À propos d’un livre sur la France du centenaire

À propos d’un livre sur la France du centenaire
George Valbert

Revue des Deux Mondes tome 94, 1889


A PROPOS D'UN LIVRE
SUR
LA FRANCE DU CENTENAIRE


I

Il arrive souvent que, dans les affaires de ce monde, l’accessoire l’emporte sur le principal. Ceux qui avaient imaginé de donner plus d’éclat à la célébration du Centenaire de la révolution de 1789 en l’accompagnant d’une Exposition universelle n’ont pas atteint leur but : le décor était si riche, si magnifique, qu’il a fait oublier la pièce. Ils avaient cru que les gouvernemens étrangers s’empresseraient de se joindre à eux pour célébrer un grand événement, qui est une date mémorable non-seulement dans l’histoire de France, mais dans l’histoire de l’Europe tout entière. Leur gracieuse invitation avait peu de chances d’être acceptée. Les gouvernemens monarchiques ont fait grise mine ; ils ont trouvé singulier qu’on les engageât à fêter un jubilé qui ne leur rappelle que de déplaisans souvenirs, et il fallait une forte dose de cette candeur qui nous distingue entre tous les peuples pour nous flatter de les faire revenir sur leur refus.

En revanche, l’Exposition attire tout l’univers. Les jaloux, les boudeurs, qui avaient déclaré dès le premier jour qu’ils ne viendraient pas, ne laissent pas de venir, et ils avouent que rarement une si belle fête a été donnée au monde ; mais, à quelques exceptions près, ils se soucient peu du Centenaire. On a institué aux Tuileries un musée de la révolution. Si incomplet qu’il soit et quelque critique qu’on puisse en faire, il est fort curieux et digne d’être visité ; on n’y va guère. Les étrangers qui s’entassent au Champ de Mars et sur l’Esplanade des Invalides emporteront dans leurs yeux la tour Eiffel, la galerie des machines, la rue du Caire et ses ânes blancs, le palais des colonies, le théâtre annamite, des figures de Javanaises, de Sénégalais et de Canaques. Ils partiront pour la plupart sans avoir vu Jean-Jacques Rousseau mangeant des cerises avec Thérèse Levasseur, les assiettes et les pendules révolutionnaires, les éventails aux assignats, le portrait d’Eléonore Duplay, le rouet de Charlotte Corday, l’écharpe de Camille Desmoulins et le gilet que lui broda Lucile, le masque de Marat, la tabatière de Danton et le plat à barbe de Robespierre.

Ce ne sont pas seulement les étrangers qui ont oublié le Centenaire pour ne s’occuper que des merveilles accumulées au Champ de Mars ; les Français en ont fait autant, à l’exception de ceux qui avaient quelque intérêt dans cette affaire. L’Exposition a tout à la fois flatté notre amour-propre et procuré à notre esprit un repos, une détente dont il avait grand besoin. C’était une trêve de Dieu, une diversion des plus heureuses à la maudite politique dont nous étions saturés. Nous nous sentions terriblement las des séances tumultueuses de la chambre, des controverses et des querelles des partis, de leur intolérance, de leurs hyperboles, de leur pompeux verbiage, de leur rhétorique qui sonne creux, des gens qui ne parlent que de leurs principes et ne songent qu’à leur réélection, et nous avons été transportés d’aise en découvrant que les Expositions sont des fêtes pacifiques où les opinions n’ont rien à voir et qui apportent de la joie à tout le monde. Hélas ! après la trêve, l’implacable guerre recommencera ; plus le divertissement aura été doux, plus dure sera la réaction. Ce qu’un journaliste appelait le delirium festoyant fera place avant peu au delirium électoral. Ainsi vont les choses. Race irritable, intempérante, excessive et mobile : le ciel, qui ne veut pas notre mort, a fait aussi de nous la race la plus élastique de la terre. La chaleur de notre sang nous joue des tours cruels, notre élasticité nous sauve, et de si haut que nous tombions nous avons bientôt fait de nous ramasser et de recommencer à courir.

Les peuples ont la mémoire si courte, que la célébration des Centenaires les laisse presque indifférens. L’ancien régime est si loin de nous qu’il nous semble parfois qu’il n’a jamais existé, et nous avons peine à nous représenter que la France n’ait pas toujours possédé certaines garanties dont nous ne pourrions plus nous passer, certains droits qui sont devenus la chair de notre chair et que nous tenons de la révolution. Un voyageur, en arrivant pour la première fois dans un pays lointain, va de surprise en surprise ; après quelques mois de séjour, il ne s’étonne plus ; architecture, costumes, mœurs, tout ce qui lui paraissait étrange lui paraît tout naturel. Mous aussi, accoutumés comme nous le sommes à la société créée par la révolution ; nous la trouvons si naturelle que nous ne songeons plus à bénir ceux qui Pont construite à la sueur de leur front et qui en ont arrosé les fondations de leur sang.

Il était trop tard pour nous demander de célébrer avec enthousiasme le jour où s’ouvrirent les états-généraux, le serment du Jeu de Paume, la prise de la Bastille ; et, d’autre part, il était trop tôt. Blasés sur les avantages que nous a procurés la révolution, nous sommes très sensibles à ce qui nous manque. Les hommes de 1789, nous dit-on, ont fait de nous un peuple libre. Nous avons connu les excès de la liberté, et c’est pour le principe d’autorité que nous sommes inquiets. Nous nous plaignons depuis bien des années de n’être pas assez gouvernés, nous vivons dans une sorte d’anarchie qui a ses douceurs, mais il y a des poisons qui sont doux, et nous serions heureux d’avoir un gouvernement qui sût bien ce qu’il veut et qui sût le vouloir. C’est grâce aux hommes de 1789, nous dit-on encore, que la France est devenue l’arbitre et la maîtresse de son sort. Malheureusement, nous avons tant de peine à fixer nos destinées, nous nous entendons si peu sur ce qu’il convient de faire de nous, il y a tant d’incertitude dans notre avenir que beaucoup d’entre nous envient les peuples à qui quelqu’un se charge de montrer leur chemin, et sont tentés de croire qu’il y a du bonheur dans l’obéissance : « Avant de fêter la révolution, disent-ils, et de nous féliciter de ce que nous sommes aujourd’hui, attendons de savoir ce que nous serons demain. »

Parmi les livres composés et publiés à l’occasion du centenaire, celui de M. Goumy a été fort remarqué, et assurément, il méritait de l’être[1]. Les uns l’ont vivement goûté ; d’autres ont reproché à l’auteur d’avoir l’esprit trop chagrin, trop de penchant au pessimisme et plus de goût pour les réquisitoires passionnés que pour les résumés impartiaux d’un président de cour. Toute la partie de la France du centenaire consacrée à dresser notre bilan, à peindre et à critiquer notre situation présente, respire une haute raison, un généreux bon sens, accompagné d’une éloquence amère, mise au service des vérités tristes. Les premiers chapitres du volume contiennent un résumé succinct de l’histoire de la révolution. On peut se plaindre que cette histoire soit trop sommaire, que M. Goumy ait simplifié jusqu’à l’excès des questions fort compliquées, qu’il ait condamné la politique révolutionnaire sans tenu-compte des circonstances atténuantes, de tout ce qu’on peut alléguer ou pour excuser les folies ou pour faire comprendre les crimes. On peut regretter aussi que cet acte d’accusation soit écrit dans un style trop véhément, trop échauffé. M. Goumy a l’humeur bouillante, il est de ces hommes qui aiment à s’indigner. Il est permis et quelquefois utile de se fâcher contre les vivans ; à quoi bon se lâcher contre les morts ? On ne leur doit que la justice, et les ombres qui ont bu l’eau du Léthé sont insensibles à l’injure.

M. Goumy n’est pas un ennemi systématique de la révolution, il la tient pour très légitime ; mais, selon lui, c’est un beau fruit où les vers se sont mis dès le premier jour : « L’ordre politique qu’on appelle l’ancien régime et que cette révolution fit disparaître, nous dit-il, portait en lui, à cette date, son irrévocable condamnation. Rien ne prouve mieux, d’ailleurs, combien cette révolution était mûre, que l’extrême facilité avec laquelle elle s’accomplit. Animés par la conscience de leur force et le désarroi de leurs rivaux, les députés du Tiers se déclarèrent tranquillement députés de la nation, et, en cette qualité, sommèrent leurs collègues des ordres privilégiés de se réunira eux pour travailler en commun à la nouvelle constitution de l’État. Les deux ordres s’exécutèrent et se jetèrent dans le gouffre de l’Assemblée bourgeoise. Le gouffre se referma et tout fut fini. C’est de cette façon extraordinairement simple que disparut du monde un établissement politique qui avait duré huit siècles. » — M. Goumy admet que l’ancien régime était à bout de voie et qu’on ne bâtit pas une société avec la poussière des morts. C’est une démonstration qui n’est plus à refaire ; personne ne l’a faite avec une méthode plus rigoureuse et une si nerveuse dialectique que M. Taine dans ses Origines de la France contemporaine. Malheureusement, cette révolution légitime et nécessaire a été mal conçue et mal exécutée ; architectes ou maçons, M. Goumy traite de haut tous ceux qui, après avoir jeté bas la vieille maison, n’ont pas su la reconstruire.

