Contes tragiques
Contes de Caliban (p. 282-289).

À DEUX DE JEU


La province n’a pas changé depuis Balzac et Flaubert, ni même depuis le Pourceaugnac de Molière, et le capitaine Boldon s’y embêtait à périr.

Inutile de déterminer la ville où, dans l’ombre d’une magnifique cathédrale, il n’arrivait plus à se raccrocher la mâchoire. Oyez seulement, pour l’intelligence de ce conte, qu’il était trésorier-payeur du régiment en garnison dans ladite ville. Il rehaussait l’honneur de cette fonction de confiance par une demi-douzaine d’insignes militaires décrochés à la pointe de son épée de brave et au milieu desquels l’étoile rayonnait comme une planète entre ses satellites.

Or, le destin voulut qu’un soir, où il lui semblait que tout le marasme du département se fût aggloméré dans son crâne, il entrât, pour se distraire, dans un café-chantant où les camarades du mess lui avaient signalé une jolie fille. Elle répondait, et sur un signe, au prénom turc de Zulma. De talent, point ; l’esprit d’une oie ; mais, vraiment charmante aux chandelles, et comme, de toutes parts, on s’arrachait la divette, tant il pleut d’ennui en province, le pauvre trésorier s’en était féru jusqu’à la fureur, dite en grec : dionysiaque. Elle ne lui résista que le temps de le coter à son prix de rendement hebdomadaire et, références prises, elle fut à lui, avec partage. Par malheur, il voulut être seul les sept jours de la semaine et Zulma, sans préférence, y posa les conditions de surenchère usuelles dans le négoce. — De telle sorte que, dans la caisse du régiment, la « grenouille », d’abord tronquée, coassa, puis, mangée, se tut, morte.

Le jour, le dernier du mois, où l’intendance militaire annonça sa bonne visite au capitaine, à fin de vérification de comptes, l’enfant de Mars qui, je le répète, était un brave, s’en alla prendre un air de balade sur les bords allongés du canal, dont la ville est traversée d’outre en outre comme une poitrine par un sabre. C’est un vieux canal dormant, abondant en herbes, et dont le transit est ruiné depuis cent ans par la voie ferrée qui le côtoie et l’inutilise. Le capitaine s’amusait à le sonder par quelques pierres lancées d’un bras nerveux, lorsqu’il vit venir, en sens inverse, cet excellent M. Camuret, notaire notoire et fort aimable de la ville à la belle cathédrale.

— Que diable faites-vous par ici ?

— Et vous-même ?

— Vous le voyez, des ronds dans l’eau.

— Oui, on ne sait comment tuer le temps, avait souri le tabellion ; tenez, le croiriez-vous, moi qui vous parle, j’allais au cercle !

Le capitaine regarda fixement ses bottes :

— Au cercle ? fit-il, c’est vrai, je n’y avais pas pensé ! Eh bien ! mais… Allons-y ensemble. Voulez-vous ?

— Comment donc, je l’avais sur la langue !

Il restait à Boldon une soixantaine de francs sur la « grenouille » pour faire face à la curiosité de l’intendance aux lunettes rondes. Le jeu, c’est l’ultime ressource, parfois providentielle, de ceux qui vont demander aux vieux canaux déserts le bain où se lave l’honneur et se guérit le mal de divette turque. Qu’est-ce qu’ils en feraient de ces trois louis, les brochets qui dédaignent même les pommes. Enfin, sait-on si la Fortune n’a pas de risette, sur le tapis vert, pour un bon soldat couturé de blessures, décoré de l’ordre, et qu’une coquine de femme a entraîné graduellement à sa première faute, et la dernière, bien entendu ?

Chemin faisant, il s’informait courtoisement de la santé de la belle notairesse, Mme  Camuret avec qui il avait eu le plaisir de danser au bal du préfet, de ses six jolis enfants, du drôle de petit singe qu’il voyait souvent danser, dans sa cage, à la fenêtre, de la prospérité de l’étude et du nombre de ses heureux clercs ? Arrivés devant le cercle, ils se firent les politesses du pas de porte et ils y montèrent.

Non seulement Me Camuret était le plus aimable des notaires de province, mais il passait pour en être le plus honnête. Sa clientèle se distinguait et par le nombre, et par la qualité. On ne testait, on ne contractait, on n’héritait que chez lui. Pour les dépôts d’argent, de valeurs et de titres, nul ne voulait d’autre étude que la sienne. Il est vrai qu’il l’avait achetée fort cher, le double même, disait-on, de ce qu’elle valait, à son patron et prédécesseur, Me Courtembuche, dont je n’ai rien à vous apprendre, sinon le nom, fait pour vous plaire. C’est de la dot de sa femme qu’il lui en avait d’abord payé la moitié. Le bruit courait qu’il restait débiteur du reste, mais la rumeur s’arrêtait là, et personne n’était inquiet sur le complet versement de la créance. Il eût suffi, pour clore le bec aux médisants, de leur objecter la fécondité probante et victorieuse de Mme  Camuret qui, tous les ans, ornait d’un enfant nouveau son front conjugal d’heureux père. Se charge-t-on ainsi, si on ne peut ni les élever ni les nourrir, de six bouches roses en six années ? Enfin, Me Courtembuche ne tarissait pas d’éloges sur l’intelligence, la probité, l’activité de son « élève » devenu le titulaire de sa charge.

