc au palais, s’informa du cocher, apprit qu’il était dans sa chambre, et monta l’y retrouver. Convaincu que sa venue allait causer une surprise extrêmement agréable au cocher, il entra dans la chambre, en ferma la porte, et fit le salut militaire à Proddy, qu’il aperçut assis devant une table, à demi assoupi, la pipe à la bouche et une cruche d’ale posée devant lui.

Le cocher leva les yeux et, apercevant cette apparition inattendue, laissa tomber sa pipe et recula sa chaise ; saisi d’étonnement et d’effroi, il contempla son ami, qui ne pouvait comprendre pourquoi les dents lui claquaient d’épouvante, et pourquoi ses yeux effarés étaient prêts à sortir de leur orbite.

« Comment donc, Proddy, ne me reconnaissez-vous pas ? s’écria Scales au comble de la surprise.

— Je vous ai connu jadis, sergent, balbutia Proddy ; mais, à l’avenir, je ne désire pas avoir de relation avec vous.

— Bah ! bah ! reprit Scales ; que vous arrive-t-il et que craignez-vous ? Vous allez d’abord venir avec moi.

— Oh ! non, je vous remercie ; je vous suis pourtant très-obligé, répliqua Proddy, qui s’éloignait tant qu’il pouvait du soldat.

— Eh bien ! si vous ne voulez pas venir avec moi, je vais alors rester avec vous, fit Scales en prenant un siége, car je compte ne plus vous quitter, Proddy.

— Serait-il vrai ? s’écria le cocher, encore plus terrifé.

— Non, nous ne nous séparerons plus, répondit Scales. Cette fois-ci, j’ai un fort long congé.

— Vous ne prétendez pas me faire croire qu’on vous permet là-bas de vous absenter trop longtemps, dit Proddy.

— Là-bas ! repéta le sergent. Ah ! jy suis ! Vous voulez dire les Pays-Bas ?

— Appelez cet endroit-là du nom qu’il vous plaira, repartit Proddy. Ordinairement cependant on lui donne ici une appellation moins agréable.

— Bon ! reprit le sergent, nous ne nous disputerons pas pour un mot. Ce que je veux dire, c’est que je ne suis plus au service. Me voici désormais près de vous comme si j’étais mort.

— Je le sais ! fit Proddy en frissonnant.

— Mais je ne renoncerai à aucune de mes anciennes habitudes, fit Scales ; je battrai du tambour comme auparavant, je nettoierai les bottes du duc, je hanterai les mêmes endroits.

— Oh ! non, oh non, s’écria Proddy.

— Et pourquoi pas ? interrompit le sergent. Est-il survenu quoi que ce soit qui puisse m’en empêcher ? Pourquoi donc me regardez-vous ainsi, mon cher ? Est-ce que vous me trouvez changé ?

— Pas autant que je l’aurais cru, répondit Proddy.

— Je conviens, pourtant, ft le sergent, que je suis quelque peu changé. J’ai été cruellement éprouvé pendant les trois derniers mois. Ah ! la garnison ne valait pas grand’chose ! Il y faisait chaud comme en enfer…

« Oh ! ne m’en parlez pas ! interrompit le cocher. Quel soulagement ce doit être que d’échapper à pareil supplice !

— Vous le comprendriez mieux si vous l’aviez éprouvé, répondit Scales. Quelle fraîcheur et quel confort on ressent ici ! Je viendrai souvent passer une heure avec vous. »

Proddy poussa un gémissement prolongé.

« Ma foi, continua le sergent, puisque nous parlons du changement de ma physionomie, croyez-vous qu’elles me reconnaîtront ?

— Elles ! qui ? les femmes ? s’écria Proddy ; comptez-vous donc vous montrer à elles ?

— Mais certainement, ce soir même, dit Scales.

— Dieu leur soit en aide ! s’écria Proddy. Elles auront une frayeur mortelle, les pauvres créatures ; c’est à peine si moi je puis avoir assez de courage ! Mais enfin, à l’heure qu’il est, je ne crois pas que vous teniez beaucoup à elles ?

— Ne pas tenir à mes amies ! répéta le sergent. Mais c’est l’inquiétude que j’éprouve à leur sujet qui m’a amené près de vous.

— Vraiment ! Mais ceci surpasse mon attente, dit Proddy. Je croyais que, grâce à la dernière balle qui vous avait atteint, tous vos sentiments n’existaient plus.

— Mais pas le moins du monde, répliqua Scales. À votre santé, Proddy, je suis ravi de vous voir ! »

Et, en prononçant ces mots, Scales saisit la cruche d’ale et la vida avec une satisfaction évidente.

« Grand Dieu ! un revenant peut-il donc boire de l’ale ? dit Proddy avec stupéfaction.

— Comment, morbleu ! s’écria le sergent qui tressaillit, est-ce que, par hasard, vous me prendriez pour un revenant ?

— Mais oui, répliqua le cocher en se rapprochant de lui, et pourtant je commence à croire que je me suis trompé. On nous avait dit que vous aviez été tué au siége de Bouchain.

— J’ai été blessé et non tué. On avait d’abord jugé ma blessure mortelle ; mais me voici sain et sauf, comme vous le voyez.

— Dieu du ciel ! quel bonheur ! s’écria le cocher en jetant les bras autour du cou de son ami ; je n’espérais plus vous revoir.

— Le fait est que je trouvais votre réception singulière, ajouta le sergent dès qu’il fut délivré de l’étreinte de son ami. Ainsi donc vous m’avez pris pour un fantôme ! Hein ? c’est très-flatteur, goddam ! Mais vous devriez savoir, Proddy, que les esprits ne circulent jamais en plein jour ; et puis aussi mon corps parfaitement opaque et non transparent…

— J’étais bien un peu indécis, je le confesse, reprit Proddy ; mais, après avoir vu le mouchoir en lambeaux et imprégné de sang que vous avez envoyé à mistress Plumpton et à mistress Tipping, personne de nous ne pouvait mettre en doute votre mort.

— Dites-moi, fit Scales, me croient-elles donc mort ?

— Certainement, répondit Proddy. Tom Jiggins, le fifre de votre régiment, celui qui vous aida à nous faire danser le jour du bal, vous savez bien ? eh bien ! le fifre avait envoyé cette sanglante relique dans une lettre où il écrivait que vous aviez été mortellement blessé, et qu’il était impossible que vous survécussiez à votre blessure.

— Vous voyez bien que j’y ai survécu, interrompit le sergent ; ce pauvre Tom Jiggins ! deux jours après avoir écrit cette lettre, il recevait un coup de carabine dans la tête.

— Pauvre diable ! répéta Proddy ; est-il réellement mort ?

— Aussi mort que votre arrière-grand-père, si jamais vous en avez eu un, poursuivit Scales ; mais je vais vous conter toute l’aventure. Vous saurez que Bouchain est une place forte, traversée par la rivière Sauzet et par le Scheld, qui baigne ses murailles. Il y a tout autour de larges et profonds fossés remplis des eaux réunies des deux fleuves que je viens de nommer, et outre cela on rencontre tout autour plusieurs milles de marais plats, faciles à inonder, ce qui fait qu’il est presque impossible d’aborder la place, et qu’une garnison assiégée peut y tenir fort longtemps. Vous devez comprendre que le but principal de notre général, après avoir investi la ille, fut de tirer une ligne de démarcation tout à l’entour ; mais l’accomplissement de ce projet éprouva des obstacles. Il est superflu de vous raconter comment le maréchal de Villars, après avoir développé son armée dans l’espace vide entre les deux rivières, jeta sur le Sauzet des ponts, que nous démolîmes ; comment le général Albergotti construisit des retranchements, à l’aide desquels Villars comptait bombarder, avec les nombreuses batteries de Bouchain, ce terrain intermédiaire ; comment notre duc traversa le Scheld pendant la nuit dans le but d’interrompre ces opérations ; comment ce projet fut déjoué par le maréchal, et comment le duc se vit forcé de rebrousser chemin. Je ne vous dirai pas par quels moyens il couvrit la tête de son armée, depuis Haspres jusqu’à Ivry, d’une ligne de redoutes et de lunettes ; comment il traversa encore le Scheld à la tête de cinquante bataillons et d’autant d’escadrons, et comment, s’apercevant que l’ennemi avançait rapidement ses travaux, il donna l’ordre de commencer une ligne de circonvallation entre leurs retranchements et la ville. Aussi, quatre mille hommes furent sur-le-champ mis à l’œuvre, et, malgré le feu nourri de la garnison et celui des redoutes ennemies, la ligne de circonvallation fut continuée jusqu’à l’inondation du Sauzet.

— Arrivez au fait, sergent, interrompit Proddy, vos circonvallations et vos inondations m’embrouillent.

