À la plus belle (1877)/Chapitre 18
XVIII
LA FÊTE
Liesse ! liesse ! liesse ! Vin de France ! Cidre de Bretagne ! Hypocras et cervoise, gras-double, boudins, saucisses, joies du ventre ! Fête de l’estomac ! Noël ! Noël ! ou, pour parler plus vrai, car le cri de l’allégresse populaire, en Bretagne non bretonnante, est énergique, gourmand et heureux.
— Au lard ! au lard ! au lard !
Nous sommes à l’assemblée de Pontorson, des deux côtés de la rivière et sur le pont. Nous y sommes avec des connaissances et des amis : des boisseaux d’amis, des charretées de connaissances.
— Au lard ! au lard ! Au lard ! petite Jouanne, la gardeuse d’oies ; au lard ! Pélo, le bouvier ; au lard ! Mathelin, le pasteur de gorets ; au lard ! Goton, Mathurin sans dents et les autres !
Sauf quelques différences qui existent encore entre les coutumes et les mœurs des deux pays, l’assemblée de Pontorson ressemblait énormément à nos fêtes des Champs-Élysées, de Pantin, de Clamart, de Saint-Cloud, etc. Les mirlitons florissaient sous le nom de trompettes d’oignon, les crécelles déchiraient déjà les oreilles. On courait dans des sacs. On essayait d’écraser un œuf à l’aide d’une baguette, avec une grosse tête de païen sur les yeux.
On tirait à l’arc, à l’arbalète, à l’arquebuse.
Les jeunes filles essayaient de couper à l’aveuglette des fils tendus avec leurs ciseaux.
Tout ce que nous pouvons accorder à la couleur locale, c’est que les pièces de dix sous s’appelaient des carolus ou autrement, et qu’il y avait des hommes d’armes au lieu de gendarmes.
Tout le reste était identique. La graisse rance des cuisines en plein vent offensait l’odorat comme chez nous. Les chevaux de bois couraient la bague. Et pour compléter la parité, des baraques pavoisées d’horribles tableaux appelaient la foule à toutes sortes de spectacles-attrapes.
Eh quoi ! notre âge orgueilleux penserait-il avoir inventé le lapin à douze pattes et le brochet qui chante ? Débiles que nous sommes ! Sous Louis XI, la jeune fille sauvage dévorait déjà des lambeaux de veau cru ; les chiens étaient savants, témoin la fameuse chèvre Djali.
Sous Louis XI, l’hercule du Nord, souvenance des invasions norvégiennes, prenait des poids de cent livres entre ses dents et se promenait avec un archer de cinq pieds huit pouces, armé de toutes pièces, au bout de chaque bras. Lapalud, le chroniqueur castrais, parle d’un équilibriste du douzième siècle qui portait douze melons superposés sur la pointe de son nez. Douze beaux melons ! Sibylle de Faenza marchait au plafond, tête en bas. Gervais Givet, qui fut depuis bouffon d’un duc de Souabe, dansait sur des bouteilles, ni plus ni moins que notre Auriol. Couleur locale, où es-tu ?
Remarquez avec nous combien Goton, la doyenne des servantes du Roz, avait encore bonne mine et combien Mathurin sans dents, son époux, était brave et proprement couvert ! Goton, il est vrai, gardait la trace d’un coup de poing sur l’œil, mais Mathurin avait une bosse au front, et il ne convient pas de s’immiscer trop avant dans le secret des ménages. Ils avaient fait ensemble une route de trois lieues. Quelques horions échangés allégent la fatigue et entretiennent la gaîté.
La fête avait lieu, comme nous l’avons dit, sur les deux rives du Couesnon et sur le pont. C’était sur le pont même, en pays neutre, qu’on avait installé le fameux jeu de la grenouille, si cher au page Marcou, et dont nous parlerons plus tard avec détail.
Mathurin s’arrêta et s’assit sur le parapet.
— Eh bien ! fainéant, lui dit Goton, vas-tu rester là ?
— Non, répondit Mathurin.
Comme il ne bougeait point, Goton le tira par la manche. Mathurin regarda l’eau couler ; mais il n’eut peut-être point de mauvaise pensée.
— Écoute, femme, reprit-il ; le Couesnon a un côté droit et un côté gauche. Lequel aimes-tu le mieux du côté gauche ou du côté droit ?
— Le côté gauche, pardi, puisque c’est la Bretagne.