Au cercle, donc, attablés, l’un devant l’autre, le notaire et le capitaine trompaient leur ennui de province par une partie naïve d’innocent écarté, Camuret ayant déclaré qu’en fait de jeux il n’en connaissait pas de plus amusant, ni d’autre, excepté le billard auquel il n’avait pas joué depuis son mariage. Au bout d’une heure le trésorier fut « nettoyé » de ses trois louis. Il dut déclarer à son partenaire qu’il était obligé de lui faire charlemagne. « Les brochets, marmonna-t-il entre ses dents, n’auront que le cuir de la bourse. »

Soit que Camuret n’eût pas entendu, soit qu’il n’eût pas compris la réflexion dont le sens était, en effet, énigmatique, il offrit spontanément au décavé de poursuivre sur parole, sur la foi des jetons du cercle, et aussi longtemps qu’il plairait au brave capitaine.

— Tope donc ! fit celui-ci qui n’avait plus à craindre ni gain ni perte.

De telle sorte qu’ils continuèrent, sans entendre le battant des heures, dans une sorte d’abrutissement machinal, l’interminable partie monotone dont l’enjeu courait devant eux et faisait boule de neige.

Vers deux heures du matin, ils sortirent, harassés et suants, et, à l’air frais de la nuit, ils se regardèrent comme éveillés d’un songe séculaire de féerie.

— Ah ! mon Dieu ! capitaine !

— Vous, maître notaire ?

— Que doit-on penser de mon absence à la maison ?

— Et de la mienne à la caserne ?

Mais, tout à coup, Camuret s’affala sur une borne et, avec un geste d’homme écrasé par la tuile de la fatalité :

— En somme, fit-il, je vous dois trente mille francs ?

— Mon Dieu ! oui, la chance m’a traité, quoique garçon, en homme marié ! Je vous confesse que ces trente mille balles me tombent à point nommé pour éviter une catastrophe. Je vous serais même obligé, cher monsieur, de me les faire tenir avant midi. Cela ne doit pas gêner beaucoup un riche magistrat tel que vous et j’y compte.

— Vous les aurez, fit le notaire qui se détourna pour cacher son trouble.

Mais il ne put le dominer et il se mit à mordre son mouchoir et enfin à sangloter comme un enfant.

— Qu’est-ce que vous avez donc, Camuret ?

— Rien, rien. Ah ! mes pauvres enfants ! Ma malheureuse femme !… Mon étude, mon nom, tout est perdu, tout, tout !…

Boldon comprit. Pour faire honneur à des échéances, celles du paiement de sa charge, sans doute, le plus honnête notaire de province trafiquait sur les dépôts de sa clientèle par des spéculations dont la découverte était menaçante. Il était venu au cercle pour demander un secours désespéré à la Fortune, et il en sortait grevé d’une dette de plus, une dette de jeu, sacrée, irrémissible. Le soldat eut pitié du notaire.

— Sacrebleu ! ne pleurez donc pas, nous sommes à deux de jeu ; moi, j’ai mangé la grenouille du régiment par amour pour un ange de caboulot. C’est à cette absurdité que je dois de vous avoir rencontré sur le canal, en train de faire des sondages dans l’eau.

— Vous aurez vos trente mille francs avant midi, réitéra le notaire. Adieu, adieu.

Et il s’éloigna en secouant la tête. Le trésorier le rejoignit.

— Écoutez, Camuret, vous êtes père et chef de famille ; moi, je n’ai personne que Zulma qui me mène droit en enfer, où l’on va aussi bien tout seul. Donnez-moi votre main, et jurez-moi de ne plus toucher une carte le reste de votre vie. Me le jurez-vous ?

— Oui.

— C’est dit ?

— C’est dit.

— À présent, mes hommages à votre charmante femme, et gardez vos trente mille francs.

Le lendemain, le brave capitaine Boldon avait disparu de la ville à la superbe cathédrale. On le chercha partout et on le cherche encore. Le vieux canal dormant ne l’a jamais rendu à l’intendant aux lunettes rondes ni à Zulma la Turque, qui, de sa disparition, ne s’est même pas inquiétée une minute, car telles sont ces liaisons légères, distractions de la vie de province.