— Eh bien ! pour abréger mon récit, répliqua Scales en riant, le maréchal, se trouvant serré de près, conçut le désir de maintenir ses communications avec la garnison, et, au moyen d’une petite digue, il parvint à introduire dans la place un renfort de fusiliers, ainsi qu’un supplément de poudre et de farine, deux articles dont les assiégés commençaient à être très à court. Le duc réussit dans ses plans : il essaya ensuite de fortifier la digue avec des fascines assujetties à une avenue de saules ; et cependant l’eau avait au moins quatre pieds de profondeur.

— Le diable emporte la digue ! s’écria Proddy, car j’ai beau écouter, je n’y comprends plus rien !

— Nous y voici, poursuivit Scales : derrière la digue, il y avait un sentier frayé par le bétail, où se trouvaient postées quatre compagnies de grenadiers français, et la brigade du roi placée là pour protéger les travaux. Chasser ces troupes et entraver les ouvriers, tel fut le but des efforts du duc. En conséquence, on consiruisit avec des fascines un sentier qui traversait le marécage submergé, et, pendant la nuit, six cents grenadiers anglais, soutenus par huit bataillons d’infanterie, tentèrent l’entreprise. Elle était hasardeuse, car nous eùmes à marcher pendant près d’un quart de mille, enfoncés dans l’eau jusqu’à la ceinture, et souvent même jusqu’aux épaules, tenant tout le temps au-dessus de nos têtes nos mousquets que nous voulions conserver secs. Nous avions déjà franchi sans encombre les deux tiers de la distance, lorsque le duc qui était avec nous, quoiqu’il eût eu récemment plusieurs accès de fièvre, commença à se sentir fatigué. Je le conjurai de monter sur mes épaules : il y consentit, et, fier de ce glorieux fardeau, je me précipitai en avant avec un redoublement d’ardeur. Il était impossible que notre approche ne fût pas signalé à l’ennemi ; aussi, dès que nous arrivâmes à portée de mousquet, nous essuyâmes une fusillade qui, grâce à l’obscurité, nous fit peu de mal. À vrai dire pourtant, une balle m’avait atteint au milieu de la poitrine ; mais je ne me plaignis point, décidé que j’étais à marcher tant que j’en aurais la force. Malgré mon épuisement, j’arrivai le premier, je déposai le duc à terre, puis je tombai, hors de l’eau, heureusement pour moi, car sans cela j’aurais été noyé. Vous pensez bien, mon ami, que je ne pris aucune part à ce qui se passa ensuite ; j’ai appris plus tard que les Français avaient été contraints d’abandonner leurs postes, et que le duc était parvenu à achever sa ligne de circonvallation.

— Bravo ! s’écria le cocher enchanté ; j’espère bien, sergent, que le duc ne vous a pas oublié ?

— Écoutez-moi, Proddy, et vous saurez tout, continua Scales. Lorsque je revins à moi, je me retrouvai sous ma tente, où j’avais été transporté par les ordres du duc : le chirurgien examinait mes blessures. Je lui demandai ce qu’il pensait de mon état, et il me répondit que, puisque je ne craignais pas la mort, il devait avouer qu’il trouvail ma position assez fâcheuse. « Fort bien, observai-je, je ne mourrai pas sans avoir mis ordre à mes affaires. » J’envoyai aussitôt chercher Tom Jiggins, et je lui ordonnai d’écrire pour moi une lettre d’adieu aux deux femmes, puis je déchirai en deux le mouchoir avec lequel on avait étanché mon sang, afin de leur en envoyer une moitic à chacune ; je me sentis plus tranquille après avoir achevé ces arrangements. Une demi-heure après, le duc vint me voir, et parut très-affligé de mon état. « Je vous dois la vie, mon brave, me dit-il ; si vous en réchappez, je vous accorderai votre congé, et vous donnerai une somme suffisante pour être à l’aise le reste de vos jours. Mais vivez pour me servir ! — J’obéis toujours à vos ordres, général, répondis-je ; vous me commandez de vivre : je vivrai, » et en effet me voici.

— Bravo ! mille fois bravo ! hurla Proddy. La bravoure doit être récompensée ; je suis persuadé que, lorsque je serai bien vieux et incapable de conduire Sa Majesté, la reine se chargera de me pourvoir.

— Soyez-en sùr, répondit Scales. Pour moi, dès que je pus être transporté, on me conduisit à l’hôpital à Denay, où je restai jusqu’à la fin de la campagne. Je n’étais pas en état d’écrire, et je chargeai un camerade de le faire pour moi. Tout me fait croire que cette lettre a été égarée.

— Très-probablement, observa Proddy.

— Je vais vous faire une question hasardée, reprit Scales avec une certaine hésitation : les femmes ont-elles paru affligées en recevant la fausse nouvelle de ma mort ?

— Extrémement, repariit Proddy ; extrêmement, surtout mistress Plumpton. Mistress Tipping pleura d’abord beaucoup, mais ses yeux reprirent promptement leur éclat ordinaire ; quant à mistress Plumpton, elle ressemble encore à une veuve inconsolable.

— Pauvre créature ! s’écria Scales ; pauvre créature !

— Quant à moi, sergent, poursuivit Proddy, j’ai éprouvé autant de douleur que si j’avais perdu un frère.

— Merci ! merci ! s’écria Scales fort ému, en serrant cordialement la main du cocher royal ; vous êtes un véritable ami.

— Mais, dites-moi, sergent, vous êtes revenu à temps, si vous tenez encore à mistress Tipping, remarqua Proddy avec intention.

— Comment cela ? fit Scales, qui devint tout à coup sérieux ; n’est-elle pas fidèle au culte de ses souvenirs ?

— Elle accueille beaucoup trop bien Bamby, répliqua Proddy, et je la soupçonne presque de songer à lui.

— Ah ! diable ! s’écria Scales irrité ; ce petit animal est-il toujours sur mon chemin ? Il faut cette fois que je m’en débarrasse à tout prix.

— Voyons, sergent, dit Proddy après avoir réfléchi quelque temps, savez-vous laquelle des deux femmes vous prendrez pour épouse ?

— À peu près, dit Scales. Mais pourquoi me demandez-vous cela ?

— Pour une raison particulière, répondit le cocher.

— Il est probable que cela se décidera ce soir même, dit Scales ; vous est-il indifférent que je choisisse l’une ou l’autre ?

— Oh ! tout à fait, dit Proddy d’un air dégagé.

— Il me vient une idée, Proddy, fit le sergent : on me croit mort ; si je me montrais à elles ce soir en passant à leurs yeux pour un fantôme ?

— Ne les offrayez pas trop, répondit le cocher ; cela pourrait avoir des suites sérieuses, je sais ce que j’ai éprouvé tout à l’heure. Mais d’ailleurs, comment pourriez-vous réussir dans vos projets ?

— Où ! rien de plus facile, répliqua le sergent : aussitôt qu’il fera sombre, je me glisserai inaperçu dans la maison, et je gagnerai ma cellule.

— Vous la trouverez telle que vous l’avez laissée, dit le cocher. Mistress Plumpton n’a pas voulu souffrir qu’on y déranget la moindre chose, et elle la nettoie tous les jours.

— Dieu la bénisse ! s’écria le sergent d’une voix étranglée per l’émotion.

— Très-certainement Bamby et Sauvageon seront là ce soir, poursuivit Proddy. Ainsi, quel que soit le stratagème de vengeance que vous inventiez à leur égard, il vous sera facile de réussir immédiatement.

— Tout s’arrange à mon gré, dit Scales, et maintenant concertons-nous ensemble, et dressons notre plan d’attaque.

— Avant tout, répondit le cocher, permettez-moi d’aller vous chercher une pipe ; je veux aussi remplir la cruche. »

Dès que Proddy eut procédé à ces deux soins, les deux amis eurent ensemble une conférence secrète qui dura jusqu’à huit heures du soir. Dans cet intervalle, ils fumèrent à peu près une douzaine de pipes, et consommèrent au moins trois énormes cruches de bière forte.

Enfin, Scales et Proddy pensèrent qu’il était temps de se mettre en route, et, tandis que Scales se faufilait dans Marlborough-House, par la porte du jardin qui donnait sur le parc de Saint-James, Proddy entra hardiment par celle qui ouvrait sur Pall-Mall.


XV


Apparition du sergent à ses anciens amis. Mistress Plumpton et Tipping se trouvent l’une et l’autre pourvues d’un mari.


C’était l’heure du souper, et presque tous les serviteurs de la maison étaient rassemblés dans l’office. Dans le nombre se trouvaient, comme de juste, Fishwick, Parker, Brumby et Timperley. Mistress Plumpton et mistress Tipping étaient absentes ; mais, au moment où Proddy s’informait d’elles, la der- nière de ces dames parut. Il était évident qu’elle avait apporté un soin inusité à sa toilette ; il faut même avouer qu’elle était jolie et fort piquante. Une robe de pou-de-soie rose, avec des manches courtes ouvertes et dentelées, faisait ressortir une petite taille fort bien prise ; sa tête était ornée d’un bonnet et de barbes en dentelle ; quelques mouches posées çà et là doublaient l’éclat de son teint et de ses yeux ; l’air coquet qu’elle affectait et les œillades assassines qu’elle prodiguait à droite et à gauche prouvaient assez qu’elle était décidée à faire une conquête.

