À propos de Baudelaire

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À PROPOS DE BAUDELAIRE
Mon cher Rivière,

Une grave maladie m’empêche malheureusement de vous donner, je ne dis même pas une étude, mais un simple article sur Baudelaire. Tenons-nous en faute de mieux à quelques petites remarques. Je le regrette d’autant plus que je tiens Baudelaire — avec Alfred de Vigny — pour le plus grand poète du xixe siècle. Je ne veux pas dire par là que s’il fallait choisir le plus beau poème du xixe siècle, c’est dans Baudelaire qu’on devrait le chercher. Je ne crois pas que dans toutes les Fleurs du Mal, dans ce livre sublime mais grimaçant, où la pitié ricane, où la débauche fait le signe de la croix, où le soin d’enseigner la plus profonde théologie est confié à Satan, on puisse trouver une pièce égale à Booz endormi. Un âge entier de l’histoire et de la géologie s’y développe avec une ampleur que rien ne contracte et n’arrête, depuis

La Terre encor mouillée et molle du Déluge


jusqu’à Jésus-Christ :

En bas un roi chantait, en haut mourait un Dieu.


Ce grand poème biblique (comme eût dit Lucien de Rubempré : « Biblique, dit Zifine étonnée ? ») n’a rien de sèchement historique, il est perpétuellement vivifié par la personnalité de Victor Hugo qui s’objective en Booz. Quand le poète dit que les femmes regardaient Booz plus qu’un jeune homme, c’est ou bien pour rappeler de récentes bonnes fortunes, ou pour en provoquer. Il cherche à convaincre les femmes que si elles ont du goût, elles aimeront non un freluquet, mais le vieux barde. Tout cela dit avec la syntaxe la plus libre et la plus noble. Sans parler des vers trop illustres sur les yeux du jeune homme comparés à ceux du vieillard (avec préférence naturellement pour ce dernier) de quelle familiarité Hugo n’use-t-il pas, dans ce couplet même, pour asservir, aux lois du vers, celles de la logique

Le vieillard, qui revient vers sa source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants


En prose on eût évidemment commencé par dire « sort des jours changeants ». Et il ne craint pas de jeter à la fin du vers où elles s’anoblissent, des phrases tout à fait triviales :

Laissez tomber exprès des épis, disait-il

Tout le temps, des impressions personnelles, des moments vécus, soutiennent ce grand poème historique. C’est dans une impression ressentie sans aucun doute par Victor Hugo et non dans la Bible, qu’il faut chercher l’origine des vers admirables :

Quand on est jeune on a des matins triomphants,
Le jour sort de la nuit ainsi qu’une victoire.

Les pensées les plus indivisibles sont rendues au degré de fusion nécessaire :

Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi
Ô Seigneur, a quitté ma couche pour la vôtre
Et nous sommes encor tout mêlés l’un à l’autre
Elle à demi vivante, et moi mort à demi.

La noblesse de la syntaxe ne fléchit pas même dans les vers les plus simples :

Booz ne savait pas qu’une femme était là
Et Ruth ne savait pas ce que Dieu voulait d’elle[1].


Et dans ceux qui suivent quel art suprême pour donner en redoublant les l, une impression de légèreté fluidique :

Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.

Alfred de Vigny n’a pas procédé autrement : pour insuffler une vie intense dans cet autre épisode biblique, la Colère de Samson, c’est lui-même Vigny qu’il a objectivé en Samson et c’est parce que l’amitié de Madame Dorval pour certaines femmes lui causait de la jalousie qu’il a écrit :

La femme aura Gomorrhe et l’homme aura Sodome


Mais l’admirable sérénité d’Hugo qui lui permet de conduire Booz endormi jusqu’à l’image pastorale de la fin,

Quel Dieu, quel moissonneur de l’éternel été
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.


cette sérénité, qui assure le majestueux déroulement du poème, ne vaut pas l’extraordinaire tension de celui d’Alfred de Vigny. Tout aussi bien dans ses poésies calmes Vigny reste mystérieux, la source de ce calme et de son ineffable beauté nous échappent. Victor Hugo fait toujours merveilleusement ce qu’il faut faire ; on ne peut pas souhaiter plus de précision que dans l’image du croissant ; même les mouvements les plus légers de l’air, nous venons de le voir, sont admirablement rendus. Mais là encore la fabrication — la fabrication même de l’impalpable — est visible. Et alors au moment qui devrait être si mystérieux, il n’y a nulle impression de mystère. Comment dire en revanche comment sont faits des vers, mystérieux ceux-là, comme

Dans les balancements de ta taille penchée
Et dans ton pur sourire amoureux et souffrant


ou

Pleurant comme Diane au bord de ses fontaines
Ton amour taciturne et toujours menacé.


(ces quatre vers pris au hasard dans la Maison du Berger d’Alfred de Vigny).

