A l’Exposition David - L’instinct et l’intelligence chez l’artiste

A l’Exposition David - L’instinct et l’intelligence chez l’artiste
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 87-102).
A L’EXPOSITION DAVID

L’INSTINCT ET L’INTELLIGENCE CHEZ L’ARTISTE

L’entomologiste Fabre, en une série d’expériences méticuleuses et mémorables, a montré qu’un même insecte accomplit des travaux merveilleux d’ingénieur, de maçon, de géomètre et de chirurgien, tant qu’il est poussé et soutenu par son instinct, et devient assez pauvre et même tout à fait mauvais ouvrier, lorsqu’on fait appel à son intelligence. Je ne sais si ce trait ne se retrouverait pas ailleurs que chez les insectes, et s’il suffit à distinguer nettement la nature animale de la nature humaine. Mais il y a une espèce d’homme, au moins, chez qui l’instinct de son métier, aveuglément suivi, suggère des œuvres infiniment supérieures à ce que produisent les systèmes élaborés par son intelligence : c’est l’artiste. Il y a une œuvre humaine en laquelle la perfection est atteinte, sans que l’auteur lui-même sache comment ni pourquoi, et où les meilleures règles appliquées ne conduisent jamais à rien qui vaille : c’est un tableau, une statue, un poème, une symphonie. De cela, l’histoire nous offre maint exemple. Je ne crois pas qu’on en puisse trouver de plus saisissant que celui de David, tel qu’il ressort de l’exposition de ses œuvres en ce moment réunies au Petit Palais. Les toiles de ses élèves : Gros, Gérard, Girodet, M. Ingres, et d’autres moins célèbres, comme Granet, Navez, Rouget, qui prolongent son exposition, ne font que prolonger son exemple. Si après avoir parcouru cette collection éphémère, rassemblée pour notre instruction par M. Henry Lapauze, on remonte la Seine jusqu’au Louvre, pour revoir les chefs-d’œuvre du maître : Mme Récamier, les deux Seriziat, le Couronnement, les Trois dames de Gand, les Sabines, on possède tous les élémens de l’expérience. Ce qui peut rester de David, en dehors de ces deux groupemens, n’est pas assez important, ni différent, pour en modifier les résultats. Or, nous avons, sous les yeux, ce double et constant phénomène : un homme qui, devant la nature, s’enthousiasme, travaille sans système, sans théorie, sans prétention, et s’élève, d’un bond, au niveau des grands maîtres ; puis, ce même homme, ayant réfléchi sur son art, raisonné son enthousiasme, cherché à remonter aux sources de la Beauté, hésite, choisit, élague, épure, « désindividualise, » et, ainsi, produit des ouvrages si mornes, si dépourvus de vie, qu’à peine méritent-ils d’être montrés à côté des autres. Le phénomène n’est pas chronologique et successif : il est spécifique et concomitant. A toutes les époques de sa vie, il se reproduit régulier comme un coup de balancier. Les seules œuvres vivantes de David sont celles qu’il a créées dans un emportement qui ne lui a pas laissé le temps de la réflexion. A aucun moment, l’expérience ne lui sert de rien : plus il raisonne son art, moins il réussit. Il meurt enfin, en face de son plus mauvais tableau, la Colère d’Achille, le considérant avec complaisance, se rappelant avec orgueil tous ses enfans du devoir, sans s’être douté, un instant, qu’il ne laisse vivans que les enfans de l’amour. Jusqu’à quel point et pourquoi ? C’est ce qu’il est intéressant d’examiner.


I

On raconte que le lendemain du jour où le jeune Bonaparte, revenant d’Italie, mince, bilieux, serré dans sa redingote bleue à collet noir, eut grimpé le petit escalier de bois qui conduisait à l’atelier de David, pour lui donner son unique séance de pose, le maître ne put se tenir de venir raconter à ses élèves, béans de curiosité, cette mémorable entrevue. « Oh ! mes amis, quelle belle tête il a ! C’est pur, c’est grand, c’est beau comme l’antique ! Le connaissez-vous ? l’avez-vous vu ? — Non, non, monsieur, s’écrièrent quelques-uns des élèves. — Eh bien ! attendez, attendez, je vais faire en sorte de vous en donner une idée... Ces maladroits de graveurs italiens et français n’ont pas seulement eu l’esprit de faire une tête passable avec un profil qui donne une médaille, ou un camée tout faits. Attendez, attendez, vous allez voir ce que c’est que ce profil-là... Oui, mes amis, oui, mes chers amis, Bonaparte est mon héros ! » Sept ans après, le Maître, après une séance du portrait de Pie VII, rayonnait du même enthousiasme : « Ce bon vieillard, quelle figure vénérable ! Comme il est simple et quelle belle tête il a ! Une tête bien italienne : l’enchâssement de l’œil grand, bien prononcé ! Celui-là est vraiment un Pape, c’est un vrai prêtre... Oh ! il a bien la tradition, il porte bien sa main avec sa bague !... »

