À la plus belle (1877)/Chapitre 7

Albin Michel (p. 57-64).


VII

L’ÉGLISE ET LE CIMETIÈRE


Fier-à-Bras l’Araignoire était évidemment satisfait de l’effet produit par son éloquence. Il avait grand’peine à garder sa gravité. Des gens moins complètement subjugués que les braves paysans assis dans la cuisine du Roz auraient découvert, à des symptômes infaillibles, que la nature espiègle du nain allait bientôt prendre le dessus, et que tout ce lyrisme devait finir en comédie.

Par le fait, Fier-à-Bras était en équilibre entre deux fantaisies.

La première le poussait à prolonger cette solennelle épouvante qui serrait le cœur de son auditoire. La seconde l’excitait à faire jaillir brusquement le rire du beau milieu de cette terreur.

La chose était malaisée. Mais le nain n’était point modeste.

Eût, il-été nain sans ceia ?

La première fantaisie cependant l’emporta. Il préféra le drame à la comédie. Seulement il changea encore une fois de ton et abaissa un peu le vol de son Pégase.

— Mes amis, poursuivit-il en prenant cette voix de contour sans emphase qui n’exclut point le mystère et appelle l’intérêt, l’Homme de Fer sera tué, devinez par qui ? Voyons, devinez ! Personne ne répond ? je vous ai fait peur avec ce soleil ? Oh ! oh ! je sais bien d’autres rubriques ! Mais il ne s’agit ni du soleil ni de moi, ni des relations que nous pouvons avoir ensemble. Parlons du Maudit.

Le comte Otto Béringhem qui a la barbe bleue sera tué, non point par un tribunal de hauts barons et d’archevêques, comme Gilles de Laval, baron de Raiz ;

Non point par les soldats du roi Louis de France ;

Non point par les hommes d’armes de François de Bretagne ;

Non point par la lance d’un chevalier ;

Non point par la foudre de Dieu tout-puissant :

Le comte Otto Béringhem, l’Homme de Fer qui a la barbe bleue périra par la main d’une femme !

— D’une femme ! répéta tout d’une voix l’assistance, réveillée à ce coup.

— D’une jeune fille, reprit Fier-à-Bras ; et ce n’est pas moi qui le dis. Je ne suis pas sorcier, quoique vous en ayez, mes braves gens. Je ne suis non pas plus assez saint pour que Jésus ou la Vierge me révèle l’avenir. Avez-vous entendu parler d’Enguerrand le Blanc, l’ermite du mont Dol ?

— Si nous avons entendu parler du bienheureux Enguerrand s’écria dame Goton.

— Femme, retiens ta langue fit Mathurin.

— De quoi ! Tu m’empêcheras peut-être de dire que c’est le bienheureux Enguerrand qui a béni mon rosaire !

— Je dis que tu ferais mieux d’écouter ! — Et toi, tu ferais mieux de te taire !

— Patience des anges ! s’écria Mathurin sans dents en serrant les poings. J’ai envie…

— De quoi ? de quoi as-tu envie, l’homme ? riposta la bonne femme en prenant sa posture de combat.

— La Goton, prononça Fier-à-Bras d’un ton sévère, les chapelets que bénit le saint ermite du mont Dol se changent en couleuvres dans la poche des méchantes femmes !

— Oh ! gronda Mathurin, la femme doit avoir une couleuvre sous son tablier, alors, pour sûr !

— La paix ! Le matin de la Noël dernière, le bienheureux Enguerrand était sur le pas de son ermitage avec sa vache blanche qu’il appelle Alba. L’Homme de Fer chassait à courre dans le marais. L’ermite faisait ses oraisons au pied du mont Dol. Une belle petite chevrette grimpa la bruyère et vint se cacher derrière la vache qui broutait à côté du saint homme. L’ermite étendit la main. Les chiens courants passèrent au loin, sans plus flairer la trace de la chevrette.

Mais un cavalier monta tout droit à l’ermitage, un cavalier à la barbe bouclée, noire avec des reflets bleus comme la mer.

— Je suis le comte Otto Béringhem, dit-il, fais retirer ta vache, vieillard, afin que je mette l’épieu dans le ventre de mon gibier.

— Tant pis pour toi, si tu es le comte Otto Béringhem, réponditl’ermite ; ton gibier est à moi, puisqu’il est à l’ombre de ma croix de pierre. Passe ton chemin, et je prierai Dieu qu’il t’envoie des pensées de pénitence.

L’ogre se prit à rire.

— Moi, cagot, s’écria-t-il, je prierai le diable qu’il t’envoie de bonnes pensées d’amusette… Fais retirer ta vache !

