A la galerie Georges Petit - Peintres d’il y a cinquante ans

A la galerie Georges Petit - Peintres d’il y a cinquante ans
Revue des Deux Mondes5e période, tome 57 (p. 391-407).
À LA GALERIE GEORGES PETIT
PEINTRES D’IL Y A CINQUANTE ANS


I

Il y a cinquante ans, un bonhomme chargé d’une grande boîte au dos, comme d’un sac de soldat, suivait souvent le chemin de Fontainebleau à Barbizon, à travers la forêt. C’était un marchand de couleurs qu’on appelait le Père Desprez. Sa boîte était remplie d’ocres, de laques, de couleurs animales et autres précieuses « vessies. » Il allait tâcher de les écouler chez quelques peintres qui habitaient alors la lisière de la forêt, là où commence la plaine de Bière. La route est longue de la ville au village et le Père Desprez avait le temps de songer. « Il y a longtemps que je n’ai rien vendu à M. Millet ni à M. Rousseau. Ils me prendront bien mon ocre jaune, ma terre d’ombre brûlée, mon blanc d’argent et un flacon d’huile grasse. Si M. Troyon est là, il m’achètera un peu de laque rose et de jaune indien. Il faudra voir les cliens du Père Ganne. Ça serait bien malheureux si aucun de ces bons messieurs n’était là, ni M. Jacque, ni M. Aligny, ni ce monsieur dont j’oublie le nom, qui a une jambe de bois et qui me prend tant de jaune de Naples… » Et le bonhomme allait son chemin, qui est un des plus beaux sur terre, passant entre les hauts troncs des futaies, puis descendant et remontant la Gorge aux Néfliers, faisant sonner sous sa canne les cailloux d’Apremont, enfin foulant le tapis silencieux du Bas-Bréau. Il y a des fées dans la Forêt de Fontainebleau. De temps immémorial, leur baguette d’or troue le haut dais des chênes, touche le menu peuple des fougères et les change en dentelles merveilleuses, les roches moussues et les change en ruminans antédiluviens couverts de housses somptueuses, les troncs foudroyés et en fait des candélabres d’argent. Quoi d’étonnant si, quelque après-midi d’été, le marchand de couleurs las de la route, s’est étendu sous un des beaux chênes du Dormoir, assoupi par la lourde chaleur d’Apremont, et s’il a rêvé. Étant éveillé, il croyait sincèrement porter sur son dos des trésors. Le sommeil aidant, que ne voyait-il pas sortir de sa boîte ! Ses ocres étaient des louis d’or, ses cobalts étaient des saphirs, ses verts des émeraudes, ses laques jaunes des topazes, ses vermillons des rubis : tout cela bougeait, roulait, scintillait au soleil. Il avait des millions dans sa boîte ! La peur qu’un passant ne la lui dérobât le réveillait en sursaut. Et il reprenait sa marche vers l’auberge du Père Ganne, bien sûr qu’il avait fait un rêve...

Ce n’était pas un rêve. Entrons à la galerie Georges Petit, où est l’exposition des chefs-d’œuvre de l’Ecole française au XIXe siècle, organisée par Mme la marquise de Ganay. Les 171 tableaux, réunis ici, ont été assurés pour une somme de 12 millions. La plupart des plus rares et des plus admirés sortent de ce qu’on appelle de ce nom générique : l’École de Barbizon, école où il n’y a que des maîtres et qui comprend, avant tout. Millet et Rousseau, Jacque et Diaz, puis, par extension, Troyon, Dupré et même Corot, bien que l’un habitât l’Isle-Adam, l’autre Ville-d’Avray et qu’ils ne vinssent guère dans la forêt, et enfin, si l’on veut, Barye et Daumier, pour les belles soirées qu’ils passèrent dans la grange de Rousseau, et pour les projets de travail en commun qu’ils y firent. Douze millions ! Quels yeux ouvriraient ces pauvres gens s’ils entendaient ce chiffre ! Quelle stupeur si, passant rue de Sèze et cherchant à distinguer derrière la haie des admirateurs, quels sont ces trésors gardés comme le Régent, ils reconnaissaient les pauvres toiles qu’ils trimballaient sous leurs bras, de boutique en boutique, sans trouver un acheteur ! Millet se rappellerait ses retours à son petit atelier de la rue de l’Est, au coin de la rue d’Enfer et de la rue du Val-de-Grâce, triomphant lorsqu’il rapportait vingt francs d’un tableau vendu à quelque marchand magnifique et téméraire, — et ses plus lamentables retours à Barbizon lorsqu’il n’avait pu placer une seule toile et qu’il lui fallait dire, en descendant de la patache, à ses enfans accourus, les mains quêteuses de jouets, de gâteaux : « Ah ! mes pauvres enfans, je suis parti trop tard, la boutique de la marchande était fermée ! » Rousseau se rappellerait le saisissement qu’il éprouva, un jour de mai 1840, lorsqu’il décacheta une lettre portant cet en-tête : « Ministère de l’Intérieur, Direction des Beaux-Arts. Avis de la commande d’un tableau de paysage » et qu’il lut : « Monsieur, j’ai l’honneur de vous annoncer que M. le ministre de l’Intérieur a arrêté, le 25 du courant, que vous exécuteriez, au compte de son département, un tableau de paysage et qu’il a alloué pour ce travail une somme de 2000 francs. » Et, le premier éblouissement passé, à tant de munificence de quel cœur il souscrivait à la phrase qui suivait : « M. le ministre aime à penser que vous apporterez à l’exécution de ce tableau tous les Soins nécessaires pour justifier la confiance de l’administration. » Dupré reverrait cette triste cour des Messageries où il allait embarquer son ami Rousseau pour le beau pays de la Creuse, incapable de le suivre, faute d’avoir pu vendre un tableau le vingtième de ce qu’on l’estime aujourd’hui. Et Corot ! Corot qui vécut presque toute sa vie au milieu de toiles invendables, retournées au mur ! Corot avait quarante-quatre ans, lorsque se réalisa pour la première fois, à ses yeux étonnés et ravis, la forme humaine d’un acheteur. Certes, il ne manquait pas d’imagination. Il imaginait sans peine des nymphes dansant sous les grands chênes, Orphée élevant sa lyre vers le soleil, des Silènes lutines sur les gazons, mais la figure d’un acheteur, un acheteur véritable, — je veux dire un acheteur qui achète, — jamais, dans ses plus folles chevauchées Imaginatives, il n’avait rencontré ce mythe des ateliers de 1840 !

