À l’abbaye de Solesmes

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À l’abbaye de Solesmes
Revue des Deux Mondes4e période, tome 150 (p. 342-376).

À L’ABBAYE DE SOLESME


Dans une lettre de Louis Veuillot à un peintre de ses amis, j’avais trouvé cette page : « Quand tu auras quinze jours à dépenser, viens dans cette tranquille et renaissante abbaye de Solesmes. Elle renaît, non à l’âge où elle est morte, mais juste à l’âge de la belle et fervente jeunesse. Quinze jours ici te vaudront quinze mois d’études ; tu verras des têtes de moines, tu sauras ce que c’est qu’une physionomie de saint dans l’ordinaire de la vie. La grave douceur de la méditation demeure sur ces visages, comme l’odeur de l’encens reste dans l’église après que les encensoirs sont éteints.

« Tu seras reçu chrétiennement, c’est tout dire. On te donnera une des chambres qui regardent sur la campagne et sur la rivière ; d’un côté, tu entendras chanter les oiseaux, de l’autre, les moines. Tu jouiras de la beauté des offices… C’est l’office divin d’avant le progrès. Le très révérend père abbé ne permet pas que rien ose altérer la saveur de la divine liturgie…

« Viens, n’apporte que l’ordinaire bagage… Mais si par hasard tu voulais des livres, il y en a ; et si, sans te donner la peine d’ouvrir ces livres, tu veux cependant savoir ce qu’ils disent, on te le dira… La science ici est douce et généreuse ; le savant ne garde pas sa trouvaille pour garnir un rapport à l’Académie. Comme c’est à Dieu qu’il a demandé la science, il sait qu’il ne l’a reçue que pour la donner ; il la donne. Oh ! que ces hommes savent, et savent humblement, et enseignent cordialement[1] ! »

Bon pour un peintre, le conseil de Veuillot m’a paru meilleur pour un musicien. Je l’ai suivi. J’ai été à Solesmes, et j’y ai trouvé plus qu’on ne m’avait promis. Ce qui m’y attendait et ce que j’en rapporte, c’est la révélation du plain-chant ou du chant grégorien, autrement dit d’une forme d’art, d’une catégorie de l’idéal, et d’un mode ou d’un monde de beauté. Monde ancien, le plus ancien même qui se soit conservé, car de la musique antique nous n’avons guère retrouvé jusqu’ici que la doctrine et non les œuvres. Nouveau monde aussi, car on ne le connaissait plus depuis des siècles, et aujourd’hui encore on ne le connaît presque partout que défiguré et travesti. Qui n’a jamais entendu le plain-chant que dans les églises de nos villages, de nos grandes villes même, ne l’a jamais entendu. La restauration intégrale de ce monde sonore est depuis cinquante ans l’une des tâches et l’une des gloires de l’ordre bénédictin. Ce que Dom Guéranger fit pour les textes, les Dom Pothier, les Dom Mocquereau l’ont fait et continuent de le faire pour les chants. Avec quelle intelligence et quel savoir ! Avec quel respect et quel amour ! Ils relèvent ce qui était abattu ; ils retranchent ce qu’on avait ajouté ; ce qu’on avait faussé, ils le rectifient ; ils rétablissent partout l’esprit et la lettre de la loi. Et ces infaillibles interprètes sont des interprètes deux fois. En même temps qu’une méthode de paléographie, ils ont fondé un admirable style de chant. Ces grands érudits sont de grands artistes ; non contens de restituer les mélodies grégoriennes, ils les exécutent. Ainsi, paroles et musique, ils ont reconstitué toute la liturgie. « Les sources, toujours les sources, » écrivait jadis un des maîtres de la connaissance du passé[2]. À Solesmes, dans un admirable jardin, sous les tilleuls et parmi les roses, une de ces sources a reparu.

On a contesté qu’elle fût parfaitement pure. Des Belges, des Allemands résistent encore au courant parti de Solesmes. Il serait aisé d’énumérer les points d’histoire ou de méthode qui restent débattus entre un Gevaert ou un Habert et les grands exégètes bénédictins. En de tels débats, où je n’aurai pas la témérité d’intervenir, je tiendrais volontiers et d’instinct pour les moines. Leurs chants, que je viens d’entendre, me sont garans de leur doctrine. Incapable de prouver qu’ils ont la science, j’affirme du moins qu’ils sont en possession de la beauté.

Cette beauté quinze fois séculaire, et que je croyais morte, elle m’est apparue vivante. Cet art grégorien, si sobre, si faible en apparence, et qui n’est qu’une ligne de sons, je l’ai vu mêlé à l’acte le plus grave comme aux pratiques journalières de la vie monastique. Et cette vie tout entière, en ce qu’elle a de plus sublime ou de plus simple, — je dirais de plus ordinaire, si rien était ordinaire ici, — le plain-chant seul est capable et digne de l’accompagner et de la représenter à la fois, d’en être le témoin et l’interprète, le signe sensible et comme l’âme sonore. S’il est vrai, suivant une parole ancienne, que le but et la nature même ou l’essence de l’art est une convenance[3], il n’y a pas d’art qui l’emporte sur le plain-chant tel qu’il est compris et pratiqué à Solesmes. Une pensée unique et supérieure est exprimée là dans la forme la mieux appropriée et la plus adéquate à cette pensée même. Ce n’est pas tout : au-dessus de cette convenance première, d’autres, qui sont plus hautes et plus larges, ne tardent point à se découvrir. On s’aperçoit bientôt que cet art est plus que tout autre imprégné, saturé de vérité, qu’il est totalement étranger au mensonge, ou seulement à la fiction et aux apparences vaines. Enfin, — et pour s’en convaincre il suffit de quelques jours vécus parmi ces hommes, — il est impossible de rêver pour un art qui n’est que piété, sainteté, des interprètes plus proches et plus dignes de lui ; pour un plus pur idéal, de plus purs serviteurs. À propos du plain-chant la question de l’art et de la morale ne peut même pas se poser. Ainsi nous voyons se fermer le cercle harmonieux des convenances suprêmes. Ainsi, par une rencontre peut-être unique, le vrai, le beau et le bien se rejoignent ici, et leur trinité sublime, absente de tant de chefs-d’œuvre, je parle même des plus grands, apparaît réalisée et vivante dans la chapelle où prient en chantant d’humbles moines à genoux.

I

C’est le 24 juin : le jour de la Saint-Jean-Baptiste, de la Saint-Jean d’été. De bon matin nous sortons de Saint-Pierre, le couvent des moines, pour nous rendre à Sainte-Cécile, l’abbaye des religieuses, dont la flèche brille au-dessus, des taillis. La route n’est pas longue : une rampe douce, entre deux murs de lierre, nous conduit à la chapelle. Deux novices doivent y faire profession ce matin. Elle n’est pas grande, la chapelle des Bénédictines, mais elle est très claire, toute blanche, plus élégante et plus féminine, avec ses nervures gothiques, que la nef de Saint-Pierre, aux lourds piliers romans. L’assistance est peu nombreuse ; au premier rang, sur un carreau de soie cramoisie, une jeune femme est agenouillée et prie : c’est une princesse de sang royal et sa mère est religieuse ici.

La chapelle a pris son aspect et sa parure de fête. Sur l’autel, du côté de l’épître, on a disposé pour chaque professe le manteau de chœur, le voile, l’anneau et la couronne. Une console porte l’écritoire, la plume, et la cédule où sera signé le contrat des noces divines. Sur tout cela, suivant les prescriptions du rituel, on a répandu des fleurs. Bientôt le Révérend Père Abbé fait son entrée. Vêtu de la cape romaine, dont on soutient la traîne derrière lui, il l’échange, après de courtes oraisons, pour les ornemens épiscopaux : la chape et la mitre d’or. Puis, au son des cloches, précédé par le porte-croix et les porte-cierges, suivi de ses acolytes, il sort de la chapelle et s’avance jusqu’à la porte de la clôture. Il y frappe ; elle s’ouvre à deux battans et montre, dans la pleine lumière du cloître apparu soudain, la foule immobile et muette des religieuses sombres. À leur tête se tient l’Abbesse ; elle a la croix sur la poitrine et dans la main la crosse. Sans un geste, sans un mot, elle confie les deux jeunes filles à ceux qui tout à l’heure les lui rendront à jamais consacrées. Au milieu de la procession reformée, à travers la cour pleine de fleurs et d’oiseaux, sous un vélum tendu contre l’ardeur du soleil, elles s’avancent l’une et l’autre, chacune entre deux marraines qui ne les quitteront pas jusqu’à la fin de la cérémonie, comme pour mettre autour d’elles, parmi ces hommes austères qui vont recevoir leurs vœux, un reste de douceur féminine et de maternelle protection.

La messe commence et se poursuit comme à l’ordinaire jusqu’au chant du Graduel. Alors la voix du diacre invite les vierges à préparer leurs lampes et à sortir au-devant de l’époux. Elle annonce le drame qui va, non pas se jouer, mais réellement s’accomplir ; drame très simple, très poignant, où ne se trouvent en présence, comme dans la tragédie antique, qu’un petit nombre de personnages. Entre le célébrant et les jeunes filles s’établit un dialogue par antiennes et répons, modulé d’abord avec une infinie douceur : « Venez ! » chante la voix robuste, et les deux faibles voix, un peu tremblantes de résonner seules dans le silence, répondent : « Nous voici. » — « Venez ! » répète le prêtre. — « Nous voici, reprennent les vierges, nous voici de tout notre cœur. » — « Venez, mes filles, écoutez-moi ; je vous enseignerai la crainte du Seigneur. » — « Nous voici de tout notre cœur. Seigneur, nous te craignons et nous cherchons à voir ta face. Seigneur, que nous ne soyons pas confondues, mais qu’il nous soit fait selon ta mansuétude et selon l’abondance de tes miséricordes. » Chaque fois l’appel est plus attirant ; chaque fois aussi la réponse plus docile et comme plus charmée ; chaque fois enfin la cantilène se développe davantage et trace dans l’air une plus élégante arabesque, un cercle plus vaste et plus harmonieux.

