À propos d’un primitif français


Cl. Arch. photo. d’art et d’hist.
Le Maitre de « l’Annonciation d’Aix ». – Nature morte.
Fragment d’un tableau (musée d’Amsterdam), prêté au musée du Louvre.

CHRONIQUES


MOYEN ÂGE ET RENAISSANCE


À PROPOS D’UN PRIMITIF FRANÇAIS


PRÊTÉ PAR LE MUSÉE D’AMSTERDAM AU LOUVRE QUI LUI ENVOIE EN ÉCHANGE UN PRIMITIF HOLLANDAIS, QUELQUES CONSIDÉRATIONS SUR L’ART FRANÇAIS ET L’ART FLAMAND VERS LE MILIEU DU XVe SIÈCLE[1]


Un accord très heureux vient d’être conclu par les administrations des Beaux-Arts de France et de Hollande. Sur l’initiative de M. Jean Guiffrey, accueillie avec empressement par M. Schmidt-Degener, le Louvre a déposé au musée d’Amsterdam, pour une période de trois ans renouvelable de gré à gré, le précieux tableau de Jérôme Bosch, la Nef des Fous, don de Camille Benoît qui l’avait découvert et acquis il y a une vingtaine d’années et qui s’en sépara en 1918, au moment où il prit sa retraite comme conservateur honoraire des Musées nationaux. Cette œuvre d’un des maîtres hollandais les plus originaux et les plus rares, évocatrice de l’imagination philosophique, littéraire et plastique de la fin du

Cl. Arch. photo. d’art et d’hist.

Jérôme Bosch. – La Nef des fous.
Musée du Louvre – Prêté au musée d’Amsterdam.

XVe siècle, est remplacée dans nos galeries par un morceau qui n’est pas moins représentatif de l’art et de l’esprit français et dont la valeur de rareté n’est pas moins grande.

De tels échanges inaugurent une forme nouvelle de cette coopération internationale intellectuelle qui est une des idées de notre temps. Ils eussent un peu effarouché le jaloux particularisme et les respectables prudences de nos devanciers et de nos maîtres. Dans l’état présent des communications matérielles et spirituelles entre les peuples, nous croyons qu’ils présentent infiniment plus d’avantages que d’inconvénients, ou plutôt qu’au pris d’un très faible risque, les profits qu’ils offrent aux artistes et aux érudits sont aussi considérables que certains. Jérôme Bosch n’était pas représenté au musée d’Amsterdam et le Louvre n’avait rien du maître de l’Annonciation d’Aix, qui est ou devrait être une des gloires de notre XVe siècle.

Le petit panneau venant d’Amsterdam est aujourd’hui exposé dans notre salle des primitifs français, tout près de la Résurrection de Lazare attribuée à Nicolas

Cl. Arch. photo. d’art et d’hist.

Le Maitre de « l’Annonciation d’Aix ».
Le Christ du « Noli me tangere ».
Au revers du « Prophète Jérémie ». – Musée de Bruxelles.

Froment, mais dont l’auteur doit être plutôt un maître quelque peu antérieur et certainement supérieur au peintre du Buisson ardent ; il se trouve non loin du retable de Boulbon et il fait presque vis-à-vis à l’admirable Pietà de Villeneuve-les-Avignon. Rien ne pouvait lui convenir mieux qu’un tel voisinage.

Cette peinture est un fragment d’une triptyque dont les divers éléments sont dispersés et inégalement répartis entre une église d’Aix-en-Provence, les musées d’Amsterdam et de Bruxelles et la collection de Sir Herbert Cook, à Richmond. Le grand panneau central est bien connu sous le nom d’Annonciation d’Aix. La rencontre de l’Ange et de la Vierge y est peinte avec un sentiment simple et fort qui n’est pas peu soutenu par la sévère architecture et les nobles perspectives de l’église gothique servant de cadre à la scène sacrée. Les volets montrent sur leurs faces les figures de deux prophètes, Isaie et Jérémie, annonciateurs du Christ, et, sur les revers, on voit, d’un panneau à l’autre, l’Apparition du Christ à Marie-Madeleine.