Ainsi, en face de ces deux têtes, emporté par sa fougue d’artiste, David avait oublié tous ses principes. Oh ! je ne veux pas parler de ses principes politiques. Qu’en l’an VIII, le peintre David, dans son atelier, songeant à son métier, au milieu de ses élèves, ait oublié ces paroles du conventionnel David, à la tribune : « Si jamais un ambitieux vous parlait d’un dictateur, d’un tribun, d’un régulateur, ou tentait d’usurper la plus légère portion de la souveraineté du peuple, ou bien qu’un lâche osât vous proposer un Roi, combattez ou mourez comme Michel Lepelletier, plutôt que d’y jamais consentir ! » c’est trop naturel chez un artiste. Il n’est même pas absolument nécessaire d’être artiste pour être exposé à de semblables accidens. Mais ce que David oubliait, alors, en face de ses modèles, était quelque chose de beaucoup plus grave, pour un peintre, — c’était les principes d’art de toute sa vie. Il oubliait ce fameux beau idéal, « qui est sans saveur, sans couleur, sans odeur... » Il reniait Winckelmann, car, quoi qu’il en dit, Bonaparte, à cette époque, creusé, ravagé, maigri, le menton en galoche, était fort différent de ce qu’il aimait dans l’Antiquité ; Pie VII, avec son prognathisme inférieur, était loin d’être régulièrement beau et le cardinal Caprara était régulièrement laid. Pourtant l’artiste demeurait pantelant d’enthousiasme, saisi par le caractère de ces hommes, et il les peignit avec une ferveur passionnée.

Il avait, d’ailleurs, adoré pire encore : Marat était la figure la moins classiquement belle qu’on put imaginer. Sa ferveur à le peindre avait été la même. Il devait pousser encore plus loin le culte de la réalité. Longtemps après, se trouvant en présence des trois dames de Gand, il souligna toutes leurs dissymétries d’un pinceau impitoyable, et ayant jugé leur cas intéressant, il les condamna à vivre, dans toute leur laideur et à jamais, pour la postérité. Bien d’autres de ses modèles sont remarquablement laids, de cette laideur qu’on nomme « ingrate. » Il n’en avait cure. C’était vivant, caractérisé, donc matière à tableau. Parfois, d’ailleurs, il a laissé échapper l’aveu de sa nature profonde. « Je n’aime pas le merveilleux, je ne puis marcher à l’aise qu’avec un fait réel. » Voilà l’artiste qui était en lui, voilà le cri de l’instinct.

Quand il l’a suivi, David a fait des chefs-d’œuvre. Nous les voyons ici. Ce sont ses portraits. Tous ne sont pas égaux. Ils s’échelonnent sur plus d’un demi-siècle. Le premier a été peint avant que la Révolution fût commencée, le dernier lorsque l’Empire n’était plus qu’un souvenir. Entre les têtes de Jacques Desmaisons, architecte du Roi, de Mme Buron, qui pourraient avoir été vues sous Louis XV, et la tête de Sieyès, vieilli et exilé, qu’on imagine fort bien causant avec Lamartine ou M. Thiers, il y a tout un monde. Non seulement un monde politique détruit, un édifice social écroulé, mais une complète révolution de la peinture. Les premiers sentent encore Boucher, les derniers annoncent M. Ingres. C’est la nouveauté et l’originalité de cette exposition que de nous montrer les commencemens inconnus d’un artiste célèbre et aussi sa fin lamentable et jusqu’ici pieusement cachée. Nous y voyons David avant qu’il fût David, et nous le voyons, aussi, quand il ne l’était plus guère et ne paraissait plus que son propre élève, une sorte de Fabre travaillant pour un musée de province. Mais toujours en lui, et quelle que soit l’époque ou la manière, le portraitiste est admirable.

Regardez ses figures les plus dissemblables, si dissemblables qu’elles paraissent de plusieurs mains différentes, depuis le Desmaisons (no 17) jusqu’aux portraits de Jeune garçon (no 13) et du flûtiste Devienne (no 12), du Baron Jeanin (no 52) et du Baron Meunier (no 53), en passant par son propre portrait jeune (no 26), celui de la Marquise d’Orvilliers (no 30), et surtout la délicieuse Marquise de Pastoret (no 39). Tous ont le même accent de vérité. Les attitudes sont d’un naturel parfait. Elles ne sont pas posées : elles sont surprises ; c’est à peine si le pinceau arrêtant la plume, l’aiguille, la flûte, la main qui puise à la tabatière ou touche le clavecin, les a immobilisées. Il y a plus de réserve que d’abandon, plus de sérieux que de grâce, si on les compare aux portraits d’avant la Révolution ; nulle coquetterie, une sorte de dignité bourgeoise, mais rien de tendu, d’austère, d’agressivement vertueux. On ne sent, nulle part, le « philosophe » que le peintre prétendait devoir être. Les portraits des deux Sériziat, qui sont au Louvre, sont aussi gracieux et aussi délibérés que s’ils sortaient de l’atelier de Reynolds ou de Gainsborough.