En quelques paroles très simples, très brèves, les vœux sont prononcés et reçus. En paroles seulement, car ici, comme pendant la messe, il semble que la musique soit bannie de l’instant et de l’acte même du sacrifice, pour laisser au verbe seul toute la grandeur et toute l’efficacité. Les deux jeunes filles ont signé la charte qui les lie. Elles l’ont tenue contre leur poitrine et présentée aux regards de tous. Les bras et les yeux élevés, elles s’écrient trois fois, avec une intonation toujours plus forte, toujours plus haute : « Recevez-moi, Seigneur, selon votre parole, afin que je vive et que mon attente ne soit pas confondue. » La musique a soudain changé de caractère et d’accent. Incertaine tout à l’heure, errante et souvent suspendue, elle se fixe à présent dans une formule de psalmodie très ferme et très arrêtée. Elle conclut toniquement ; elle est le signe, non plus d’une aspiration et d’une approche, mais d’une arrivée et d’un accomplissement. Alors le chœur intervient pour la première fois. Invisibles derrière la grille, les moniales répondent à leurs nouvelles sœurs ; les profondeurs vides, que le regard oblique entrevoit à peine, s’emplissent d’un murmure harmonieux. Est-il rien de plus saisissant ? Le prêtre s’est assis, entouré de ses assistans à genoux. À ses pieds, la face contre terre, les deux jeunes filles sont étendues sans mouvement. Sur le tapis de fête on voit seulement la tache noire de leur robe et la tache blanche de leur voile. Tout se tait, hormis les voix cachées qui ne cessent de faire tomber et comme pleuvoir à travers les barreaux la fraîche rosée des litanies. « Priez pour nous ! Exaucez-nous ! Délivrez-nous ! » Suppliques, adjurations à la miséricorde et à la puissance divines contre tous les périls, fût-ce les plus effroyables, contre tous les malheurs, contre tous les péchés, le courant puissant et doux de la prière passe et repasse sans cesse au-dessus des deux humbles corps gisans et qui semblent inanimés.

Ils se raniment enfin et se relèvent. Les derniers rites s’accomplissent. Les religieuses reçoivent tour à tour des mains du célébrant le manteau, le voile, l’anneau et la couronne. En quel drame lyrique, fût-ce une Alceste, une Iphigénie, une voix sacerdotale laissa-t-elle tomber sur le front incliné d’une femme d’aussi magnifiques paroles ! Quel récitatif, et de quel grand prêtre, égala jamais en grandeur, en beauté, en hardiesse même la « Préface » de la profession bénédictine ! « Seigneur saint, Père tout-puissant, Dieu éternel, hôte bienveillant des corps purs, ami des âmes sans tache, jetez un regard sur vos servantes. Comment leur esprit, enveloppé de chair mortelle, triompherait-il de la loi de la nature, de la liberté licencieuse, de la force de l’habitude et des aiguillons de la jeunesse, si vous, Seigneur, dans votre clémence, vous n’allumiez en elles l’amour de la virginité, si vous n’alimentiez cette passion dans leur cœur, si vous ne leur dispensiez votre force !… La bienheureuse virginité a reconnu son auteur et, se faisant l’émule de l’intégrité des anges, elle s’est vouée à la couche de celui-là seul qui veut être l’époux de la virginité éternelle, comme il en a été le fils. » — Viennent ensuite des rapprochemens ou des antithèses, des chocs ou parfois des rimes d’idées et de mots dans la manière des Pères ou de Bossuet. « Mettez en elles, Seigneur, par le don de votre esprit, la modestie prudente, la bonté sage, la douceur grave, la liberté chaste. Que leur amour soit brûlant et qu’elles n’aiment rien que vous. Qu’elles vivent louablement et qu’elles ne souhaitent pas la louange. Que dans la sainteté de leurs corps et la pureté de leurs âmes elles vous glorifient. Que par amour elles vous craignent et qu’elles vous servent par amour. Soyez leur honneur, leur joie et leur volonté. Soyez-leur dans le chagrin la consolation, dans l’incertitude le conseil, dans l’injustice la défense, dans l’épreuve la patience, dans la pauvreté l’abondance, dans le jeûne la nourriture, et dans la maladie la guérison. » Longtemps, longtemps ainsi la prose éloquente se déroule, et, pour la soutenir et la contenir à fois, pour en embrasser les périodes les plus amples comme pour en resserrer encore les plus concises antithèses, que faut-il ? Quelques notes de plain-chant, rien de plus que cette formule mélodique, ondoyante et souple de la Préface, pour laquelle on rapporte que Mozart eût donné tous ses chefs-d’œuvre, tant il l’admirait.

Dans le drame sacré d’une profession, la poésie se renouvelle sans cesse. Parfois c’est un souffle d’Orient qui passe. « Venez, ma bien-aimée, que je vous place sur mon trône, car le roi a désiré votre beauté. » Mais l’épousée vêtue de noir alors répond : « Je suis la servante du Christ et sous une livrée servile il convient que je paraisse. » Ailleurs elle s’émerveille : « Me voilà donc unie à celui que servent les anges, à celui dont le soleil et la lune admirent la beauté. » Ailleurs enfin elle s’enorgueillit et s’exalte : avec un cri, avec un geste de triomphe, elle élève aux yeux de tous sa main droite où brille l’anneau. Ainsi l’action de grâces prend toutes les formes, tantôt la plus poétique, la plus pittoresque même : « J’ai reçu de sa bouche le lait avec le miel, et son sang a fait l’ornement de mes joues ; » tantôt la plus rigoureuse et pour ainsi dire la plus abstraite : « Ce que j’ai désiré, je le vois ; ce que j’ai espéré, je le tiens. »

Maintenant le mystique hymen s’est consommé par la communion ; la messe est finie. Pour la seconde fois, la procession se dirige vers la porte du cloître, qui se rouvre. Entourée de ses moniales, toujours immobile et muette, l’Abbesse reparaît. C’est encore un beau moment. Tout se tait, on n’entend que le bruissement du feuillage et le vol sifflant des hirondelles. La voix de l’Abbé s’élève et cette voix parlée, après tant de voix qui tout à l’heure chantaient, prend dans le plein air du matin je ne sais quelle froideur saisissante : « Voici, dit l’Abbé, voici, Madame, les épouses du Seigneur. Il les avait appelées dans sa bonté infinie et elles ont répondu à son appel. Elles reviennent couronnées de fleurs, ayant au doigt l’anneau de l’éternelle alliance. C’est donc au nom du Seigneur qu’elles se présentent à vous, qui êtes leur sœur et leur mère. Recevez-les, Madame, dans la maison de votre commun époux. Sous votre garde maternelle, les roses et les lis de leur couronne conserveront toujours leur fraîcheur et leur parfum, et lorsque viendra le jour des noces de l’Agneau, elles iront joyeuses, au-devant de lui, portant leur lampe allumée. Telle est, Madame, notre chère espérance. Telle est aussi la vôtre. Que la paix du Seigneur demeure avec vous. » Toujours silencieuse, l’Abbesse s’incline, les portes se referment ; le cloître ne rendra plus jamais sa douce proie.

Cela, c’est le drame initial et unique, c’est la naissance à la vie bénédictine. Mais, pour les moniales comme pour les moines, toute cette vie s’écoule en chantant, et si l’office exceptionnel de la profession est plus pathétique, celui de la messe ou des vêpres quotidiennes n’est pas moins beau. Chaque jour et plusieurs fois par jour, à Solesmes, on découvre ainsi quel admirable, quel inépuisable trésor de poésie et de musique est la liturgie de l’Église.

Le soir même de la cérémonie, je retournai dans la chapelle des femmes. Elle était presque déserte. Bientôt les religieuses se mirent à chanter. Elles chantèrent, avec une exquise douceur, d’abord les psaumes du jour, puis cet hymne délicieux pour la fête de Saint-Jean-Baptiste, où l’on dit que le moine d’Arezzo choisit, il y a quelque huit cents ans, les noms des notes de la gamme :


Ut queant laxis Resonare fibris
Mira gestorum Famuli tuorum,
Solve polluti Labii reatum.
Sancte Joannes !


Une heure après, j’écoutais les mêmes chants dans la chapelle des moines. Les mêmes, et pourtant combien autres ! Les textes, les mélodies et le style ; la justesse, la flexibilité, l’accord des voix, tout était pareil. Mais parce que les voix, féminines tout à l’heure, étaient viriles maintenant, tout avait changé. Je me souviens que, dans un des psaumes, il était question de vengeance, de colère et de grincement de dents. « Peccator videbit, et irasectur : dentibus suis fremet et tabescet. » Sur ces mots prononcés de même, à l’italienne, l’accent des moines se faisait rude et s’irritait ; mais celui des moniales, jusque dans le reproche et la menace, gardait une tendresse, une pitié virginale. Qu’elles furent belles, ces doubles vêpres, où j’entendis chanter et prier l’une après l’autre les deux âmes de l’humanité !

Veuillot a raison, rien n’est comparable aux offices de Solesmes : à cette grand’messe, — oui, véritablement grande, — « sans tapage de chaises, sans piétinement de curieux, sans froufrou de robes élégantes, sans bruit du dehors. Ici point de suisse, pas même de hallebarde ; aucune figure d’employé. La loueuse de chaises est inconnue ; le donneur d’eau bénite, inconnu ; la belle voix du chantre expressif, inconnue. » La messe parfois n’avait d’autres témoins que ces fameux groupes de pierre, les « Saints de Solesmes, » qui décorent les deux côtés du transept : l’un représente l’ensevelissement du Christ ; l’autre, le plus beau, celui de la Vierge. Et les moines, qui ne chantaient que Dieu, ne chantaient que pour Dieu. Aussi comme ils chantaient ! Tantôt assis dans leurs stalles et tous ensemble ; tantôt quelques-uns d’entre eux se détachant et formant un cercle devant l’autel. C’est la schola, le groupe des musiciens et des voix choisies. L’un d’eux conduit le chœur avec des gestes bas, marqués à peine. Ils commencent, et tout de suite on se sent en présence de quelque chose de parfaitement beau, de parfaitement pur. On ne voit, on n’entend rien que de juste et de net. Le chant est tantôt clair comme le jour qui tombe des vitraux blancs, tantôt sombre comme le noir que font les grands manteaux sur le pavé de marbre. Alléluia ! Une longue phrase modulée, vocalisée lentement, s’enroule autour de la dernière syllabe du mot joyeux et doux. « Le juste fleurira comme le palmier ; il se multipliera comme le cèdre du Liban. » Les vocalises redoublent et la tige sonore elle aussi multiplie ses rameaux et fleurit. Je me souviens encore d’un Kyrie, d’un Sanctus, non pas fleuris ceux-là, mais robustes, bien que toujours élégans. Et surtout je n’oublierai pas l’émotion que me causa la simple procession des moines avant la messe. Pourquoi ? Était-ce un de ces jours, — il en est de tels pour chacun de nous, — qui nous trouvent plus tristes et plus las, plus fidèles à nos douleurs, hélas ! et moins forts contre elles ! Un de ces jours qui se lèvent sur toute notre misère et dont le soleil ne luit que pour attirer à nos yeux plus de larmes ! Sans doute c’est par un de ces matins que les moines passèrent à côté de moi. Deux à deux, en chantant, ils traversèrent l’église, ils franchirent le seuil. Dans les profondeurs du cloître, j’entendis leurs voix s’affaiblir, puis se perdre. Ce fut un instant de détresse affreuse et de complet abandon. Par bonheur les voix revinrent bientôt, et revinrent inaltérées. Alors j’éprouvai pour moi-même et réellement ce que j’avais cru parfois ressentir avec certains héros imaginaires et pour eux : avec Robert sur le seuil de la cathédrale de Palerme, avec Faust surpris par les cantiques et les cloches de Pâques. J’écoutais comme eux ; comme eux je buvais avec avidité chacune de ces notes pures et fraîches, et pour la première fois, je comprenais pleinement ce que saint Augustin, dans une page célèbre, a rapporté des chants sacrés, de leur douceur et de ses larmes : Currebant lacrymæ et bene mihi erat cum eis.