Et pourtant toutes les toiles que voici ont été achetées, rachetées, disputées au feu des enchères publiques, chaque coup de marteau du commissaire-priseur s’abattant sur un chiffre plus sonore. On les a serrées dans des coffres-forts comme des joyaux. On se les est disputées, comme des drapeaux dans la bataille, on les a pleurées à leur départ ou saluées à leur retour comme des enfans. Nul poète d’alors n’eût enfanté chimère semblable. Dumas lui-même, dont le buste s’épanouit au milieu de cette salle, n’eût osé prétendre à ce triomphe pour toutes ces œuvres qu’il connut, qu’il aima et qu’il défendit. S’il entrait ici, malgré toute sa faconde, il resterait court. « Sont-ils bêtes ! hein, sont-ils bêtes ! » criait Daubigny une année que des amateurs venaient de lui commander pour 80 000 francs de tableaux. Que dirait Daubigny aujourd’hui : « Sont-ils fous ! sont-ils fous, ces gens du XXe siècle ? Que s’est-il donc passé depuis nous ? » Et il se croirait transporté dans un monde fabuleux

Ce monde, c’est le nôtre et nous le trouvons banal. Ce qui est fabuleux pour nous, c’est celui où vécurent ces artistes. Il nous paraît aujourd’hui si lointain qu’à peine par l’imagination nous pouvons le rejoindre.il ne s’est écoulé que cinquante ans, mais la vie et l’âme de l’artiste y ont plus changé, qu’auparavant, en cinq siècles. Si les journaux faisaient pour l’Art ce qu’ils font pour la vie politique et mondaine d’autrefois : sa chronique centenaire ou cinquantenaire, le contraste nous saisirait à tout instant. Nous verrions cette génération de 1830 que nous touchons presque, dont les œuvres sont, là, radieuses comme au premier jour, se mouvoir dans une atmosphère que nul ne respire plus.


II

« On entrait alors en peinture comme on entre en religion, écrit le peintre Frédéric Henriet, dans ses Campagnes d’un Paysagiste, en fermant derrière soi la porte qui ouvre sur le monde, en rompant avec la famille irritée ; car « faire de l’art, » il y a un demi-siècle, c’était « mal tourner, » et la crainte salutaire de cette sorte d’excommunication retenait les vocations douteuses et les caractères pusillanimes... » Si la famille n’était pas toujours « irritée, » elle était du moins hostile et narquoise, comme celle de Corot, ou anxieuse et plaintive, comme celle de Millet, jamais glorieuse. « Mon cher enfant, écrivait la grand’mère de Millet en 1846, tu nous dis que tu vas travailler pour l’Exposition, tu ne nous dis pas s’il t’est revenu quelque avantage de ces quantités de tableaux que tu as exposés au Havre. Nous ne pouvons comprendre pourquoi tu as refusé la place du collège de Cherbourg. Vois-tu ailleurs un plus grand avantage qu’au milieu de tes parens, de tes amis ?... » Et, quelques ans plus tard, sa mère : « Mon cher enfant, tu nous dis que tu as bien envie de venir nous voir pour passer quelque temps avec nous. J’en ai bien envie aussi, mais il paraît que tu n’as pas grands moyens : comment fais-tu pour vivre ? Mon pauvre enfant, quand je m’affecte à penser à cela, j’en suis bien mal à l’aise. Ah ! j’espère que tu viendras nous surprendre au moment où nous y penserons le moins ; pour moi, je ne sais ni vivre, ni mourir, tant j’ai grande envie de te revoir... Il se passe ici un triste temps pour tout le monde : il fait un vent qui brûle tout, on ne sait que faire des animaux : ils souffrent la faim ; le grain est mal nourri, à sept francs le boisseau. Et il faut payer l’impôt, les rentes et toutes les affaires de la maison. J’ai bien négligé de t’écrire, vu que je m’attendais que tu viendrais dans le courant de l’été, mais le voilà passé : nous avons pourtant bien envie de te voir... Mon pauvre enfant, si tu pouvais venir avant l’hiver ! J’ai une grande envie de te revoir encore une pauvre fois !... Dis-nous comment tu vas, si tu as de l’ouvrage, si tu gagnes bien, si tu vends tes tableaux... »

Vendre ses tableaux, c’était, à cette époque, la pierre philosophale. Millet n’y parvenait guère et cet alchimiste en train de transformer des terres en une matière dont un seul morceau devait atteindre un jour plus d’un demi-million, ne pouvait trouver, en 1851, les quelques sous qu’il eût fallu pour aller à Cherbourg ; sa mère l’attendit, en vain, jusqu’à en mourir. Si le poète dit vrai, quand il dit :


L’homme est un apprenti, la douleur est son maître.
Et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert,


les artistes de cette époque ont été formés à la bonne école et, dès leur jeunesse, ils ont connu ce que les épaules humaines peuvent ou non porter.