Bien des vers du Balcon de Baudelaire donnent aussi cette impression de mystère. Mais ce n’est pas cela qui est le plus frappant chez lui. À côté d’un livre comme les Fleurs du Mal, comme l’œuvre immense d’Hugo paraît molle, vague, sans accent. Hugo n’a cessé de parler de la mort, mais avec le détachement d’un gros mangeur et d’un grand jouisseur. Peut-être hélas ! faut-il contenir la mort prochaine en soi, être menacé d’aphasie comme Baudelaire, pour avoir cette lucidité dans la souffrance véritable, ces accents religieux, dans les pièces sataniques :

Il faut que le gibier paye le vieux chasseur
Avez-vous donc pu croire, hypocrites surpris
Qu’on se moque du maître et qu’avec lui l’on triche,
Et qu’il soit naturel de recevoir deux prix,
D’aller au ciel et d’être riche.


peut-être faut-il avoir ressenti les mortelles fatigues qui précèdent la mort, pour pouvoir écrire sur elle le vers délicieux que jamais Victor Hugo n’aurait trouvé :

Et qui refait le lit des gens pauvres et nus.


Si celui qui a écrit cela n’avait pas encore éprouvé le mortel besoin qu’on refît son lit, alors c’est une « anticipation » de son inconscient, un pressentiment du destin qui lui dicta un vers pareil. Aussi je ne puis tout à fait m’arrêter à l’opinion de Paul Valéry qui, dans un admirable passage d’Eupalinos, fait ainsi parler Socrate (opposant un buste fait délibérément par un artiste à celui qu’a inconsciemment sculpté au cours des âges le travail des mers s’exerçant sur un rocher) : « Les actes éclairés, dit Valéry prenant le nom de Socrate, abrègent le cours de la nature. Et l’on peut dire en toute sécurité qu’un artiste vaut mille siècles, ou cent mille ou bien plus encore ». Mais moi je répondrai à Valéry : « Ces artistes harmonieux ou réfléchis, s’ils représentent mille siècles par rapport au travail aveugle de la nature, ne constituent pas eux-mêmes, les Voltaire par exemple, un temps indéfini par rapport à quelque malade, un Baudelaire, mieux encore un Dostoïewski qui en trente ans, entre leurs crises d’épilepsie et autres, créent tout ce dont une lignée de mille artistes seulement bien portants n’auraient pu faire un alinéa. »

Socrate et Valéry nous ont interrompu comme nous citions le vers sur les pauvres. Personne n’a parlé d’eux avec plus de vraie tendresse que Baudelaire, ce « dandy ». Une bonne hygiène antialcoolique ne peut pas approuver l’éloge du vin :

À ton fils je rendrai la force et la vigueur
Et serai pour ce frêle athlète de la vie
L’huile qui raffermit les membres du lutteur.


Le poète pourrait répondre que c’est le vin et non lui qui parle. En tout cas, quel divin poème. Quel admirable style (« tombe et caveaux »). Quelle cordialité humaine, quel tableau esquissé du vignoble ! Bien souvent le poète retrouve cette veine populaire. On sait les vers sublimes sur les concerts publics :

ces concerts, riches de cuivre
Dont les soldats parfois inondent nos jardins

Et qui par ces soirs d’or où l’on se sent revivre
Versent quelque héroïsme au cœur du citadin.


Il semble impossible d’aller au delà. Et pourtant cette impression, Baudelaire a su la faire monter encore d’un ton, lui donner une signification mystique dans le finale inattendu où l’étrange bonheur des élus clôt une pièce sinistre sur les Damnés :

Le son de la trompette est si délicieux
Dans ces soirs solennels de célestes vendanges
Qu’il s’infiltre comme une extase dans tous ceux
Dont elle chante les louanges.

Ici il est permis de penser que chez le poète, aux impressions du badaud parisien qu’il était, se joint le souvenir de l’admirateur passionné de Wagner. Quand même les jeunes musiciens actuels auraient raison (ce que je ne crois pas) en niant le génie de Wagner, des vers pareils prouveraient que l’exactitude objective des jugements qu’un écrivain porte sur telle œuvre appartenant à un autre art que le sien n’a pas d’importance, et que son admiration, même fausse, lui inspire d’utiles rêveries. Pour moi qui admire beaucoup Wagner, je me souviens que dans mon enfance, aux Concerts Lamoureux, l’enthousiasme qu’on devrait réserver aux vrais chefs-d’œuvre comme Tristan ou les Maîtres Chanteurs, était excité, sans distinction aucune, par des morceaux insipides comme la romance à l’étoile ou la prière d’Élisabeth, du Tannhauser. À supposer que musicalement je ne me trompasse pas (ce qui n’est pas certain) je suis sûr que la bonne part n’était pas la mienne mais celle des collégiens qui autour de moi applaudissaient indéfiniment à tout rompre, criaient leur admiration comme des fous, comme des hommes politiques, et sans doute en rentrant voyaient devant les yeux de leur esprit une nuit d’étoiles que la pauvre romance ne leur aurait pas suggérée si elle avait porté comme nom d’auteur au lieu de celui, alors honoré, de Wagner, le nom décrié de Gounod.

Depuis les choses ont un peu changé. Et la nécessité de n’inscrire sur un menu musical que des œuvres françaises ou alliées, fit sortir de la poussière Faust et Roméo. En pareille matière le cuisinier n’a qu’à se conformer aux interdictions du médecin nationaliste. On change le nom des entremets comme le nom des rues. Et de grands métaphysiciens purent faire une histoire de la philosophie universelle sans prononcer une seule fois les noms abhorrés de Leibnitz, de Kant et de Hegel, sans compter les autres. Cela ne laissait pas de creuser quelques vides, insuffisamment remplis par Victor Cousin.