Il déclare « que l’œuvre de la grande Constituante était une œuvre d’extrême présomption, d’extrême inexpérience et surtout d’aveugle et violente passion. » Il nous représente les modérés de l’assemblée législative et de la Convention comme de piètres sires, « ne sachant rien ni de l’histoire, ni du monde, ni du passé, ni du présent, ayant pour toute sagesse et toute expérience politique leurs souvenirs de classe et le Contrat social, collégiens attardés, acharnés à un éternel concours en discours français, histrions inconsciens, fourvoyés dans une tragédie. » Quant aux jacobins, « ces massacreurs prendront leurs ébats en gens pressés de dévorer leur règne d’un moment, et étaleront, sans vergogne, la saturnale des fous, des cabotins et des chenapans. » Assurément, il y avait en 1792 et en 1793 beaucoup de chenapans, de cabotins et de fous ; il y en eut dans tous les siècles, il y en aura toujours ; ce n’est pas là ce qui caractérise une époque. Les croisades, la réforme, la révolution anglaise ont eu leurs hallucinés, leurs comédiens et leurs drôles. Toutes les lois que se produit une de ces grandes crises de l’histoire qui remettent tout en question, les esprits pervers ou détraqués sont en joie et profitent d’une si belle occasion pour montrer tout ce qu’ils savent et tout ce qu’ils peuvent. Les extravagans déraisonnent à l’envi, les hommes d’imagination théâtrale paradent sur les tréteaux, les scélérats se croient les maîtres du monde et disent : « L’univers est mon huître ! » — jusqu’au jour où la terre s’entr’ouvre et les engloutit. Le montagnard Thuriot se plaignait que la France, à partir du 31 mai, « eût été livrée au coquinisme. » Le coquinisme est une maladie de tous les siècles et de tous les climats ; mais il ne faut pas confondre son histoire avec celle du genre humain.

M. Goumy en veut moins peut-être aux coquins qui ont soufflé la révolution qu’aux honnêtes gens inexpérimentés, crédules, maladroits, qui n’ont pas su la gouverner et la conduire. Mieux inspirés ou moins ignorans, ils auraient compris que leur premier intérêt était d’accorder les nouveautés avec les traditions nationales. Ils ont humilié, outragé celui qui représentait la maison de France et ses gloires, ils ne lui ont laissé sa couronne « que pour l’exposer, sans défense possible, à des avanies que le dernier de ses sujets n’eût pas supportées. » Leur devoir était de s’appliquer par leurs ménagemens, par leurs généreuses avances, à le réconcilier avec son sort. Mais ils n’ont pas su reconnaître « qu’en vertu des lois de l’histoire, un état, comme une conquête, se conserve par les moyens qui ont servi à le fonder, que la royauté qui avait fait la France était plus capable que personne de la conserver, qu’au surplus la monarchie héréditaire a de grands avantages, qu’elle résout par sa seule existence le plus difficile problème de la politique, l’organisation de l’exécutif. « Il est permis de le croire ; mais on peut douter aussi « que les simples égards dus à sa personne et à son rang eussent suffi pour avoir raison des méfiances de Louis XVI. » On nous dit « que la résignation était le fond de cette nature passive, qui ne fut grande que pour souffrir. » Ce roi très honnête avait par malheur le front et le cœur fuyans, et les êtres faibles et passifs sont précisément ceux dont on est le moins sûr ; on ne les tient jamais. Tiraillé en tous sens, ballotté entre des influences contraires, Louis XVI était condamné à chercher éternellement et en vain sa volonté, et M. Goumy passe bien légèrement sur les intrigues de la cour, sur le mauvais vouloir et les préventions haineuses d’une reine persuadée qu’un souverain ne peut régner sans être absolu, sur les menées de princes qui regardaient toute réforme comme un attentat à la couronne, sur les complots tramés dans l’ombre, sur les négociations souterraines avec les puissances étrangères, sur des accords secrets qui purent ressembler quelquefois à des trahisons.

Mais l’entente entre la royauté et la révolution eût-elle été aussi possible qu’elle était désirable, c’est une grande illusion de croire que les révolutions puissent être sages ; leur loi et leur destin est de ne l’être pas. Dans ces crises redoutables qui font sortir le monde de ses gonds, les vérités auxquelles on croyait la veille n’ont plus de sens ni d’emploi ; les règles de conduite pratiquées jusque-là ne sont plus applicables : les jugemens fondés sur l’expérience semblent douteux, la sagesse paraît folle, la folie paraît sagesse. Les esprits les plus lucides se troublent, les âmes les plus fermes hésitent et flottent, les volontés les plus hardies tombent en défaillance ; il n’y a plus d’homme qui fasse ce qu’il voulait faire, qui soit ce qu’il voulait être. Les pacifiques poussent des cris de guerre, les miséricordieux sentent leur cœur s’endurcir, les modérés deviennent violens, les violens ne se servent de leur force que pour se détruire eux-mêmes. La loi des causes et des effets semble comme suspendue ; ce qu’on attendait n’arrive pas, ce qu’on redoutait arrive par l’effort même de ceux qui travaillent à l’empêcher, et tour à tour le bien produit le mal, le mal enfante le bien. Les années ne sont plus des années, les jours ne sont plus des jours ; les événemens se succèdent avec une vertigineuse rapidité, l’œuvre d’un siècle s’accomplit en moins d’une heure. « Je n’ai que vingt-six ans, écrivait la marquise de La Rochejaquelein dans ses Mémoires, et il me semble que j’ai vécu déjà plusieurs siècles, et la révolution n’est pas finie. »

Il ne faut pas juger les hommes sur ce qu’ils pensent et font dans ces jours extraordinaires. Ils se démentent sans s’en apercevoir, ils ont cessé de se ressemblera eux-mêmes, de s’appartenir : ils sont comme possédés. Ils exécutent les décrets qu’a rendus une puissance mystérieuse et invincible, dont ils sont les jouets ou les victimes. Les révolutions suppriment pour quelque temps la responsabilité humaine. Le conventionnel Baudot, qu’a si bien peint Quinet, avait été le compagnon de Saint-Just dans sa mission aux lignes de Wissembourg, et il se vantait d’avoir découvert Hoche. Ce montagnard, d’un grand et charmant esprit, à l’œil d’aigle, à la bouche souriante, au grand habit noir, aux bas de soie, ne parlait jamais de la révolution. Un jour, pourtant, il se prit à dire : « D’autres hommes ont la fièvre pendant vingt-quatre heures. Moi, madame, je l’ai eue pendant dix ans. » Si vous n’aimez pas les révolutions, arrangez-vous pour les rendre impossibles ; mais ne leur demandez pas d’être sages. Demandez plutôt à la tempête de ne pas faire de bruit et de ne rien casser.

Il ne faut pas leur demander non plus de tenir toutes leurs promesses, de réaliser entièrement leur programme et leur idéal. Même dans ces temps paisibles et réguliers où il semble qu’on puisse mener à bonne fin tout ce qu’on entreprend, l’histoire est fatalement imparfaite, misérablement fragmentaire ; pour y trouver un peu d’or, il faut remuer des monceaux de scories. Ce n’est que dans les légendes, dans les contes bleus, que tout est beau, charmant ou sublime, que la fin répond aux commencemens, que les causes produisent leurs effets selon les règles d’une infaillible logique, que la liaison des conséquences avec les principes, l’enchaînement rigoureux des faits nous procurent ces joies de la raison que donne aux esprits méthodiques un théorème de géométrie élégamment démontré. C’est un genre de plaisir qu’on éprouve rarement en étudiant les annales des peuples.

