À Lesbos/Texte entier

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À Lesbos (1891)
Librairie B. Simon (Paris) (p. Couv.-269).
À Lesbos, Couverture
À Lesbos, Couverture


À LESBOS




I


Andrée Fernez vint au monde à Paris.

Son père, Gaston Fernez, était, au moment de la naissance d’Andrée, un employé supérieur du chemin de fer de l’Est.

Sa mère, une honnête femme, n’eût point de roman.

Elle fut tour à tour une victime ou une dévouée ; elle sut beaucoup aimer et ne rencontra qu’amères déceptions là où elle aurait dû trouver force et protection.

L’enfant fut son unique joie.

Était-ce assez ?

Andrée apporta, en naissant, une solide et saine constitution.

Aucun accident morbide n’entrava son développement intellectuel et physique.

Madame Fernez, délaissée par son mari, ne quittait jamais son enfant et se consolait près d’elle des premières souffrances de l’épouse déjà désabusée.

Andrée ne subissait donc aucune influence en dehors de celle de sa mère.

Vers l’âge de trois ans et demi, lorsqu’elle commença à manifester ses goûts et ses tendances, elle rejeta dédaigneusement les poupées qu’on lui offrait. Elle préférait jouer avec des quilles, des billes, ou des armes, que de manier des chiffons.

Lorsqu’on la menait aux fêtes villageoises, elle demandait à monter sur les chevaux de bois, et refusait obstinément d’aller dans les voitures destinées aux petites filles.

Lorsqu’Andrée le pouvait, elle suivait son père au café, elle trempait volontiers ses lèvres dans un verre d’absinthe, sans faire la grimace, et cela au désespoir de madame Fernez, qui, d’une essence supérieure, aurait voulu réprimer chez sa fille les allures garçonnières qu’elle voyait chaque jour s’accentuer davantage.

Malgré les douces remontrances de sa mère, Andrée continuait à imiter les hommes, leurs gestes, et jusqu’à leurs façons de s’asseoir, de marcher.

Dès qu’elle possédait quelques sous, elle allait acheter des cigares et des pipes en chocolat, qu’elle fumait crânement, à la grande joie de tout le monde.

Lorsqu’elle partageait les jeux d’enfants de son âge, chose qui arrivait rarement, Andrée se montrait aimable surtout pour ses petites compagnes.

Un jour, oubliant son manque de force, elle se jeta résolument sur un garçonnet plus grand qu’elle, pour défendre une gamine de ses amies.

Elle faillit être étranglée.

L’incident ne la corrigea pas.

Andrée ne connaissait pas la peur.

Malgré ces tendances nettement définies, Andrée, en grandissant, n’en conservait pas moins les formes exquises de la fillette.

M. Fernez venait d’être envoyé en disgrâce en Champagne.

Il emmena sa femme et sa fille.

Andrée avait sept ans.

Non loin de l’habitation de ses parents, dans une vaste ferme, vivait une octogénaire, ci-devant propriétaire de cette superbe exploitation agricole.

Incapable de surveiller les travaux de la ferme, la pauvre vieille avait donné, imprudemment, tout son bien à ses enfants.

Ceux-ci, comme cela arrive souvent à la campagne, trouvaient que la mère vivait trop longtemps.

N’osant commettre un crime, mais voulant aider la mort, trop lente à venir, à leur gré, ils maltraitaient l’infortunée.

On se lasse de souffrir, même au seuil de l’éternité.

Un jour, la vieille, couchée sous le lourd fardeau des ans et de la douleur, alla chercher le repos et la paix au fond de la mare voisine.

Lorsqu’on la retira de l’eau, elle avait cessé de vivre.

Ses enfants, malgré la joie qu’ils devaient éprouver d’être débarrassés d’une bouche qu’ils jugeaient inutile, refusèrent de recevoir la morte chez eux.

Le cadavre fut déposé sur un lit de paille, au fond d’une grange ouverte à tous les vents.

Ce jour-là, Andrée traversait le village, accompagnée d’un domestique. On la conduisait chez la femme du maire.

Chacun commentait l’accident.

— Je veux voir la morte, déclara fermement Andrée.

— Votre maman vous grondera, affirma le domestique.

— Que m’importe ?

— Elle me chassera.

— Non ; je lui avouerai la vérité.

— Je suis plus âgé, j’ai le devoir de vous empêcher de faire cette folie.

— Je veux la voir.

— Andrée, soyez raisonnable, la vue de ce cadavre peut vous impressionner, vous rendre malade.

— Cela m’est égal.

— Il n’en est pas de même pour moi.

— Tu me résistes, donc tu n’auras aucun reproche à t’adresser.

Et s’élançant en avant, elle se dirigea vers la maison où on avait recueilli la vieille fermière.

Le domestique la rejoignit et pénétra avec elle dans la grange.

Jamais Andrée, aujourd’hui devenue une femme d’un âge mûr, n’a oubliée la pauvre suicidée, dormant de son dernier sommeil sur une botte de paille due à la charité !

Elle sortit de là l’esprit en ébullition.

Que se passait-il sous ce crâne minuscule ?

Qu’en savons-nous ?

Quelles passions s’y livraient déjà combat, sous l’influence des événements du dehors ?

Pourtant, elle eut la prudence de ne pas parler de son escapade à la femme du maire ni à ses filles.

On l’aurait grondée.

Pendant le déjeuner, le secrétaire de la mairie vint annoncer que le curé, un vieil ivrogne au nez culotté, refusait de laisser entrer à l’église la suicidée.

Déjà, quoique sous l’Empire, les pouvoirs civils et religieux se heurtaient souvent.

Personne ne faisait attention à Andrée ; elle paraissait fort occupée à manger son dessert, arrosé d’un verre de vin mousseux.

Tout le monde, autour de l’enfant, discutait l’intolérance du prêtre.

On le désapprouvait, mais on ne parlait pas de lui résister.

Le maire, un bon vivant, ne tenait pas à troubler son existence, d’ordinaire si calme, si paisible.

Andrée avait tout entendu.

À peine eut-elle avalé sa dernière bouchée, qu’elle se leva de table et vint se camper bravement en face du maire, ses menottes croisées derrière son dos.

— Je veux, dit-elle de sa voix enfantine et charmante, que la femme soit portée à l’église.

Chacun se mit à rire.

Andrée devint pourpre de colère.

— Pourquoi demanda-t-elle, le curé se montre-t-il si méchant pour elle ?

— Parce qu’elle s’est tuée volontairement.

Andrée devint songeuse.

— Lorsqu’Alfred est mort, reprit-elle, tout le monde disait qu’il s’était tué par ses imprudences ; pourtant on l’a porté à l’église.

Alfred était le fils du maire.

Il était mort quelques mois auparavant.

En évoquant ce triste souvenir, l’enfant fit venir des larmes à tous les yeux.

— Tu as raison, répondit le magistrat ; devant la mort tous sont égaux ; nous ne devons pas juger ceux qui sont partis ; la suicidée entrera à l’église.

À quelques jours de là, Andrée, trompant la surveillance maternelle, revint jusqu’à l’auberge située près de la gare.

Elle comptait y rencontrer des compagnons de jeu.

L’aubergiste avait une fille de dix-huit ans, complètement idiote.

Au moment où Andrée entrait, l’innocente laissa tomber, de ses mains débiles, un vase en porcelaine.

Il se brisa en miettes.

La mère allongea un vigoureux soufflet à l’idiote.

Andrée s’enfuit.

Les sanglots la suffoquaient.

Elle aurait voulu pouvoir défendre la pauvre idiote contre les brutalités de cette mégère.

Ces deux exemples ne s’effacèrent jamais de l’esprit d’Andrée.

Le prêtre, par son intolérance, avait jeté en cette âme d’enfant les premiers germes du scepticisme, en même temps que le respect de la justice et de logique s’y développait.

Cette mère cruelle et injuste envers une malade, dont la souffrance n’aurait dû inspirer que la compassion, venait d’ouvrir devant cette fillette les horizons lointains, où elle devait apprendre le socialisme, et le mépris des préjugés.

Bientôt M. Fernez revint à Paris.

Cette fois, il était révoqué.

C’était un joueur, un débauché hypocrite.

Chassé de partout, repoussé par ses protecteurs et ses amis, il mettait audacieusement ses mésaventures sur le dos, par trop complaisant, de la malchance.

Se souciant aussi peu de sa femme que de son enfant, il ne songeait qu’à satisfaire ses passions.

Incapable d’une bonne action, d’un mouvement généreux, d’un instant de dévouement, quoique assoiffé de jouissances, il n’osait également se lancer dans aucune entreprise hasardeuse, véreuse même, pour s’enrichir lui et les siens.

Il était plat, petit jusque dans le mal.

Après chacune de ses fautes, lâchement, il se cachait derrière sa femme, et fuyait ses chefs, sans pour cela s’avouer coupable en face de ses victimes.

Toute sa vie, il tourna autour du code pénal.

La prison l’effrayait !

Ses parents, de braves artisans bourguignons, n’avaient eu qu’un but, faire de leur fils un monsieur ; grâce aux privations qu’ils surent s’imposer, ils parvinrent à satisfaire leur désir ambitieux.

Quoique ayant reçu une certaine éducation, M. Fernez resta peuple.

Il essaya de voiler son origine plébéienne sous la fatuité orgueilleuse d’un sot.

Il n’y réussit jamais !

Toujours le bout de l’oreille paraissait malgré ses efforts.

Pourquoi sa femme l’avait-elle épousé ? demandera-t-on.

Ces unions mal assorties font partie des mystères que révèle le cœur ou la destinée humaine.

Il détestait d’autant plus sa femme, qu’il se savait coupable envers elle.

Sournoisement, il la frappait, comme les lâches, dans l’ombre, en condamnant son enfant à une existence misérable.

Contrairement aux autres pères, il ne manifestait aucune ambition pour Andrée.

Que lui importait l’avenir de cette fillette ?

Il voulait qu’elle s’élevât sans lui coûter le moindre sacrifice.

Parfois il injuriait brutalement la mère et l’enfant.

Andrée, de son regard profond, observait son père.

Peu à peu, elle se prit à mépriser ce chef de famille, chez lequel, elle cherchait en vain, les qualités viriles, qu’imposent, si non l’affection, du moins le respect.

Chacune des injures qu’il débitait, pendant ses colères de portefaix, restaient gravées dans le cœur d’Andrée, en caractères ineffaçables.

Il passait le meilleur de son temps hors de chez lui, jouant tout, jusqu’à son honneur, déjà fort compromis.

Il vivait comme un homme n’étant pas marié.

Madame Fernez était toujours seule.

L’abandon, qui devait se consommer plus tard, était déjà commencé. Le foyer n’existait plus.

Si Andrée ne souffrait pas de la misère, c’était au dévouement maternel qu’elle le devait.

Si elle parvenait à s’instruire, c’était grâce aux efforts incessants de madame Fernez.

Mais la lutte devenait de plus en plus difficile.

L’homme, cet être soi-disant fort, n’était plus qu’une inutilité dans son existence.

Quoique d’un caractère très gai, Andrée était parfois pensive ; le chagrin la mûrissait avant l’heure ; aussi préférait-elle se mêler à la conversation des grandes personnes, surtout à celle des femmes, qu’à la compagnie bruyante des enfants de son âge.

Elle se plaisait à entendre le froufrou de la soie ; elle aimait à respirer les parfums capiteux dont se servent les élégantes.

Elle affectait une amabilité empressée qui ressemblait presque à de la galanterie.

Au lieu d’acheter des sucres d’orge, elle dépensait ses sous en fleurs qu’elle offrait aux amies de sa mère.

Madame Fernez conduisait presque chaque jour sa fille au jardin des Tuileries.

Là, elle se réunissait avec d’autres dames de ses connaissances ; un jour, l’une d’elles, madame de B., fit signe à Andrée de la suivre.

— Venez, dit-elle ; une de mes amies doit me rejoindre ici ; j’ai peur qu’elle ne sache pas me trouver ; nous allons la chercher ensemble.

Toutes deux allaient et babillaient en regardant à droite et à gauche.

— Aidez-moi dans mes recherches, recommanda madame de B.

— Je ne connais pas votre amie, répondit Andrée.

— Elle est fort jolie ; voilà, il me semble, un bon renseignement.

Puis elle ajouta :

— Aimez-vous à voir un beau visage ?

— Je n’ai qu’à vous regarder, répondit crânement Andrée.

Madame de B. demeura toute interdite.

Pourtant cette gamine, aux allures cavalières, était encore parfaitement naïve.

Elle n’obéissait qu’à des instincts qu’elle ne pouvait analyser.


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
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II


Andrée atteignit sa treizième année.

À cette époque elle fut mise au couvent.

Sa mère espérait qu’elle pourrait terminer son éducation à peine commencée.

D’abord Andrée se trouva toute dépaysée, au milieu de ces enfants qui la regardaient en dessous, en l’appelant :

« La nouvelle. »

On voulut se moquer d’elle.

Habituée à vivre presque toujours seule, intimidée par tous ces visages inconnus, elle n’osa répliquer de suite.

Les gamines, mauvaises par instinct, espérèrent s’amuser aux dépens d’Andrée et réitérèrent leurs taquineries.

Andrée, affolée de colère, se souvint qu’elle avait été élevée comme un garçon.

Une jeune fille blonde, fort élégante dans son uniforme tout noir, se montra plus impitoyable que les autres.

Aussi paya-t-elle pour toutes.

Andrée bondit sur elle et lui administra une verte correction.

La malheureuse, renversée à terre, demandait grâce et appelait au secours.

Les bonnes petites amies, voyant comment les choses tournaient, s’enfuyaient, craignant la colère de la nouvelle. Jamais le jardin du pieux et paisible monastère n’avait été le théâtre d’un pareil événement.

Si les élèves — de vraies futures femmes — se déchiraient parfois, ce n’était qu’à coup de dents.

Les maîtresses accoururent en se signant et en faisant bruire les grains de leurs rosaires.

Il fallut dégager l’élève.

On y parvint avec peine. Andrée avait de la poigne.

Berthe Patrez, telle se nommait la demoiselle, était dans un piteux état.

On la conduisit à l’infirmerie.

Elle avait le visage couvert de bleus.

Andrée, un peu honteuse de s’être laissé dominer par la colère, fut emmenée chez la mère supérieure.

C’était une vieille religieuse froide et austère sous sa guimpe toute blanche.

Ses yeux, encore très vifs, étaient abrités par des lunettes bleues.

Cette femme semblait toujours pontifier, même lorsqu’elle se mouchait.

Elle regarda sévèrement Andrée, dont la toilette en désordre indiquait un forfait.

La religieuse raconta avec force détails le combat dont elle n’avait pas été témoin.

Ce récit fantaisiste portait sur les nerfs d’Andrée.

Elle ne pouvait souffrir le mensonge.

Aussi interrompit-elle irrespectueusement la religieuse.

— Pardon, ma mère, dit-elle, madame n’était pas près de moi, lorsque mademoiselle Patrez a commencé de me taquiner ; elle ne peut donc savoir comment j’ai été amenée à battre une de mes compagnes.

— Vous parlerez lorsqu’on vous interrogera, répondit sévèrement la supérieure.

— Il est vrai, avoua la religieuse, que je n’assistais pas aux débuts de la lutte ; mes élèves m’ont raconté…

Andrée intervint de nouveau.

— Tout le monde s’est enfui en criant ; personne n’a donc rien pu voir.

Ensuite, elle se tourna vers la supérieure.

— Ma mère, dit-elle avec une certaine hauteur, je n’ai jamais menti ; vous pouvez m’écouter sans la moindre méfiance.

La supérieure regarda plus attentivement ce visage, ces yeux où brillait la franchise la plus pure. Quoique vivant au fond d’un cloître, elle connaissait quelque peu l’humanité, elle comprit qu’elle se trouvait en face de quelqu’un.

— Parlez, dit-elle, sans adoucir son ton.

Andrée courba la tête.

— Je sais, dit-elle, que je viens de commettre une action blâmable, je vous en demande pardon, à vous, ma mère.

— Il faudra également solliciter le pardon de votre compagne.

— Jamais.

— Pourquoi cet entêtement, annonçant autant d’orgueil que de méchanceté. Vous l’avez blessée, elle souffre à cause de vous.

— Voilà huit jours que mademoiselle Patrez, et bien d’autres, me meurtrissent à coups d’épingles, sous le prétexte que je suis nouvelle. Je n’ai pas eu le courage de souffrir plus longtemps.

Et Andrée raconta d’une voix vibrante ces taquineries quotidiennes, par lesquelles les jeunes filles apprennent leur métier de mondaines.

Au fond, cela ne signifiait rien ; pourtant la supérieure comprit qu’Andrée avait pu perdre patience.

Elle se tourna vers la religieuse.

— Comment se fait-il, ma sœur, demanda-t-elle, que vous autorisiez de pareils jeux ?

— Mais, ma mère, je ne me suis jamais aperçue qu’on tourmentât avec tant d’acharnement mademoiselle Fernez, répondit la religieuse en baissant humblement les yeux devant l’altière supérieure.

— Il est vrai, intervint aussitôt Andrée, qu’on évitait toujours de me taquiner en présence des maîtresses.

La supérieure enveloppa encore Andrée d’un long et profond regard.

Elle poussa un soupir et dit de sa voix lente, presque solennelle :

— Allez ; pour cette fois, je vous pardonne ; mais ne recommencez pas. Ici, ce n’est pas un collège.

Andrée s’inclina et prit la main sèche et ridée de la religieuse, sur laquelle, respectueusement, elle déposa un baiser.

Elle partit en compagnie de la maîtresse.

Au jardin, le pensionnat était en émoi.

Qu’allait-il résulter de tout cela ?

Les élèves se savaient coupables.

Lorsqu’elles virent apparaître au haut du perron mademoiselle Fernez, elles coururent à sa rencontre.

Andrée passa sans leur parler.

La chance semblait favoriser la nouvelle.

Elle avait rossé Berthe Patrez !

On ne lui imposait aucune punition.

L’opinion vira de bord ; elle devint la divinité du jour.

Personne ne songea plus à la brimer.

Berthe elle-même se déclara son amie.

Ces demoiselles respectaient la force du biceps.

Le soir, Andrée rencontra dans les couloirs des regards d’élèves ou de religieuses dont l’éclat l’éblouit.

Ce ne fut là qu’un incident ; la vie monastique reprit sa régularité monotone.

Quoique devenue l’amie de ses compagnes, Andrée crut remarquer que quelques-unes avaient, envers elle, des réticences pleines de mystères.

Cela l’intriguait.

Un dimanche, à l’heure du prône, l’aumônier, un prêtre blond et contrefait, dont toutes ces demoiselles se moquaient, monta en chaire.

Une fois la barrette posée sur sa tête de cagneux, il promena de gros yeux bleus de faïence sur ce troupeau d’enfants, dont les mines éveillées et futées l’interdisaient toujours.

Ce jour-là, il paraissait triste.

Avant de parler, il dut se recueillir.

Décidément, il se passait un fait anormal.

Tout le monde se regardait en dessous.

Il commença.

Son sermon, ou plutôt son réquisitoire, roula tout entier, pendant plus d’une heure, sur le danger des amitiés particulières.

Il frôla des explications scabreuses ; il devint presque éloquent, lorsqu’il voua aux feux éternels celles qui commettaient cet horrible péché.

Andrée, d’abord surprise, écouta d’une oreille distraite ; puis le sujet l’intéressa, et elle écouta la péroraison fort attentivement.

Elle sortit de la chapelle toute songeuse.

Autour d’elle, on chuchotait, on commentait le fameux sermon.

Le couvent paraissait en proie à une réelle émotion.

Andrée se promit d’observer davantage et de découvrir la cause de ce trouble général.

La cloche tinta.

On appelait les élèves au réfectoire.

En entrant, Andrée vit près de la supérieure une religieuse qu’elle ne connaissait pas.

Elle portait avec une parfaite distinction l’habit monastique. Son teint, d’une blancheur laiteuse, donnait encore plus d’éclat à ses yeux, noirs et profonds, qu’ombrageaient d’épais sourcils bruns.

La religieuse, au moment où Andrée passa devant elle, regarda machinalement l’enfant.

Andrée tressaillit, et sentit qu’elle devait affreusement pâlir.

Pendant tout le repas elle ne mangea pas.

Ses mains étaient glacées et sa tête brûlante.

Elle interrogea une compagne complaisante.

— Quelle est cette religieuse ? demanda-t-elle, en désignant l’inconnue.

— La nouvelle maîtresse de la première classe, répondit l’amie.

— D’où vient-elle ?

— D’une maison de province, du Midi, je crois.

— Connais-tu son nom ?

— Madame Marie des Anges.

Les renseignements s’arrêtèrent là.

Andrée ne put retrouver sa gaîté habituelle.

Madame Marie des Anges était toujours présente à son esprit.

Si elle voulait prier, elle ne parvenait pas à chasser le souvenir de cette femme, dont le regard la fascinait.

Si elle se mettait au travail, son imagination vagabondait à la suite de la religieuse, et sa plume traçait des hiéroglyphes qu’aucun professeur ne parvenait à déchiffrer.

Les punitions, les pensums pleuvaient comme grêle sur l’infortunée Andrée. Rien ne la corrigeait… elle continuait à voyager en un pays complètement inconnu, mais où elle paraissait fort bien se plaire.

Une après-midi, dans un corridor à peine éclairé, elle rencontre madame Marie des Anges.

Andrée s’arrêta et laissa voir l’admiration qu’elle ressentait.

La religieuse, rouge et confuse, pressa le pas.

Le lendemain, elles se heurtèrent de nouveau.

Cette fois, elles échangèrent un furtif sourire.

Le soir, au moment de la prière, sœur Marie des Anges trouva, entre les feuillets de son missel, un billet ainsi conçu :

« Je vous aime ! »

Les mots étaient tracés en rouge.

Du sang !

Le regard de la religieuse alla chercher Andrée Fernez, qu’elle avait deviné comme devant être l’auteur de ce laconique message. Elle aurait dû gronder l’audacieuse élève, la menacer de dévoiler la chose à la supérieure. Elle n’en fit rien.

Andrée, encouragée par ce premier succès, ne cacha plus l’ardente affection qu’elle éprouvait pour sœur Marie des Anges.

Le sermon de l’aumônier produisait un piètre effet.

La crainte de l’enfer ne semblait donner que plus de montant au péché qu’il avait voulu défendre.

Un soir, après la bénédiction du Saint Sacrement, alors que la chapelle, voilée dans l’ombre, était encore pleine des senteurs de l’encens. Andrée vint s’agenouiller à la tribune, derrière l’orgue.

Elle se croyait seule.

Tout à coup, elle crut entendre comme un soupir étouffé.

Ce bruit, sous ces arceaux sombres, où les lampes du sanctuaire ne jetaient que des lueurs incertaines, effraya mademoiselle Fernez.

Elle se mit à trembler, croyant voir surgir des ombres de derrière les piliers.

Cette terreur fut de courte durée.

Elle explora les alentours de l’orgue.

Dans un coin, courbée sur un prie-Dieu, elle aperçut une religieuse.

Cette vue la rassura complètement.

Plus hardie, elle s’approcha doucement, poussée par un pressentiment qu’elle ne pouvait chasser.

Un mouvement la confirma dans sa croyance : c’était bien madame Marie des Anges qui priait là.

Andrée se glissa jusqu’à la religieuse et déposa un baiser sur ses mains mouillées de larmes.

Madame Marie des Anges laissa retomber ses bras autour du cou d’Andrée, et elles restèrent longtemps enlacées, se disant ces mille riens charmants qui forment le langage des amants.

