À la plus belle (1877)/Chapitre 6


VI

OÙ FIER-À-BRAS CONTINUE D’ÊTRE UN NAIN D’IMPORTANCE


Dans la cuisine on n’avait pas encore fini de dîner. La cuisine était, sans contredit, beaucoup plus gaie que la salle à manger. D’abord il y avait le cuivre brillant des chaudrons et bassins qui reluisaient allégrement à gauche de l’énorme cheminée. Ensuite le soleil de midi jetait deux larges rayons par les fenêtres à barreaux de bois, et mettait en lumière des myriades d’atomes qui joyeusement tourbillonnaient. Sous la cendre du foyer quelques tisons fumaient. Le soleil se glissait oblique, détachait la grande crémaillère de son fond de suie diamantée, et donnait à la spirale de fumée qui montait avec lenteur des tons de perle et d’azur.

Ferragus et Dame-Loyse, placés symétriquement aux deux coins du foyer et dormant du même sommeil dans une posture semblable, eussent révélé au plus naïf des grammairiens l’étymologie frappante et authentique du mot chenet.

D’autres chiens de races mêlées gagnaient leur vie sous la table, entre les jambes des convives, ou bien se disputaient un fond d’écuelle sur la terre battue et montueuse qui faisait office de plancher.

À la tête des serviteurs du Roz se plaçait un vieux couple : Mathurin et Goton, le mari et la femme. Mathurin était pour les bœufs de labour et les chevaux de trait ; Goton tenait la lingerie. On les regardait comme deux époux modèles il y avait quarante ans qu’ils se battaient avec fidélité en s’aimant de même.

Venaient ensuite Pelo le bouvier-engraisseur, Mathelin, le pasteur des gorets, et la petite Jouanne qui gardait les oies à la mare.

Puis Josille le bûcheron, puis Bertrade la grosse trayeuse, puis maître Andoux le reboutoux (Rebouteur, chirurgien villageois.)

Maître Andoux soignait d’un zèle pareil les chrétiens et les bêtes.

— À tout coup[1] ! dit Josille, si c’est qu’on l’a vu, bien vu, vraiment vu, v’la qu’est drôle, ma foi jurée ! Quoique tout ce qu’on dit ne sont point paroles d’Évangile !…

— Boute-mâ un p’tit d’galette, Mathelin, cria Bertrade ; et quant à c’qu’est d’ça qu’on l’a vu, qui qui l’a vu ?

— Qui qui l’a vu ? répéta Josille de cet air qu’on prend pour faire une réponse péremtoirc et foudroyer l’incrédulité ; à tout coup, la Bertrade, ah ! dame, je ne sais point qui qui l’a vu, mais sûr et certain, on l’a vu, aussi vrai que t’as un petit-z-yeu et un grand-z-yeu… que ton petit ergardc à Dol, et que ton grand, ergarde à Plédihen… Bédame !

Cette plaisanterie était du calibre voulu pour faire rire l’assistance. Bertrade, qui louchait, répliqua rondement :

— Oh ! là, là, mon Dieu donc, José, mon pauv’gars ! Quand c’est que j’ergardais tout dret d’vant mé, j’veyais toujou ta goule…[2] et doucettement, pour ne plus l’voir, ton bec, qu’est d’traviole, j’mai habituée à ergarder gauchâ !

— Mon doux Jésus sauveur ; s’écria la vieille Goton ; v’là comme les filles parlent més’hui hayen ! hayen ! t’es t’une défrontée, la Bertrade !

Qu’a n’a pourtant point commencé ! fit observer Mathurin, mari de la préopinante.

— Tu vas la soutenir, est-ce pas vrai, bonhomme ? demanda-t-elle avec menace.

— Tu m’en empêcherais-ti, la bonne femme ?

On avait vu des querelles, entamées moins vivement, aboutir d’affreux combats entre Baucis-Goten et Philémon Mathurin. Heureusement que le paysan breton est tenace de sa nature et ne se laisse pas distraire volontiers de l’objet qui occupe sa pensée. Personne n’avait envie de voir les deux époux se livrer bataille. On voulait savoir.

Qui Qui l’a vu ? Voilà quelle était la grande question.