Le premier effet de cet apprentissage, ce fut le respect profond de leur Art. On aime ce qui a tant coûté. Les plis que prend l’âme en ses premiers repliemens ne s’effacent jamais. Tel était le pli du sérieux dans ces âmes d’artistes, âmes légères, pourtant, éprises de couleurs, d’air, d’atmosphère, de sourires. Sans doute, il s’y glissait aussi de la gaieté, de la gaminerie, de la gauloiserie même et l’auberge du Père Ganne ou la grange de Rousseau, — aujourd’hui convertie en église, l’église de Barbizon, — n’ont pas uniquement retenti des versets de la Bible ou de Dante. Mais autre chose est la détente d’une âme harcelée vers un but difficile, autre chose est l’habituel scepticisme d’un dilettante. Et il y avait, toujours, un point sur lequel ces religieux ne toléraient aucune plaisanterie : l’Art. Un jour, un jeune homme risquant des doutes sur l’utilité de cette profession, le père Corot, fort bonhomme sur tout le reste, le remit rudement à sa place : « Je n’admets pas de plaisanteries sur la peinture, » dit-il. Ce n’était pas la vanité qui les faisait parler ainsi : c’était la passion de leur métier, le métier le plus décrié du « bourgeois, » le plus honni, le moins profitable, — le plus beau.

Ceci est le premier trait qui sépare ces artistes des nôtres. Ils aimaient leur métier et ils n’aimaient pas toujours leur peinture, du moins ils la croyaient très perfectible et s’efforçaient sans cesse au progrès. Les nôtres aiment leur peinture comme tout ce qui vient d’eux, et n’aiment pas au fond leur métier. Leur métier n’est pas un but, mais un moyen : moyen de parvenir à une autre situation sociale. Ils jouent cette carte comme ils en joueraient une autre, pour gagner la partie mondaine, et « arriver. » Ils annoncent que l’art est l’atout simplement parce qu’ils en ont beaucoup dans leur jeu. Sans doute, lorsque Rousseau était invité à Compiègne, lorsque Rosa Bonheur voyait l’Impératrice venir à By lui apporter elle-même la croix, ou lorsque le père Corot se trouvait entouré, fêté par une armée de disciples, ils éprouvaient les mêmes sentimens de tout autre artiste de nos jours. Mais cela ne changeait pas leur vie. La bourrasque passée, le prix payé ou la croix obtenue, ils se remettaient à piocher, n’ayant que ce désir au cœur : « Faire une bonne chose pour leur montrer qu’on n’a pas volé ça. » Les honneurs leur venaient trop tard pour changer leurs habitudes. Quand la fortune nous regarde sur le tard, elle ne nous fait plus assez de bien pour nous rendre indigne d’elle : l’argile humain demeuré longtemps au feu de l’épreuve a pris son contour définitif.

Aimer son métier ne suffit pas pour le bien faire. Pourtant aucun don ne supplée à la passion et la passion supplée à bien des dons. Nous en avons ici le plus typique exemple. Peu d’hommes eurent moins de talent naturel que Ingres. Très peu, tenant un pinceau, virent moins le rapport des couleurs, perçurent un si petit nombre de transitions entre une nuance et une autre. Peu, enfin, imaginèrent moins aisément, dès qu’ils n’étaient plus soutenus par le modèle, un geste, une attitude, une inflexion à la fois significative et juste, ha Stratonice, l’Angélique, le Paolo et Francesca, la Muse du Cherubini semblent des gageures. Mais Ingres aimait son art à la passion, jusqu’à la jalousie, à la férocité. Il s’acharnait à réaliser le peu de beauté qu’il apercevait nettement : la beauté des lignes. Il n’imaginait pas un autre but possible à sa vie. Son sang ne coulait, son cœur ne battait que pour cela. Il a fait des chefs-d’œuvre. Il y en a deux ici : le Portrait du comte Molé et le Portrait de la comtesse d’H… qui sont le triomphe de ce que peut la volonté portée à son maximum par la passion de l’Art et servie par un minimum de moyens.

Le second trait de ces artistes d’antan, c’est leur solidarité. Les épreuves subies en commun leur avaient appris la valeur de L’entr’aide. La longue attente du succès, à la porte des Salons qui leur était fermée, des amateurs ou des marchands de tableaux qui ne leur était qu’entr’ouverte, leur avait permis de se juger, de se jauger en toute indépendance, de se critiquer franchement, S’étant connus tous dans l’attitude où l’homme est le moins antipathique à l’homme, — dans la peine, — il ne leur a pas été impossible de s’aimer. La plupart des maîtres représentés ici, se sont secourus, parfois avec des délicatesses infinies. On sait l’histoire de Corot et de Daumier, mais il faut la redire comme on redit les histoires de saint Vincent de Paul. Un jour Corot apprend que Daumier, la vue très affaiblie, ne peut plus travailler, qu’il est sans ressources, qu’il ne peut plus payer son terme, à la petite maison qu’il habite à Valmondois, que son propriétaire va l’expulser. Corot pose sa palette, part pour Valmondois, cherche le propriétaire de la maison, la lui achète, sans marchander, passe l’acte et, une fois les titres en main, les envoie à Daumier, avec ces mots sur un bout de papier : « Cette fois, je défie bien ton propriétaire de te mettre à la porte. »