C’est dans les pièces relativement courtes (la Pipe m’en semble le chef-d’œuvre) que Baudelaire est incomparable. Les longs poèmes, même le Voyage

Pour l’enfant amoureux de cartes et d’estampes
L’univers est égal à son vaste appétit.
Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !


(et Jacques Boulenger, de beaucoup le meilleur critique, et bien plus que critique, de sa génération, ose nous dire que la poésie de Baudelaire manque de pensée !) même ce sublime Voyage qui débute si bien, se soutiennent ensuite par de la rhétorique. Et comme tant d’autres grandes pièces, comme « Andromaque je pense à vous, » il tourne court, tombe presque à plat.

Le Voyage finit par

Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau.


et Andromaque par

Aux captifs, aux vaincus, à bien d’autres encor.


C’est peut-être voulu, ces fins si simples. Il semble malgré tout qu’il y ait là quelque chose d’écourté, un manque de souffle.

Et pourtant nul poète n’eut mieux le sens du renouvellement au milieu même d’une poésie. Parfois c’est un brusque changement de ton. Nous avons déjà cité la pièce satanique « Harpagon qui veillait son père agonisant » finissant par « Le son de la trompette est si délicieux ». Un exemple plus frappant (et que M. Fauré a admirablement traduit dans une de ses mélodies) est le poème qui commence par « Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres » et continue tout d’un coup, sans transition, dans un autre ton, par ces vers qui même dans le livre, sont tout naturellement chantés

J’aime, de vos longs yeux, la lumière verdâtre.


D’autres fois la pièce s’interrompt par une action précise. Au moment où Baudelaire dit : « Mon cœur est un palais… », brusquement, sans que cela soit dit, le désir le reprend, la femme le force à une nouvelle jouissance, et le poète à la fois enivré par les délices à l’instant offertes et songeant à la fatigue du lendemain, s’écrie :

Un parfum nage autour de votre gorge nue
Ô Beauté, dur fléau des âmes, tu le veux,
Avec us yeux de feu brillants comme des fêtes
Calcine ces lambeaux qu’ont épargné les bêtes.

Du reste certaines pièces longues sont, par exception, conduites jusqu’à la fin sans une défaillance comme les « Petites Vieilles », dédiées, à cause de cela je pense, à Victor Hugo. Mais cette pièce si belle, entre autres, laisse une impression pénible de cruauté. Bien qu’en principe on puisse comprendre la souffrance et ne pas être bon, je ne crois pas que Baudelaire, exerçant sur ces malheureuses une pitié qui prend des accents d’ironie, se soit montré à leur égard cruel. Il ne voulait pas laisser voir sa pitié, il se contentait d’extraire le « caractère » d’un tel spectacle, de

sorte que certaines strophes semblent d’une atroce et méchante beauté :

Ou dansent sans vouloir danser, pauvres sonnettes…

Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins.


Je suppose surtout que le vers de Baudelaire était tellement fort, tellement vigoureux, tellement beau, que le poète passait la mesure sans le savoir. Il écrivait sur ces malheureuses petites vieilles les vers les plus vigoureux que la langue française ait connus, sans songer plus à adoucir sa parole pour ne pas flageller les mourantes, que Beethoven dans sa surdité ne comprenait en écrivant la Symphonie avec chœurs, que les notes n’en sont pas toujours écrites pour des gosiers humains, audibles à des oreilles humaines, que cela aura toujours l’air d’être chanté faux. L’étrangeté qui fait pour moi le charme enivrant de ses derniers quatuors, les rend à certaines personnes qui en chérissent pourtant le divin mystère, inécoutables, sans qu’elles grincent des dents, autrement que transposés au piano. C’est à nous de dégager ce que contiennent de douleur ces petites vieilles, « débris d’humanité pour l’Éternité mûrs ». Cette douleur, le poète nous en torture, plutôt qu’il ne l’exprime. Pour lui il laisse une galerie de géniales caricatures de vieilles, comparables aux caricatures de Léonard de Vinci, ou de portraits d’une grandeur sans égale mais sans pitié :

Celle-là droite encor, fière et sentant la règle
Humait avidement le chant vif et guerrier.
Son œil parfois s’ouvrait comme l’œil d’un vieil aigle,
Son front de marbre avait l’air fait pour le laurier.

Ce poème des Petites Vieilles est un de ceux où Baudelaire montre sa connaissance de l’Antiquité. On ne la remarque pas moins dans le Voyage, où l’histoire d’Électre est citée comme elle aurait pu l’être par Racine dans une de ses préfaces. Avec la différence que dans les préfaces des classiques, les allusions sont généralement pour se défendre d’un reproche. On ne peut s’empêcher de sourire en voyant toute l’Antiquité témoigner dans la préface de Phèdre « que Racine n’a pas fait de tragédie où la vertu soit plus mise au jour que dans celle-ci ; les moindres fautes y sont sévèrement punies. La pensée du crime y est regardée avec autant d’horreur que le crime même ; les faiblesses de l’amour y passent pour de véritables faiblesses, et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font haïr la difformité ». Et Racine, cet habile homme, de regretter aussitôt de n’avoir pas pour juges Aristote et Socrate qui reconnaîtraient que son théâtre est une école où la vertu n’est pas moins bien enseignée que dans les écoles des philosophes. Peut-être Baudelaire est-il plus sincère, dans la pièce liminaire au lecteur « Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère ». Et, en tenant compte de la différence des temps, rien n’est si baudelairien que Phèdre, rien n’est si digne de Racine, voire de Malherbe, que les Fleurs du Mal. Faut-il même parler de différence des temps, elle n’a pas empêché Baudelaire d’écrire comme les classiques.

