À la plus belle (1877)/Chapitre 1

Albin Michel (p. 5-14).

A LA PLUS BELLE



I

LA RANCE


J’avais un frère aîné qui était un saint ici-bas. Il marchait doux et ferme dans la vie. Dieu lui avait donné d’amères tristesses. Il adorait la volonté de Dieu. Que de fois pourtant je vis sa tête, chauve avant l’âge, s’incliner sous le poids des découragements mystérieux !

J’étais enfant lorsqu’il pensait déjà, c’est-à-dire, hélas ! alors qu’il souffrait. Je m’étonnais de voir la gaîté vive succéder en lui brusquement à de longs silences où son regard distrait s’était baigné dans le vide. Il riait de si grand cœur ! Un homme peut-il être triste et gai ? heureux et à la fois malheureux ? Pauvre frère ! ami si cher ! la mort l’a pris et je ne l’ai pas vu à sa dernière heure.

Je vins, une nuit d’hiver, à Saint-Malo, la ville lugubre et parcimonieuse où pas une goutte d’huile[1] n’est dépensée à éclairer le passant qui s’égare : je vins, cherchant dans les ténèbres la maison de mon frère. Jadis, quand j’arrivais, savais-je si la ville avare et marchande était ou non éclairée ? mon frère était là qui m’attendait et qui me conduisait au logis.

Cette fois personne !

Et je pense que j’étais complice du hasard qui m’égarait dans les rues. Je fuyais d’instinct la maison où il n’était plus.

Oh ! notre mère en larmes, mes sœurs pâles et les pauvres enfants habillés de deuil ! Dans le salon, quand on me vit, ce fut un grand gémissement.

Auguste, notre pauvre ami ! notre frère bien-aimé ! l’honneur et le joie de la famille !… Ma mère m’embrassa et me montra le Ciel.

Sur les bords de la Rance, la rivière enchantée, nous allions tous deux bien souvent. C’était un marcheur intrépide. Il aimait la grande route, et je ne le vis jamais si heureux que les matinées de voyage, quand nous tournions le dos à Saint-Malo, ce lourd paquet de maisons marchandes où manquent l’eau douce et l’air libre.

La Rance et les grèves du mont Saint-Michel, la route de Châteauneuf et la digue de Dol, c’étaient ses amours. Quand il était là, tête nue, les souliers poudreux, la sueur au front, il revivait. Sa gaîté revenait toute jeune.

Ces pages, inspirées par les lieux qu’il aimait : les belles rives de la Rance, le splendide horizon des grèves ; ces pages où passeront les impressions qui nous étaient communes, sont à lui plus qu’à moi.

C’est pour cela que son nom chéri est tombé malgré moi de ma plume sur la première de ces pages.

La rivière de Rance à sa source vers le bourg de Saint-Jacut-en-Terre, dans les Côtes-du-Nord. Au-dessus de Dinan, ce n’est guère qu’un ruisseau. Au-dessous du Dinan, elle s’élargit brusquement. À la plaine de Saint-Suliac, elle devient si grande, que la Loire et la Seine passeraient ensemble dans son lit sans trop se coudoyer.

Il est vrai de dire que la plaine de Saint-Suliac est déjà plutôt une grève qu’une rivière, car la marée s’y fait sentir comme en rade.

À mer haute, c’est un beau lac entouré de collines harmonieuses, et dont les vagues viennent baigner les baies blanches du rivage. Du côté de l’Ille-et-Vilaine, la rive s’encaisse et se festonne, creusant au fleuve des réduits profonds que surplombent les falaises rocheuses.

Il n’est pas rare de trouver sous ces hautes murailles calcaires des habitations, grises comme la coquille d’une huître, qui se collent au roc, derrière l’abri d’une petite jetée en pierres sèches. On ne les aperçoit point des bords de la falaise, mais le feu de tourbe et de bois charrié qui brûle lentement dans l’âtre envoie sa noire fumée et révèle l’existence de ces amphibies humains.

Çà et là un moulin, aménagé pour tourner aux flux et retourner au reflux, chante ses trois notes plaintives. Dans le petit parc marneux qui l’entoure, des oies fouillent la fange et laissent leurs restes aux canards, ces parias de la race palmipède.

Au milieu de la rivière, il y a une île verte habitée par les alouettes de mer. Cette île, jolie comme une jolie page de Bernardin de Saint-Pierre, donne raison à la poésie du XVIIIe siècle. Néanmoins il y manque les chers peupliers, la grotte et le tombeau d’un sage, ami de l’Être suprême, mais ne connaissant pas le bon Dieu.