« Vous attendez probablement M. Bimbelot, lui dit le cocher.

— Mais oui, il se pourrait qu’il vint, répoodit mistress Tipping ; le caporal Sauvageon et lui ont assez l’habitude d’arriver à l’heure du souper, et leur société nous plaît fort.

— Ah ! leur société vous plaît fort ! répéta sèchement Proddy ; il paraît que vous avez tout à fait oublié le pauvre sergent.

— Le sergent. Pshah ! fadaise ! s’écria mistress Tipping. Pourquoi donc penserais-je à lui, hein ? Voudriez-vous me voir passer ma vie à gémir et à soupirer comme cette pauvre sotte de Plumpton ?

— N’en dites pas tant de mal ; c’est un modèle de constance, observa Proddy ; peu de femmes lui ressemblent sous ce rapport.

— C’est fort heureux, selon moi, répliqua dédaigneusement mistress Tipping. Oh ! mais la voici, je déclare que, rien que de la regarder, cela suffit pour donner des vapeurs. »

Au moment où elle parlait, mistress Plumpton se présenta sur le seuil de la salle ; elle était en grand deuil, et tout le changement opéré sur sa physionomie attestait assez la sincérité de sa profonde affliction.

« Il faut vous soigner, ma chère mistress Plumpton, lui dit le cocher avec bonté ; vous perdrez votre fraîcheur et vos agréments.

— En supposant que j’en aie jamais eu, pourquoi y tiendrais-je maintenant ? répondit-elle en souriant d’un air triste.

— Vous pourriez trouver un autre adorateur, quelqu’un que vous aimerez autant que le sergent, poursuivit-il.

— Oh ! jamais ! répliqua la pauvre femme avec un élan du cœur.

— Voyez mistress Tipping ; elle a adopté ce système, observa-t-il en adressant un regard malicieux à la femme de chambre.

— Je n’écoute point mistress Tipping, » répondit gravement l’amie éplorée du sergent.

Tandis qu’elle prononçait ces paroles, un certain bruit qui se fit dans le corridor trahit l’arrivée de Bimbelot et de Sauvageon. Le premier, vêtu avec une élégance extraordinaire, portait un habit de velours galonné, des boucles de diamants, ou plutôt d’imitation de diamants, des bas de soie chinés, une perruque flottante, une canne et une épée à poignée d’argent. Il avait, comme de coutume, le visage couvert de mouches et le linge inondé de parfums. Bimbelot tenait en outre, du bout des doigts, un chapeau orné de plumes.

Proddy répondit par un signe de tête au salut du petit Français, et lui demanda avec une sorte de brutalité s’il avait trouvé une place, puisqu’il était si richement paré.

« Oui, mon cher Proddy, mon Dieu, oui ! répliqua-t-il. J’ai en effet une nouvelle place ; mais je ne suis plus valet de chambre ; je suis employé chez milord Oxford.

— Ah ! vraiment ! s’écria le cocher. Puis-je vous demander en quelle qualité ?

— Je regrette de ne pouvoir vous répondre ; mais c’est un secret, reprit-il mystérieusement, un grand secret.

— Alors, c’est à moi que vous le direz ? fit mistress Tipping.

— Certainement, tout à l’heure, ma chère, répliqua-t-il, lorsque nous serons en tête-à-tête. Laissez-moi d’abord vous conter une charmante aventure qui m’est arrivée sur le Mail.

J’ai rencontré une très-jolie dame qui m’a lancé les œillades les plus tendres…

— Auxquelles vous avez probablement répondu ? s’écria mistress Tipping d’un ton piqué.

— Ah ! mon Dieu, oui ! répliqua Bimbelot. Exigeriez-vous que je demeurasse insensible aux agaceries d’une jolie femme ? elle m’a lorgné, et je l’ai lorgnée à mon tour.

— Voilà une jolie conduite, en vérité ! s’écria mistress Tipping en s’animant peu à peu ; et vous avez l’audace de me dire cela à moi ?

— Ah ! ma pauvre chérie, ma chère petite jalouse ! s’écria Bimbelot, ne vous mettez pas en colère !

— Laissez-moi tranquille, je ne veux plus vous parler, je vous hais, s’écria mistress Tipping.

— Bien au contraire, ma chère petite ; vous m’aimez tant que vous ne pouvez pas vivre sans moi, reprit Bimbelot. Soyez raisonnable, cher ange.

— Le fat ! murmura mistress Tipping, je saurai rabaisser son orgueil. »

En ce moment on vint annoncer le souper. Bimbelot offrit le bras à mistress Tipping ; mais celle-ci lui tourna le dos avec dédain et s’empara de la main de Proddy.

Le souper se passa fort bien. Mistress Tipping, dans le but de vexer Bimbelot, ne cessa pas de chuchoter avec Proddy, qui, dans l’attente de la scène grotesque qui se préparait, se montrait de fort bonne humeur. La seule personne qui parût déplacée était mistress Plumpton. On la voyait silencieuse et distraite, mangeant peu ou point, et ni les saillies joviales de Bimbelot, ni les tendres assiduités de Sauvageon, qui continuait à lui faire la cour, ne réussissaient à lui arracher un mot et même un sourire.

Au moment où le souper tirait à sa fin, un grand coup de marteau retentit à la porte extérieure du corridor, et Timperley se leva pour répondre à cet appel.

« Qui cela peut-il étre ? fit Proddy, qui se demandait à part lui si le sergent avait changé ses plans.

— C’est peut-être la belle dame que {{Bimbelot}} a rencontrée ce matin sur le Mail, observa malicieusement mistress Tipping.

— Oh ! non, ce n’est pas cette dame, j’en suis sûr, répliqua Bimbelot, qui ne put réprimer l’inquiétude qu’il éprouvait à part lui.

— En tout cas, c’est une femme, » s’écria Fishwick, au moment où des accents plaintifs se firent entendre dans le corridor.

Dès que le petit Français entendit cette voix, il se leva vivement :

« Bonsoir, messieurs et mesdames, balbutia-t-il ; je me sens très-fatigué. Le souper m’incommode. Bonsoir !

— Mais restez donc, fit Proddy en le retenant par le bras. Qu’avez-vous ? »

On entendit au dehors une légère lutte, et une voix de femme qui s’écriait : « Laissez-moi entrer, je sais qu’il est là. Je veux le voir, »

« Je suis perdu ! s’écria Bimbelot en lançant à Sauvageon un regard éperdu. C’est elle ! Que faire ?

— Asseyez-vous, vous dis-je, continua Proddy le retenant toujours.

— Non, merci, non, il faut que je sorte, » s’écria Bimbelot. Et, au milieu des efforts qu’il ft pour se dégager, il entraîna le cocher, qui tomba, sans pouvoir cependant garantir son habit, qui fut déchiré jusqu’aux épaules.

Tout à coup, une femme en furie se précipita dans la chambre et montra le poing d’un air menaçant à Bimbelot, qui fuyait devant elle.

« Je savais bien que vous étiez ici, trompeur infâme ! » s’écria-t-elle d’une voix aigre.

Et, ce disant, elle se mit en devoir de lui enlever sa perruque et de lui appliquer de formidables soufflets.

« Pardon, pardon, ma chère amie, s’écria Bimbelot ; c’est la dernière fois ; je ne le ferai jamais plus, je vous jure !

— Oh ! je sais à quoi m’en tenir, s’écria la dame. Vous m’avez trop souvent trompée, indigne créature. Tenez ! ajouta-t-elle en lui administrant un nouveau coup qui faillit le renverser.

— Monsieur m’a tout autant trompée que vous, madame, fit mistress Tipping en se levant et en souffletant à son tour maître Bimbelot.

— J’espère, en tous cas, qu’il ne vous à pas épousée, dit l’étrangère ; car, dans ce cas, je le ferais pendre pour crime de bigamie.

— Non ; il a seulement sollicité l’honneur de ma main, répondit mistress Tipping.

— C’est presque aussi mal agir, cria Mme Bimbelot.

— Ah ! certainement, riposta mistress Tipping. Quel affreux scélérat ! »

Et, sur ces derniers mots, les deux femmes recommencèrent à le souffleter, tandis que Bimbelot s’efforçait en vain de protéger sa tête en mettant ses mains en avant.

« Nous vous apprendrons à tromper ainsi de pauvres femmes, s’écria à la fin Mme Bimbelot.

— Oui, nous vous apprendrons à vous jouer d’un sexe faible et malheureux, » ajouta mistress Tipping.

Ajoutons en passant que la punition si bien méritée du petit Français amusa beaucoup les spectateurs et attira même un sourire sur les lèvres de mistress Plumpton. Proddy, une fois remis sur son séant, se prit à rire si fort qu’il s’en tenait les côtes ; à la fin, pourtant, il trouva que les choses étaient allées assez loin, et il intervint obligeamment.