II

L’art grégorien, nous l’avons dit, n’a qu’un objet. Cet objet, qu’il importe de définir avant d’y rapporter cet art, c’est la prière, la prière à l’église, la prière en commun et publique. Ce sont nos relations avec Dieu, nos relations à tous, et dans la maison de Dieu, soumises par conséquent à certains rites, environnées de certaines cérémonies. Voilà tout l’objet de l’art grégorien, le domaine où il convient à la fois de l’affermir et de l’enfermer. On ne saurait assez le répéter : le plain-chant est la musique religieuse par excellence ; il n’est pas toute la musique religieuse. En dehors de lui, des chefs-d’œuvre sont nés ; d’autres se produiront encore. Chefs-d’œuvre sacrés et parfois même chefs-d’œuvre pieux, mais dont la place n’est pas à l’église. C’est à l’église au contraire qu’est la place du chant grégorien, et seul peut-être il y est tout à fait à sa place.

Le chant grégorien est la meilleure forme musicale de la prière, comme la liturgie, rétablie par Dom Guéranger, en est la forme verbale par excellence. Il était naturel, nécessaire même, que la restauration des mélodies suivît celle des textes. Elle l’a suivie en effet. « Assez longtemps, écrivait Dom Guéranger, on a cherché l’esprit de prière et la prière elle-même dans des méthodes, dans des livres, qui renferment, il est vrai, des pensées louables, pieuses même, mais des pensées humaines. Cette nourriture est vide, car elle n’initie pas à la prière de l’Eglise ; elle isole au lieu d’unir. Tels sont tant de recueils de formules et de considérations publiés sous divers titres depuis deux siècles et dans lesquels on s’est proposé d’édifier les fidèles et de leur suggérer certaines affections plus ou moins banales et toujours puisées dans l’ordre d’idées ou de sentimens le plus familier à l’auteur du livre[4]. »On pourrait étendre cette critique aux œuvres de la musique extra-liturgique. Les plus admirables ne sont jamais que des interprétations particulières ou subjectives ; elles varient suivant le génie des maîtres, que ceux-ci d’ailleurs s’appellent Palestrina, Haendel ou Bach, Mozart ou Beethoven, Rossini, Berlioz ou Verdi. Il est possible, et nous l’avons essayé naguère[5], de suivre dans l’histoire de la musique l’évolution de la pensée religieuse. Les mélodies et les accords ne sont pas des interprètes moins fidèles que les formes, les couleurs et les mots. Serviteurs dociles d’un idéal changeant, ils ont su traduire tour à tour la foi contemplative et mystique ou la simple et robuste croyance, et tantôt la conception dramatique, théâtrale même, de notre destinée, tantôt la vision joyeuse et rayonnante, à la Rubens, des plus sanglans mystères. Enfin, dans la musique aussi, le « goût du divin » a quelquefois remplacé l’amour de Dieu, et s’il est un sentiment dont témoignent aujourd’hui certaines œuvres d’un maître moderne et charmant, c’est bien cette nuance d’esprit ou de sensibilité que M. Jules Lemaître a un jour définie la piété sans la foi.

Mais il y a dans la foi quelque chose qui ne passe ni ne change jamais, quelque chose d’universel et de fixé. Ce fond immuable de la croyance est également celui de la liturgie ; il en constitue la matière et le texte même et, pour être liturgique à son tour, l’art est tenu de s’y adapter et de s’y soumettre. La musique est d’autant plus obligée à cette soumission, qu’elle touche en quelque sorte de plus près que les autres arts à la vérité religieuse et qu’elle y peut être plus profondément ou conforme ou contraire. La peinture, la sculpture ne représentent de Dieu que l’apparence sensible, l’humanité et la mortalité que pour nous et comme nous il a prise. Mais la musique se lie, — avec quelle étroitesse ! — au verbe même, au verbe qui était dès le commencement, qui était en Dieu, qui était Dieu. La musique, à l’église, n’accompagne et ne traduit pas seulement la prière, c’est-à-dire ce que nous disons à Dieu, mais ce que Dieu même nous a dit et continue de nous dire ; d’où la nécessité d’une appropriation plus stricte et plus sévère. Un tableau de Paul Véronèse, une statue de Bernin sera moins déplacée dans une église, qu’une mélodie d’opéra, fût-ce une pièce instrumentale, comme l’ouverture d’Obéron, que j’entendis un jour exécuter par une fanfare dans la basilique du Sacré-Cœur. Le peintre des Noces de Cana, le sculpteur de sainte Thérèse ont pu méconnaître, altérer le sens du sujet et l’expression du modèle ; modèle et sujet demeurent pourtant reconnaissables. Mais qu’y a-t-il de commun entre l’ardente musique de Weber et les offices de l’église ? L’architecture elle-même, plus symbolique et plus idéale que la peinture et la statuaire, est pourtant moins que la musique la servante de la liturgie. Elle a le droit de construire la maison de Dieu suivant des types divers. La messe peut se dire partout, fût-ce dans une humble grange, mais nulle part elle ne se dit qu’en des paroles invariables et consacrées. Et si la forme de l’édifice importe moins que celle des mélodies, c’est que l’architecture ne fait pas corps avec les paroles mêmes, c’est que, sans leur être étrangère, elle leur est du moins extérieure. La mélodie au contraire est en elles ; elle les anime, elle les inspire, elle en est l’émanation, l’efflorescence et le rayonnement.

L’art grégorien n’est que chant. Tel est son premier caractère et la raison première aussi de sa vocation sacrée. Il semble bien que le chant de la voix humaine constitue la musique la plus affranchie qui soit de la fiction et de l’artifice ; la musique où le moins de matière se mêle à la parole, pour l’appesantir, la contraindre ou l’altérer. Aussi bien la nature des choses et des lieux même s’accorde avec la conception exclusivement vocale de la musique religieuse. Il se trouve que pas un instrument, pas même un orchestre n’est à sa place et ne semble à son aise dans une église. Un violon seul y grince misérablement ; cinquante violons s’y entendent à peine. Une fanfare militaire n’y produit qu’un horrible tapage. Ainsi l’acoustique des nefs est fatale à toute symphonie : elle rend imperceptible la sonorité des instrumens à cordes, et celle des instrumens de bois ou de métal odieuse.

En principe, et selon la rigueur de la théorie ou de l’idéal grégorien, le plain-chant devrait se passer de tout accompagnement. En fait, même à Solesmes, l’orgue l’accompagne toujours. Une des plus récentes publications bénédictines consiste dans un Livre d’orgue qui renferme, harmonisés et accompagnés, les chants ordinaires de la messe et des vêpres. La préface de ce livre en est tout simplement le désaveu formel. Elle débute ainsi :

« Le plain-chant doit-il être accompagné ?

« Non. Tel est l’avis de tous ceux qui se sont sérieusement occupés de cette question. Tel est aussi le nôtre.

« Dans l’espèce, en effet, l’accompagnement est un anachronisme, un hors-d’œuvre et un danger.

« Un anachronisme, car la cantilène liturgique a été composée en dehors de toute conception polyphonique ; un hors-d’œuvre, car la mélodie se suffit à elle seule par sa perfection même ; undanger, car la polyphonie ayant ruiné le plain-chant une première fois, elle pourrait bien, si l’on n’y prenait garde, le ruiner une seconde.

« Alors, pourquoi ce travail ? Disons-le sans détour : c’est à regret que nous l’avons entrepris, et nous le publions seulement pour donner satisfaction à tous ceux qui nous le demandent depuis plusieurs années.

« A les en croire, outre qu’il est nécessaire de venir au secours des voix inexpérimentées de nos chantres, il est encore opportun de condescendre à cette déviation regrettable du goût général qui a créé chez les fidèles le besoin tout moderne d’entendre un accompagnement polyphone[6]. »

Les Bénédictins ont donc cédé à des exigences qu’ils déplorent et condescendu à des faiblesses qu’ils ne partagent pas, car leurs voix à eux ne sont pas « inexpérimentées ; » elles n’ont besoin ni de secours ni de soutien. Le matin de la procession, nous en eûmes la preuve. L’orgue accompagnait la marche et le chant. Il se tut quand les voix cessèrent de se faire entendre ; quand elles se rapprochèrent, il reprit : les voix n’avaient pas bronché. Certes, pour de moins fermes chanteurs, l’accompagnement peut être une aide ; pour le chant lui-même c’est un dommage. La polyphonie altère la parfaite unité, la simplicité absolue de cette mélodie, et le caractère, qu’elle possède au plus haut degré, d’un élément premier, irréductible. Il semble aussi que les accords durcissent, en les précisant trop, les modalités grégoriennes. Ils nous imposent des harmonies différentes parfois de celles que nous nous plairions à rêver, et certaines cadences, certaines modulations y perdent quelque chose de leur charme un peu vague et de leur flottante douceur. Mais si, partout ailleurs qu’à Solesmes, l’accompagnement du plain-chant est une faute nécessaire, à Solesmes c’est presque une heureuse faute. Les auteurs du Livre d’orgue nous disent encore en leur préface : « Pour mieux respecter le caractère et la souplesse de la mélodie, nous nous sommes efforcés de lui donner un fond harmonique calme et sobre, qui lui permette de se développer librement. Nous avons considéré cette mélodie comme un contrepoint fleuri dont il fallait trouver les voix secondaires, en suivant d’aussi près que possible les exemples et les préceptes des anciens contrapuntistes. Cependant, quand nous n’avons pas su voir comment la solution régulière pouvait concorder avec le rythme mélodique, alors, et pour ce cas seulement, nous nous sommes affranchis de la rigueur de leurs règles. » Des juges compétens ont approuvé cette doctrine[7]. La pratique achèverait de les séduire s’ils entendaient le plain-chant à Solesmes. Il est certain que c’est un accompagnement singulier et difficile que celui « dont la suppression serait la première condition de progrès[8]. » Mais là-bas, comme l’accompagnement accompagne ! Sous les cantilènes déjà si douces, quelle douceur encore il répand ! Jamais il ne s’oppose ou ne se distingue. Comme une eau tranquille et pure, il porte la mélodie sans secousse et la reflète sans trouble ; ou plutôt il ne forme avec elle qu’un seul et même courant : elle en est la surface légère, il en est le dessous profond.