Ceci n’est rien. Venir en aide à un confrère qui se ruine ou qui se meurt, c’est une vertu qu’on montre encore de nos jours : c’est de la charité facile, parce qu’elle ne coûte qu’à la bourse. Mais en dire du bien, louer sa peinture, y convier la foule, non pas lorsque l’auteur est malade ou aveugle et qu’il n’en fera plus, mais quand il est là, jeune encore, plein d’œuvres à venir et de rivalités éventuelles, voilà l’héroïsme professionnel. Cet héroïsme, les artistes d’ici l’ont eu. C’est Rousseau qui a sauvé Millet maintes fois du désespoir. C’est Dupré qui a sauvé Rousseau. C’est Diaz qui a acheté un Corot refusé par les amateurs. C’est Troyon qui a acheté un Delacroix. C’est Stevens qui a cherché des acheteurs aux tableaux de Millet ; c’est Daumier, Barye, qui ont partout répandu son nom avec Dupré et Daubigny. Il y eut un jour où la misère planait sur la petite maison de Barbizon. « Au secours ! au secours ! je naye, je naye ! » s’écriait Millet en imitation de Panurge. Une toile exposée par lui en 1855, Paysan greffant un arbre, un chef-d’œuvre, restait là, invendue. Tout d’un coup, on apprend qu’un Américain se présente, l’admire, en offre 4 000 francs. 4 000 francs un tableau de Millet ! personne n’y veut croire. Comme c’est Rousseau qui l’a découvert, on l’entoure, on le presse de questions : « Ah çà ! comment est-il donc fait cet Américain, ce pionnier, ce maître de l’or ? Êtes-vous bien sûr de son identité, Rousseau ; n’est-il pas un élève de Cagliostro et ne vous donnera-t-il pas un lingot de chrysocale ou une banknote sur les brouillards du Pactole ? » Mais Rousseau restait impénétrable et un long temps se passa avant qu’on découvrît qu’il n’y avait jamais eu d’autre Américain enthousiaste que le grand artiste, pourtant bien peu fortuné lui-même, et secret dans ses bienfaits comme dans ses douleurs.

Avec la passion de leur métier et leur solidarité fraternelle, ces artistes eurent, — et c’est, là, le troisième trait de leur physionomie, — le goût et le culte du bon sens. Une théorie, fort banale aujourd’hui, veut que le génie soit une des formes de la folie, et que notamment la faculté créatrice en art naisse d’un déséquilibre. En attendant que la physiologie ait fait assez de progrès pour le démontrer, l’histoire le dément. La plupart des génies novateurs, en art, ont été supérieurement équilibrés : ce sont les « avortés » qui ne le furent pas, les pasticheurs et les suiveurs de modes. Ici, quels sont les plus grands novateurs ? Ce sont Delacroix, Rousseau et Corot. « Je n’ai jamais connu homme mieux équilibré, » dit de Corot le peintre Frédéric Henriet. Rousseau était un sage, et c’était sa femme qui était folle. Dans quelque milieu qu’on le mît, il paraissait tout de suite le plus sensé, le plus réfléchi, le plus judicieux de tous. On ferait un beau recueil de ses pensées, le bréviaire d’un panthéiste, comme eût dit Jean Lahor, quelque chose de calme, de lumineux et de solide. Quant à Delacroix, l’auteur de tant de peintures fougueuses, il était classique en littérature, prudent en réforme sociale, en politique, mesuré jusque dans la conversation. Pour l’art, il était intraitable : « La vraie supériorité n’admet aucune excentricité, écrit-il dans son Journal à la date du 31 août 1855. De prétendus hommes de génie, comme nous en voyons aujourd’hui, remplis d’affectation et de ridicule dont l’idée est toujours obscurcie par des nuages, qui portent, même dans leur conduite, cette bizarrerie qu’ils croient un signe de talent, sont des fantômes de peintres, d’écrivains, de musiciens. Ni Racine, ni Mozart, ni Michel-Ange, ni Rubens ne pourraient être ridicules de cette façon-là. Le plus grand génie n’est qu’un être supérieurement raisonnable. »

Ce n’est point, non plus, un révolté. Il n’est point rare d’entendre dire que l’éducation classique étouffe l’originalité d’un jeune artiste, que le voyage de Rome égare ses dons natifs et que les grands novateurs ont été de grands ignorans. Cela ne se soutient pas devant l’histoire. Il y a, ici, un paysagiste, qui est allé plusieurs fois en Italie, qui en a fort admiré les sites et les maîtres, qui les a recommandés à ses jeunes confrères : c’est Corot. Il y en a un autre qui n’y est jamais allé et n’a pris conseil que de lui-même : c’est Troyon. Qui dira que Corot est moins original que Troyon ? Millet était un passionné du Poussin. Il a commencé par faire des copies de Boucher et, jusqu’à la fin, il admira les Primatice et le Rosso qu’il voyait au palais de Fontainebleau. Qui croira que Millet eût pu, sans cette éducation, être plus « personnel ? » Delacroix avait été l’élève de Gros et de Guérin. Le respect des maîtres, le culte de leur art et de leurs familles, le silence et la méditation, — parfois la misère, — voilà les élémens qui contribuèrent à forger ces grands caractères de novateurs : Millet, Rousseau, Delacroix, Corot.