« Allons, mesdames, dit-il, laissez M. Bimbelot tranquille. Quant à vous, mistress Tipping, vous devriez être plus indulgente, car vous avez autant de torts que lui.

— Ah ! j’étais sûre de cela, s’écria Mme Bimbelot en la regardant avec dépit. Elle l’a sans doute encouragé.

— Oui, ma chère, fit piteusement Bimbelot, rien n’est plus vrai !

— Monstre d’hypocrisie ! s’écria mistress Tipping avec une nouvelle explosion de colère. Ne m’avez-vous pas dit que vous étiez garçon ?

— Quand même il l’aurait dit, interrompit Proddy, vous devez savoir à quoi vous en tenir. Allons ! faites la paix et achevons notre souper. »

Fishwick et Brumby joignirent leurs sollicitations à celles de Proddy ; le calme se rétablit, et Bimbelot, qui avait rajusté sa perruque, s’assit d’un air très-décontenancé.

Mme Bimbelot accepta un siége près de M. Parker ; à cette heure qu’elle était calme et qu’il était possible d’examiner ses traits à loisir, on s’aperçut que c’était une fort belle femme, un peu disposée à l’embonpoint peut-être, mais dont les attraits surpassaient de beaucoup ceux de mistress Tipping. Ses vêtements étaient d’une élégance de mauvais goût, car elle portait une robe bleue et argent très-décolletée ; ses joues étaient couvertes de rouge, et sa poitrine très-découverte disparaissait sous une nuée de mouches en taffetas. Mme Bimbelot avait les traits délicats et fort petits, une bouche qui respirait la volupté, des yeux tendres et brillants ; sa tête était poudrée, et elle était coiffée à la tête de mouton. Proddy, en la regardant, se persuada l’avoir vue auparavant, sans pouvoir se souvenir ni où, ni comment.

Parker n’eut pas besoin de presser longtemps Mme Bimbelot pour la décider à prendre sa part du souper ; elle mangea de tout ce qu’on lui offrit, du poulet froid, du jambon, du pâté de gibier, des hultres au vinaigre, du fromage à la crème, du poisson réchauffé ; et, lorsque le maître d’hôtel lui-même la crut assez rassasiée, il la pria de goûter au bœuf fumé : ce mets parut si appétissant à Mme Bimbelot qu’elle en avala toute une assiettée.

Malgré cet appétit désordonné, les charmes de la nouvelle venue produisirent un effet remarquable sur M. Parker, qui, sans dire un mot, s’en alla chercher du vieux vin de Madère qu’il avait mis en réserve dans une armoire particulière. Le sommelier du duc revint aussitôt avec une bouteille sous chaque bras ; il en déboucha une, et remplit un verre pour Mme Bimbelot : elle le récompensa de cette attention par une tendre œillade, vida le contenu du verre en un clin d’œil, et tendit son gobelet pour qu’il le remplît encore. Parker se prêta fort galamment à ce désir ; il but à la santé de sa voisine, et fit faire à la bouteille le tour de la table.

Ce vin généreux opéra sur toute la société un effet magique et instantané. Toutes les langues se délièrent, et la conversation devint bruyante et générale. Bimbelot lui-même redevint gai et se hasarda à jeter un regard suppliant sur mistress Tipping ; celle-ci persista à ne pas faire attention à lui, et prodigua à Proddy ses mines les plus séduisantes.

Une seule personne restait silencieuse au milieu de cette fougueuse assemblée ; elle seule se refusa à boire du vin. Il est inutile d’ajouter que cette personne était mistress Plumpton.

Le temps s’envolait, la bouteille circulait, M. Parker s’amourachait de plus en plus de Mme Bimbelot. Elle et lui avaient rapproché leurs chaises pour chuchoter à leur aise, et une entente parfaite semblait exister entre eux.

« Dites donc, Bamby, fit Proddy, où avez-vous les yeux, mon bonhomme ? Ne voyez-vous pas que M. Parker fait la cour à votre femme ?

— Ïl lui fait beaucoup d’honneur, répondit Bimbelot en haussant les épaules d’un air de suprême indifférence. Un mari jaloux est ou un fou, ou un imbécile.

— À mon avis, une des deux qualifications lui sont acquises, observa mistress Tipping. Seriez-vous jaloux, monsieur Proddy ?

— De vous ? infiniment, répliqua le cocher d’un air significatif.

— Ah ! monsieur Proddy, que dois-je conclure de ces paroles ?

— Je vous en dirai davantage dans une heure, répondit celui-ci.

— Oh ! ciel ! vous me faites rougir, » reprit-elle en baissant les yeux et en s’efforçant de faire correspondre l’action de ses joues avec ses paroles.

Une heure entière s’écoula ainsi en conversation. Parker apporta encore du madère, car il ne voulait pas laisser s’éteindre le feu qu’il était parvena à allumer. Proddy découvrit en mistress Tipping des beautés que jusqu’alors il avait ignorées ; et cette dame lui donna à entendre que, si sa vie de célibataire lui paraissait isolée, elle était prête à l’égayer par sa société. Tout le monde enfin paraissait heureux, très à l’aise, et peu désireux de se séparer.

Proddy tourna enfin les yeux dans la direction de l’horloge : et, voyant qu’il était minuit moins quelques minutes, il comprit qu’il était temps de donner un autre tour à La conversation.

« Mistress Plumpton, dit-il de façon à attirer l’attention générale, j’aime à croire que vous n’avez pas perdu le mouchoir du pauvre sergent ?

— Certainement non ! fit-elle en tirant de son sein le linge ensanglanté ; c’est aujourd’hui l’unique consolation qui me reste.

— Oh ! j’ai aussi ma moitié, répliqua mistress Tipping en exbibant l’autre morceau qu’elle avait dans sa poche. Le voici, hélas ! s’écria-t-elle en poussant un profond soupir.

— Ce sont les deux moitiés d’un mouchoir que le pauvre sergent Scales a envoyé à ces dames lorsqu’il a été blessé mortellement, remarqua Parker à Mme Bimbelot. Regardez, elles sont tachées de son sang.

— Je le vois ! répondit-elle ; c’est affreux !

— Mais, à propos du sergent, dit mystérieusement Proddy, il m’est arrivé hier soir quelque chose de fort extraordinaire.

— Qu’est-ce donc ? demanda mistress Plumpton en tressaillant.

— Je vais vous le dire, répondit Proddy d’un air plus mysrieUx encore.

— Parlez, au nom du ciel ! demanda la pauvre femme avec anxiété.

— Puisque vous m’en priez tant, je vais donc tout vous raconter, répliqua le cocher d’un accent solennel. Mais je suis certain que vous ne me croirez pas. »

Il se fit autour du narrateur un silence général, et chacun manifesta uu mouvement de curiosité ; toutes les conversations cessèrent. La vie de mistress Plumpton paraissait suspendue aux lèvres du cocher.

« J’étais couché et endormi depuis une heure environ, continua Proddy, lorsque je fus réveillé par une étrange sensation de frayeur. Je ne saurais dire pourquoi, mais le souvenir du pauvre sergent me revint à la mémoire : je pensais qu’il était couché dans une tombe dans un pays éloigné.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! murmura mistress Plumpton, qui éclata en sanglots et pressa le débris du mouchoir sur ses lèvres.

— Oh ! ciell s’écria mistress Tipping en pliant le sien pour le remettre dans sa poche.

— Ne pleurez pas, mesdames, ou je ne pourrai pas continuer, fit Proddy. Ainsi donc je pensais au sergent, et je tremblais malgré moi, quand tout à coup un bruit d’anneaux qui roulent sur une tringle fit refluer mon sang vers mon cœur ; les rideaux de mon lit s’écartèrent et je vis devant moi le sergent !

— Le sergent ! s’écria mistress Plumpton.

— Ou plutôt son fantôme, répondit Proddy ; il était pâle comme un cadavre et tenait la main sous le sein gauche, précisément à l’endroit où l’avait atteint la balle qui l’avait tué… J’essayai de parler ; mais ma langue se colla à mon palais, et je ne pus articuler un seul mot. Après m’avoir regardé fixement pendant quelques minutes, le spectre me dit d’une voix caverneuse : « Je vais vous dire, Proddy, pourquoi je viens à vous. Je veux rentrer en possession du mouchoir déchiré que vous savez. Il me le faut demain soir, à minuit. »

— Oh ! ciel ! il vous a dit cela ? s’écria mistress Plumpton.

— Voici la portion qui m’appartient ! s’écria mistress Tipping ; je ne voudrais pas, pour rien au monde, la garder une minute de plus.

— Et qu’arriva-t-il ensuite ? demanda Fishwick.

— Rien, répliqua Proddy ; l’apparition s’était évanouie.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit cela plus tôt ? demanda mistress Plumpton d’un ton de reproche.