A Sainte-Cécile, pendant l’office de la profession, l’orgue ne se contenta pas d’accompagner. Sous des mains expertes, qu’on sentait féminines, qu’on devinait blanches comme les touches d’ivoire, il fit entendre, en guise de préludes et d’intermèdes, quelques fragmens de Bach et de Mendelssohn. Et je trouvai d’abord importunes, presque impertinentes, ces mélodies moins austères. Mais bientôt j’excusai leur présence et même je crus comprendre leur langage. Je ne livrerai point vos secrets, je ne lèverai pas le bord de votre voile et je tairai votre nom, virtuose invisible et sainte, aux doigts harmonieux. Mais je sais qu’elle était de votre sang, l’enfant qui venait vous rejoindre par ce clair matin d’été. Et ce sang, on me l’a dit aussi, est celui d’une famille de musiciens. Alors, j’imagine, vous avez joué pour elle, peut-être quelques-uns des vieux airs qu’elle aimait. Vous les avez offerts et donnés avec elle à Celui à qui elle se donnait elle-même. Et pour la jeune fille, ce fut l’adieu suprême et le dernier écho du monde qu’elle quittait ; non pas certes du monde profane, mais d’un monde supérieur, infiniment noble, infiniment pur, moins sublime pourtant que le monde où elle allait entrer pour toujours.

Mendelssohn et Bach finirent par se taire. Le plain-chant reprit, et il triompha. Elles furent de nouveau les bienvenues, les voix humaines, les voix vivantes, qui chantaient, mais qui parlaient aussi. La parole est la maîtresse et la reine de l’art grégorien. Exclusivement vocale, cette musique est aussi la musique verbale par excellence. Sans la parole, elle n’a pas de raison d’être, elle n’est pas. La phrase mélodique ne fait que suivre et pour ainsi dire épouser la phrase littéraire. Non seulement il n’y a pas de musique plus respectueuse que celle-ci de l’accent, sur lequel elle est fondée tout entière ; mais il n’y en a pas de plus souple, de plus sensible à la valeur et à la dignité respective des mots. Par une exacte distribution de la lumière et de l’ombre, elle arrive à modeler véritablement le discours. Tantôt elle appuie, sans jamais rien écraser ; tantôt, sans rien étouffer, elle enveloppe ; tantôt elle glisse et, comme en se jouant, elle passe. Tandis que notre polyphonie moderne demande à l’harmonie, aux timbres, la vérité et la variété de l’expression, la mélodie grégorienne l’obtient de la parole seule. On ne dirait pas que les mots ont été « mis en musique, » mais que la musique est sortie, a jailli des mots eux-mêmes où elle était contenue et comme en puissance.

Il n’est pas jusqu’à la prononciation qui n’ajoute à la mélodie grégorienne plus de grâce ou plus de force, et toujours plus de beauté. Introduite ou rétablie par Dom Guéranger dans l’office bénédictin, la prononciation italienne est conforme à l’histoire, à la liturgie et à l’esthétique. A l’histoire d’abord. On ne saurait contester que les Italiens soient, par héritage, en possession de la prononciation latine. En français même, celle-ci a survécu dans l’orthographe de certains mots : loup, ours, bourse, dérivés de lupus, ursus, pursa. De plus, le « chuintement » italien (patchem, tchœli, pour pacem, cœli) se rencontre constamment dans les vieux manuscrits français du xe au XVe siècle, et les mêmes textes, en guise de J. ne contiennent jamais que l’I. Quant à la liturgie, la prononciation italienne en complète l’unité littéraire et littérale par l’unité sonore ; elle achève ainsi le grand dessein de Dom Guéranger : la parfaite unanimité dans la prière. Enfin cette manière de prononcer n’est pas seulement la plus exacte et la plus religieuse ; elle est aussi la plus esthétique, et cette question de tradition et de logique est aussi une question de beauté. On l’a très bien dit : « Si on lit Arioste ou Dante à la française, c’est-à-dire sans accentuation, en prononçant l’u italien comme notre u, le c comme notre c, et de même pour les autres lettres, le charme de leurs vers disparaît entièrement ; on peut les comprendre, mais non les sentir[9]. » Appréciable déjà dans la récitation, cette différence Test bien davantage dans le chant. On en trouverait la preuve rien que dans les mots du psaume cité plus haut : Et irascetur, dentibus suis fremet et tabescet. Il suffit de les dire et surtout de les chanter des deux manières pour décider aussitôt entre les deux prononciations et les deux effets, entre la sécheresse, la platitude et la maigreur d’une part, et, de l’autre, l’élégance, la richesse et la plénitude.

Ainsi, parce qu’il est vocal avant tout, le plain-chant convient à l’église ; parce qu’il est surtout verbal, il convient aux paroles sacrées.

Mais voici d’autres convenances encore entre l’art grégorien et son objet. Le plain-chant n’est pas seulement vocal : il est homophone ; ne se servant que des voix, il ne fait d’elles qu’une voix. La polyphonie vocale, toute pure et spirituelle qu’elle soit aussi, accorde pourtant un peu plus que la monodie, à la forme et, si l’on peut dire, au métier. L’harmonie et le contrepoint comportent un certain travail, un certain appareil, très idéal encore, mais dont l’art grégorien est exempt. Le chant homophone, c’est le minimum de musique possible ; au-delà, ou plutôt en deçà, il n’y a plus que la parole nue. Essentiellement religieux, le plain-chant l’est en quelque sorte deux fois : autant qu’un lien entre Dieu et les hommes, il est le lien des hommes entre eux. Naguère nous avons cherché, — trop loin peut-être, — dans les formes successives et diverses de la musique, l’idéal de la société parfaite[10]. Ne serait-il pas ici, dans cette forme à la fois la plus éloignée de nous parce qu’elle est la plus ancienne, et la plus proche parce qu’elle est la plus simple : l’unisson ? Pour le croire, et surtout pour le sentir, il faut nous oublier, nous renoncer nous-mêmes, tels que nous ont faits des siècles d’harmonie, des siècles même de mélodie, mais d’une mélodie toute différente de la mélodie grégorienne. Voici que se pose encore une fois la grave, l’éternelle question de la mélodie et de l’harmonie. Elle se réduit ou plutôt elle s’élève jusqu’à la question plus générale de l’individu et du nombre, à laquelle c’est le fait, et je dirai l’honneur de la musique, d’être, plus que les autres arts, directement intéressée. Au point de vue social ou sociologique, la question de l’harmonie et de la mélodie est complexe ; elle offre des aspects changeans, sinon contradictoires. Il est très vrai que la mélodie, certaine mélodie, peut être le signe et le type d’un art individuel et égoïste. Elle fut telle à l’époque de sa naissance, ou de sa renaissance en Italie, pendant les années qui virent la réaction de la mélodie retrouvée contre la polyphonie palestrinienne. Sous la forme du récitatif d’abord, puis de l’air (aria), la mélodie devint, pour un siècle et demi au moins, le centre et le sommet d’un art aristocratique et fermé. Rapportant tout à elle, elle usurpa tous les droits, absorba toutes les forces et toutes les ressources. Elle fut orgueilleuse et jalouse ; de sa beauté supérieure, elle fît une beauté solitaire. Son essence était une, elle ne voulut pas que son pouvoir fût partagé. Sa tyrannie fut douce, dispensatrice de joie et de volupté ; ce fut une tyrannie pourtant, et une corruption. La mélodie régna seule ; le nombre ne fut plus rien dans la musique, et pour le nombre également, la musique ne fut plus rien.

Isolée et comme abstraite ainsi, la mélodie eut tort : elle fut insuffisante et trop étroitement sociale. A la longue, il fallut que la musique s’élargît et que le génie de l’Allemagne y fît rentrer l’idéal plus étendu, plus fraternel, que la Renaissance italienne en avait banni. Telle fut en effet la mission des grands Allemands : souvent celle d’un Sébastien Bach, celle d’un Beethoven toujours ; et l’image d’une société parfaite, infailliblement gouvernée, harmonieusement soumise, c’est peut-être la symphonie de Beethoven qui l’a réalisée le mieux.

Il y a là, pour la musique polyphone, des titres, consacrés par l’histoire, à la supériorité sociologique. L’esthétique elle-même tend à les confirmer. Il semble bien d’abord que le nombre soit l’interprète naturel du nombre, que la foule appelle la foule, et que la pluralité des parties puisse seule exprimer la pluralité des âmes. Parmi les chefs-d’œuvre, si vous cherchez non pas ceux que nous comprenons tous, mais ceux où nous sommes tous compris, lesquels nommerez-vous les premiers ? Un double chœur de Bach, un finale de Beethoven ; peut-être même, à côté de ces polyphonies colossales, un humble répons de Palestrina. Pour le chanter, il suffit de quatre voix, mais qui sont toutes les voix humaines. Voilà, n’est-ce pas, les œuvres qui n’oublient personne, et d’où pas un d’entre nous n’est exclu ; voilà la musique unanime, universelle, représentative et, pour ainsi dire, capable de toute l’humanité.

Songez pourtant à la monodie grégorienne. Vous en apercevrez bientôt le principe collectif et le caractère fraternel. La mélodie est peut-être plus capable encore que la polyphonie d’exprimer l’unité et de la créer. Il y faut sans doute certaines conditions, dont la première est le nombre des voix. En réalité c’est le solo, plus que la mélodie, qui est égoïste, et, dans un chœur à l’unisson, la pluralité des chanteurs rachète l’individualité du chant. L’unisson nombreux, et par conséquent le plain-chant, voilà peut-être la musique sociologique par excellence. En écoutant les religieuses ou les moines de Solesmes, je pensais que leur admirable chœur est l’idéal du chant grégorien, mais qu’il n’en est aussi que l’esquisse. Cet art n’est pas seulement fait pour l’élite ; il a besoin de la foule comme la foule a besoin de lui. Tel Kyrie, tel Sanctus, admirable à Solesmes, serait sublime sous les voûtes de Paris ou de Chartres, entonné par des milliers de voix. Symphonie de pierre, a-t-on dit souvent d’une cathédrale. Oui, car elle est issue tout entière d’une forme primitive, à laquelle se rapportent et se soumettent des formes dérivées et multiples. Et sans doute une cathédrale est aussi le chef-d’œuvre d’un art profondément sociologique. Pourtant, qu’on associe à sa polyphonie muette une musique homophone, que le Stabat ou le Parce Domine s’élève et remplisse les nefs, alors on pourra décider si l’unanimité parfaite est mieux exprimée par le concert des lignes ou par l’identité des sons.