Ce qui montre bien, toutefois, qu’ils n’en sortent pas, c’est la perfection de leur dessin. Le dessin de David est serré, précis, et n’a pas l’affectation de précision qu’il aura plus tard chez M. Ingres, ni ses virtuosités voulues, ses raccourcis savans, ses sous-entendus. Le modelé est parfait, comme presque toujours chez un homme qui a profondément étudié la statuaire. Le dessin des mains partout et notamment dans le portrait de Mme David, dénote une science consommée. Le point le plus faible, c’est la couleur. Dans son enthousiasme en face de la nature, c’est évidemment ce qui l’échauffe le moins. Sans doute, il n’est pas anti-coloriste, il n’y a pas, dans ses portraits, de contre-indication, comme chez M. Ingres, mais on y chercherait vainement la pulpe savoureuse d’un beau ton, une fête et une joie des yeux. Le Lavoisier et sa femme, la Marquise d’Orvilliers, sont beaux, malgré leurs couleurs. Le Pie VII est d’un bon coloriste, mais non d’un grand coloriste. Aucune finesse de tons, aucun passage subtil, nulle modulation. Il y a des finesses dans son Marat, dans sa Mme Récamier, dans son propre portrait, mais ne nous y trompons pas : ce sont les valeurs qui sont fines, non les couleurs. Lorsqu’une peinture est presque monochrome, les deux se confondent, et l’on est tenté de prendre l’une pour l’autre, mais de même qu’en musique, la mesure est une chose et la sonorité en est une autre, de même, en peinture, il peut y avoir harmonie des valeurs sans qu’il y ait grande modulation de couleurs. Et c’est ce qui se produit ici. La démonstration la plus saisissante en est fournie par ce fait que les plus harmonieux des tableaux de David sont ceux qu’il n’a pas terminés : Mme Récamier, la Marquise de Pastoret, le Tambour Bara. C’est la préparation en valeurs qui est fine et nuancée : le glacis en couleurs ne l’est pas.

Le caractère, toutefois, reste le même, et un portrait de David, quel que soit son degré de fini, quel que soit son rôle dans une composition, à quelque moment qu’il soit saisi : sur un cadavre écroulé dans une baignoire, ou un pontife bénissant sur les marches d’un autel, est un document physiologique de premier ordre. Le jour où la science physionomique aura fait assez de progrès pour qu’on puisse lire un visage, comme on fait un hiéroglyphe, les portraits de David seront consultés comme le principal document sur les hommes de ce temps. On s’étonnera seulement d’en posséder si peu. Où sont donc les scènes de la Révolution ? dira-t-on, où les séances du Comité de Salut public ? Ce peintre est assurément le Balzac de la Révolution. Il a été créé, par un décret spécial et nominatif de la Providence, pour nous donner, sur les bourgeois de 89, le témoignage épique et presque caricatural de Rembrandt, en sa Ronde, de Velazquez en ses Borrachos, de Holbein en sa Famille de Thomas More : pour nous montrer le sensible disciple de Rousseau, famélique et chevelu, plantant des arbres de la Liberté, déguisé en tigre sous la Terreur, gras chambellan sous l’Empire, vieilli et podagre sous la Restauration, mais agile encore à se retourner, le « Paillasse » qui « saute pour tout le monde » du chansonnier. Il a été le témoin de la plus violente crise de nerfs de la France moderne. Il a vu la Convention tenir tête à l’Europe, décréter la victoire, frémir sous la banqueroute, s’amputer, elle-même, un à un, de ses principaux membres ; Robespierre pâlir à la tribune ; la peur, la haine, la panique, changer, d’heure en heure, les visages et les cœurs. Il était là ; il a baigné dans cette ambiance, grandiloquente et farouche, pittoresque a plaisir. Son talent était mûr pour reproduire les grands revers, les bottes, les cheveux flottans, les cravates dénouées, les scènes triviales et tragiques auxquelles vingt ans il a assisté. Il avait pour cela l’œil pénétrant, la main sûre. Il a dû le faire... Il l’a fait...

Eh bien ! non, il ne l’a pas fait, ou il ne l’a fait que contraint et forcé, dans un moment d’exaltation, devant Lepelletier de Saint-Fargeau mort, devant Marat assassiné, dans le Couronnement de Napoléon et la Distribution des Aigles, et le Serment du Jeu de Paume. Encore ces trois dernières scènes, — des « peintures-portraits » comme il disait, — sont-elles « voulues » au moins autant que senties. Tout le reste de sa vie s’est consumé à tout autre chose : à quelque chose qui n’avait aucun rapport avec ce qu’il voyait, aucune analogie ni de forme, ni de trait, ni de couleur, ni d’air, ni de lumière, ni de climat, avec les êtres vivans qui respiraient autour de lui ; c’était le Beau Idéal... Les portraits que nous venons de voir ne l’ont occupé, un instant, qu’à titre de distraction ; il ne comptait nullement sur eux pour sa gloire ; pour un peu, il les aurait méprisés. Le modèle qui l’enthousiasmait et l’entraînait à une imitation presque servile, tant qu’il était là, lui paraissait, l’exaltation tombée, une mesquinerie, une passion enfantine, et il s’en détournait aussitôt.