— C’est bon, dit Mathurin, qui sauta sur ses pieds ; je te laisse ce que tu aimes le mieux, ma femme.
Il s’élança dans la foule qui encombrait le pont et passa sur la rive droite du Couesnon. Goton ne put que lui tirer la langue.
L’affluence était énorme ; a chaque instant des flots pressés débouchaient de toutes les sentes qui aboutissent à la route de Pontorson. Coton n’eut pas trop le temps de maugréer ; elle fut entraînée par un des mille courants qui traversaient la cohue et se donna tout entière à la joie. La joie débordait.
Sur dix personnes prises au hasard, il y en a neuf et demie qui aiment passionément la poussière, le bruit, la presse ; qui sont heureuses quand on leur écrase les pieds et qu’on leur enfonce les côtes, et qui respirent avec délices l’atmosphère viciée des foires, des salons, des tavernes bien bourrées, des salles de spectacle élégamment méphitiques.
La foule dégage une sorte d’ivresse ! foule vêtue de satin ou foule habillée de bure. Entre ces deux genres de cohues, l’odeur varie sans cesser d’être mauvaise. C’est l’ail ou c’est l’ambre ; c’est la saucisse brutalement insolente ou le sachet assassin. On aime cela, puisque les parfumeurs vivent et que les charcutiers font fortune… Ajoutez ces chaleurs odieuses qui montent au cerveau et ces défaillances qui retournent violemment le cœur ! Voilà l’attrait ; c’est là ce qu’on adore, non pas seulement sur les bords du Couesnon, mais partout.
Or, jamais cohue si plantureuse ne s’était massée autour de Pontorson. Aujourd’hui, la fête ; demain les joutes données par le roi Louis XI à ses nouveaux chevaliers de Saint-Michel. Rennes, Dinan, Saint-Malo, Vitré, Fougère, Antrain, pour la Bretagne ; Avranches, Granville, Mortain, Villedieu, Coutances, pour la Normandie, avaient envoyé d’innombrables curieux. La bure dominait, mais il y avait aussi de la soie un peu d’ambre parmi beaucoup d’ail.
Paysans, bourgeois, soudards, mendiants, villageoises, citadines, enfants au maillot, jeunes couples, vieillards tremblotants, caniches dépaysés, bohémiens, pèlerins, baladins, tirelaines, badauds de tout âge, de tout sexe, de tout poil, se mêlaient avec ce furieux désir de voir, d’aller, de pousser, qui est l’assaisonnement de toute bonne fête. On buvait, on mangeait, on riait, on criait, on se battait, on s’embrassait. Quelques femmes et quelques petits enfants étaient étouffés çà et là ou écrasés. Eh bien, que voulez-vous ! on ne peut éviter cela. Faut-il renoncer à la navigation parce que l’Océan a des naufrages ? Plus tard on dit avec plaisir : « C’était beau ! il y eut du monde d’étouffé ! »
Une fête où personne n’est écrasé ne date pas.
La rive normande était de beaucoup la plus riche en baraques et en spectacles. On y voyait de belles boutiques foraines toutes reluisantes de clinquant et de faïence mordorée. Un peu au-dessus du pont, toujours sur la rive normande, il y avait un château, si voisin de la ville qu’on lui laissait le nom d’hôtel.
C’était l’habitation des sires du Dayron, branche de Raguenel.
La terrasse du château, qui était vaste, dominait le pont et les deux rives. La dame du Dayron, jeune encore et magnifiquement dotée, avait ouvert les portes de sa demeure à tout ce qui portait un nom noble. La terrasse regorgeait de parures et d’armures.
Mme Reine, Berthe de Maurever et sa tante, messire Aubry s’y trouvaient avec des dames et des chevaliers de France. De toutes les parties de la plaine, bien des regards se tournaient vers ce point lumineux où l’or et le fer renvoyaient en gerbeles étincelantes les rayons du soleil.
Mais nous ne nous trompons point, voici, dans la prairie, un froc proprement décapuchonné qui s’en va de ci de là, semant des boisseaux de paroles sur son passage.
C’est le digne père Bruno la Bavette, qui est là par permission spéciale du prieur des moines et qui ne perd pas son temps.
Il apprend à chacun la nouvelle, la grande nouvelle qu’il tient du compère Gillot, de Tours en Touraine à savoir que M. Charles de France, qui n’est pas encore né, va épouser Mme Anne de Bretagne, qui naîtra peut-être.