De nos jours, cette belle et sereine rivière est sillonnée de mille embarcations. Les gabares des riverains, sortes de barges à quille non pontées, mettent leur voile brune au vent dès qu’il y a une corde de bois, trois douzaines d’œufs et une couple de poulets à la ferme. Les bateaux de plaisance louvoient et jouent ; les barques de pêcheurs traînent le lourd chalut au fond de l’eau ; enfin, par un gai soleil, le paquebot le Dinannais déroule les longs anneaux de sa fumée sombre ou bleue, agite ses deux nageoires dans l’écume, et glisse, rapide comme une flèche, emportant pleine cargaison d’Anglais ennuyés. Là-bas, à l’arrière, voici miss Anna, la poétique enfant, qui trempe son quatorzième biscuit dans son huitième verre de madère. Encore préfère-t-elle le sherry, cette diaphane et frêle créature !

Au temps où va se passer notre récit, il n’y avait sur la Rance ni bateaux à vapeur, ni Anglais. Quant à miss Anna, elle n’était pas encore poitrinaire. Miss anna n’est poitrinaire que depuis l’époque où John Jonhson de Johnson-House, son daddy, (papa) a cessé de labourer la terre ou de porter la balle, pour gagner une douzaine de millions à fabriquer des petits couteaux.

Johnn Johson, esq., sa fille Anna, son fils sir John Johnson, M.. P.., lady Bridget Johnson, femme de sir John, et l’honorable Johnnie Johnson, leur enfant de quatre ans, tout cela sent le Strand à plein nez, le Strand moderne, le gaz, la houille, la vapeur, l’apoplexie, le thé-panacée, le caoutchouc, le spleen, l’horrible odeur de Londres au XIXe siècle.

La Rance est la rivière des Anglais. Depuis Saint-Servan jusqu’à Dinan, vous ne voyez que blancs cottages où Johnson, esq., Davidson, esq., Stevenson, esq., Anderson, esq., etc., engraissent, rugissent et dorment auprès de miss Anna, qui maigrit et pâlit.

J’ai vu inscrit sur la porte d’un cabaret ce brutal témoignage de la conquête : Ingliche Spauquire (English spoken here).

Miss Anna donne des bibles presbytériennes aux petits enfants John Johnson, esq., a appris au postillon de Châteauneuf ces contorsions bizarres de l’écuyer anglais qui semble souffrit de la colique incurable. Lady Margaret Fitfullikankrie, du château de Screw, auprès de Clackgmannan, trouvant le nom de Châteauneuf trop difficile à prononcer, l’appelle Tchêtiouniou, et sourit comme savent sourire les Anglaises qui avaient toutes leurs dents lors de la jeunesse du dieu Wellington.

La Rance est une rivière perdue.

En 1469, la Rance était une rivière bretonne de la source à l’embouchure. Elle était aussi belle qu’aujourd’hui, avec les grandes forêts de ses coteaux, les manoirs sombres, demi-cachés derrière les chênes et les flottilles qui glissaient au reflux pour approvisionner le marché de Saint-Malo.

Le manoir du Roz était situé à l’extrême sommet de la montagne qui suit immédiatement Châteauneuf dans la petite chaîne formant comme l’arrête des côtes bretonnes. Cette colline est plus haute que celle de Châteauneuf. Sa croupe méridionale descend à la Rance. Du côté du nord-est, son autre pente ondule au loin et va rejoindre le marais de Dol, au-dessus de la mare Saint-Coulman.

Au XVe siècle, depuis le sommet de la montagne jusqu’au pays plat, c’était comme une forêt, tant les arbres de haute venue abondaient alentour. Le manoir s’élevait au centre d’une esplanade découverte, terrain de lande, formant une pelouse maigre et rase comme une tapis.

Le manoir était une grande maison de structure irrégulière, basse d’étage, avec des toits énormes. Le corps de logis se flanquait de deux ailes inégales, dont l’angle rentrant était armé de deux tourillons symétriques, placés comme des gonds à l’articulation d’une porte. Trois autres petites tours, une à droite, deux à gauche, terminaient la saillie des ailes.

Cette disposition pittoresque et en quelque sorte fanfaronne, exagérait, de loin, l’importance du manoir du Roz, et lui donnait une physionomie de place forte. Mais, en réalité, à part les murs de la cour et les meurtrières de parades percées aux flancs des tourillons, il n’y avait aucun moyen de défense. L’esplanade, presque circulaire, était fermée par une haie de houx taillés qui valait trois fois la meilleure des grilles. Elle s’étendait surtout vers le nord, où son plan fléchissait en une sorte de ravin pierreux et nu.