Bien mieux, il en détournait les autres. On a de lui une lettre à Gros, écrite de Bruxelles, en 1820, qui, sur ce point, illustre admirablement sa pensée : « Etes-vous toujours dans l’intention de faire un grand tableau d’histoire ? écrit-il à son élève. Je pense que oui. Vous aimez trop votre art pour vous en tenir à des sujets futiles, à des tableaux de circonstance : la postérité, mon ami, est plus sévère. Elle exigera de Gros de beaux tableaux d’histoire. Quoi ! dira-t-elle, qui devait, plus que lui, représenter Thémistocle faisant embarquer la valeureuse jeunesse d’Athènes, se séparant de sa famille, abandonnant ce qu’elle a de plus cher pour courir à la gloire, animée par la présence de son chef ? Pourquoi Alexandre, âgé de dix-huit ans, sauvant son père Philippe, n’a-t-il pas été représenté par Gros ? A-t-il oublié aussi les mariages samnites ?... S’il voulait s’en tenir à Rome, que n’a-t-il peint Camille qui punit l’arrogance de Brennus, le courage de Clélie allant trouver Porsenna dans son camp, Mucius Scævola, Regulus retournant à Carthage, bien convaincu des tourmens qui l’y attendent, etc. ? Le temps s’avance, et nous vieillissons et vous n’avez pas encore fait ce qu’on appelle un vrai tableau d’histoire. (Gros n’avait fait, à la vérité, que Bonaparte à Jaffa, la Bataille d’Eylau et quelques autres morceaux semblables.) Vite ! vite ! feuilletez votre Plutarque... » Il faut lire cette lettre, dans cette salle du Petit Palais, où sont les Gros et les Gérard, entre les admirables portraits de Murat et de Chaptal, pour en goûter toute la saveur. « Je suis content, ajoute-t-il un peu plus tard, de vous voir tiré des habits brodés, des bottes, etc. Vous vous êtes assez fait voir dans ces sortes de tableaux où personne ne vous a égalé. Livrez-vous actuellement à ce qui constitue la vraie peinture d’histoire... »

Ce que David entendait par la « vraie peinture d’histoire, » nous le voyons à côté de ses portraits ; et c’est un autre art, et c’est un monde tout autre. L’antithèse est si nette qu’elle fait, tout le long de l’exposition, une sorte de cloison étanche entre les deux sortes de tableaux. Le passant qui gravit les marches du Petit Palais et entre dans ces salles, sans avoir chaussé les lunettes de l’érudition, sans avoir jamais rien lu sur David, — un enfant, par exemple, — s’en aperçoit tout de suite. Il y a là deux espèces de figures. Il y a des figures qui sont des gens, des personnes qui ont vécu vraisemblablement, avec des costumes démodés, mais seyans ou divertissans, qui vous regardent, qui semblent vivre encore et avoir quelque chose à vous dire. Et puis, il y a des bonshommes dévêtus, qui font de grands gestes, manifestement sans objet, qui portent des paquets de linge en guise de vêtemens, qui ne ressemblent à personne qu’on ait connu, qui ne rappellent que des statues, qui n’ont jamais vécu dans aucun temps, ni dans aucun pays et qui ne nous « disent rien, » parce qu’elles n’ont rien à nous dire. Cela s’appelle Socrate au moment de prendre la ciguë, ou bien Bélisaire reconnu par un soldat qui avait servi sous lui, au moment où une femme lui fait l’aumône, ou bien encore Eristrate découvrant la maladie d’Antiochus dans son amour pour Stratonice, ou le Serment des Horaces, ou Léonidas aux Thermopyles...

Ce sont des statues mises bout à bout, sur un seul plan, sans éloignement, sans profondeur, sans paysage presque, sans ciel, sans effets d’ombre et de lumière qui les fassent vibrer, sans atmosphère, et enfin sans aucune diaprure de couleurs, posées dans le vide, en des attitudes théâtrales, avec des gestes toujours en extension, les membres formant, avec la ligne du corps, de grands angles ouverts, gestes dépourvus de toute expression physionomique, dictés par des maîtres d’armes ou des professeurs de gymnastique. Tout est faux, je ne dis pas scientifiquement faux, mais manifestement et de façon agressive. Il saute aux yeux que, jamais, on ne s’est dévêtu comme Tatius et Romulus, pour combattre, ou, qu’ainsi dévêtu, on n’a pas arboré, pour toute parure, un casque monumental. Il est évident que Socrate a reçu des leçons de Talma et qu’un homme au moment de mourir, et, si philosophe qu’il puisse être, ne s’étudie pas à faire deux gestes à la fois : un geste démonstratif pour montrer le ciel à ses disciples et un geste effectif pour prendre la coupe que tend le valet des Onze. Il n’est pas douteux que ce valet ait été instruit par un maître de ballet, pour avoir si bien pivoté sur lui-même, au moment où il a tendu la coupe au philosophe, de sorte que son pied gauche soit encore à l’avant-dernier temps du mouvement. Il est clair que Romulus ne songe pas plus à atteindre Tatius, que Tatius ne songe à se garer du coup, mais que tous les deux gardent la pose pour qu’on les admire. Léonidas, enfin, et ses compagnons se sont groupés sur le devant d’une scène de théâtre, entre des portans de carton peint et une toile de fond pour le bouquet final d’un drame à grand spectacle. Chaque geste est une périphrase ; chaque membre une démonstration anatomique.