À partir de ce moment, commença, entre la recluse et l’enfant, un échange de billets et de fleurs capables de remplir plusieurs coffrets.

— Je ne pèche pas, pensait Andrée.

Pourtant, elle éprouvait un âpre désir de se trouver seule avec madame Marie des Anges ; elle sentait vaguement qu’il devait exister une intimité plus grande, plus voluptueuse que ces quelques baisers furtifs, donnés au fond des corridors, entre deux portes.

Elle cherchait ; mais elle ne trouvait aucune solution à ce mystérieux problème.

Une après-midi, sœur Marie des Anges dut garder le lit.

Elle souffrait d’une migraine.

Adroitement, sans éveiller les soupçons de la supérieure, elle obtint que mademoiselle Fernez, à qui elle donnait des leçons particulières de dessin, vînt lui tenir compagnie.

Andrée s’empressa de se rendre à l’appel.

La perspective d’un tête-à-tête dans une chambrette bien close, à l’abri de tout regard indiscret, la remplissait d’un doux émoi.

Allait-elle donc apprendre le mot de l’énigme ?

L’occasion pouvait être bonne.

Elle se jura d’en profiter.

C’était la première fois qu’elle pénétrait dans une cellule.

La pièce, fort étroite, ne contenait qu’un lit, deux chaises et une commode.

Aux murs, blanchis à la chaux, on avait pendu quelques tableaux de piété.

Pas de glace.

Sur une planchette, rangés avec la symétrie d’un règlement fidèlement exécuté, on voyait quelques ustensiles de toilette.

Aucun fouillis, aucun désordre !

Pas un parfum.

Au contraire, une odeur fade, désagréable !

Andrée regarda curieusement le lit tout blanc, baigné des rayons du soleil, où reposait sœur Marie des Anges, dépourvue du prestige que prête le costume monastique.

Cette femme pâle, les traits fatigués, coiffée d’un bonnet de nuit d’où s’échappaient quelques mèches de cheveux blonds, lui fit un étrange effet.

L’idole descendit quelques marches de son piédestal.

La guimpe lui seyait à ravir, le bonnet la vulgarisait.

Un peu attristée par ces pensées, elle s’assit sur le bord du lit, en une pose nonchalante ; sœur Marie des Anges devint pourpre.

Andrée, promptement remise de sa déception, prit les mains de son amie, et lui demanda, avec une inquiétude nullement feinte :

Êtes-vous réellement malade, ma chérie ?

— Non, j’ai une forte migraine.

Andrée, malgré le bonnet de nuit, dont la vue la choquait tant, attira sœur Marie des Anges et se mit à l’embrasser ardemment.

Ce n’était plus dans la cellule qu’une symphonie de baisers.

Les saints, des images suspendues à la muraille, devaient se voiler la face, pour éviter de voir un pareil spectacle.

L’écho de la chambrette n’avait jamais été à pareille fête.

Et Andrée continuait.

Sœur Marie des Anges haletait sous cette pluie de caresses.

Plusieurs fois, Andrée avait rencontré les lèvres humides et rebondies de la religieuse, mais elle ne s’y était pas arrêtée.

Elle était réellement innocente.

Cela gênait sœur Marie des Anges.

Sous le coup de l’émotion, elle tomba presque défaillante sur la poitrine d’Andrée.

Celle-ci eut peur.

— Souffrez-vous davantage ? demanda-t-elle anxieusement.

— Non, murmura-t-elle faiblement.

— Voulez-vous que j’appelle ?

— Non, restez près de moi, ne vous éloignez pas.

Puis, sans prononcer aucune parole, elle attira violemment Andrée de ses deux bras nus, la serrant fortement contre sa poitrine.

Sa chemise de nuit s’entrouvrit, laissant voir les seins, dont des deux bouts roses pointaient audacieusement hors le linge.

Le drap, rejeté, mettait à découvert une nudité blanche et ferme.

Andrée détournait la tête pour ne pas voir.

Elle avait honte !

Elle reculait, effrayée ; elle aurait voulu fuir, échapper à cette étreinte passionnée.

Était-ce donc le mot de l’énigme ?

Pourtant une émotion nouvelle la dominait, lardant sa chair de coups d’épingles, perlant son front de gouttes d’une sueur froide.

Ses lèvres s’égaraient encore sur les joues de sœur Marie des Anges, mais elle n’osait toucher ce corps tout frémissant, d’où montait une vapeur âcre qui l’enivrait, et jetait du feu dans son sang.

Sœur Marie des Anges eut un retour de raison et de pudeur.

Elle s’était offerte, elle ne pouvait faire plus.

Elle s’enfonça précipitamment sous les couvertures et, repoussant brutalement Andrée, elle lui dit sèchement :

— Vous pouvez vous retirer.

— Vous me chassez ? Vous ai-je offensée ? demanda la jeune fille.

La religieuse sourit tristement.

— Non, seulement j’ai besoin de repos.

— Je resterai près de vous sans faire de bruit, sans troubler votre sommeil.

— Non, Andrée, laissez-moi seule. Demain, vous reviendrez.

Mademoiselle Fernez se leva.

— Oui, demain, je reviendrai.

Il y avait comme une promesse vague dans ces mots.

Les écailles tombaient-elles des yeux de l’élève ?

La religieuse regarda longuement mademoiselle Fernez.

Elles s’embrassèrent encore une dernière fois, puis Andrée retourna à la salle d’étude.

Pendant le reste de la journée, elle fut incapable du moindre travail.

La surveillante, la croyant malade, l’envoya se reposer.

Au moment où Andrée entrait dans le dortoir, elle aperçut deux grandes élèves, si occupées à causer, qu’elles n’entendirent pas la porte s’ouvrir.

Andrée eut le loisir de les observer.

Son ignorance disparut comme par enchantement.

— J’ai été une imbécile, pensa-t-elle. Demain, je donnerai la réplique à sœur Marie des Anges.

 

L’homme propose et Dieu dispose !

Le lendemain, avant midi, Andrée quittait le couvent.

M. Fernez, faute de paiements réguliers, avait été mis en demeure de reprendre sa fille.

Il était donc dit qu’Andrée ne devait donner aucune réplique à sœur Marie des Anges.


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
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III


Andrée ne regrettait pas le couvent.

La supérieure, avec son caractère morose, autoritaire, sans grandeur d’âme, facilitant sans scrupule l’espionnage des élèves par les élèves, avait trop souvent froissé mademoiselle Fernez, pour laisser dans le cœur de cette dernière la moindre trace d’affection.

Sœur Marie des Anges n’était plus qu’un souvenir fugitif, que la moindre impression nouvelle devait effacer pour toujours.

Pourtant, Andrée était triste de retourner chez elle.

La pauvre enfant comprenait que son père, leur mauvais génie à sa mère et à elle, allait enfin triompher de la volonté de sa femme.

Madame Fernez avait toujours désiré, faute d’une dot, donner à sa fille une bonne et complète instruction, afin de lui aplanir les difficultés de l’existence.

M. Fernez, au contraire, en artisan mal greffé de bourgeoisisme, ne se souvenant plus des sacrifices que son père, un brave ouvrier, s’était imposés pour essayer de faire de lui un homme — malheureusement il avait complètement échoué, — ne poursuivait qu’un but : abaisser le plus possible l’enfant pour se venger de la supériorité de sa mère, celle à qui il devait toute sa situation, dont il n’avait jamais su, il est vrai, profiter.

Révoqué de partout, criblé de dettes, il ne se cramponnait plus que d’une main défaillante aux aspérités qui lui cachaient encore l’abîme où il allait s’effondrer, entraînant à sa suite sa femme et sa fille.

Réduit aux plus durs expédients, il ne pouvait plus empêcher la misère de venir, avec son hideux cortège, s’asseoir à son foyer.

Aussi, lorsqu’Andrée se retrouva en présence de son père, elle l’enveloppa d’un long regard de mépris. Encore une fois la lâcheté de cet homme, son protecteur naturel, venait de faire échec à son avenir.

Andrée se mit à lire, à étudier sans maîtres, espérant acquérir quand même quelques connaissances utiles.

M. Fernez parlait continuellement de faire travailler sa femme et sa fille.

Ni l’une ni l’autre ne connaissaient un métier ; en cette circonstance, le travail lucratif devenait difficile.

M. Fernez leur imposa la connaissance d’une femme de bas étage, ancienne courtisane sur le retour, sous le prétexte qu’elle était lingère.

Madame Fernez souffrait en silence du contact de cette misérable.

Andrée ne tarda pas d’éprouver à sa vue une répulsion qu’elle ne pouvait vaincre.

Ce sentiment lui fut un jour expliqué.

Cette femme était la maîtresse de M. Fernez.

— Mère, dit une fois Andrée à madame Fernez, lorsque je serai mariée, j’éviterai d’admettre dans ma maison des femmes de mœurs légères.

Madame Fernez garda prudemment le silence, mais elle comprit, en gémissant, l’allusion que venait de faire sa fille.

Le père ne craignait pas de souiller l’imagination de sa fille par le spectacle de ses turpitudes.

Le misérable !

Les semaines s’écoulaient lentement pour les deux pauvres femmes.

Elles n’osaient regarder la route à parcourir, elles la devinaient semée d’épines et de ronces.

M. Fernez recevait souvent un parent éloigné, ancien officier de cavalerie, déjà marié et père de famille.

Ce goujat eut la pensée de séduire Andrée.

Une après-midi, qu’il la trouva seule, il essaya brutalement de la violenter.

Andrée, quoique surprise par cette attaque imprévue, put se soustraire à ses ignobles baisers.

— Partez, lui dit-elle, ou j’appelle.

Il ne résista pas, il eut peur du scandale.

Le lendemain, Andrée vint trouver son père.

— Tu auras, commença-t-elle, la complaisance de prier M. Dubois de ne plus venir ici.

— Pourquoi veux-tu que je mette ce garçon à la porte ? demanda-t-il.

— Parce qu’il m’a manqué de respect.

— Tu as dû te tromper. Dubois est un homme sérieux ; il est marié.

— Crois-tu donc que le mariage suffise pour rendre un homme honnête ?

Le coup était bien porté, aussi atteignit-il son but.

M. Fernez baissa les yeux.

— J’ai voulu dire que je crois Dubois trop délicat pour mal agir envers toi.

— Ne discutons pas tes convictions ; seulement, je désire que tu écrives immédiatement à ton cousin qu’il doit comprendre que ses visites ne peuvent plus continuer.

— S’il me demande des explications ?

— Tu lui répondras la vérité.

— Pour qu’il se fâche, qu’il me provoque. Non, décidément je n’écrirai pas.

Andrée se leva ; elle toisa son père avec une expression de tel dégoût, qu’il rougit légèrement.

— Je crois, ajouta-t-elle, que tu oublies ton rôle d’homme.

— Allons ! des mots, maintenant. Tu lis trop de romans.

— Tais-toi !

— Je crois, qu’à ton tour, tu oublies le respect que tu me dois.

Elle se redressa plus hautaine.

— Alors, tu préférerais me laisser devenir la proie d’un être abject, que de te placer en face d’un lâche pour me défendre ? Ah ! tu es complet !

Sans vouloir entendre les mots orduriers que lui criait M. Fernez, Andrée se retira dans sa chambre.

À quelques jours de là, elle sortit pour faire quelques emplettes.

Lorsqu’elle revint, elle se crut seule dans l’appartement.

À peine venait-elle de s’asseoir, qu’on sonna.

Andrée alla ouvrir.

Elle recula, muette de terreur.

Dubois était là, saluant de son mauvais sourire.

Interdite, effrayée à la vue de cet homme, elle le laissa pénétrer jusqu’à la salle à manger.

— Vous ! finit-elle par dire avec dégoût.

— Ne vous fâchez pas, ma cousine ; depuis ma dernière visite, je suis désolé de vous avoir peinée.

Il prit une chaise.

Andrée resta debout.

— Quoi, vous refusez de m’entendre ?

— Je n’ai que faire de vos excuses. Je vous prie de vous retirer.

— Peste ! cousine, vous n’êtes pas aimable.

— Ne riez pas ; si dans cinq minutes vous n’êtes pas parti, je me verrai obligée de vous laisser seul ici.

— C’est donc un bien grand crime de vous trouver belle, de vous le dire.

— Ne continuez pas, votre langage m’écœure, Dubois se leva.

Andrée poussa un soupir de soulagement.

Il parut se diriger vers la porte.

Par un mouvement brusque, il atteignit Andrée et la prit entre ses bras.

La jeune fille parvint à se débarrasser de cette première étreinte.

Elle bondit en arrière.

Maintenant il ricanait en voyant sa fureur.

Il se croyait maître de la situation.

Il lui coupait, pour le moment, toute retraite.

De nouveau il prit son élan.

Alors commença entre ces deux êtres une lutte terrible.

Ils renversaient les meubles, meurtrissant leurs mains, déchirant leurs vêtements.

Andrée, les cheveux en désordre, les yeux injectés de sang, la bouche pleine d’écume, se défendait avec une sombre et terrible énergie. Dubois, la face congestionnée, le regard d’un fou, essayait de saisir sa proie sans songer que le bruit pouvait attirer des voisins.

Ce n’était plus qu’une brute.

Andrée, malgré son courage, sentait faiblir ses forces, déjà elle sentait sur son cou la brûlure du souffle haletant de ce monstre.

Elle regarda tout autour de la chambre avec désespoir.

Allait-elle succomber ?

Près de la cheminée, accroché au mur, elle aperçut un revolver.

Elle se jeta violemment en avant et parvint à décrocher l’arme.

Elle s’accula au mur.

— Si vous faites un pas, dit-elle résolument, je vous tue.

D’une main ferme elle arma le revolver, et plaça son doigt sur la gâchette.

Cela tournait au drame.

Dubois eut peur.

Il recula jusqu’à la porte, et disparut prestement.

Cette scène avait épuisé Andrée.

Pour se reposer et réparer le désordre de sa toilette, elle pénétra dans la chambre de ses parents.

Là, au milieu de la pièce, elle vit son père

— Vous ! eut-elle à peine la force d’articuler.

M. Fernez, pâle, les traits décomposés, claquait des dents.

— Vous avez assisté, spectateur impassible, à la lutte que je viens de soutenir ? demanda-t-elle.

— Oui, bégaya-t-il.

— Et vous n’êtes pas venu à mon secours ?

— Il est plus jeune et plus fort que moi. Du reste, tu as su te défendre, je te félicite.

— Ne joignez pas l’ironie à l’infamie.

— Prends garde, je suis ton père.

— Ne me le rappelez pas, je préférerais pouvoir l’oublier.

Il leva la main, prêt à frapper.

Andrée ne chercha pas à éviter les coups ; froidement elle se croisa les bras et regarda fièrement M. Fernez.

Il laissa lentement retomber sa main, sans oser effleurer la joue d’Andrée ; puis, la tête basse, il quitta cette chambre, où son autorité paternelle, étayée seulement sur la vulgarité de la loi, venait de sombrer toute entière, devant son indignité de chef de famille.

À partir de ce moment, la vie devint impossible entre ces trois êtres, liés par des liens si étroits, et qu’une profonde antipathie éloignait les uns des autres.

Madame Fernez pliait sous le lourd fardeau des peines du passé et des nouvelles humiliations que lui infligeait son mari.

Andrée relevait trop la tête, elle entreprenait audacieusement une lutte où elle devait être brisée !

Fernez n’avait-il pas le droit de commander, et d’imposer la présence de sa maîtresse aux deux pauvres femmes outragées ?

À quoi se résoudre ?

Un matin, la mère et la fille partirent pour toute la journée. Lorsqu’elles revinrent vers le soir, elles remarquèrent que les boutiquiers du voisinage chuchotaient sur leur passage.

Elles ne s’en préoccupèrent pas ; pourtant elles comprirent qu’ils parlaient d’elles.

Déjà, elles mettaient le pied sur la première marche de l’escalier, lorsque la concierge, une vieille mégère barbue, sortit de sa loge et les arrêta, en leur criant, de ce ton aimable que les chevaliers du cordon savent employer vis-à-vis des locataires qu’ils veulent humilier, pour se venger des pièces de cent sous qu’on aurait dû leur octroyer :

— Où allez-vous donc ?

Madame Fernez regarda la portière d’un air ahuri.

Andrée, plus prompte à la riposte, intervint aussitôt.

— On croirait vraiment, mère Rigollet, que vous avec bu un verre de trop, puisque vous ne reconnaissez plus vos locataires.

— Je ne bois jamais, et apprenez, mademoiselle, que vous n’êtes plus mes locataires.

— Nous ne sommes plus vos locataires ? Devenez-vous folle ?

— J’ai toute ma raison.

— En êtes-vous certaine ?

La mère Rigollet toucha de son doigt, noir de tabac, son chef quelque peu branlant.

Rassurée de ce côté, elle reprit de sa voix aigre :

— M. Fernez a déménagé tout son butin.

— Vous avez laissé commettre ce vol sans m’avertir ? dit madame Fernez.

— M. Fernez est bien le maître d’agir à sa guise.

— Le misérable !

— Le cher homme a payé rubis sur l’ongle tout ce qu’il devait au propriétaire ; vos chicanes de ménage ne nous regardent pas.

Madame Fernez dut s’appuyer à la rampe pour ne pas tomber.

Un flot de sang monta violemment au visage d’Andrée ; une colère sourde, implacable, grondait en elle.

— Il a laissé vos nippes ; je les ai déposées dans la boutique, il va falloir les faire enlever dès demain.

Elle avait dit.

D’un pas mesuré, ce vieux bipède à face de fouine rentra dans son taudis, sans ajouter un mot de compassion pour les malheureuses qui paraissaient prêtes à défaillir.

Au contraire, elle riait entre ses dents et jubilait.

Elle venait d’humilier des femmes portant chapeaux, dont elle avait deviné toutes les souffrances. Ne les voyait-elle pas cacher, sous les dernières bribes d’un ancien luxe, leur impitoyable misère ?

Andrée, demeurée plus calme, entraîna sa mère.

Sur le trottoir, des femmes prévenues par la mère Rigollet, se groupèrent pour voir passer la dame du second.

Son homme venait de tout emporter pour aller vivre avec sa maîtresse, là, dans la rue voisine, à deux pas de son domicile conjugal !

Elles n’étaient pas toutes méchantes, ces femmes ; pourtant, elles ne plaignaient pas les deux infortunées.

Pensez donc, madame Fernez ne parlait à personne, refusait toujours d’écouter les cancans de la fruitière ou les racontars de l’épicière. Si cela ne faisait pas pitié de se montrer si fière, une femme sans le sou.

Andrée, soutenant sa mère, traversa la haie malveillante des curieux.

Elle entendit quelques quolibets.

Les mots importaient peu, les faits suffisaient grandement pour troubler la chère enfant.

Elles partirent le ventre creux, la poche vide, sans gîte pour reposer leurs corps fatigués.

Les asiles de nuit n’existaient pas encore.

Le suicide devait leur apparaître comme une suprême ressource.

Elles ne se tuèrent pas.

Une amie, la plus pauvre de celles qu’elles connaissaient, leur donna un abri et un morceau de pain.

Quelle existence allait être la leur ?

Quel combat à soutenir !

Heureusement que l’avenir est toujours voilé par l’espérance.

Peu à peu, selon leurs forces, elles surent vaincre les difficultés entassées sur leur route.

Mais au prix de quels sacrifices !


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
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IV


Eugène Badère était un ingénieur civil.

Il venait d’atteindre sa vingt-huitième année.

Malgré son superbe diplôme sur parchemin, Eugène ne s’en trouvait pas moins en lutte ouverte avec la misère, cette indiscrète péronnelle qui sait pénétrer si adroitement dans tous les logis.

L’École centrale fait, chaque année, un certain nombre d’ingénieurs, sans s’inquiéter des moyens qu’ils emploieront pour vivre une fois sortis de l’école.

Ces jeunes gens, d’excellents ingénieurs, nous aimons à le croire, sont obligés de chercher, leur diplôme en main, une situation quelconque, et cela au milieu d’une concurrence toujours de plus en plus croissante.

Quelques-uns sont aidés par leur famille.

Des circonstances exceptionnelles avaient placé Eugène seul, en face des difficultés de l’existence.

Il appartenait à une famille protestante.

Son père, un grand vieillard sec, froid, pudibond, avait toujours au fond de ses poches une énorme bible, qu’il lisait sans cesse, comme un prêtre son bréviaire ; aussi, citait-il souvent les textes du livre saint.

Madame Badère, une fille mariée sur le tard et fière d’avoir conservé longtemps une virginité que personne ne convoitait, ne riait jamais, n’allait dans aucune partie de plaisir et n’éprouvait d’autre bonheur que celui de réciter les psaumes de l’Ancien Testament.

Eugène, étant enfant, avait écouté sans protester la lecture des versets ; puis il avait fini par trouver cette lecture quotidienne quelque peu indigeste.

Souvent le soir, à l’heure solennelle où son père, d’un geste imposant, ouvrait la vieille bible qui datait de plus d’un siècle, Eugène, avouons-le à sa honte, s’endormait profondément.

Ses parents, édifiés, crurent à du recueillement.

Une fois, il laissa entendre un ronflement sonore, qui ne pouvait laisser aucun doute sur sa coupable indifférence.

M. Badère se leva indigné.

Madame Badère implora du geste, de la voix et du regard la clémence du ciel.

Eugène reçut une maîtresse paire de gifles.

Le malheureux, réveillé en sursaut, au milieu peut-être d’un songe heureux, se sauva en frottant ses joues endolories et en pleurant comme un veau.

À partir de ce moment, on le surveilla.

Obligé d’écouter chaque soir, malgré lui, un chapitre de versets, il devint promptement un anti-religieux.

Première cause de l’inimitié que ses parents lui témoignèrent.

À quinze ans, on le plaça dans un collège.

Inutile de vous nommer l’établissement.

Là, Eugène eut le malheur, n’étant pas un érudit en grammaire, de se tromper de genre, et de prendre pour le féminin, chez un de ses condisciples, ce qu’on regarde généralement comme devant appartenir au masculin.

Le complice d’Eugène, — c’était le fils du directeur, — ne se plaignit pas.

Une après-midi, pendant la récréation, ils causaient avec feu au fond du jardin, lorsqu’une grande ombre noire surgit devant eux.

Un professeur curieux, ils le sont tous, de connaître le motif de cette conversation si animée, était là, les regardant sévèrement.

La position des deux partenaires disait clairement la façon dont ils étudiaient ensemble les variations sur le genre grammatical.

Eugène fut rendu à sa famille, de nouveau scandalisée.

Ce garçonnet recommençait de Sodome les erreurs.

Le père Badère administra une solide correction à son rejeton.

On parla même de l’enfermer à la petite Roquette ou à Mettray.

Enfin, il put finir ses études sans éprouver la dure sévérité de ses parents.

Aucun événement grave ne se produisit jusqu’à son entrée à l’Ecole centrale.

Eugène était devenu presqu’un homme.

Il voulut le prouver.

Une nuit, il découcha !

Le lendemain, Badère le père, digne comme un président de correctionnelle non encore endormi, flanqua son fils à la porte.

À cette manière de procéder, il joignit la promesse d’une pension de douze cents francs par an, et un sermon en plusieurs points sur les abominations du péché.

L’une était fort utile ; nous pensons qu’Eugène n’entendit pas l’autre.

Il acheva ses études.

À peine recevait-il son titre d’ingénieur, que la poste lui apportait l’avis que la pension paternelle était supprimée.

