À la plus belle (1877)/Chapitre 5


V

OÙ FIER-À-BRAS L’ARAIGNOIRE TIENT LE DÉ DE LA
CONVERSATION


Fier-à-Bras s’emplit la bouche de venaison et fit mine de se donner tout entier à son appétit. Il avait éveillé l’attention, excité l’impatience ; il pouvait manger à son aise. Autour de la table on attendait. Jeannin surtout fixait sur le nain ses grands yeux où la curiosité se montrait franchement.

Le nain tenait rigueur.

— Que parlais-tu du roi Louis de France, enfant ? demanda enfin Mme Reine ?

— Ah ! répliqua l’Araignoire, on dit ceci et cela, vous savez bien, noble dame. Il y a tant de bavards ici-bas ! Je pense que le soleil d’aujourd’hui va hâter la moisson, n’est-ce pas vrai ?

— Tu disais ?…

— Oui, oui !… Quant à dire, voyez-vous, il y en aurait pour jusqu’à demain ! Tous ces pèlerins qui viennent on ne sait d’où, d’Italie, d’Allemagne, de Bohême, pour s’agenouiller dans la basilique de Saint-Michel, tous ces pèlerins étrangers ont chacun deux ou trois histoires. Et figurez-vous que les hôtelleries d’Avranches et de Pontorson regorgent, mais ce n’est rien On voit des tentes le long de la côte depuis Couesnon jusqu’à la Sée. Le vieux père Bruno prétend que le nombre de ces errants s’élève à trente mille.

— Trente mille répéta Mme Reine ; voilà une belle dévotion !

— Ce n’est pas trop pour la gloire de Monseigneur saint Michel archange ! dit le chapelain dom Sidoine.

— Ce ne serait pas assez s’ils venaient pour le saint archange repartit Fier-à-Bras : mais, sur trente mille pèlerins, il y a bien vingt milliers de taupins, égyptiens, zingares, baladins et autres, sans compter les chrétiens comme le chevalier comte Otto Béringhem, qui est venu, lui aussi, de bien loin, et non point pour le grand saint Michel.

— Mais le roi Louis onzième… insista encore Mme Reine.

— Eh bien ! c’est justement l’Homme de Fer qui doit jeter pour lui le maléfice. Personne n’ignore que le comte Otto est initié aux sorts napolitains et versé dans les mystères de la magie noire. Les enfants qu’il enlève et qu’on ne revoit plus, servent à ses terribles pratiques. M. de Coëtquen, mon seigneur, m’a conté comme quoi on avait mis à mort jadis le maréchal Gilles de Laval, baron de Raiz, pour les enfants, jeunes garçons et jeunes filles qu’il avait poignardés dans son château de Tiffauges. Le Malin hurla pendant quinze nuits dans les forêts de Pousauges et de Château-Morand, pleurant son fils, décapité par le glaive… Si on coupe la tête du noble comte Otto, vous verrez que le Malin hurlera pendant un mois !

— Et, demanda Jeannin qui écoutait tout cela fort attentivement, pourquoi le roi Louis onzième veut-il jeter un maléfice à notre seigneur le duc ?

— Voilà ! fit l’Araignoire avec emphase ; voilà ce que bien des clercs et même bien des gentilshommes ne sauraient pas vous dire. Mais moi, quand je voyage, cela profite à mon instruction. Ne vous impatientez pas, noble dame.

Le nain venait de surprendre un vif mouvement d’impatience échappé à la digne et grave Mme Reine. Mais il se faisait trop d’honneur en se l’attribuant on ne songeait point à lui. Madame Reine avait intercepté un regard que messire Aubry lançait à certaine adresse ; elle avait vu en outre deux larmes qui roulaient sur la joue de Jeannine. La jeune fille les avait bien vite essuyées, ces deux larmes. Mais l’œil de Mme Reine était agile.

Il n’y eut du reste que Mme Reine à voir le regard de messire Aubry et les larmes furtives de la fillette. Jeannin était tout entier à sa tranche de bœuf presque achevée, et à l’histoire du nain qui commençait. Marcou cherchait une espièglerie à faire. Dom Sidoine épurait, en idée, un texte obscur de certain manuscrit du IXe siècle. Maître Bellamy se demandait combien Binic, le fermier du Moulin-Bernier, moudrait de sommes à un dernier tournois la double, pour parfaire deux écus qu’il redevait sur son bail.