Car il s’ágissait d’un être étrange et terrible, de l’Homme de Fer, du comte Otto Béringhem, le tueur d’enfants, l’ogre à la barbe bleue, le mécréant, etc. Tous ces noms étaient à lui.

— Allons ! allons ! vieille Goton, dit Pelo le bouvier ; allons ! Mathurin sans dents, la paix !

Suivant l’usage éternel, Mathurin et Goton allaient s’unir pour tomber à bras raceourcis sur le médiateur, lorswuqe la petite Jouanne, que sa langue démangeait depuis une heure, remit sur le tapis la question brûlante.

— Y en a plus d’un qui l’a vu, dit-elle, sans compter Yvon, le pâtour du Presbytère.

— Yvon l’a vu ! s’écrièrent à la fois cinq ou six voix.

Et personne ne s’occupa plus du vieux couple batailleur.

Jouanne rougit d’orgueil et de plaisir devant l’attention excitée par elle.

— Oui ! oui ! répondit-elle ; je ne suis pas pour m’épouser avec Yvon, mais dame ! on se rencontre par les chemins ; il a ses brebis, j’ai mes oies.

— Mais l’ogre ! l’ogre !

— On y vient… Y a donc qu’Yvon m’a trouvée hier au carrefour de la Croix-Marion, et comme je lui disais : « Bonjour a vous, Vonic, et chez vous ? » j’ai vu qu’il était blanc comme un linge. « Quoi donc vous avez, Vonic ? » j’ai fait. Il m’a dit, dit-il avec une voix cassée « Jouanne, ma fillette, j’ai les fièvres aussi dur qu’on les a pour aller en terre. »

— Et depuis quand, mon Vonic que vous l’s avez ?

— Depuis avant-z-hier ménuit, ma fillette Jouanne, que j’ai vu le démon dans les bois de la Gouesnières, qui courait, qui courait ! avec des chiens gares[3] qui soufflaient du feu par les nasilles, et des hommes rouges sur des chevaux noirs.

— Oh ! j’ai fait disant : Mon Vonic, t’avais ben les fièvres d’avant ça. Et c’est les fièvres qui t’ont bouté l’mauvais rêve !

— Non fait, non fait, qu’il m’a fait disant ; J’étais en bon état, par ma fà, dame oui ! Que j’avais été voir ma bonne femme de mère à Saint-Méloir, et que j’avais mangé de la cœuré de veau fricassée dans du saindoux, bravement bon que c’était. En tournant o’l’va[4] de la Gouesnière j’ai ouï les pas des chevaux, et à tout coup, j’n’ai pas tant seulement pu me détourner, qu’ils sont passés roquant la montée au galop !

V’là, ce qu’il m’a dit, disant : Pour un clos tout paré et semé je ne voudrais pas mentir, mes amis ! Et qu’il a ajouté, faisant : — Ma Jouanne, le maître à tous avait une plume noire à son chaperon… et un pauvre petit enfant couché en travers sur le pommeau de sa selle !

Jouanne se tut.

Pendant le silence qui eut lieu, le petit éclat de rire sec et strident que nous avons entendu déjà derrière la haie de houx, sur la plate-forme, se fit ouïr du côté de la porte. Tout le monde tressaillit. La porte s’ouvrit brusquement, et la tête rouge du nain Fier-à-Bras se montra au ras du seuil.

Il s’élança, fit une gambade, sauta sur les genoux de dame Goton scandalisée, et de là sur la table où il s’accroupit dans un plat vide.

— Oh ! qu’on apprend de bonnes histoires, petite Jouanne, ma mignonnette, dit-il, quand on court la pretentaine avec les pâtours !

— Je ne cours pas la pretentaine !… s’écria Jouanne en colère.