— Diable ! pensa notre savant tout frais émoulu, comment vivre d’ici que je trouve une position sociale ?

Ajoutons qu’Eugène jouissait d’un robuste appétit, et que la perspective des jours de jeûne forcé ne le charmait nullement.

Dans le fait, le sort ne se montra guère clément pour lui.

Il chercha un place.

Partout, avant de l’accepter, on lui demandait des recommandations ou des références.

Renié par sa famille, repoussé par les amis de celle-ci, il se heurtait à tous les préjugés qui atteignent les révoltés d’une autorité quelconque.

Il connut la misère noire !

Celle des jours sans pain et sans feu ! celle des redingotes crasseuses et effilochées, des chapeaux en accordéon, des bottes éculées.

Plusieurs fois la nuit, lorsqu’il rentrait, la faim, le froid au corps, de sa canne il décrochait les écriteaux à louer pour se faire une flambée avant de se coucher.

Pendant longtemps, il s’acharna après le tableau-enseigne d’une sage-femme.

Quel bon feu il aurait fait avec ce panneau !

Il en tressaillait d’aise et d’espérance.

Trop fortement scellé dans le mur, il ne parvint qu’à ébranler l’objet de son ardente convoitise.

Lorsqu’il possédait quelques aliments, pour les faire cuire, il en était souvent réduit, faute de charbon, à se servir de papier.

Ses amis, d’anciens camarades compatissants, obligés de lui prêter de temps en temps une pièce de cent sous qu’il ne devait jamais rendre, l’avaient surnommé Fleur-de-Dèche !

Cette habitude d’avoir recours à la bourse d’autrui émoussait petit à petit sa délicatesse.

D’un tempérament ardent, il ne dédaignait pas de ramasser les reliefs que des filles de bonne volonté lui abandonnaient au matin, après une nuitée bien payée.

Poussé par la faim, il acceptait les besognes les plus diverses.

Il fut garçon de laboratoire chez un chimiste, chauffeur au chemin de fer de l’Ouest, et mécanicien d’un bateau-omnibus.

D’autres fois, il rédigeait des véreux pour des brasseurs d’affaires.

Aussi était-il fort connu dans tous les cabinets, ou agences borgnes, de la capitale.

Que de projets insensés lui passèrent par les mains !

Que de millions il aligna… sur le papier.

À force de se frotter au contact de tous ces fous ou de ces escrocs, il finissait par perdre le sens réel de la vie.

De bonne foi, il croyait à la réussite de ces affaires, ou de ces inventions, dont les résultats se chiffraient par millions, et qui conduisaient leurs auteurs soit à l’hôpital, soit au bagne.

Pour manger, il aurait escroqué sans scrupule l’argent des gogos.

Un jour, il vint chez un ex-avoué — la prison n’avait pu le prendre — pour lui parler d’une entreprise superbe.

Il fallait un capital de cinq cent mille francs. Les bénéfices s’étalaient pompeusement sur des feuilles éparses qu’Eugène compulsait, tout en prenant du tabac adroitement dans la blague de l’ex-avoué.

C’était son unique ressource pour fumer.

L’agent d’affaires, déjà très rêveur, ne repoussa pas un plan industriel qui pouvait lui permettre d’attraper quelques imbéciles.

Il promit à Eugène de chercher des capitalistes.

La commission, comme vous devez le penser, serait fort belle.

L’ex-avoué se leva.

Eugène l’imita, mais sans se diriger vers la porte.

— Monsieur, commença-t-il, tout en tournant son chapeau, à moitié défoncé, entre ses doigts, ne pourriez-vous pas me prêter cinq francs ? J’ai oublié mon porte-monnaie, ajouta-t-il en rougissant.

Son interlocuteur était habitué à de telles demandes ; vivement, en souriant gracieusement, il répondit :

— Désolé, mon cher ami, de ne pouvoir vous rendre ce léger service ; mais j’attends une rentrée de fonds.

— Je me contenterais de trois francs.

— Je suis à sec, complètement à sec.

— Pour retourner chez moi, cinquante centimes me suffiront.

L’agent frappa sur ses goussets, ils ne rendirent aucun son métallique.

— Ne me refusez pas deux sous, supplia Eugène.

Cette fois l’homme fouilla sa poche, et ramena le modeste décime qu’Eugène prit courageusement.

Il s’en alla, fièrement drapé dans ses habits de loqueteux, avec sa face de famélique, chez le boulanger voisin, où il acheta un morceau de pain, qu’il dévora avidement.

Voilà comment il vécut pendant sept ans !

Au moment, où nous pénétrons chez Eugène Badère, il habite une mansarde dénudée, au sommet d’une vieille maison de la rue Charlot.

Depuis quelque temps il a pu trouver des travaux plus lucratifs et mieux en rapport avec son intelligence.

C’était le printemps.

La table sur laquelle il écrivait était placée au bas d’un châssis qui ouvrait sur les toits.

Par cette étroite ouverture, il apercevait un coin du ciel bleu, et aspirait voluptueusement l’air pur qui entrait librement dans sa pauvre chambrette.

Avait-il souffert seul, au fond de ce triste réduit ! !

Il espérait en l’avenir.

Sa mère avait vaguement promis de solliciter son pardon, près du père Badère.

Maintenant il mangeait presque chaque jour.

Le passé, avec ses humiliations, ses heures de désespérance, semblait être bien mort.

Il pouvait, pensait-il, dépouiller le vieil homme.

Est-il possible de patauger pendant si longtemps dans la boue, sans en garder, sur soi, des taches ineffaçables ?

Eugène le croyait !

Tout à coup, par la tabatière ouverte, entra un éclat de voix frais et argentin.

Une femme, une femme jeune, pouvait seule rire ainsi.

Attiré par ce bruit, plein de charme, il passa la tête à travers la fenêtre. D’abord il ne vit que les toits en pente.

Il se pencha davantage, et finit par apercevoir en face de lui, de l’autre côté de la cour puante, assise près d’une croisée d’un étage inférieur au sien, une jeune fille, qui, tout en continuant de travailler, riait encore aux éclats.

Eugène souriait malgré lui ; cette gaîté si franche jetait une clarté dans sa vie si sombre.

Sa voisine causait avec quelqu’un.

Ce personnage invisible l’inquiétait.

Cela pouvait être un amant !

Cette supposition le troubla étrangement.

Pourquoi ce trouble ?

Cette femme, qu’il ne connaissait pas l’instant d’auparavant, ne devait pas l’intéresser, et sa conduite ne le regardait pas.

Elle avait l’âge d’aimer !

Il resta longtemps à son poste d’observation.

Tout à coup, il poussa un soupir de soulagement.

Une femme âgée, sa mère sans doute, se rapprocha de la jeune fille.

Une fois rassuré, il pensa qu’il ne pouvait rester perché en l’air, le cou tendu, les yeux braqués sur une jeune fille dont il ne voyait que la nuque, surtout que son estomac criait la faim.

Avant de s’éloigner de chez lui, il voulut savoir quelle était sa voisine.

Sa concierge, une brave femme, car elle n’avait pas encore vu la couleur de son argent, voulut bien le renseigner vaguement.

— Vous paraissez tout guilleret ! dit-elle à son locataire, en voyant un large sourire s’épanouir sur ses lèvres charnues.

— Le rire, madame Petiot, répondit-il, est communicatif.

— Qui donc vous a communiqué celui que vous possédez en ce moment ?

— Mon aimable voisine.

— Votre voisine ! Autour de vous, les chambres ne sont louées qu’à des hommes.

— En face de moi, au cinquième.

— Ah ! je comprends. Vous voulez parler de mademoiselle Andrée.

— Une brune ?

— Oui, elle demeure avec sa mère.

— Il y a longtemps qu’elle habite la maison ?

— Cinq ans ; mais je ne sais rien sur leur compte. Elles ne sont pas causeuses ; impossible de les faire jaboter sur le passé. D’où viennent-elles ? Je l’ignore.

— Elles sont riches ?

— Pauvres comme Job, et travaillent pour manger.

Eugène salua madame Petiot et partit muni de ces simples et sommaires renseignements.

Il chantonnait tout en marchant.

Mademoiselle Andrée devait être honnête, puisque madame Petiot, un peu bavarde comme toutes les portières, n’avait rien dit sur son compte.

Il s’arrêta au milieu du trottoir.

— Décidément, pensa-t-il, je deviens fou ! Que m’importe l’honnêteté de mademoiselle Andrée ? Elle est pauvre, je n’ai que des dettes, voilà vraiment des éléments de bonheur pour se mettre en ménage !

Il reprit sa marche en se moquant de lui. Il voulut chasser l’image d’Andrée, et toujours la nuque où folâtraient des cheveux bouclés lui revenait à l’esprit.

Le soir, en se couchant, il se rit à son propre nez.

Voilà du nouveau, monologua-t-il, je suis amoureux d’un cou blanc et de quelques cheveux bruns ; peut-être les traits de ma voisine sont-ils laids, peut-être ont-ils une expression déplaisante !

Il rêva qu’il épousait Andrée.

Il est vrai que dans le songe, — ils sont tous mensonges, — elle était une riche et belle héritière.


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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V


Cinq années se sont écoulées depuis le jour où madame Fernez et Andrée se sont vues seules dans la rue, n’ayant pour abri que celui offert par l’amitié, et ne sachant où prendre le pain quotidien.

Ni l’une ni l’autre ne connaissait un métier.

Madame Fernez avait toujours vécu chez elle, en dehors de la vue des luttes de l’existence. Andrée possédait une éducation inachevée et des goûts artistiques qui devaient l’éloigner de l’atelier, pour lequel elle ne semblait pas destinée.

Elles allaient donc renforcer le bataillon des déclassées de deux recrues nouvelles.

Lorsqu’elles partirent, chassées par leur protecteur naturel, par celui que la loi leur ordonnait de respecter, on aurait pu les croire des proies vouées d’avance au suicide ou aux hasards de la prostitution.

La Seine !

Le bureau des mœurs !

Telles étaient les uniques voies ouvertes devant elles.

Les femmes ne choisirent ni l’une ni l’autre de ces deux routes.

La mort ne les prit pas.

En faut-il conclure qu’elles vécurent ?

Non !

On ne peut appeler vivre de manger à peine le nécessaire, et cela grâce à un labeur quotidien assidu, mal rétribué, où ne peut s’exercer aucune adresse.

Lorsqu’on n’a appris aucun état, on est obligé d’accepter les ouvrages faciles, changeant à chaque saison, à chaque mode nouvelle. Remis par des entrepreneuses aux ouvrières, ces travaux sont payés d’une façon dérisoire, et certaines femmes, de celles dont les ressources sont multiples, ne craignent pas de faire encore baisser les prix, préférant travailler presque pour rien que de contrarier un amant par trop jaloux.

Pauvres femmes, quelle lutte elles avaient à soutenir !

Et Fernez ne s’occupait jamais de ses victimes.

Les remords ne pouvaient pénétrer en cette âme, pétrie de je ne sais quel limon.

Andrée voyait s’envoler à tire d’ailes ses belles années de jeunesse et d’illusion.

Elle ne prenait jamais aucun plaisir.

Elle ne pouvait satisfaire la moindre velléité de coquetterie.

Elle appréhendait les premiers jours de printemps, dont les rayons lumineux venaient mettre des clartés sur ses vêtements usés et fripés.

L’approche de l’hiver l’effrayait. Ne fallait-il pas songer à se préserver du froid ?

Malgré tant de misère, les jours passaient, emportant avec eux, dans leur course vertigineuse, le souvenir des larmes versées, effacées par de nouvelles douleurs !

Parfois, on n’osait compter sur le lendemain.

De loin en loin, on faisait des rêves d’avenir.

Jamais la misère ne tuera complètement l’illusion et l’espérance.

À mesure qu’Andrée voyait grandir ses souffrances, elle sentait augmenter la haine que lui inspirait son père ; elle éprouvait même une sorte de répulsion pour tous les hommes en général.

Pourtant elle avait oublié depuis longtemps les aventures presque galantes du couvent.

Si son imagination vagabondait dans le passé tandis qu’elle tirait avec agilité son aiguille, elle riait franchement de ses transports amoureux d’autrefois.

Andrée ne croyait même pas que ces sentiments, un peu étranges, se continuaient entre femmes du monde.

Quelqu’un lui aurait parlé de ses liaisons hors nature, qu’elle aurait douté de leur réalité ou stigmatisé les coupables.

Elle était alors essentiellement femme, et ressentait toutes les aspirations d’un cœur féminin qui appelle l’amour.

Tous les hommes pouvaient être mauvais, excepté celui qu’elle aimerait.

Un autre sentiment la dominait encore plus impérieusement.

Elle voulait être mère !

En sa naïveté charmante, la pauvre enfant ne connaissait aucun des préjugés du monde.

Elle se savait très malheureuse, elle ne se croyait pas coupable ; jamais, en son esprit de justice, elle ne pouvait admettre que des fautes commises par son père lui fussent un jour imputées comme une lèpre honteuse.

Elle ne se rangeait nullement parmi les parias.

Malgré les privations que le sort lui imposait, Andrée était devenue une grande et svelte jeune fille.

Peut-être ne pouvait-on dire qu’elle fût jolie, dans l’acception complète du mot, mais ses traits réguliers, quoiqu’accentués, donnaient à sa physionomie un ensemble agréable.

Son regard franc, intelligent, lui attirait les sympathies de tous. Son énergique volonté la faisait estimer.

Sa tournure, un peu cavalière, étonnait et charmait tout à la fois.

Pour un observateur attentif, le geste était parfois trop masculin.

Malgré cela, Andrée devait plaire.

Elle avait toujours annoncé une intelligence au-dessus de la moyenne ; aussi entreprit-elle de s’instruire sans maître, par la lecture de bons auteurs.

Quoique se heurtant à toutes les difficultés de l’existence, mademoiselle Fernez n’en avait pas moins conservé toute la folle gaîté de ses vingt ans.

Eugène Badère l’entendit souvent rire ; il put contempler sa figure expansive, sans parvenir à lui faire lever la tête.

Il toussait, il remuait, il parlait aux oiseaux, tout cela en pure perte.

Andrée ignorait Eugène.

Ce manège dura quinze jours.

Puis le hasard, ce dieu des incrédules, se chargea de rapprocher ces deux êtres, enfants privilégiés de la misère.

Huit heures sonnaient à Sainte-Élisabeth.

La rue Notre-Dame-de-Nazareth était sombre et presque déserte.

La chaleur, pendant tout le jour, avait été lourde et accablante.

Maintenant la pluie tombait en larges gouttes, mouillant à peine la poussière des pavés.

Au loin l’orage grondait sourdement, de grands éclairs bleus zébraient le ciel en tous sens.

Un vent brûlant soufflait et chassait les nuages qui couraient rapidement dans la nue.

Sur le trottoir, Andrée Fernez hâtait le pas.

Sortie sans parapluie, elle craignait d’être surprise par une forte averse.

L’orage l’effrayait.

Puis un homme, aux allures louches, une sorte de souteneur en redingote, la suivait depuis longtemps en lui débitant des propos obscènes.

Personne autour d’elle pour la défendre contre l’audace insolente de ce passant. Elle marchait encore plus vite pour le fuir et pour gagner sa demeure, où sa mère devait l’attendre avec impatience.

Arrivée au coin de la rue Turbigo, Andrée voulait traverser avec l’espoir de faire perdre sa trace à cet importun, des voitures encombraient la chaussée, en même temps la pluie se mit à tomber à torrents, grossissant en un clin d’œil les ruisseaux.

Tout le monde se sauvait, cherchant un refuge sous les portes cochères.

Andrée dut renoncer à traverser, elle ne pouvait continuer à avancer, déjà son manteau ruisselait d’eau.

Le ciel était en feu, les coups se succédaient sans interruption, se répercutant en l’air.

Andrée se réfugia dans la première maison venue.

Elle pénétra difficilement, tellement la foule était compacte.

Machinalement son regard s’arrêta sur un jeune homme, elle fut toute surprise de le voir faire un geste comme s’il la reconnaissait.

— Il se trompe, pensa-t-elle.

Sans plus s’occuper de cet inconnu, elle s’enfonça tout au fond du couloir.

L’homme la rejoignit.

À voix basse, il continuait ses ignobles propositions.

Andrée sentait la colère lui monter au cerveau.

Comment se débarrasser de ce malappris ?

Jadis, nos mères, d’un mot, d’un regard, imposaient silence aux chercheurs d’aventures fourvoyés ; de nos jours, lorsqu’une honnête femme est poursuivie par un polisson, si elle veut se défendre, c’est l’homme qui l’insulte audacieusement, et elle n’a qu’à se dérober pour éviter les quolibets de la foule imbécile.

On prétend que nous sommes le peuple le plus galant !

Quelle réputation surfaite !

Andrée tenait à la main un lourd paquet d’ouvrage ; plusieurs fois, elle eut la pensée d’en frapper cet individu.

Il devenait de plus en plus entreprenant.

Elle avait beau détourner brutalement la tête pour lui marquer son dégoût, il ne se décourageait pas.

Aucun homme présent ne songeait à prendre la défense de cette jeune fille, en butte aux provocations d’un aventurier ; au contraire, chacun observait et paraissait s’amuser de l’aventure.

L’orage continuait à faire rage.

Au risque d’être trempée par la pluie, Andrée allait reprendre sa marche, plutôt que de continuer d’entendre des propos orduriers, lorsque le jeune homme qu’elle avait remarqué à son arrivée s’avança vivement.

Il la salua poliment.

— Mademoiselle, dit-il, voulez-vous prendre mon bras ?

Mademoiselle Fernez regarda ; elle hésitait, on le voyait, à accepter ce service inattendu.

Ne pouvait-il pas cacher un nouveau piège ?

— Ne craignez rien, ajouta-t-il ; mon unique intention est de vous soustraire aux sollicitations malpropres de ce goujat.

Le galantin essaya de relever le gant.

— Goujat vous-même ! répliqua-t-il d’une voix éraillée par l’abus de l’alcool.

Tout en parlant, il s’efforçait de gagner au large ; avant de s’éloigner, il lança sa dernière ruade :

— Elle faisait des manières parce qu’elle ne me trouvait pas assez rupin.

D’un geste canaille, il leva les épaules, et, caressant ses cheveux luisants de pommade, il ajouta :

— Va donc, sale…

Il n’acheva pas.

On ne pensait plus à s’amuser, un homme venait de révéler qu’il pouvait avoir du cœur, nul ne voulait rester en arrière, et vingt bras poussèrent brutalement le vilain monsieur jusque sur le trottoir, où il alla s’abattre au milieu d’une immense flaque d’eau.

On éclata de rire.

L’ignoble personnage s’éloigna prudemment.

Maintenant, la pluie tombait avec moins de force.

Andrée, après avoir remercié son protecteur, allait définitivement partir, lorsque celui-ci l’arrêta encore.

— Permettez-moi, mademoiselle, demanda-t-il avec insistance, de vous accompagner jusque chez vous ?

— Je vous remercie, répondit-elle ; j’habite tout près d’ici.

Il ouvrit la bouche pour dire :

— Je le sais.

Il se retint, pensant qu’il était préférable de se taire.

Il devint si pressant qu’Andrée se laissa accompagner.

Arrivée à sa porte, elle le remercia gracieusement.

Ils se saluèrent.

Mademoiselle Fernez ne remarqua pas qu’il entrait également dans la maison.

Elle raconta l’événement à sa mère.

Nous n’affirmerons pas que cette rencontre ne laissa pas une vague empreinte dans l’esprit d’Andrée.

Son existence était trop monotone pour que le moindre cas imprévu ne vînt pas troubler cette monotonie.

De nombreux romans ont pour point de départ une aventure semblable.

Dans la vie réelle, quelques mariages n’ont eu pour cause que le hasard d’un premier service rendu.

Quelques jours après, Andrée rencontra Eugène Badère sous la porte cochère.

Il la salua respectueusement.

Par la concierge, elle apprit que son défenseur habitait la maison.

Cela amena un certain émoi en son cœur de vierge.

Le roman allait-il prendre tournure ?

Elle l’espéra sincèrement.

Le mariage lui apparaissait comme l’unique refuge contre les difficultés, les tentations qu’elle prévoyait trouver sur son chemin.


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
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VI


Eugène s’était colleté avec un manant, il avait prêté la moitié de son parapluie sans être plus avancé.

Il avait acquis le droit de saluer mademoiselle Fernez.

Rien de plus.

Il désirait davantage.

En attendant mieux, il passait le meilleur de son temps la tête hors de la lucarne de sa mansarde, à contempler Andrée.

La jeune fille ne se doutait pas qu’un voisin curieux et quelque peu amoureux l’observait si attentivement.

Pourtant, chose étrange, pendant que Badère la regardait, elle pensait à lui.

Son imagination chevauchait gaillardement dans l’avenir, en bâtissant une foule de beaux châteaux sis en Espagne.

Pourquoi, en effet, n’aurait-elle pas rêvé à l’avenir ?

Devait-elle se croire vouée éternellement à la souffrance ?

De son poste d’observation, Eugène ne pouvait deviner toutes les pensées qui se poussaient sous ce front blanc, ombragé de cheveux noirs qu’il admirait si platoniquement.

Une après-midi, comme de coutume, il était fort attentionné à suivre les moindres mouvements de sa voisine, lorsqu’on heurta fortement à sa porte.

Il n’entendit pas.

La clef était dans la serrure, le visiteur entra sans façon.

C’était un jeune homme, le fils d’un passementier du quartier, ancien camarade de promotion de Badère.

Surpris de ne voir personne dans la chambre, il regarda tout autour de lui et finit par apercevoir Eugène perché en l’air et se maintenant dans sa position par un effort pénible d’équilibre.

Il s’approcha de son ami sans que celui-ci l’entendit.

— Quel sujet intéressant peut ainsi captiver ton attention ? lui cria-t-il à l’oreille.

Eugène tressaillit.

— Tu m’as fait peur, dit-il, contrarié d’être surpris en son rôle d’amoureux transi.

Le nouveau venu, Henri Lafont, eut bien vite découvert la gracieuse silhouette d’Andrée.

— Peste, la jolie fille !

Il ajouta, sans baisser la voix :

— Je la connais, c’est mademoiselle Fernez.

Eugène rejeta vivement Henri au fond de la chambre.

— Tais-toi ! elle pourrait t’entendre.

— Qu’importe ?

— Je tiens essentiellement à ce qu’elle ignore ma présence si près d’elle.

— Quoi ! tu te contentes de soupirer en l’admirant ?

— Que puis-je faire !

— Réellement, vous n’avez pas encore échangé un signe, un coup d’œil rapide ?

— Elle ignore que j’habite cette chambre.

— Je ne te savais pas si naïf.

— Mademoiselle Fernez me paraît un peu hautaine.

— Dans la crainte de la contrarier, tu files le parfait amour, et en silence encore ! Comme elle se moquerait de toi, si elle parvenait à découvrir ta manière de conduire les aventures amoureuses !

— Tu prononces là, mon cher, des mots gros d’importance. Cette jeune fille me plaît ; de cela à en conclure que je l’aime, c’est aller trop vite en besogne. Je suis trop pauvre pour songer, en ce moment du moins, à me marier.

— Quel puritain ! On peut aimer une belle fille, sans la conduire devant monsieur le maire.

— Tu parles en termes légers d’une femme qui a toute l’apparence honnête. Connais-tu quelque chose d’elle t’autorisant à t’exprimer ainsi ?

— Non.

— Où l’as-tu rencontrée ?

— Chez ma mère, pour laquelle mademoiselle Fernez travaille.