Dans quelques pages admirables que je viens de relire, un de nos critiques les plus distingués, penseur original autant qu’ingénieux, M. Montégut, oppose aux misères de l’histoire réelle les splendeurs de cette histoire idéale qui n’est jamais arrivée et ne sera jamais écrite, dont les documens existent pourtant dans le cœur et dans l’âme de l’homme, et qui est la seule vraie, la seule belle, la seule vivante[2]. Se souvenant de Platon et de sa caverne, il ajoute que tous les événemens qui se produisent ici-bas ne sont que les fantômes de choses qui ne se voient point, « une succession d’ombres se projetant sur un mur mal blanchi. » C’est pour cette raison que l’étude de l’histoire, comme il le remarque, attriste et chagrine certains esprits ; elle apparaît comme la plus décevante des fantasmagories à quiconque ne sait pas conclure de la présence de ces ombres visibles à l’existence des réalités invisibles. « L’effort trahit toujours la volonté, le mot trahit toujours la pensée, l’exécution trahit toujours le désir. Là où l’histoire idéale proposera l’édification de la cité de Dieu sur la terre, l’histoire réelle répondra par la hiérarchie catholique ; au lieu de la réformation de l’église, nous aurons le protestantisme ; au lieu du règne de la justice, la révolution française. » Qu’est-ce après tout que l’histoire idéale ? C’est celle de nos rêves et de nos bonnes intentions. Les enfans s’imaginent que les palais ne ressemblent pas à des maisons, qu’on y vit d’une façon toute particulière, que leurs habitans mangent et boivent autrement que le commun des mortels, qu’ils ont tous de nobles attitudes, de grandes manières, un air de majesté, et que les rois et les reines couchent avec leur couronne sur la tête. Les peuples, qui sont de grands enfans, aiment à se figurer que tout est grand dans les grands événemens et que pour y jouer un rôle de quelque importance, il faut être un héros, un fier personnage. De là naissent des légendes que les historiens ont peine à démolir. Mais ceux qui, ayant découvert la petitesse des auteurs, en concluent que la pièce ne méritait pas d’être représentée, se trompent également. On a détruit depuis longtemps la légende du 14 juillet, « de cette immortelle journée où une bande de héros, sortis des pavés de la grande ville, ont conquis la Bastille sur quatre-vingts invalides et trente-deux Suisses. » Il n’en est pas moins vrai que cette journée a marqué dans l’histoire. La Bastille était un symbole ; elle représentait le régime du bon plaisir, le mépris de toutes les garanties, le caprice royal disposant des libertés et des personnes, la justice sans jugement, l’arbitraire dispensé de s’expliquer et de donner des raisons. Quiconque a vu une lettre de cachet a ressenti l’impression qui produit un vilain visage ; on ferait cent lieues pour ne pas rencontrer certaines figures, on en ferait mille pour ne pas habiter un pays où l’on est exposé à recevoir des lettres de cachot. Quand on annonça à l’Europe que la Bastille avait été prise et, rasée, l’Europe s’émut, et eût-elle appris que la vieille forteresse n’avait été défendue que par un invalide et deux Suisses, elle se serait encore émue. Peu lui importait ce qu’avaient fait les hommes ce jour-là ; ce qui la touchait, c’était la victoire d’une idée.

Divinités impassibles et souverainement ironiques, les idées se plaisent à apparaître ici-bas sous une forme humble ou pitoyable. Comme les comédiens de Thespis, elles s’amusent à se barbouiller le visage de lie, à se couvrir d’oripeaux baroques. Quand l’heure est venue, elles entrent en scène ; si basse que soit la porte, elles trouvent moyen d’y passer, et on ne les reconnaît pas. Parlant une langue que nous n’entendons point, elles ont besoin de trouver des interprètes parmi les hommes. Ceux qu’elles choisissent sont souvent très médiocres ou très répugnans ; elles ne regardent ni au talent, ni à la vertu, elles ne regardent qu’à l’obéissance. Ce qu’elles ont à dire au monde, elles le disent quelquefois par la bouche d’un rhéteur emphatique qui s’appelle Robespierre, quelquefois aussi par la bouche injurieuse et écumante d’un Marat. Il en résulte que celui qui demandait cent mille têtes pour sauver la France appartient à l’histoire, et qu’on ne peut le confondre avec tel coquin qui assassine des servantes pour leur voler leur argent. Si méprisable qu’il soit, il a été l’ouvrier d’une destinée, qu’à de certaines heures on croit apercevoir derrière lui, à demi sortie de l’ombre où elle se cachait, terrible, farouche, frémissante, ayant aux lèvres ce sourire des dieux qui nargue la sagesse des hommes et leur promet des malheurs.


II

« Le 30 septembre 1791, nous dit M. Goumy, l’assemblée nationale, par la voix de son président Thouret, déclara sa mission terminée et se sépara, convaincue qu’elle laissait une constitution à la France. Elle lui laissait, en effet, un papier, une charte, charta, dont les nombreuses et solennelles dispositions pouvaient se ramener à cette formule très simple : il n’y avait plus d’ancien régime, et il n’y avait plus de gouvernement. »

Le plus grave reproche que M. Goumy adresse aux constituans est de n’avoir pas su donner un gouvernement à la France, et peut-être n’en dit-il pas assez : il les accuse de n’avoir pas su, il pouvait les accuser de n’avoir pas voulu. Non-seulement ils n’avaient pas organisé le pouvoir, ils s’étaient employés à le désorganiser ; par une ponte naturelle de leur esprit, ils estimaient que sa faiblesse serait une garantie de durée pour l’œuvre de réforme sociale où ils avaient mis leur cœur, et qui était leur unique souci.

Dans un article sur le Centenaire, un publiciste anglais, M. Frédéric Harrison, s’appliquait à démontrer que la révolution française a inauguré une nouvelle forme de civilisation, qu’en étudiant ce prodigieux cataclysme, il faut savoir oublier les erreurs, les folies, les excès criminels, les monstrueuses méprises, pour ne considérer que les résultats acquis, que l’année 1789 marque la fin d’une société fondée sur la force, sur l’esprit de droit héréditaire associé aux idées de sanction théologique, sur la séparation des classes, sur les privilèges locaux et personnels, sur l’inégalité, que la même année a vu installer dans le monde une société nouvelle fondée sur la solidarité des intérêts, sur l’égalité des droits et des devoirs, « et que l’époque d’une telle transformation mérite d’être regardée comme une des plus considérables qu’il y ait dans l’histoire. » Au mois de juin dernier, M. Jules Ferry s’exprimait à ce sujet comme le publiciste anglais : « Il y a deux choses, disait-il, dans l’œuvre de la constituante, une œuvre sociale et une œuvre politique. L’œuvre sociale suffit à sa gloire. En deux ans, l’assemblée constituante a donné l’égalité des droits, la justice, la propriété, le libre vote de l’impôt, la sécularisation de la famille et de l’état. Elle a réussi dans tout cela. Pourquoi ? parce qu’elle n’était pas un commencement, mais un dénoûment. Elle continuait un travail de quatre siècles, elle a été le continuateur de l’histoire. Mais la constituante a échoué dans son œuvre politique, parce qu’elle avait méconnu, volontairement peut-être, les conditions essentielles de tout gouvernement. Elle avait superposé des pouvoirs élus, sans lien, sans dépendance entre eux ; c’était le modèle de l’anarchie. Aussi, quand deux ans plus tard, la Convention fut mise dans la nécessité de se défendre, elle substitua à cette constitution la plus formidable dictature que l’histoire ait jamais connue. »

Vers la fin du siècle dernier, on a vu pour la première fois une société nouvelle sortir des délibérations d’une assemblée, et cela suffit pour rendre cette époque à jamais mémorable. Les constituans ont réussi dans leur œuvre sociale. La fortune l’a bénie, tout a servi à la consolider, les événemens les plus imprévus, les mesures les plus révolutionnaires, les violences, les confiscations. On avait transformé la propriété féodale en propriété libre et aboli tous les droits personnels ; ils se seraient rétablis d’eux-mêmes si la noblesse et le clergé avaient continué à détenir la majeure partie du territoire français. Il fallait que l’occasion se présentât de multiplier les petits propriétaires et de les enrichir aux dépens des grands ; elle s’est offerte, on ne l’a pas manquée. Plus tard, quand un régime d’anarchie et de confusion fut remplacé par la dictature d’un homme de génie, cet homme, dégageant le droit nouveau de tout ce qui s’y était mêlé de douteux et d’utopique, le consacra définitivement. Le code auquel il donna son nom, et dont il faisait plus gloire, disait-il, que de toutes ses batailles gagnées, n’avait été que remanié, révisé par lui. Il avait débarbouillé l’enfant, mais c’était la révolution qui l’avait mis au monde.