C’est surtout l’exposition des Primitifs français de 1904 qui attira l’attention sur ce triptyque, ou plutôt sur le panneau central qui y figurait seul. En 1923, un regain d’intérêt fut suscité par l’exposition d’art flamand qui eut lieu, comme la première, à Paris. Que l’œuvre ait successivement figuré dans ces deux expositions de programme différent, cela symbolise fort bien les opinions contraires des érudits.

Dès 1904, Henri Bouchot avait très nettement exposé les principaux arguments qui justifiaient, suivant lui, l’attribution à un artiste français issu du milieu bourguignon et travaillant dans le midi de la France vers 1440. Depuis, on a retrouvé les volets latéraux : Isaie et Jérémie sont debout sous une arcature de pierre dont les faisceaux de colonnettes et les chapiteaux sont identiques aux éléments correspondants de la grande église où se déroule la scène de l’Annonciation, tandis que le sujet, Noli me tangere, qui se voyait au revers de ces panneaux quand le triptyque était fermé, semble bien indiquer que l’œuvre a été exécutée pour cette église de la Madeleine où elle se trouve aujourd’hui[2]. À quelle époque a-t-elle perdu ses volets, on l’ignore.

La partie supérieure des niches où se tiennent les deux prophètes est occupée par une planche chargée de livres et d’objets en usage chez les scribes et les lettrés. Le panneau de gauche, celui d’Isaie, a été, on ne sait quand ni pourquoi, divisé en deux. La figure du prophète, dont le fond a été rogné de tous les côtés, si bien qu’il ne reste rien de l’architecture qui l’encadrait, se trouvait dans la collection de sir Herbert Cook, à Richmond. Entre temps, la nature morte aux livres, également rognée, mais ayant gardé une partie de son arcature, entrait au Rijksmuseum d’Amsterdam par suite d’un legs. C’est elle que le Louvre va posséder pendant trois ans.

Pourquoi Aix n’imiterait-elle pas un si bel exemple, que suivraient à leur tour Bruxelles et Richmond ? Quel insigne service un si intelligent libéralisme ne rendrait-il pas à l’art, si l’on pouvait voir au Louvre, pendant trois ans ou au moins pendant quelques mois, le triptyque d’Aix presque intégralement reconstitué, tel qu’il fut peint vers 1440 ?

Pour que l’on pût avec certitude rapprocher par la pensée les deux fragments d’Amsterdam et de Richmond, il fallut la découverture, en 1923, du pendant intact, le volet de Jérémie, qui, conservé de longues années dans une résidence de campagne provençale, apparut tout à coup à Paris dans la vente J. N… [Jacques Normand]. Le Louvre et le musée de Bruxelles se trouvèrent en rivalité aux enchères : le second, mieux muni ce jour-là, eut l’heureuse fortune de se faire adjuger le précieux panneau, et l’on s’aperçut alors seulement avec évidence que l’histoire de l’art avait reconquis les différentes parties d’un triptyque qui est une des œuvres les plus belles et les plus importantes du milieu du xve siècle.

Cependant, – est-ce parce que le musée de Bruxelles, conservatoire naturel de l’art flamand, était l’acquéreur du volet de Jérémie ? – il y eut un retour de faveur


Cl. Arch. photo. d’art et d’hist.
Le Maitre de « l’Annonciation d’Aix ». – L’Annonciation..
Panneau central d’un triptyque – Église de la Madeleine, à Aix-en-Procence.

chez certains critiques pour l’attribution du triptyque tout entier à la Flandre. On en trouve des traces dans l’intéressante enquête que la Revue de l’Art fit auprès d’un certain nombre d’érudits qualifiés en guise de conclusion à la belle exposition flamande du Jeu de Paume. On était alors plus spécialement préoccupé d’un autre difficile problème, celui du Maître de Flémalle, problème auquel M. Hulin de Loo venait d’apporter la solution la plus plausible en identifiant l’auteur du Triptyque de Mérode avec Robert Campin. Mais ce savant aussi prudent que perspicace se gardait bien d’approuver l’annexion pure et simple de l’Annonciation d’Aix à la Flandre. Il proclamait que le retable de l’église de la Madeleine a été exécuté dans la région même : « les procédés techniques le prouvent ». Quant à l’auteur, il a eu certainement pour modèle des maîtres flamands, et l’on peut indifféremment le croire « Français d’éducation flamande ou Flamand acclimaté en France ».

