A qui profitera la guerre ?

A qui profitera la guerre ?
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 241-264).
À QUI PROFITERA LA GUERRE ?


I

Une erreur très grossière, très dangereuse, et très répandue, est celle qui attribue à la victoire allemande de 1870 les progrès économiques et l’accroissement de richesse de l’Allemagne depuis cette époque.

Cette erreur est très répandue, non seulement chez nos ennemis, mais même en France, où il n’est pas rare d’entendre dire que « les marchés s’ouvrent aux vainqueurs..., que le développement du commerce extérieur était la conséquence des succès militaires... et qu’en travaillant pour le roi de Prusse, les Allemands de 1870 avaient fait leur fortune et assuré le prestige de leur production... » Cette erreur est très dangereuse ; elle a beaucoup servi le stupide essor du militarisme germanique qui a forcé l’Europe entière à se ruiner d’abord en armemens pour aboutir logiquement à une guerre effroyable. La guerre actuelle en effet est due à cette erreur, du moins pour une bonne part : si l’opinion au delà du Rhin ne s’était pas abusée depuis nombre d’années sur ce point ; si elle n’avait pas confondu ces deux choses si différentes, la « domination » et la « richesse ; » si l’on n’était pas arrivé à lui faire croire qu’une première campagne heureuse lui ayant beaucoup profité, une seconde lui profiterait plus encore et que l’honneur engendrerait l’argent, la masse des sujets du Kaiser, y compris ceux même qui ne possèdent pas un atome de « kultur, » eût montré beaucoup plus de circonspection et moins d’enthousiasme à l’égard d’une entreprise belliqueuse où la mise était colossale, tandis que l’avantage matériel ne pouvait être que nul.

Au contraire, la vanité morbide, dégénérée en « folie collective des grandeurs, » dont le peuple allemand est aujourd’hui atteint, — passagèrement, espérons-le, — a été préparée, puis aggravée par cette idée fausse que la gloire avait été et serait toujours une « bonne affaire. » Le professeur baron Karl von Stengel, juriste et l’un des délégués allemands à la première conférence de La Haye, dans son ouvrage Weltstadt und Friedensproblem, écrit ceci : « Les préparatifs guerriers de l’Allemagne n’ont pas abouti à un désastre économique, mais à une expansion économique sans exemple, due, sans doute possible, à notre supériorité démontrée sur la France. »

Grossière, ai-je dit, est cette erreur, parce qu’il suffit d’y réfléchir quelques instans, de se remémorer le passé ou de jeter les yeux sur l’Europe contemporaine pour constater que, ni autrefois, ni de nos jours, la supériorité militaire n’augmente le commerce et n’a même aucun rapport avec le bien-être d’une nation. Historiquement, la guerre, même la plus heureuse, a toujours été une cause de gêne et non de prospérité. La France, aux heures où elle a possédé en Europe, par la force des armes, une suprématie à laquelle l’Allemagne n’a jamais osé prétendre, la France de Louis XIV et de Napoléon Ier était bien loin d’être prospère ; tandis que les longues années de paix de la Restauration et de Louis-Philippe ont préparé et favorisé son essor industriel.

Depuis cinquante ans, des nations, grandes ou petites, depuis les Etats-Unis jusqu’à la Belgique, qui n’avaient fait et ne souhaitaient faire aucune guerre, n’avaient pas moins progressé que l’Allemagne ; et, si le commerce de l’Angleterre demeurait le plus important de l’univers, cela tenait à de tout autres causes qu’à la guerre du Transvaal, qui avait coulé six milliards et quart, il y a une dizaine d’années, ou à l’augmentation du nombre des dreadnoughts. L’Angleterre aurait pu construire cinquante dreadnoughts. elle n’aurait pas vendu un canif de plus pour cela. La Hollande ou la Suisse, qui n’avaient livré aucune bataille, qui n’avaient pas de dreadnoughts comme l’Angleterre ou d’armée permanente comme la France, jouissaient d’une aisance égale et faisaient un commerce plus important, eu égard à leur population. Comparativement au nombre de ses habitans, celui de la Norvège est triple de celui de la Grande-Bretagne.

Les fonds d’Etat de ces nations faibles se cotaient en Bourse 20 ou 25 pour 100 plus haut que ceux de l’Empire allemand. Enfin, à voir la renaissance économique de l’Espagne, depuis seize ans qu’une guerre malheureuse lui enleva sa dernière colonie américaine ; à voir aussi depuis moins de dix ans l’ascension industrielle et agricole de l’Empire russe depuis la triste guerre de Mandchourie, on pourrait ériger en axiome, aussi absurde que son contraire, qu’une défaite militaire est toujours suivie d’avantages commerciaux ou financiers.

L’Angleterre renforçait sa marine, la France votait le service de trois ans, en dépit des pacifistes qui affirmaient bonnement que « les petits pays neutres n’ont pas à redouter l’invasion, parce que les traités constituent une force morale plus grande que n’importe quelle force matérielle ! » La France et l’Angleterre agissaient ainsi pour défendre leur puissance politique, leur indépendance même qu’elles sentaient menacée, et non pas avec l’idée qu’elles accroîtraient leur richesse et leurs profits. Elles se résignaient à un sacrifice nécessaire pour leur dignité nationale ; mais les meilleurs patriotes, de ce côté de la frontière, se fussent moqués d’un écrivain qui aurait osé imprimer qu’en doublant le budget de la guerre, on multipliait le bien-être des citoyens.

Comment se peut-il donc que ce qui, appliqué à la France, eût fait sourire, ait été longtemps admis par rapport à l’Allemagne ? Nous avions déjà entendu, dans les années qui ont suivi la guerre de 1870, un propos aussi bouffon sur les soi-disant causes de notre échec, lorsqu’on affirmait couramment que la victoire de l’Allemagne venait de sa supériorité sur le chapitre de l’instruction primaire : « C’est, disait-on, le maître d’école allemand qui a gagné la bataille de Sedan... » Durant plusieurs années, le propos circula avec l’allure dogmatique d’un article de foi, sans que personne fit observer que l’instruction primaire, et même secondaire, n’avait pas sur l’effectif des fusils à aiguilles et des canons à longue portée l’influence que l’on croyait, que le plus ou moins d’instruction n’avait rien à voir dans la levée en masse et la force offensive d’une nation, que, dans le passé, nombre de races instruites l’avaient, il est vrai, emporté sur des races ignorantes, mais que pareil nombre de populations cultivées avaient été asservies par des populations incultes, à commencer par Rome et par Byzance.