Cette société nouvelle a ses défauts, ses misères ; on n’a jamais vu d’institutions parfaites. Mais quoi qu’on puisse lui reprocher, elle offre plus de garanties de justice et de bonheur que toute autre, sans compter qu’elle nous assure le plus précieux des droits, qui est celui de nous plaindre. Ceux qui la critiquent avec le plus d’amertume en font plus de cas qu’ils ne pensent ; ils ne pourraient vivre ailleurs, ni respirer un autre air. Le moindre des abus de l’ancien régime, si on le ressuscitait, suffirait à leur rendre la vie insupportable ; cette écharde enfoncée dans leur chair gâterait tous leurs plaisirs. Aussi cette société a-t-elle été, en fin de compte, acceptée de tous les partis. Les ultras de la restauration avaient juré de la détruire, la royauté légitime elle-même la défendit. L’édifice est debout depuis un siècle ; il a bravé plus d’un orage, et on n’y voit encore aucune lézarde. L’injustice est grande de ne penser qu’à ce que les hommes de 89 n’ont pas su faire et d’oublier ce qu’ils ont fait. Ils avaient une société à démolir et une autre à bâtir. Les maçons ont mené leur travail à bonne fin ; mais il faut convenir que les couvreurs ont été moins heureux dans le leur. Nous avons cru bien souvent nous être enfin donné un gouvernement définitif, c’était une illusion, et par momens nous sommes tentés de préférer à notre maison bourgeoise telle chaumière misérable qui a le bonheur d’avoir un toit. La France, a dit quelqu’un, est une marmite qui cherche son couvercle depuis un siècle et ne réussit pas à le trouver. Ce n’est pas la faute de nos pères : ils ont rempli leur tâche, nous n’avons pas su comprendre la nôtre.

Los hommes de 89 avaient les qualités et les dons qui conviennent à des réformateurs ; mais à quelques exceptions près, ils n’avaient ni le tempérament, ni l’esprit politique ; c’était à nous de les avoir, et c’est en quoi nous avons failli. Le peu de vrais politiques qui se sont rencontrés parmi eux n’ont pu remplir leur destinée. Mirabeau, qui avait assurément la tête d’un homme d’état, n’a jamais exercé qu’une influence intermittente, et il lui était plus facile de se faire écouter que de se faire comprendre. Après lui, il faut citer Danton. Il offrira son alliance à la Gironde, et la Gironde n’en voudra pas. « Nul doute, dit avec raison M. Goumy, que cette alliance acceptée n’eût changé le cours et peut-être les destinées de la révolution. Mais Danton n’eut pas l’heur d’agréer aux Girondins, qui le repoussèrent dédaigneusement. Ils ne le trouvèrent pas assez pur, et il est certain qu’il ne l’était guère, surtout du sang de septembre. »

La marque commune des vrais politiques est le sentiment vif et prompt des situations, l’esprit de conduite, le souci des intérêts plus que des principes. Ils ont peu de goût pour les doctrines, ils haïssent les systèmes ; quelque décision qu’ils aient à prendre, ils consultent leur raison plus que leurs sentimens, et se fient à leur instinct encore plus qu’à leur raison. Au demeurant, ne se faisant aucune illusion sur les hommes, ils les regardent d’habitude comme des animaux compliqués, plus difficiles à apprivoiser et à gouverner que d’autres, et ils les traitent en conséquence, font au contraire, il convient aux réformateurs de se faire une haute idée de l’humanité et de ses destinées, d’être très ambitieux pour elle, et ils rougiraient d’employer la contrainte ou des moyens bas pour conduire une si noble espèce.

Les bourgeois qui ont préparé et fait la résolution étaient pour la plupart ce qu’on appelait alors des hommes sensibles, des hommes de foi, de désir et d’espérance. Intrépides raisonneurs, très amoureux d’abstractions, enclins à la rhétorique, ils pensaient que les convictions sincères, les sentimens généreux, l’éloquence du cœur ont une action irrésistible sur les peuples. Aussi la question de gouvernement leur paraissait-elle secondaire et facile à résoudre. Ils étaient persuadés qu’une fois les abus extirpés, les injustices réparées, le corps social épuré et renouvelé, les hommes se gouverneraient d’eux-mêmes, qu’il suffirait de leur révéler leurs vrais intérêts pour qu’ils s’y attachassent, et que leurs passions mêmes conspireraient avec leur raison et avec la félicité publique.

Pleins de respect pour l’homme abstrait, qui n’est qu’une entité métaphysique ? , et le retrouvant dans le dernier des humains, ils étaient égalitaires dans l’âme. Ainsi s’explique la haine féroce qu’ils ressentaient pour le régime féodal, pour les restes encore subsistans de ce moyen âge, qui, confondant les idées de propriété et de souveraineté, donnait à l’homme des droits sur l’homme et autorisait tout possesseur de terre noble à recevoir des hommages et à commander à des serfs. La philosophie du commencement et du milieu du siècle avait sans doute exercé sur eux une grande influence, mais ils l’avaient accommodée à leur façon, à leur guise, amalgamant ensemble des systèmes inconciliables, dont ils ne gardaient que ce qui pouvait leur convenir, c’est-à-dire un certain nombre d’idées moyennes, accessibles à tous les esprits et qui prêtaient à l’éloquence. C’est avec les idées moyennes, les seules à l’usage des orateurs, qu’on prépare les révolutions qui réussissent. D’ailleurs les hommes sensibles sont tous des éclectiques ; ils empruntent aux doctrines ce qui leur plait et écartent avec soin les vérités triâtes, tout ce qui gêne, contrarie ou chagrine leur imagination.

L’optimisme était une disposition à la mode dans ces délicieuses premières années du règne de Louis XVI, qui furent une de ces oasis de l’histoire qu’il est doux d’habiter. On avait des mœurs humaines, l’âme généreuse, l’esprit ouvert aux nouveautés, toutes les bonnes intentions et la certitude qu’il suffit de vouloir le bien pour le faire. On aimait les bergeries, les idylles ; si raisonnable qu’on fût, on croyait à la magie, au merveilleux, aux baguettes qui font des miracles, et on pensait que les moyens aimables suffisent pour amener à perfection les dressages les plus difficiles. Ce goût d’espérer et de croire, cet esprit de confiance un peu chimérique dans les destinées de notre espèce se retrouvent dans tous les écrivains, dans tous les penseurs du temps, qu’ils s’appellent Vicq d’Azyr ou Turgot ou Bernardin de Saint-Pierre. En revenant des Pyrénées, Ramond déclarait que les montagnes révèlent à l’homme sa bonté naturelle, qu’il est impossible de les gravir « sans se trouver régénéré et sentir avec surprise qu’on a laissé dans la plaine sa faiblesse, ses infirmités, ses soins, ses inquiétudes, en un mot la partie débile de son être et la portion ulcérée de son cœur. » Sylvain Bailly, qui le 12 novembre 1793 devait endurer le plus cruel des martyres et mourir dix fois avant d’avoir la tête coupée, l’excellent et digne Bailly au long nez, au visage à la fois sévère et doux, et dont les yeux de myope voyaient tout en beau, Bailly qui croyait que jadis au centre de l’Asie avait vécu un peuple sage, vertueux, pacifique, employant ses loisirs à contempler les étoiles, fut longtemps convaincu que la révolution était destinée à ramener l’âge d’or sur la terre. Nommé président de l’assemblée, on lui fit une ovation à Chaillot, où il passait les étés : « Je ne dis rien de trop en disant que je fus embrassé par cette foule presque entière, qui se pressait autour de moi avec les plus vives expressions de l’amour et de l’estime, une joie pure et douce, une paix qui annonçait l’innocence. Cette fête était vraiment patriarcale, elle m’a donné les plus délicieuses émotions et m’a laissé le plus doux souvenir. » Sous le règne de Louis XVI, l’imagination française s’était mise au régime lacté.

Les hommes de 89 avaient pris à Voltaire son amour de la civilisation et sa haine de l’intolérance ; ils n’avaient eu garde de lui prendre son impitoyable sens critique, et son aversion pour les utopies, pour les chimères, pour tout ce qui flatte l’orgueil humain. Ils avaient pris à Montesquieu la plus contestable de ses théories, celle de la séparation des pouvoirs, mais ils avaient trop peu médité son principe que les lois sont des rapports nécessaires résultant de la nature des choses. Ils avaient emprunté à Rousseau le Dieu du vicaire savoyard, et ils disaient, pour le lui avoir entendu dire, que le vrai souverain est la volonté générale ; mais ils n’ajoutaient pas comme lui qu’il y a bien de la différence entre la volonté générale et la volonté de tous, que le peuple se trompe souvent, et qu’au surplus il est toujours très dangereux de toucher au gouvernement établi.