Pas d’air, pas de frissonnemens lumineux, pas de reflets portés par les objets proches ou lointains, pas d’interchange de couleurs. Aussi, non seulement tout est faux, mais tout est froid. On se sent en présence d’un monde artificiel, voulu, non senti, laborieusement enfanté dans une idée philosophique. On ne se trompe pas. « Les arts, disait David à la Convention, doivent puissamment contribuer à l’instruction publique. Ce n’est pas seulement en charmant les yeux que les monumens de l’art ont atteint le but, c’est en pénétrant l’âme, en faisant sur l’esprit une impression profonde semblable à la réalité. C’est alors que les traits d’héroïsme, de vertus civiques, offerts aux regards du peuple électriseront son âme et feront germer en lui toutes les passions de la gloire, de dévouement pour sa patrie. Il faut donc que l’artiste soit philosophe... »

Une fois enfermé dans cette idée, David est insensible à tout le reste. L’antique et la statuaire sont deux œillères qui l’empêchent de voir le monde extérieur, sauf quand une circonstance impérieuse, involontaire, lui met le nez dessus. Il s’acharne à imaginer des héros fictifs, dont il épelle péniblement les noms dans de fades traductions et il ne songe pas à laisser au monde le témoignage de la prodigieuse épopée où il vit. Vingt ans durant, il a vu passer devant lui Murat, Ney, Lasalle, Masséna, Lannes, Poniatowski,


Ces Achilles d’une Iliade
Qu’Homère n’inventerait pas...


il ne les a pas reconnus, parce qu’ils n’étaient pas habillés, — ou déshabillés, — à la mode antique. Il ne les a pas peints. Il a détourné les autres de les peindre. Il meurt enfin, l’épopée finie, sans s’être douté qu’il a toujours eu, auprès de lui, ce qu’il est allé chercher bien loin dans le passé et chez des peuples inconnus. Ainsi, il laisse à d’humbles dessinateurs, à des faiseurs d’images populaires, la gloire de frapper nos imaginations à l’effigie des héros. Les grognards de Raflet sont épiques : les Grecs de David ne le sont pas.


II

Et pourquoi ne le sont-ils pas, et d’où vient une si prodigieuse erreur ? Nous le découvrirons aisément si nous examinons les opérations purement intellectuelles d’où est sorti l’art de David. A la base, une observation juste, immédiatement déviée par une généralisation hâtive, puis une loi issue de cette généralisation poussée, par le goût qu’a l’esprit français pour l’absolu, jusqu’à ses extrêmes conséquences, c’est-à-dire jusqu’à l’absurde : voilà l’histoire de la pensée davidienne.

D’abord, un besoin de réaction contre l’école de Boucher. Il y a une lettre de Mme Vigée-Lebrun très significative à cet égard. Etant à Londres, en 1802, elle écrit à un peintre anglais : « Pour ce qui concerne notre temps, vous auriez le plus grand tort si vous jugiez l’école française sur ce qu’elle était il y a trente ans (1772). Depuis cette époque, elle a fait d’immenses progrès dans un genre tout contraire à celui qui l’a fait dégénérer. Ce n’est pas cependant que l’homme qui la perdit alors ne fût point doué d’un très grand talent. Boucher était né coloriste. Il avait du goût dans ses compositions, de la grâce dans le choix de ses figures ; mais, tout à coup, ne travaillant plus que pour les boudoirs, son coloris devint fade, sa grâce de la manière, et l’impulsion une fois donnée, tout le monde voulut l’imiter. On exagéra ses défauts, ainsi qu’il arrive toujours ; ce fut de pire en pire et l’art semblait éteint sans retour. Alors il vint un homme habile, nommé Vien, qui parut avec un style simple et sévère... Depuis, notre école a produit David, le jeune peintre Drouais mort à Rome à l’âge de vingt-cinq ans, alors qu’il allait peut-être nous sembler l’ombre de Raphaël, Gérard, Gros, Girodet, Guérin et tant d’autres que je pourrais citer. » — C’est toute l’exposition du Petit Palais que la charmante femme nous invite à visiter...