L’opinion qui eut cours en Europe sur les causes de la prospérité de l’Allemagne impériale, opinion qui s’incrusta particulièrement dans les esprits allemands, au point de rendre la guerre populaire chez ceux-là même qui devaient la craindre le plus, provient d’une espèce de coïncidence entre cette prospérité grandissante et la guerre de 1870. C’est comme si l’on attribuait à l’empereur Sigismond (1411-1437) quelque influence sur l’invention de l’imprimerie parce qu’elle eut lieu sous son règne ; comme si les Anglais faisaient honneur à George III et à la guerre de Sept Ans des premières machines à vapeur construites à cette époque, et comme si nous-mêmes établissions un lien quelconque entre les principes de 89 et les découvertes scientifiques du XIXe siècle. Cette association d’idées qui fait bénir le gouvernement quand les récoltes sont abondantes a été celle des Allemands d’hier, qui voulaient voir dans le gain des batailles de 1870 la cause des gains industriels et commerciaux de 1914.

Ceux qui pensaient ainsi avaient oublié, ou connaissaient bien mal, leur histoire. Ni le traité de Francfort, malgré les clauses douanières qu’il avait stipulées, ni l’indemnité de 5 milliards de francs payée par la France, — 5 milliards qui, du reste, en ont coûté 60 à l’Allemagne depuis quarante-quatre ans, avec son système de paix armée, — n’avaient procuré aucun profit véritable à nos ennemis.

Il y eut chez eux, entre 1871 et 1875, tant de ruines qu’un publiciste écrivait alors : « Il est heureux que la France ne nous ait donné que cinq milliards ; si elle nous en avait donné dix, nous tendrions nos chapeaux le long des routes en demandant l’aumône. » D’autres allèrent jusqu’à prétendre que ces victoires dont ils étaient si fiers avaient été funestes au point de vue économique. La vérité est que, pendant les sept ou huit ans qui suivirent la guerre, — la Schwindelperiode, période de vertige ou de flibusterie, — l’industrie ne fit presque aucun progrès au delà du Rhin, et l’Allemagne fut forcée d’aller acheter au dehors les produits manufacturés dont elle avait besoin.

Ce brusque cadeau d’une grosse somme d’argent monnayé provoqua une inflation des prix, une augmentation temporaire des importations, nullement due à une amélioration du commerce ni à une plus grande capacité de consommation. Cela fit un tort sérieux à l’industrie indigène et amena le chômage de ses ouvriers. Au moment même où les millions français pleuvaient sur elle (1873), l’Allemagne fut en proie à une grave crise financière ; douze mois après le paiement de la dernière portion de l’indemnité, le taux de l’escompte était plus élevé à Berlin (4 à 6 pour 100) qu’à Paris où il se maintenait uniformément au taux de 3 pour 100, et l’argent circulait beaucoup plus abondamment en France qu’en Allemagne. De 1872 à 1877, les dépôts dans leg Caisses d’épargne allemandes diminuèrent de 20 pour 100. Dans l’hiver de 1876-1877, le nombre des ouvriers sans travail prit des proportions énormes ; il fallut établir des soupes communales et des ateliers d’Etat.

Notre régénération après la guerre s’opéra donc plus rapidement que celle de nos vainqueurs. La vie de Bismarck en fut assombrie. En présentant son projet de loi protectionniste de 1879, il déclara que « l’Allemagne saignait lentement à en mourir, » que, si la situation actuelle se prolongeait, elle se trouverait ruinée. « Nous voyons la France, disait-il (2 mai 1879), s’arranger de façon à supporter les difficultés de la situation commerciale mieux que nous-mêmes ; son budget a augmenté d’un milliard et demi depuis 1871 et cela en dehors même des emprunts ; nous voyons qu’elle a plus de ressources que l’Allemagne et qu’en un mot on se plaint moins là-bas de la dureté des temps. » Deux ans plus tard (29 novembre 1881), le chancelier revenait sur la même idée : « C’est vers 1877 que je fus frappé pour la première fois de la détresse générale et croissante de l’Allemagne, comparée à la France ; j’ai assisté à la diminution du bien-être général... »

Tout en faisant la part des exagérations du chancelier a la tribune du Reichstag lorsqu’il voulait emporter un vote, on doit reconnaître que, dix ans après 1870, les effets économiques de la victoire n’avaient rien d’encourageant ; elle avait plutôt retardé qu’accéléré le mouvement naturel d’extension industrielle et commerciale qui s’étendait à toute l’Europe dès avant 1870, à l’Allemagne comme aux autres pays, mais plus lentement ; parce que l’Allemagne, malgré ses prétentions un peu comiques à une « kultur » supérieure, était en retard sur la France, qu’elle copiait depuis le XVIIe siècle dans ses habits, ses meubles et ses usages.


II

Que l’Allemagne ait accédé plus tardivement que nous à la civilisation, c’est un fait historique, ou plutôt géographique, que nul ne pourrait contester ; qu’elle nous ait dépassés ou même rejoints tout à fait, c’est une question que l’on se pose, le cœur serré, lorsqu’on entend de tout petits enfans belges, aux mains coupées par les barbares de 1914, demander à leur maman « quand est-ce donc que leurs mains reviendront ? » Depuis l’ère chrétienne, les Germains étaient en retard sur nous, comme la Gaule romanisée était en retard sur l’Italie ; et, de même que la France du sud de la Loire fut policée bien avant la France du nord, de même, depuis le moyen âge jusqu’à nos jours, depuis les « Saxons » du temps de Charlemagne qui demandaient le baptême toutes les fois qu’ils éprouvaient le besoin d’avoir une tunique neuve, jusqu’au hussard de la mort qui notait en septembre dernier sur son carnet de route que « le saindoux français avait vraiment un goût délicieux, » le Poméranien ou le Brandebourgeois est demeuré en arrière du sujet des Électeurs de Cologne, de Mayence ou de Bavière.

Nous étions nous-mêmes jusqu’en 1845 fort en retard, dans le domaine des progrès industriels, sur les Anglais qui en avaient été les initiateurs. L’invention de la vapeur devait naturellement profiter au pays où le charbon était déjà en usage depuis le XVIIIe siècle, où les gisemens étaient innombrables, l’extraction aisée, la qualité excellente, le transport court et partant peu coûteux. L’Angleterre est ainsi devenue cette colossale maison de fabrication, doublée d’une agence mondiale de transport, que nous voyons, parce qu’elle avait sous la main un outil incomparable de fabrication et de transport et qu’elle vendait jusqu’aux antipodes la portion de houille qu’elle n’employait pas elle-même, pour permettre aux autres nations de fabriquer et de transporter.

Par là, son commerce maritime atteignit le premier rang et, possédant une immense Hotte marchande parce qu’elle était en mesure de l’utiliser, elle est arrivée à cet état d’entrainement où une industrie puise dans son succès de quoi le multiplier encore : si les deux tiers des navires qui se construisent dans le monde sortent des chantiers britanniques, c’est parce qu’ils y coûtent moitié moins cher qu’ailleurs, et ce bon marché amène l’abondance des commandes, qui engendre à son tour une spécialisation extrême du travail. Avec des bateaux moins chers, c’est-à-dire avec un capital d’exploitation plus faible, exigeant de moindres amortissemens, les compagnies anglaises peuvent subsister là où d’autres ne le peuvent pas.