Chacun riait au nez du brave frère, mais il ne se déconcertait point, et livrait gratis le secret d’État à tout le monde. Il allait dans la foule, cherchant le petit Jeannin, pour savoir le résultat de la visite du compère Gillot et où en était l’importante négociation.
— Bonjour, Monique, disait-il à la volée ; j’ai connu ta mère du temps qu’elle gardait les ânons… Bonjour, encore ? Eh ! eh ! Mathieu Boudin, vieux loup ; trouves-tu toujours ce qui n’est pas perdu ? Viens ça, Tiennet, mon homme, que je t’apprenne la chose. Tu ne la diras pas ? Monsieur Charles de France fils aîné du roi Louis onzième, va prendre pour femme la jeune fille du duc François…
Bien jeune, en effet !
Jeannin, lui, allait à l’écart, poursuivant la solitude introuvable, et courbé sous le poids trop lourd des pensées qui emplissaient son cerveau. Ce qui lui revenait toujours, c’étaient les dernières paroles de M. Hue à l’agonie. L’heure annoncée, l’heure suprême avait-elle sonné pour l’indépendance de la Bretagne ?
Jeannin se noyait dans son effort. Son intelligence s’émoussait contre le problème insoluble. Il ne voyait rien de ce qui se passait autour de lui. Il était seul dans cette immense bagarre plus agitée qu’une mer.
Ma foi, la petite Jouanne dansait là-bas, sur ses talons déchaussés, avec Yvon, le pâtour du presbytère. Elle dansait au son de la bombarde, qui nasillait une sorte de gigue à cadences soubresautées. Le biniou accompagnait la bombarde fraternellement, le cher biniou ! bombarde et biniou deux nez qui trompettent le plaisir bas-breton !
En dansant, la petite Jouanne grignotait quelque chose de bon, car Yvon, le pâtour savait la galanterie, et n’eût pas laissé su mie sans manger toute une gigue. Elle avait, n’en déplaise a votre délicatesse, les doigts et les lèvres tout brillants de graisse. Ça embellit une fillette Yvon lui avait acheté une couenne de lard, croquante et bien rissolée, chez la Tardivel, fricotière qui portait pour enseigne :
Ceux qui viennent, ceux qui s’en vont,
Mangez du cochon d’Ardevon !
À quoi la Kermoro, de la Rive, répondait sur son enseigne voisine et ennemie :
Mangez du cochon de la Rive,
Qui qui s’en va, qui qui arrive !
Ce dernier distique contenait un hiatus, mais il se sauvait : par un solécisme. Patience avant la fin de la fête, la Tardivel et la Kermoro s’arracheront bien un peu de cheveux.
— Fouaces ! fouaces ! fouaces de Saint-Georges-en-Grehaigne !
— Tourtes du vieux bourg de Miniac !
— Au cidre doux, pompette ! au cidre doux !
Les ivrognes qui battent la foule en zigzag, les filles qui s’affaissent en un rire malade, les gars qui jettent le grand cri de joie :
— Au lard ! au lard ! au lard !
Les chapeaux et les bonnets qui volent en l’air, quelques coups d’arquebuse de loin en loin, et le troubadour qui hurle en pleurant :
À sa dame toujours,
Le chevalier fidèle…
— Qui veut des grous[1] ?
— Qui veut des noces[2] ?
— Qui veut des cimeriaux[3] ?
— La galette toute chaude ! Les crêpes de Basse-Bretagne ! an saindoux ! à la cire ! Pain d’épices ! Gâteaux à l’anis ! Cœurs de sucre d’orge ! Mouchoirs de cou pour les filles, épingles à touffes de laine rouge pour les gars, croix d’or, petits couteaux, chapelets, ciseaux, bénitiers, amulettes…
Or, ce n’est pas tout, et nous y voici enfin, il s’agit de tirer la grenouille et les bons garçons du Rox, Marcou en tête, ont défié les Normands au beau milieu du pont. À tout coup, parmi les jeux chevaleresques la grenouille est assurément le plus beau. Demandez à Jouannc. Les parapets sont combles. Le pont est trop étroit. Allons, les farauds ! Allons les héros !
Du haut de la terrasse de l’hôtel du Dayron, nobles dames et chevaliers contemplent le tournoi rustique. Marcou a jeté son justaucorps de velours, il a saisi le court bâton de cormier, qui est l’arme de cette joute populaire.
Allons ! les Normands ! Allons ! les Bretons ! Les chevaliers se battront demain. Nous autres, aujourd’hui, tirons la grenouille !