Ne la chicanons pas sur le mépris qu’elle témoigne pour une époque où vivaient Chardin, Fragonard, Greuze, Perronneau, La Tour : notre critique actuelle prononce, peut-être, en ce moment, sur les peintres d’hier, des arrêts qui ne seront pas davantage ratifiés après-demain. Ne retenons de son jugement que le besoin qu’il témoigne d’une réaction contre l’école de Boucher. Ce besoin était général. On était las du rococo et du chiffonné, du maniérisme gracieux, des minois piquans, des sous-entendus galans, des Cupidons à fossettes, des devinettes sentimentales ou grivoises, des : « Pensent-ils à ce mouton ? » ou des « Cruches cassées, » las de la sensibilité pleurarde de Greuze, et de l’effronterie de Baudouin, de l’art-friandise en un mot. D’où, réaction contre les sujets. On était las, aussi, des figures envolées, projetées, ou dégringolées, en des postures risibles : des Escarpolettes et des Gimblettes, des amours joufflus et dodus, rebondis en l’air comme des ballons, des écharpes flottantes en arc-en-ciel, ou des linons gonflés en montgolfières, de tout ce qui se trémousse, se contourne ou se bistourne. D’où, réaction contre le mouvement. Las, enfin, de l’éclat artificiel des porcelaines peintes, des fleurs en papier, des chatoiemens de soies, de satins, de dentelles, du rose qui se lave dans du bleu, de ce bleu éternel qui recouvre tout chez les maîtres galans, las du blanc, las de la poudre... D’où, réaction contre la couleur. Par antithèse, on était donc enclin à rechercher un art où la ligne droite l’emporterait sur la ligne serpentine, le ton sévère sur les couleurs adoucies, le thème haut et moral sur le sujet plaisant On inclinait vers la simplicité, la sobriété, l’immobilité, l’impassibilité, la monochromie.

Ce besoin devait-il conduire nécessairement à l’art de David ? Non. La réforme aurait pu être tout aussi complète et plus complète encore sans revêtir les formes froides et conventionnelles que voici. Il eût suffi, pour cela, d’aller à la nature, sans passer par l’intermédiaire des Anciens, de reproduire les scènes, les gestes, les colorations de la rue, du tribunal révolutionnaire, des clubs. Il eût suffi d’aller demander, pour peindre, des conseils aux maîtres d’Amsterdam ou de Haarlem. La réforme eût été, sur tous les points où on la désirait, aussi radicale et beaucoup plus sur d’autres, en ce sens qu’elle eût porté aussi sur les sujets et qu’elle eût balayé toute la mythologie et l’histoire ancienne dont s’était embarrassé l’art du XVIIIe siècle. On peut se demander ce qui fût arrivé, si, au lieu de prendre, comme tous ses devanciers, le chemin de Rome, David eût, par quelque hasard, été conduit à Amsterdam. Mais il n’a été ni devant la Nature, ni chez les Hollandais : il a été en Italie.

Ce qui frappe le plus, en Italie, ce sont les marbres grecs. Il s’éprend, comme tout artiste, de leur perfection ; dans leur simplicité, leur calme, leur sobriété d’accessoires, la retenue et la mesure de leurs expressions, il voit l’antithèse qu’il cherchait à l’art maniéré du rococo. Voilà donc sur quoi s’appuyer pour la réforme qu’il désire, qu’il appelle, qu’il va tenter. Il ne s’avise pas un instant que, si beaux qu’ils soient, ces marbres sont de la sculpture, et que c’est une réforme dans la peinture qu’il faudrait. Il oublie qu’il est un peintre : les Noces Aldobrandines, ou les peintures de vases grecs lui suffisent pour témoigner de la science picturale des anciens. De ce qu’ils ont produit une statuaire parfaite, il en conclut immédiatement que leur art tout entier est parfait et doit servir, en tout, de modèle au nôtre. Il a fait une observation juste : il la dévie immédiatement en une généralisation fausse. Il va en tirer une loi qui le perdra.

Malheur à l’homme qui, se trompant, a tout le monde pour complice : il ne s’apercevra jamais de son erreur. L’erreur de David était celle de son temps. D’Herculanum et de Pompéi exhumés à la lumière, les archéologues et les amateurs croyaient qu’allait sortir un art vivant, plus vivant que celui de Chardin et de Fragonard, l’art nouveau, l’art de l’avenir. Pourquoi l’aller chercher dans la Nature ? Le Beau idéal était là. « En convenant que l’étude de la nature est absolument indispensable aux artistes, disait Winckelmann, il faut convenir, aussi, que cette étude conduit à la perfection par une route plus ennuyeuse, plus longue et plus difficile que l’étude de l’antique. Les statues grecques offrent immédiatement aux yeux de l’artiste l’objet de ses recherches ; il y trouve réunis dans un foyer de lumière les différens rayons de beauté divisés et épars dans le vaste domaine de la nature. » Voilà le mot d’ordre de tout l’académisme. C’est la confusion éternelle entre l’artiste et l’amateur d’art. Il est tout à fait vrai que les belles œuvres d’art découvrent plus clairement à la foule des amateurs les beautés ou les caractères de la nature que la vue de la nature elle-même. Mais c’est, précisément, parce que tout l’art est de les découvrir, que la fonction propre de l’artiste est d’aller à la nature pour les en dégager. En l’envoyant consulter l’œuvre déjà faite au lieu de l’envoyer à l’objet même de l’œuvre, c’est-à-dire en envoyant le traducteur lire une traduction, au lieu de lui donner à lire l’original, on supprime tout simplement sa raison d’être. Voilà une première confusion. En voici une seconde.