La sagesse de cette opinion n’a pas perdu de son autorité. Cependant, il me semble qu’en considérant ce composé complexe qu’est, à cette époque, une œuvre peinte dans la région d’Aix et d’Avignon, on inclinera de plus en plus à y augmenter la part des éléments français.

Assurément, Claus Sluter et Van Eyck sont à l’origine de ce style large des figure et des draperies, de cet art plein à la fois de grandeur, de force et de vérité. Mais ce sculpteur et ce peintre, les deux plus grands artistes de la Flandre et des Pays-Bas à l’aurore du xve siècle, ne sortent-ils pas d’un milieu français ou, du moins, d’un milieu où dominent les éléments français, je veux dire d’une part la tradition d’un art de cour, de l’autre celle d’un grand style que, pour abréger, on peut appeler le style des sculpteurs de nos cathédrales ? Claus Sluter, tout néerlandais qu’il fût de naissance, a passé sa vie entière, ou peu s’en faut, à Dijon. Ce n’est pas d’un art flamand qu’il est le père, mais d’un art français ; et ce n’est peut-être pas forcer beaucoup la mesure que de dire qu’il en est à peu près de même pour Van Eyck.

En Van Eyck se croisent les influences de Bourgogne (c’est-à-dire de Sluter) et de Paris. Par son génie, il rend à la France autant et plus qu’elle ne lui a prêté. Il n’en est pas moins vrai que Van Eyck est le plus français, ou plutôt le seul francisant des grands peintres de la Flandre au xve siècle. L’art purement flamand, l’art flamand de Flandre, a vite évolué vers un maniérisme tantôt dramatique et pathétique, avec Van der Weyden, tantôt gracieux et précieux, à la mode miniaturiste, avec Memling. Ce n’est pas en Flandre que sont nées les œuvres qui, avec force et originalité, continuent le mieux Claus Sluter et Van Eyck. Qui ne voit en effet combien le triptyque d’Aix, la Pietà de Villeneuve-lès-Avignon et le retable de Boulbon sont plus près de cette conception d’un art grand et simple que les œuvres, – disons les chefs-d’œuvre, – sorties vers le même temps des mains d’artistes authentiquement flamands ?

Ne s’explique-t-on pas mieux ainsi pourquoi on a eu tant de peine à classer et à dater ces trois peintures, en particulier la Pietà de Villeneuve et le retable de Boulbon ? Dans la courbe que décrit l’évolution de l’art flamand, infidèle aux enseignements de Sluter et de Van Eyck, elles ne trouvent pas de place à la date que, pour d’autres raisons, il faut leur assigner. Elles ont un air « eyckien », et même « pré-eyckien », et, si l’on n’était pas retenu par des impossibilités qui s’imposent au bon sens, l’imagination risquerait de se fourvoyer. Au milieu

Cl. Bulioz.

Le Maitre de « l’Annonciation d’Aix ».
Le Prophète Jéremie.
Volet d’un triptyque d’Aix. – Musée de Bruxelles.

des malheurs qui avaient affaibli en France la fécondité des artistes, mais n’en avaient pas tari la source, Sluter fait revivre un art qui répond aux aspirations et aux instincts de la race et qui continue vraiment la tradition du xive siècle français. De ce bel arbre planté en Bourgogne par cet homme du Nord francisé, deux rameaux se détachent : l’un remonte vers les Flandres et s’épanouit dans l’admirable génie de Van Eyck ; l’autre descend vers le Midi. Ce sont les mêmes raisons psychologiques et politiques qui, vraisemblablement, rendent compte de ce double développement divergent : l’art va chercher, ailleurs que dans cette Île-de-France qui fut jadis son foyer le plus beau, une atmosphère favorable que lui refusent les troubles et les misères du temps. À Avignon, il rencontre des influences siennoises non encore effacées, et l’on voit naître cette fleur pleine de force et de grâce, l’Annonciation d’Aix.

Types des figures, style des draperies, caractère du décor architectural et sculptural, tout cela, qui est vraiment le principal, nous parle ici de France et d’esprit français ; et plus que tout, peut-être, cette atmosphère de sérénité et d’élégance sévère qui est pour une telle œuvre d’art ce que le ciel et le climat sont pour un pays.