— Je n’aurais pas voulu troubler les plaisirs de la soirée, repondit Proddy, et d’ailleurs, vous le savez, minuit est l’heure où l’on raconte des histoires de revenants. »

Au moment où il parlait, l’horloge sonna lentement minuit.

Il se fit un profond silence. Chacun se regardait avec anxiété, et mistress Tipping dit tout bas à Proddy qu’elle était sûre que les flammes des lumières étaient devenues bleuâtres.

Tout d’un coup, on entendit du côté du corridor le roulement d’un tambour. Chacun tressaillit, et les femmes eurent toutes les peines du monde à s’empêcher de pousser des cris.

C’était un son étrange, mystérieux, sourd et lugubre.

Rat a ta, rat a ta, rat a ta, rat a ta ra ra !

Et le bruit s’arrétait tout à coup.

« Mes oreilles ne me trompent pas ! s’écria Fishwick. J’ai bien positivement entendu le bruit d’un tambour.

— Je l’ai aussi parfaitement entendu, répondit Brumby, et tous l’ont entendu de même.

— Oui, oui, rien n’est plus vrai ! » s’écrièrent les autres.

Il se fit aussitôt un profond silence. La frayeur et l’inquiétudé étaient peintes sur toutes les physionomies.

Le tambour recommença à résonner, plus sombre qu’auparavant, rat a ta, rat a ta, rat a ta ra ra ra !

« C’est l’appel du sergent, s’écria Prodüy ; je vais aller dans sa chambre : qui m’accompagnera ? »

Aucun des assistants ne fit de réponse, mais pourtant mistress Plumpton se leva en disant : « Moi ! j’irai avec vous.

— Ne soyez pas si téméraire | s’écria Fishbwick ; vous ne savez pas ce que vous pourrez voir.

— Je le verrai, lui, et cela me suffira, répliqua mistress Plumpton.

— Je voudrais bien y aller avec vous si j’osais, observa mistress Tipping, dont la curiosité domina la frayeur ; mais je suis sûre de me trouver mal.

— Venez ! j’aurai soin de vous, dit Proddy.

— Nous irons tous, dit Fishwick, et nous verrons si vraiment c’est un fantôme.

— Oui ! oui ! nous irons tous. »

Au même instant, le tambour battit pour la troisième fois, mais d’une façon si lugubre que toute l’assemblée s’arrêta comme par enchantement, rat a ta ra, rat a ta ra !

« Allons, venez ! s’écria Proddy en prenant mistress Plumpton sous un bras, et mistress Tipping sous l’autre.

— Oui, nous y allons tous, » répéta Fishwick, qui se repentait de sa témérité.

À vrai dire, rassuré par le nombre, Fishwick suivit Proddy et ses compagnons le long du corridor. Parker et Mme Bimbelot fermaient la marche ; mais la dame était si épouvantée, que le maître d’hôtel se crut obligé de la soutenir en passant son bras autour de sa taille. La terreur qu’il éprouvaît ne l’empêcha pourtant pas de lui dérober un baiser, et cette inconvenance, grâce à l’obscurité, échappa aux regards du mari. Tout était silencieux, car le tambour avait cessé de se faire entendre.

Arrivés à la porte de la cellule, Proddy s’arrêta ; le moment était saisissant, et mistress Tipping déclara qu’elle allait s’évanouir.

On attendit un moment, puis on ouvrit la porte, et les spectateurs poussèrent un cri d’épouvante, en apercevant le sergent à l’autre extrémité de la chambre. Il était debout, en grand uniforme comme de son vivant, le tricorne posé sur la tête, l’épée au côté et une baguette de tambour dans chaque main. Devant lui, son tambour était posé sur le tabouret ; et, comme de coutume, on voyait un emplâtre placé sur son nez et un autre sur son front. Une lampe qui se trouvait dans un des angles de la chambre projetait une lumière verdâtre sur son visage blanchi à la craie.

À l’aspect de ce spectre horrible, une clameur universelle se fit entendre : mistress Tipping jeta les hauts cris et se précipita dans les bras du cocher, tandis que Mme Bimbelot se laissait choir dans ceux de Parker, qui l’emporta aussi vite qu’il put dans l’office.

Au milieu de cette horrible confusion, le spectre fit un roulement sur son tambour :

« Rat a ta, rat a ta !

— Que voulez-vous de nous ? lui demanda Proddy.

— Rat a tat a r r r r a a a ra !

— Que voulez-vous, vous dis-je ? répéta Proddy lorsque ce bruit sinistre eut cessé.

— Je veux mon mouchoir, répondit le spectre d’une voix sépulcrale.

— Voici ma moitié, dit mistress Plumpton.

— Donnez-lui la mienne, ajouta tout bas mistress Tipping à Proddy.

— Il faut que vous la lui donniez vous-même, fit-il. Le fantôme ne le prendra pas d’une autre main.

— Je n’o o o se pas, » fit-elle.

Pendant ce temps-là, mistress Plumpton, le mouchoir à la main, s’était avancée lentement et en tremblant ; mais, lorsqu’elle fut à la portée du spectre, celui-ci étendit les bras et la pressa sur son sein.

« Il vit, s’écria mistress Plumpton, il vit ! et elle perdit conpaissance.

— Holà Proddy, vociféra Scales d’une voix tout à fait humaine, elle s’est évanouie ; de l’eau, vite !

— Que diable signifie ceci ? s’écria Fishwick ; êtes-vous encore en vie, sergent ? répondez oui ou non !

— Je suis tout ce qu’il y a de plus vivant, répliqua-t-il ; mais tenez-vous tranquille ; vous allez tout comprendre dans un instant. »

Et se hâtant de s’éloigner avec son fardeau, Scales fat suivi par tous les spectateurs, qui pouvaient à peine en croire leurs yeux.

« Juste ciel ! monsieur Proddy, s’écria mistress Tipping qui était demeurée en arrière avec le cocher, le sergent est donc ressuscité ?

— Il n’a jamais été mort, répondit celui-ci.

— Serait-il vrai, fit mistress Tipping ? ob ! alors, laissez-moi le rejoindre. »

Et disant ces mots, elle courut vers l’office, où elle trouva tous ses camarades pressés autour du sergent et de mistress Plumpton.

Quelques gouttes d’eau jetées au visage de la femme de charge la firent revenir à elle. Bientôt ses yeux se rouvrirent, elle regarda tendrement le sergent et lui dit :

« Je vois ce que c’est ; vous avez inventé ce stratagème afin de mettre ma fidélité à l’épreuve.

— En tout cas, je suis parfaitement satisfait, répliqua Scales en la pressant sur son cœur. Je vous raconterai tantôt comment j’ai été guéri de ma blessure, qu’on avait d’abord supposée mortelle. À présent, je me bornerai à vous dire que j’ai quitté le service, que mon noble maître m’a promis d’avoir soin de moi, que j’ai l’intention de me marier, et que, si vous le voulez, chère amie, c’est vous qui serez ma femme. Qu’en dites-vous ? »

La pauvre Plumpton cacha son visage sur le sein du sergent.

« Ah ! sergent s’écria mistress Tipping de l’accent d’un reproche amer.

— Il est trop tard, fit Proddy en la retenant. Allons, puisque vous vous décidez à prendre femme, sergent, je ne saurais faire rien de mieux que de vous imiter, et, du moment que vous avez fait votre choix, le seul obstacle qui me retenait n’existe plus. Mistress Tipping, voulez-vous être mistress Proddy ?

— Oh ! de tout mon cœur, répondit-elle ; cela me fera grand plaisir.

— Alors nous nous marierons le même jour que nos amis, dit le cocher.

— Et ce sera après-demain, s’écria Scales ; je ne veux pas retarder plus longtemps mon bonheur.

— Acceptez, je vous prie, mes félicitations et mes vœux, mon cher sergent, dit Bimbelot en s’avançant vers lui.

— Agréez aussi les miens, mon brave, fit Sauvageon de même.

— Ah ! j’avais un compte à régler avec vous, messieurs, reprit Scales avec roideur ; mais je suis trop heureux pour songer à payer ces dettes-là.

— Je vous supplie de ne pas vous gêner, riposta Bimbelot. Permettez-moi de vous présenter Mme Bimbelot. Angélique, ma chère, où es-tu ?

— Madame est trop occupée avec M. Parker pour répondre à votre appel, fit Proddy.

— Je m’en aperçois, » répliqua Bimbelot décontenancé.

Au même instant la porte s’ouvrit, et deux hommes de haute taille, d’apparence sévère, recouverts de redingotes boutonnées jusqu’au menton, portant des pistolets et des poignards à la ceinture, entrèrent sans cérémonie. Ils étaient accompagnés d’un homme d’un âge mûr, revêtu du costume ecclésiastique, et d’une femme d’une quarantaine d’années.

