A l’Institut français en Espagne

René Doumic
A l’Institut français en Espagne
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 408-413).
À L’INSTITUT FRANÇAIS
EN ESPAGNE

On a coutume de nous reprocher notre peu de curiosité pour les littératures étrangères. Je crois bien que nul reproche n’est plus immérité. Pour en faire justice, il suffirait de rappeler l’afflux d’influences exotiques qui, aux années d’avant la guerre, menaçait de nous submerger. Positivisme anglo-saxon, individualisme norvégien, religion de la souffrance humaine à la russe, théorie du surhomme à l’allemande, nous avions tour à tour accueilli, et avec quel engouement ! ces évangiles contradictoires. Seuls étaient mal vus et tenus pour suspects, les attardés qui parlaient encore au nom de la tradition et du bon sens de chez nous. Au reste, toute notre histoire littéraire est là pour prouver que notre frontière n’est pas fermée aux idées venues du dehors. Inversement, faisons-nous tout ce qu’il faudrait pour répandre au dehors l’idée française ? On peut en douter. Aussi ne saurait-on trop remercier ceux qui se consacrent à cette tâche ! On ignore trop généralement leur effort, d’autant plus utile qu’il est suivi et persévérant. Combien sommes-nous à savoir qu’il existe à Madrid un foyer de culture française en pleine activité, entouré des plus précieuses sympathies dans le pays qui lui accorde sa large hospitalité ? Invité par MM. E. et H. Mérimée à donner quelques conférences à Madrid pour le tricentenaire de Molière, j’ai vu de mes yeux fonctionner l’Institut français en Espagne : je me fais un devoir de lui apporter mon témoignage.

Une maison claire, récemment construite dans l’un des plus beaux quartiers de Madrid, à deux pas de la promenade des Récollets, abrite les pensionnaires et contient les salles de cours. La semaine de Pâques, l’élite de la société madrilène prend le chemin de la calle Marques de la Ensenada ; car la saison de conférences de l’Institut français est entrée dans ses usages. Et le conférencier qui prend la parole devant cet auditoire accueillant de lettrés, a le plaisir de se sentir suivi sans effort par un public auquel n’échappe aucune des nuances de notre langue.

Le goût pour les choses de France s’y exprime avec une cordialité dont il est bien impossible de n’être pas touché. Par un raffinement de politesse, c’est en français, dans le français le plus pur et le plus élégant, qu’à ma première conférence. Don Jacinto Ottavio Picon, le délicat romancier, bibliothécaire de l’Académie espagnole, prenait la parole. Celui-là est un grand ami de la France. Il y est venu aux heures tragiques. Il faisait partie de la mission qu’y a conduite pendant la guerre le duc d’Albe. Je n’avais oublié ni son fin visage, tout imprégné de vie intérieure, ni sa parole grave et prenante. Dans un toast qu’il avait prononcé en l’honneur de la femme française, alors que les femmes de chez nous faisaient preuve d’un si admirable dévouement, il avait su mettre toute la grâce, toute la courtoisie traditionnelle de l’Espagne. En français également, le comte de Romanonès, ancien président du Conseil, une des plus belles intelligences de l’Espagne politique, a présenté M. Joseph Barthélémy, qui, la même semaine, donnait, à l’Institut français, avec un éclatant succès, deux conférences sur notre Constitution. Je n’aurais jamais imaginé que l’enseignement du droit constitutionnel fût chose si attrayante. Mais ce professeur de droit à la Faculté de Paris, que les électeurs du Gers ont envoyé à la Chambre, ignore également la dissertation professorale et le jargon parlementaire. Ses leçons furent de libres causeries, vives, spirituelles, émaillées d’anecdotes et de mots. On écoutait, on riait, on applaudissait. Et on ne s’étonnait pas, mais on était ravi de sortir de là parfaitement instruit des rouages de notre machine politique.

Quand les conférences de cette semaine de Pâques n’auraient pas servi à autre chose, je pense qu’elles n’auraient pas été inutiles, puisqu’elles ont permis à l’un des principaux hommes d’Etat de l’Espagne, et, je crois, son plus grand orateur, de prononcer une parole qui, dans sa concision imagée, a tout de suite fait fortune. « La fraternité franco-espagnole, a dit Don Antonio Maura, est de droit divin. El amor fraternal entre Francia y España es de derecho divino. » Le mot, lancé en présence de l’ambassadeur de France, salué par l’applaudissement unanime de l’assistance, reproduit par toute la presse, redit à S. M. Alphonse XIII, qui suit avec un intérêt bienveillant les progrès de l’Institut français, a pris toute sa signification du fait que cette semaine de Pâques est celle où le traité germano-russe a fait surgir devant la civilisation latine le plus formidable danger qu’elle eût couru depuis longtemps.