Mais les rieurs étaient déjà du côté du nain. On ne songeait plus à trembler. Fier-à-Bras reprit :

— Jouanne, ma mignonnette, ne te fâche pas… et quand tu rencontreras Vonic au carrefour de la Croix-Marion, ou ailleurs, dis-lui qu’il a eu grand tort de prendre les fièvres pour si peu. Ce n’est pas l’Homme de Fer qu’il a vu sous le bourg de la Gouesnière, c’est Huguet, le vieil homme d’armes de Châteauneuf, avec ses quatre archers qui allaient boire du cidre doux a Saint-Benoît des Ondes. Et Vonic a vu trouble, ma petite Jouanne, car Huguet, le pauvre bonhomme, n’a ni chaperon, ni plume noire. Il porte une salade rouillée qui n’a pas été fourbie depuis le temps du duc Jean. Quant à la malheureuse créature qui était couchée en travers de la selle, ce n’était pas un enfant, c’était un-homme !

— Et qu’en sais-tu, quart de damné ? dit Jouanne.

— Oh ! mignonnette, te voilà bien marrie ! Ce que j’en sais ? Par ma foi, c’était moi qui allais aussi boire du cidre doux à Saint-Benoît des Ondes et qui étais en travers de la selle du bonhomme Huguet. À preuve que j’ai vu ton Vonic qui s’enfuyait en brayant comme un âne.

Un éclat de rire général accueillit cette conclusion. Jouanne se mit à pleurer, la pauvre enfant. Fier-à-Bras triomphait. Non pas que ce fût un méchant nain ; au contraire, c’était un bon nain. Mais c’était un nain.

Il sortit de son plat et fit deux ou trois tours sur la table, les mains derrière le dos, marchant à pas comptés avec beaucoup d’importance. Son caprice était de changer maintenant la gaîté revenue en frayeur, comme il avait changé naguère la frayeur en gaîté.

Il glissa un coup d’œil vers la fenêtre et vit qu’un gros nuage allait passer sur le soleil.

Fort de cette observation, il tourna le dos à la lumière, attendit un instant, et s’écria tout à coup : — Ce soleil me gêne je le chasse !

L’ombre se fit comme par enchantement. Le nuage était sur le soleil. Les gens du Roz se regardèrent ébahis.

Le nain, apaisé par l’obéissance du roi des astres, reprit avec bonhomie :

— À la bonne heure je le laisserai revenir bientôt.

Le nuage était épais et les petits carreaux de la cuisine avaient une honnête couche de poussière. Tous les objets, éclairés naguère si vivement, se plongeaient dans un demi-jour obscur. Le feu rougissait sous la cendre. On ne riait déjà plus.

— Si Vonic, le pâtour, avait vu le Maudit en personne, reprit encore le vain d’une voix sombre, ce n’est pas les fièvres qu’il aurait eues, c’est le mal dont on ne guérit point, les gars et les filles le mal d’enfer, qui tue !

Dame Goton fit le signe de la croix. En ce moment, Mathurin, son époux, aurait pu l’appeler vieille sorcière sans qu’elle lui jetât son écuelle au visage, tant telle était réduite par la terreur !

Personne ne souffla mot.

— Il passe, de nuit, sur la grève, continua Fier-à-Bras en scandant chacune de ses paroles ; il va tout seul. Son cheval est noir comme un charbon éteint, noir avec un triangle blanc entre les deux yeux. Il est grand. On voit sa tête au-dessus du brouillard comme la cime du mont Saint-Michel. Il est muet. Dans la forêt d’Andaine, j’ai vu les feuilles des arbres se tordre en pétillant et tomber desséchées, parce qu’il avait respiré !

Vous eussiez trouvé autour de la table toutes les figures pâles, tous les yeux agrandis ou baissés. Les hommes cherchaient dans leur pochette la croix bénite de leur chapelet. Le nain poursuivait, debout au milieu de la table, les bras croisés sur sa poitrine, et rythmant sa parole comme un chant : — Entre Pontorson et Avranches, le sol est couvert de cabanes et de tentes. Les étrangers sont venus de tous les pays chrétiens pour honorer monseigneur saint Michel dans sa basilique.

Chaque jour la grève ouvre et referme ses sables sur bien des cadavres.

Car les étrangers ne savent pas les dangers des grèves.

Mais tous les cadavres qui se cachent sous le sable ne sont pas les victimes des tangues mouvantes.

L’homme de fer, le mécréant, l’ogre d’Allemagne, le comte Otto Béringhem, vient en aide aux tangues et à la mer.

On sait bien cela, les gars et les filles, mais qui oserait s’attaquer au comte Otto Béringhem, l’Homme de Fer ?