Et tout cela vient du charbon ; toute l’Angleterre moderne est issue du charbon..., et aussi toute l’Allemagne, comme on va le voir, Sedan n’a pas plus servi à l’une que Waterloo à l’autre. Quant à la France, qui produisait 1 700 000 tonnes de charbon en 1830 et 3 millions dix ans plus tard, elle s’adonna de son mieux au machinisme et augmenta sa consommation de houille jusqu’à 21 millions de tonnes en 1870. Les deux tiers seulement étaient extraits de son propre sol ; il lui fallait importer le reste.

L’Allemagne, plus arriérée que nous sous le rapport des manufactures, avait pourtant du charbon à revendre. Un événement métallurgique inaperçu du public, qui se produisit précisément en 1879, à l’époque où les affaires étaient chez eux fort déprimées, vint fournir aux Allemands le moyen, non seulement d’utiliser leur extraction, mais de la quintupler : je veux parler de la déphosphoration nouvelle des fontes. Tout le bassin rhénan, ceux du Luxembourg et de la Lorraine annexée, produisaient un fer médiocre et de vente difficile, parce que le phosphore, contenu en quantité notable dans le minerai, le rendait cassant.

De tous les systèmes préconisés pour purger cette fonte phosphoreuse de la substance qui empêchait de la transformer en acier marchand, aucun n’avait réussi, lorsqu’un pauvre clerc de notaire anglais, Thomas Gilchrist, qui suivait des cours publics de métallurgie à Londres, trouva la formule pratique que les savans avaient vainement cherchée : on savait que la chaux, mélangée à la fonte dans une proportion déterminée, accaparait la totalité du phosphore avec lequel elle se combinait ; mais en même temps, par une réaction chimique, elle faisait fondre les briques qui formaient le revêtement intérieur du récipient, — le (c convertisseur, » — dans lequel s’effectuait l’opération. L’idée de Thomas consista à remplacer la chemise de briques par un enduit de dolomie, sorte d’asphalte composé de goudron et de magnésie qui, n’offrant à la chaux aucune prise, est presque inaltérable.

Cette découverte, qui valut à l’agriculture un engrais excellent, — les « scories de déphosphoration, » — fit une révolution dans l’industrie du fer en Allemagne, où le minerai exploitable était incomparablement plus abondant que chez nous. En 1880, la production de fer des deux pays était à peu de chose près la même : 1 350 000 tonnes en France, 1 550 000 en Allemagne, tandis qu’en Angleterre elle atteignait 4 millions, et celle de la fonte 8 millions de tonnes. L’Angleterre semblait, depuis le commencement du siècle, la patrie exclusive du fer ; elle avait eu le monopole du puddlage et du laminage jusque vers 1825, époque où le Creusot échouait pour la deuxième fois avec la Société Manby et Wilson, et où la France entière ne fabriquait que 140 000 tonnes.

En dix ans (1880-1890), tandis que la production française demeurait presque stationnaire, celle de l’Allemagne avait plus que doublé (3 164 000) ; elle double encore de 1891 à 1900 (7 372 000 tonnes) et de 1901 à 1913 (14 millions de tonnes). Un tel essor de l’industrie métallurgique comportait un essor correspondant des houillères, et le charbon, indispensable à la fabrication du fer, trouvait en outre une clientèle innombrable dans l’alimentation des machines à vapeur issues de ce fer. Or, le sous-sol de l’empire allemand contenait d’énormes gisemens de houille, dont l’extraction aisée assurait le bon marché, puisqu’une journée de mineur en Silésie correspond à un rendement presque double de celui du mineur français. C’est ainsi que la production du combustible minéral (lignite comprise) est passée de 53 millions de tonnes en 1880 à 256 millions en 1913. Le militarisme et la guerre de 1870 sont tout à fait « étrangers à l’événement. »

Ce serait d’ailleurs une sotte généralisation de ne voir au développement économique de l’Allemagne d’autre cause que sa capacité nouvelle de fabriquer de bon acier et d’alimenter à bas prix ses hauts fourneaux et ses chaudières ; c’est un facteur important, ce n’est pas le seul, mais les autres ne sont pas davantage belliqueux. Dans le sein de l’union douanière, — Zollverein, — que formait la Confédération germanique, l’évolution avait commencé bien avant 1870 : la preuve, c’est que les classes adonnées à l’industrie et au commerce, qui ne comprenaient qu’un tiers (35 pour 100) de la population allemande en 1850, étaient arrivées à en représenter plus de la moitié (53 pour 100) en 1871. La proportion de la population agricole, ainsi tombée en vingt et un ans de 65 à 47 pour 100, a naturellement continué à décroître : elle n’était plus que de 43 pour 100 en 1882, de 32 pour 100 en 1900, de 28 pour 100 en 1910. Son effectif numérique a baissé d’un million et demi, — de 19 millions 2 à 17 millions 7. — En France aussi, la population est beaucoup moindre qu’il y a cent ans dans tous les districts purement champêtres, bien qu’en bloc elle ait augmenté de moitié depuis 1814. Aussi bien serait-il naïf de se réjouir de ce que le machinisme réduise les frais de la main-d’œuvre, en supprimant des bras dans l’agriculture, et, ces bras une fois supprimés, de déplorer qu’il n’y ait plus autant de monde dans les campagnes.


III

Mais si l’importance relative de la classe rurale a diminué beaucoup plus en Allemagne, cela tient à ce que le chiffre global de sa population a presque triplé depuis un siècle. Remarquons-le bien : ce n’est pas du tout à la guerre heureuse pour elle de 1870 qu’est dû son accroissement de population ; et, du reste, on ne voit pas très bien comment le succès militaire pourrait influer sur la reproduction et déterminer des ménages précédemment stériles à procréer beaucoup d’enfans. Il y a juste cent ans (1815), l’Allemagne avait 23 millions d’habitans, la France en avait 27. En 1845, les deux pays possédaient le même effectif : 34 millions. En 1870, la France en avait seulement 37, l’Allemagne en avait 40.

Rien d’étonnant à ce qu’elle nous eût déjà dépassés : son chiffre annuel de naissances était de 1 233 000 en 1845, de 1 329 000 en 1860, de 1 511 000 en 1869 ; tandis qu’il demeurait chez nous, aux mêmes dates, stationnaire à 975 000 environ. Il est depuis quarante-quatre ans descendu graduellement en France jusqu’à 849 000 à la fin du XIXe siècle, jusqu’à 750 000 dans ces dernières années ; tandis qu’il avait, de 1901 à 1908, atteint en Allemagne 2 millions par an et qu’il y est encore de 1 870 000, malgré sa tendance évidente à la baisse depuis cinq ans. De sorte que la population allemande, qui avait augmenté de 1815 à 1870 de 70 pour 100, a simplement continué depuis quarante-quatre ans de croître dans la même proportion.