— Tu lui as fait la cour ?

— J’y ai pensé ; mais elle est trop virile pour moi.

— Est-elle honnête ?

— Je le crois ; seulement elle n’a pas le sou.

— Pauvreté n’est pas vice.

— La misère est mauvaise conseillère, surtout lorsqu’on a été bercé par de douces illusions.

— En effet, mademoiselle Fernez semble être née dans un tout autre milieu que celui où elle vit.

— Je sais peu de chose de son passé : M. Fernez a abandonné sa femme et son enfant. Pour éviter de mourir de faim, elles ont accepté de travailler ; seulement, il est certain qu’Andrée avait rêvé autre chose que de faire de la passementerie.

Henri Lafont se tut ; puis il ajouta :

— Andrée est une nature fine, aristocratique ; elle doit beaucoup souffrir des privations qu’elle est obligée de s’imposer.

— Jeune et jolie, les protecteurs ne manqueraient pas, si elle voulait, répondit Eugène.

— La vertu, mon cher, est parfois chose facile à pratiquer. Mademoiselle Fernez est mal vêtue, elle ne sort jamais, les gentilshommes, avides de cueillir les fleurs nouvelles, ne peuvent venir la chercher au fond du Marais.

— Que conclus-tu ?

— Qu’Andrée est destinée à devenir une des plus charmantes horizontales de Paris, parce qu’un jour, elle se lassera de sa misère ; mais avant, il faut qu’elle se meurtrisse légèrement aux réalités de la vie.

— Je ne te comprends pas.

— Eh, mon cher, il faut qu’elle ait un amant, et qu’elle sache que désormais le mariage lui est rigoureusement interdit.

Eugène devenait tout songeur, en écoutant le langage dissolvant de son ami.

— Sois certain, continuait Henri, qu’Andrée, avant de se vendre, se donnera généreusement à l’élu de son cœur.

— Pourquoi ne pas admettre que mademoiselle Fernez rencontrera en même temps la fortune et l’amour ?

— Parce qu’il est rare qu’une fille sage ne repousse pas avec dégoût celui qui lui offre de l’entretenir ; tandis qu’elle se laisse séduire, parce qu’elle ajoute foi aux promesses que son amant lui murmure, en la conduisant doucement dans les sentiers fleuris du péché.

— Peut-être un premier essai, douloureux et humiliant, rendra-t-il Andrée complètement sage.

— Ceci est une hypothèse admissible, mais à laquelle je ne crois pas. Le dépit, le besoin de se venger de cette humiliation, la jetteront sûrement dans la galanterie ; à moins, mon cher Eugène, que tu sois désigné par le sort pour conserver sa vertu en l’épousant, cette belle et malheureuse enfant.

— Oh ! le mariage, rien ne presse d’y penser pour le moment.

— Débauché, aurais-tu d’autres intentions ?

— Aucune d’arrêtée d’avance ; j’agirai selon les circonstances.

— Attention, il y a la maman.

— Avec des femmes seules, privées de tout protecteur, il n’y a pas grand chose à risquer.

— Tu deviens fort mauvais sujet ; tout à l’heure tu paraissais avoir des pensées plus sérieuses.

— Tes conseils portent leurs fruits ! Moi ou un autre, qu’importe, puisque mademoiselle Fernez est destinée au célibat agrémenté de nombreuses aventures galantes.

— Va de l’avant ; surtout tiens-moi au courant des péripéties du roman.

Les deux amis causèrent encore pendant quelques instants, puis ils se séparèrent.

Le lendemain, un dimanche, au moment où Eugène Badère entrait chez lui, il rencontra madame Fernez accompagnée de sa fille.

Andrée salua Eugène tout en rougissant.

Madame Fernez, en femme du monde, profita de la circonstance pour remercier l’ingénieur du service qu’il avait rendu à sa fille.

Eugène se montra tout confus de trouver tant de gratitude.

— Tout homme de cœur en aurait fait autant à ma place, murmura-t-il doucement, en s’inclinant sous l’avalanche de louanges dont madame Fernez se montrait si prodigue.

Ce jour-là, on demeura, de part et d’autre, prudemment sur la réserve.

La glace était rompue ; il ne s’agissait plus que de profiter de la moindre circonstance, pour s’introduire dans la place

Un matin, au pied de l’escalier, Badère trouva madame Fernez, qui, un seau en main, se préparait à gravir cinq étages.

Le jeune homme s’empara du récipient plein d’eau, malgré les protestations de madame Fernez, et le monta jusqu’à sa porte.

— Quel charmant garçon ! affirma madame Fernez.

Andrée, d’une opinion absolument semblable, opina du bonnet.

Quelques jours après, la concierge, en compagnie d’Eugène, s’entretenait d’un crime épouvantable qui venait d’être commis dans un quartier éloigné.

Madame Fernez revenait du marché, elle entendit quelques mots, elle s’arrêta pour demander des explications.

— Oh ! c’est horrible, s’empressa de dire la concierge : une femme qu’on a coupé en morceaux.

— Nous ne lisons aucun journal, avoua madame Fernez.

— Voulez-vous me permettre de vous en prêter un chaque jour ? proposa Badère.

L’offre n’était pas compromettante, elle fut acceptée avec empressement. Maintenant Eugène avait un prétexte pour se présenter chez madame Fernez.

D’abord, il donna le journal sans dépasser l’antichambre.

Tant de réserve ne pouvait durer.

Une première fois, debout, comme un homme pressé, il s’entretint avec ces dames d’un événement politique.

Le jour suivant, il resta plus longtemps, tout en refusant le siège qu’on lui avançait.

À la fin de la semaine, il s’asseyait et prolongeait ses visites pendant plus d’une heure.

Peu à peu, il s’implanta chez madame Fernez, captant sa confiance, lui inspirant une sympathie de plus en plus vive.

Graduellement il devint l’hôte habituel de cette maison que le malheur avait rendue presque solitaire.

On le prenait pour un ami, on lui confiait toutes les peines du passé.

À ce contact journalier, Andrée sentit grandir son amour ; elle ne s’en effraya pas.

Eugène serait son mari !

Badère aimait-il Andrée ?

Il éprouvait pour cette belle fille de vingt ans, aux formes nettement accentuées, dont on devinait toutes les ardeurs juvéniles, encore retenues par l’ignorance des sensations, un violent caprice, qui, une fois satisfait, devait lui permettre de se reprendre tout entier.

D’un œil calme, il assistait à l’éclosion de l’amour qu’il inspirait, attendant patiemment le moment où la proie lui tomberait vaincue entre les bras.

Il ne pressait pas l’instant de la chute.

Il était convaincu qu’Andrée ne lui échapperait pas. Mademoiselle Fernez, il l’avait compris, était une loyale et franche nature. Elle l’aimait !

Aucun autre homme n’était à craindre.


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
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VII


Madame Fernez venait de sortir.

Eugène guettait-il son départ ?

À peine fut-elle hors de la maison, qu’il vint frapper chez ses voisines.

Andrée ouvrit la porte.

Il apportait le journal.

Il entra dans la salle à manger.

Andrée reprit sa place près de la fenêtre, se disposant à continuer à travailler.

— Vous êtes seule, mademoiselle ? questionna Eugène de la meilleure fui du monde.

— Ma mère est allée faire une course pressée.

— Elle sera longtemps absente ?

— Une heure et demie.

Il fit mine de se lever pour se retirer.

— Vous partez ? demanda ingénument Andrée.

Que répondre à cette enfant ?

Ne valait il pas mieux profiter de l’occasion ?

Il s’approcha d’Andrée.

— Mademoiselle, commença-t-il d’une voix hésitante, depuis longtemps je désire avoir un entretien avec vous.

Il s’arrêta essoufflé comme un homme trop ému pour pouvoir continuer.

Andrée ne parvenait que grâce à des efforts inouïs à cacher sa joie.

Il allait parler, il allait avouer son amour, et lui dire ces mille riens qu’elle avait si grand désir d’entendre.

Il vint tout près d’elle, il prit sa main, il la brûla de son haleine, il l’enveloppa de son regard, prudemment abrité derrière des lunettes.

— Andrée, savez-vous que je vous aime avec toute l’ardeur d’un premier amour ?

Elle voulut parler.

— Non, laissez-moi achever. Avant de vous connaître, j’ai, comme tant d’autres, jeté au vent mes années de jeunesse ; j’ai pris pour de l’amour le caprice d’un instant, les désirs aussi vite oubliés qu’ils étaient exprimés ; mais je me trompais, j’étais un fou, un ignorant, je ne connaissais pas l’amour et ses enchantements ; j’avais marché à travers la vie comme un aveugle ; il vous appartenait de m’ouvrir les yeux et de me révéler le vrai bonheur.

Il mit un genou en terre.

— Oh ! soyez bénie pour les heures délicieuses que je vous dois ; même si votre cœur reste sourd à l’appel du mien, je vous remercierai encore, puisque je vous devrai de connaître l’amour vrai, celui qui vient de Dieu, et qui dure la vie entière !

Andrée sentait des larmes mouiller ses paupières.

Son cœur battait à rompre sa poitrine ; elle se demandait avec terreur si elle n’allait pas mourir de joie.

— Andrée, vous m’aimez, je le vois ; mais dites-moi, à votre tour, ce mot charmant que j’ai tant de hâte d’entendre.

Elle cacha son visage pourpre entre les bras d’Eugène, et ses lèvres ne remuèrent pas ; les sanglots convulsifs qui lui montèrent à la gorge parlèrent suffisamment pour permettre à Badère de se croire un homme heureux.

Il couvrit de baisers brûlants ce cou finement modelé, ces cheveux soyeux et parfumés.

Allait-il vaincre de suite ?

Andrée le repoussa.

— Eugène, dit-elle fermement, partez ; tout à l’heure je dirai à ma mère que nous nous aimons. Revenez ce soir, elle consentira, j’ose l’espérer, à vous nommer son fils.

L’entretien prenait une tournure sur laquelle Eugène n’avait pas compté.

Il fut un instant interdit.

Que venait-elle parler de mère ? Cette confidence était inutile.

Devant l’attitude si fière d’Andrée, il s’abstint d’émettre des prétentions d’un ordre plus matériel.

Il comprit qu’il se heurterait à une pudeur facile à effaroucher. Avec mademoiselle Fernez, il fallait user des grands moyens.

Il ne s’agissait plus de reculer.

Il prit son chapeau.

— À ce soir, Andrée, dit-il, en déposant un chaste baiser sur le front de la jeune fille.

Une promesse de mariage n’engage que relativement un homme.

Madame Fernez, malgré son âge, n’avait pas encore acquis l’expérience du mal.

Elle crut à Eugène.

Il parla vaguement de sa famille ; il raconta que des dissentiments religieux les séparaient, mais qu’un mariage devait infailliblement les rapprocher.

— Ma fille n’a pas de fortune, insinua madame Fernez.

— Je ne possède que mon travail.

— Vos parents ont peut-être des projets que vos intentions peuvent contrarier ?

— Mon père ne tient pas à la fortune ; je suis certain qu’il ratifiera mon choix, lorsqu’il connaîtra mademoiselle Andrée.

Madame Fernez, en mère prudente, le questionna sur ses travaux.

Il devint alors verbeux et, se souvenant du temps où il était « plein de dèche », il exposa, devant ces deux pauvres femmes émerveillées, les plans d’entreprises ou inventions qui devaient produire plusieurs centaines de mille francs.

Madame Fernez était toute heureuse. Pouvait-elle donc espérer d’assurer un brillant avenir à sa fille ?

Pourquoi pas ?

Madame Fernez ouvrit sa maison à celui qu’elle aimait déjà comme un fils.

Chaque soir, il venait partager le pain que les deux malheureuses gagnaient si difficilement.

C’était déjà un résultat.

Faute de travaux réguliers, depuis quelque temps, Eugène oubliait souvent de déjeuner.

Présenté à plusieurs amis de madame Fernez, il trouva, grâce à leur protection, un emploi momentané et lucratif.

Avait-il renoncé à séduire Andrée ?

Pensait-il à l’épouser ?

Eugène Badère, sorte de nature veule dans un corps d’athlète, se laissait aller au hasard des événements.

Il attendait, ne cherchant pas à prévoir quel serait l’avenir.

Un soir, il glissa prestement dans la main que lui tendait Andrée un billet plié en quatre.

La jeune fille lut ces mots :

« Demain à deux heures, je vous attends chez moi. »

Elle leva les épaules et déchira la courte missive.

Ce jour-là Eugène attendit en vain.

Lorsqu’il arriva, comme de coutume, à l’heure du dîner, il voulut se montrer maussade.

Elle le toisa d’un regard sévère.

— Lorsque vous aurez à me parler, dit-elle sèchement, vous le ferez chez ma mère et en sa présence.

Décidément la situation ne marchait pas bon train.

À quelque temps de là, entre la porte de la chambre et celle de la salle à manger, il fit une tentative aussi audacieuse que de mauvais goût.

Andrée leva vivement la main.

Il se recula.

Il n’était que temps, sans cela il recevait un soufflet bien appliqué.

— Monsieur Badère, dit-elle d’un ton où l’on sentait gronder une sourde et violente colère, ne recommencez pas un pareil jeu, si vous tenez à rester notre ami.

Badère s’avoua qu’il devait renoncer à être le premier amant de mademoiselle Fernez.

Le mariage ne le tentait guère.

Quel parti prendre ?

Trois mois se passèrent.

De nouveau, il se trouvait sans occupation.

La misère allait-elle élire, encore une fois, domicile en son logis ?

Il broyait du noir, lorsque par une agence il entra en relation avec une usine du comté de Glascow.

Il saisit l’occasion avec joie.

Son départ serait un motif d’ajourner définitivement le mariage.

Henri Lafont avait raison.

Andrée était trop virile.

Une telle femme voudrait le dominer ; il avait un profond respect pour le culte reconnaissant l’obéissance à l’épouse.

Désormais assuré de pouvoir manger tous les jours, il ne voyait aucun inconvénient à cesser ses visites quotidienne à madame Fernez.

Cependant il résolut de ne pas rompre trop brusquement.

Puis madame Fernez faisait si bien la cuisine.

Il arriva à l’heure habituelle.

Pendant le repas, il remarqua que madame Fernez paraissait préoccupée ; souvent elle s’absorbait dans une muette et profonde méditation.

Cela l’inquiétait.

Depuis plusieurs jours la mère d’Andrée avait parlé à Eugène de ses parents du désir qu’elle éprouvait de les voir, de s’entendre avec eux au sujet du mariage.

L’orage allait-il éclater violemment ?

Serait-il obligé de se déclarer catégoriquement ?

Cela le contrariait, de penser qu’il allait peut-être s’engager plus avant.

Il lui répugnait d’avouer qu’il ne voulait plus penser à Andrée.

Il avait conscience de l’odieux de sa conduite.

Après le dessert, il s’apprêtait à se lever ; madame Fernez lui fit signe de rester assis.

— Monsieur Badère, commença-t-elle avec calme, avez-vous vu votre père comme vous nous l’aviez promis ?

— Mais, madame…

— Il ne s’agit plus de tergiverser, comme vous le faites depuis longtemps. Ma fille et moi, nous sommes seules ; nous devons donc seules nous défendre contre le monde et ses méchancetés ; déjà on m’a demandé, ironiquement, à quelle époque aurait lieu le mariage ; il faut que toute équivoque cesse au plus vite. Vous ne reviendrez ici, monsieur Badère, qu’accompagné par votre père.

Eugène, à mesure que madame Fernez parlait, était devenu pâle.

Le moment de s’expliquer était arrivé, impossible de l’éluder.

Andrée, silencieuse, presque hautaine, regardait l’ingénieur si fixement, qu’il fut forcé de baisser les yeux.

— Madame, si j’hésitais à vous rendre compte de ma visite à mon père, c’est que j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer,

— Il refuse son consentement ?

— Hélas, oui !

Andrée crut qu’elle allait mourir.

Son avenir venait de s’effondrer à ses pieds.

Chose étrange, elle souffrait non parce qu’elle regrettait Eugène, en l’observant elle comprenait que cet homme, auquel elle avait cru, mentait, qu’il jouait une comédie infâme et le mépris tendait à remplacer l’amour dont son cœur était plein l’instant d’auparavant, mais parce qu’elle sentait que désormais toute espérance lui serait interdite.

Elle prévoyait qu’elle serait, plus que jamais, une déclassée, légèrement ternie par le contact de cet homme.

Madame Fernez s’était levée, droite, indignée,

— Comment se fait-il, monsieur, dit-elle, que, connaissant la décision de votre famille, vous ayez continué de venir vous asseoir à notre table, et d’entretenir chez ma fille des espérances que vous n’aviez plus le droit de formuler ? Je n’ose qualifier votre conduite.

À son tour, Eugène repoussa la chaise sur laquelle il était assis et se tint debout en face de madame Fernez.

Andrée, chancelante encore sous le coup qui la frappait d’un manière si imprévue, se dressa tout à coup devant son fiancé.

— Eugène, dit-elle, je veux connaître le motif allégué par votre père pour s’opposer à notre mariage.

— N’insistez pas, je vous en prie.

— Allons, ayez le courage de vos actes, et ne vous dérobez derrière aucune autorité, puisqu’il y a longtemps que vous vivez en dehors des lois familiales.

— Qu’en concluez-vous ?

— Vous ne vous êtes introduit ici que dans un but inavouable, et votre père ignore vos projets.

— Mademoiselle !

Le ton de Badère devenait agressif ; il était furieux d’être deviné, et dans sa colère il allait se venger sur ses propres victimes.

— Achevez, monsieur, reprit Andrée, et avouez hautement la cause que vous donnez à votre rupture.

D’un mot il résolut d’abattre l’orgueil de cette fille, dont l’honnêteté froissait sa culpabilité.

— Eh bien, mademoiselle, un galant homme ne peut épouser une fille d’époux séparés. Votre père…

Andrée bondit jusqu’à lui.

— Lâche ! lui cria-t-elle. Vous nous insultez parce qu’il n’y a pas un homme ici pour vous répondre. Sortez !

Il partit.

Andrée resta un instant accablée, sous l’injure que cet homme venait de lui jeter à la face.

Elle n’en pouvait plus douter.

Elle était une paria.

Eugène Badère, un infâme, avait pu lui reprocher une faute qu’elle n’avait pas commise.

L’hérédité !

Un instant affaissée, elle se releva plus fière et plus altière que jamais.

— Mère, dit-elle, le monde a le droit de me mépriser, de me repousser, de me vouer au désespoir, au suicide, parce que je suis malheureuse ! Des lois, basées sur l’hypocrisie et l’apparence, me condamnent à demeurer obscure et pauvre toute ma vie. Vouloir vaincre les préjugés de cette société sans pitié est un acte de folie, un défi audacieux. Eh bien, j’accepte le défi ! Je jure de m’imposer à ce monde qui veut me chasser, et l’obliger à me donner une place parmi ceux qu’il honore et qu’il admire.

Madame Fernez eut un geste de sombre désespoir !

Sa fille devenait-elle folle ?


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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VIII


Andrée avait une blessure nouvelle et profonde au cœur.

Mademoiselle Fernez était une vaillante et juste nature, qui ne se laissait pas facilement vaincre par l’adversité.

Le souvenir d’Eugène Badère s’effaça, comme un mauvais rêve, ne lui laissant qu’une haine toujours grandissante.

Celle de l’homme.

Son père l’avait ruinée.

Un autre mâle, son fiancé, après avoir essayé de la séduire par des promesses mensongères, l’avait odieusement volée.

Aucune loi ne pouvait atteindre ce monsieur.

Loin de le mépriser, ses camarades le traiteraient d’adroit, et l’on rirait du bon tour joué à des femmes sans défense.

Quelques amis demeurèrent fidèles aux dames Fernez.

D’autres commentèrent méchamment le brusque départ du fiancé.

La misère devenait plus rude que jamais.

Les deux infortunées se remirent courageusement au travail.

Andrée déclara qu’elle renonçait au mariage.

En même temps elle prit la résolution de ne pas continuer à n’être qu’une prolétaire sans métier, devant accepter toutes les plus mauvaises besognes.

Jadis, au couvent, elle dessinait et peignait avec goût.

Pourquoi ne pas reprendre, aux heures perdues, le crayon et le pinceau ?

Elle ne pouvait pas payer des maîtres, elle n’avait pas le temps de fréquenter les écoles gratuites établies par la Ville.

Ces obstacles ne l’arrêtèrent pas.

Chacun, autour d’Andrée, se moqua d’elle.

Vouloir devenir une artiste !

C’était insensé !

Ou elle mourrait de faim, ou bien elle se perdrait dans la masse des inconnus dont le nom n’est jamais révélé au public, si ce n’est à la porte des brocanteurs.

Elle laissa dire.

Elle dessina d’abord d’après des modèles ; puis ensuite d’après nature.

La vente de ses premières toiles fut difficile.

Les marchands n’en donnèrent presque rien.

Andrée ne se rebuta pas.

La vie de bohème ne l’effrayait pas.

Pourtant c’était la misère et pour longtemps encore.

Que lui importait !

C’était la liberté !

C’était l’orgueil de se créer, seule, une position indépendante.

Ses premiers envois au Salon furent régulièrement repoussés.

Puis, une année, on accepta une nature morte fort bien éclairée.

Quelques critiques en parlèrent.

Le nom de l’artiste ne fut plus complètement inconnu.

Petit à petit, elle prit sa place parmi les peintres féminins appréciés par les connaisseurs.

Elle eut des commandes.

Elle figura bientôt dans toutes les expositions.

Une année, elle reçut une mention.

Arrivera-t-elle au grand art ?

Elle l’ignore encore, mais elle cherche l’œuvre qui doit lui ouvrir, toutes grandes, les portes de la renommée.

Je n’ai pas voulu étaler en ces pages toutes les souffrances imposées à la malheureuse Andrée avant qu’elle eût pu atteindre le moment de quitter complètement l’aiguille pour se consacrer entièrement à la peinture.

Pour écrire un tel récit, j’aurais dû tremper ma plume dans du sang, car elle laissa des lambeaux de sa chair à toutes les ronces de la route.

Les femmes seules me comprendront ; elles referont par la pensée le vrai chemin de croix que cette vaillante sut s’imposer, où souvent elle tomba défaillante, n’osant regarder sans frémir la montée aride placée devant ses pas.

Maintenant elle regarde fièrement en arrière, car l’avenir sera uniquement son œuvre.

Avoir renoncé au mariage impliquait-il qu’Andrée ne voulait plus aimer ?

Elle ne savait !

Parfois le désir la mordait rudement.

Elle refusait d’écouter le cri de sa jeunesse solitaire.

Un amant, un entreteneur, c’était se donner un maître.

Souvent, elle revoyait, comme dans une vision fugitive, la figure toute blanche, sous sa coiffe immaculée, de sœur Marie des Anges.

Que penser de cette folie d’autrefois ?

Partout on citait le nom de femmes connues pour avoir des goûts étranges.

Quelques-uns accolaient à ces noms des épithètes grossières.

Andrée ne jugeait personne.

— Que sais-je ? pensait-elle.

Andrée connaissait des peintres ; parmi ces derniers, l’un d’eux, Gustave Lebon, lui avait témoigné une vive sympathie.

Ils étaient devenus camarades.

Lebon venait d’atteindre sa quarantième année.

Il s’était marié jeune !

Un mariage d’amour, affirmait-il.

Le temps avait passé sur cette ardente passion, n’y laissant à la place qu’une cordiale amitié, basée sur le respect que vous inspire la mère de vos enfants.