Souvent la pauvre étrangère, qui a traversé tant de contrées pour arriver au terme du pèlerinage, s’endort sous sa tente avec son enfant à ses côtés. Quand l’aube vient, elle s’éveille. Son enfant n’est plus là, son enfant chéri.

C’est le comte Otto qui a glissé sa main damnée sous la toile de la tente.

Le fiancé a dit à sa fiancée : À demain !

Et les beaux rêves qu’il fait en attendant le jour !

Le jour se lève. Où est la fiancée ?

Le comte Otto saurait le dire.

Voici un jeune garçon qui aura quatorze ans viennent Pâques fleuries. On lui apprend le catéchisme afin qu’il fasse sa première communion comme le fils d’un chrétien. Son père et sa mère ont épargné sur le nécessaire de chaque jour, pour lui donner un beau vestaquin de toile grise, feutrée de laine, et des sandales pointues en bon cuir tanné.

Oh ! l’enfant heureux !

Les cloches sonnent à la paroisse. On sent les feuilles de rosés et le buis coupé menu, comme un jour de Fête-Dieu ! Qu’il vienne, l’enfant avec ses habits neufs et ses cheveux blonds peignés par sa mère attendrie. Mais qu’il vienne ! on l’attend.

Hélas ! Seigneur ! l’enfant ne viendra pas Le comte Otto avait marqué d’une croix la pauvre porte de son père !

On eût dit que le nain s’était transfiguré au feu d’une inspiration étrange et soudaine. Son visage pâle ressortait sous ses cheveux sanglants. Ses yeux brillaient. Sa voix avait de l’harmonie. Les gens du Roz étaient sous le coup d’un charme.

— S’il marche seul, le comte Otto, la nuit, sur son cheval noir, poursuivit encore le nain en changeant de ton, ce n’est pas qu’il manque de serviteurs.

Il a cinquante hommes d’armes mieux équipés que les gardes écossais du roi de France. Il a un chapelain habillé en évêque, quoique notre Saint Père ne l’ait point mitré.

Il a douze chanoines hérétiques pour sa chapelle, qui est une cathédrale, quoique de croix sur l’autel point il n’y ait, vraiment.

Il a douze pages et douze damoiselles suivantes plus belles que des fées.

Il a de l’or, de l’or et des rubis, et des diamants et des perles !

Trois sorciers : un Sarrasin, un Napolitain et un Juif cherchent pour lui, le jour et la nuit, dans les grimoires, la science de l’immortalité.

Où dort-il ?…

Écoutez quand le ciel est clair, avez-vous vu, du rivage, ces points sombres qui tachent la mer embrasée ?

Loin, bien loin, si loin que l’œil se fatigue à deviner ce qu’il voit.

Ce sont des îles.

Dans la plus grande de ces îles, le comte Otto a son palais, dont les colonnes sont d’or et de porphyre.

C’est là qu’il verse le sang des enfants et des femmes dans des vases de jaspe et de cristal.

C’est là !

Pour se défendre, il a la grande mer et l’aide du démon.

Il a ses hommes d’armes, sa lance et ses maléfices. Et cependant, il sera tué…

Allons ! soleil ! reviens si tu veux !

Fier-à-Bras avait guetté de l’œil le passage de la nuée. Le soleil, docile, inonda la vaste cuisine et fit danser de nouveau la poussière dans ses rais larges et dorés.

Fier-à-Bras n’était plus un nain, c’était un géant.

Les bonnes gens du Roz avaient envie de s’agenouiller autour de lui et de baiser la poussière de ses sandales usées.

  1. À tout coup est une redondance bretonne, une sorte de verumenimvero armoricain. Un vrai bon gars de la haute Bretagne ne dit pas trois paroles sans lâcher : à tout coup, qui se prononce at’ coup.
  2. Ta gueule, ta figure.
  3. Blancs et noirs.
  4. O’l’va, en dessous ; o’l’pé, tout droit ; o’l’mont, au-dessus. O est l’abréviation de avec ou ovec, comme on prononce en haute Bretagne. O’l’va, avec le val, en descendant ; o’l’pé avec le pays, en marchant droit ; o’l’mont en montant, etc.