Regardons Millet et Rousseau, deux chênes dans la forêt des hommes, hauts, droits, immuables, insensibles aux souffles qui courbent le peuplier, échevèlent le saule, affolent le tremble ; écorces rudes, ravinées, crevassées par les douleurs, sillonnées par la foudre, croissant toujours tout droit vers le même idéal, fouillant de leurs racines plus profondes toujours le même tuf, ne se cramponnant si fort à un coin de terre particulier que pour monter plus haut dans le ciel universel, ramenant leurs coudes, nouant leurs bras pour résister mieux à la tempête, aux outrages, avec plus de chants dans leurs cimes et plus de lueurs à leurs fronts qu’un orchestre n’a de murmures ou qu’un diadème n’a de feux. « Savez-vous qu’ils sont terribles, Millet et Rousseau, » disait Thoré, qui venait de les revoir après dix ans d’exil, le 29 mai 1860. « Je les ai trouvés comme des rocs, ils ont des idées inamendables. Ils sont là comme deux fakirs et rien ne peut modifier une seule de leurs idées. Quels farouches bonshommes !... » Millet né sur l’éperon de granit de la Hague, nourri de la Bible, trempé au feu de la misère et de la douleur, père de neuf enfans, patriarche respecté, chef d’école, d’ailleurs timide et zézayant ses oracles, regardait ses frères, attachés à la glèbe, avec des yeux de prophète et les retraçait d’une main de sabotier. Rien de plus auguste que sa vision, ni de plus lourd que sa facture ; mais il prenait son parti de ses chutes et de ses faiblesses, et, peu à peu, en venait à les ériger en vertus. « Un pli ! par grâce, un pli ! cette robe est en plomb... faites-lui un seul pli ! » lui demandaient des amis devant une de ses paysannes vêtues de ces chapes pesantes qu’il leur tissait impitoyablement. Mais il ne s’aventurait point à contenter ces frivoles. D’année en année, il voulait ses paysans plus frustes, ses silhouettes plus bibliques, ses lignes plus sommaires. Le mouchoir serré autour du chignon, la « marmotte » lui paraissait chose trop frivole : il en fit cette sorte de casque qu’on voit à ses glaneuses. Les sabots qui étaient aux pieds des gens de Chailly lui paraissaient trop raffinés et trop mondains : il en sculpta lui-même en plein bois, énormes, massifs, terrifians, dont il chaussa ses modèles. Sur la Terre désolée où tournoyait la nue volante des corbeaux, il entendait la voix du Prophète : « Je vous enverrai les hannetons et les sauterelles, ma grande armée... La Terre est mise à nu. Hurlez, laboureurs, car la moisson des champs est périe ! Et les ânes sauvages à toutes les bêtes ont crié parce qu’il n’y a plus d’herbe !... »

Rousseau était un tout autre homme. C’était Marc-Aurèle, descendu de son cheval d’imperator, réincarné dans un simple habitant des forêts, au XIXe siècle, loin de tous les soucis du pouvoir, et, par une ironie du sort, retrouvant dans cette humble destinée toutes les inquiétudes et toutes les tortures de son âme fine et hautaine. C’est Marc-Aurèle, avec sa belle tête impassible et sévère, mais aussi avec sa passion du mieux et son désir du juste, cachant sous son masque d’airain la pire des passions qui puisse ravager une substance humaine : la recherche de la perfection, n’ayant rien gagné à laisser le sceptre du monde pour tenir un pinceau, acharné à harmoniser des couleurs sur sa palette, au lieu d’harmoniser les actions des hommes, consumé par la fièvre de connaître les effets et les causes, par des soucis de famille : une femme folle, un ami hypocondre, croyant maintenant qu’il est plus facile de paître les peuples que de régir des images, disant parfois : « Si j’étais roi..., » s’oubliant, — ou se retrouvant assez lui-même, — jusqu’à dire un jour à l’empereur : « Un Napoléon doit être de la famille des Antonins... » prononçant enfin, aux dernières heures de son agonie, les mots qui le révèlent : « Il faut que l’Harmonie Générale se l’établisse... Elle va venir... » Comme si, au moment de se confondre avec sa personnalité première, il renonçait à cacher plus longtemps l’identité de l’âme qu’il avait fait paraître parmi les hommes.

Dans son rôle de sylvain, Rousseau était plus absorbé que Millet. Millet avait pris la plaine, Rousseau avait pris la forêt, moins humaine, moins féconde, plus mystérieuse, plus identique à elle-même à travers les âges, rejoignant mieux de génération en génération le monde antique et son horreur sacrée. Il s’identifiait avec elle. Il s’y baignait. On ne le distinguait plus des choses. On le prenait pour une ruche. « Quand j’étais à mon observatoire de Belle-Croix, dit-il, je n’osais plus bouger, car le silence m’ouvrait le cours des découvertes. La famille des bois se mettait alors en action : c’est le silence qui m’a permis, immobile que j’étais comme un tronc d’arbre, de voir le cerf à son gîte et à sa toilette, d’observer les habitudes du rat des champs, de la loutre et de la salamandre, ces amphibies fantastiques. Celui qui vit dans le silence devient le centre d’un monde. Pour un peu, j’aurais pu me croire le soleil d’une petite création, si mon étude ne m’avait rappelé que j’avais tant de mal à singer un pauvre arbre ou une touffe de bruyère... » Telles furent les âmes de ces peintres, il y a cinquante ans.