La modeste nature morte détachée d’un volet de ce beau triptyque, dira-t-on que c’est bien peu de chose pour appuyer de telles conclusions ? On aurait tort. Là, dans les menus détails d’une composition accessoire, où toute liberté est laissée à la fantaisie de l’artiste, son tempérament, son instinct, ce qu’il tient à la fois de sa personnalité propre et du groupe ethnique auquel il se rattache, n’ont-ils pas plus de chance de se manifester sans réticence ni compromis ? Certes, ce n’est pas cet artiste qui a inventé ce décor de bibliothèque comme fond à une image de saint, de prophète ou de philosophe. La mode en est venue d’Italie et s’est développée en Flandre. Quintin Metsys, dans le premier quart du xvie siècle, l’employait encore avec prédilection pour ses portraits d’humanistes ; et il y avait preuve d’une telle virtuosité que l’on eut naguère une tendance à mettre sous son nom tous les tableaux où paraissait une nature morte de ce genre. Ce fut le cas du fragment d’Amsterdam, avant qu’on eût des indices de sa relation avec le retable d’Aix. Mais, si on regarde ces livres avec leurs signets et leurs sceaux, que l’artiste nous représente dans toutes les positions où peut les laisser l’homme d’étude qui les lit ou les consulte habituellement, et ces parchemins et cette boîte ronde de copeau léger, on y trouvera l’occasion de remarques analogues à celles que suggère le grand panneau de l’Annonciation.

Il est bien permis de se rappeler ici que la nature morte a eu chez nous d’illustres représentants et que l’originalité d’un maître comme Chardin, par exemple, est, non pas, comme on l’a vu ailleurs, d’y chercher un prétexte à des prouesses de pinceau et à une virtuosité tout extérieure, mais d’y introduire, à force de précision et d’humble amour de la vérité, un sentiment tout humain d’intimité domestique pour lequel le nom divin de poésie n’est pas trop fort. Il est bien permis aussi de se rappeler qu’une exécution calme et mesurée est un trait des artistes d’un pays plus disposé que tout autre à cet idéal classique dont le programme est : beaucoup d’art et peu de matière. Enfin, cette couleur claire, un peu froide, mais d’une fine harmonie et d’une grande distinction, c’est chez les Français de tous les temps qu’on en trouverait plus que partout ailleurs des exemples. Le bleu et le blanc y sont les notes dominantes. Chez quel artiste de pure extraction flamande voit-on de telles préférences de couleur ?

Pourquoi ne pas céder aux invites d’une rêverie sur le rôle du bleu et du blanc dans l’art français, depuis les primitifs jusqu’à nos jours et, par exemple, jusqu’à Maurice Denis ? Le bleu de Poussin, le bleu et le blanc de Le Sueur, n’ont guère d’équivalents dans les autres écoles : ils ont chez nous bien des antécédents et ils annoncent la palette plus française que jamais de nos artistes du xviiie siècle. Le « bleu Nattier » n’a-t-il pas laissé un persistant souvenir jusque dans le vocabulaire actuel des modes féminines ? Bleu et blanc, c’est France, regnum Mariæ, c’est l’écusson royal et le drapeau royal, c’est la bannière de Jeanne d’Arc, c’est le vœu de Louis XIII. N’est-il pas mystérieusement significatif que nos peintres, à leur insu peut-être, en aient fait un blason de l’art français ?


Paul JAMOT.
Conservateur-adjoint au musée du Louvre.

  1. À propos d’un prêt fait au musée du Louvre, notre éminent collaborateur revient sur un problème bien intéressant. La Revue de l’Art, dans une longue enquête, en 1923, avait déjà tenté de l’éclaircir, et les réponses de MM. Paul Durrieu, Salomon Reinach, G. Hulin de Loo, Louis Mæterlinck, etc., avaient encore accru l’intérêt de la question (V. la Revue, t. XLIV, pp. 81, 174 et 287). – N. D. L. D.
  2. Panneau central et volets sont en bois de sapin ; ils sont peints a tempera sur fond plâtré, avec bandes de toile marouflées sur le bois. Matière et procédé qui s’opposent aux usages des ateliers flamands.