Image d’un chœur universel, le chœur choisi des moines ou des moniales m’en parut la plus merveilleuse image. Je n’aurais pas cru possible à tant de voix de n’être qu’une voix. Jamais une d’elles ne devançait les autres ; jamais après les autres nulle non plus ne s’attardait. Unique ainsi dans la durée, c’est par la qualité surtout que cette voix était unique. Composée de tous les timbres, aucun timbre particulier ne s’y reconnaissait plus. Féminines ou viriles, de quelles voix, me disais-je, n’est pas faite cette voix ! Les unes furent impérieuses et souveraines ; d’autres, plus humbles, ont supplié. Il en est qui ont crié des commandemens de guerre ; il y en a qui murmurèrent des paroles d’amour. Parmi ces voix de femmes, quelques-unes ont bercé des sommeils d’enfant. Joyeuses et libres, toutes ont jeté jadis aux échos de la plaine, de la montagne ou de l’océan, leurs chansons de printemps, de jeunesse, peut-être de folie. Et maintenant, volontairement captives, les voilà confondues dans un seul cantique sacré. Elles ont tout apporté, tout exhalé, tout sacrifié ici : leurs caresses et leurs soupirs, les éclats de leur joie ou de leur colère, les menaces dont elles furent vibrantes et les sanglots dont elles furent brisées. Parfois dans leur parfait ensemble, comme dans le son d’une cloche, fût-ce la plus pure, on croit saisir des harmoniques mystérieuses : une inflexion particulière, une intonation personnelle, que sais-je ! un accent plus doux ou plus fort, un souffle plus profond ou plus léger. Mais on ne le croit pas longtemps. Bientôt tout retombe, s’efface et se noie dans l’unique et totale cantilène. Elle ressemble à la mer, mais à la mer parfaitement unie et plane, dont on ne peut distinguer les flots.

C’est un grand exemple social que la symphonie, effort commun vers un seul but et sous une seule loi. Si le musicien est un maître, cet effort ne sera pas trompé. On en prévoit le terme ; mais d’abord il en faut suivre le progrès, parfois même subir les arrêts ou les reculs. Parmi tant de forces ou de volontés unies et diverses, il en est qui défaillent, d’autres qui s’égarent ou même se révoltent. Des contradictions se produisent ; des plaintes aussi, des dissonances et des déchiremens. Tout cela est pathétique, tout cela est beau, parce que tout cela sera résolu, rétabli et rassemblé. Fermement proposée d’abord, puis contrariée en vain, obstinément voulue et poursuivie jusqu’au bout, l’unité finira par être atteinte et réalisée ; elle formera le gain et la conquête suprême de la symphonie triomphante.

Cette unité, la monodie grégorienne n’a pas à la conquérir. Elle la possède éternellement, sans trouble, sans menace et sans combat. Il n’y a pas ici plusieurs voix qui finiront par s’unir ; il n’y a jamais eu, jamais il n’y a et il n’y aura qu’une seule voix. Pas d’effort, pas de tendance, pas de devenir ; mais l’être, l’être toujours total et toujours un. Et l’unité du chant grégorien ne représente pas seulement l’unité des hommes entre eux, mais celle de l’homme en lui-même, son unité spirituelle et intérieure. Loin de diviser l’âme, cet art la rassemble toute. Il la fait concorder et concourir en toutes ses parties et de toutes ses forces. Il est ainsi l’expression moins de ce que nous sommes que de ce que nous étions avant la faute et de ce que nous redeviendrons après la miséricorde. Il répare notre condition primitive et prépare notre condition future. « Qu’ils soient un comme mon Père et moi nous sommes un. » Les voix de l’unisson grégorien, fussent-elles cinq cents, ou cinq mille, sont unes de cette manière. Nombreuses, et, s’il était possible, innombrables, elles seraient encore consubstantielles. Et que l’unité qu’elles signifient, qu’elles établissent parmi nous et en nous, soit analogue à l’unité divine, cela constitue entre l’objet de la musique grégorienne, qui est divin, et cette musique elle-même, une convenance nouvelle et sacrée.

L’antiquité de l’art grégorien en accroît aussi le caractère religieux. Plus que tout autre chant, le plain-chant est contemporain de ce qu’il chante ; ce mode d’expression a paru en même temps que l’ordre des idées et des sentimens qu’il exprime, et c’est encore une raison pour qu’il les exprime avec fidélité. La question des origines du plain-chant est résolue au fond ; quelques détails seuls demeurent discutés. « C’est au courant gréco-latin, nous dit le savant directeur de la Paléographie musicale, que l’Eglise emprunta les élémens premiers de sa mélodie. Le genre diatonique lui convenait à cause de sa noblesse et de sa fermeté ; elle se l’appropria, laissant de côté les genres chromatique et enharmonique dont la mollesse répugnait à la pureté du culte divin. Il est probable aussi qu’elle adapta ses cantilènes aux modes et aux gammes des Hellènes. Dans quelle mesure ? Il est impossible de le dire. S’empara-t-elle des airs mêmes païens (des nomes), pour les baptiser et les mettre dans les bouches chrétiennes ? On l’a affirmé récemment sans en donner l’ombre d’une preuve ; cette affirmation est en contradiction manifeste avec tout ce que nous connaissons des Pères et des Conciles et avec l’esprit de l’Eglise. Jusqu’à plus ample informé, je considère les airs de nos antiennes comme de véritables créations de l’Eglise[11]. »

Ainsi constitué, le plain-chant, nous l’avons dit précédemment, est la plus vieille musique dont les œuvres en grand nombre soient parvenues jusqu’à nous. Témoin vingt fois centenaire du christianisme primitif, certains siècles ont pu le récuser ou le corrompre ; le nôtre, près de finir, semble prêter l’oreille à son témoignage sérieux et doux. L’idéal religieux tend à remonter le cours des âges. Hier, nous avions cru le trouver à Saint-Gervais, dans cette polyphonie palestrinienne dont un jeune maître de chapelle, qu’on ne saurait assez remercier, nous a rendu l’intelligence et le sentiment[12]. Les moines de Solesmes nous conduiront plus loin, plus haut encore, jusqu’à la source. Elle jaillit au pied même de la Croix. Une telle antiquité s’impose comme une des forces, un des prestiges de l’art grégorien. C’est beaucoup, pour qui célèbre les choses éternelles, de les célébrer sur le mode le plus ancien, le plus proche du temps où ces choses furent révélées. En écoutant les vêpres des moniales, je songeais que les premiers fidèles, dans les catacombes, avaient sans doute psalmodié ainsi. Sous le maître-autel, je voyais sainte Cécile, couchée dans l’attitude exquise de son jeune martyre, et la vierge mélodieuse semblait dormir au murmure fidèle des mélodies qu’elle avait elle-même chantées.

La voix des moines me parut l’écho de plus rudes voix. C’est peut-être un de leurs chants qui, sur le seuil de la basilique lombarde, arrêta devant saint Ambroise irrité Théodose encore sanglant. Plus tard, les cathédrales du moyen âge retentirent de tels cantiques ; quand les peuples priaient encore, c’est ainsi qu’ils priaient. « Au milieu de la vie nous sommes dans la mort. Où chercherons-nous du secours, si ce n’est en toi, Seigneur, que nos péchés ont irrité justement ! O Dieu ! O saint ! Saint et fort ! Saint et miséricordieux Sauveur, ne nous livre pas à la mort amère. » Encore plus que les paroles il faudrait pouvoir citer la musique, cette complainte rude, rauque et par momens terrible. Ce répons du Media Vita était célèbre au moyen âge. On le croyait doué de vertus extraordinaires. On l’entonnait aux jours de péril et d’angoisse, pour écarter la mort, quelquefois même, paraît-il, pour l’appeler sur une tête maudite. Imprécation ou supplication, c’est un chant tragique et sublime. « Sancte Deus !… Sancte fortis !… Sancte misericors ! » Sur chaque Sancte ! les voix se laissent tomber lourdement, puis remontent, comme si toute l’humanité chargeait cette note unique de tout le poids de son épouvante et de sa misère, pour la relever aussitôt de toute la force de sa foi et de son espérance.

Contemporain du christianisme, il est possible aussi que le plain-chant en soit un peu le compatriote. Quelque chose de l’Orient a peut-être passé dans les mélodies gréco-latines. La provenance ou du moins l’influence hébraïque n’est pas invraisemblable ici. Les chants ecclésiastiques et les chants orientaux se ressemblent souvent par l’intonation ou la cadence, par la fantaisie et le caprice des mélismes ou des vocalises, surtout par ces modes qui nous paraissent étranges et qui règlent également la psalmodie d’un moine et la cantilène que l’Arabe soupire sur sa flûte de roseau. La terre où la vérité parut, où naquit la foi, est aussi la terre où flotte un rêve éternel, et dans la musique de la foi quelque chose a pu rester du rêve. Cela donne à tel répons ou à telle antienne une grâce, une langueur étrange, exotique même. « Hiems transiit, turtur canit, vineæ florentes redolent. » Quand le Cantique des Cantiques murmurait doucement dans la blanche chapelle des moniales, ce n’était pas seulement la poésie, mais la musique aussi, qui chantait comme la tourterelle, embaumait comme la vigne en fleurs.

Aucun charme ne manque à ces chants, pas même celui du mystère. Il n’en est pas un dont on connaisse l’auteur. Ils sont anonymes, et par conséquent ils sont humbles. Une vertu s’ajoute à leur beauté, l’accroît encore et la dégage. Plus de biographie possible ; nous ne savons plus rien du moment, du milieu, ni de la race. Sans qu’un nom glorieux la recommande, ou qu’un nom obscur la desserve, l’œuvre est seule à parler, à rendre témoignage ; rien ne permet qu’on la rapproche de l’artiste, soit pour les rattacher, soit pour les opposer l’un à l’autre. Tout ce qu’elle eut d’un homme a péri ; elle ne survit plus que par ce qui lui vint de Dieu.

Dieu, qui lui donna d’être humble, lui donna aussi d’être populaire, de ressembler à cette foule pour laquelle et peut-être par laquelle elle fut créée. Entre les chants de l’Eglise et les chansons du peuple au moyen âge, les échanges durent être nombreux. Des traces en subsistent encore. Un docteur en ces matières a signalé de remarquables analogies. L’Ave maris stella ressemble à la vieille complainte : Quand Jean Renaud de guerre revint. La psalmodie de l’in exitu Israel de Ægypto n’est pas très différente d’une chanson nuptiale du Berry :

Mon père est en chagrin,
Ma mère a grande peine ;
Moi, je suis une fille de trop grand merci
Pour ouvrir ma porte à cette heure-ci[13].

Il ne faut pas s’étonner, encore moins s’indigner de pareilles rencontres. Elles n’ont rien qui déshonore les mélodies sacrées. Qu’importe à celles-ci qui les chanta le premier ! Sans doute ce fut le prêtre à l’autel ; mais, fût-ce le laboureur dans le sillon, le Dieu des pauvres n’eût pas repoussé de pauvres chansons. Quand il appelle à lui des vierges qu’il aime, quand il leur dit : Venez ! son appel peut bien ressembler à celui d’un berger, puisqu’elles sont ses ouailles et qu’il est le Bon Pasteur.