Et c’est encor, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
...............
Ô Seigneur, donnez-moi la force et le courage
...............
Ses bras vaincus jetés comme de vaines armes
Tout servait, tout parait sa fragile beauté.

On sait que ces derniers vers s’appliquent à une femme qu’une autre femme vient d’épuiser par ses caresses. Mais qu’il s’agisse de peindre Junie devant Néron, Racine parlerait-il autrement ? Si Baudelaire veut s’inspirer d’Horace (encore dans une des pièces entre deux femmes), il le surpasse. Au lieu de « animæ dimidium meæ » auquel il me semble bien difficile qu’il n’ait pas songé, il écrira « mon tout et ma moitié ». Il faut du reste reconnaître que Victor Hugo, quand il voulait citer l’antique, le faisait avec la toute-puissante liberté, la griffe dominatrice du génie (par exemple dans la pièce admirable qui finit par « ni l’importunité des sinistres oiseaux », ce qui est à la lettre « importunique volucres »).

Je ne parle du classicisme de Baudelaire que selon la vérité pure, avec le scrupule de ne pas fausser, par ingéniosité, ce qu’a voulu le poète. Je trouve au contraire trop ingénieux, et pas dans la vérité baudelairienne, un de mes amis qui prétend que

Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille


n’est autre chose que le « Pleurez, Pleurez mes yeux et fondez-vous en eau » du Cid. Sans compter que je trouverais mieux choisis les vers de l’Infante dans ce même Cid sur le « respect de sa naissance », un tel parallèle me semble tout à fait extérieur. L’exhortation que Baudelaire adresse à sa douleur n’a rien au fond d’une apostrophe cornélienne. C’est le langage retenu, frissonnant, de quelqu’un qui grelotte pour avoir trop pleuré.

Ces sentiments que nous venons de dire, sentiment de la souffrance, de la mort, d’une humble fraternité, font que Baudelaire est, pour le peuple et pour l’au-delà, le poète qui en a le mieux parlé, si Victor Hugo est seulement le poète qui en a le plus parlé. Les majuscules d’Hugo, ses dialogues avec Dieu, tant de tintamarre, ne valent pas ce que le pauvre Baudelaire a trouvé dans l’intimité souffrante de son cœur et de son corps. Au reste, l’inspiration de Baudelaire ne doit rien à celle d’Hugo. Le poète qui aurait pu être imagier d’une cathédrale, ce n’est pas le faux moyen-âgeux Hugo, c’est l’impur dévot, casuiste, agenouillé, grimaçant, maudit qu’est Baudelaire. Si leurs accents sur la Mort, sur le Peuple, sont si inégaux, si la corde chez Baudelaire est tellement plus serrée et vibrante, je ne peux pas dire que Baudelaire surpasse Hugo dans la peinture de l’amour ; et à

Cette gratitude infinie et sublime
Qui sort de la paupière ainsi qu’un long soupir


je préfère les vers d’Hugo

Elle me regarda de ce regard suprême
Qui reste à la beauté quand nous en triomphons

L’amour, du reste, selon Hugo, et selon Baudelaire sont si différents. Baudelaire n’a vraiment puisé chez aucun autre poète les sources de son inspiration. Le monde de Baudelaire est un étrange sectionnement du temps où seuls de rares jours notables apparaissent ; ce qui explique les fréquentes expressions telles que « Si quelque soir » etc. Quant au mobilier baudelairien qui était sans doute celui de son temps, qu’il serve à donner une leçon aux dames élégantes de nos vingt dernières années, lesquelles n’admettaient pas dans « leur hôtel » la moindre faute de goût. Que devant la prétendue pureté de style qu’elles ont pris tant de peine à atteindre, elles songent qu’on a pu être le plus grand et le plus artiste des écrivains, en ne peignant que des lits à « rideaux » refermables (Pièces condamnées) des halls pareils à des serres (Une martyre), des lits pleins d’odeurs légères, des divans profonds comme des tombeaux, des étagères avec des fleurs, des lampes qui ne brûlaient pas très longtemps (Pièces condamnées), si bien qu’on n’était plus éclairé que par un feu de charbon. Monde baudelairien que vient par moment mouiller et enchanter un souffle parfumé du large, soit par réminiscences (La Chevelure, etc.), soit directement, grâce à ces portiques dont il est souvent question chez Baudelaire « ouverts sur des cieux inconnus » (La Mort) ou « que les soleils marins teignaient de mille feux » (La Vie antérieure). Nous disions que l’amour baudelairien diffère profondément de l’amour d’après Hugo. Il a ses particularités, et, dans ce qu’il a d’avoué, cet amour semble chérir chez la femme avant tout les cheveux, les pieds et les genoux :

Ô toison moutonnant jusque sur l’encolure.
Cheveux bleus, pavillons de ténèbres tendus.