« Hippolyte Bimbelot, dit un des hommes en s’avançant, et vous, Achille Sauvageon, nous vous arrêtons au nom de la reine, comme coupables de haute trahison. Voici le mandat d’amener.

— Vous nous arrêtez ! s’écria Bimbelot au comble de la frayeur. Oh ! mon Dieu, et pour quelle raison ?

— Vous êtes accusés d’avoir entretenu une correspondance révolutionnaire avec la France, répliqua l’agent. Allons, marchez. Nous avons là dehors une voiture, car on nous a dit chez vous que vous étiez ici.

— Ma pauvre femme ! s’écria Bimbelot ; que va-t-elle devenir si on m’emmène en prison ?

— Ne vous inquiétez pas d’elle, j’en aurai soin, fit Parker.

— Voici deux personnes qui sont ses parents et qui désirent la voir. Nous les avons amenés avec nous, ajouta l’agent.

— Sally, s’écria la vieille dame qui s’élança au-devant de la jeune femme, ne me reconnaissez-vous point ? ne reconnaissez-vous point votre pauvre père au désespoir ?

— Eh quoi ! mère, c’est vous ? s’écria Mme Bimbelot. En vérité, voici qui est étrange !

— J’avais bonne envie de vous traiter sévèrement, g’écria mistress Hyde qui l’embrassa en pleurant ; mais je ne le puis.

— Allons, marchez ! dit l’agent en s’emparant de Bimbelot ; nous ne saurions attendre plus longtemps.

— Fort bien, je vous suivrai, répondit Bimbelot, mais vous allez vous faire une mauvaise affaire ; M. Harley prendra mon parti.

— Bah c’est par l’ordre de M. Harley que nous vous arrétons, reprit l’agent qui éclata d’un rire grossier.

— Oh ! ciel ! mais alors nous sommes perdus, dit Bimbelot en gémissant. Nous serons pendus comme ce pauvre Grey.

— C’est probable, répondit l’agent. Voyons, partons, » fit-il en entratnant Bimbelot, tandis que son compagnon emmenait Sauvageon.

Pendant la scène que nous venons de décrire, Angelica tombait aux pieds de son père et implorait son pardon les larmes aux yeux.

« Je vous pardonnerai, mon enfant, lui dit celui-ci, et je vous accorderai ma bénédiction à une condition, c’est que vous partirez avec nous sur-le-champ ; le coche d’Essex quitte l’hôtel de Georges Shoreditch à trois heures du matin ; voulez-vous nous suivre votre mère et moi ?

— Très-volontiers, mon père, dit la jeune femme en se relevant, très-volontiers ; depuis le moment où j’ai quitté votre toit, je n’ai pas connu un seul jour de vrai bonheur.

— Eh bien ! je vous bénis ma fille, dit le père en étendant les mains sur la tête de son enfant.

— Et moi aussi, » ajouta la mère.

Les pauvres parents, dans la crainte de voir chanceler la résolution de leur fille s’ils tardaient davantage, prirent à la hâte congé de la compagnie, et firent diligence pour se rendre à l’hôtel du Roi Georges ; deux heures après, ils montaient avec leur fille dans le coche et partaient pour Essex.

Nous ajouterons en passant qu’Angelica changea complétement de conduite. Personne n’aurait pu reconnaître la petite maîtresse d’autrefois, dans la femme laborieuse et simplement vêtue qu’on voyait un mois après le jour dont nous parlons, activement employée à des travaux domestiques dans l’humble demeure du ministre Hyde.

Le surlendemain de cette soirée mémorable, quatre personnes furent mariées à l’église de Saint-James. Nous voulons parler du sergent Scales, qui épousait mistress Plumpton, et de Proddy, qui s’unissait à mistress Tipping. Ces deux unions furent heureuses, quoique mistress Proddy eut le malheur de devenir veuve deux ans après, car son mari mourut d’apoplexie, environ une semaine avant le décès de sa royale maîtresse.

Le sergent fut nommé surintendant des jardins à Blenheim. Son noble maître fit construire à Scales un joli cottage, que sa femme entretenait avec soin, et cette excellente épouse fut pour lui une compagne parfaite et très-affectionnée.

Tous deux passèrent là de longues et heureuses années, et ils recevaient quelquefois la visite de mistress Proddy, qui venait passer quelques jours avec eux et égayer leur intérieur.



XVI


Comment le plus grand général du xviiie siècle fut forcé de quitter son pays.

Après la chute définitive de la duchesse de Marlborough, les tories avaient tourné leurs efforts contre le duc. Il était chaque jour en butte à des traitements grossiers et sans excuses : les écrivailleurs les plus infimes l’accablaient de leurs pamphlets. Swift-Prior l’attaqua même, et Saint-John se joignit à lui d’une manière odieuse. On l’accusait de fraude, d’avarice, de concussion, d’arrogance, de cruauté, d’insatiable ambition, et toutes ces sourdes menées diminuèrent sensiblement sa popularité.

Pendant son absence d’Angleterre, en 1711, ces attaques continuèrent sans relâche ; on discuta ses victoires, on contesta ses services, on calomnia sa moralité, on nia ses talents militaires, et on mit en doute jusqu’à son courage personnel. Grâce à ces machinations, on préparait le coup décisif qui devait lui être porté.

Quoiqu’il méprisât ces basses accusations, Marlborough ne pouvait se dissimuler le tort qu’elles lui faisaient : il s’en plaignit à Oxford, qui fit en sorte de se justifier d’une manière tout à fait caractéristique de toute participation à ces manœuvres. « J’assure Votre Grâce, lui écrivit-il, que je déteste ces menées et que je les trouve viles et maladroites ; je m’y suis habitué par une expérience de longues années, et, comme je sais que chaque semaine, sinon chaque jour, voit surgir quelque libelle, je ferais volontiers avec tous les pamphlétaires venimeux un accord qui leur donnerait licence d’en écrire dix fois plus contre moi, pourvu qu’ils ne se vengeassent pas sur toute autre personne.

Oxford désirait d’autant plus se justifier, qu’à cette époque il soubaitait faire alliance avec Marlborough.

On lança ensuite contre le duc une accusation dont il se montra plus péniblement affecté ; on prétendait qu’il avait reçu une somme considérable de sir Salomon Medina, fournisseur de pain de l’armée, et, quoiqu’il se disculpât sur-le-champ par une lettre dans laquelle il déclarait que l’argent qu’il avait reçu était tout simplement le droit casuel alloué au général en chef commandant l’armée des Pays-Bas, bien avant la révolution, l’accusation n’en fut pas moins maintenue et lui valut de nombreuses injures.

C’est ainsi qu’on prépara l’esprit public à s’habituer à la chute de Marlborough.

Lors de son retour des Pays-Bas, à la fin de l’année, il eut à subir des insultes et des indignités sans nombre de la part de la populace, dont il avait jadis été l’idole. La reine et sa cour le traitèrent même avec indifférence et froideur.

Lors de l’ouverture du parlement et du débat pour l’adresse, le comte d’Angleser observa que le pays aurait pu jouir des douceurs de la paix aussitôt après la bataille de Ramillies, si cette paix n’avait pas été retardée par des personnes qui avaient intérêt à prolonger la guerre.

À cette injuste insinuation, le duc de Marlborough fit une réponse touchante et digne, qui produisit une grande impression, car la reine était présente incognito au fond de la tribune royale.

« Je puis jurer, avec une conscience pure, s’écria le duc, en présence de Sa Majesté, de cette illustre assemblée, et de Dieu lui-même, qui est infiniment supérieur à toutes les puissances de la terre, et devant lequel, suivant le cours ordinaire de la nature, je paraîtrai bientôt pour rendre compte de mes actions, que j’ai toujours désiré une paix solide et durable, et que j’ai toujours évité de prolonger la guerre en vue de mes intérêts particuliers, comme mes calomniateurs le prétendent. Mon grand âge et les fatigues des camps me font désirer ardemment de pouvoir jouir d’un peu de repos, afin de songer à l’éternité. Je n’ai jamais eu de motifs pour souhaiter la continuation de la guerre, car mes services ont été largement et généreusement récompensés par Sa Majesté et par le parlement. »

L’amendement à l’adresse, proposé par lord Nottingham, et soutenu par Marlburough, ayant passé à la chambre des Lords causa une chaude alarme aux tories, et le bruit courut qu’on allait former un nouveau ministère, dont lord Somers serait le chef, et Walpole le secrétaire d’État.

Mistress Masham avoua que les sentiments de la reine avaient subi une modification. Saint-John paraissait déconcerté, et Oxford même déguisait mal ses appréhensions. Le parti tory était divisé, et cette circonstance, qui était connue du public, encourageait les whigs. Le trésorier fit donc de nouvelles avances au duc, qui les repoussa comme la première fois.

Oxford, voyant que son salut dépendait des plus vigoureuses mesures, redoubla de zèle, et ses artificieuses représentations effrayèrent la reine et l’empêchèrent de rappeler les wighs.