Comme l’ermite ne répondait point, Otto leva l’épieu qui s’enfonça jusqu’au manche dans les flancs d’Alba, la vache blanche. L’ermite tendit encore la main. L’épieu sortit de la blessure et tomba à terre. Il n’y avait pas une seule goutte de sang au fer. La vache blanche continuait de brouter ; la chevrette s’était couchée et soufflait.

Le comte blasphéma et tira son épée.

Le saint ouvrit son livre d’évangiles.

L’épée du comte se courba au vent et se balança. EHe s’était changée en glaïeul.

— Oh ! là, là ! fit Josille. Ah ! mon Dieu donc !

— Ah dame ! ah dame ! s’écria Pelo ; c’est-i possible !

Et tout le monde d’ouvrir les yeux, la bouche et les oreilles ! Mathurin et Goton s’étaient mutuellement oubliés, ce qui était le nec plus ultra de l’allégresse dans leur ménage.

— En glaïeul répéta le nain ; et qui fut penaud ? je vous le demande ! Le comte Otto jeta son épée et voulut s’élancer sur la chevrette. Le saint étendit la main pour la troisième fois. Otto recula en chancelant, comme si sa tête eût rebondi contre un mur de granit.

Il n’y avait pourtant rien, les gars et les filles, rien que la volonté du saint homme, qui était la volonté du Seigneur.

Le comte Otto voulut alors frapper l’ermite lui-même. Son bras retomba, inerte et paralysé, le long de sa hanche.


— Allons, dit-il, tu es plus avancé que moi dans la science magique, vieillard ! Je te salue comme mon maître, et je te fais hommage. Si tu veux venir avec moi, dans mon palais des Îles, tu seras honoré, choyé, adoré ! Tu boiras les vins d’Italie de Grèce et d’Espagne dans des coupes d’or. De belles jeunes filles, blanches comme la fleur des lis ou dorées comme les topazes du sceptre de Salomon qui dort au fond de la mer Persique, dénoueront les cordons de tes sandales. À un signe de ta main, cent hommes d’armes se lèveront. La musique d’Orient bercera ton sommeil. Quand tes yeux s’ouvriront, ce sera pour admirer la danse enchantée des filles de Ptolémaïs ou de Tyr… Tu seras mon seigneur, si tu veux !

L’ermite lui répondit :

— Va-t’en !

Ec comme l’Homme de Fer insistait, énumérant les joies païennes de son palais des Îles, l’ermite lui dit encore :

— Tu perds ta peine, réprouvé ! J’ai mieux que cela : j’ai la croix de mon Seigneur Dieu !

Le comte Otto mit un genou en terre.

— Vieillard, dit-il, saint vieillard ! je confesse ma faiblesse devant toi… oublie mes menaces ; exauce ma prière : dis-moi quelles seront ma vie et ma mort.

Le bienheureux Enguerrand ferma ses paupières et se recueillit.

Pendant cela l’Homme de Fer restait à genoux sur la terre mouillée.

— Je le veux, répliqua enfin le saint ; je te dirai ta vie et ta mort…

— Or, c’est ici qu’il faut écouter, mes amis, dit Fier-à-Bras l’Araignoire en s’interrompant, ouvrez l’oreille et ne soufflez !

Dieu sait que les bonnes gens du Roz n’avaient pas besoin de ce stimulant nouveau. Le nain reprit :

— Voici ce que le saint Enguerrand, ermite du mont Dol, dit au comte Otto Béringhem : « Tu t’appelles Othon, du nom de ton grand-père qui est aux pieds de Dieu et n’ose plus prier pour toi ; tu es réprouvé trois fois, puisque ton aïeul est un juste. Ta vie a été et sera : blasphémer le fort, écraser le faible. Tu es Satan sur la terre. Quand la Vierge Marie regarde du haut des cieux, Satan foudroyé retombe au plus profond de l’abîme… Homme de Fer, bourreau des femmes et des enfants, tu mourras de la main d’une jeune fille ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était une pauvre petite église au clocher gris et pointu, levant son coq au-dessus des ifs du cimetière. À l’heure où le nain éblouissait les bonnes gens du Roz en leur faisant accroire qu’il commandait au soleil, la porte latérale de l’église s’ouvrit. Une femme entra.

Elle traversa la nef à pas lents et vint s’agenouiller devant l’autel.

À part cette femme, l’église était complètement déserte.

Le nuage opaque et noir qui couvrait le soleil jetait dans la nef modeste de mystérieuses obscurités. L’air humide rendait ces austères senteurs des églises : parfums perdus d’encens, sueurs des dalles, haleine des vieux saints dans leurs niches de pierre.

Reine de Kergariou, car c’était elle, resta un instant prosternée, puis elle fit le tour de l’autel et gagna le chœur.

Au milieu du chœur, il y avait deux pierres tombales. Sur la première se lisait le nom de Messire Hugues de Maurever ; sur la seconde le nom d’Aubry de Kergariou.