L’Institut français en Espagne est de fondation récente. Il doit sa naissance aux efforts combinés de deux de nos grandes Universités provinciales : c’est même un des plus clairs résultats de l’initiative à laquelle ont été conviées les Universités, le jour où l’autonomie leur a été rendue. En l’inaugurant, le 26 mars 1913, M. Steeg pouvait dire : « Nous ne sommes plus au temps où l’enseignement de l’antique Sorbonne se nourrissait de sa propre substance, attirait à lui la foule des étudiants étrangers et répandait sur le monde de belles connaissances qu’il demandait à la méditation plutôt qu’aux voyages. La montagne Sainte-Geneviève s’est mise en marche ; elle a découvert les provinces françaises, puis, au delà des frontières, les nations voisines, et de proche en proche les plus lointaines. L’Université de Paris a déjà pour cortège toutes nos Universités régionales, auxquelles se joindront demain toutes les écoles françaises à l’étranger. » L’Institut de Madrid est une des plus dignes d’intérêt parmi ces écoles françaises du dehors.

Deux œuvres y vivent fraternellement réunies. Celle à laquelle j’ai fait allusion jusqu’ici, est l’Œuvre d’enseignement, et se rattache plus spécialement à l’Université de Toulouse. Elle a pour objet de mettre à la portée du public espagnol un moyen commode pour tous ceux qui désirent perfectionner leur connaissance du français, s’initier de façon plus complète à la vie de chez nous, goûter plus profondément les riches formes de notre art. Aucun dessein n’est plus clair : c’est de présenter, en entière sincérité, les produits spirituels du climat de France, de les faire connaître dans leur caractère vrai.

Le soin de la diriger a été confié à deux savants professeurs, dont le nom fait autorité pour tout ce qui touche aux choses d’Espagne : M. Ernest Mérimée, qui fut longtemps professeur à la Faculté de Toulouse, auteur d’une Histoire de la littérature espagnole devenue classique ; et son fils, M. Henri Mérimée, lui, aussi ancien normalien et professeur de Faculté, autour d’une thèse remarquée sur l’ancien théâtre à Valence. Sous leur énergique impulsion, de jeunes maîtres donnent toute l’année à des étudiants de tout âge et venus de tous les points de la société, des cours de français et aussi d’histoire de la littérature, de l’art, de la civilisation française : enseignement d’autant plus nécessaire, qu’il n’existe de chaire de littérature française dans aucune des Universités espagnoles. Ces cours, qui ont groupé 290 étudiants en 1921, en comptent cette année 340. Ajoutons que l’Institut de Madrid tend à rayonner sur toute l’Espagne. Déjà il a une section à Barcelone. L’été, des cours de vacances se font à Burgos pour les jeunes Français qui désirent acquérir la pratique de l’espagnol. L’institution sert en outre à ceux de nos étudiants qui préparent la licence et l’agrégation d’espagnol : des cours sont organisés spécialement pour eux ; de riches bibliothèques leur sont ouvertes : ils ont ainsi cet avantage inestimable de pouvoir lire dans leur atmosphère et sur place les chefs-d’œuvre de la littérature qu’ils étudient.

Quant aux conférences publiques, elle ont été faites par des maîtres tels que MM. Gustave Lanson, Reynier, André Le Breton, de l’Université de Paris, Maurice Wilmotte, de l’Université de Liège, et le regretté Emile Bertaux. M. André Michel est allé à Madrid parler de cet art gothique qu’il connaît si admirablement, et M. Raymond Thamin de ces questions d’enseignement qu’il traite avec une maîtrise et un tact hautement appréciés des lecteurs de la Revue. Ecrivains et conférenciers ne sauraient mieux faire que d’apporter leur concours à une œuvre si évidemment nationale et qui rend de tel services : ils ne perdront pas leur peine.