(La Chevelure)

Et tes pieds s’endormaient dans mes mains fraternelles.

(Le Balcon)

Et depuis tes pieds frais jusqu’à tes noires tresses
(j’aurais) déroulé le trésor des profondes caresses.

Évidemment entre les pieds et les cheveux, il y a tout le corps. On peut pourtant penser que Baudelaire se serait longtemps arrêté aux genoux quand on voit avec quelle insistance il dit dans les Fleurs du Mal :

Ah ! laissez-moi le front posé sur vos genoux

(Chant d’Automne)

Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.

(Le Voyage)

Il n’en reste pas moins que cette façon de dérouler le trésor des profondes caresses est un peu spéciale. Et il en faut venir à l’amour selon Baudelaire, tout en taisant ce qu’il n’a pas cru devoir dire, ce qu’il a tout au plus par instants insinué. Quand parurent les Fleurs du Mal, Sainte-Beuve écrivit naïvement à Baudelaire que ces pièces réunies faisaient un tout autre effet. Cet effet qui semble favorable au critique des Lundis, est effrayant et grandiose pour quiconque, comme tous ceux de mon âge, ne connut les Fleurs du Mal, que dans l’édition expurgée. Certes nous savions bien que Baudelaire avait écrit des « Femmes Damnées » et nous les avions lues. Mais nous pensions que c’était un ouvrage non seulement défendu mais différent. Bien d’autres poètes avaient eu ainsi leur petite publication secrète. Qui n’a lu les deux volumes de Verlaine, d’ailleurs aussi mauvais que les Femmes Damnées sont belles, intitulés Hommes, Femmes. Et au collège les élèves se passent de main en main des ouvrages de pornographie pure qu’ils croient d’Alfred de Musset, sans que j’aie songé depuis à m’informer si l’attribution est exacte. Il en va tout autrement de Femmes Damnées. Quand on ouvre un Baudelaire conforme à l’édition primitive (par exemple le Baudelaire de M. Félix Gautier), ceux qui ne savaient pas sont stupéfaits de voir que les pièces les plus licencieuses, les plus crues, sur les amours entre femmes, se trouvent là, et que dans sa géniale innocence le grand Poète avait donné dans son livre à une pièce comme Delphine autant d’importance qu’au Voyage lui-même. Ce n’est pas que pour ma part je souscrive d’une façon absolue au jugement que j’ai jadis entendu émettre par M. Anatole France, à savoir que c’était ce que Baudelaire avait écrit de plus beau. Il y en a de sublimes, mais d’autres à côté de cela qui sont rendues irritantes par des vers tels que :

Laisse du vieux Platon se froncer l’œil austère.

André Chénier a dit qu’après trois mille ans Homère était encore jeune. Mais combien plus jeune encore Platon. Quel vers d’élève ignorant — et d’autant plus surprenant que Baudelaire avait une tournure d’esprit philosophique, distinguait volontiers la forme de la matière qui la remplit.

(Alors, ô ma beauté, dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés.)


Ou

Réponds, cadavre impur…
Ton époux court le monde et ta forme immortelle…)


Et malheureusement à peine a-t-on eu le temps de noyer sa rancœur dans les vers suivants, les plus beaux qu’on ait jamais écrits, la forme poétique adoptée par Baudelaire ramènera au bout de cinq vers « Laisse du vieux Platon se froncer l’œil austère »). Cette donne les plus beaux effets dans le Balcon :

Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon


vers auquel je préfère d’ailleurs dans les Bijoux :

Et la lampe s’étant résignée à mourir
Comme le foyer seul illuminait la chambre
Chaque fois qu’il poussait un flamboyant soupir
Il inondait de sang cette peau couleur d’ambre.


mais dans les pièces condamnées elle est fatigante et inutile. Quand on a dit au premier vers

Pour savoir si la mer est indulgente et bonne,


à quoi bon redire au cinquième

Pour savoir si la mer est indulgente et bonne.

Il n’en est pas moins vrai que les magnifiques pièces ajoutées aux autres, font, comme écrivait Sainte-Beuve sans savoir si bien dire, un tout autre effet[2]. Elles reprennent leurs places entre les plus hautes pièces du livre comme ces lames altières de cristal qui s’élèvent majestueusement, après les soirs de tempête et qui élargissent de leurs cimes intercalées, l’immense tableau de la mer. L’émotion est accrue encore quand on apprend que ces pièces n’étaient pas là seulement au même titre que les autres, mais que pour Baudelaire elles étaient tellement les pièces capitales qu’il voulait d’abord appeler tout le volume non pas les Fleurs du Mal, mais les Lesbiennes, et que le titre beaucoup plus juste et plus général de Fleurs du Mal, ce titre que nous ne pouvons plus désintégrer aujourd’hui de l’histoire de la Littérature française, ne fut pas trouvé par Baudelaire mais lui fut fourni par Babou. Il n’est pas seulement meilleur. S’étendant à autre chose qu’aux lesbiennes, il ne les exclut pas puisqu’elles sont essentiellement, selon la conception esthétique et morale de Baudelaire, des Fleurs du Mal. Comment a-t-il pu s’intéresser si particulièrement aux lesbiennes que d’aller jusqu’à vouloir donner leur nom comme titre à tout son splendide ouvrage ? Quand Vigny, irrité contre la femme, l’a expliquée par les mystères de l’allaitement