Les Grecs ont fait des œuvres parfaites, impossibles à dépasser, — mais ce sont des œuvres de sculpture. Elles ne pourraient donc servir de modèle, si modèle il y a, que pour des ouvrages de plastique. Transposer les lois de la statuaire, dans la peinture, et oublier les lois ou les virtualités de la peinture elle-même, c’est se condamner à chercher ce qu’on ne peut atteindre et à se priver de tout ce qu’on aurait dû réaliser. C’est ce que David a fait.

D’abord le nu. « J’ai entrepris de faire une chose toute nouvelle, » disait-il à ses élèves en parlant du tableau des Sabines. « Je veux ramener l’art aux principes qu’on suivait chez les Grecs... J’étonnerai bien des gens : toutes les figures de mon tableau seront nues, et il y aura des chevaux auxquels je ne mettrai ni mors, ni brides... » C’est fort bien dit pour un statuaire, et le lamentable spectacle que nous donnent, sur toutes les places publiques d’Europe, les monumens élevés à nos contemporains, en redingote, en veston, en bottes et chapeau haute forme, prouve assez qu’on a eu grand tort d’oublier cette loi. Mais, en peinture, c’est autre chose, et la plupart des chefs-d’œuvre de tous les temps sont faits de figures vêtues, fût-ce de la plus bizarre façon et de la plus compliquée. La complication même et le fouillis sont une joie pour le peintre. Un coloriste ne se fût pas tenu d’aise devant les uniformes de l’Empire. Se figure-t-on Rubens ou Véronèse en face de Murat ou de Cambacérès, les consuls empourprés passant, comme des flammes, dans un oura- gan d’ors, d’aciers, de buffleteries, le jaillissement des plumets, la cascade des dentelles, le mince croissant des sabres rejoignant l’étoile des éperons ! En s’interdisant le costume contemporain, David s’interdisait toutes ces ressources pittoresques. De plus, il s’obligeait à ne peindre aucun groupement en profondeur, car rien n’est plus déplaisant qu’une foule d’académies gesticulantes, qu’une grappe humaine. En dépit du Jugement de Michel-Ange, et de quelques Damnations de Rubens, on ne voit pas que l’artiste ait jamais pu se tirer d’une foule où tous les plans sont occupés par des académies.

Aussi David ne l’a-t-il pas fait ! Il a observé qu’en sculpture, on ne pouvait donner l’idée de la profondeur, ni du lointain. Sa peinture en est donc dépourvue. Sa composition se développe toujours en longueur, jamais en profondeur. Non seulement elle ne creuse pas, mais elle bombe. C’est de la peinture convexe, les figures centrales étant toujours les plus en avant et les plus éclairées, les figures latérales ou le décor latéral tournant et s’enfonçant dans l’ombre ou les demi-teintes, comme vus dans un miroir bombé. C’est très frappant dans les Sabines, et rigoureux comme un théorème : on peut l’observer dans toutes ses autres œuvres. Il serait facile de les traduire en bas-relief : ce sont les lois du bas-relief qui les ont dictées.

Une autre loi purement statuaire a dicté ses gestes, loi oubliée à la vérité par notre sculpture moderne, mais très sensible dans l’Antique admiré du temps de David ; l’Apollon, le Laocoon, le Gladiateur, par exemple. Le geste est en extension : il se profile également de tous les côtés ; il est choisi, non pas du tout pour son efficacité, ni pour sa vérité, encore moins pour sa nouveauté ou pour son caractère, mais pour la révélation qu’il nous donne d’un jeu de la machine humaine, pour son équilibre harmonieux, pour sa ligne et sa plastique. Les Horaces, le Socrate, le Romulus, les compagnons de Léonidas peuvent être mis sur un socle, au milieu d’une pelouse : nul n’imaginera qu’ils soient tirés d’un tableau.

De plus, la statue étant, de sa nature, une image matériellement semblable à la figure humaine, il suffirait d’assez peu de chose en couleur et en expression, pour en faire un trompe-l’œil, — comme il arrive dans les figures de cire, — ce qui détruirait toute impression esthétique. Il faut donc s’abstenir non seulement de toute couleur vraie, mais de tout réalisme trop prononcé. Pour la même raison, la figuration de la laideur ou une caractérisation assez forte pour aller aux confins de la caricature, les signes de la maladie ou de la caducité, en un mot, toute chose déplaisante à croire réelle, doivent être évités dans une forme d’art qui les matérialise. La Buveuse accroupie, du Louvre, n’est tolérable qu’à cause de sa petite taille. En peinture, au contraire, il y a nombre d’œuvres admirables où sont représentés non seulement la laideur et la maladie, la vieillesse et la souffrance, mais le grotesque : d’abord, parce qu’elles sont moins matérialisées qu’en statuaire et ensuite parce qu’elles peuvent être magnifiées par la couleur qui, par elle-même et toute seule, est une beauté. Ainsi donc, la laideur n’est pas sculpturale, mais elle est pittoresque. En la proscrivant de sa peinture, en ramenant toutes ses figures à un type uniforme de beauté régulière, David a donné le plus parfait exemple d’ennui qui se puisse imaginer.