Un fait analogue s’est d’ailleurs produit en Angleterre où la population est passée (compris l’Ecosse et l’Irlande) de 18 millions en 1815 à 32 millions en 1870 et à 45 millions et demi aujourd’hui. L’Angleterre n’a pourtant livré aucune bataille, mais elle a extrait beaucoup de charbon et bâti beaucoup d’usines. Or l’usine occupe plus de bras que la ferme. Si toute l’Allemagne était aussi peuplée que le bassin de la Ruhr où 11 millions d’âmes vivent sur 1 500 kilomètres carrés, — le quart en surface d’un de nos départemens français, — son territoire contiendrait trois milliards et demi d’habitans. Pour avoir beaucoup de population, il faut, en général, avoir beaucoup de travail à lui donner ; l’industrie seule distribue du travail, et la population grossissante favorise à son tour l’industrie par le bas prix de la main-d’œuvre. Il est clair que l’Allemagne a été exceptionnellement handicapée sur le marché international depuis quarante ans par le taux modeste des salaires dont se contentaient ses ouvriers et ses employés ; qu’elle a tiré de là une grande force pour établir en tout genre ces marchandises à bon marché qui ont été la base de son succès.

Tout cela n’avait rien à voir avec la victoire militaire ; et si l’on disait que du moins l’indemnité de guerre, les 5 milliards qu’elle nous avait arrachés lui avaient été profitables au début, parce que son gouvernement en avait employé une partie à des travaux d’utilité publique, il serait facile d’établir que, chez nous aussi, l’Etat avait fait pour l’outillage national une dépense équivalente : c’est aux environs de 5 milliards que montait en 1878 le devis du « plan Freycinet. » Le ministre dont il porte le nom en recueillera l’honneur devant l’histoire parce qu’il a puissamment accru les moyens de communication ; par lui nos canaux et nos fleuves ont été transformés. Mais comment créer, avec des lois, des gisemens de houille et des enfans ?

Soit parce que le besoin engendre l’abnégation, soit parce que le caractère allemand est aussi susceptible d’humilité que d’arrogance, une autre cause a favorisé le développement économique de l’Empire voisin : la souplesse d’échiné et les prétentions réduites de ses travailleurs. Ce sont là des vertus toutes contraires à la brutalité du soudard et un état d’âme qui s’accorde mal avec l’ivresse du vainqueur. Si les Allemands étaient allés dans les deux hémisphères, ou simplement chez les autres peuples d’Europe, offrir leurs services avec l’allure terrible et un sabre sous le bras, ils auraient été partout éconduits ; si leurs commis-voyageurs, pour placer leurs marchandises, avaient compté sur l’effectif imposant de l’armée germanique, ils n’auraient pas réussi à vendre cent paires de bottes.

Le prestige militaire ne leur a effectivement servi que pour l’écoulement des canons chez des peuples jeunes et pénétrés de cette idée que l’obus du plus fort est toujours le meilleur. Encore la maison Krupp est-elle seule à savoir ce qu’il en coûte de pourboires pour enlever certaines commandes. Pour tous autres produits, c’est par l’insinuation la plus douce, par l’adaptation aux habitudes et aux goûts des cliens que le commerçant allemand est parvenu à leur vendre d’abord un mouchoir, le lendemain un fourneau, le surlendemain une locomotive. Bien loin d’être enflés de leur propre mérite, comme nous les voyons depuis quelque temps par ces certificats de supériorité mondiale qu’ils se délivrent mutuellement, c’est à l’imitation servile des bons modèles que les Allemands se sont appliqués et, comme ils avaient le privilège de moteurs et d’ouvriers économiques, ils ont sollicité par l’article bon marché la clientèle énorme des petits consommateurs, et ont un peu partout, même en France, évincé des concurrens et raflé des ordres en proposant tout simplement 20 ou 30 pour 100 de rabais sur les prix français.

Cette sorte de chasse aux affaires n’avait pas le moindre rapport avec le rayonnement des armes et l’ambition des lauriers. Ce sont au contraire les Français qui, depuis quarante-quatre ans, ont sans cesse guerroyé pour conquérir de nouveaux territoires : en Tunisie, au Tonkin, en Annam, au Cambodge, au Congo, au Dahomey, au Soudan, à Madagascar et au Maroc, tandis que l’Allemagne luttait surtout pour répandre dans le monde entier sa glorieuse camelote. Financièrement parlant, il se peut bien que ce fût l’Allemagne qui ait fait les gros profits et que notre domaine colonial, le plus vaste après celui de l’Angleterre, ne nous ait pas rapporté beaucoup d’or ; mais, par l’héroïsme d’un groupe d’explorateurs et de soldats dont les noms sont devenus historiques, il a fait grand honneur à la « Culture française. »

Et, pour le dire en passant, si la culture, — avec ou sans K, — dont il est beaucoup question au delà du Rhin depuis quelques mois, est par définition la recherche désintéressée des biens intellectuels plutôt que des succès industriels ou commerciaux, il est assez amusant, dans le pays de Pasteur, de Berthelot, de Curie et d’Henri Poincaré, pour ne citer aucun vivant ; dans le pays qui, depuis quarante ans, a doté la science de vingt découvertes capitales et qui a possédé des écrivains et des artistes d’une renommée universelle, d’entendre des voisins dont le triomphe consiste à monnayer les idées d’autrui en des usines achalandées, se targuer d’une génialité hors de pair.

La nouvelle civilisation allemande, qui ne brille ni par les lettres, ni par les arts plastiques, et non pas même par l’art musical depuis la mort de Wagner, dont la dernière œuvre est de 1878, la nouvelle civilisation allemande, avant tout matérielle et pratique, — « grossière » même, disait à de Treitschke en 1895 devant les étudians de Berlin, — est la résurrection d’un vieux passé local : celui des villes hanséatiques, de la Hanse du moyen âge ; et lorsque les Allemands se vantent comme d’un progrès marqué d’avoir substitué, à l’individualisme des Français ou des Anglais, l’association organisée, ils oublient que, si l’on entend par là certain collectivisme étroitement réglementé à la prussienne, loin d’être une conquête enviable du présent, ce ne serait qu’un vestige des sociétés en enfance que les peuples adultes remplacent peu à peu par la liberté. Cette liberté n’exclut pas les alliances de producteurs ou de consommateurs ; mais ces ententes, cartels, trusts ou syndicats, n’ont rien de particulier à l’Allemagne, pas plus que son programme commercial : « Des affaires avant tout, le bénéfice viendra ensuite. »

Pour augmenter ses affaires avec les acheteurs du dehors, l’industriel allemand leur offrit des crédits plus longs qu’aucun autre, et, plus qu’aucun autre aussi, il dut, ayant plus d’affaires que d’argent, vivre sur le crédit de ses banquiers. Les banques laissèrent disposer sur elles par des spéculateurs ; les plus grandes, les plus officielles même, eurent dans leur portefeuille des traites qui étaient de véritable « cavalerie, » ainsi que l’on nomme les effets de complaisance, sujets à renouvellemens chroniques ; elles immobilisèrent ainsi une bonne partie de leurs dépôts à vue.