Entre les deux tombes, il y avait un coussin, affaissé par le fréquent usage.

C’est que Reine venait là tous les jours depuis cette nuit où vint le messager de deuil qui lui dit « Messire Aubry est mort ! »

Mort, l’épée à la main, comme un noble homme, avec un coup de lance à travers la poitrine.

Oh c’est que ç’avait été une belle, une fidèle tendresse entre Aubry et Reine, depuis les jours de leur enfance une de ces tendresses que le danger relève et qui grandissent devant l’idée de la mort.

Reine se souvenait ici. Une nuit Aubry, prisonnier, était dans la cage de granit, sous les fondements du couvent de Saint-Michel ; Reine vint, maigre la mer et les sentinelles, pour lui tendre la lime qui devait couper ses chaînes, et le bout de ses doigts à baiser.

Que de souffrances, mais que d’espoirs souffrances guéries, espoirs couronnés par la bénédiction du mariage…

Et l’enfant que la bonté de Dieu leur avait donné plus tard, autour de son berceau que de larmes douccs et que de chers sourires ! Il avait les grands yeux de Reine et les beaux cheveux d’Aubry. C’était le fils de l’amour chrétien ; c’était l’héritier ; c’était le trésor !

Reine venait ici parler du cher enfant à la tombe de l’époux tant pleuré.

Hugues de Maurever, lui, le père de Reine, était mort dans son lit, le crucifix sur la bouche. En mourant, il avait dit : « Dieu sauve la Bretagne »

Et parmi les amertumes de son agonie, le voile de l’avenir s’était soulevé. Il avait pleuré d’avance la Bretagne morte, lui, le vieux Breton, à l’heure de mourir.

Reine était agenouillée sur le coussin entre les deux dalles. Le temps s’écoulait ; l’église restait déserte. Reine priait et songeait tour à tour…

Au dehors, parmi les tombes vassales du cimetière, il y avait une croix de granit noir de Fréhel. Sur la croix on lisait :

Priez pour Simonnette Le Priol, femme de Jeannin, écuyer.

Et des fleurs, et une couronne toute fraîche, pieux ouvrage de Jeannine, qui ne laissait point passer une seule matinée sans visiter le tombeau de la mère.

Comme l’église, le cimetière avait un hôte, un seul : Jeannin, le mari veuf de Simonnette.

Elle s’en était allée, toute jeune et toute belle, la pauvre Simonnette, un soir de printemps, exhalant son dernier soupir avec les premiers parfums des fleurs de mai. Elle avait été femme dévouée et tendre.

Jeannin se tenait debout, sous le feuillage sombre de l’if. Sa tête était découverte ; ses cheveux blonds, que le casque ne comprimait plus, enflaient leurs boucles lustrées autour de son front pur et ferme, ou pas une ride ne se montrait. La beauté singulière de Jeannin n’avait rien d’efféminé ; sa chevelure, il est vrai, eut paré même un front de femme, mais le bronze de son mâle visage dessinait fièrement les grandes lignes de ses traits.

Franchise, force, vaillance, douceur, simplicité par trop naïve, peut-être, telle était l’expression de sa figure.

Lui aussi tournait un long et mélancolique regard vers le passé heureux.

Les mille bruits de la campagne venaient à lui sans troubler sa méditation. Il était immobile : une larme se balançait aux cils baissés de sa paupière.

Le soleil s’inclinait à l’horizon, lorsqu’il s’éveilla de ce rêve triste et bien-aimé. Il baisa le pauvre nom de Simonnette sur la croix de granit.

À ce moment, Mme Reine sortait de l’église. Elle venait de baiser le nom d’Aubry sur la pierre blanche. Elle tendit la main au bon écuyer.

— C’était une bonne et digne créature murmura-t-elle.

— Et qui vous aimait, noble dame, ajouta Jeannin d’une voix tremblante, du meilleur de son cœur !

Reine regarda la croix ; elle retira sa main, où l’écuycr mettait respectueusement ses lèvres.

— Jeannin, dit-elle avec une émotion soudaine ; ne crois pas que je déteste ta fille…

— Oh ! noble dame ! qui pourrait penser cela…

— Ne me juge pas, poursuivit Mme  Reine comme si elle ne l’eût point entendu, n’essaye pas de me juger ! Ils sont heureux ceux qui sont là, bien heureux !

Elle montrait du doigt la terre du cimetière. Sa tête s’inclina sur sa poitrine ; quand elle se redressa, l’expression de sa figure avait changé complètement.

— Ecoutez, ami Jeannin, reprit-elle avec sécheresse ; il faut marier Jeannine à quelque honnête homme de sa condition. Il est temps. Je le veux !