Gustave ne demeura pas indifférent à la beauté troublante de mademoiselle Fernez.

Au contact de cet homme dont elle devinait les sentiments, Andrée comprit que son cœur n’était pas encore mort.

Elle pouvait aimer.

Cette découverte lui causa une joie immense.

Elle serait heureuse.

Puis cette affection chasserait peut-être des pensées qui lui faisaient peur.

Tout à coup elle s’écria :

— Il est marié !

Horreur !

Elle songeait à prendre un mari à une femme, un père à ses enfants.

Sa mère n’était-elle pas une épouse abandonnée ?

Une maudite n’occupait-elle pas, au foyer conjugal, la place de la délaissée ?

Si elle haïssait son père, c’est qu’une autre femme l’avait chassée du cœur paternel.

Elle, une victime, pour satisfaire un caprice, un sentiment éphémère, allait à son tour détruire le bonheur de toute une famille !

— Non, dit-elle fermement, je ne commettrai pas cette infamie.

Mademoiselle Fernez détestait le rôle des moralistes ; de plus, elle savait que si elle se retranchait derrière le devoir pour repousser les avances amoureuses de Gustave, elle risquerait d’aviver sa passion, et cela sans profit pour l’épouse menacée.

— Je ne dois avoir qu’un but, se dit-elle, c’est de le dégoûter de moi, en lui exposant des théories abominables.

Un soir, Gustave Lebon rencontra Andrée sur le boulevard de Clichy.

Elle sortait de son atelier.

Il se mit à marcher auprès d’elle.

D’abord on parla de choses indifférentes.

Il paraissait fort préoccupé.

— Savez-vous, Andrée, dit-il à brûle-pourpoint, que je vous aime ?

Mademoiselle Fernez s’arrêta, et regardant le peintre droit dans les yeux, elle lui répondit en riant :

— Vous vous moquez de moi.

— Non, quoique je me sois mal expliqué.

— Allons, soyez net et précis.

— Aujourd’hui, je vous désire ardemment ; demain je vous aimerai, si vous me repoussez.

— Votre définition me plaît infiniment

— Vous croyez-vous incapable d’inspirer une réelle affection ?

— Je ne tiens pas à m’appesantir sur la question ; seulement j’ai pour vous une cordiale amitié ; il me serait pénible de briser avec vous.

— L’amour vous effraye donc bien ?

— Je n’y crois plus.

— Le désir que j’avoue éprouver ne vous inspire pas le même effroi ?

— Il passera la première fois que vous rencontrerez une jolie fille, qui, plus généreuse que moi, répondra à cette flamme passagère.

— Je ne désespère pas de parvenir à vous convaincre de m’écouter ; votre persiflage même m’encourage à continuer.

— Mon cher ami, depuis longtemps je ris de tout, mais surtout de l’amour ; si par malheur je prêtais une oreille complaisante à vos galants propos, je serais capable de me moquer de moi-même, et cela au moment psychologique.

Gustave ne put réprimer un geste de douloureuse surprise.

— Andrée, parfois je me demande avec terreur si vous êtes vertueuse.

— Qu’appelez-vous vertu ?

— En un mot, êtes-vous une honnête femme ?

— Allez voir mon casier judiciaire ; je ne crois pas avoir volé ni occis qui que ce soit.

— Andrée, soyez franche ! Avez-vous un amant ?

— Quelles circonvolutions pour en arriver là ! Vous ne pratiquez pas la ligne droite.

— Répondez, ou je croirai que vous vous dérobez.

— D’abord, mon cher, avoir un amant, ou s’abstenir, ne constate nullement ni la vertu ni l’honnêteté, ce n’est là qu’une affaire de tempérament.

— Vous esquivez ma question. Seriez-vous une prude hypocrite ?

— Pas que je sache ; et je vais vous répondre sincèrement : Je n’ai pas d’amant.

— Alors vous manquez de tempérament.

— Vous êtes indiscret !

— Entre camarades…

— La nature n’a été ni prodigue ni avare à mon égard : jamais la passion ne me dominera ; parfois je dois compter avec elle.

— Alors…

— Une exécution devient nécessaire.

Gustave se recula.

— Oh ! Andrée !

La divinité commençait à descendre du piédestal où l’avait placée l’ardent artiste.

Sa femme, une bourgeoise, pensant comme tout le monde, dut lui apparaître parée de toutes les vertus de la gardienne fidèle du foyer.

Andrée Fernez lui répondit en riant :

— Quoi ! vous êtes scandalisé ! Les hommes agissent-ils différemment avec les filles qu’ils paient ?

— Ne vous comparez pas aux hommes.

— Pourquoi ?

— La matière les domine, tandis que la femme est être…

— Halte-là, mon cher ; tout à l’heure vous m’avez proposé de me donner à vous pour satisfaire un caprice, une flamme d’un instant.

— Je suis marié, je ne puis vous épouser.

— Si je vous écoutais, je perdrais aussitôt à vos yeux tout mon prestige.

— Pouvez-vous faire une telle supposition ?

— Soyez logique : entre nous aucune liaison sérieuse ne peut exister ; vous me désirez par curiosité, et si je me donnais ce serait pour obéir au même mobile ; de là à mon système il n’y a qu’un pas.

— Taisez-vous, Andrée ; votre scepticisme me confond et m’étonne.

— N’êtes-vous pas nos maîtres en ces sortes de théories si bien mises en pratique par vous ?

— Alors, pour vous, l’amour n’est que le fonctionnement plus ou moins régulier d’un besoin de la nature ?

— Rien autre.

— Comme vous avez dû souffrir pour en arriver là !

— Peut-être.

— Que deviennent les enfants avec un tel raisonnement ?

— Les femmes qui pensent comme moi ne font pas d’enfants.

— Heureusement que toutes ne suivent pas vos traces ; la fin du monde ne tarderait guère.

— Où serait le mal ? La misère, l’injustice dominent ici-bas et vous désirez perpétuer une pareille société ?

— La famille…

— Un mot, mon cher, rien qu’un mot vide de sens : quelques enfants en naissant trouvent un foyer ; mais le plus grand nombre n’a en partage que de dures et pénibles privations ; pour quelques-uns, il serait préférable qu’ils fussent venus en dehors des lois, car l’hospice — cette grande marâtre sociale — est souvent plus clémente pour leurs jeunes ans qu’un père légitime brutal, paresseux ou malheureux, qu’une mère impuissante, méchante ou injuste. Ils doivent supporter sans se plaindre, la misère que leur impose l’imprévoyance ou le malheur de leurs parents, et cela au nom de cette fameuse autorité que concède le code au chef de famille.

Les coups même doivent être acceptés en silence.

— Tous les parents ne battent pas leurs enfants.

— Ils ont bien tort de se priver de cette satisfaction ; les juges sont si indulgents pour les coupables de ce genre de méfait ! Croyez-moi, l’avenir sera à l’amour libre, et les enfants appartiendront à la société ; au moins, ils mangeront tous les jours. C’est si bon d’avoir droit à la grande miche de pain.

— Jamais on n’acceptera une telle conception sociale.

— Qui le sait ? Les préjugés sentent le moisi, tout croule, tout craque, le monde est trop vieux.

— Andrée, j’ai peur de vous aimer.

— Pourquoi ?

— Parce que vous êtes une exception, et comme la flamme attire le papillon, je me sens irrésistiblement attiré vers vous ; pourtant…

— Achevez toute votre pensée.

— Je crains de vous mépriser.

— Revenez à vous, mon ami ; n’ayez aucune crainte, car je ne puis faire votre bonheur.

— Si vous le vouliez, nous pourrions remonter ensemble la montée que vous avez si vertigineusement descendue, accrochée aux buissons du chemin, nous retrouverions toutes vos illusions.

— Il est trop tard.

Mademoiselle Fernez lui tendit la main et disparut dans une des rues étroites et tortueuses, qui montent vers Montmartre.

Le peintre resta tout songeur.

Il passa sa main fine et nerveuse sur son front moite de sueur.

— J’ai fait un rêve, murmura-t-il, il vient de s’envoler, et je demeure en face de la réalité : ma femme, mes enfants.

Pour elle, j’aurais tout oublié.

Quel âcre plaisir on éprouverait à vaincre, à dominer une pareille créature !

La vaincre ?

Son maître ou son esclave, qu’importe, si je pouvais la posséder ! ! !

Il revint chez lui.

Andrée, de son côté, marchait à pas pressés.

— Il me croit bien mauvaise, et demain je ne lui inspirerai que de l’horreur.

Elle s’arrêta.

— Lui ai-je menti ?

Non, je suis une révoltée !


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
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IX


La duchesse de Lamberta ne devait que plus tard devenir une femme politique.

Pour le moment, les chroniques graveleuses des journaux avaient seules parlé des mésaventures conjugales de la duchesse.

Le grand public ne la connaissait pas encore.

Cela manquait à sa gloire féminine.

Aussi faisait-elle tout son possible pour s’imposer à la curiosité malsaine des blasés du jour.

Elle s’était mariée par amour.

Le duc de Lamberta, possesseur d’un nom qui avait laissé des traces glorieuses dans les pages de l’histoire, et d’une immense fortune, paraissait également n’avoir été guidé que par un irrésistible entraînement.

Jacqueline d’Orrez sentait fort la roture, malgré la particule de monsieur son papa — et aussi le savon de Marseille que jadis vendait son grand-père.

Il est vrai que quelques bons millions, en espèces sonnantes et trébuchantes, amoindrissaient l’odeur savonneuse exhalée par le passé.

La mousse s’abat si vite !

La duchesse, comme une honnête bourgeoise, aimait son mari.

Elle croyait fermement à l’amour de ce dernier.

Un jour, elle s’aperçut que le duc la délaissait.

Jacqueline, fort inquiète, interrogea précipitamment son miroir, lequel lui répondit qu’elle était toujours jolie et très capable d’inspirer une violente et durable passion.

Elle accorda quelques semaines de répit au duc son époux.

Peut-être avait-il besoin de repos.

Des mois se passèrent sans amener aucun changement.

Décidément, M. de Lamberta ne l’aimait plus.

Jacqueline était une femme d’action ; les atermoiements ne pouvaient convenir à sa nature primesautière.

Résolument, la duchesse de Lamberta, autant pour se venger que pour satisfaire ses sens mis en éveil, choisit un amant parmi ses adorateurs.

Le baron de Valmont, un gommeux efflanqué, presque poussif, aux allures étriquées, depuis longtemps sur les rangs, remporta la victoire.

Ce succès imprévu l’étonna encore plus lui-même que la galerie interdite.

L’éternelle loi des contrastes venait encore une fois de faire des siennes

Il ne fallait réellement pas avoir faim pour prendre ce rejeton avorté d’une race en défaillance.

Jacqueline, au contraire, jouissait d’un robuste appétit ; aussi le chétif baron fût-il bientôt sur les dents.

Il eut des velléités de rompre.

Il n’osa.

Une telle maîtresse le posait bien au cercle et chez les belles petites qu’il continuait à voir… rien que pour la forme.

À l’impossible, nul n’est tenu !

Une nuit, une heure du matin sonnait au loin, le baron de Valmont sortait de chez la duchesse.

Au moment où il ouvrait la portière de son coupé, une main s’appuya fortement sur son épaule.

Il chancela sous la violence du choc.

Peut être allait-il se fâcher, un gentilhomme ne pouvant accepter sans protester une façon d’agir aussi cavalière.

Au lieu de faire entendre des rodomontades, il se mit à trembler dans ses vêtements, devenus trop larges.

Le duc de Lamberta, un gaillard à mine rébarbative, était là devant lui.

— Monsieur, commença le duc, d’une voix tranchante, vous êtes l’amant de ma femme.

La prudence, la galanterie commandaient au baron de ne point accepter une pareille accusation.

D’un geste négatif, il essaya de rassurer ce mari outragé.

— Ne niez pas, continua M. de Lamberta ; pendant toute la soirée, je suis resté caché chez la duchesse.

De Valmont crut qu’il allait s’évanouir.

— Tout à l’heure, j’avais le droit de vous tuer, demain je pourrais me procurer le même plaisir et cela légalement.

Par principe, je hais les moyens violents ; je vais donc vous proposer un autre arrangement.

M. de Valmont, habitué à nos mœurs mercantiles, crut que le duc, peut-être ruiné, ou avare, allait lui imposer un marché pécuniaire.

Il respira plus à l’aise.

Il était riche ; une saignée à son coffre-fort l’effrayait moins que la perspective d’un coup d’épée.

— Désormais, monsieur, reprit le duc d’un ton ferme, vous remplirez vis-à-vis de moi le rôle que ma femme joue si complaisamment à votre profit.

Le baron voulut regimber.

C’était là une solution sur laquelle il ne comptait pas, et qui ne pouvait lui convenir.

— C’est bien, puisque vous refusez, nous nous battrons demain.

Un duel !

De nouveau, il vit des glaives menacer sa poitrine, et il crut sentir le froid du canon d’un pistolet sur sa tempe.

Il tenait à la vie.

Ne fallait-il pas perpétuer sa race ?

M. de Valmont — il pouvait invoquer le prétexte de la violence — ne se battit pas en duel.

Le pauvre garçon avait-il gagné au change ?

Placé entre deux foyers aussi incandescents, il se consumait et marchait à grands pas vers un dénouement fatal.

La duchesse de Lamberta s’aperçut promptement qu’il manquait quelque chose à la vaillance, déjà douteuse, de son amant.

Trompée dans des aspirations qu’elle croyait justes, elle surveilla.

Un matin, elle surprit son mari et son amant, fort occupés en une conversation des plus criminelles.

La situation était neuve.

D’abord furieuse, elle chassa les deux coupables.

Une fois calmée, elle se mit à rire de bon cœur de sa mésaventure. Elle plaida en séparation.

Le divorce n’existait pas encore.

Ce fut une cause grasse.

Le tout Paris féminin assista aux débats.

Une fois libre elle pensa, qu’elle pouvait, à l’instar du duc et du baron, faire des haltes chez les peuples de l’antiquité.

Jacqueline de Lamberta alla grossir le bataillon, déjà très renforcé, des Lesbiennes à la mode.

Elle ne voilait ses mœurs par aucune pudeur.

Le plus souvent, elle portait le costume masculin, et fréquentait, ainsi vêtue, les plus mauvais lieux de la capitale.

Elle chassait.

Sa meute était une des plus fameuses de France.

Elle buvait et fumait tout comme un homme.

Ses maîtresses, qu’elle payait généreusement et qu’elle cravachait parfois, étaient choisies parmi les horizontales haut citées sur le turf.

Les millions gagnés là-bas, sur le port de la Joliette, s’en allaient en mousse malpropre dans les ruisseaux fangeux des ruelles du vice.

Un jour la duchesse, elle s’ennuyait sans doute, vint frapper à la porte de l’atelier d’Andrée Fernez.

La jeune femme vivait trop au milieu du monde des arts et des lettres pour ne pas connaître madame de Lamberta, au moins de réputation.

En la voyant entrer, elle éprouva un sentiment de répulsion qu’elle ne sut complètement réprimer.

Ce personnage hybride, ridicule dans sa mise, grotesque par son allure, qui empestait le tabac et puait l’alcool, ne pouvait inspirer à mademoiselle Fernez aucune sympathie.

Pourtant, elle indiqua un siège à la duchesse.

Du regard, elle l’interrogea sur le motif de sa visite.

Jacqueline de Lamberta, un instant interdite par le maintien imposant d’Andrée, se remit promptement ; avec la désinvolture que donne toujours une grande fortune, elle entama la conversation.

— Mademoiselle, dit-elle, on m’a parlé de vous et de votre talent.

Andrée s’inclina.

— Je suis venue pour vous prier de bien vouloir faire mon portrait.

Mademoiselle Fernez n’avait, nous le savons, aucune fortune, elle ne pouvait refuser les commandes lorsqu’elles se présentaient ; malgré sa répugnance instructive, elle acquiesça d’un geste à la proposition de la duchesse.

— Quand commencerons-nous les séances ? interrogea madame de Lamberta.

— Dès demain, si vous le désirez, répondit Andrée un peu gênée par la persistance que mettait Jacqueline à la regarder.

— Soit, je serai exacte. Donnez votre heure ?

— Deux heures !

— Cela me convient.

Elle se leva ; puis, se ravisant, elle s’assit de nouveau.

— J’oubliais, dit-elle. Le prix, si vous le permettez, sera fixé par moi.

— Mais, madame…

— On m’a affirmé que vous preniez toujours trop bon marché. Vous êtes modeste, mademoiselle, vous avez tort ; à notre époque, il faut savoir se placer au premier rang, surtout lorsqu’on a du talent ; il y a tant de nullités qui encombrent la voie !

— On a exagéré, je le crains, mon mérite. Peut-être éprouverez-vous une réelle déception, lorsque vous me verrez à l’œuvre.

— Je suis certaine du contraire. Il demeure donc convenu que je fixerai le prix de mon portrait.

Andrée dût se soumettre au désir de la duchesse.

— À propos, continua Jacqueline, je tiens à être en costume de chasse.

— Ceci, madame, vous regarde.

— Je vous préviens, afin que vous soyez pas surprise.

— Surprise ?

— Oui ; demain, je viendrai chez vous sous un autre aspect.

— Je ne vous comprends pas.

— Je porterai un habit d’homme.

Andrée ne répondit que par un sourire.

La duchesse, cette fois, se leva pour quitter définitivement l’atelier.

Avant de partir, elle tendit la main à mademoiselle Fernez et la lui serra cavalièrement.

Andrée connaissait les habitudes intimes de madame de Lamberta.

Elle n’était pas prude, nous le savons, cependant cette visite la contrariait, la troublait.

Déjà si hantée par les visions du passé, elle n’aurait jamais voulu se trouver en présence d’une de ces femmes dont les goûts l’intriguaient, l’attiraient même, elle devait l’avouer.

Maintenant, elle allait être en contact avec une de ces femmes, et l’une des plus célèbres.

Que résulterait-il de cette intimité ?

Elle reculait presque effrayée.

Elle voyait comme un abîme devant ses pas.

Puis le souvenir de son père et d’Eugène Badère, ces deux hommes qui avaient si rudement touché à son existence, lui revenait à la mémoire.

N’étaient-ce pas eux qui l’avaient jetée parmi les déclassées ?

L’un après l’autre, ils avaient fermé devant elle toute issue honnête.

Mariée, mère de famille, penserait-elle encore aux heures folles de l’enfance ?

Des tendances, dira-t-on, la poussaient vers cet inconnu.

De saines et robustes affections auraient su vaincre des penchants que la solitude seule pouvait développer.

Le soir, avant de quitter son atelier, mademoiselle Fernez reçut des mains d’un valet en livrée un paquet dont elle devina facilement la source.

Elle l’ouvrit en tremblant.

C’était un élégant carnet en cuir russe, avec coins et initiales en argent, contenant un billet de mille francs, accompagné d’une carte de madame de Lamberta, sur laquelle elle avait tracé ces mots :

« Avec mes meilleurs compliments, je vous adresse les arrhes confirmant notre entente de tantôt. »

Le procédé employé par tous les grands seigneurs envers les artistes, généralement gens peu fortunés, pouvait passer pour délicat, à moins qu’il ne cachât un piège.

Andrée, malgré sa pauvreté, aurait préféré ne devoir aucune reconnaissance à la duchesse.

Le lendemain, les séances de pose commencèrent.

Jacqueline portait crânement l’habit masculin.

Andrée, en la voyant ainsi costumée, se mit à rires de ses propres craintes.

Cette femme transformée en homme ne lui inspirait plus aucune curiosité.

D’abord madame de Lamberta se tint prudemment sur la réserve.

Peu à peu, elle se contraignit moins, elle lança quelques propos lestes, et finit par se servir d’un langage fort en rapport avec son costume.

Andrée était doublée d’un ancien rapin, les paroles ne l’effarouchaient pas.

Avec la verve endiablée et imagée d’un gamin de Paris, elle sut tenir tête à la grande dame.

Jacqueline fit la moue.

Elle s’attendait à autre chose.

Plusieurs fois, elle tenta d’amener Andrée, par des chemins détournés, vers le but qu’elle désirait, mais la jeune femme se dérobait toujours à temps et cela sans jamais se fâcher.

Le portrait avançait rapidement ; encore quelques coups de brosse, et il serait terminé.

Jacqueline résolut de brusquer les choses.

C’était pendant l’avant-dernière séance.

La duchesse ne posait plus que pour les retouches : sous le prétexte de venir admirer l’œuvre de l’artiste, elle se leva et resta derrière le siège d’Andrée.

Celle-ci, depuis longtemps n’avait plus aucune méfiance.

Elle continuait à peindre.

La duchesse, une main posée sur l’épaule de mademoiselle Fernez, semblait fort attentive au travail de cette dernière.

Tout à coup, elle attira violemment Andrée contre sa poitrine, et l’embrassa voluptueusement sur la bouche.

Andrée, quoique surprise par cette attaque inattendue, eut promptement repoussé la duchesse, et, d’un coup d’appui-main, elle lui coupa la joue d’une balafre profonde, d’où s’échappaient des gouttelettes de sang.

La douleur rendit, un instant, Jacqueline furieuse.

Elle se replia, prête à s’élancer pour venger l’affront qu’elle venait de recevoir.

Andrée l’attendait sans paraître trembler.

Les deux femmes se mesurèrent du regard.

L’une était froide, hautaine, méprisante.

L’autre, la figure contractée par la rage, avait un aspect hideux.

Une scène de pugilat, entre une grande dame et une artiste, quelle étrange aventure.

Il est vrai que la galerie manquait.

La duchesse de Lamberta était une femme d’esprit.

Une minute de réflexion suffit pour lui rendre la raison.

Elle ne craignait rien tant que le ridicule…

Elle comprit le grotesque de la situation.

Vivement, avec son mouchoir de batiste, elle essuya le sang qui coulait de sa blessure.

— Mademoiselle, dit-elle, encore légèrement émue, je viens de me conduire comme une cabotine de bas étage ; vous m’avez donné une leçon, peut-être un peu rude ; vous avez bien fait.

Tout en parlant, elle tendait la main vers mademoiselle Fernez.

Andrée était une nature généreuse : elle prit la main que lui offrait Jacqueline ; pourtant son regard conserva une vague expression de mépris.

La duchesse en fut toute gênée pendant quelques instants.

Elle voulut réagir.

— Mademoiselle, reprit-elle, je vous renouvelle toutes mes excuses. En vous voyant, j’aurais dû comprendre que vous étiez faites pour donner, et non pour recevoir.

Ce langage énigmatique était nouveau pour Andrée ; elle eut un geste interrogatif.

— Lorsque, comme vous, une femme a conscience de sa supériorité, elle doit se soustraire à la domination de l’homme.

Le mari est presque toujours un despote ; l’amant est parfois un esclave, qu’on finit par mépriser, après s’être joué de lui, ou un tyran dont on ne peut se débarrasser.

La chaîne qui unit la femme à l’homme, qu’elle soit légitime ou illégale, n’en est pas moins lourde à porter.

Andrée écoutait avec intérêt une théorie qui répondait si bien à ses aspirations secrètes.

Jacqueline continua :

— Une femme, ayant le courage de se placer en dehors des coutumes et des préjugés habituels, a le droit de chercher à aimer, à protéger des êtres faibles dont elle devient le soutien.

— N’est-ce point là qu’un simple changement de chaîne ? demanda mademoiselle Fernez.

— Notre domination sera toujours plus douce que celle de l’homme.