Il y a deux ans, la presse berlinoise reprocha vivement à M. de Havenstein, le gouverneur de la Banque d’Empire, d’avoir terrorisé l’opinion en la mettant en garde contre les dangers d’une spéculation excessive et d’un effondrement possible. Ce personnage avait obtenu des institutions de crédit qu’elles augmentassent leurs réserves, mais il n’avait pu modifier les mœurs, ni les habitudes. Afin de répondre au désir manifesté avec instance par la Reichsbank, les banquiers qui financent l’industrie s’efforcèrent de mobiliser leurs créances, en poussant leurs cliens à procéder à des émissions d’actions et d’obligations. Les valeurs ainsi créées furent placées dans la clientèle, mais le souscripteur ou l’acheteur n’a versé que de légers acomptes, et les banques restèrent créancières de la plus grande partie du prix. On juge ce que vaudraient aujourd’hui pareils titres, s’il fallait les réaliser.

La volonté de réussir très vite et à tout prix, de faire sur 550 000 kilomètres carrés autant que les Etats-Unis faisaient sur 8 millions de kilomètres, et d’atteindre en trente ans au point où l’Angleterre était parvenue en cent vingt ans, avait pour résultat de masquer, derrière une façade de chiffres formidables, un gain positif assez mince et disproportionné à l’effort. Les affaires devenaient à la fois plus actives et plus difficiles. La Chambre de commerce de Francfort se plaignait, l’an dernier, que l’on en arrivât à traiter, non pas contre espèces, mais par échange de commandes, et que des maisons de premier ordre, dans les industries métallurgiques et électrotechniques, ou parmi les entrepreneurs de construction, fussent obligées, pour placer des marchandises, d’accepter par voie d’échange des matières dont elles n’ont pas l’emploi dans leurs établissemens.

Le temps seul devait asseoir les fondemens de cette grandeur assez fragile : le temps et la paix ; car si, comme on vient de s’en rendre compte, la guerre de 1870 n’a été pour rien dans le succès économique de l’Allemagne, une nouvelle guerre, aussi heureuse qu’elle la pût souhaiter, ne pouvait lui promettre aucun avantage matériel, et ce n’est pas d’avoir mis en déroute tous ses voisins et étendu à leurs dépens ses domaines continentaux ou exotiques, qui lui eût permis ni de vendre plus de quinine, de parapluies, de poupées mécaniques ou de chaussettes à 2 francs la douzaine, ni de vendre ces articles plus cher, ni même de les fabriquer meilleur marché pour y gagner davantage.


IV

A quoi la victoire devait-elle donc lui servir, et quel profit pensait-elle en tirer ? C’est ici que l’Allemagne constitue un saisissant anachronisme dans l’Europe actuelle, et même dans le monde entier. Loin d’être, comme elle se le figure, à la tête du progrès, ses conceptions politiques sont en retard de cent ans. Elle parle et pense en 1914 comme on parlait et pensait en 1814. A lire les manuels du parfait conquérant ou du parfait diplomate, rédigés par ses généraux ou ses hommes d’Etat, on se croirait revenu aux classiques théories sur le droit du sabre, on se croirait assis à la table du Congrès de Vienne, où, dans de louches marchandages de couronnes et de sujets, les États se jouaient des peuples.

L’Allemagne est une jeune nation qui a de vieilles idées. Après avoir été durant des siècles, sous le nom de « Saint Empire romain germanique, » le type achevé de l’anarchie féodale, un peu plus qu’une expression géographique, un peu moins qu’un groupement hiérarchisé, elle s’est éveillée à l’unité sous l’influence de la Révolution française et des armées de Napoléon qui lui révélèrent le droit des peuples, d’où est sorti le principe des nationalités. Ce principe, nos révolutionnaires l’ont violé souvent, ils l’ont propagé toujours, et l’histoire tout entière du XIXe siècle fut celle de son triomphe, depuis la création de la Grèce et de la Belgique, jusqu’à celle de l’Italie et de l’Allemagne, pour finir par celles de la Roumanie, de la Bulgarie et de la Serbie.

Or, voici que l’Allemagne, dont le sol avait si longtemps servi de champ de bataille et dont les fils, depuis les reîtres et les lansquenets du XVIe siècle jusqu’aux contingens de la Grande Armée en 1812, avaient vendu ou donné tant de leur sang pour des querelles étrangères, l’Allemagne à peine constituée, oublieuse des maux de jadis et coiffée du casque prussien, reprend pour son compte l’entreprise de domination mondiale par les armes, cent fois tentée avec plus ou moins d’ampleur et de durée depuis l’antiquité jusqu’aux temps modernes, depuis Alexandre et la Rome impériale jusqu’à Charles-Quint et Napoléon, sans parler du Grand Mongol et du Grand Turc. Que cette conception usée, ce rêve gothique ou d’ancien régime, ait pu naître, se développer, s’emparer enfin du cerveau de 67 millions d’hommes qui, sur le terrain commercial, se montrent novateurs, cela prouve combien le monde politique retarde sur le monde économique.

Dire que la force prime le droit, qu’une signature au bas d’un engagement n’est qu’un chiffon de papier et que la fidélité à la parole est une sottise, c’est exprimer des idées surannées, contre lesquelles toute la civilisation a été lentement construite et qui ont complètement disparu des relations privées. Le monde économique a créé la sûreté, la fidélité, l’honnêteté obligatoire. Ce qui prouve l’anachronisme de l’Allemagne, en folie de puissance, c’est que cette superbe machine à combattre demeure isolée dans un monde las de combattre. Seules l’Autriche et la Turquie, ou mieux les cours de Vienne et de Constantinople, demeurent attachées à l’ancien ordre des choses ; ce sont, en effet, des « souverainetés » plutôt que des « nationalités ; » la marche du monde désagrège leurs collections artificielles de territoires.

Les ambitions de la France et de ses alliés dénotent une mentalité tout autre et sont d’un ordre tout différent. Cette guerre où fourmillent les plus étonnans contrastes, où le civilisé, soudainement désorbité de sa vie ordinaire, offre de sublimes exemples d’héroïsme et des traits hideux de férocité, a pour effet d’unir sous une même bannière les deux sortes de gens aussi opposés, semblait-il, il y a six mois, que l’eau et le feu : les belliqueux et les pacifistes, puisque c’est la guerre au fléau de la guerre, l’extermination du militarisme. C’est pour imposer à tous la paix que nos frères meurent et tuent ; ils ne se battent que pour mettre fin aux batailles. Ce qui semblait naguère le rêve des insensés est devenu la volonté raisonnée des sages et, par une vue toute nouvelle dans l’histoire, la conquête ici visée les armes à la main, c’est celle du désarmement.