On a souvent répété que c’était du misanthrope Rousseau qu’ils avaient appris à regarder l’homme comme un être naturellement bon. Ils comprenaient mal les leçons de leur maître. Quand Rousseau nous parle de nos origines, il a bien soin de nous dire « que ce n’est pas une légère entreprise de démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans notre nature et de bien connaître un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais. » L’homme primitif dont il vantait le bonheur, l’innocence, et auquel il attribuait fort gratuitement un penchant à la commisération, une répugnance à voir souffrir, est un sauvage préhistorique, fort différent de tous ceux que nous pouvons trouver en Afrique ou en Australie. Il était heureux parce qu’il ignorait une multitude de passions qui sont l’ouvrage de la société, et qui ont rendu les lois nécessaires. Il était bon parce que, n’ayant pas d’autre souci que celui de vivre et de se conserver, borné dans ses désirs qui ne passaient pas ses besoins physiques, il avait peu d’occasions d’être méchant. Les seuls biens qu’il connût dans l’univers étaient la nourriture, le repos et une femelle, et comme son imagination ne lui peignait rien, comme son cœur ne lui demandait rien, il ne prenait pas la peine de choisir cette femelle ni de désirer celle qu’il ne pouvait avoir ; la première venue lui suffisait, et on s’unissait fortuitement, « selon la rencontre et l’occasion. » Si l’homme naturel est bon, selon Rousseau, cela signifie tout simplement qu’un être sans besoins factices n’est capable de nuire que lorsqu’il a faim. « L’homme sauvage, quand il avait dîné, était en paix avec toute la nature et l’ami de tous ses semblables. » Mais quand il cherchait son dîner, il devenait dangereux, car il n’avait nulle notion du juste et de l’injuste. C’était, nous dit encore Rousseau, « un animal stupide et borné, » que la civilisation et la fatale habitude de réfléchir changeront « en animal dépravé. » Il faut être un Bernardin de Saint-Pierre pour croire aux vertus naturelles de l’homme. Il se tenait pour un disciple de Jean-Jacques, il n’était que son traducteur très charmant, mais très infidèle, un de ces traducteurs qui retranchent du système du maître tout ce qui effarouche la candeur de leur âme.

L’auteur d’un livre intéressant sur les Principes de 1789, M. Ferneuil, s’en prend à Rousseau du goût qu’avaient les constituans pour les abstractions, pour ce qu’il appelle la méthode géométrique, et de l’idée étrange qui leur vint « de mettre une déclaration des droits naturels et inaliénables de l’homme au frontispice de leur constitution[3]. Non, bonne ou mauvaise, ce n’est pas Rousseau qui leur donna cette idée. Le seul droit naturel qu’il reconnût est celui de ce sauvage préhistorique qui ne vivait pas en société et qui, ayant le droit de vivre, avait celui de prendre partout où il le trouvait tout ce qui était nécessaire à sa subsistance. En ce temps-là, les fruits étaient à tous, et la terre n’était à personne. « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. » La propriété que les constituans déclaraient « un droit inviolable, dont nul ne peut être privé, » était, selon Rousseau, la négation du droit naturel, et la société civile, établie pour obliger les hommes à respecter le bien d’autrui et la distinction du tien et du mien, repose sur un contrat. Il n’y aura plus désarmais que des droits de convention, que les contractans étendent ou réduisent à leur gré.

Ils ont résolu de vivre sous des lois ; ils s'en font donner par un législateur, et ce législateur, qui se charge d'instituer un peuple, doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine. Il sait « que la meilleure des constitutions est celle qui dénature le plus l'homme et transforme chaque individu, qui, par lui-même, est un tout parfait et solitaire, en partie d'un plus grand tout, dont il reçoit en quelque sorte sa vie et son être. » Que parlez-vous encore de droits inaliénables, parce qu'ils sont naturels ? La loi est toute-puissante ; elle fait ce qu'il lui plaît, elle détermine comme elle l'entend la règle du juste et de l'injuste, elle décide quelle portion de lui-même tout individu doit aliéner pour devenir membre de la cité. Pourquoi dites-vous que tous les hommes naissent libres et égaux ? Cela n'était vrai qu'avant l’institution de la loi : « La loi, lisons-nous dans le Contrat social, peut statuer qu'il y aura des privilèges, et de même qu'elle peut établir un gouvernement royal et une succession héréditaire, elle peut faire plusieurs classes de citoyens, assigner les qualités qui donneront droit à l’entrée dans ces classes. »

Comment Rousseau eût-il été égalitaire à la façon des hommes de 1789 ? Il admirait beaucoup la constitution de son pays, et son pays était une république où les conditions étaient fort inégales. Gouvernée par des corps qui se recrutaient les uns les autres et par des magistrats pris dans un petit nombre de familles, en dépit de son conseil général, cette démocratie tenait beaucoup de l’oligarchie. On y distinguait jusqu'à cinq ordres d'habitans. Les sujets étaient de vrais sujets ; les natifs, privés de tout droit politique, ne possédaient qu'une partie des droits civils des bourgeois ; les bourgeois n'avaient pas tous les droits des citoyens ; ces citoyens, seuls dépositaires de la véritable volonté générale, formaient une classe privilégiée, et Rousseau en était. Il se plaît à nous rappeler dans ses Confessions, qu'il est né d'Isaac Rousseau, citoyen, et de Suzanne Bernard, citoyenne, et dans le Contrat social « qu'il est lui-même citoyen d'un état libre et membre du souverain. » Dans ses aigres discussions avec les magistrats de Genève, il n'a jamais plaidé la cause des natifs, ni demandé l'abolition des classes et le suffrage universel. Il estimait « que s'il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement, mais qu'un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes, qu'il est contre l'ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné, que le meilleur des régimes politiques est l'aristocratie élective, que d'ailleurs, la liberté, n'étant pas un fruit de tous les climats, ne convient pas à tous les peuples. »

Si Rousseau avait vécu jusqu'à la Révolution, il aurait pu dire aux constituans : « Tous avez décidé que désormais tous les citoyens seront admissibles aux places et emplois sans autre distinction que celle des vertus et des talens, que toutes les contributions seront réparties également entre eux, en proportion de leurs facultés, que les mêmes délits seront punis des mêmes peines et par le même tribunal, sans aucune distinction des personnes. Votre constitution leur garantit pareillement la liberté d'aller et de venir, de rester et de partir à leur gré, d'avoir la religion qui leur plaît ou de n'en point avoir, de croire ou de ne pas croire, de ne relever que de leur conscience, de parler, d'écrire, d'imprimer et de publier leurs pensées, de s'assembler sans armes, de demander compte de son administration à tout agent public, d'élire et de choisir les ministres de leurs cultes, et beaucoup d'autres libertés encore. Tous avez stipulé que le pouvoir législatif ne pourra faire aucune loi qui porte atteinte à aucun de ces droits ; mais vous ajoutez que la liberté ne consistant qu'à pouvoir faire tout ce qui ne nuit ni aux droits d'autrui ni à la sûreté publique, la loi peut établir des peines contre les actes reconnus nuisibles à la société. Ainsi du même coup vous reconnaissez que la volonté générale, qui fait la loi, est le seul juge de ce qui peut nuire ou ne pas nuire à la société, et tout en la proclamant souveraine, vous prétendez lui imposer des restrictions et protéger contre ses entreprises ce que vous appelez les droits naturels et civils. Vous brouillez toutes les idées, vous vous piquez de faire à la fois des hommes et des citoyens. Si vous voulez jouir des droits naturels, supprimez la propriété, détruisez les murs et les haies, rasez les villes et vivez dans les bois. Si vous voulez faire des citoyens, enseignez-leur que, comme je l'ai écrit, dans l'état de nature on ne doit rien à ceux à qui on n'a rien promis, mais que, dans l'état civil, tous les droits sont fixés par la loi. Vous vous condamnez aux inconséquences ; je prévois qu'avant peu il y aura parmi vous des hommes qui, accusés d'être un péril pour la sûreté publique, seront privés du droit d'aller, de venir, de partir et même du droit de vivre, qui est le seul droit naturel. »