Andrée hochait la tête ; la duchesse, avec ses façons cavalières, n’était-elle pas la preuve du contraire ?

— Que croyez-vous ? interrogea à son tour Jacqueline.

— Nous naissons avec des tendances que les circonstances de l’existence étouffent, ou rendent plus vivaces.

— La nature, selon vous, peut commettre des erreurs ?

— Que sais-je ?

— Peut-être avez-vous raison ; quoiqu’il en soit, ne devenez jamais la proie d’un homme.

On peut si facilement se passer de cette moitié du genre humain.

Adieu, mademoiselle, ajouta madame de Lamberta.

Andrée s’inclina.

Elle avait hâte d’être seule, de se retrouver en face de son cœur si terriblement agité.

C’était toujours la même obsession.

Depuis l’époque lointaine du couvent, elle était poursuivie par ces sentiments étranges que le monde juge si sévèrement.

Malgré son désir de fuir, la force des événements la ramenait sans cesse en présence de faits qu’elle aurait voulu blâmer.

Pourquoi, après tout, se permettre de condamner ces femmes ?

Étaient-elles réellement coupables ?

Ce point d’interrogation se posait depuis longtemps devant sa conscience alarmée.

Elle n’osait y répondre.

Une puissance, supérieure à sa volonté, la poussait vers ce terrible inconnu.

— Je succomberai, pensait-elle ; rien ne pourra me sauver.

Voudrais-je du salut ?

D’une main nerveuse, l’esprit ailleurs, Andrée acheva le portrait de madame de Lamberta.

Jacqueline ne reparut pas à l’atelier de mademoiselle Fernez.

Une fois en possession du tableau, la duchesse envoya neuf mille francs, sous enveloppe, à la jeune artiste.

Décidément le sort se montrait clément.

L’inquiétude quotidienne pour la vie matérielle n’existait plus.

Seul, le cœur demeurait en émoi.


À Lesbos, vignette fin de chapitre
À Lesbos, vignette fin de chapitre

À Lesbos, bandeau de début de chapitre
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X


Parfois, Andrée partait à travers la ville, errant au hasard, le nez au vent, l’œil aux aguets.

Elle se plaisait, en ces courses vagabondes, à chercher l’inspiration dans le réalisme de la vie.

Mademoiselle Fernez avait une tendance non avouée pour l’école naturaliste.

Elle aimait également à courir les environs de Paris.

Dans les villages, on rencontre des types capables de tenter le crayon de l’artiste en quête d’originalité.

C’était vers la fin de septembre.

Un dimanche, le dernier du mois, Andrée, harassée de fatigue, montait la rue des Martyrs.

Elle venait de Villeneuve-Saint-Georges.

Elle avait bravé le soleil et la poussière, pour assister à un concours de pompes à incendie.

Elle s’était beaucoup amusée.

En quelques traits rapides, elle avait pris sur le vif la silhouette de plusieurs braves pompiers.

La plupart à moitié ivres, le casque légèrement sur l’oreille, avec leurs trognes enluminées, avaient des expressions fort grotesques.

Aussi son album était-il rempli d’excellents croquis.

Son humeur, quelquefois chagrine, se ressentait de l’ample moisson qu’elle venait de récolter.

Cependant son estomac criait famine.

Madame Fernez était absente de Paris.

— Pourquoi remonter jusqu’à Montmartre ? pensa-t-elle.

Les restaurants ne manquaient pas dans le quartier.

Andrée se mit aussitôt à explorer d’un regard tous les environs.

Elle ne tarda pas à trouver ce qu’elle cherchait.

À quelques pas, sur un tableau pendu à la porte d’une maison de bonne apparence, elle lut, avec la joie d’une affamée :

TABLE D’HÔTE
à l’entresol

Andrée savait que le public de ces sortes de restaurants est fort hétérogène.

Cela ne l’arrêta pas.

Elle entra, et eut vite enjambé l’unique étage.

Elle poussa une porte à vitres dépolies.

Du seuil, Andrée vit une grande salle, coupée au milieu par une table, où quelques femmes, des filles, en toilettes tapageuses, dînaient tout en causant bruyamment.

Autour, contre les murs, il y avait des tables préparées pour deux, ou quatre convives.

À peine entrée, une odeur troublante de parfums capiteux, de poudre de riz et de sueur, monta au cerveau d’Andrée.

Cela sentait la femelle.

Un troublé étrange s’empara de la jeune artiste ; elle éprouvait des émotions absolument inconnues, qu’elle aurait voulu chasser.

À son apparition, chacune des dîneuses se tut.

On la regardait avec méfiance, comme une intruse.

Tous ces regards féminins, braqués sur elle, la troublaient encore davantage.

Elle eut envie de fuir, mais la faim la talonnait.

Puis un désir irrésistible, une curiosité malsaine, la poussaient à rester parmi ces femmes.

À la caisse, un vieux pastel peint avec un certain art, surmonté d’une perruque rousse, chargé de bijoux, se leva pour venir au-devant de mademoiselle Fernez.

Cette caissière, une vieille garde usée jusqu’à la corde, voulait se montrer aimable ; elle ne parvenait, à force de sourire, qu’à érailler la couche de plâtre étendue sur ses joues couperosées.

— Par ici, madame, disait-elle en faisant entendre le grincement d’un ressort mal graissé.

Andrée, l’oreille choquée, l’observa plus attentivement.

Elle comprit aussitôt d’où venait ce bruit désagréable.

C’était le râtelier de la dame, qui rappelait indiscrètement sa présence.

Andrée dut se retenir pour ne pas éclater de rire.

La vieille la conduisit vers une table placée près d’une fenêtre.

— Vous serez très bien ici, affirma-t-elle.

Gracieusement, tout en grimaçant son éternel sourire maquillé, elle se mit en devoir de débarrasser sa nouvelle cliente de son ombrelle, de son album, de son chapeau.

Elle voulut lui enlever sa veste.

— C’est inutile, dit assez sèchement Andrée.

Dans quel milieu se trouvait-elle ?

Les hommes semblaient être exclus de l’établissement ; il n’y en avait pas un parmi les convives ; le service était fait par de jeunes et accortes bonnes.

Une fois installée, Andrée, sans s’inquiéter de l’attention qu’elle provoquait, commanda son dîner.

Un dîner plantureux, car elle avait faim.

Quelques femmes, toujours par groupes de deux, entrèrent.

On les connaissait, et on les interpellait par leurs noms, des noms de guerre, en vogue dans le monde de la galanterie.

Une particularité l’intriguait.

Chacune des nouvelles venues allait embrasser la caissière sur les lèvres.

Était-ce une simple précaution, pour ne pas détruire l’œuvre si artistement étalée sur le visage ratatiné de la ci-devant coquette ?

Une servante lui apportait son potage ; elle préféra lui faire bon accueil que de résoudre cet ardu problème.

À côté d’elle, on continuait à chuchoter en l’observant.

Andrée n’en perdait pas un coup de dent, quoiqu’elle ressentit un malaise incompréhensible.

Quelques-unes de ces femmes, les plus jeunes, la regardaient avec complaisance : Débraillées, les lèvres gourmandes, dans des poses lascives, elles paraissaient prêtes à s’offrir.

Sous ce feu provocateur Andrée sentait mille aiguillons s’enfoncer dans sa chair.

D’autres de ses voisines, au contraire, la toisaient avec colère ; déjà des gros mots, dont elle devinait la cause, avaient été échangés.

Un couple féminin vint s’asseoir à la table près de la sienne.

L’une des deux ne détachait pas ses yeux de dessus Andrée.

Tout à coup, la femme qui lui tournait le dos fit volte-face.

Une vraie virago.

Haute en couleur, la lèvre ombragée par une forte moustache, elle puait le vice.

La parfaite distinction de mademoiselle Fernez la rendit furieuse.

— Tu sais, dit-elle, à sa compagne, si tu continues à la reluquer ainsi, je te flanque une beigne.

En ce moment, une grande fille blonde, maigre, décharnée, le teint blême, les yeux cerclés de noir, entra dans la salle.

Elle se dirigea vers la caisse.

Après l’échange du baiser habituel, la dame de comptoir lui dit quelques mots bas à l’oreille.

La fille, aussitôt, se tourna du côté d’Andrée.

Elle fit un mouvement d’épaules plein d’insouciance ; puis, d’un pas lent, celui d’une malade, elle vint jusqu’à la table où dînait mademoiselle Fernez.

Sans en solliciter la permission, elle s’assit en face de l’artiste.

D’un coup d’œil rapide, Andrée avait examiné cette malheureuse.

Ses vêtements, des oripeaux en soie, suintaient la misère ; ses bottines éculées souriaient béatement au parquet ; son chapeau, un amas de fleurs et de tulle, que la pluie et le soleil avaient amalgamé en un tas informe, ne tenait que par un prodige d’équilibre sur une forêt de cheveux blonds mal peignés.

Elle avait dû être jolie ; malgré son dénuement, elle gardait une expression agréable.

Andrée, en la voyant s’asseoir, eut envie de partir.

Elle resta.

— Vous avez commandé un excellent menu, dit la fille, tout en consultant la carte.

— Libre à vous de le partager, répondit André.

— Alors, vous paierez ? car je suis en dèche.

— Pourquoi pas ?

— Tant mieux, car je n’ai mangé aujourd’hui qu’un pain d’un sou.

Les paupières de mademoiselle Fernez battirent.

— Pauvre fille ! pensa-t-elle.

D’un signe elle appela une bonne, et commanda de doubler les portions.

L’infortunée dévora.

D’abord, elle ne songea qu’à satisfaire son appétit ; une fois rassasiée, elle joua du pied et de la prunelle.

Andrée pâlit, mais ne se fâcha pas.

L’heure de la chute venait-elle de sonner ?

Peut-être.

Cette femme lui plaisait, et des bouffées de passion lui montaient au cerveau.

Pourquoi vouloir toujours résister à la tentation ?

Andrée était lasse de vivre en face d’un pays inconnu, qu’elle désirait tant visiter.

La vertu lui pesait.

La salle se vidait.

La femme mangeait encore.

Andrée fit venir des liqueurs.

Maintenant, sa compagne la tutoyait.

— Je ne t’ai encore jamais vue, disait-elle la bouche pleine.

— Je ne suis jamais venue ici.

— Ah ! qui donc t’avait indiqué la turne ?

— Personne.

— Isabelle t’a reçue tout de même ?

— Qui ça, Isabelle ?

— La patronne.

— Elle n’a fait aucune difficulté.

— C’est drôle, elle n’admet de nouvelles clientes que lorsqu’elles lui sont recommandées.

— Je ne savais pas la maison montée sur un si bon pied.

— Dame, Isabelle a peur de la police.

Andrée rougit.

— Ton physique aura plu à la patronne. Il faut te méfier, elle ne veut jamais se souvenir qu’elle a soixante ans. Bien sûr qu’elle te fera de l’œil.

— Voilà une aventure qui flattera mon amour-propre.

— Tu te moques d’Isabelle parce que tu as de l’or, mais aux jours de dèche on est heureux de la trouver. Alors…

Elle compléta sa phrase par un geste cynique.

— Pourtant, vous n’avez pas déjeuné ce matin.

— Ma note est longue et elle a d’autres préférées.

Andrée était fort troublée.

Cette fille l’attirait, mais la pensée de devenir la complice d’une répugnante prostitution lui inspirait un certain dégoût.

La malheureuse ne la suivrait que dans l’espoir de manger le lendemain.

Andrée demanda la carte.

Isabelle avait tenu à lui faire payer sa bienvenue, car le total était fort enflé.

La jeune femme solda sans se plaindre.

À cet instant, une violente quinte de toux souleva la poitrine de sa compagne.

Celle-ci appliqua son mouchoir sur ses lèvres et le retira taché de sang.

Andrée tressaillit.

La mort, l’impitoyable mort, guettait cette pauvre fille et, au bord de la tombe, elle devait encore se livrer.

Vite, elle enveloppa deux louis dans une feuille de papier, et les glissa adroitement à son invitée.

Ensuite, elle se leva.

— Tu pars ? demanda la fille.

— Oui.

— Tu ne m’emmènes pas ?

— Non, mon enfant.

— Alors, je ne veux pas de ton argent. Je ne suis pas une mendiante.

— Gardez-le, mademoiselle ; ce n’est pas une aumône, mais un prêt que je fais à votre pauvreté du moment. Un jour vous pourrez peut-être, à votre tour, secourir une amie malheureuse.

— Je n’en aurai pas le temps ; avant la fin de l’hiver je serai morte.

— Acceptez-le pour vous soigner.

— Me soigner ! Lorsque je ne pourrai plus marcher, j’irai mourir à Lariboisière ; c’est l’habitude dans la famille. Les hommes se pendent et les femmes vont crever à l’hôpital.

Andrée, la voix pleine de sanglots, lui dit bien bas :

— Au revoir, voici mon adresse ; aux heures de misère, souvenez-vous de moi !


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
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XI


Sept heures du soir.

Les ouvriers sortaient en foule, harassés et maussades, des ateliers.

La rue Mouffetard était encombrée par les travailleurs retournant sans joie au logis.

Des enfants dépenaillés jouaient sur la chaussée, entre les jambes des chevaux, au risque d’être écrasés, en attendant d’aller manger la maigre pitance du soir.

Une femme, grande, sèche, vêtue d’habits propres, quoique usés, le regard dur sous d’épais cheveux blancs ondulés, avançait rapidement à travers les groupes des ménagères attardées, achetant à la hâte quelques victuailles : des rogatons, rebuts de tous, pour calmer la faim des marmots, qui attendaient là-bas, avec impatience, la becquetée quotidienne.

Cette femme, une ouvrière, avait l’aspect honnête ; pourtant elle inspirait, généralement, un sentiment de répulsion, tellement ses traits anguleux annonçaient la méchanceté, jointe à une volonté inflexible que rien ne devait faire fléchir.

Elle atteignit une grande maison, à façade lézardée ; aux fenêtres sans persiennes pendait du linge mouillé et des paillons d’enfants ; derrière les vitres veuves de rideaux grouillait tout un monde de malheureux en guenilles.

Sous la voûte sombre, à peine éclairée par la lueur blafarde d’un quinquet fumeux, des mioches, la face barbouillée, les vêtements en loques, criaient et se rossaient.

À la vue de cette mêlée, l’œil bleu pâle de la femme s’alluma d’une flamme mauvaise, sa bouche plate se contracta en un rictus plein de haine.

Elle s’approcha vivement du groupe braillant, et happant de sa main osseuse deux fillettes à qui l’ardeur du jeu avait mis des couleurs sur les joues blêmes de rachitique, elle les attira brutalement de son côté.

Puis, devant tous, elle les battit.

Ne croyez pas qu’elle se contenta de leur appliquer des soufflets.

Non, cette mère, sorte de monstre odieux, froidement, sans un mot de colère, semblait prendre plaisir à meurtrir, de ses doigts longs et crochus, le corps de ses filles.

Elle allait dans son œuvre, s’essouflant, mais ne s’arrêtant pas aux cris de ses enfants.

Son cœur demeurait sourd au bruit de ces vraies larmes.

Ses entrailles ne tressaillaient pas.

Autour d’elle, les mégères la regardaient, indifférentes.

Une fois sa haine satisfaite, ayant peut-être les bras fatigués, elle se dirigea vers l’escalier, suivie des deux gamines.

Leurs compagnons de jeu riaient de leur douleur.

Battus également, ils étaient heureux de voir les autres souffrir.

Elle monta jusqu’au cinquième et pénétra dans une vaste pièce éclairée par une tabatière.

Il y avait trois lits.

Sur un poêle de fonte où achevaient de se consumer quelques tisons à moitié éteints, dans une casserole ébréchée mijotait un ragoût de pommes de terre.

La vaisselle sale traînait partout.

Devant ce désordre, la mère se mit de nouveau à crier :

— Tas de rosses, dit-elle, vous jouez au lieu de travailler.

Ses mains s’abattirent lourdement sur les deux enfants.

Un garçonnet entra.

Sa figure ruisselait de sueur.

Sa culotte — une collection de vieux morceaux de drap rapiécés les uns sur les autres — était déchirée aux genoux.

Un tel forfait méritait une punition immédiate.

Il reçut une volée de coups de trique.

Tout en maugréant contre les enfants, la femme activa le feu, acheva de faire cuire le repas.

Maintenant la soupe, quelle soupe ! fumait dans une grande écuelle de terre.

Les enfants attendaient en silence.

Ils avaient bien faim !

La porte fut poussée.

C’était le mari :

Un charretier, le fouet pendu au cou, couvert de boue, puant l’écurie et titubant sous l’effort des nombreuses tournées qu’il avait absorbées en route.

— Chameau, sale ivrogne, lui cria la femme dès qu’elle l’aperçut.

Elle vint, de son poing fermé, lui frôler le visage.

L’homme se redressa prêt à la riposte, et lui envoya de son pied, chaussé de bottes, une ruade bien appliquée.

Elle sut l’esquiver, mais elle répondit par une assiette, envoyée à toute volée qu’il reçut en plein visage.

Ses lèvres se mouillèrent de sang.

Il se rua sur sa femme.

Ils s’empoignèrent corps à corps, se mordant et se griffant.

Ils roulèrent à terre, se crachant à la figure, hurlant des sottises.

Les enfants assistaient, impassibles, à ce spectacle.

Seule Laurence, une blondinette qui aurait pu être jolie sans l’anémie, se jeta bravement en avant.

Elle voulait protéger sa mère.

— Papa, suppliait-elle, ne fait pas de mal à maman.

Au milieu de la lutte, elle reçut des horions qui achevèrent de blêmir ses membres déjà meurtris.

Pour finir, le mari asséna sur la tête de sa femme un dernier coup de poing.

Elle resta étourdie.

Laurence lui frotta les tempes avec du vinaigre.

Pendant ce temps, l’homme mangeait goulûment tout le souper, ne laissant aux deux enfants, silencieux, que des bribes insignifiantes qu’ils dévoraient avidement.

Lorsque Laurence et sa mère s’approchèrent de la table, elles ne trouvèrent que du pain sec !

L’homme, étendu, à moitié vêtu, sur le lit, ronflait.

Le frère et la sœur dormaient chacun de leur côté.

Laurence, les yeux presque clos par le sommeil, aida sa mère à mettre un peu d’ordre dans cette chambre.

À minuit, l’homme s’éveilla.

Sa femme venait de se glisser doucement à ses côtés.

D’un hoquet, il inonda les draps et empesta le réduit, déjà rempli d’une vapeur de chenil.

Puis il eut des soupirs d’amant.

Le mâle entrait en rut.

Elle voulut résister.

— Les enfants ne dorment pas, disait-elle, en essayant de le repousser.

Il jurait entre ses dents, et cherchait à vaincre les résistances qu’on lui opposait faiblement.

Brutalement, il eut raison de la femelle, un instant révoltée.

Laurence semblait dormir.

Sa sœur, grande brune déhanchée, l’air vicieux, le visage pâle, les yeux cerclés de noir, soulevée sur son coude, écoutait les moindres plaintes du lit vermoulu !

Jacques Latour était un ivrogne fieffé, qui buvait chaque semaine sa paye, il ne rapportait au logis que quelques sous, qu’il fallait lui arracher par ruse.

À jeun, il était méchant, gorgé de vin et d’alcool, il devenait féroce.

Il battait sa femme !

Il détestait ses enfants !

Joséphine Latour gagnait deux francs cinquante, en atelier.

Avec ce maigre salaire, elle devait subvenir aux besoins de toute la famille.

On ne mourait pas de faim, voilà tout.

Accablée de fatigue, épuisée par de multiples grossesses — déjà sept de ses petits, morts, faute de soins, dormaient dans les vastes nécropoles parisiennes — cette malheureuse accusait ses enfants d’être l’unique cause de toutes ses souffrances.

De là, cette haine implacable, qui se traduisait par des rossées quotidiennes.

Dans une unique pièce, grouillait toute la famille, en une ignoble promiscuité.

Les filles connaissaient tous les secrets dégoûtants de l’alcove de leurs parents.

Le fils, un garnement, riait avec ses camarades des bruits qu’il entendait la nuit, lorsque la grande chambre devenait toute noire.

Tous trois auraient dû aller à l’école.

Livrés à eux-mêmes, soumis à aucune surveillance, ils restaient à galvauder avec des vauriens plus âgés, achevant de pervertir leur âme, déjà tant souillée.

Le hasard seul les avait empêché de voler.

Marceline avait déjà la tournure provocatrice d’une fille.

Parfois, elle rôdait autour des vieux, et souvent elle possédait des pièces blanches !

Le soir, lorsque Joséphine Latour revenait, les voisins l’interpellaient, accusant ses enfants de tous les méfaits commis dans la maison.

Ces rapports, la plupart mensongers, exaspéraient Joséphine, dont la main devenait encore plus lourde.

Ils s’habituaient aux coups, ils ne les redoutaient plus, et se plaisaient davantage à faire le mal, sauf Laurence.

Aucune boue ne semblait devoir l’atteindre.

Elle aimait sa mère.

Elle ne jugeait pas son père, au contraire, elle s’efforçait de cacher les turpitudes de ce misérable.

Elle le défendait lorsqu’on l’attaquait.

Chez Laurence, l’amour du jeu l’emportait parfois, — elle n’avait que douze ans, — pourtant elle rangeait, elle nettoyait la maison, pendant l’absence de sa mère, n’en recevant pas une gifle de moins que les autres.

Marceline n’aspirait qu’au moment de fuir ce foyer maudit ; chaque jour, elle sentait grandir le désir de se venger de ses parents, qu’elle détestait.

Elle se battait avec sa mère.

Elle se moquait de Laurence.

Alfred était un pâle et malingre voyou, il possédait tous les vices qui conduisent au bagne si ce n’est plus loin.

Un dimanche matin, Jacques Latour cuvait son vin, sous des draps maculés de larges taches répugnantes.

Joséphine venait de partir au lavoir en compagnie de Marceline.

Alfred galvaudait déjà sur la place Lacépède.

Laurence avait promis de mettre le ménage en ordre.

Quoique voulant éviter de faire du bruit, le pied de l’enfant heurta une chaise.

L’ivrogne s’éveilla, en proférant un juron.

Laurence se mit à marcher encore plus doucement.

Latour fermait les yeux pour dormir de nouveau.

Il n’y parvint pas.

À travers ses paupières entr’ouvertes, il suivait sa fille dans ses moindres mouvements.

Sur sa face bestiale, rongée par l’abus du vin se dessinait un étrange sourire.

Laurence ne se méfiait pas.

Baissée, le dos tourné, elle lavait le pavé.

D’un geste prompt, il rejeta les couvertures loin de lui, et tout nu, il sauta lestement à terre.

Avant que Laurence eût pu comprendre le danger qui la menaçait, il l’enlevait brusquement, et cherchait à l’étendre sur la couche qu’il venait de quitter.

Si Laurence était encore vierge, elle n’était plus innocente.

Elle connaissait toutes les réalités de l’existence.

Très grande et très nerveuse, elle essaya de se défendre.

Elle voulait gagner du temps.

Le hasard seul pouvait la sauver.

Latour, affaibli par les excès, surpris par ce commencement de lutte, qu’il n’avait pas prévue, lâcha sa proie.

Elle allait se sauver.

Il courut pour la reprendre ; déjà il l’enlaçait, et cette fois, fortement, pour étouffer ses cris, il lui comprimait la bouche.

Était-elle donc perdue ?

La porte s’ouvrit. Alfred parut.

Le jeune homme bondit jusqu’à sa sœur.

Il comprit de suite de quelle tentative ignoble Latour venait de se rendre coupable.