III

Maintenant, quelle est leur œuvre ? Et puisque, ici, cette œuvre est surtout celle du paysagiste, en quoi leur paysage, — le paysage de Barbizon, de l’Isle-Adamou de Ville-d’Avray, — c’est-à-dire le paysage de notre grande école française, en 1860, — diffère-t-il du paysage classique, auquel il succéda, et de l’impressionniste qui l’a suivi ? C’est ce que nous verrons nettement si nous considérons successivement sa composition, son dessin, sa valeur, sa couleur et sa facture.

La composition d’abord. Dans les paysages que nous voyons, il n’y en a pas, c’est-à-dire qu’il n’y a pas réunion arbitraire d’élémens pris dans des paysages différens et rapportés dans le même. Il y a le choix, si l’on appelle « choisir » s’arrêter au point précis d’où les lionnes se balancent et s’équilibrent le plus favorablement selon nos instincts physiologiques. Cette action de choisir est inévitable et n’a rien à faire avec l’action de composer qui est facultative. Quiconque écrit, peint, se promène, choisit un sujet, un objet ou un but. Il n’y a pas, là, plus d’idéalisme que de réalisme. Et comme après tout, Courbet ou Manet n’ont pas peint, non plus, tout ce qu’ils ont vu dans leur vie, comme il y a des millions de gens qu’ils ont croisés et dont ils n’ont pas fait le portrait et des millions d’arbres dont ils ont reçu l’ombre et qu’ils n’ont pas mis dans leurs paysages, on ne saurait dire qu’ils n’ont pas, eux aussi, choisi leur « réalité » aussi bien que d’autres leur « idéal. » Et comme enfin, il n’arrive pas tous les jours que nous voyons un Tueur de lions ou un Toréador mort, et s’il est vrai que tous les enfans ne se coiffent pas nécessairement d’un fez pour manger des cerises, on peut dire que le choix des sujets chez les peintres prétendument réalistes était lui-même très cherché et fort particulier. Ils ne les ont peut-être pas choisis parce qu’ils les trouvaient beaux, peut-être même les ont-ils choisis quelquefois parce qu’on les trouvait laids, et qu’ils voulaient faire peur aux « bourgeois » mais c’est un choix tout de même, et si l’on ne donne pas à celui des Courbet et des Manet le nom de « composition, » il n’y a guère plus de raison de le donner au choix que faisaient, avant eux, un Rousseau, un Corot ou un Daubigny. Tout ce qu’on peut dire de leur parti pris, c’est qu’au lieu de guetter la « nature » dans les villes ou dans la banlieue, ils allaient la chercher en pleine campagne, là où elle était le moins « dénaturée » par l’homme et qu’une fois en pleine campagne, selon une expression qui leur était familière, ils « savaient s’asseoir, »

Dans cette nature, que choisissaient-ils ? Un regard circulaire sur cette salle nous le dit. L’impression qu’il nous rapporte est une impression de nature calme, nourricière, bienfaisante. Nous ne voyons pas l’ossature du globe : pas de grands profils de montagnes, pas de formations géologiques, pas de révolutions atmosphériques, pas même de marines ; partout la terre et la terre unie ou légèrement ondulée, la terre nourricière de l’homme, herbue, feuillue, traversée d’eaux fécondes, où pâturent des troupeaux, ce que Ruskin appelle le voile de la terre, la végétation, « cette âme imparfaite donnée à la terre pour aller au-devant de l’homme. » Et c’est aussi le ciel, non pas le ciel dramatique et orageux de Salvator Rosa, ni l’accablant et papillotant soleil de midi des impressionnistes. Ce qui les attire, c’est « le voile du ciel étendu entre ses lumières brûlantes, ses acuités profondes et l’homme. » Cela leur suffit. Ils ne croient plus nécessaires une « fabrique » pour meubler le paysage, ni des figures pour l’animer. A peine, çà et là, une bergère tricote, des bestiaux abaissent leurs têtes lourdes sur le clair miroir des eaux immobiles, un bateau passe son nez pointu entre les roseaux. L’idylle ou le drame sont dans les choses. Regardez, par exemple, l’admirable Novembre de Millet (n° 124), chose vue dans la plaine de Bière, entre Melun et Barbizon. L’étendue déserte et froide, un ciel bas et lourd, un océan de sillons où attendent, comme des esquifs surpris par la bonace, une charrue immobile, une herse abandonnée, les corbeaux maîtres de la terre et du ciel, ce peu d’objets, ce vide même évoquent invinciblement le grand mystère de l’hiver : l’engourdissement de la terre, le bienfait du sommeil, du silence et du froid pour les moissons futures.

Ces choses une fois choisies, comment les dessinent-ils ? Ils les dessinent par leur milieu, au lieu de les dessiner, comme les anciens, par leurs contours. Ils cherchent leur charpente, non leur silhouette. Cela les distingue nettement des classiques. Nous voyons non plus des feuilles, mais des arbres, non plus des herbes, mais des prairies, non plus des nuages, mais des ciels. L’arbre n’est plus un arbre anonyme, ce n’est plus l’ « arbre en soi, » ni cette espèce de panache aux plumes bleuâtres, dérivé de l’acacia, que les Watteau et les Fragonard disposaient autour d’un tronc. On peut presque toujours reconnaître son essence et lui donner un nom. Ses branches ne sont plus arrondies en des inflexions parallèles, mais droites par endroits, torses dans d’autres, avec des cassures plus vives et des angles plus marqués. On sent que tout a été dessiné d’après nature et minutieusement repéré d’après le modèle vivant. « Je vais à l’écorché, » disait Corot allant en hiver étudier des arbres dépouillés de leurs feuilles. On les traite dorénavant comme des personnes.