Il rêvera toujours à la chaleur du sein,


par la physiologie particulière à la femme

Enfant malade et douze fois impur,


par sa psychologie

Toujours ce compagnon dont le cœur n’est pas sûr,


on comprend que dans son amour déçu et jaloux il ait écrit : « la Femme aura Gomorrhe et l’Homme aura Sodome ». Mais du moins c’est en irréconciliables ennemis qu’il les pose loin l’un de l’autre :

Et se jetant de loin un regard irrité,
Les deux sexes mourront chacun de son côté.


Il n’en est nullement de même pour Baudelaire :

Car Lesbos entre tous m’a choisi sur la terre
Pour chanter le secret de ses vierges en fleurs
Et je fus dès l’enfance admis au noir mystère

Cette « liaison » entre Sodome et Gomorrhe que dans les dernières parties de mon ouvrage (et non dans la première Sodome qui vient de paraître) j’ai confiée à une brute, Charles Morel (ce sont du reste les brutes à qui ce rôle est d’habitude réparti), il semble que Baudelaire s’y soit de lui-même « affecté » d’une façon toute privilégiée. Ce rôle, combien il eût été intéressant de savoir pourquoi Baudelaire l’avait choisi, comment il l’avait rempli. Ce qui est compréhensible chez Charles Morel reste profondément mystérieux chez l’auteur des Fleurs du Mal.

Après ces grands poètes (je n’ai pas eu le temps de parler du rôle des cités antiques dans Baudelaire et de la couleur écarlate qu’elles mettent çà et là dans son œuvre) on ne peut plus, avant le Parnasse et le Symbolisme, desquels nous ne parlerons pas aujourd’hui, citer de véritables génies. Musset est malgré tout un poète de second ordre et ses admirateurs le sentent si bien qu’ils laissent toujours reposer pendant quelques années une partie de son œuvre, quitte à y revenir quand ils sont fatigués de cultiver l’autre. Lassés par le côté déclamatoire des Nuits qui sont pourtant ce vers quoi il a tendu, ils font alterner avec elles de petits poèmes

Plus ennuyeuse que Milan
Où du moins deux ou trois fois l’an Cerrilo danse.


Mais un peu plus loin dans la même pièce des vers sur Venise où il a laissé son cœur, découragent. On essaye alors des poésies simplement documentaires qui nous montrent ce qu’étaient au temps de Musset les bals de la « season ». Ce bric à brac ne suffit pas pour faire un poète (malgré le désopilant enthousiasme avec lequel M. Taine a parlé de la musique, de la couleur, etc., de ces poésies-là). Alors on revient aux Nuits, à l’Espoir en Dieu, à Rolla qui ont eu le temps de se rafraîchir un peu. Seules des pièces délicieuses comme Namouna, demeurent vivaces et donnent des fleurs toute l’année.

C’est encore à un bien plus bas échelon qu’est le noble Sully Prudhomme, au profil, au regard à la fois divin et chevalin mais qui n’était pas un bien vigoureux Pégase. Il a des débuts charmants d’élégiaque :

Aux étoiles j’ai dit un soir
Vous ne me semblez pas heureuses


Malheureusement cela ne s’arrête pas là, et les deux vers suivants sont quelque chose d’affreux que je ne me rappelle plus bien :

Vos lueurs dans l’infini noir
Ont des tendresses douloureuses.


Puis, à la fin, deux vers charmants. Ailleurs il confesse avec grâce :

Je n’aime pas les maisons neuves
Elles ont l’air indifférent


Hélas, il ajoute aussitôt quelque chose comme ceci :

Les vieilles ont l’air de veuves
Qui se souviennent en pleurant.

Quelquefois les envois au Lecteur sont dignes de ceux de Musset, moins alertes, plus pensifs et plus sensibles, en somme charmants. Tout cela laisse tout de même bien loin de soi le Romantisme et la grande Valmore. Seul (avant le Parnasse et le Symbolisme) un poète continue, bien diminuée, la tradition des Grands Maîtres. C’est Leconte de Lisle. Certes il a utilement réagi contre un langage qui se relâchait. Pourtant il ne faut pas le croire trop différent de ce qui l’a précédé. Petit jeu ; voici deux vers :

La neige tombe en paix sur tes épaules nues


et :

L’aube au flanc noir des monts marche d’un pied vermeil.


Hé bien le premier, très Leconte de Lisle, est d’Alfred de Musset dans la Coupe et les Lèvres. Et le second est de Leconte de Lisle dans son plus ravissant poème peut-être, la Fontaine aux Lianes. Leconte de Lisle a épuré la langue, l’a purgée de toutes les sottes métaphores pour lesquelles il était impitoyable. Mais lui-même a usé (et avec quel bonheur !) de l’ « aile du vent ». Ailleurs c’est le « rire amoureux du vent », les « gouttes de cristal de la rosée », la « robe de feu de la terre », la « coupe du soleil », la « cendre du soleil », le « vol de l’illusion ».