Les constituans auraient pu lui répondre : « Ne nous reprochez pas nos inconséquences. Nous avons lu le vieux Plutarque, Montesquieu, Voltaire, vos livres, et nous nous sommes fait un certain idéal des choses d'ici-bas. Nous avons conçu le plan d'une société d'ordre composite, très civilisée, très humaine, très moderne, et qui pourtant, par la forme de son gouvernement, rappellerait les cités antiques. La loi y serait l'expression de la volonté de tous, et toujours respectable, elle serait toujours respectée, et en même temps, les individus y jouiraient de libertés peu connues à Sparte, même à Athènes, et nécessaires aux Français de ce siècle, qui ne sauraient en être privés sans se sentir atteints dans leur dignité d’hommes. Cela ne s’est jamais vu ; grâce à nous, cela se verra. A chacun son métier ; vous avez toujours été un éloquent logicien, rongé par la mélancolie, et vous avez toujours pensé qu’il n’y a de bon que ce qui ne peut être ; aussi n’avez-vous fait que des livres. Il n’y a que les optimistes qui fassent des révolutions. »


III

Ces optimistes sont moins des philosophes, des métaphysiciens que des croyans et les apôtres d’une foi nouvelle, les missionnaires d’un nouvel évangile. La philosophie du XVIIIe siècle s’est transformée en religion ; les cœurs sensibles ne peuvent se passer d’un Dieu qui leur ressemble et les rassure. Leur constitution étant destinée à opérer une réforme sociale, ces croyans ont inscrit au frontispice tous les droits de l’homme. Ils les déclarent non-seulement inaliénables, imprescriptibles, mais sacrés, et ils les gravent sur l’airain en invoquant l’Être suprême, celui qui fait naître tous les hommes libres, égaux, raisonnables et bons. Voilà le dogme ; quel sera le culte ? Ils ont décidé que des fêtes nationales seront instituées « pour conserver à jamais le souvenir de la révolution, entretenir la fraternité entre les citoyens, et les attacher à la constitution, à la patrie et aux lois. »

On les a souvent blâmés d’avoir entrepris sur les droits de l’église, de se l’être aliénée. Il eût été d’une sage politique de ne pas se brouiller avec elle, de la gagner insensiblement au nouvel ordre de choses ; mais ils n’étaient pas des politiques ; ils s’attribuaient une mission, ils ont voulu la remplir. Ils eurent pour alliés les jansénistes et leurs rancunes ; qu’avaient-ils besoin d’alliés ou d’incitateurs ? Ils cédaient à un irrésistible entraînement. Le dogme du péché originel, de la chute, de la déchéance de l’homme leur faisait horreur, et ils ont opposé dogme à dogme, ils ont élevé autel contre autel. C’est le trait d’union entre eux et les jacobins, leurs terribles et sanglans héritiers. Quoi qu’on en dise, 89 a fatalement engendré 93, qui lui ressemble si peu. Toutes les religions s’établissent par l’enthousiasme et la terreur. Elles promettent et ouvrent le ciel ; ne vous sentez-vous pas attirés, elles vous feront entrer de force.

L’autel révolutionnaire, vous le verrez au musée des Tuileries ; il est entouré de candélabres, et un coq, comme on l’a dit, remplace l’agneau. Approchez-vous des cadres qui tapissent les murailles ; parcourez tous ces placards, toutes ces proclamations ornées de la devise : « Liberté, égalité. » Elles ressemblent à des sermons, c’est une nouvelle éloquence de la chaire. Ailleurs, ce sont des Oremus, des Pater, des Credo : « Chaste fille des cieux, ô liberté ! tu es descendue pour nous sur la terre. Que ton nom soit à jamais chéri ! Ton règne est venu. Celui de la loi est pareillement venu ; que sa volonté soit faite !… Je vous salue, sans-culottides, noms vénérés !… Je crois dans un Être suprême qui a créé les hommes libres et égaux. » Voici le nouveau décalogue :

La république tu serviras,
Une, indivisible seulement…
À ta section tu viendras,
Convoqué légalement.
Ta boutique tu fermeras
Chaque décadi strictement.
À ton poste tu périras,
Si tu ne peux vivre librement.

Plus loin, ce sont les vingt-cinq préceptes de la raison : « Tout mortel républicain est ton frère. » — Art. 24 : « Sans-culotte républicain, à tous tes frères tu dois le bon exemple et des faits qui les persuadent. » Si extraordinaire que soit ce style, il s’accorde si bien avec tout le reste qu’on finit par le trouver naturel ; et, quand on s’est promené quelque temps dans ce musée de la révolution, ce sont les choses écrites dans la langue de tout le monde qui étonnent. On est surpris de trouver dans un coin cette annonce d’une feuille royaliste : « Cinquante louis à gagner pour celui qui citera un honnête homme du peuple qui ait gagné à la révolution. » En me penchant sur une vitrine, j’ai lu dans une lettre de Mme Roland cette réflexion charmante : « Les femmes ont une raison à elles et une façon de la traiter que les hommes n’entendent pas. » Pauvre guillotinée, tu n’avais pas su traiter la tienne !

La révolution fut une religion ; c’est ce qui explique ses grandeurs et ses folies, ses actions héroïques et ses crimes. Si elle avait été une philosophie, elle n’aurait pas fait tomber la tête d’un roi, et peut-être, bien que cela me semble douteux, serait-elle parvenue à éviter la guerre avec l’Europe. Mais, assurément, si celle guerre avait éclaté, elle n’eût pas réussi à conjurer tous les périls, à faire sortir de terre quatorze armées, à enchaîner la victoire à ses drapeaux, à braver tous les trônes coalisés contre elle. Les religions seules l’ont des miracles ; elles allument des incendies dans les âmes. De 1789 à 1794, il semblait que le climat moral de la France eût changé, que cette température modérée, pour laquelle nous nous sentons nés, eût tété remplacée par ces chaleurs torrides qui donnent à la végétation des formes magnifiques on monstrueuses, et qui, dans les âges antédiluviens, ont produit ces fougères colossales, grandes comme des arbres, dont nous nous servons encore pour nous chauffer.

L’armée prussienne, quand elle envahit la France en 1792, éprouva de grands étonnemens et de grandes déconvenues. Comme l’a raconté Goethe, qui fit la campagne pour son instruction personnelle, on s’était flatté de vaincre sans coup férir, de ne faire qu’une promenade militaire. On entrait dans un pays profondément troublé où tout était mis en confusion ; on se promettait de trouver partout des alliés, des complices, des populations lasses, impatientes d’être délivrées de leurs nouveaux maîtres et se portant avec joie à la rencontre de l’envahisseur. Verdun se rendit, et on se disait les uns aux autres : « Vous voyez bien ! » Mais on eut le chagrin d’apprendre que le commandant de la place, Beaurepaire, n’avait pas voulu survivre à son honneur. Il avait écrit au représentant Choudieu : « Assurez le corps législatif que, lorsque l’ennemi sera maître de Verdun, Beaurepaire sera mort. « Il avait tenu parole, il s’était brûlé la cervelle. Bientôt après, Delaunay d’Angers proposait à l’assemblée de placer sa cendre au Panthéon, et le théâtre de la Nation représentait l’Apothéose de Beaurepaire.

Son exemple fut contagieux. Quand les Prussiens entrèrent dans Verdun, un soldat, qui avait refusé de capituler, déchargea son fusil sur un lieutenant de hussards, le comte de Henkel. On l’arrêta incontinent ; mais, trompant la surveillance de ses gardiens, il gravit le parapet d’un pont et, se précipita dans la Meuse, où il trouva la mort. Ce nouvel incident parut de fâcheux augure, ahnungsvoll et de ce jour ou alla de mécompte en mécompte. On ne fut pas battu à Valmy ; mais, pour décider Brunswick à la retraite, il lui suffit de s’être heurté contre une année dont l’attitude résolue et la ferme résistance avaient dissipé ses dernières illusions. Le soir même de la bataille, Goethe prononçait devant un groupe d’officiers décontenancés et moroses cette parole fameuse, tant de fois répétée : « Aujourd’hui, messieurs, a commencé une nouvelle époque de l’histoire du monde, et chacun de vous pourra dire : J’y étais. »

Les religions ont leurs héros et leurs martyrs ; elles ont aussi leurs juges et leurs inquisiteurs. Les dogmes sont des vérités sacrées, et qui les nie se rend coupable d’impiété. Les assemblées révolutionnaires sont des conciles, à cela près que ce n’est pas le Saint-Esprit qui les visite. ; elles cherchent leurs inspirations dans les couches profondes, et l’âme d’un peuple leur ayant dit ses secrets, elles représentent la volonté générale. « C’est nous, disent-elles qui sommes le droit et la justice. » Malheureusement une nation composée d’élémens infiniment divers et travaillée par des partis opposés n’a pas toujours une volonté générale. C’est la difficulté contre laquelle se débat le jacobinisme, et il ne la résout pas, il la tranche. L’état se chargera de créer lui-même cette volonté générale dont il ne devait être que l’interprète et le très humble serviteur, et c’est ainsi que la liberté absolue se change en tyrannie.