Leur valeur elle-même a tout à fait changé. Jusqu’à l’Ecole de Barbizon, le premier plan d’un paysage est encombré et noir. C’est une loi constante, dans toutes les écoles, dans tous les pays, dans tous les sujets. Il n’y a d’exceptions, parfois, que dans les Marines, dans le cas où de l’eau coule jusqu’au bord du cadre, que le peintre n’a pas toujours osé transformer en encre. Ces premiers plans noirs avec des groupes d’arbres ou des ruines posées à droite et à gauche du paysage comme des portans de théâtre, d’une valeur aussi forte que celle du premier plan, étaient des repoussoirs destinés à rendre plus éclatant et plus lumineux le second plan où se trouve l’intérêt principal de la scène. C’était un axiome et un axiome faux. Les premiers en France, les peintres que voici ont vu que la nature sait mettre en vedette ses seconds plans sans pour cela plonger les premiers dans l’ombre. Du jour où ils l’ont vu, ils ont tenté de le faire. Ils n’y ont pas réussi du premier coup et vous voyez dans les plus anciens de ces paysages le premier plan encore noir. Mais, peu à peu, ils le nettoient, ils l’éclairent, ils le démeublent, ils l’aèrent, ils lui donnent la valeur exacte qu’il a dans le paysage. Ils ne comptent plus, pour forcer l’attention, sur le contraste artificiel des valeurs.

Ils comptent sur la couleur et ils ont raison. Voyez le Paysage du Berry de Rousseau, placé entre la Toilette de Corot (n° 1) et les Oies de Troyon (n° 169) ou encore son Marais dans les Landes (n° 144). Quel miroitement, quel éclat de métaux en fusion ! Quel contraste avec les paysages des classiques : avec leurs verts faits de noir et de jaune, avec leurs violets faits d’ocre rouge et de noir, avec leurs bleus faits de noir et de blanc ! Ce sont des tons vifs, profonds, d’une richesse inouïe, dus à une étrange alchimie ; des glacis imperceptibles, puis de la peinture en pleine pâte, de seconds glacis sur la pleine pâte, puis des repeints sur les seconds glacis. Méthode fort hasardeuse ! Combien de toiles furent grattées, poncées, sacrifiées par le maître ? Combien de sites nouveaux édifiés sur des sites abandonnés ? Lui seul eût pu le dire. Mais qu’importe le moyen ? Pour la première fois, on voit, dans le paysage français, un ton à la fois juste et puissant, un modelé aérien, l’éclat transparent et la solidité des pierres précieuses.

Il était temps. Pour sentir combien cette trouvaille était nécessaire, il n’est que de regarder un Decamps. Précisément, il y en a un, ici, des plus typiques, un Decamps historique, pourrait-on dire, le triomphe du Salon de 1855, le Boucher turc (n° 50), en un mot. C’est un trou noir dans un mur blanc sur un ciel bleu, d’un bleu terrible. Dans ce trou noir se tapit obscurément le dépeceur de viandes, comme au fond d’un tableau de Rembrandt. C’est l’aboutissement naturel de l’effort qui remplit toute la vie du peintre : atteindre à son plus haut degré l’effet par le contraste des valeurs sans perdre la couleur, — gageure impossible à tenir. Dans ce chef-d’œuvre, car c’en est un, l’effet d’ombre et de lumière est saisissant, mais il n’y a plus modulation colorée ni dans l’ombre, ni dans la lumière, ni d’atmosphère nulle part... Il n’y a plus qu’un effet, qu’on obtiendrait tout pareil avec du noir et du blanc. Quand on veut faire « chanter » les innombrables voix qu’ont les couleurs en plein air, il faut commencer par faire taire ces basses profondes ou ces notes aiguës qui empêchent d’entendre le reste. Il faut sacrifier les grands effets de valeurs à la couleur.

C’est ce que chercha Delacroix. Les toiles que lui inspira son voyage au Maroc éclatent ici comme un incendie de la palette française. Sans doute, ses fauves sont fantaisistes et pourraient beaucoup apprendre de leurs voisins, les bronzes de Barye. Ses chevaux, aussi, auraient beaucoup à apprendre chez M. Marey, mais la fougue des gestes et la fanfare des couleurs emportent tout. Fougue et fanfare d’ailleurs très préméditées. Lentement, minutieusement, Delacroix, cœur chaud, mais tête froide, demande à Constable le secret de ses verts éclatans, aux Vénitiens de leur somptuosité, à Rubens de sa fraîcheur. Il cherche, une à une, par le voisinage de quelle couleur chaque couleur s’exalte, et il arrive, peu à peu, à découvrir la loi des « complémentaires, » que formule Chevreul dans le même moment.