Tous deux se toisèrent, se mesurèrent.

Latour pouvait se rire de ce gamin.

N’était-il pas plus fort, plus vigoureux ?

Oui, certes, mais Alfred venait de sentir s’éveiller en lui tout un regain de bons sentiments.

Indigné, il se tenait prêt à venger sa sœur si cruellement outragée.

— Misérable ! disait Alfred.

Latour, honteux, pris de peur, préféra s’éloigner et quitter la chambre.

Laurence eut la pensée qu’elle allait mourir.

Ce ne fut qu’un léger évanouissement, elle revint à la vie.

Peut-être le regretta-t-elle souvent plus tard.

Son regard incertain s’arrêta sur Alfred.

Il lui prodiguait des soins avec empressement.

Il se montrait presque affectueux, lui d’ordinaire si grossier, si brutal.

— Alfred, implora-t-elle, sois discret, que nul ne sache cette scène. Le coupable est notre père !

— Tu es trop bonne, trop honnête pour rester ici, parmi nous ; pars au plus vite.

— Le puis-je ?

— Prends garde, il recommencera et se vengera.

— N’importe, nous devons cacher ses fautes.

Alfred regarda sa sœur d’un air surpris. Tant d’indulgence le confondait.

Plus crapuleusement lié avec Marceline, il préférait Laurence.

Elle lui inspirait une affection mêlée de respect.

Il aurait voulu la voir s’éloigner de cette maison, où elle souffrait sans se plaindre. Aussi sut-il garder le secret de cette poignante aventure, même envers Marcelline.

Latour devenait farouche.

Il ne pouvait pardonner à sa fille le droit qu’elle avait de le mépriser.

Il redoubla de brutalité.

Joséphine ne protesta pas.

La femelle, chez elle, dominait la mère.

Il lui tardait que le nid fût débarrassé des petits qu’elle avait mis au monde.


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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XII


Depuis quelques mois, Alfred servait les maçons.

C’était le seul métier que ses parents avaient su lui donner.

De cette façon, il gagnait de suite trois francs par jour.

Le père pouvait boire davantage, son fils travaillait et rapportait chaque semaine son salaire.

Alfred ne donnait sa paye à Joséphine Latour qu’en maugréant.

Un soir, après avoir été roué de coups la veille, parce qu’il était rentré ivre, il ne revint pas.

La mère ne regretta que l’argent qu’il apportait.

Marceline travaillait dans une fabrique d’équipements militaires.

Laurence apprenait le métier de lingère chez une voisine compatissante.

La misère de cette fillette l’avait émue.

Joséphine Latour, de son regard mauvais, ne cessait d’examiner ses filles.

Elle ne tarda pas à remarquer que la taille de Marceline grossissait.

— Tu es enceinte, gueuse, lui cria-t-elle un matin, pendant que la jeune fille mettait avec effort son corset.

— Que t’importe ? répondit insolemment Marceline.

— Attends un peu, je vais t’arranger, toi et ton bâtard.

— Mieux vaut être bâtard que d’avoir des parents comme vous.

Joséphine Latour s’avança, la main levée.

Marceline prit son sabot et le lança fortement à la tête de sa mère.

Le bois l’écorcha vers l’œil.

Une hachette se trouvait là, elle l’empoigna et frappa sa fille d’un coup sec.

Cette femme pouvait commettre un infanticide.

Heureusement que ce fut le dos de l’arme qui toucha Marceline.

Pourtant, elle hurla, dans le paroxysme de la rage :

— Assassin !

— Ce soir, tu ne coucheras pas ici, répondit madame Latour.

— Maman, supplia Laurence, ne chasse pas ma sœur.

— Toi aussi, vaurienne, tu partiras. Il y a longtemps que votre père me conseille de vous jeter dehors.

Elles allèrent chacune à leur atelier, sans prendre au sérieux les menaces de leur mère.

De pareilles scènes ne se passaient-elles pas chaque jour ?

Vingt-quatre heures après, les mots étaient oubliés.

Lorsqu’elles revinrent le soir, la porte de la chambre était fermée.

Elles heurtèrent en vain ; Joséphine Latour ne leur ouvrit pas.

L’ivrogne et sa femme soupèrent tranquillement.

Lasses de frapper et d’appeler, les pauvrettes se retirèrent.

C’était une soirée d’hiver.

Elles grelottaient.

Elles avaient faim.

Elles allaient par les rues désertes et boueuses, risquant d’être ramassées comme vagabondes ou recueillies par le vice.

Marceline s’arrêta :

— Viens chez mon homme, il nous logera et nous donnera du pain.

Laurence ne repoussa pas l’offre de sa sœur.

À quatorze ans, il est dur de coucher à la belle étoile et d’entendre son estomac crier famine.

Marceline conduisit Laurence rue des Lyonnais.

Elle entra dans un hôtel borgne, dont la porte était éclairée par une lanterne rouge, sur laquelle oh lisait :

Ici on loge à la nuit.

Le rez-de-chaussée était occupé par un marchand de vin.

À travers les vitres, couvertes de buée, on apercevait des buveurs attablés.

On entendait des chants avinés.

Au fond d’un couloir noir, elles aperçurent une pâle clarté.

Marceline poussa une porte vitrée.

Une grosse femme, coiffée d’un mouchoir, le visage barbouillé de tabac, sommeillait, accoudée à une table.

Au bruit que fit Marceline, elle leva la tête.

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle d’un ton de méchante humeur.

« D’abord, je ne loge pas les femelles, à moins qu’elles ne payent d’avance.

— Auguste Desmarquet est-il chez lui ? questionna Marceline.

— Il est chez le mastroquet.

— Dites-lui de venir de suite.

La vieille se leva tout ronchonnant.

— Si c’est pas honteux, venir chercher les hommes jusque chez eux, disait-elle à voix basse.

Elle alla frapper à un guichet qui donnait dans la boutique.

Elle cria :

— Auguste Desmarquet, venez par ici ; voilà une donzelle qui veut vous parler.

Les camarades blaguèrent le jeune homme qui s’empressa de les quitter.

Il était connu pour un lovelace.

Il avait déjà mis à mal nombre d’ouvrières.

Il arriva, titubant légèrement et en frisant sa moustache.

À la lueur du quinquet de la propriétaire, il reconnut Marceline.

Il fit une légère grimace.

Cette liaison, vieille de trois mois, commençait à lui peser.

La silhouette, à peine définie, de Laurence l’attira davantage.

Il salua gauchement, expertisant d’un regard gourmand les charmes encore anguleux de la gamine.

— Comment se fait-il que tu viennes me voir à cette heure ? demanda-t-il à Marceline.

Celle-ci le mit au courant de la situation.

Il eut un geste d’impatience.

Il n’aimait pas les collages.

Peut-être allait-il renvoyer, sans pitié, sa maîtresse, lorsque ses yeux se fixèrent de nouveau sur Laurence.

— Montez, dit-il.

Elles s’engagèrent dans l’escalier, tandis qu’il prenait une clef et un bougeoir d’étain.

Auguste Desmarquet occupait, au troisième étage, un cabinet.

Après un repas des plus sommaires, on étendit à terre un matelas où Laurence ne tarda pas à s’endormir, bercée par un échange de mots orduriers, entremêlés de baisers.

Cela ne la changeait pas.

C’était Auguste et Marceline qui se disputaient.

À partir du lendemain, la vie devenait commune pour ces trois êtres.

Auguste accepta le collage, parce qu’il désirait Laurence.

Ils restèrent quatre mois ensemble.

Pourquoi si longtemps ?

Parce que la jalousie de Marceline avait deviné la passion de son amant, et qu’elle lui avait dit :

— Si tu touche à ma sœur, je te flanque du vitriol au visage.

Le bel auguste tenait à son physique.

Aussi hésitait-il à mettre à exécution ses projets.

Puis, Laurence savait esquiver les tête-à-tête dangereux.

Mais la promiscuité faisait quand même son œuvre.

Les sens de Laurence s’éveillaient lentement, ils sortaient petit à petit de leur torpeur.

Elle n’aimait pas Auguste.

Peut-être le détestait-elle ?

Pourtant, elle devenait curieuse.

Elle avait des instants de défaillance où la lutte n’était plus facile.

Il profita d’une heure de somnolence.

Plus par la violence que par la persuasion, Laurence devint sa maîtresse.

Qui donc la jugera ?

La vie à trois continua.

Marceline fermait les yeux.

Un jour, Laurence s’aperçut qu’elle était enceinte.

Horreur !

Elle était la maîtresse de l’amant de sa sœur !

Toutes deux allaient être mères.

Lorsqu’on lui parlait mariage, il ricanait.

Maintenant qu’il ne désirait plus Laurence, il menaçait les deux malheureuses de les mettre à la porte.

Laurence venait de retrouver toute sa fierté.

Elle partit.

Où aller ?

Elle gagnait vingt sous par jour.

Elle marcha longtemps dans la ville, se heurtant à la foule indifférente.

Ces gens étaient peut-être bons, aucun d’eux ne devina sa détresse.

D’abord le soleil brillait, inondant les rues de ses rayons lumineux, puis le crépuscule chassa la dernière flambée du jour, et le ciel se piqua de mille points d’or.

Laurence murmura une prière.

Il ne vint rien, que l’isolement plus complet.

Elle longeait les quais.

La Seine coulait toute blanche, sous les reflets de la lune.

La brise agitait doucement les ramées nouvelles et apportait le parfum des fleurs printanières.

La nature n’était pas triste.

Au loin, on entendait des accords de musique et des bribes de chansons joyeuses.

Pourtant une enfant, une victime, allait par la route, les yeux pleins de larmes, le cœur déjà brisé, vers le néant !

Pourquoi aurait-elle eu la foi ?

Autour d’elle, de la ville tumultueuse, s’élevait une immense clameur poussée par tous les repus, après ripaille.

Elle, pauvre fille, les habits percés, le ventre creux, elle n’espérait de repos que dans la tombe.

Le fleuve l’attirait.

Il serait son linceul !

Elle s’éloigna encore.

La berge était déserte.

Un murmure lointain lui rappelait seul le monde qu’elle voulait quitter.

Elle s’élança !

La nappe limpide s’ouvrit, bouillonna, et se referma sur le corps de l’enfant.

L’éternité commençait !

 

Sur la rive opposée, un gardien de la paix — sauveteur par métier — se promenait tranquillement. Il entendit la chute d’un corps dans l’eau.

Vite, il se dépouilla de ses vêtements.

Il plongea.

Après quelques minutes de recherches, il rencontra, sous ses doigts habitués, des vêtements.

Il voulut tirer à lui, l’étoffe trop usée cédait.

Le macchabée allait-il lui échapper ?

Il finit par empoigner un bras.

— Une femme, dit-il.

Il la remorqua vers la berge, lui maintenant la tête hors de l’eau.

La lune éclaira le visage inerte de Laurence.

— Une enfant, ajouta-t-il tristement. Bien sûr qu’elle s’est tuée par chagrin d’amour.

Toujours la même histoire.

Il nageait vigoureusement.

Une fois pieds à terre, il prit ses vêtements et chargé de son fardeau, il se mit à courir vers le poste le plus voisin.

— Morte ou vivante, j’aurai une prime, pensait-il.

Il pressait le pas !


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
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XIII


Lorsque Laurence ouvrit les yeux, elle était couchée sur un lit entouré de rideaux blancs, dans une pièce éclairée par plusieurs veilleuses.

D’un coup d’œil rapide, elle reconnut l’endroit !

Une salle d’hôpital !

Personne ne remuait, elle se souleva.

Une fille de service dormait, étendue dans un fauteuil.

On l’avait sauvée !

Pourtant elle avait eu conscience, au fond de l’eau, qu’elle mourait.

Tout à coup la malade placée à sa droite se mit à crier :

— Athénaïs ! celle du 13 n’est pas morte, elle s’agite.

La fille, éveillée en sursaut, s’étira et vint jusqu’au lit de Laurence.

Sans la questionner, elle versa dans une cuillère le contenu, d’une fiole.

Laurence voulut la repousser.

— Prenez de cette potion ; l’interne m’a bien recommandé de vous la donner, si vous repreniez connaissance.

Laurence avala la drogue.

La fille, tout en arrangeant ses oreillers, disait :

— On a donc voulu mourir ? Si jeune, quel malheur ! Allons, ma petite, dormez bien ; au matin, vous recevrez la visite du directeur et du commissaire.

Laurence ne pouvait dormir.

S’être jetée à l’eau pour fuir la misère, et se retrouver vivante à l’hôpital, avoir en perspective l’interrogatoire d’un magistrat !

Quelle malechance !

À huit heures, un peu avant la visite, elle vit s’approcher de son lit un personnage chauve ; il marchait gravement, accompagné du directeur, d’une religieuse et de plusieurs étudiants, à mines goguenardes et curieuses.

Laurence ne bougea pas.

Le commissaire écouta le rapport que lui lisait l’interne.

— Mademoiselle, commença-t-il d’un ton solennel, vous sentez-vous la force de répondre à mes questions ?

— Faites votre métier, répondit-elle brusquement.

— Votre nom ?

— Laurence.

— Ceci est un prénom, dites-moi comment s’appellent vos parents ?

— Je ne veux pas.

— Pourquoi avez-vous voulu vous tuer ?

— Parce que j’étais lasse de vivre.

— N’est-ce pas plutôt pour cacher votre faute, car vous êtes enceinte.

— Si vous le savez, inutile de m’interroger.

Le magistrat releva les quelques mèches qui se promenaient sur sa nuque, en même temps il montrait ostensiblement un superbe diamant qui ornait son doigt ; de sa main droite, il remuait de la monnaie dans sa poche.

— Mademoiselle, reprit-il, vos réponses me prouvent que vous êtes plus coupable que je ne pensais. Quoique jeune, presqu’encore une enfant, vous portez en vous le fruit d’une faute…

— Commise à deux, interrompit Laurence.

Le commissaire resta la bouche ouverte.

— Commise à deux, c’est-à-dire… c’est-à-dire, permettez.

— Quoi ! Le père m’a lâchée après avoir abusé de mon inexpérience.

— C’est un misérable !

— Tous les hommes le valent.

Décidément, cette gamine embarrassait le représentant de l’autorité.

Pourtant il parvint à retrouver le fil de son discours ; pendant dix minutes, il parla avec conviction sur la morale outragée, sur la monstruosité de se soustraire aux charges d’une faute, dans le suicide, une lâcheté.

Il fut éloquent.

Le directeur, un vieux, la roupie au nez, opinait du bonnet.

La sœur se signait.

Laurence se taisait.

Le commissaire, étonné de ce silencieux acquiescement, se pencha.

Elle dormait !

Il partit vexé.

Avoir usé tant de salive pour bercer une fille perdue, c’était un piètre résultat.

Le médecin, un sceptique blanchi sous le harnais, souriait au loin.

Lorsque le lit de Laurence se trouva libre, il vint près d’elle.

Avec mansuétude, il l’interrogea.

En cinq minutes, il apprit toute la vérité.

— Pauvre fille ! disait-il en s’approchant d’une autre malade.

Il garda Laurence pendant un mois.

Un matin, elle devait quitter l’hôpital dans l’après-midi, il lui remit un léger secours.

Avec un peu d’argent, elle put louer un cabinet rue Galande, à quelques pas de la place Maubert.

Après huit jours de recherches, elle parvint à trouver de l’ouvrage.

Elle gagnait trente sous.

Juste de quoi ne pas mourir de faim, en attendant le moment de sa délivrance.

Seule, sur son grabat, une nuit, elle sentit les premières douleurs.

Malgré elle, ses plaintes éveillèrent un voisin.

On prévint le logeur.

Les agents du poste de police la firent transporter à la Maternité.

Au matin, ce corps d’enfant, brisé par la souffrance, donna le jour à une petite fille.

Grosse comme un chat écorché, ridée comme une vieille femme, elle semblait prête à trépasser.

Elle vécut !

Le neuvième jour, encore bien faible, pâle, devant se soutenir à tous les murs, Laurence quitta la salle, sa fille dans son tablier.

Elle se rendit au bureau.

Derrière un grillage, un homme de trente-cinq ans écrivait.

Après avoir consulté quelques papiers, il demanda brusquement à Laurence :

— Reconnaissez-vous votre enfant ?

Laurence regarda la pauvre petite.

La reconnaître, n’était-ce pas la vouer à une existence affreuse de misère ?

Elle baissa la tête.

Des larmes roulèrent le long de ses joues blêmes.

— Non, monsieur, bégaya-t-elle.

— Alors, vous l’abandonnez ?

— Je gagne à peine pour manger du pain ; comment nourrirais-je un enfant ?

Elle s’excusait !

L’employé prit un air d’importance, et d’un ton doctoral, il dit :

— Mademoiselle, lorsqu’une fille commet une faute, elle n’a qu’un moyen de se réhabiliter aux yeux de la société : c’est d’élever son enfant. Alors on peut oublier le chute première.

Il appuyait fortement sur certains mots, sans s’apercevoir qu’il n’y a rien de plus comique qu’un homme, lorsqu’il fait de la morale à une victime des lois masculines.

Il débitait ces lieux communs avec emphase, heureux de pontifier du haut de son rond de cuir.

Ce monsieur si honnête, pour les autres, avait-il donc toujours accepté la responsabilité de ses actes ?

— Votre enfant, continua-t-il, enhardi par le silence de Laurence, sera élevé loin de vous ; plus tard il vous méprisera, puisque vous n’aurez pas su l’aimer.

Laurence sentait les sanglots lui monter à la gorge.

Ah ! cet homme la torturait.

Elle aimait la pauvre petite, elle aurait voulu la garder.

Le pouvait-elle ?

Non.

Il ne cessait son verbiage.

— Vous allez commettre une seconde faute, les remords empoisonneront votre existence.

Il fit une pause.

Croyant avoir été persuasif, il n’avait été que bête ; il ajouta :

— Persistez-vous à l’abandonner ?

— Oui, monsieur.

Il prit un registre.

L’enfant fut inscrite sous les noms de Marie-Marthe.

Laurence d’une main tremblante, la vue obscurcie par les pleurs, signa l’acte d’abandon.

Une fille de service vint prendre Marie-Marthe.

Laurence couvrit de baisers sa face rouge, elle embrassa ses menottes, elle la regarda longuement.

Elle ne partit que lorsque l’infirmière eut disparu en emportant le bébé.

Alors elle sentit la maternité !

À son atelier, on l’avait remplacée.

À son garni, on exigeait une huitaine d’avance !

Elle ne possédait rien !

Pendant tout le jour, elle erra de banc en banc.

Pas d’asile.

La pluie tombait, fine et glacée, collant sa robe de toile à son corps transi.

Elle commençait à voir trouble, elle chancelait.

En ce moment, elle pénétrait rue Saint-Jacques, non loin du Val-de-Grâce.

Tout à coup, elle se souvint qu’il existait un asile de nuit.

Une femme lui montra au loin la lanterne rouge.

Lentement, elle s’achemina vers la maison hospitalière, laissant partout une trace de son passage.

Elle pénétra dans une vaste pièce.

Autour d’un poêle tout rouge, des femmes se chauffaient.

Laurence tomba évanouie sur le pavé.

Vite on appela de l’aide.

La directrice vint.

De ses mains maternelles, elle souleva cette tête d’adolescente, où l’on voyait tous les stigmates de la douleur.

Elle lui mouilla le visage de vinaigre.

Laurence ouvrit les yeux.

— J’ai faim, essaya-t-elle de dire.

Un bouillon, un demi-verre de vin de Bordeaux la réconfortèrent.

Maintenant, elle avait la force de s’exprimer.

— Allons, mon enfant, lui dit la directrice, ayez confiance en moi.

Cette malheureuse, battue par sa mère, outragée par son père, victime des passions humaines, rejetée par tous, comprit qu’un vrai cœur venait de se révéler à elle ; sans la moindre hésitation, elle cacha sa tête d’exténuée entre les bras de cette inconnue qui lui parlait avec douceur.

La misère pourrait parfois blaser.

Les bons sont à l’abri de tels accidents.

Madame X., elle est trop modeste pour que nous la nommions, malgré sa longue habitude de frôler les malheureux de profession, ne douta pas un instant qu’elle se trouvait en face d’un de ces êtres dont la destinée, faite uniquement de souffrances, déroute les plus fervents et conduit au scepticisme plus sûrement que les théories des philosophes.

Avec des mots de tendresse, elle berçait Laurence, l’interrogeant adroitement, l’amenant à tous les aveux.

Laurence avoua la vérité,

— Et votre enfant ? questionna madame X.

Les pleurs de la fillette redoublèrent.

— Vous l’avez abandonné ?

— Hélas !

— Vous avez donc douté de tous, même de la Providence ?

— Pourquoi aurais-je cru ? J’ai toujours été de trop sur terre : en bas, mes parents m’ont vouée à la misère ; en haut, Dieu, il ne me connaît pas, ne m’a jamais protégée.

Allez, je suis bien réellement une abandonnée.

On ne pouvait la blâmer, elle n’était qu’à plaindre.

À l’asile, on la garda neuf jours.

Pour elle on viola les règlements.

Vêtue chaudement, munie de quelques secours, elle put reprendre la lutte de nouveau.

Elle entra en qualité de journalière chez une chiffonnière en gros.

Son salaire ne suffisait pas à la faire vivre ! il l’empêchait de mourir de faim !


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
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XIV


À Paris, au xixe siècle, on peut s’éteindre d’inanition.

Les égoïstes riront.

Qu’ils écoutent !

Laurence couchait dans un taudis.

Elle ne mangeait pas assez pour reconstituer ses forces.

Peu à peu, l’anémie l’envahissait.

Grande, mince, se couchant comme un roseau battu du vent, elle pâlissait chaque jour davantage.

Elle s’acheminait vers la tombe.

La mort ne l’effrayait pas, au contraire, elle la désirait.

Ne serait-ce pas la délivrance !

Parfois, elle songeait à l’enfant laissé à l’hôpital.

Jamais elle ne le reverrait.

Pourquoi ce monstre l’avait-il faite mère ?

Mère, sans enfant !

Femme, sans époux !

Malgré sa désespérance, elle n’accusait jamais ses parents.

Elle allait insouciante par les rues, étalant, aux yeux des passants, sa noire misère et sa pâleur d’anémiée.

Son regard seul avait conservé un vif éclat.

Malgré son abaissement, on percevait les rayons lumineux d’une intelligence qui sommeillait près d’un cœur capable de bien.

Quoique flétrie par le mal, quoique courbée par l’adversité, Laurence ne pouvait cacher ses seize ans.

Les vieux coureurs d’aventures galantes et salariées aiment à butiner ces fleurs à peine écloses.

Souvent, le soir, elle était suivie, sollicitée, par ces chercheurs baveux et brèche-dent, à tête dénudée.

Elle fuyait !

L’homme l’effrayait !

L’honnêteté est pour beaucoup un objet de taxe, impossible à conserver.

Pendant les jours de chômage, on porte tout chez le bric-à-brac.

La misère lasse les plus robustes.

Les jours d’hiver étaient revenus.

Quelques heures de maladie avaient mis Laurence en arrière.

Le logeur menaçait de lui reprendre la clef de son taudis.

Elle ne faisait qu’un mauvais repas par jour.

Elle commençait à se révolter.

Marceline, devenue une fille de joie patentée, la narguait et l’insultait lorsqu’elle la rencontrait.

— Tu m’as pris mon homme, lui criait-elle tout haut.

Et, tandis que la pauvrette se sauvait, la fille égrenait un long chapelet d’injures à l’adresse de sa sœur.