— Tant il y a, reprit le nain, qu’après avoir mangé deux tourtes chez la mère Lequien, et tes deux tourtes étaient bonnes, j’ai poussé jusqu’au Mont-Saint-Michel pour voir le roi…

— Le roi est donc au Mont-Saint-Michel ? demanda encore Jeannin.

— Eh ! s’écria Mme Reine avec un peu d’aigreur, si vous ne laissez pas parler l’enfant il n’achèvera jamais 1

— Maître Jeannin, dit Fier-à-Bras, vous êtes un soldat vaillant, mais du diable si vous savez d’où vient le vent aujourd’hui !… Le roi est arrivé au Mont-Saint-Michel pour installer son nouvel ordre de chevalerie. Voilà qui sera beau, la fête de consécration ! Tubœuf ! messire de Coëtquen me donnera sa vieille cape pour me faire un pourpoint neuf, et je marcherai derrière les deux filles d’honneur de Mme Jeanne, sa femme, pour donner ainsi du relief à la maison… Donc, quand je suis entré au monastère, la grève était pleine de soudards français qui chantaient vêpres d’enfer, de pèlerins étrangers avec leurs enfants et leurs femmes. Tout cela grouillait sur le sable ; les soldats poussaient les pèlerins qui maudissaient les soldats ; les femmes faisaient semblant de frémir et regardaient par dessous les casques luisants ; les enfants criaient comme un millier de pies ! Moi, je mangeais le reste de ma deuxième tourte sans rien dire : un homme n’a que faire de se mêler à ces piailleries. Voilà donc qu’on m’ouvre la porte et que je dis au tourier, qui est de mes amis :

— Bonjour, frère Étienne, je viens voir un peu le roi.

— Eh bien, Tranche-Montagne, me répondit frère Étienne (il a l’habitude de m’appeler Tranche-Montagne), tu n’as qu’à attendre au bas de l’escalier de la salle des gardes ; le roi va passer.

J’avais fini ma seconde tourte, qui était bien la meilleure des deux. J’allai m’asseoir sur la dernière marche de l’escalier. Les soudards me regardaient. Vous savez que tout le monde me regarde. Pourquoi ? Demandez aux innocents pourquoi ils mirent la lune !

J’entendis des pas derrière moi sur le pavé de la salle des gardes. Je me retournai. Je vis un bonhomme à l’air malade, habillé de drap brun, avec un bonnet à visière comme les coquetiers montois. À son bonnet pendaient des amulettes d’étain. Il portait, attaché à une chaîne d’orfèvrerie, au beau milieu de la poitrine, un Saint-Michel en argent, gros comme la moitié de ma tête. Il était tout seul avec le prieur claustral. Mais à ce moment-là, des trompettes cornèrent au dehors, et il se fit un grand remue-ménage. La porte du couvent s’ouvrit à deux battants. Un seigneur doré, empanaché, un beau seigneur, celui-là, entra dans la courtine avec une escorte superbe.

— Ah ! ah ! me dis-je, voici, bien sûr, le roi ! — Non, non, me répondit frère Étienne, qui était à côté de moi c’est Jean d’Armagnac, comte de Comminges, qui a été envoyé en mission près du duc de Bretagne.

La courtine s’emplissait de gentilshommes et de soldats. Je cherchais toujours le roi. Quand le comte de Comminges aperçut le bonhomme habillé de drap brun, il s’approcha et lui baisa la main. Après quoi, il lui parla en l’appelant Sire et Votre Majesté. Le bonhomme était bel et bien le roi Louis onzième !

Quelle que soit l’opinion du lecteur sur la façon de conter de Fier-à-Bras l’Araignoire, il est certain qu’il obtenait un énorme succès d’attention.

Il poursuivit : Le roi dit :

— Eh bien ! monsieur de Comminges, notre beau cousin de Bretagne est-il content de nous ?

Il paraît que ce Comminges s’était rendu auprès du duc François pour lui offrir, de la part du roi, le cordon du nouvel ordre de Saint-Michel.

— Par mon patron ! s’écria Jeannin, j’ai entendu parler des statuts de ce nouvel ordre et du serment des chevaliers. Si notre seigneur le duc a accepté, autant valait faire hommage-lige pour le duché de Bretagne, et se reconnaître sujet du roi.

— C’était bien ce que le roi voulait dit le chapelain Sidoine.