La politique et les plans de chacun des Alliés se sont à ce sujet manifestés à la face de l’Europe depuis nombre d’années : chez eux, ce ne sont pas des particuliers bien intentionnés, mais sans mandat, ou des philosophes humanitaires, qui ont préconisé les systèmes d’arbitrage et les organisations pacifistes ; ce sont les princes et les ministres responsables, revêtus de l’autorité et parlant au nom de leur pays : l’Angleterre ne cessait de proposer à l’Allemagne la limitation des armemens navals et le tsar, à l’aurore du XXe siècle, prenait l’initiative de la Conférence de La Haye et recommandait les conventions préventives de guerre.

Cette Russie, que l’Allemagne se plaît à représenter comme barbare, se trouve au contraire avoir pour chef le plus moderne à beaucoup d’égards et le plus novateur des princes, et c’est chez la nation à la fois la plus pratique et la plus hardie de l’univers, c’est aux Etats-Unis d’Amérique que les plans d’avenir international de l’Empereur de Russie ont recueilli l’adhésion la plus chaude et l’enthousiasme le plus réfléchi. Ne croyons pas que sa promesse de ressusciter une Pologne autonome soit une manœuvre diplomatique inspirée par les circonstances présentes ; c’est la réalisation d’un projet caressé depuis un siècle par ses prédécesseurs : tous ceux qui ont lu l’histoire savent qu’en 1814 l’empereur Alexandre voulait déjà refaire le royaume de Pologne et que c’est l’Autriche et surtout la Prusse qui s’y sont énergiquement opposées.

Quant à l’Angleterre, les faits, les chiffres, prouvent combien il est puéril de l’accuser, ainsi qu’on le fait outre-Rhin, soit de jalousie vis-à-vis de l’Allemagne, soit de la recherche d’un profit sordide résultant de prises maritimes. Quelles inquiétudes économiques pouvait éprouver l’Angleterre, pour qui les dix dernières années, malgré les charges très lourdes laissées par la guerre Sud-Africaine, ont été une période de prospérité croissante, si bien que son commerce extérieur atteignait l’an dernier 36 milliards de francs (onze milliards de plus que celui de l’Allemagne) ? Et de quel poids insignifiant seront pour elle les quelques douzaines de millions que pourront valoir les cargaisons et les corps de navires allemands, saisis en mer, auprès des milliards de francs, — elle en a déjà emprunté 8, — que représenteront pour elle les dépenses de la guerre et les pertes que son industrie ou son commerce en éprouvera ? Ce qui menaçait la Grande-Bretagne, ce qu’elle redoutait, ce n’était pas la concurrence pacifique, c’était la domination militaire d’une Allemagne, maîtresse du continent, qui l’eût à son tour réduite en vasselage et n’en dissimulait pas la prétention.

Pour nous, Français, qui, étouffant le regret inconsolé de notre Alsace-Lorraine, n’avions pas fait depuis quarante-quatre ans un seul geste manifestant le désir de la reprendre par les armes ; nous qui, il y a deux ans, pour conserver la paix avec l’Allemagne, lui abandonnions une partie de notre Congo et qui, après le discours de Tanger en 1905, avions, ce qui est pour notre dignité un souvenir pénible, sacrifié aux susceptibilités de Guillaume un ministre clairvoyant et patriote ; nous qui étions si attachés à la paix que le monde nous croyait devenus inaptes à la guerre, notre indépendance en péril nous a fait lever tous unis d’un même cœur, et nos ‘soldats sont les dignes fils de ceux dont les ennemis disaient jadis : « Les Français vont à la mort comme s’ils devaient ressusciter le lendemain. » Mais leur mentalité n’est plus la même, et le goût des conquêtes leur est passé.

« Quand on ne peut pas se faire aimer, il faut se faire craindre, » a dit un jour le chancelier de Bülow. Contrairement à ce mot, le caractère du nouveau droit européen c’est que les « frontières naturelles » sont celles qui unissent les cœurs et que la carte politique ne doit plus se dessiner à coups de sabre. C’est aussi l’un des caractères de la présente guerre : le règne de la Force subira un nouvel échec.

Cet échec sera-t-il définitif ? A mesure que le monde marche, siècle par siècle, la « Force » perd lentement ses droits : depuis les sauvages qui commencèrent par fonder une humanité à coups de poing et qui ensuite pactisèrent, pour respirer, jusqu’au moment où les individus se sont policés en se donnant des gendarmes, la nature humaine, que l’on dit immuable, a beaucoup varié pourtant en matière de combativité. La guerre privée du moyen âge, dont le duel contemporain demeure, en France du moins, l’ultime et pâle souvenir, devait paraître indestructible lorsque, du haut en bas de l’échelle sociale, chacun vidait ses querelles à main armée : l’on trouvait naturel, au XIIIe siècle, qu’un portefaix et un laveur de laine signassent devant notaire, comme des seigneurs, « une paix et trêve pour la durée de 101 ans. »

Les promoteurs de la « Trêve de Dieu, » réglant que l’on ne se battrait pas plus de quatre jours par semaine, passèrent en ce temps-là pour des esprits aussi chimériques que le gouvernement des Etats-Unis faisant signer, l’été dernier, par vingt-deux États l’engagement de surseoir à toute déclaration d’hostilité pendant une année, où leurs différends seraient soumis à des arbitres. A notre ancêtre, l’idée qu’il pourrait compter, pour se faire respecter, sur autre chose que sur la force de son bras eût paru aussi absurde que l’idée d’un recours à une loi internationale peut le paraître aujourd’hui pour régler les rapports entre peuples, qui jusqu’ici sont demeurés primitifs.

Mais jusqu’à la consommation des siècles ceux qui auront raison vingt-quatre heures avant les autres passeront, pendant vingt-quatre heures, pour n’avoir pas le sens commun. Si les nations se sont pacifiées peu à peu à l’intérieur, en créant des armées nationales, sera-ce par la réduction au minimum de ces mêmes armées, par le désarmement conventionnel, qu’elles pourront se pacifier à l’extérieur ? Il suffira toujours d’un seul État brigand, pour troubler la paix ; mais on peut espérer que le respect de la liberté des États voisins augmentera à mesure que le nombre des hommes libres et éclairés croîtra sur la terre, que les violations brutales du droit deviendront de plus en plus difficiles à réussir par un seul contre tous, si le droit est devenu la force par l’adhésion du plus grand nombre des États. Rien à cet égard, je le répète, n’est plus encourageant que de voir le chef de l’Empire continental le plus vaste et le plus populeux, préconiser le premier l’organisation de l’arbitrage qui semble favorable surtout aux États petits et faibles. Et rien aussi ne confond mieux cette fausse idée de l’Allemagne, qui suppose la bravoure engendrée par l’esprit belliqueux et la lâcheté compagne habituelle du pacifisme, rien ne la confond mieux que de voir, du côté des Alliés, ces hommes qui savent mourir héroïquement, par milliers, pour détruire le fléau du militarisme.