Je l’ai vu écoutant d’un regard sarcastique les plus belles pièces de Musset, or il n’est souvent lui-même qu’un Musset plus rigide mais aussi déclamatoire. Et la ressemblance est quelquefois si hallucinante que j’avoue ne pas arriver à me souvenir si

Tu ne sommeillais pas calme comme Ophélie


que je suis pourtant persuadé être de Leconte de Lisle, n’est pas de Musset, tant cela ressemble à un vers de ce dernier. Leconte de Lisle, sans préjudice des images des autres, avait ses bizarres façons de dire à lui. Toujours les animaux étaient le Chef, le Roi, le Prince de quelque chose, absolument comme Midi est « Roi des Étés ». Il ne disait pas le lion, mais « Voici ton heure ô Roi du Sennaar, ô Chef ! », le tigre, mais le « Seigneur rayé », la panthère noire, mais « la Reine de Java, la noire chasseresse », le Jaguar, mais le « Chasseur au beau poil », le loup, mais le « Seigneur du Hartz », l’albatros, mais le « Roi de l’Espace », le requin, mais le « sinistre rôdeur des steppes de la mer ». Arrêtons-nous parce qu’il y aurait encore tous les serpents. Plus tard, il est vrai, il a renoncé aux métaphores et comme Flaubert avec lequel il a tant de rapports, n’a pas voulu que rien s’interposât entre les mots et l’objet. Dans le lévrier de Magnus, il parle du lévrier avec la parfaite ressemblance qu’aurait eue Flaubert dans la Légende de saint Julien l’Hospitalier :

L’arc vertébral tendu, nœuds par nœuds étagé,
Il a posé sa tête aiguë entre ses pattes.

Et c’est tout le temps aussi bien. Malgré cela nous n’aurions pas cité Leconte de Lisle comme le dernier poète de quelque talent (avant le Parnasse et le Symbolisme) s’il n’y avait chez lui une source délicieuse et nouvelle de poésie, un sentiment de la fraîcheur, apporté sans doute des pays tropicaux où il avait vécu. Je n’ai là-dessus aucun renseignement et je regrette avant de vous écrire, mon cher Rivière, de ne pas avoir été en état d’aller trouver un grand poète dont Leconte de Lisle favorisa paternellement les débuts, Madame Henri de Régnier. Elle eut sans doute çà et là rectifié d’un mot juste une affirmation qui ne l’est peut-être pas. Mais nous n’avons voulu aujourd’hui, n’est-ce pas, qu’essayer de lire ensemble, de mémoire, à haute voix, et en nous fiant à notre seul sens critique. Or si, sans renseignements d’aucune sorte, on laisse seulement revenir d’eux-mêmes dans sa mémoire quelques vers bien choisis de Leconte de Lisle, on est frappé du rôle que, non pas seulement le soleil, mais les soleils, ne cessent d’y jouer. Je ne parle plus de la cendre du soleil qui revient tant de fois, mais des « joyeux soleils des naïves années », des « stériles soleils qui n’êtes plus que cendres », de « tant de soleils qui ne reviendront plus », etc. Sans doute tous ces soleils traînent après eux bien des souvenirs des théogonies antiques. L’horizon est « divin ». La vie antique est faite inépuisablement

Du tourbillon sans fin des espérances vaines.


Ces soleils

L’esprit qui les songea les entraîne au néant.

Cet idéalisme subjectif nous ennuie un peu. Mais on peut le détacher. Il reste la lumière et ce qui le compense délicieusement, la fraîcheur. Baudelaire se souvenait bien de cette nature tropicale. Même « derrière la muraille immense du brouillard » il faisait évoquer par sa négresse « les cocotiers absents de la superbe Afrique ». Mais cette nature, on dirait qu’il ne l’a vue que du bateau. Leconte de Lisle y a vécu, en a surpris et savouré toutes les heures. Quand il parle des sources, on sent bien que ce n’est pas en rhéteur qu’il emploie les verbes germer, circuler, filtrer ; le simple mot de graviers n’est pas mis par lui au hasard. Quel charme quand il va se réfugier près de la Fontaine aux Lianes, lieu réservé presque à lui seul,

Qui dès le premier jour n’a connu que peu d’hôtes.
Le bruit n’y monte pas de la mer sur les côtes,
Ni la rumeur de l’homme, on y peut oublier.
Ce sont des chœurs soudains de chansons infinies


Là l’azur est si doux qu’il suffit à sécher les plumes des oiseaux.

L’oiseau tout couvert d’étincelles
Montait sécher son aile


(dans une des pièces :

à la brise plus chaude,


dans l’autre :

Au tiède firmament).
À peine une échappée étincelante et bleue
Laissait-elle entrevoir en ce pan du ciel pur,
Vers Rodrigue ou Ceylan le vol des paille-en-queue
Comme un flocon de neige égaré dans l’azur.