De ce côté, au-delà de houx robustes qui formaient la haie centenaire, c’était un pêle-mêle d’arbres de toute taille et de toutes essences, venus là comme le hasard les avait semés. Le pin agitait ses branches poilues au vent vif de la rivière, entre les chênes tordus et les magnifiques châtaigniers. Le hêtre arrondissait ses attaches fermes, dont les contours réveillent l’idée de la beauté humaine, parmi les troncs flexibles des frênes. L’écorce blanche des bouleaux tranchait çà et là dans l’ombre. Le tremble frissonnait comme un vieillard frileux dont les cheveux grisonnent. Le charme au feuillage opulent cachait ses branches cagneuses sous sa verdure et jetait un brillant manteau de feuillée sous ses pousses difformes. Tout cela était riche, vigoureux, prodigue.

En tournant vers l’est, on trouvait des guérets qui descenddaient du vallon de Châteauneuf. Au sud, une autre forêt, coupée de champs et de prairies, étageait ses groupes d’arbres qui se détachaient vivement et semblaient bondir sur la pente. A l’ouest, enfin, s’étendait la lande montueuse où passe maintenant la route de Saint-Malo.

La vue était libre aux quatre aires de vent. Rien ne la bornait, sinon la ligne lointaine et parfaitement circulaire de l’horizon, ce qui est rare en Bretagne, où les aspects tendent partout à se concentrer. On voyait le cours de la Rance avec ses îles riantes et la dentelle capricieuse de ses rives ; on voyait Dinan, la ville charmante, et Châteauneuf, le site qui n’a pas son pareil à dix lieues à la ronde, Saint-Jouan des Guérets montrait à l’opposite de sa flèche lourde. Du côté du Marais on découvrait Saint-Méloir des Ondes, l’Islemer, Dol, Pleines-Fougères, vingt autres bourgs et villages, le profil de Cancale, et, à perte de vue, derrière les vapeurs légères, le fantôme voilée du mont Saint-Michel.

En cette année 1469, François II régnait en Bretagne, Louis XI gouvernait la France, Édouard IV tenait le trône d’Angleterre, et Charles le Téméraire avait succédé depuis deux ans à son père Philippe le duc de Bourgogne. Il y avait huit ans que Louis XI avait brisé la ligue du Bien public ; Louis XI était sorti sain et sauf du château de Péronne, où la lourde main de Bourguignon avait pesé un instant sur son épaule ; Louis XI avait réduit à l’obéissance le duc de Berry, le comte de Charolais et le duc de Bourbon ; Dunois, vieillard, cherchait un refuge à la cour de Bretagne ; Édouard IV, payé, restait en paix ; la Castille et l’Aragon envoyaient à Paris des gages d’alliance ; l’Allemagne, occupée à ses discordes intestines, restait neutre.

Louis XI respirait. Son repos n’était pas un sommeil. Louis XI, en reprenant haleine, taillait de la besogne à ses voisins. Il regardait à l’est de la Bourgogne, à l’ouest de la Bretagne, deux nobles contrées, et il se disait : « Tout cela est à moi, parce que tout cela est la France ».

Le duc de Bourgogne était un prince de méchante humeur, qui rendait trois coups de massue pour un coup de gaule : Louis XI le laissa de côté jusqu’à voir ; François de Bretagne, au contraire, avait un tempérament pacifique, Louis XI se tourna un matin vers le Mont Saint-Michel, cette abbaye forteresse qui domine la côte de Bretagne ; il se souvint à propos d’une grande dévotion qu’il gardait depuis son enfance à l’archange vainqueur du dragon, et d’un vœu qu’il avait pu faire autrefois.

Il dit à maître le Dain, son barbier, au château du Plessis, où il faisait sa résidence

– Je partirai demain pour le pays normand. La renommée affirme qu’on voit chaque année cent mille pèlerins agenouillés devant l’image de saint Michel archange ; le roi de France en veut grossir le nombre.

Le roi de France voulait surtout regarder de plus près la Bretagne. Le roi de France avait aussi l’idée de placer sous l’invocation de saint Michel son nouvel ordre de chevalerie, une machine de guerre qu’il avait inventée pour serrer le mors aux vassaux trop fougueux.

Laissons le roi Louis XI quitter les bords enchantés de la Loire et chevaucher le long des guérets normands. Allons l’attendre en Bretagne, en ce bon manoir du Roz, qui avait une si belle vue et qui faisait face au mont Saint-Michel.