Encore, s’il avait varié l’expression ! Mais autant qu’à les rendre belles, il s’est appliqué à rendre les physionomies impassibles ! De la statuaire grecque où cette impassibilité est admirable, il l’a transportée dans la peinture où elle n’a que faire. Au début, formé par l’école de Bouclier, il animait encore ses figures. « Voyez-vous, disait-il à son élève Etienne, en lui montrant deux têtes dessinées d’après l’antique, à Rome, dans sa jeunesse, voilà ce que j’appelais, alors, l’antique tout cru. Quand j’avais copié ainsi cette tête avec grand soin et à grand’peine, rentré chez moi, je faisais celle que vous voyez dessinée auprès. Je l’assaisonnais à la sauce moderne, comme je le disais dans ce temps-là. Je fronçais tant soit peu le sourcil, je relevais les pommettes, j’ouvrais légèrement la bouche ; enfin, je lui donnais ce que les modernes appellent de l’expression et ce qu’aujourd’hui (c’était en 1807), j’appelle de la grimace… » Peu à peu, en effet, il parvint à mettre, en peinture, de l’» antique tout cru, » — c’est-à-dire à priver totalement ses figures, non seulement des « grimaces » de Boucher, qui étaient une affectation de la vie, mais de la vie elle-même.

En même temps, il les priva de toute ambiance naturelle et pittoresque. En sculpture, en effet, il ne faut pas d’accessoires, détachés de l’ensemble, surtout pas de simulation, en une matière dure, d’objets souples et effilés, encore moins de paysage, de lointain, de tout ce qui est fluide et vaporeux. Il n’y en a pas, non plus, chez David. Les pièces où se meuvent ses héros sont vides : elles ne peuvent servir qu’à faire de l’escrime. Ses chevaux, comme il s’en vante, n’ont ni mors, ni brides. Quant au paysage, il est purement idéographique. David n’a jamais fait qu’un paysage en sa vie : c’est qu’il était en prison. Quand il veut représenter Leonidas, il donne à un de ses élèves un plan topographique des Thermopyles et il lui fait bâtir une vue perspective là-dessus. Enfin, l’atmosphère est nulle. Une fois ses figures posées, il ne met pas d’air autour. Il compte, comme le sculpteur, sur l’air ambiant pour adoucir, fondre, faire trembler les contours. Sa couleur est lamentable. Pour bien montrer que l’Art doit prêcher l’austérité aux peuples, il semble peindre avec le brouet noir des Spartiates. « Il met du noir et du blanc pour faire du bleu, du noir et du jaune pour faire du vert, de l’ocre rouge et du noir pour faire du violet, » dit Delacroix, et, en effet, dans sa peinture académique, c’est à peu près exact. Sa facture est plus affreuse encore. En réaction contre la touche libre, savoureuse de Fragonard, il adopte un faire lisse, partout égal, partout glacé : le plus vilain « métier » peut-être qui ait jamais paru dans la peinture française.

Retournez-vous vers ses portraits, ou ses « peintures-portraits » comme le Sacre, revenez surtout vers ses portraits inachevés, vers tout ce qu’il a fait sans système : aucun de ces défauts ne s’y retrouve plus. Donc, rien de tout cela ne lui était naturel, tout a été voulu, cherché, conquis. Chez lui, comme chez la plupart de ses élèves, — chez Gros, surtout, — la peinture est une lutte continuelle et tragique entre le devoir et le plaisir : le plaisir qui leur inspire, naturellement et sans grand effort, des chefs-d’œuvre ; le devoir qui, avec beaucoup de peine et d’intelligence dépensées, leur dicte des œuvres froides et insipides. L’antithèse se poursuit partout : chez Gérard : comparez son Murat ou sa Récamier avec sa Corinne au Cap Misène ; chez Girodet : comparez son De Sèze ou son Murat avec son Hippocrate ou sa Danaé ; chez Gros : comparez son Chaptal à son Éleazar ; chez M. Ingres : comparez son Granet et l’esquisse de sa femme avec son Achille ou sa Stratonice. Partout, chez l’élève comme chez le Maître, nous voyons le portrait ou la scène contemporaine dus à son goût instinctif de la réalité, demeurer, après un siècle écoulé, une œuvre admirable. Et partout, nous voyons la grande composition historique, sur quoi il comptait pour passer à la postérité, nous faire douter de son talent. Si, par delà les nues, quelque Fabre étudie, au microscope, les insectes que sont les hommes, il doit être stupéfait des merveilleux ouvrages faits par l’artiste dans les limites de son instinct et du piteux échec des systèmes où sa raison raisonnante est intervenue.


ROBERT DE LA SIZERANNE.