Je me souviens qu’un soir, en ma logette de Solesmes, j’eus besoin d’un serviteur. Je le demandai. Il s’agissait d’un détail de ménage : une lampe électrique à régler. Ce fut un moine qui vint. Très simplement, souriant et sans mot dire, il s’acquitta de ce très simple office. Le lendemain matin, je le revis à la chapelle ; debout auprès du célébrant, il approchait de l’autel ses mains hier humblement laborieuses, aujourd’hui presque sacerdotales. Alors je crus comprendre la double signification des mélodies grégoriennes, et je ne vis plus qu’un accord symbolique dans l’apparent contraste de leurs diverses destinées. Parce qu’ils accompagnent, parce qu’ils allègent les travaux les plus modestes, — je dirais les plus misérables si le travail était jamais misérable, — ces chants ne deviennent pas indignes des offices les plus augustes, les plus sacrés. Egalement familiers et sublimes, ils peuvent être tantôt à la peine et tantôt à l’honneur. Il est naturel et, comme dit la Préface, « il est équitable et salutaire » qu’il en soit ainsi. Il convient que l’art chrétien par excellence, l’art qu’on peut le mieux appeler divin, ne soit pas celui des savans et des habiles, mais des ignorans, des petits et des pauvres, de tous ceux auxquels le royaume de Dieu a été promis.

Plus on étudie le chant grégorien, plus on voit s’accroître le nombre de ses beautés, de ses vertus et de ses bienfaits. Fidèlement docile à l’idée ou à l’idéal religieux, il n’y est pas docile servilement. Cet art obéissant n’est pas un art esclave. Libre de toute harmonie, il est libre aussi dans son rythme et libre enfin dans sa mélodie.

La veille de la cérémonie de profession, je lisais d’avance, avec un des religieux, le texte et la musique de l’office. Arrivés à l’un des passages les plus pathétiques, comme je demandais quel en était le mouvement, le Père me répondit : « Celui que voudra la jeune fille ; nous la suivrons. » Cette liberté d’allure peut se résumer en deux mots : le chant grégorien est soumis au rythme ; il ne l’est pas à la mesure, j’entends à la mesure isochrone de la musique moderne. Rythme souple, aisé, modéré, qui va, qui marche toujours sans traîner jamais ni jamais courir. « Toutes les combinaisons lui sont bonnes, pourvu qu’elles soient proportionnées et harmonieuses. Et cette proportion, dit très bien Dom Pothier, repose sur le rapport que les parties qui composent le chant ou le discours ont soit entre elles, soit avec le tout[14]. » C’est à ce point de vue du rythme, que certains auteurs ont pu le mieux établir une distinction générale entre la musique grégorienne, « naturelle et libre », et l’autre musique, celle qu’ils ont appelée avec raison la musique mesurée, mais qu’avec trop de rigueur ils ont traitée aussi de musique artificielle.

Naturel et libre, tel est bien le rythme du chant grégorien. Les notes ici ne possèdent pas une valeur fixe et mesurable ; elles ne déterminent pas avec une rigueur mathématique la durée du son. La phrase mélodique ne se divise, ne s’équilibre et ne s’organise pas d’après une mesure inflexible, mais suivant l’organisme et les divisions du texte littéraire. Les pauses mêmes jouissent d’une indépendance pareille à celle des notes, et le silence, dans l’art grégorien, n’est pas moins libre que le son. Rien ici ne sent la tyrannie, la contrainte, ou seulement la gêne ; tout respire au contraire la facilité, la souplesse, on dirait presque le loisir. Tant de liberté pourtant ne dégénère jamais en licence. Le rythme n’est pas absent ; il subsiste, il est sensible, mais il échappe à la convention et se rapproche, autant qu’il est possible, de la nature.

On l’ajustement remarqué : « Il y a deux espèces de rythme : le rythme naturel, fondé sur les lois de la nature, et le rythme artificiel, basé sur les lois conventionnelles de la mesure… » De ces lois, « les unes sont le résultat d’un calcul mathématique, d’une combinaison artificielle due au génie de l’homme obéissant d’ailleurs aux principes d’ordre et d’harmonie que le Créateur a mis dans l’univers ; les autres, au contraire, dépendent de la force productrice de la nature, qui crée elle-même ses propres formes et ne les emprisonne dans aucun moule, afin qu’elles conservent leur valeur ; elles échappent à toute limite conventionnelle, à tout calcul humain… Que nous entendions débiter un discours ou déclamer une pièce devers, nous éprouverons également cette impression agréable qui naît d’un rythme régulier, et cependant les lois du discours libre diffèrent essentiellement de celles du discours asservi à des règles. Là, ce sont les lois de la récitation naturelle ; ici, celles d’une mesure sévère produisant des longues et des brèves, des pieds et des vers ; là ce sont les lois du rythme naturel, innées, pour ainsi dire, à la langue ; ici ce sont des lois de convention, imposées au langage[15]. »

On ne saurait mieux dire, et cette comparaison, par hasard, est raison. Il y a justement entre la musique grégorienne et l’autre, la même différence rythmique qu’entre la prose et la poésie. Le rythme du chant grégorien ne ressemble à rien tant qu’à celui d’un beau style oratoire, périodique et nombreux. Et s’il est certain que ce rythme lui-même a ses lois, il n’est pas moins évident qu’elles sont moins étroites, moins conventionnelles que les autres, et que, pour leur obéir, la musique a moins à sacrifier de son naturel et de sa liberté.

Pas plus que le rythme, la mélodie grégorienne n’est esclave. Syllabique parfois, d’autres fois elle est ornée et fleurie. Sur une syllabe accentuée ou finale il arrive qu’elle brode des vocalises véritables. Mais ces vocalises demeurent toujours expressives parce que toujours elles sont lentes. Chacune des notes qui les composent, demeurant distincte, garde sa valeur et sa beauté propre. Il n’y a pas là de « traits », de « roulades » insipides, mais encore, toujours des mélodies, et tandis que la vocalise profane est trop souvent l’exercice matériel d’une inutile virtuosité, le « mélisme » grégorien peut envelopper de ses plis gracieux un sentiment sincère ou une pensée profonde.

C’est alors que la musique pure, celle qui ne parle pas mais qui chante, prend de passagères et délicieuses revanches. On peut même se demander si la musique, si la mélodie n’est pas née autrefois de ces échappées ou de ces fantaisies furtives. Sans doute on commença par ne connaître et ne pratiquer que la récitation, la psalmodie recto tono, c’est-à-dire sur une seule note. A celle-ci peu à peu d’autres notes s’ajoutèrent, soit pour annoncer le verset, — et ce fut l’intonation, — soit pour le terminer, — et ce fut la cadence. En ces deux épisodes, exorde et conclusion, la mélodie put se donner carrière. Dans le premier, la voix n’abordait pas encore le texte ; dans le dernier, elle l’avait énoncé tout entier ; dans l’un et dans l’autre elle était quitte envers lui, elle avait le droit de chanter pour elle-même et de prendre plaisir à s’entendre chanter.

Ce droit à la musique pure, la mélodie grégorienne ne craint pas toujours de l’étendre jusqu’au centre et comme au cœur même du texte. Elle ne prend avec les mots que les libertés nécessaires, mais enfin elle les prend. Belle souvent de déclamation et d’accent, elle sait n’être belle aussi que de sa propre beauté. Les maîtres anonymes du plain-chant, « ces prétendus ignorans, ces barbares, ont su, il y a quinze ou seize siècles, résoudre un problème qui agite encore le monde musical moderne : le problème de l’alliance de la musique et des paroles. Dans leurs compositions ils savaient mener de front le respect du texte et celui de la mélodie ; ils savaient combiner ces deux élémens avec un art et une science admirables, qui devraient servir de modèles à nos compositeurs…

« Nulle cantilène, plus que la romaine, ne traite les paroles avec égard et déférence. Très souvent elle conforme ses mouvemens à ceux du texte, elle modèle sur lui son rythme et ses intonations, et se maintient dans la forme matérielle des mots, dans l’étendue des phrases et des périodes. Lorsqu’elle s’en affranchit, elle semble presque toujours ne le faire qu’à regret ; elle use alors de ménagemens délicats, d’ingénieuses transactions, d’adroites complaisances, pour conserver à son compagnon quelque chose de son influence. Si décidément elle se sent trop à l’étroit dans les limites du texte, pour rendre avec l’expression convenable et à sa manière le sentiment des paroles et les orner de ses mélismes, alors elle n’hésite plus à faire valoir tous ses droits ; cependant, même dans ses exigences les plus rigoureuses, elle prend encore mille précautions afin de conserver la liaison des syllabes et de maintenir ainsi l’unité des mots, dont elle distend doucement les élémens, sans jamais les séparer ni les briser[16]. »

Ainsi trois états ou trois conditions de l’art grégorien sont possibles : tantôt le texte l’emporte ; tantôt c’est la mélodie ; tantôt entre les deux forces une transaction intervient. Quel tempérament peut être plus juste, et quel régime plus harmonieux ? Ni la parole ni la musique n’est esclave, encore moins victime ; tous les droits sont garantis, conciliés, et jusque dans la discipline de l’art qu’elle peut le mieux appeler le sien, l’Eglise, tant de fois accusée de jalousie et de despotisme, apparaît comme la protectrice et la patronne de la véritable liberté.

Considérons enfin le caractère moral et, comme disaient les Grecs, l’éthos le plus intime du chant grégorien. Nous reconnaîtrons qu’il se compose, en proportions d’ailleurs inégales, de force et de douceur. Le plain-chant tire d’abord sa force de l’unisson, des voix indéfiniment nombreuses, qui le redoublent, le centuplent, le multiplient indéfiniment. Sa force lui vient encore de sa simplicité. Rien ne l’altère et rien ne le divise. Rien non plus ne l’embarrasse ou seulement ne l’enveloppe. Toute l’énergie, toute la vertu de la musique se ramasse et se concentre dans la mélodie seule, sans que jamais rien d’elle se perde dans les accessoires ou les dehors, sans qu’une atmosphère environnante, créée par l’harmonie ou l’orchestre, voile jamais ses arêtes toujours vives et son relief toujours pur. Il n’est pas jusqu’aux modes particuliers du plain-chant qui n’en accroissent la vigueur. Exclusivement diatonique, il ignore le chromatisme, dont le propre est d’énerver et de dissoudre. Ce n’est pas sans raison que la note « sensible » s’appelle de ce nom, et le chant grégorien, qui l’évite, échappe du même coup, sinon à la sensibilité, du moins à la sensiblerie. Il est certain que cette note est par excellence la note qui atténue et qui attendrit, celle qui peut être faible, presque lâche. Dies iræ, dies illa. Restituez ici la sensible altérée ; réduisez d’un demi-ton, faites chromatique l’intervalle diatonique, et vous comprendrez par un seul exemple tout ce que les modes grégoriens épargnent au plain-chant de mollesse, tout ce qu’ils lui communiquent de santé robuste et de mâle beauté.