C’était au mois d’août. Le cadran solaire aux lignes presque effacées, qui présentait son triangle pointu au midi du manoir, marquait dix heures. Au beau milieu de l’esplanade se dressait une quintaine ou mannequin de bois, tournant sur un pivot. Cette quintaine figurait grossièrement un Anglais qui tenait à la main un fort bâton de cormier. Le bois du mannequin était lourd et massif ; le pivot, fraîchement huilé, jouait le mieux du monde, en sorte que le moindre effort faisait tourner la quintaine, qui lançait à l’aveugle de beaux coups de bâton.

Deux cavaliers étaient là qui s’escrimaient contre elle : un soldat qui avait atteint l’âge viril, et un adolescent dont la lèvre s’ombrageait à peine de ce duvet follet, précurseur de la moustache.

L’adolescent était gracieux de visage et de corps. Sa taille souple et un peu frêle ondulait aux bonds du généreux cheval de guerre qu’il montait. Il portait déjà l’armure comme il faut ; des bords de son casque s’échappait une abondante chevelure brune à reflets châtains ; ses grands yeux bleus pétillaient d’audace et de gaieté.

L’homme d’armes qui semblait diriger ses exercices était remarquablement beau ; il paraissait avoir trente et quelques années ; son teint était brun, ses cheveux blonds, presque aussi épais que ceux de l’enfant, se frisaient en boucles plus courtes. Une moustache blonde aussi et fine comme de la soie rabattait ses deux longues mèches en passant par-dessus la mentonnière du casque.

Quand l’or efféminé de ces molles chevelures encadre un visage mâle bruni par le soleil des batailles, c’est un effet imprévu, un contraste étrange : cela produit une beauté riche et fière qui fait rêver aux récits chevaleresques. Grave et un peu triste qu’elle était, la figure de l’homme d’armes exprimait une franchise naïve, une bonté sans bornes et cette simplicité loyale qui accompagne, bien plutôt qu’elle n’exclut la véritable intelligence.

Il était plus grand que l’adolescent. Sous l’armure, tous ses mouvements avaient une si merveilleuse aisance, que le fer de ses brassards semblait élastique et doux comme la moelleuse étoffe du vêtement des châtelaines. Il s’asseyait d’aplomb sur son robuste cheval, trouvant la grâce sans la chercher, et offrant à son insu, peut-être, le plus admirable type de ces superbes combattants que le canon naissant et déjà vainqueur allait réduire à l’impuissance.

Les exercices de l’adolescent et de l’homme d’armes avaient deux spectateurs, quatre spectateurs, dirions-nous, s’il est permis d’appliquer ce substantif à de nobles animaux comme Ferragus et Dame-Loyse, lévriers de race.

Ferragus et Dame-Loyse gambadaient sur le tertre, le lévrier était fauve, avec une croix blanche entre les deux oreilles la levrette était noire, sans tache ; elle avait un père illustre, Maître-Loys, lévrier noir du pays de Saint-Brieuc, qui avait fait autrefois l’admiration de la cour de Bretagne. Les deux autres spectateurs, ou mieux spectatrices, n’étaient point sur l’esplanade. À la façade du château qui regardait cette partie du tertre et que le soleil ne frappait point encore, on voyait deux fenêtres ouvertes. À chacune de ces fenêtres une femme se tenait.

La posture d’une femme n’est jamais un détail indifférent. C’est en général quelque chose d’éloquent, à ce point que dix pages d’explications n’en pourraient dire si long qu’un simple croquis. La première et la plus âgée de ces femmes était franchement accoudée sur le petit balcon de fer qui défendait la croisée principale ; celle-là n’avait rien à cacher. Mais l’autre femme, femme tout au plus, enfant plutôt, et jolie se reculait dans l’ombre de son embrasure et donnait toute son attention à une belle broderie de liane à fils d’or, qu’elle avait sur le métier.

La dame du balcon était jeune encore et charmante un visage doux, fier et mélancolique ; mais les cheveux abondants qui tombaient en bandeaux remiés à la berthe, le long de ses joues un peu amaigries, étaient tout blancs. On disait que les beaux cheveux de madame Reine avaient ainsi blanchi en une seule nuit, la nuit où elle reçut la nouvelle de la mort de messire Aubry de Kergariou, son chevalier.

La jeune fille à la broderie avait au contraire des cheveux de jais sur un front blanc comme le col des cygnes.

Madame Reine contemplait l’adolescent de tous ses yeux et souriait de ce sourire à la fois triste et heureux des mères veuves.

Jeannine, la gentille brunette s’occupait bien sagement de sa broderie, et c’était d’un œil sournois et malin qu’elle regardait le bel adolescent chevauchant sur la pelouse.

  1. Il y a longtemps maintenant que Saint-Malo est éclairé au gaz comme tout le monde.