C’est par l’éducation civique qu’un gouvernement parvient à façonner tout un peuple à sa ressemblance et lui inculque les dogmes nouveaux que rejettent les impies. L’assemblée constituante avait pensé « à créer une instruction publique commune à tous les citoyens, gratuite à l’égard des parties d’enseignement indispensables pour tous les hommes. » Mais les jacobins aiment à brusquer les choses, et l’éducation étant un ouvrage de longue haleine, ils anticiperont sur ses effets en mettant hors la loi les dissidens. Il y a désormais des délits d’opinion, des tribunaux chargés d’en connaître, et à défaut d’actes à poursuivre, on sévit contre les intentions. On fera des lois contre les suspects, et sera tenu pour suspect tout homme que les intérêts particuliers de la caste à laquelle il appartient doivent prédisposer à mal penser. « Ceux qui n’ont voulu voir en Robespierre, a dit très justement M. Goumy, qu’un cuistre ulcéré, qu’un bellétriste envieux et jaloux, se trompent et le calomnient ; sa conduite eut des motifs plus hauts… Robespierre nous montre en lui un homme chez qui le dévot avait étouffé tout le reste, il appartenait à son Dieu et n’appartenait qu’à lui, et quel Dieu ? Un certain idéal qu’il s’était fait de la révolution et de la république. À cet esprit étrangement borné la guillotine apparut comme l’instrument sacré de la purification nationale. » Deux partis sont en présence : l’un soupire après le rétablissement de l’ancien régime et des vieux abus de toutes les institutions abolies ; l’autre trouve son bonheur et sa joie dans le triomphe définitif de la révolution. C’est le parti des regrets et le parti de l’espérance ; et l’espérance, tenant les regrets pour des crimes, les châtie par la main du bourreau.

Il ne suffit pas aux religions intolérantes d’être reconnues comme religion d’état et de diriger le gouvernement. Elles veulent régner sur les esprits, posséder les cœurs, marquer les consciences à leur chiffre, régler les mœurs, les occupations, les passe-temps, l’économie domestique et jusqu’au costume. Elles se mêlent de tout, elles ne méprisent aucun détail, et sans cesse elles prescrivent ou proscrivent. La république de 1792 aura les mêmes prétentions. Elle décidera qu’il y a des plaisirs républicains et d’autres qui ne le sont pas, des leçons de penser, de parler, de s’habiller, d’écrire qui conviennent à des hommes libres et d’autres qu’ils doivent réprouver. Il n’y a pour elle point d’actions indifférentes. A la liste des crimes qu’elle poursuit, elle ajoute la liste des péchés qu’elle condamne, presque aucun ne lui semble véniel, et elle, pose en principe que quiconque n’est pas un croyant est nécessairement un pécheur. La terreur n’est qu’un moyen, la vertu est le but. La vertu par excellence est l’amour de la révolution, et on n’aime véritablement la révolution que lorsqu’on se sent heureux de l’aimer, et que, haïssant tout ce qu’elle hait, on se plaît à tout ce qui lui plaît. M. Taine a cité le projet de constitution retrouvé dans les papiers de Sismondi, alors écolier : « Art. Ier. Tous les Français seront vertueux. — Art. 2. Tous les Français seront heureux. » Que si les Français s’exécutent de mauvaise grâce, on les obligera d’être heureux, on les forcera d’aimer la vertu, on les contraindra d’être libres.

Les religions considèrent que les œuvres ne sont rien sans la foi, et elles produisent des fanatiques qui pensent que la foi justifie et sanctifie tout, même le crime. Les vieux conventionnels, qui avaient gardé jusqu’au bout la ferveur de leurs croyances, ne reniaient rien de leur passé ; ils avaient agi par conviction, ils étaient prêts à recommencer. Mais ceux qui, ayant eu la fièvre, ne l’avaient plus, comprenaient difficilement comment ils l’avaient eue, et les uns tentaient de se dérober à leurs souvenirs, les autres au contraire se perdaient dans de longues explications, et ils avaient beau se nettoyer les mains, ils y voyaient toujours reparaître cette petite tache de sang que les explications ne peuvent laver. Un fanatique sincère, qui se fait l’exécuteur des hautes œuvres, croit obéir à une loi divine ; le jour où il ne croit plus, il découvre qu’il y avait une autre loi qu’il a volontairement violée. Dans le trouble de ses pensées ou dans l’exaltation de son esprit, il ne la voyait pas. Elle est sortie de la nuit, elle lui est apparue, et ne retrouvant plus son âme dans son crime, il se dit : « Etait-ce bien moi ? »

Les fanatiques sont le fléau des religions, les hypocrites en sont la honte. La révolution eut les siens ; ce sont ces coquins qui, à juste titre, déplaisent tant à M. Goumy. Lorsqu’une idée devient une puissance et qu’elle établit son règne dans ce monde, elle a aussitôt ses séides, et avec ses séides ses vils courtisans, qui ne pensent qu’à solliciter ses grâces. Pour faire son chemin, il faut agréer au prince, et le plus sûr moyen de lui plaire est de se conformer à ses mœurs et à ses goûts. Sous Néron, tout le monde aimait les vers et la musique. Sous Adrien, tout le monde voyageait. A peine Marc-Aurèle fut-il monté sur le trône, il s’étonna de voir pulluler dans les provinces la race des philosophes austères, portant tous le pallium ; nous savons par Lucien ce qu’il fallait penser de leur sévérité. Quand la révolution fut devenue souveraine, une foule de gens qui n’y croyaient pas, et qui au demeurant ne croyaient à rien, prirent sa livrée, parlèrent sa langue, qui dans leur bouche n’était qu’un jargon, singèrent ses gestes, et leurs grimaces en imposèrent aux sots. Quelques-uns avaient des revanches à prendre, de vieilles haines à assouvir, de vieilles injures à venger ; c’est à quoi leur servait leur crédit. D’autres avaient des dettes et des goûts catilinaires. Ils n’étaient pas méchans, ni si farouches qu’ils le semblaient ; mais ils s’aimaient beaucoup, et la révolution leur offrant les occasions de se faire du bien, tour à tour ils faisaient des phrases ou coupaient des têtes à la seule fin de se pousser aux grands emplois. Tel de ces histrions, ayant fait fortune, a rejeté loin de lui son fangeux et sanglant passé comme on se dépouille d’une chemise sale, et devenu le plus bénin des hommes, il n’a plus songé qu’à jouir de la vie. On pouvait dire de lui en toute justice ce que Rœderer disait injustement de Danton : « Il n’a été un grand scélérat que pour pouvoir être tranquillement un bon drôle. »

La révolution a excité les plus nobles passions et des appétits pervers ; elle a inspiré de grandes et généreuses actions et autorisé bien des désordres et des vilenies ; elle a renouvelé l’âme d’un peuple qui ne savait plus à quoi se prendre, mais elle lui a donné le goût des utopies, des chimères, des éternelles inquiétudes, un penchant malheureux à n’aimer que ce qui lui manque, à ne désirer que ce qu’il ne peut avoir, à espérer ce qui n’arrivera jamais. Les historiens ont souvent parlé de la vieille mobilité gauloise ; mais ils parlaient aussi du vieux bon sens français. A quoi tient-il que nous soyons si facilement dupes des charlatans et des félicités qu’ils nous promettent ?

Pour qui veut juger la révolution de 89 et décider si elle a fait plus de bien ou plus de mal, la question revient à savoir s’il est bon que l’idéalisme, à de certaines époques de l’histoire, fasse invasion dans la politique et prétende à gouverner le monde. L’idéalisme est un grand trouble-fête et un maître qui se change facilement en tyran. Il bouleverse tout, il veut tout transformer à son image. Il ne compte pas avec la nature humaine, avec ses incurables infirmités ; il méprise la tradition, l’expérience ; il ne s’occupe pas de ce qui est, mais de ce qui doit être ; il sacrifie à ses hautaines exigences les intérêts eux-mêmes ; il violente les choses et les hommes. Mais il a sa mission, sa tâche que lui seul peut remplir. Quand une société semble mourir d'épuisement et se décomposer, il peut seul la rajeunir, lui infuser un sang nouveau, ressusciter le bois mort, réveiller les eaux croupissantes.