V

Cette entreprise de destruction du militarisme, beaucoup d’hommes d’État la jugent irréalisable ; ils pensent qu’aucun des groupes en présence ne sera matériellement capable de l’imposer à ses adversaires et qu’au contraire la guerre actuelle n’est que le début d’une série de luttes entre les races, sans cesse renaissantes, dont nos enfans ne verront pas la fin. Il serait malaisé et d’ailleurs puéril de vaticiner, puisque les intérêts seuls peuvent être calculés, que les passions échappent au calcul et que les peuples le plus souvent obéissent beaucoup plus à leurs passions qu’à leurs intérêts. Ce que l’on peut constater, c’est que le détraquement causé par la guerre grandit en raison même du progrès.

Plus les organes de la vie sociale se sont perfectionnés et plus leur brusque arrêt paralyse l’existence des peuples. Durant les campagnes épiques de jadis, le rouet de la fileuse, le métier du tisserand continuaient de tourner et de battre dans les villages ; la laine et le chanvre récoltés sur place n’y manquaient pas, non plus que les débouchés pour la toile et le drap consommés par les villes environnantes. De nos jours, quelques heures suffisent pour que toutes les machines cessent de fonctionner à la fois, celles des manufactures qui produisent, aussi bien que celles des chemins de fer et des paquebots qui transportent. Les matières premières font défaut, les marchés se ferment, et le prolétaire sans travail se voit soudain plongé dans une détresse que n’a pas connue son aïeul d’un temps moins « avancé. »

Le monde moderne est une maison illuminée à l’électricité où tout s’éteint à la fois par la rupture d’un fil. Plus la civilisation se complique, plus elle est à la merci d’un accident et les contre-coups sont ressentis d’autant plus loin et plus fort que la solidarité augmente entre les nations. Or cette solidarité augmente en dépit de nous-mêmes ; elle n’est due à l’action consciente d’aucun de nous et ne pourra être mise en échec par la volonté de qui que ce soit. Les belligérans souffrent des maux qu’ils infligent dans une moindre mesure que leurs ennemis qui les éprouvent ; mais ils en souffrent aussi et les neutres en souffrent également, peut-être autant qu’ils profitent de la suppression passagère de certaines concurrences : il y a perte pour ceux qui ne peuvent pas acheter, comme pour ceux qui ne peuvent pas vendre ; le pétrole se perdait en Amérique dont les réservoirs débordaient cet été, au moment où l’on ne pouvait s’en procurer en France, et les producteurs de coton du Nouveau-Monde se voyaient ruinés devant leur superbe récolte invendue, pendant que les usines chômaient dans le vieux continent faute de textile. La panique monétaire que la guerre actuelle a suscitée s’est étendue à tout le globe et l’on sait que la crise des changes a duré plusieurs mois.

Cette paralysie de la vie nationale, qui atteint beaucoup moins l’agriculture que l’industrie dans le sein de chaque pays, affecte par conséquent un pays beaucoup plus qu’un autre, suivant que leur population est plus industrielle qu’agricole, ou inversement. L’Allemagne est dans le premier cas : elle a mis dans l’industrie le plus clair de sa fortune et, comme on l’a vu plus haut, la grande majorité de ses enfans, riches ou pauvres. Comme elle doit faire face sur deux fronts et entretenir sous les drapeaux un plus grand nombre de soldats que la France, il est certain qu’elle dépense davantage, bien qu’elle n’alloue que 11 fr. 25 et 15 francs par mois, suivant la saison, aux femmes qui reçoivent chez nous 37 fr. 50, et qu’elle ne donne que 0 fr. 25 par jour aux enfans de moins de quinze ans, à qui nous donnons ici le double. Moyennant quoi, au prix où sont les pommes de terre, femmes et enfans d’outre-Rhin vivront surtout de privations.

Mais l’Allemagne a très habilement masqué son indigence en disponibilités ; elle se vante de n’avoir pas fait de moratorium, elle qui semblait plus que toute autre en avoir besoin, à cause du peu de liquidité de ses dépôts et, si l’on ne regarde que le mot, elle a raison ; mais elle a organisé tout doucement la chose : les tribunaux, en effet, ont été autorisés, par ordonnance législative du Conseil fédéral, à accorder toutes prorogations de paiement aux débiteurs qui en font la demande, même avant aucune poursuite. Pour que personne ne manquât d’argent, bien que personne n’en eût, le gouvernement a imaginé diverses caisses de crédit où se pratique la maxime : « Prêtez-vous les uns aux autres. » Dans ces caisses, vides naturellement, l’on ne met rien puisqu’on n’a rien à y mettre ; mais on leur emprunte, et elles s’enrichissent de ce qu’on leur devra ; car elles prêtent sur toutes sortes de garanties, même morales, faute de gages plus substantiels. Chaque citoyen, ainsi mis à l’aise par l’Etat, aurait bien mauvais cœur, s’il refusait de prêter à son tour son argent à l’Etat.

La proclamation impériale, constituant pour le premier emprunt ce que serait pour une émission ordinaire le « prospectus financier, » disait nettement : « Nul n’a le droit de répondre qu’il ne se trouve pas en possession de fonds disponibles. Les mesures les plus larges ont été prises pour rendre liquides les sommes nécessaires. » « Liquides » est une manière de parler ; tantôt l’emprunt était un virement sur les 20 milliards des Caisses d’épargne, dont les fonds sont presque exclusivement placés en créances hypothécaires, présentement et pour longtemps irrécouvrables ; tantôt les caisses de guerre prêtaient, sur les titres du futur emprunt, les trois quarts de leur valeur nominale, pour souscrire et payer cet emprunt lui-même. Or, ces caisses n’ayant d’autre argent que des billets spéciaux garantis par l’État, c’était par conséquent l’Etat qui prêtait d’une main l’argent qu’il n’avait pas, mais qu’il empruntait de l’autre main.