A cette Œuvre d’enseignement est jointe une Ecole des hautes études hispaniques, créée par l’Université de Bordeaux à la ressemblance de nos Ecoles archéologiques fameuses d’Athènes et de Rome. L’idée est née à la suite de la découverte de la « Dame d’Elche, » en 1807, qui révélait aux archéologues aussi bien qu’au grand public l’art des vieux Ibères. M. Pierre Paris, à qui est due cette belle découverte, était, à cette occasion, invité par M. Roujon, alors directeur des Beaux-Arts, à lui présenter un rapport sur l’intérêt que présenterait la fondation d’une Ecole française d’Espagne. Il y écrivait : « Un domaine immense, l’Ibérie, est découvert, presque vierge et qu’il faut mettre en valeur. Il faut en fixer les limites et les divisions géographiques et ethniques, retrouver et explorer tous les établissements qui en subsistent, découvrir et relever les ruines des villes et les nécropoles, rechercher par des fouilles les restes de l’architecture, de la sculpture, de toutes les industries de la terre cuite, de la métallurgie, de l’orfèvrerie, recueillir les documents épigraphiques, numismatiques, etc. » M. Pierre Paris montrait ensuite comment l’Espagne, placée aux bornes occidentales du monde ancien, reçut sans trêve et sans fin les apports des civilisations étrangères, comment elle prolongea la Phénicie, la Grèce et Rome, en sorte que son histoire est une part essentielle de l’histoire du monde méditerranéen. Il n’insistait pas moins sur l’Espagne chrétienne et énumérait quelques-uns des problèmes qui, depuis les temps de la conquête arabe, à travers tout le moyen âge et la Renaissance, jusqu’à nos jours, sollicitent l’érudition et la critique. Ce qui donne en effet sa physionomie propre à cette Ecole, c’est qu’elle ne se limite pas à l’archéologie : les institutions, le droit, les arts, les sciences de l’Espagne, l’intéressent au même titre.

L’Ecole des hautes études hispaniques en est à sa douzième année. De jeunes agrégés de l’Université y travaillent sous la direction de M. Pierre Paris, qui lui-même, tout récemment, pratiquait d’intéressantes fouilles dans la province de Cadix, à Bolonia, — l’antique Belo, dont les colonnes brisées se détachent sur l’horizon marin. Bientôt elle va quitter l’Institut français, où elle est à l’étroit et dont la totalité sera réservée à l’Œuvre d’enseignement. Elle se prépare à émigrer dans la belle demeure qu’on lui construit, sur des terrains dus à la libéralité d’Alphonse XIII. Non loin du Palais royal, en plein parc de l’Ouest, sur un coteau faisant face à la sierra couverte de neige et d’où la vue s’étend sur un horizon magnifique, s’élèvera la Villa Velazquez. La première pierre a été solennellement posée, il y a deux ans, en présence du roi : on espère que la construction sera achevée en 1925. Tandis qu’à Rome archéologues et artistes vivent séparés, ceux-là au Palais Farnèse, ceux-ci à la Villa Médicis, ils seront réunis à la Villa Velazquez, dont ce sera l’originalité.

Tel est, sous son double aspect, cet Institut français de Madrid. Qu’il s’efforce de faire connaître à l’Espagne la France d’aujourd’hui ou à la France l’Espagne d’autrefois, ces deux formes de son activité sont également justifiées. Les civilisations française et espagnole ont mêmes racines antiques et chrétiennes. Les deux peuples ont même idéal, et si l’honneur appartient à l’Espagne d’avoir créé la figure immortelle du bon chevalier de la Manche, combien de fois, dans l’histoire des peuples, le personnage de Don Quichotte n’a-t-il pas été tenu par la France ? Au XVIIe siècle. Corneille doit son Cid à l’Espagne, et Molière, à travers l’Italie, lui emprunte son Don Juan. Le XVIIIe siècle a Gil Blas et Figaro. Notre romantisme, avec Victor Hugo et Théophile Gautier, est tout imprégné d’influence espagnole ; et, par un juste retour, il réagit sur celui de l’Espagne. Ces échanges intellectuels traduisent assez bien la fraternité dont M. Maura vient de donner la formule mystique. L’Institut français, en s’efforçant de rapprocher l’élite intellectuelle des deux pays, se conforme à la tradition même de leur histoire. Il remet en vigueur des études qui ont été trop négligées en ces derniers temps. Il y travaille avec l’ardeur de la jeunesse et la certitude d’explorer un champ nouveau et fécond. L’impression qu’en emporte le visiteur est celle d’une œuvre venue à son heure et dont nous devons, par tous les moyens, assurer le développement.


RENÉ DOUMIC.