Ceux qui pensent que La révolution de 1789 n'était point nécessaire, qu'une réforme des vieilles institutions eût suffi et que cette réforme était possible, ont de bonnes raisons à faire valoir. C'est ainsi qu'après la conversion de Constantin, tel païen put s'étonner et s'indigner de l'infidélité que faisait Rome à ses vieux cultes nationaux, qu'il suffisait de purifier et de réformer pour qu'ils répondissent aux besoins nouveaux. Le paganisme tendait de lui-même à se nettoyer, à se changer en monothéisme ; il autorisait les sages à ne voir dans la multitude de ses dieux qu'une seule divinité adorée sous des appellations diverses. Dès les premiers temps de l'empire, les mœurs s'étaient adoucies ; en devenant plus cosmopolite, on devenait plus humain, on rendait des décrets en faveur des opprimés et des esclaves, on abolissait les ergastules, on secourait les classes souffrantes ; empereurs ou particuliers multipliaient les fondations charitables, on créait des orphelinats. Il y avait beaucoup de débauchés et de voluptueux ; mais il y avait aussi une foule d'honnêtes gens, qui préféraient leurs règles de conduite aux préceptes de l'évangile parce qu'ils les trouvaient tout aussi nobles et moins romanesques. L'évangile nous ordonne d'aimer nos ennemis, et beaucoup d'entre nous ont déjà tant de peine à aimer leurs amis ! Comme Platon et Sénèque le recommandent, les honnêtes païens d'alors se faisaient une loi d'être justes pour les gens qu'ils n'aimaient pas, et comme Plutarque le veut, ils tâchaient de mettre à profit, pour le bien de leur âme, toutes les injures qu'on leur faisait. C'était de la vraie sagesse, et il leur semblait que les disciples d'un Dieu mort étaient des fous, qu'une révolution n'était point nécessaire, qu'il suffisait de balayer le temple au lieu de le renverser, de guérir les âmes au lieu de les amputer. L'empire romain eût vécu, et des siècles de barbarie eussent été épargnés au genre humain. Mais quoi ! l'heure de l'idéalisme avait sonné, et la folie de la croix s'empara du monde.

Il est des cas désespérés où il faut que la société périsse ou que l'idéalisme la sauve ; mais l'idéalisme ne peut rien fonder de durable qu'à la condition de se tempérer, de se départir de ses prétentions, de se laisser apprivoiser et assouplir par la raison. Pour quiconque le lit avec des yeux non prévenus, l'évangile est le code immortel d’une morale d'ascètes, qui, pleins de foi dans le prochain avènement du royaume de Dieu, engagent les hommes à s'y préparer en renonçant à tous les attachemens de la terre qui font la douceur, le prix, ou la gloire de notre courte existence. Une morale qui commande de se détacher de tout, qui déclare que pour mériter Dieu il faut haïr son père et sa mère, sa femme et ses enfans, ses frères et ses sœurs, et jusqu’à sa propre vie, qu’il y a des hommes qui se sont faits eunuques pour conquérir le bonheur éternel et, que leur exemple est bon à suivre, qu’il est plus difficile à un riche d’entrer dans le divin royaume qu’à un chameau de passer par le trou d’une aiguille, qu’il faut vendre tout son bien et le donner aux pauvres, que qui ne renonce pas à tout ce qu’il possède et à tout ce qu’il est ne peut être un vrai disciple du Christ, cette morale, il faut bien l’avouer, ne peut être pratiquée que par des anachorètes et des moines.

Si le christianisme s’en était tenu là, s’il n’avait pas eu autre chose à dire aux hommes, il ne serait pas devenu la religion du monde, puisque le monde refusait de finir. Heureusement l’église, institutrice infiniment clairvoyante et judicieuse, s’est chargée de faire l’éducation de cet idéalisme intransigeant. Elle s’était instruite auprès des philosophes grecs, elle avait appris de Rome la science du gouvernement, et elle a gouverné les cités et les nations en apportant à la morale qu’elle leur prêchait tous les tempéramens nécessaires, en l’accommodant à la nature humaine et aux réalités d’ici-bas. Sans décourager les saints et tout en les glorifiant, elle a enseigné l’art de faire son salut sans être un saint et d’être chrétien sans vivre comme le Christ. C’est ainsi que d’une religion qui n’était propre, semblait-il, qu’à multiplier les cénobites, les thébaïdes et les ermitages, elle a fait durant des siècles ; un puissant instrument de civilisât ion et de progrès social.

L’idéalisme est la ressource des temps extraordinaires, la casuistique est la science de taus les jours et de toutes les heures du jour. Il faut accorder à M. Goumy que les hommes de 89 n’ont pas su donner à la France un gouvernement ; mais encore un coup, ils étaient occupés ailleurs et ce qu’ils n’avaient pas fait, c’était à nous de le faire ; nous ne devons nous plaindre que de nous-mêmes. Nous avions besoin de casuistes qui nous apprissent tous les accommodemens utiles et comment il faut s’y prendre pour ne pas être superstitieux et pour concilier le respect des principes avec ce que demandent les situations, les circonstances, avec l’intérêt public, avec le bon sens. Mais nos pères ayant dogmatisé, nous avons voulu dogmatiser comme eux. « La politique, ainsi que le dit fort bien M. Goumy, est l’art de se servir de ce qu’on a. » Voilà précisément ce que nous n’avons pas su faire. Les éternels constituans à outrance dont parlait l’autre jour M. Ferry, qui, oubliant que la France a déjà eu treize constitutions, en rêvent une quatorzième, laquelle sera sûrement la constitution idéale, les sectaires qui partagent les hommes en boucs et en brebis, qui décident ce qu’il faut croire pour être digne de gouverner un peuple et qui excommunient les mécréans, le principe que la foi est plus précieuse que les œuvres, l’intolérance, la fureur de se prendre pour une église et de faire concurrence à celle qui baptise et confesse, telle est la cause de nos divisions et de nos inquiétudes, et nous avons travaillé contre nous.

La révolution a été une religion, et aujourd’hui encore, elle a ses prêtres, qui font le service du tabernacle et disent aux étrangers : « N’approchez pas, ou le feu du ciel tombera sur vous et vous consumera. » Mais ils ne sont qu’à moitié sincères. Pour dogmatiser en politique, il faut croire au Dieu du vicaire savoyard ; est-i un seul de nos modernes jacobins qui consentît à célébrer la fête de l’Etre suprême, un bouquet de violettes à sa boutonnière ? Les hommes de 89 étaient imprégnés de la philosophe de leur temps, qui n’est plus la nôtre. Les philosophes de la fin de ce siècle nous enseignent qu’en dehors des mathématiques qui n’ont jamais trompé personne, la méthode inductive est la meilleure et qu’elle nous apprend à douter de beaucoup de choses que nous tenions pour certaines. Ils nous enseignent aussi que les êtres ne se métamorphosent que par une succession de changemens insensibles, que le plus fortuné est celui qui a le mieux su s’adapter à son milieu, que les pires institutions furent bienfaisantes en leur temps, que les meilleures dégénèrent, se corrompent et font place à d’autres, qu’il n’est pas de principes absolus et sacrés, que les idées qui se manifestent à nous dans la nature et dans l’histoire ne s’y réalisent jamais parfaitement, que leurs créations les plus heureuses ne sont que des à-peu-près, que ces infatigables ouvrières ne font pas ce qu’elles veulent, mais ce qu’elles peuvent, que la loi de tout ce qui vit est de se sentir incomplet et de s’aimer tel qu’il est.

Un évolutionniste d’aujourd’hui ne voit pas les choses humaines avec les mêmes yeux qu’un jacobin déiste d’autrefois. Ceux qui se flattent de sauver la France en laïcisant les hôpitaux lui rendraient un meilleur service en sécularisant la révolution, et dans l’intérêt même de la cause qu’ils défendent, ils feraient bien de ne plus prêcher, de ne plus dresser autel contre autel, de laisser l’église vaquer paisiblement à ses affaires qui ne sont pas les leurs, et de jeter une bonne fois aux orties leur bonnet rouge et leur froc.


G. VALBERT.

  1. La France du centenaire, par Edouard Goumy. Paris, 1889 ; Hachette.
  2. Mélanges critiques, par un Emile Montégut. Paris, 1887 ; Hachette.
  3. Les Principes de 1789 et la Science sociale, par Th. Ferneuil. Paris, 1889 ; Hachette.