Grâce à ces combinaisons artificielles de papiers, à ce système de mise hors budget et hors la Banque d’Empire des sous-engagemens du Trésor, on arrive à publier chaque semaine un bilan de la Reichsbank, d’allure très correcte, où l’on maintient le niveau de l’encaisse métallique en vidant les poches des voyageurs de l’or qu’elles se trouvent contenir. On en arrive même à imprimer fièrement à Berlin, en réponse au ministre des Finances anglais, qui avait fait valoir le rôle de l’argent dans la guerre : « Si la victoire doit appartenir à celui qui aura le dernier milliard à dépenser, les Allemands ont le droit d’être optimistes. »

On a toutefois peine à le croire, si l’on consulte ce critérium infaillible de la situation des belligérans : la valeur de leur papier chez les neutres que le cours du change nous révèle. Tandis que le billet français n’a cessé d’être accepté partout au pair, le billet allemand a subi, à New-York, comme à Berne ou à Rotterdam, 8, 10, et jusqu’à 13 pour 100 de perte de sa valeur nominale. S’il est déjà déprécié à ce point, lorsque les troupes allemandes campent encore en France et en Pologne, que vaudra-t-il lorsque les troupes alliées camperont aux bords du Rhin et de l’Oder ? Non que l’Allemagne soit pauvre ; bien au contraire, elle est extrêmement riche, mais non pas en cette sorte de capitaux qui seuls comptent pour la guerre, parce qu’ils sont un peu à l’abri de ses coups. Les banques de Berlin et de Francfort se sont vainement efforcées de vendre leurs créances anglaises à Rotterdam, puis à New-York, avec qui elles traitent par câble via Copenhague ; les banquiers américains et hollandais, après examen, ont refusé de prendre ce risque.

Quoique nous soyons encore loin du « dernier milliard, » chaque nation peut envisager le montant de ses dépenses mensuelles, sinon prévoir le total qu’il atteindra, parce que ce total dépendra autant du degré d’intensité que de la durée même des hostilités. Nous savons tous que la somme globale sera formidable et sans précédent : auprès d’elle, les chiffres atteints par les guerres antérieures depuis un demi-siècle, les 6 milliards 200 millions de la guerre franco-allemande de 1870, les 5 milliards de la guerre sud-africaine des Boers, les 9 milliards de la guerre russo-japonaise, semblent peu de chose. Suivant que l’on additionne seulement les dépenses militaires des Etats belligérans, y compris celles des neutres, qui tiennent leurs armées mobilisées, ou que l’on ajoute à ces débours connus les pertes directes ou indirectes, les destructions de capitaux sous toutes les formes, mobilières ou immobilières ; les indemnités, les pensions à servir aux familles des victimes, les estimations varient du simple au double, et même au triple ; mais les plus modérées ne descendent pas au-dessous de 5 milliards par mois ; de sorte que si la guerre dure un an, ses frais ne seront pas inférieurs à 60 milliards.

De ce coup, la dette des principales nations de l’Europe, — qui est actuellement d’à peu près 100 milliards et demi environ, — sera doublé, attendu que les futurs emprunts, dans la période qui suivra la guerre, ne se feront pas au taux de 3 1/2, mais à celui de 5 et de 6 pour 100.

Pour répondre à la question posée par cet article : « A qui profitera la guerre ? » le chiffre de la dépense et celui de l’indemnité à réclamer au vaincu importent peu. Quel que soit ce dernier chiffre, la guerre, même pour les alliés vainqueurs, se solderait par une perte immense, si elle n’était suivie du désarmement. La victoire n’est pas, par elle-même, une source de profits. Il est clair que l’industrie allemande dépend dans une très large mesure du bas prix de l’argent, que l’augmentation des frais de banque anéantira la petite marge de bénéfices dont elle se contentait, que les objets renchériront de ce chef, puisqu’aucun commerçant ne peut travailler pour rien. Il est vrai aussi que la gêne réduira les achats, c’est-à-dire la consommation. Mais les 65 millions d’Allemands seront toujours là, prêts à exploiter leurs mines et leurs usines, à les rebâtir, si elles sont détruites, comme nous rebâtirons nous-mêmes celles qu’ils ont incendiées, et ils seront d’autant plus âpres à la besogne qu’ils auront subi de plus grandes privations.

Si l’Europe continuait à être un camp armé parce que la victoire des Alliés n’aurait pas été décisive, quels que fussent les changemens dans la carte, il n’en résulterait pas un changement radical de nature économique ; le fardeau militaire serait autant ou plus lourd encore pour l’univers. Il y aurait un taux d’intérêt plus haut et de moindres économies. Durant la dernière année de paix, les grandes nations ont dépensé, pour les chapitres militaires, l’énorme somme de 10 milliards de francs. Imaginez ce qu’il arriverait si la plus grande partie de cette somme, au lieu d’être appliquée à la destruction, servait à développer les ressources naturelles du globe : abondance du capital, taux d’intérêt peu élevé et sans doute baisse de prix de la vie. Ajoutez à cela les millions d’hommes qui composent les armées actuelles sur le pied de paix, servant désormais à accroître la production : l’Europe ne serait pas longue à réparer ses plaies, et le monde entier bénéficierait de sa prospérité par les placemens qui seraient faits dans les contrées jeunes, encore dénuées de capitaux.

C’est donc l’univers qui profitera de la guerre, autant que les Alliés, s’ils sont vainqueurs ; le monde est intéressé à leur victoire autant qu’eux-mêmes, puisqu’il est clair que, si l’Allemagne l’emportait, l’Allemagne prussienne de fer et de sang, fondée par Bismarck en 1863, nul ne suppose qu’il lui agréerait d’abandonner l’épée avec laquelle elle aurait conquis la domination et, si l’Allemagne gardait son armée et sa marine sur un pied égal ou supérieur, les nations voisines ne pourraient adopter une autre méthode.

Si le désarmement est la seule solution profitable, c’est aussi la plus difficile ; les Allemands ne s’y résigneront qu’à la dernière extrémité ; lorsqu’ils auront perdu l’espérance de vaincre, lorsqu’ils se seront résignés à céder des territoires et de l’argent,-ils se battront néanmoins avec l’énergie du désespoir pour ne point renoncer au militarisme et conserver ainsi au lendemain l’espérance de pouvoir se battre encore. Précisément pour ce motif, le désarmement sera la solution la plus longue et la plus coûteuse à obtenir. Mais, de quelque prix qu’on le paye, comme sans lui toute victoire serait une duperie, les générations à venir ne trouveront pas qu’il ait jamais été payé trop cher.

Dans le domaine des idées, supérieur aux intérêts matériels, une remarque s’impose : par leur portée, par leurs conséquences, les batailles actuelles débordent les temps et les lieux où elles se livrent. Elles marquent une nouvelle étape dans la mission historique de la France, qui est de propager les idées et de stipuler non seulement pour elle, mais pour l’univers. C’est du moment où la France s’est éprise de la liberté politique, c’est de la Révolution française, que date l’émancipation des peuples qui, l’un après l’autre, à son exemple, au cours du XIXe siècle, ont pris conscience d’eux-mêmes et se sont levés sur toute la surface du globe pour revendiquer leurs droits.

Pivot de l’alliance européenne par sa situation de première victime offerte aux convoitises germaniques, il appartient maintenant à la France, après avoir révolutionné les Etats au-dedans par l’amour de la liberté, d’inaugurer dans la politique extérieure des Etats une ère nouvelle par le règne de la justice. Ce ne sera pas pour sa gloire seule, ni pour son triomphe égoïste, que le sang de ses fils aura été répandu ; mais pour la paix de l’humanité civilisée, qui, par elle, ainsi profitera de la guerre.


GEORGES D’AVENEL.