On raconte qu’un jour, harcelé par ce problème : comment donner tout son éclat au jaune, il croit se rappeler qu’il trouvera la solution au Louvre, dans un tableau de Véronèse. Il hèle un cabriolet sur la Place Saint-Sulpice ; justement ce cabriolet était jaune et comme il approchait, Delacroix observa que ses ombres contenaient des reflets violets, qui exaltaient au plus haut point le ton local dans la lumière. C’est tout ce qu’il voulait savoir. Il n’avait plus besoin d’aller au Louvre. « Où faut-il vous conduire, bourgeois ? » répétait le cocher, mais le peintre rentrait déjà à son atelier, disant : « Elles sont violettes ! Elles sont violettes ! » On le prit pour un fou ; c’était un sage, qui ne se payait pas de mots et estimait la leçon d’un cabriolet égale à celle d’un Véronèse.

On sait en quoi elle consiste. On appelle « complémentaire » celle des trois couleurs primaires, rouge, jaune, bleu, qu’il faut rapprocher d’une teinte mixte composée par les deux autres pour restituer ou compléter la trilogie primitive. Or l’expérience prouve que cette juxtaposition, tendant à restituer la lumière blanche, produit sur l’organe visuel la sensation la plus vive qui soit. On peut en voir, ici, deux bons exemples dans les toiles intitulées le Combat du Giaour et du Pacha (n° 63) et l’Arabe montant à cheval (n° 59) où la couleur primaire rouge a été soigneusement juxtaposée à la teinte mixte composée des deux autres couleurs primaires, le bleu et le jaune, c’est-à-dire au vert, et cela bien au centre du tableau, là où le peintre a voulu tirer son feu d’artifice. Mais les mots « rouge » et « vert » sont bien grossiers et bien vagues pour définir ces teintes composites et diaprées comme la flamme, l’aile ou le flot. Enfin, on aperçoit, çà et là, les effets d’une idée qui hantait Delacroix depuis longtemps : ne point mêler les couleurs sur la palette, mais les juxtaposer toutes crues sur la toile, et demander ainsi l’éclat et la fraîcheur d’un tableau non seulement au choix de ses couleurs, mais aussi à sa facture.

La facture, en effet, est le dernier terme de l’évolution visible chez les peintres d’il y a cinquante ans. Des portraits d’Ingres à l’Enfant aux cerises (n° 113) de Manet, on peut suivre cette évolution en passant d’un artiste plus ancien à un autre plus jeune, mais il en est un en qui, tout seul, elle se fait tout entière : c’est Corot. Si l’on voulait donner une idée d’un Corot à qui n’en aurait jamais vu, on pourrait dire : un paysage dessiné par le Poussin et peint par Jongkind ; l’approximation serait grossière, mais on se ferait tout de même entendre. Car les grandes lignes directrices de sa vision restent classiques et la fine gaule feuillue qu’il lance au-dessus de l’eau, avec l’inclinaison d’un mât de beaupré, n’est autre que l’« arbre grêle » des Anciens opposé à l’ « arbre fort » de leur motif principal. Mais une chose que les Anciens n’ont pas eue, c’est sa touche. De ses premiers paysages italiens (voir son Castel Gandolfo (n°19) à ses dernières impressions de Ville-d’Avray (n° 3) elle s’élargit, elle s’assouplit, elle s’aère. « Les oiseaux ne pourraient pas vivre là dedans, » disait-il quand il voyait les arbres ronds, le « beau feuille, » les « noirs bouchés » des Anciens, « il faut leur donner de l’air... » Et il leur en donnait en repeignant ses ciels par-dessus ses arbres. Car mettre de l’air dans un tableau, ce n’est pas autre chose. C’est tout simplement mettre sur chaque objet un peu de la couleur des objets voisins. On peut exprimer cette vérité sous une forme infiniment plus savante et moins claire, la rattacher à toute une philosophie et à une vaste conception cosmogonique, mais on n’a jamais fait un tableau seulement avec des discours et quand on a cessé de parler et qu’enfin il faut peindre, c’est à quoi se réduit toute l’esthétique du « Phénoménisme. » Et si vous regardez avec attention les toiles de Corot, vous trouverez qu’il n’a commencé à mettre de l’air dans ses arbres que lorsqu’il s’est avisé de repeindre ses ciels pardessus. Cela est très visible dans son Pâturage (n° 13), dans sa Route à Ville-d’Avray (n° 10) et dans sa Sablière (n° 21) où les traces de la brosse sont encore empreintes.

C’est par là qu’il ouvre la voie à l’Impressionnisme. Il annexe le domaine de l’Impalpable. L’air, l’atmosphère ou l’« enveloppe » des choses deviennent à ce point ses préoccupations principales qu’il commence d’oublier la densité de ces choses et leur substance. Une brume verte et grise s’accroche aux branches, et c’est un feuillage ; un rayon s’étale sous l’horizon et c’est de l’eau ; un peu de laque saigne au-dessus et c’est l’aurore ; des gouttes de clarté tombent sur l’herbe et ce sont des fleurs. « On ne voit rien... tout y est ! » s’écrie-t-il avec ravissement. De là, sort toute une esthétique nouvelle. Son clavier aux tons, aux demi-tons, aux commas sans nombre suggère des harmonies fines et sourdes à tous ses confrères : à Cazin (regardez son Beaune-la-Rolande, n° 8), à Whistler (regardez sa Femme assise, n° 27), à Jongkind, dans la plupart de ses toiles. Le paysage moderne est dorénavant possible. Les découvertes sont faites. Il ne s’agit plus que de les exploiter : les impressionnistes vont venir...


ROBERT DE LA SIZERANNE.