Mais ce chant est encore plus doux qu’il n’est fort. Les anciens auteurs en rendent unanimement témoignage. Suave sonantis Ecclesiæ, dit saint Augustin. « Que l’harmonie des chants, écrit saint Léon, se fasse entendre dans toute sa suavité. » Saint Isidore de Séville veut que la voix des chantres « n’ait rien d’âpre, ni de rauque, mais qu’elle soit sonore, suave, liquide, et, par le timbre autant que par la mélodie, appropriée à la sainteté de la religion. » L’historien de saint Grégoire, Jean Diacre, rapporte que « les Germains et les Gaulois furent plusieurs fois dans le cas d’apprendre et de rapprendre cette douce mélodie grégorienne qui les avait enchantés ; mais ils ne purent jamais la conserver dans toute sa pureté, soit à cause de la légèreté de leur esprit qui les porte à y mêler leurs chants grossiers, soit par une suite naturelle de leur barbarie primitive. En effet ces hommes d’en deçà des Alpes ne peuvent assouplir à la douceur de la mélodie les sons formidables qu’ils tirent de leur poitrine comme les éclats du tonnerre ; car tandis que leur dur gosier s’efforce de produire une douce cantilène par des inflexions et des répercussions redoublées, il imite plutôt le bruit sourd et criard des chariots qui rouleraient sur des marches de pierre, et il exaspère ainsi les oreilles des auditeurs au lieu de les frapper agréablement. »

Que de chantres, voire même de prêtres, sont demeurés des Gaulois ou des Germains du temps de Jean Diacre ! Si le plain-chant trouve encore tant de résistance, la faute en est pour beaucoup aux interprètes qui le calomnient : aux « chantres hurlans » dont parlait déjà Boileau ; aux officians eux-mêmes, qui ne savent qu’ânonner ou rugir, qui vocifèrent à moins qu’ils ne marmottent, et dont la psalmodie informe et vraiment barbare ressemble en effet tantôt au fracas du tonnerre, tantôt au « bruit des chars pesans qui reviennent le soir. »

Avant d’avoir écouté le plain-chant à Solesmes, je ne croyais pas à sa douceur. J’y crois maintenant peut-être encore plus qu’à sa puissance. J’ai entendu, j’allais dire j’ai vu s’élever lentement et comme fleurir sous un ciel calme les plus ravissantes cantilènes. Un jour, — c’était à l’heure lumineuse et chaude de midi, — pour moi seul, dans la chapelle vide, un admirable chœur de moines chanta : « Rosa vernans… Rose printanière de charité, lys virginal, ô Marie ! » Fortes et cependant suaves, les voix s’épanchaient largement, comme de beaux violoncelles tendres. La mélodie nouait et dénouait ses guirlandes sonores. Elle ne montait jamais trop haut ; jamais elle ne descendait trop bas. Elle ne se hâtait point ; elle ne s’attardait pas non plus, et surtout elle cheminait par notes à peu près égales, d’où lui venait peut-être sa plus exquise douceur.

Il existe à cet égard entre la musique grégorienne et l’autre une différence considérable. « Dans l’art moderne, le temps premier, c’est-à-dire celui qui, une fois adopté dans un morceau, devient la forme de tous les autres, est divisible à l’excès… Prenez une mesure à deux temps : deux noires la composent ; la noire, qui est le temps premier, peut se diviser en croches, celles-ci en doubles croches, en triples, en quadruples croches, et ainsi de suite jusqu’à l’émiettement. On comprend ce que cette faculté peut donner de mobile et d’instable à la musique moderne.

« Au contraire, le temps premier de la cantilène grégorienne est indivisible. Il correspond à la syllabe ordinaire d’un temps, et il n’est pas plus divisible que cette syllabe, en sorte que si, traduisant en notation moderne une pièce liturgique, vous prenez la noire comme note ordinaire et temps premier, jamais vous n’aurez le droit de la dédoubler en croches.

« Mais il ne faut pas inférer de là que toutes les notes sont égales. En effet, si le temps premier ne peut se diviser, il peut se doubler, se tripler. De même que dans une broderie sur canevas, une même couleur de Lainé ou de soie peut s’étendre sur plusieurs points, ainsi sur le canevas des temps premiers une même note peut embrasser deux, trois et quatre points pour former les dessins mélodiques les plus agréables.

« Cette différence foncière entre les deux arts n’a pas été suffisamment remarquée ; elle exerce cependant une influence considérable sur l’allure générale de la phrase et sur son expression esthétique. C’est à l’indivisibilité des temps premiers que la cantilène romaine doit en grande partie son calme, sa douceur et sa suavité[17]. »

Retenons ces derniers traits et cette convenance suprême entre l’art grégorien et son objet. Impersonnel, austère, cet art n’est jamais indifférent ni dur. Surhumain peut-être, jamais inhumain, il n’est ni sans entrailles ni sans cœur. A ceux qui se consacrent à lui chaque jour, il donne plus que le pain quotidien, plus que le nécessaire : il leur accorde même les délices. Autant que de leur croyance, il est l’expression et l’aliment de leur amour. Quand la jeune moniale chante « Celui qu’elle a vu, qu’elle a aimé, en qui elle a cru, qu’elle a chéri ; quem vidi, quem amavi, in quem credidi, quem dilexi, » son chant n’est monotone que pour qui ne sait pas l’entendre. Écoutez-le bien : avec un discernement subtil, cette musique fait à chaque mot, à chaque mouvement sa part, et ce n’est pas sur les paroles de la foi, mais sur celles de la dilection et de la tendresse, qu’elle s’attarde et se complaît davantage. Pour un chant de menace et d’épouvante, vous en trouverez dix dans la liturgie, qui ne sont que douceur et qu’amour. Les plus graves, les plus forts n’ont jamais rien qui trouble ni qui blesse. Loin d’agiter l’âme, ou de la diviser, l’art grégorien la pacifie et la compose ; il s’insinue, il se coule en elle plutôt que de la saisir et de l’accabler. Religieux, chrétien par tant de caractères, par tant de beautés que nous avons déjà cru reconnaître en lui, voici peut-être le signe suprême, saint entre tous et qui ne trompe pas, de sa vocation ou de son essence divine : l’art grégorien nous donne la paix ; il conserve et renouvelle en nous le don le plus précieux que nous ait laissé le Seigneur.


III

Et cette paix n’est pas celle que le monde donne. Elle résulte d’un accord entre le beau, le vrai et le bien, que le monde ne connaît pas. A Solesmes, la beauté baigne en quelque sorte et plonge de toutes parts dans la vérité. La nature d’abord y environne un art surnaturel ; elle le soutient et le fortifie. Je dirai plus : elle lui ressemble ; elle est force et douceur, comme lui.

Si vous allez à Solesmes, tâchez d’y arriver par un beau soir d’été. Sans attendre la station de Sablé, quittez le chemin de fer un peu plus bas, à Juigné. De là remontez lentement, en suivant le coteau, la Sarthe aux eaux traînantes et comme pensives. Bientôt vous serez en face de l’abbaye ; elle vous apparaîtra sur l’autre bord, forte de toute sa masse, et debout de toute sa hauteur. Je ne saurais définir le style de cette architecture : cela rappelle à la fois le mont Saint-Michel, le couvent d’Assise et le palais des papes d’Avignon. Au-dessus de la rivière, trop étroite pour la refléter tout entière, l’abbaye élève à pic, dans le roc même et sur le roc, des contreforts gigantesques, des murs de cent vingt pieds, taillés en bosse dans un granit bleuâtre, des donjons coiffés d’ardoises, toute la silhouette énorme, presque barbare, d’une forteresse sacrée et d’un burg religieux. Les hautes parois sont percées d’ouvertures irrégulières, inégales : baies, fenêtres, lucarnes, tantôt simples et tantôt géminées. L’architecte du couvent, qui n’est autre qu’un des Pères, a raison d’appeler son œuvre du chant grégorien pétrifié. Les pierres ici, pas plus que les notes, ne connaissent la mesure et n’y obéissent. Un principe moins rigoureux les régit : le rythme, le rythme seul, plus large et plus caché, leur commande, les organise et les coordonne, crée entre elles des rapports et des correspondances, et rend le colossal édifice sinon symétrique, au moins harmonieux.

Le soleil qui descend le grandit encore. L’heure est charmante. Il ne fait pas de vent, on n’entend aucun bruit. C’est jeudi, jour de promenade pour les Pères. Ils vont rentrer. Quelques-uns nous attendent au bord de la rivière. Nous prenons le bac avec eux, nous passons avec les noirs passagers l’eau dont le pâle azur s’obscurcit de leurs ombres. Puis nous gravissons la rampe opposée, et par une porte de derrière nous pénétrons dans l’enceinte de l’abbaye. On y retrouve d’abord la même impression de puissance et de masse, d’assises éternelles sur des fondations inébranlables. L’abbaye renaît, comme le disait Veuillot, mais telle qu’elle ne fut jamais aux jours lointains de sa naissance. La cour intérieure est un chantier, en attendant de devenir un cloître. Les blocs géans, les colonnes encore brutes gisent pêle-mêle sur le sol ; plus de cent ouvriers sont au travail et le travail n’est pas près de finir. Au dedans, l’aspect reste celui d’un château fort autant que d’un monastère. Tantôt ce sont des salles immenses : un réfectoire comme pour des héros d’Homère ou des chevaliers du moyen âge ; tantôt de mystérieuses retraites : des cellules, des escaliers tournans, des paliers inégaux, des plans ou des perspectives qui se croisent et semblent se contrarier ; dans l’épaisseur des murailles s’ouvrent des abris pour l’étude ou pour la prière, qui ressemblent à des postes pour le combat.

Mais cet appareil féodal se déploie au milieu du plus riant paysage. Jusqu’à l’achèvement des travaux, les Pères continuent d’habiter une demeure d’apparence moins seigneuriale, mais d’un caractère encore noble et sérieux. C’est un vaste pavillon du siècle dernier. Du perron qui le précède on n’aperçoit plus rien de sévère ni de rude. Dans le ciel et sur la terre, sur les prairies, les bois et les eaux, une douceur charmante, « la douceur angevine » est répandue. Sur la colline aplanie en terrasse, un parterre à la française allonge ses pelouses rectangulaires, légèrement creusées au dedans, et qui forment comme quatre grands bassins de gazon, que les plus admirables fleurs, des œillets et surtout des roses, entourent d’un rebord éclatant.

Si loin que la vue s’étende, aucune clôture ne l’arrête. Le parc semble ne pas finir ; il se perd insensiblement dans les champs d’avoine et de coquelicots, dans les taillis que dominent de sveltes peupliers, dans les landes tachées de sable jaune, dans les lointains bleuâtres où le château de Sablé dresse, comme sur un socle de velours, sa façade presque royale. L’équilibre de ce paysage en fait la suprême beauté. La plénitude et le vide, l’ombre et la lumière s’y répondent. A gauche, ce sont les dépendances actuelles de l’abbaye : la bibliothèque, le réfectoire, d’où s’échappe dans le silence des repas la voix monotone du lecteur ; c’est une allée de vieux tilleuls, impénétrable au soleil. Çà et là, d’humbles logettes de moines, quelques-unes en forme de petites chapelles, paraissent entre les massifs ; une statue de la Vierge est debout à même la terre, parmi les giroflées et les liserons. A droite, au contraire, c’est la campagne ouverte et le grand ciel clair, c’est le vallon, c’est la rivière qu’on voit venir de loin, franchir l’arche d’un haut viaduc et descendre lentement vers la colossale abbaye, comme pour frôler de sa douceur qui s’écoule cette force qui demeure.