Il y avait, à cette époque, en Bretagne, dans toutes les classes sociales, une si profonde horreur de la domination française, que chacun, autour de la table, se sentit le cœur serré comme à la dernière passe d’une partie décisive.

— Si le roi voulait cela, continua Fier-à-Bras, le roi avait compté sans son beau cousin, car voici ce que Comminges lui a répondu :

— Sire, le duc François rend grâce à Votre Majesté, mais il ne peut accepter l’honneur que votre bonne affection lui destinait.

À cette nouvelle le roi est devenu vert, mais vert ! Puis il a souri tout doucement. Puis encore il a baisé avec bien de la dévotion sa grosse image de Saint-Michel.

Frère Étienne m’a glissé à l’oreille :

— J’aime mieux être dans mes chausses que dans celles du duc François, Tranche-Montagne !

Je vous ai déjà dit qu’il avait l’habitude de m’appeler Tranche-Montagne ; comme je descendais la rampe pour m’en retourner, j’ai entendu les hommes d’armes qui disaient qu’on donnerait mille écus d’or à l’Homme de Fer pour qu’il jette un maléfice à François de Bretagne.

Le nain se tut. Un assez long silence se fit.

— Nous vivons dans un temps de malheur, dit Mme Reine ; que peut faire une pauvre femme qui n’a plus d’époux ?

Il y avait des larmes dans ses yeux. C’était le souvenir de l’homme véritablement aimé qu’elle avait perdu.

Et ce souvenir la fit tout à coup ce qu’elle était autrefois : tendre et bonne.

— Serrons-nous les uns contre les autres, mes amis, reprit-elle ; Jeannin, veille sur l’enfant de ton seigneur ; fais-en bien vite un homme fort et redoutable aux méchants comme tu l’es toi-même ; Jeannine, chère petite, ne soyez plus triste. Parfois, ce que je crains et ce que je souffre conduisent ma parole au delà de ma pensée. Venez m’embrasser, ma fille.

Jeannine courut à Mme Reine et lui baisa les mains avec une ardeur passionnée. Mme Reine l’attira sur son cœur.

Aubry se cachait pour sourire et ses yeux étaient humides.

Jeannin ne comprenait point trop ce qu’il y avait au fond de cet attendrissement subit, mais il en était bien heureux.

— Dom Sidoine, dit Mme Reine, veuillez nous réciter les Grâces.

Tout le monde se leva. Le chapelain prononça l’oraison latine à haute voix.

— Je vous prie, dom Sidoine, reprit la châtelaine, ajoutez un verset à notre prière du soir pour le salut de notre seigneur le duc en ce monde et dans l’autre.

— Noble dame, dit maître Bellamy, l’intendant, vous plaît-il recevoir aujourd’hui mes comptes ?

Mme Reine s’appuya sur le bras maigre de maître Bellamy et sortit de la chambre. De même qu’une odeur d’ambroisie restait sur le passage de Vénus, de même une douce musique de clés vibra dans l’air un instant après le départ de la jolie châtelaine.

Quand la porte fut retombée derrière elle, dom Sidoine regagna sa retraite, afin de donner un coup d’oeil à ce certain manuscrit du IX{{e{{ siècle.

Marcou de Saint-Laurent prit sa volée, sans songer à tirer les cheveux de Fier-à-Bras.

Aubry releva ses yeux sur Jeannine qui baissa les siens.

Fier-à-Bras s’approcha du bon écuyer.

— Maître Jeannin, lui dit-il, si vous voulez, votre fille sera la femme d’un chevalier !

Jeannin, étonné regarda le nain en face. Il eût mieux fait de regarder du côté de messire Aubry, qui disait à sa fillette : — Jeannine, je vous en prie, ne me refusez pas ; il faut que je vous parle !

Le nain riait à la barbe du bon Jeannin.

— Oui, oui, ajouta-t-il en songeant tout haut, et cette fois sans railler, oui, certes, et si tu avais autant de finesse que tu as de vaillance et de loyauté, mon ami Jeannin, ce ne serait pas une mésalliance pour le chevalier qui épouserait ta fille !

Jeannin étendit la main pour le saisir.

— M’expliqueras-tu les billevesées que tu viens me chanter depuis un mois, méchant lutin ?… commença-t-il.

Mais Fier-à-Bras, se retournant soudain, lui glissa entre les jambes comme une couleuvre, passa sous la table et s’enfuit en riant.