Est-ce que ce n’est pas bien joli, mon cher Rivière ? Et bien au-dessous de Baudelaire, ne nous devions-nous pas pourtant de rappeler de si charmants vers au lecteur d’aujourd’hui qui en lit de si mauvais. Les Français depuis quelque temps ont appris à connaître les églises, tout le trésor architectural de notre pays. Il serait bon de ne pas laisser pour cela tomber dans l’oubli ces autres monuments, riches eux aussi de formes et de pensées, qui s’élèvent au dessus des pages d’un livre.

marcel proust

Quand j’écrivis cette lettre à Jacques Rivière, je n’avais pas auprès de mon lit de malade un seul livre. On excusera donc l’inexactitude possible, et facile à rectifier, de certaines citations. Je ne prétendais que feuilleter ma mémoire et orienter le goût de mes amis. J’ai dit à peine la moitié de ce que je voulais, et par conséquent bien plus du double de ce que je m’étais promis et qui, plus condensé, moins encombré de citations (orné d’autres plus frappantes qui reviennent en ce moment du fond de mon souvenir comme pour se plaindre de ne pas avoir eu leur place), eût été infiniment plus court. Parmi les remarques que j’ai omises, l’une donne raison à M. Halévy qui me reprochait, suivant en cela Sainte-Beuve, de dire adjectif descriptif comme si un verbe ne pouvait tout aussi bien décrire, et du même coup à ceux qui ne comprennent pas que selon moi il n’y ait qu’une seule manière de peindre une chose. En effet dans la Chevelure Baudelaire dit :

Un ciel pur où frémit l’éternelle chaleur


et dans le poème en prose correspondant :

Où se prélasse l’éternelle chaleur.


Il y a donc deux versions également belles et de plus les deux fois l’épithète est un verbe. J’ajoute que personne ne m’écrit cela et que c’est mon propre souvenir qui casse le nez, comme dit Molière, à mon raisonnement. Je persiste à croire que l’agréable passage de Sainte-Beuve cité il y a environ un an par M. Halévy, et que je connaissais fort bien, n’a rien de si remarquable. Et que même il n’y a pas lieu de s’extasier sur les vers de Virgile, si justes, que cite l’auteur des Lundis. Naturellement, condamné depuis tant d’années à vivre dans une chambre aux volets fermés, qu’éclaire la seule électricité, j’envie les belles promenades du sage de Mantoue. Mais pour lui, qui a passé une partie de sa vie à écrire les Géorgiques et les Bucoliques, il serait un peu fort qu’il n’eût jamais eu l’idée de regarder le ciel et la disposition des nuages par un temps pluvieux. C’est charmant, mais il n’y a pas de quoi se récrier sur une simple observation. Chateaubriand, lui avait sur ce même sujet des nuages bien plus que des observations, des impressions, ce qui n’est pas la même chose, et génialement exprimées. Tout ceci ne touche en rien à mon admiration pour Virgile. Le danger d’articles comme celui de Sainte-Beuve, c’est que quand une George Sand ou un Fromentin ont des traits pareils, on ne soit tenté de les trouver « dignes de Virgile », ce qui ne veut rien dire du tout. De même, on dit aujourd’hui d’écrivains qui n’emploient que le vocabulaire de Voltaire : « Il écrit aussi bien que Voltaire ». Non, pour écrire aussi bien que Voltaire, il faudrait commencer par écrire autrement que lui. Un peu de ce malentendu règne dans la renaissance qui s’est faite autour du nom de Moréas. Ce n’est pas le seul. On mène grand bruit autour de Toulet qui vient de mourir ; tous ses amis au reste affirment, je le crois volontiers, que c’était un être délicieux. Et les gentils vers de lui que j’ai entendu citer, souvent fort gracieux, s’élèvent parfois à une véritable éloquence. Mais voilà-t-il pas que notre si distingué collaborateur M. Allard vient faire de la minceur même de son œuvre une raison pour qu’elle survive à jamais. Avec un si léger bagage, dit-il (à peu près), on se glisse plus aisément jusqu’à la postérité. Avec de pareils arguments, dirai-je à mon tour, il n’y a rien qu’on ne puisse prétendre. La postérité se soucie de la qualité des œuvres, elle ne juge pas sur la quantité. Elle retient les immenses Noces de Cana ou les Mémoires de Saint-Simon, aussi bien qu’un rondel de Charles d’Orléans, ou un minuscule et divin Ver Meer. Le raisonnement de M. Allard m’a fait par contraste penser à une phrase, tout opposée, inexacte, absurde, de Voltaire, une phrase si amusante quoique si fausse que je regrette de ne pas la citer exactement : « Le Dante est assuré de survivre : on le lit peu ».

m.p.
  1. C’est intentionnellement que je ne fais pas ici allusion aux études d’une drôlerie et d’une ampleur magnifique que Léon Daudet a publiées récemment avec un succès juste et prodigieux. Ici il n’importe pas que Victor Hugo ne fût pas réellement Booz ; mais qu’il le crût ou cherchât à le faire croire.
  2. Je n’ose plus parler des procédés de Sainte-Beuve à l’égard de Baudelaire ; j’ai appris en effet que j’avais été devancé par M. Fernand Vandérem lequel dans une remarquable brochure, en discutant d’une façon irréfutable des textes incontestés, a établi l’affreuse vérité.