A Bayreuth autrefois, j’ai senti les harmonies de la nature et de l’art. A Solesmes, elles sont encore plus profondes et plus pures. A Bayreuth, trop d’humanité se mêle au divin, trop de charlatanisme et de superstition à la piété. La foule encombre le paysage et le gâte. Elle en profane le silence, elle en viole le mystère. De ridicules équipages gravissent la colline, le soir ; le restaurant est voisin du temple et l’odeur de la cuisine est parfois plus forte que le parfum des bois. Et puis le temple même n’est qu’un théâtre ; théâtre modèle, théâtre sacré, Bühnenweihfestspielhaus, mais, de si beaux noms qu’on le nomme, un théâtre enfin, c’est-à-dire un asile de rêves, de sublimes ou délicieux mensonges, de mensonges pourtant ou de fictions vaines. Solesmes est le royaume ou le sanctuaire de la vérité. Là, rien n’est mensonger ou fictif, ni dans la nature ni dans l’art. Montaigne a dit des monastères : « Ceux mêmes qui y entrent avec mépris sentent quelque frisson dans le cœur et quelque horreur qui les met en défiance de leur opinion. » Que sera-ce donc, si vous y entrez avec respect et avec amour ! On exige de plus en plus dans le drame lyrique la vérité et la vie. Est-il rien de plus vivant, de plus vrai, qu’une profession religieuse ? Si j’en avais douté, je n’aurais eu qu’à regarder à côté de moi : le père d’une des jeunes professes était à genoux, et les pleurs qui tombaient de ses yeux rendaient assez témoignage. Alors, des tableaux de théâtre : couvens d’opéra-comique ou cloîtres d’opéra, me revinrent à la mémoire, et j’en sentis la misère et la fausseté. Dans cette chapelle, au contraire, quel réalisme, ou plutôt quelle réalité ! Je songeais que ces deux vierges consacrées ne quitteraient plus leur voile, et que le rideau qui tout à l’heure allait s’abaisser sur elles, ne se relèverait pas. Je pensais, les voyant gisantes et muettes, que des cantatrices aussi, au moment le plus pathétique, s’agenouillent, se prosternent et se taisent. Mais, si « vraie » que puisse être la « situation, » quelle que soit alors l’émotion, le génie même d’une artiste, de moins graves pensées doivent emplir son silence ; ce n’est pas aux planches du théâtre, c’est aux dalles de l’autel qu’il faut appliquer l’oreille pour entendre l’éternelle vérité. Quand les jeunes filles se relevèrent, elles étaient pâles, peut-être de l’avoir entendue. Et nous-même, jusqu’à la fin de la cérémonie, nous ne cessâmes de l’entendre. Paroles, mélodies, ce n’était pas là de vains sons qui s’évanouissent dans l’air aussitôt qu’ils sont nés, emportant dans leur fuite notre jouissance passagère. Non, plus profonde était leur vertu, et leur effet plus durable. L’art ne nous apparaissait plus comme un jeu supérieur, mais comme l’éclat et le rayonnement de la vérité même ; il n’était pas expression, mais acte, et le sentiment de sa beauté s’effaçait devant celui de son pouvoir.

Partout ici le vrai et le beau sont confondus. Non seulement rien n’est faux, mais rien n’est figuré. Sur quelle scène ou dans quel orchestre, chez quels virtuoses, chez quels artistes même trouverez-vous une telle sincérité ? Ces religieux ne représentent pas, ils sont. Ils n’empruntent, ils ne simulent, ils n’affectent rien. Leur art ne se distingue pas de leur pensée ; il est leur pensée elle-même et tout entière ; il est le fond de leur âme et la substance de leur être ; il ne fait qu’un avec la vérité à laquelle ils croient de toute leur croyance et qu’ils aiment de tout leur amour. Et cette vérité nous apparaît infiniment supérieure à toutes les vérités, fût-ce les plus hautes, à celles dont les plus purs chefs-d’œuvre peuvent être les témoignages, dont les plus grands artistes savent se faire les interprètes. Taine a donné quelque part comme la mesure, une des mesures au moins de l’idéal esthétique, le degré d’importance du caractère. On ne contestera pas que le caractère soit ici d’une importance capitale. Ici la vérité de drame ou d’opéra, la vérité de nos joies et de nos douleurs, de nos amours et de nos haines, de toutes nos passions humaines, éphémères, changeantes, retombe au rang des vérités secondaires et relatives ; elle recule et s’efface devant la vérité primordiale, nécessaire, absolue et divine, celle qui ne varie ni ne passe, qui ne dépend de rien, mais d’où tout dépend et où tout se rapporte.

Inséparable du vrai, le beau, tel qu’il se révèle à Solesmes, n’est pas lié moins étroitement au bien. Que des artistes soient des saints, cela ne se rencontre guère que chez les religieux. Par respect pour l’humilité des Bénédictins, nous ne voulons parler que de la sainteté de leur art. Celle-ci du moins s’impose et force la louange. Songez que cet art n’a qu’un seul objet : la prière, c’est-à-dire les rapports de l’âme avec Dieu. Et ces rapports ne sont que de soumission et d’amour. L’art grégorien non seulement ne va jamais contre Dieu, mais jamais il ne lui est étranger ; jamais il ne se sépare ni se passe de lui. Toute passion humaine, fût-ce la plus légitime, la plus sacrée, en est absente. Il ne se partage pas entre le Créateur et la créature ; il ne sert pas deux maîtres ; rien de mauvais ni d’impur ne le trouble ni ne le corrompt.

Il faut sortir de soi-même, il faut s’élever au-dessus de la vie ordinaire et de l’idéal accoutumé, si haut qu’il puisse être, pour comprendre et goûter cet idéal et cette vie. Il faut, ne fût-ce que pour un jour, se faire une âme pieuse, et rien que pieuse ; il faut arriver à sentir pleinement et à tenir pour sienne une phrase telle que celle-ci, écrite par Dom Guéranger en tête de l’Année liturgique : « La prière est pour l’homme le premier des biens. » Alors seulement, mais sûrement alors, le chant grégorien vous apparaîtra, dans l’ordre de la beauté, comme l’équivalent sans pareil de ce « premier des biens. » Alors vous ne trouverez pas, dans la musique entière, une fugue, une sonate, un quatuor, une symphonie, un opéra ; alors, parmi les chefs-d’œuvre les plus admirables, vous n’en trouverez pas un à placer au-dessus de ces humbles cantilènes. On rapporte que Beethoven disait : « Je suis plus près de Dieu que les autres hommes. » A de certaines heures, quelques moines, chantant une simple mélodie grégorienne, m’ont paru plus près de Dieu que Beethoven lui-même. J’ai senti que leur art est tout entier divin, que, venu de Dieu seul, c’est à Dieu seul qu’il retourne, que pour objet et pour auteur il n’a que Dieu. Il ne se complaît pas en soi-même et ne s’y rapporte pas. Il ne s’égare jamais parce que jamais il ne s’éloigne. Il a pour devise le mot de Kundry, l’héroïne du drame mystique et monastique de Wagner : « Dienen, servir. » Il ne sert que le vrai et le bien. « La vie est plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement. » La doctrine de l’art pour l’art n’a que trop méconnu, dans le domaine de l’esthétique, cette hiérarchie nécessaire. A Solesmes, tout la rétablit et la consacre ; tout rappelle que le fond prime la forme, et la pensée l’expression ou le signe ; qu’en dehors, surtout à l’encontre du vrai et du bien, il ne saurait exister de beauté parfaite, et que si l’art est admirable lorsqu’il s’impose, il peut être plus sublime encore quand il s’efface.


J’ai quitté l’abbaye. Sur le chemin qui m’en éloigne, je me retourne pour tâcher de la voir encore. Elle a presque entièrement disparu. Je n’aperçois plus qu’au-dessus des arbres sa fière enceinte inachevée. Qu’elle s’achève donc, et qu’elle soit une citadelle. Qu’entre ses hautes murailles, elle garde un idéal intangible, immuable, et comme un canon de beauté. Qu’elle soit un asile aussi. Qu’aux jours d’inquiétude et de doute esthétique ou moral, on puisse venir se rassurer et se reprendre ici. Qu’au bord de cette rivière, parmi ces roses et sous ces arbres, on trouve toujours quelque chose de fixe, d’immortel, et des chants, comme des paroles, qui ne passeront pas. L’illustre auteur des Moines d’Occident, racontant la vie de saint Grégoire, a rapporté cette légende. Une nuit que le pontife rêvait, « il eut une vision, où l’Eglise lui apparut sous la forme d’une muse magnifiquement parée qui écrivait ses chants, et qui en même temps rassemblait tous ses enfans sous les plis de son manteau. Or, sur ce manteau était écrit tout l’art musical avec toutes les formes des tons, des notes et des neumes, des mètres et des symphonies diverses. » À Solesmes on croit rêver le rêve de saint Grégoire ; on s’y repose à l’ombre et sous les plis du manteau mélodieux et sacré.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Louis Veuillot, Çà et là.
  2. Léon Gautier, Quelques mots sur l’étude de la paléographie. 2e édition ; Paris, Palmé, 1859. (Cité en tête de la Paléographie musicale des Bénédictins de Solesmes ; Solesmes, imprimerie Saint-Pierre, 1890.)
  3. Caput artis decere.
  4. Préface de l’Année liturgique, par Dom Guéranger.
  5. Voir notre volume : Psychologie musicale (la Religion dans la musique).
  6. Livre d’orgue. Chants ordinaires de la messe et des vêpres, transposes et harmonisés par les Bénédictins de Solesmes ; imprimerie Saint-Pierre, Solesmes ; Paris, Retaux.
  7. Voir les notes bibliographiques dans la Tribune de Saint-Gervais de juin 1898.
  8. R. P. Lhoumeau.
  9. M. Burnouf (Revue des Deux Mondes de 1890), cité par M. l’abbé Chaminade, (Tribune de Saint-Gervais de décembre 1897), dans une étude où nous avons largement puisé.
  10. Voyez, dans notre volume d’Études musicales : la Musique au point de vue sociologique.
  11. L’Art grégorien, son but, ses procédés, ses caractères, conférence faite à l’Institut catholique de Paris, en 1897, par le H. P. Dom Mocquereau.
  12. M. Charles Bordes, maître de chapelle de Saint-Gervais, fondateur et directeur de la Schola cantorum.
  13. Voir une conférence de M. Julien Tiersot, publiée dans la Tribune de Saint-Gervais de mai 1898.
  14. Dom Mocquereau, Conférence faite à l’Institut catholique.
  15. Le Plain-chant et la Liturgie, par un Bénédictin d’Allemagne. Traduction de l’abbé Wolter ; Paris, Gaume éditeur, 1867.
  16. Paléographie musicale des Bénédictins de Solesmes, t. III, passim ; Solesmes, imprimerie Saint-Pierre.
  17. D. Mocquereau (conférence citée).