Il persuada à Sa Majesté que, s’ils rentraient aux affaires, elle serait nécessairement obligée de réinstaller la duchesse de Marlborough, et de se soumettre à la tyrannique domination de cette femme, dont la disgrâce avait aigri le caractère. Ce dernier argument prévalut.

L’orage était passé, et l’on résolut de ne plus retarder la disgrâce de Marlborough ; les commissaires du gouvernement reçurent l’ordre d’examiner les comptes du fournisseur de pain, Medina, et de présenter leur rapport à la Chambre. Le duc, pour répondre à cette accusation, publia la lettre que nous avons citée et qui le disculpait entièrement ; et pourtant, sans attendre le résultat des investigations, la reine, sur les instances d’Oxford, destitua le duc de toutes les places qu’il remplissait.

C’est ainsi que le plus grand général que l’Angleterre eût jamais possédé fut déshonoré, dégradé, sans égard et sans équité. Sa disgrâce causa en France la plus vive satisfaction. Louis XIV, en l’apprenant, ne put coutenir la joie qu’il éprouvait.

« La chute de Marlborough va combler nos désirs ! s’écria-t-il.

— Ce que nous avons perdu en Flandre, nous allons le regagner en Angleterre, » ajouta le ministre de Torcy.

Frédéric le Grand, roi de Prusse, outré d’indignation, s’écria : « Eh quoi ! Blenheim, Ramillies, Oudenarde et Malplaquet n’ont pu défendre le nom de ce grand homme ? et la victoire elle-même n’a pu le protéger contre l’envie et la délation ? Quel rôle eût joué l’Angleterre sans ce héros ? Marlborough a soutenu et élevé son pays ; il l’aurait porté au pinacle de la grandeur sans ces misérables intrigues de femmes, dont la France a profilé pour consommer sa disgrâce. Louis XIV était perdu, si Marlborough était resté deux ans de plus au pouvoir. »

Tels furent les sentiments de plusieurs potentats en Europe. Il est en effet douloureux de penser qu’un si grand homme ait pu ètre vaincu par l’intrigue, il est encore plus affligeant de se dire que quelques-unes des infâmes calomnies inventées par des écrivains haineux et soudoyés soient restées attachées au nom de Marlborough.

Vers la fin de cette même année, le duc s’exila volontairement : il quitta son ingrate patrie, et il s’embarqua à Douvres, le 28 novembre. Il fit voile pour Ostende, où il fut reçu avec de grands honneurs et de sincères démonstrations de respect.

Marlborough se rendit à Aix-la-Chapelle et se retira ensuite à Maestricht pour y attendre la duchesse, qui ne put le rejoindre que vers le milieu de février.

Marlborough ne revit plus sa royale maîtresse. Dès qu’il apprit sur le continent la nouvelle de la mort imminente de la reine, il s’embarqua sur-le-champ et atteignit l’Angleterre, le jour même du décès d’Anne.

Au moment où il approchait de la capitale par la route de Douvres, il rencontra sir Charles Cox à la tête de deux cents gentilshommes. Cette cavalcade s’augmenta chemin faisant d’une longue file de voitures, et, lorsqu’on entra dans la ville, une compagnie de grenadiers volontaires se joignit à ces seigneurs et tira une salve de mousquets. Un instant après, ces soldats prenaient la tête de la procession et poussaient un cri auquel des milliers de voix répondirent : Ce cri était celui-ci : « Vive le roi Georges ! » accompagné de celui-là : « Vive le duc de Marlborough ! »


XVII


Dernier acte de pouvoir de la reine Anne.


La rivalité d’Oxford et de Saint-Jobn se termina par une rupture positive dans le cabinet. Tandis que le trésorier tâchait de perdre son collègue en dénaturant artificieusement ses actes aux yeux de la reine, le secrétaire d’État contrebalançait avantageusement ce mauvais vouloir par l’influence de lady Masham, dont le mari avait été élevé à la pairie en même temps que neuf autres, dans le but de donner plus de force au gouvernement immédiatement après le renvoi du duc de Marlborough.

Saint-Jobhn avait heureusement négocié la paix d’Utrecht, il devint donc impossible de lui refuser une distinction : on le créa vicomte de Bolingbroke, mais il avait espéré une couronne de comte. Il lui fut impossible d’obtenir l’ordre de la Jarretière, qu’il souhaitait d’autant plus qu’Oxford étalait à tous les yeux cette décoration. Bolingbroke ne put oublier cette déception, et depuis ce moment il devint froid avec son ami, et fit tous ses efforts pour parvenir à le renverser.

Lady Masham fut pour lui un puissant auxiliaire. Elle était indignée contre le trésorier, qui avait refusé de sanctionner, et par conséquent de payer une pension et des gratifications que la reine avait bien voulu lui accorder. Soutenu par une femme très-habile, Bolingbroke obtint bientôt un ascendant supérieur à celui de son rival, et il se vit assuré de le supplanter aussitôt qu’Anne triompherait de ses irrésolutions pour le congédier.

La chute d’Oxford fut néanmoins longtemps retardée, et la reine n’y consentit qu’après la mort de la princesse Sophie, et lorsque Sa Majesté se trouva éclairée sur les secrètes ouvertures faites par son ministre à l’électeur de Hanovre : la cour de Saint-Germain lui fit aussi donner des preuves de la duplicité d’Oxford et l’exhorta à le renvoyer.

Le parti jacobite, dont Bolingbroke était le chef, était devenu fort important sur la fin du règne d’Anne, et, comme on n’ignorait pas la répugnance qu’éprouvait la reine pour la succession de Hanovre et sa prédilection pour son frère le chevalier de Saint-Georges, on se berçait de l’espoir de voir à sa mort la monarchie héréditaire sérieusement rétablie.

La mauvaise santé de la reine faisait entrevoir une prochaine solution à cette question incertaine de la succession au trône, et les esprits sérieux qui connaissaient les tendances de l’opinion générale conservaient peu de doute sur la manière dont elle serait résolue. L’influence du parti hanovrien était prépondérante ; mais, à un ambitieux du caractère de Bolingbroke, les chances de fortune et de grandeur que lui promettait son dévouement à la dynastie déchue et exilée des Stuarts étaient assez tentantes pour l’empêcher d’en voir les dangers. Il ne se faisait point illusion sur l’orage terrible qui se préparait ; mais il pensait que, s’il lui était une fois possible de saisir les rênes du gouvernement, il manœuvrerait le vaisseau de l’État et le ferait entrer dans le port désiré.

L’occasion parut être propice à Oxford ; le mardi 27 juillet 1714, il venait de recevoir un ordre inattendu et péremptoire de la part de la reine, qui lui enjoignait d’avoir à lui remettre les clefs de la trésorerie sans une minute de retard. Malgré l’heure avancée de la soirée, le ministre se rendit sur-le-champ au palais.

Introduit en présence de la reine, Oxford trouva près d’elle lady Masham et Bolingbroke, dont les regards triomphants augmentèrent sa rage et sa mortification. Anne avait mauvais visage et paraissait souffrir ; elle relevait à peine d’une violente maladie causée par une inflammation accompagnée de goutte et de fièvre, et elle ressentait encore de dangereux symptômes.

Sa figure était élargie et les chairs de ses joues ramollies. On devinait, à voir ses paupières alourdies, ses yeux ternes et injectés de sang, son teint cadavéreux et ses traits boursouflés, qu’elle souffrait physiquement ; Anne fit une faible tentative pour conserver un maintien digne, mais la maladie l’empêcha de réussir au gré de ses désirs.

Sur la table placée près d’elle, on apercevait une tasse contenant une potion que lui avait ordonnée son médecin, sir Richard Blackmon, et elle buvait de temps à autre une gorgée de ce breuvage édulcorant.

Oxford, sans se montrer touché de l’état maladif de la reine et sans éprouver la moindre sensation de reconnaissance et de respect, s’avança résolûment et lança à ses adversaires un regard de défi.

« Votre Majesté m’a ordonné de lui rapporter mes clefs, dit-il d’un ton insolent, en inclinant légèrement la tête ; les voici. »

Et en parlant ainsi il posa violemment deux clefs d’or sur la table.

« Milord ! s’écria Anne, vous me manquez de respect.

— Lord Oxford jette le masque, observa Bolingbroke ; Votre Majesté le voit aujourd’hui sous son véritable aspect.

— Ce ne sera pas ma faute, Bolingbroke, continua Oxford avec aigreur, si Sa Majesté et la nation entière ne vous voient pas sous votre véritable aspect ; et certes le fond de votre âme n’est pas beau. J’en dirai autant de la vôtre, madame, ajouta-t-il en s’adressant à lady Masbam, j’apprendrai à tout le monde quels artifices vous avez employés pour vous maintenir à la cour.

— Si je me suis servie d’artifices, milord Oxford, c’est de ceux que vous m’avez enseignés, répondit lady Masham. Vous oubliez peut-être les instructions que j’ai reçues de vous au sujet de la duchesse de Marlborough.

— Non, madame, je ne les oublie pas, s’écria Oxford, incapable de maîtriser sa rage ; je me rappelle aussi qu’à cette époque vous étiez femme de chambre, et qu’alors je me suis servi de vous comme d’un instrument, rien de plus, pour obtenir la faveur de la reine ; je n’oublie pas que c’est moi qui vous ai fait ce que vous êtes, et je n’aurai ni repos ni trêve que quand je vous aurai replacée aussi bas que je vous ai prise.

— Milord ! milord ! s’écria Anne, voici des procédés indignes d’un gentilhomme ; je vous prie de vous retirer gi vous ne pouvez être maître de vous.

— Je supplie Votre Majesté de me pardonner si j’ose lui désobéir, répliqua Oxford. Vous m’avez envoyé chercher, madame ; je prendrai la liberté de rester jusqu’à ce que j’aie démasqué les perfides créatures qui vous entourent ; certes je ne saurais perdre une aussi bonne occasion, qui peut-être ne se représenterait plus.

— Mais je ne veux rien entendre, milord, observa Anne.

— Je supplie Votre Majesté de laisser parler monsieur, ajouta Bolingbroke avec hauteur.

— Prenez garde à votre tête, Bolingbroke, s’écria Oxford. Sa Majesté peut tolérer votre correspondance avec la cour de Saint-Germain ; mais le parlement sera moins indulgent.

— Votre Majesté peut à cette heure se faire une juste idée de la bassesse et de la malice de mon accusateur, dit Bolingbroke avec un froid mépris, car elle sait d’une manière certaine de quelle manière il a trompé son royal frère.

— Je le sais, je le sais, répondit Anne ; je n’ignore pas qu’il m’a trompée aussi moi-même ; mais si vous m’aimez, Bolingbroke, qu’il ne soit plus question de cela.

— Que Votre Majesté consente du moins, s’écria lady Masham, à chasser monsieur de sa présence avec le mépris qu’il mérite.

— Si Votre Majesté m’y auturise, je me charge de l’exécution, dit Bolingbroke.

— Paix ! paix ! milord, je vous en conjure, s’écria Anne ; on dirait, à vous entendre, que vous voulez tous me manquer de respect.

— Votre Majesté peut apprécier en ce moment l’estime et les égards que ses amis ont pour elle, observa ironiquement Oxford.

— Les gens de cour sont tous les mèmes ! s’écria la reine défaillante.

— De quel crime m’accuse-t-on ? demanda Oxford en s’adressant à la reine.

— Je vais vous le dire, moi, répondit Bolingbroke ; je vous accuse de jouer un double jeu. Je vous accuse d’imposture et de trahison envers la reine et envers le cabinet tout entier. Je vous accuse d’entretenir les espérances de l’électeur de Hanovre d’un côté, et celles du prince James de l’autre. Je vous accuse d’intriguer avec Marlborough, et de vous appropricr les deniers publics.

— Ces accusations, milord, doivent être formulées sérieusement, et je saurai y répondre de même, interrompit Oxford qui s’approcha de lui, la main sur la garde de son épée.

— Elles le seront, milord, dit Bolingbroke avec une dédaigneuse hauteur.

— Bolingbroke, vous êtes un scélérat, un misérable lâche ! s’écria Oxford, perdant toute patience et le frappant au visage avec son gant.

— Ah ! hurla Bolingbroke transporté de fureur et tirant à demi son épée.

— Milords ! s’écria la reine en se levant avec majesté, je vous somme de maîtriser votre haine mutuelle ; cette scène me tuera… Ah ! fit-elle en retombant épuisée sur le fauteuil où elle était assise.

— Mille pardons, ma gracieuse souveraine, s’écria Bolingbroke qui courut à elle et tomba à ses pieds ; je me suis oublié !

— Oh ! ma téte ! ma tête ! s’écria Anne en appuyant fortement ses mains sur ses tempes ; mon esprit s’égare.

— Vous aurez de grands reproches à vous faire, Bolingbroke, murmura à voix basse lady Masham à son oreille, car elle ne survivra pas à une pareille secousse.

— Ce n’est pas ma faute, c’est la sienne, répliqua-t-il en indiquant Oxford atterré et se tenant debout au milieu de l’appartement.

— Qu’on appelle à l’instant sir Richard Blackmon et le docteur Mead, balbutia la reine… Faites dire au duc de Shrewsbury et au lord chancelier de se rendre immédiatement près de moi… ils doivent être au palais ; il faut que le portefeuille de la trésorerie soit occupé sans délai, ne perdez pas une minute. »

Lady Masbam s’empressa de courir donner elle-même ces différents ordres à un huissier.

« Shrewsbury et le chancelier ! pourquoi a-t-elle besoin d’eux ? » murmura Bolingbroke d’un air déconcerté.

Oxford, qui avait entendu l’ordre donné par la reine et qui en devina immédiatement la portée, s’approcha doucement du courtisan et lui toucha le bras :

« Vous avez perdu l’enjeu de la partie, lui dit-il avec un regard de haine assoupie, je suis donc satisfait. »

Avant que Bolingbroke eût pu répondre, lady Masham revint accompagnée de sir Richard Blackmon, qui, par hasard et fort heureusement, s’était trouvé dans l’antichambre ; le médecin se précipita vivement vers la reine, sur la physionomie de laquelle un affreux changement s’était opéré en quelques instants.

« Il est urgent que Votre Majesté soit à l’instant portée dans son lit, s’écria Blackmon.

— Pas avant que j’aie vu les ducs de Shrewsbury et d’Osmond, répliqua la reine d’une voix faible ; où sont-ils ?

— J’irai les chercher moi-même et je les amènerai, dit Blackmon, car il n’y a pas un instant à perdre. »

Au moment où il se disposait à courir hors de l’appartement, Bolingbroke l’arrèta :

« Y a-t-il du danger ? lui demanda-t-il à la hâte.

— Un danger imminent ! répliqua Blackmon, ; le cas est désespéré ; la reine n’a pas trois jours à vivre. »

Et, ce disant, il se hâta de sortir. « Alors tout est perdu ! » dit Bolingbroke en se frappant le front.

Lorsqu’il leva les yeux, il s’aperçut que Harley observait l’émotion qu’il éprouvait et laissait percer une satisfaction infernale.

Lady Masham s’empressait de servir avec zèle sa royale maîtresse ; mais l’état de celle-ci empirait de minute en minute.

Anne continuait toujours de demander avec insistance le duc de Shrewsbury.

« Votre Majesté a-t-elle des ordres à donner à lord Bolingbroke ? demanda lady Masham.

— Aucun, » dit la reine avec fermeté. En ce moment sir Richard Blackmon revint, suivi du duc de Sbrewsbury, du lord chancelier et de quelques autres serviteurs.

« Ah ! vous voici enfin, milords, s’écria Anne comme soulagée d’une grande inquiétude ; je craignais que vous n’arrivassiez trop tard. Sir Richard vous aura parlé du danger où je suis… Bien ! bien ! il est inulile de vouloir me le cacher ; je sais que ma fin est proche. Milords, la charge de trésorier est vacante, et, si je mourais, la sûreté du royaume pourrait être compromise.

Milord de Sbrewsbury, vous êtes déjà grand chambellan et lord lieutenant d’Irlande ; j’ai encore un poste d’honneur à vous confier : prenez ces clefs, ajoutat-elle en lui donnant les insignes de trésorier qui étaient sur la table, et gardez-les pour le bonheur de mon peuple. »

Au moment où le duc mettait un genou en terre pour baiser la main de la reine, il la sentit se refroidir sous ses doigts ; Anne venait de s’évanouir, et elle fut à l’instant emportée par ses serviteurs.

« Si les craintes de la reine se réalisent, s’écria Oxford, le règne de lady Masham est fini ; quant à vous, Bolingbroke, le seul choix qui vous reste sera celui de la fuite ou de l’échafaud.

— Si je fuis, vous ferez bien de fuir avec moi, dit Bolingbroke.

— Non, je resterai et j’attendrai, répondit Oxford, car je n’ai rien à craindre.

— Ainsi se trouvent anéanties les espérances de ces deux ambitieux, observa le duc de Shrewsbury au grand chancelier. La reine s’est aperçue qu’ils étaient loin de mériter sa confiance. L’amour que la bonne reine Anne éprouve pour son peuple a influencé le dernier acte de son pouvoir souverain. »



fin.
  1. Les Anglais ont toujours appelé les Français mangeurs de grenouilles. C’est ainsi que l’on peut expliquer la chanson du sergent Scales, qui plaisante sur les ennemis de la Grande-Bretagne, comme il le fait sur la reine, car la qualification de grue (crane en anglais) peut être prise en mauvaise part, surtout si l’on songe au peu d’esprit attribué à la reine Anne par ses contemporains. (Note du traducteur.)