Laurence regardait de loin la fille de joie offrant cyniquement ses charmes avachis aux passants.

Ses habits, livrée obligée du métier, étaient luxueux, et elle paraissait manger tous les jours.

Laurence, vaincue par le sort, se demandait si elle ne se trompait pas de chemin.

Après une journée d’un rude et fatigant labeur, elle revenait de l’atelier.

Il pleuvait.

Il ventait.

Sous l’averse glaciale, à travers la brise humide, Laurence arpentait à pas pressés la rue du Faubourg-Saint-Martin.

Elle n’osait regarder les marchands de victuailles.

Elle avait si faim !

Elle fuyait les magasins de nouveautés.

Elle avait si froid sous ses vieux haillons !

Un homme âgé, à la tournure militaire, la boutonnière fleurie du ruban rouge, venait en sens inverse.

À la lueur d’un bec de gaz, il regarda l’ouvrière.

Il comprit sa détresse.

Il pressa le pas derrière ses talons.

Laurence dut subir son parapluie et sa compagnie.

Il ne parla pas d’amour.

Il ignorait ce sentiment.

Ce satyre, vieux rebus de toutes les garnisons, ne pouvait offrir que de l’or.

Il fut cynique.

— La belle, dit-il d’une voix chevrotante, je suis riche, je puis devenir votre protecteur, votre ami.

Laurence rougit.

Elle savait encore rougir !

L’ancien était content.

Déjà il se pourléchait.

— Répondez, ordonna-t-il, je n’ai pas de temps à perdre.

Elle balbutia des mots inintelligibles.

Ce monsieur décoré à cheveux blancs, qui aurait pu être respectable, l’intimidait.

Il l’accompagna jusqu’à sa porte, au fond d’une impasse près du canal.

Ce soir-là, il fut discret.

Le lendemain il écrivit.

Trois jours après, il l’attendait à la sortie de l’atelier.

Il n’eut pas la pensée de la secourir charitablement.

Allons donc !

Il achetait une fille.

Il aurait refusé un morceau de pain à une mourante.

La misère, nous le savons, brise les volontés les plus fermes.

Laurence prêta une oreille complaisante aux offres du capitaine Galbi.

Fut-il son amant ?

Il le tenta.

Il fit de la malheureuse l’esclave soumise de ses caprices atrophiés d’impuissant.

Toujours en quête d’une émotion nouvelle, il n’agissait qu’en raffiné, égoïste et vicieux.

Lorsqu’elle vint à lui, elle n’était qu’anémiée.

Lorsqu’il la quitta, elle avait la toux des phtisiques.

Pourtant, il la nourrissait bien.

Lorsque Laurence se vit à l’abri du besoin, elle songea à son enfant.

Le reprendre !

Quelle ravissante et douce perspective.

Elle se fit aimable pour le vieux.

— J’ai une grâce à vous demander, dit-elle en souriant, pour montrer ses dents blanches.

Elle tremblait un peu.

Le monsieur lui en imposait.

— Ah ! répondit la vieille baderne d’un air de méchante humeur.

Pour le moment, il ne désirait rien, et trouvait inutile de se mettre en frais.

— Je vous ai avoué que j’avais eu un enfant.

— Oui, ne parlons plus du passé.

Il ajouta avec un geste superbe :

— J’ai pardonné une première faute ; pourquoi m’en faire souvenir ?

— Mon enfant…

— Il est rue d’Enfer, qu’il y reste.

— Je voulais vous prier de m’aider à le retrouver, à l’enlever de l’hospice.

Le capitaine regardait Laurence d’un air ahuri.

Il ne comprenait pas.

— L’enlever de l’hospice ! deviens-tu folle ?

— Non, je ne l’ai abandonnée, que poussée par la misère ; aujourd’hui, je puis l’élever, remplir mes devoirs de mère.

Elle joignit les mains :

— Ne me refusez pas !

Il devint furieux, ses yeux s’injectèrent de sang.

— Ne me parle jamais de cette gosse, ou bien je te chasse immédiatement.

Laurence n’insista pas.

Non pas que la menace l’effrayât ; elle détestait cet homme ; mais, lui parti, elle devait renoncer à reprendre Marie-Marthe.

Elle préféra attendre ; une circonstance imprévue pouvait lui permettre d’exécuter son projet.

Cette existence de honte et d’esclavage dura six mois.

Le régiment changea de garnison.

Galbi, sans souci de l’avenir de Laurence, la mit à la porte, la veille de son départ, avec un louis dans la main.

Étonnée de ce procédé, elle le regardait, paraissant l’interroger.

— Ma chère, dit-il, en pirouettant sur ses hauts talons de bottes, je ne t’ai fait aucune promesse, je ne te dois donc aucune compensation.

Elle tournait et retournait cette pièce d’or, le salaire de son corps.

— Ne prends pas un air tragique ; demain tu peux retourner à l’atelier.

Elle hochait la tête.

— Ou reprendre un autre amant.

Un autre amant ! c’est-à-dire mener la vie des vendeuses d’amour !

Aujourd’hui l’abandon, demain les ripailles joyeuses, après le marché convenu.

Quelle horreur !

Aller plus avant dans cette voie la terrifiait.

Elle songeait à Marceline.

D’abord, librement, elle avait folâtré sur le trottoir, donnant ou vendant, selon son caprice, ses baisers fardés ; puis, elle était devenue fille soumise ; en ce moment, une chaîne encore plus lourde pesait sur ses épaules.

Elle appartenait à un des lupanars du boulevard extérieur.

Non, elle ne pouvait accepter une telle existence.

Implorer cet homme !

Peine inutile.

Il n’était généreux que par égoïsme.

À la place du cœur, il n’avait qu’une machine à désirs.

— Va-t’en ! dit-il durement.

Elle partit.

Un sentiment la dominait :

Le dégoût du mâle.


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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XV


Andrée Fernez, installée en face de son chevalet, rêvait, laissant ses pinceaux inactifs et ses couleurs se sécher sur sa palette.

Pourquoi ces yeux rêveurs, comme voilés d’ombre et de tristesse ?

Andrée n’est-elle pas heureuse ?

Ses tableaux se vendent bien.

Les amateurs de goût les recherchent.

Elle peut s’arrêter et regarder fièrement le chemin parcouru.

Sa route avait été longue, garnie de ronces et d’épines ; aux branches lointaines, elle apercevait des gouttes de sang !

Elle se voyait là-bas, à quinze ans, partant avec sa mère, chassées toutes deux du foyer familial par la concubine.

Qu’auraient-elles dû devenir.

Des déclassées.

La lutte avait été rude, mais le but atteint permettait d’oublier les heures de souffrances.

L’enfant, toujours soutenue par sa mère, quoiqu’abandonnée par son père, avait pu conquérir sa place au soleil !

Elle était quelqu’un.

Une puissance étrangère venait même de lui envoyer une décoration.

Un vieil oncle de M. Fernez, indigné de la conduite de son neveu, avait laissé à Andrée une petite fortune.

Tout cela ne suffisait-il pas à son bonheur ?

Andrée avait une réserve de sensation à dépenser, elle ne savait vers qui se montrer généreuse.

Cela l’attristait.

Toujours entre deux sentiments :

Sa haine de l’homme.

L’attrait de la femme, ce fruit doublement défendu.

Voilà pourquoi, ce matin-là, elle restait immobile devant sa toile vierge.

L’inspiration venait lentement.

Sa main demeurait lourde.

Allait-elle être vaincue, dominée par la matière, dont jusqu’à présent elle avait toujours eu raison ?

Tout à coup, elle redressa sa haute et flexible taille ; elle eût un éclat de rire sardonique, qui résonna ferme dans la sonorité de l’atelier.

Sur ces traits, restés purs, malgré les nombreux fils d’argent qui émaillaient ses cheveux vers les tempes, vint se plaquer ce masque froid, impassible, quelque peu ironique, à l’abri duquel elle a pu se moquer de tout et en rire, de crainte, comme Figaro, d’en pleurer.

Elle trempait déjà ses brosses dans le godet d’essence, lorsqu’un coup discret fut frappé à la porte.

— Entrez, cria-t-elle.

Une jeune fille, timide, gênée, pénétra dans la haute et vaste pièce.

Elle était coiffée d’un chapeau en feutre chiffonné, sur lequel des plumes défrisées étendaient lugubrement leurs longs rameaux, semblables aux branches d’un saule pleureur.

Sa robe, jadis noire, présentaient des reflets rouges ou verts, selon que les rayons du soleil venaient frapper l’étoffe défraîchie.

Elle avait des gants, mais les doigts sortaient par de larges déchirures.

Dehors, on comptait trente degrés à l’ombre ; pourtant, elle n’avait aucune ombrelle pour se garantir ; aussi la chaleur avait mis des pivoines sur sa face d’anémique.

Elle salua gauchement et baissa les yeux sous l’intensité du regard hautain d’Andrée.

— Que désirez-vous ? demanda cette dernière d’une voix chaudement timbrée.

— Mademoiselle Fernez, répondit la visiteuse.

Sans quitter sa palette, Andrée indiqua un siège à cette femme, qui semblait prête à défaillir.

— Une quémandeuse, pensait l’artiste.

Pour encourager la malheureuse, elle vint s’asseoir à ses côtés, sur une table, comme un joyeux et leste rapin.

La jeune fille interdite, surprise, n’osait lever les yeux sur cette femme, une artiste, dont la tenue ressemblait fort à celle d’un gamin.

Andrée, pour la mettre à l’aise, se fit bonne et simple.

— Eh bien, mon enfant, dites vite le motif de votre visite ?

— Je voudrais parler à mademoiselle Fernez.

— C’est moi.

Elle devint encore plus embarrassée.

— Je viens, prononça-t-elle bien bas, pour poser…

— Ah ! quelle est votre spécialité ?

La jeune fille parut naïvement étonnée.

Ce langage était nouveau pour elle.

Andrée, nullement un modèle de patience, commençait à la trouver mauvaise.

— Répondez, dit-elle brusquement.

La jeune fille jeta un coup d’œil de détresse vers la porte.

Elle avait envie de se sauver.

— Je ne sais, bégaya-t-elle.

— Comment, vous ne savez pas ?

— Je n’ai encore jamais posé.

Mademoiselle Fernez la déshabilla d’un long regard de connaisseur, lequel vint se heurter à tous les angles aigus d’un corps de malade.

— Vous ne pouvez servir de modèle pour la nudité, déclara fermement Andrée.

— Alors, je ne puis vous servir !

— Pas pour le moment.

L’infortunée poussa un tel soupir de découragement, qu’Andrée, toute troublée, l’observa davantage.

Maintenant qu’elle était reposée, son visage apparaissait d’une pâleur mate, où se dessinaient de grandes taches noires ; la bouche contournée criait la souffrance ; sous les paupières abaissées, de grosses larmes roulaient, prêtes à tomber ; les mains se joignaient comme pour implorer.

Andrée Fernez était généreuse, jamais on ne s’adressait en vain à son cœur.

Elle était réellement émue.

Cette femme venait de lui révéler toute sa misère, sans avoir prononcé un mot.

Il fallait la secourir !

— Vous souffrez ? interrogea-t-elle avec compassion.

La jeune fille se raidit contre un moment de faiblesse et répondit laconiquement en se levant :

— Je suis désolée de vous avoir dérangée.

Elle se dirigeait du côté de la porte.

— Attendez, ne soyez pas si pressée.

Elle s’arrêta.

— J’ai l’intention de faire un tableau de genre, la reproduction d’un atelier de couture, quelque scène de réalisme, que sais-je encore ? peut-être me seriez-vous utile.

Elle hachait ses mots, craignant de froisser la malheureuse, qu’elle avait jugée très fière.

Elle ajouta, en remontant sa montre :

— Midi ! nous pourrions commencer de suite, c’est-à-dire après déjeuner.

J’ai l’habitude de nourrir mes modèles.

Mademoiselle Fernez entraîna la jeune fille derrière un paravent.

Sur une table sculptée, véritable chef-d’œuvre datant du moyen âge, il y avait un couvert tout dressé, devant un succulent déjeuner froid.

Elles s’installèrent.

Andrée servait et observait discrètement.

Son invitée dévorait.

— Elle mourait de faim, pensait l’artiste.

À propos, comment vous appelez-vous ? questionnait-elle.

— Laurence Latour.

Notre ancienne connaissance ouvrit la bouche pour commencer le récit de ses infortunes.

Mademoiselle Fernez l’arrêta d’un geste énergique.

— Inutile, dit-elle, de me prendre pour confidente.

— Vous ne me connaissez pas.

— Qu’importe ? Une femme ne doit jamais raconter son passé. Si vous m’affirmiez que vous êtes restée vertueuse, je pourrais vous accuser de mensonge ; si vous m’avouez des heures de défaillance, je croirai, peut-être, que vous me trompez encore.

J’ai besoin d’un modèle, je vous garde, je vous paie, votre vie privée ne me regarde pas.

On se mit au travail.

Le soir, Laurence se retira en promettant de revenir le lendemain.

Elle emportait cinq francs.

Andrée avait compris qu’en donnant une plus grosse somme, elle pouvait effaroucher la délicatesse de l’ouvrière.

Les séances se renouvelaient chaque jour.

Les cartons d’Andrée se remplissaient d’esquisses, où Laurence était représentée sous toutes les faces, mais aucun tableau sérieux n’était ébauché.

En vérité, Andrée n’avait accepté de garder Laurence que par compassion.

Elle avait menti, lorsqu’elle parlait d’un projet de scènes réalistes.

Pourtant, elle continuait son œuvre avec persévérance.

Pendant les heures d’intimité, Laurence, malgré la réserve gardée par l’artiste, avait raconté sa douloureuse existence.

Mademoiselle Fernez se piquait de scepticisme, elle affectait de ne jamais s’émouvoir ; en face de ce récit épouvantable, aux accents navrés de Laurence, elle avait deviné qu’elle disait vrai, et un trouble profond, inexplicable, s’était emparé de tout son être.

Une autre chose l’attirait vers Laurence.

Comme elle, l’ouvrière détestait le mâle.

Toutes deux, par des voies différentes, arrivaient vers le même but :

Se soustraire à l’influence dominatrice de l’homme.

Laurence expliqua comment, après le départ du capitaine Galbi, elle avait été recueillie par une compagne d’atelier aussi malheureuse qu’elle.

Ne trouvant pas d’ouvrage, honteuse se demeurer une charge pour son amie, elle était venue se proposer comme modèle.

Elle avouait que ce métier lui répugnait, surtout à la pensée de se déshabiller en présence d’hommes.

— Maintenant, éprouvez-vous la même répulsion ? demanda Andrée.

— Non, mademoiselle, mais je crois que les artistes bonnes comme vous sont rares.

Andrée gagnait de l’argent.

Elle résolut de jouer le rôle de providence, et de mettre Laurence Latour à l’abri de la misère, et cela pour longtemps.


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XVI


Un mois venait de s’écouler.

Laurence convenablement installée dans une chambrette située rue Lepic, à Montmartre, se reprenait à espérer.

Jamais, à aucune époque de son existence, elle n’avait été aussi heureuse.

Elle n’était pas battue, même pas gourmandée.

Au contraire, mademoiselle Fernez semblait lui témoigner un certain intérêt.

Souvent elle se demandait si elle ne faisait pas, toute éveillée, un beau rêve, et si tout ce bonheur n’allait pas subitement disparaître sous le coup brutal de la baguette d’un mauvais génie.

Une pensée de tristesse décevante venait jeter son ombre sur cette joie paisible.

Laurence ne pouvait oublier Marie-Marthe.

Forcée, par l’égoïsme du capitaine Galbi, de renoncer à rechercher sa fille, elle avait, malgré tout, conservé l’espérance de redevenir mère.

Aujourd’hui, elle jouissait d’un réel bien-être ; avait-elle le droit de continuer à vivre à l’abri de toute inquiétude sans essayer de remplir cet impérieux devoir de la maternité ?

Cette question se posait jour et nuit devant son esprit troublé.

D’abord un malaise vague, mal défini, s’empara parfois de son être, la laissant brisée, anéantie, sans plus aucune énergie ; puis ce sentiment finit par la dominer tout entière.

C’était le remords !

La conscience de Laurence Latour venait de se révéler altière et menaçante.

Incidemment, pendant le récit qu’elle avait fait à Andrée, Laurence avait parlé de sa fille.

La jeune femme, comme de coutume, était demeurée froide, impassible, ne paraissant pas tressaillir aux accents déchirants de cette mère abandonnant son enfant.

Comment oser l’implorer en faveur de ce cher petit être ?

Ne semblait-elle pas médire de la famille ?

Elle affirmait que le meilleur était de ne pas en avoir.

Elle préconisait la supériorité des enfants naturels.

Puis autre chose :

Elle éprouvait une sensation nouvelle, inconnue, chaque fois qu’elle se trouvait en présence de sa généreuse bienfaitrice.

Andrée donnait, donnait beaucoup, le nécessaire, même le superflu, sans jamais se livrer.

Cette réserve excessive, quelque peu hautaine, gênait Laurence.

Mademoiselle Fernez, de son regard profond, parfois tranchant comme une lame d’acier, fouillait, jusqu’aux plis les plus secrets, l’âme de la jeune ouvrière, et la laissait toujours sous l’influence d’une douleur aiguë.

Pourtant, elle se sentait attirer vers l’artiste par une sympathie étrange, qu’elle ne voulait pas analyser et qui l’effrayait.

Si sa main rencontrait celle d’Andrée, elle tremblait et devenait pâle.

De son côté, mademoiselle Fernez devenait de plus en plus froide,

Pendant les séances de pose, elle avait dû, plusieurs fois, s’approcher de son modèle, pour lui faire prendre l’attitude qu’elle désirait.

Laurence avait cru remarquer un certain trouble.

Elle devait s’être trompée, car, ayant jeté les yeux sur le visage du peintre, elle n’avait rencontré que cette impassibilité glaciale qui la terrifiait.

Andrée affectait de ne jamais rester seule dans l’atelier avec Laurence, ou alors, elle redoublait d’ardeur au travail.

La pauvre fille se demandait si cette femme, au regard d’Argus, n’avait pas deviné le secret qu’elle s’efforçait de cacher à sa propre conscience.

— Elle me méprise, pensait-elle.

Les dames Fernez habitaient un appartement éloigné de l’atelier.

Rarement madame Fernez, âgée, fatiguée, venait voir sa fille pendant les heures de travail ; pourtant, de loin en loin, elle amenait des visiteurs.

Chaque fois que cet événement se produisit, Andrée obligea Laurence à se cacher précipitamment derrière une toile inachevée.

Madame Fernez ignorait-elle la bonne action de sa fille ?

Probablement.

Une après-midi, arrivée à l’improviste, elle surprit Laurence en train de poser.

La vieille dame regarda le modèle avec indifférence, sans témoigner le moindre intérêt.

Par contre, Andrée paraissait embarrassée.

Sa mère ne s’aperçut de rien.

Laurence devina cet embarras.

Pouvait-elle continuer de demeurer à la charge d’Andrée ?

Elle servait de modèle, n’était-ce pas là un prétexte ?

Jusqu’à présent, aucune toile sérieuse n’avait été ébauchée.

Sa délicatesse se révoltait.

Pourtant, elle ne se sentait pas le courage de fuir.

Non, elle aurait volontiers accepté de souffrir de nouveau toutes les douleurs du passé, plutôt que de quitter Andrée, Andrée qu’elle aimait d’une affection ardente, à laquelle elle tremblait de donner un nom.

Divers incidents, dont l’un du plus haut comique, allaient précipiter les événements.

Jadis, aux heures de pauvreté, Andrée avait été reniée par sa famille.

Maintenant de vieux parents, escomptant déjà la fortune de l’artiste, parlaient d’elle, de son talent, à leurs enfants.

Andrée se moquait de ces preuves tardives d’amitié ; pourtant, elle laissait sa porte ouverte, et les flatteurs pénétraient peu à peu dans la place.

Une tante fort dévote, par métier — elle vendait des chasubles — lui adressa du fond de sa province, son unique rejeton.

Il venait de recevoir, au séminaire de Mâcon, les ordres mineurs.

Il s’agissait de promener le jeune thuriféraire à travers la capitale, en ayant soin de lui éviter les écueils où sa vertu pouvait se heurter.

Andrée accepta de partager avec sa mère ce rôle de Mentor.

Le cousin, Onésime Barbot, la tonsure toute fraîche, les yeux constamment baissés, ses joues joufflues d’adolescent encadrées de longs cheveux blonds, présentait le type parfait de l’oint du Seigneur.

Lorsqu’il salua Andrée, les mains jointes, le torse courbé, les prunelles modestement tombées, elle eut envie d’éclater de rire.

Elle se retint prudemment, pour ne pas froisser madame Fernez.

Elle se vengea, en initiant le pudibond personnage à tous les dessous graveleux de Paris, cela au grand scandale de sa mère, qui faillit user ses souliers à force de lui marcher sur les pieds.

Onésime rougissait sans oser donner la réplique.

Aux observations de la bonne madame Fernez, elle répondait :

— J’éprouve sa vocation !

Elle eut la pensée de le jeter dans quelque aventure galante.

Elle n’en eut pas le temps.

Onésime regardait sa cousine à la dérobée, étonné, effrayé peut-être d’une telle parenté.

Elle pouvait lui nuire près de Dieu.

Un dimanche, après avoir entendu la messe à la paroisse, Onésime partit avec ses cousines pour le bois de Boulogne

Une promenade vraiment champêtre.

On rencontra bien, de ci de là, des impures, dont Andrée se plaisait à détailler les charmes.

En somme, la chasteté du novice reçut ni peu ni prou d’accrocs ; seulement il paraissait en proie à une grande agitation.

— Êtes-vous malade, mon cousin ? questionnait la terrible Andrée.

— Non, ma cousine, répondait-il de son air candide.

— Vous ne pouvez rester en place ; on jurerait que vous avez du poil à gratter dans le fond de votre culotte.

— Oh ! ma cousine !

On revint à la maison.

Malgré un violent coup de sonnette, Adèle, la bonne, tarda beaucoup à ouvrir la porte.

Andrée, impatientée, allait sonner de nouveau, lorsqu’Adèle se décida enfin à ouvrir. Elle était rouge, le bonnet de travers.

— Que vous est-il donc arrivé ? demanda-t-elle.

— Rien, mademoiselle.

— Vous avez la mine bouleversée ; votre rôti serait-il brûlé ?

— Non, mademoiselle.

Madame Fernez, une friande, voulut questionner à son tour.

— Vous n’avez pas laissé tourner la crême ?

— Non, madame, elle est prise et dorée à point.

Rassurés par de telles affirmations, chacun se rendit dans sa chambre, sans plus s’occuper de l’émotion d’Adèle.

Elle fut mise sur le compte de la chaleur des fourneaux.

En pénétrant chez elle, mademoiselle Fernez crut entendre un bruit inusité ; elle entra résolument.

Sous la clarté douteuse des persiennes baissées, elle ne vit rien de suspect. Vite, elle jeta bas ses vêtements trempés de sueur, souillés de poussière.

Elle venait à peine de se vêtir d’un large peignoir de flanelle blanche, lorsqu’on heurta doucement à la porte.

Vivement elle se retourna pour cacher sa poitrine luxuriante, encore à l’air.

Onésime Barbot, sans attendre la permission, entra de son pas de dévot.

— Je vous dérange, ma cousine ? interrogea-t-il timidement.

— Non, mon cousin, c’est-à-dire…

Andrée achevait de boutonner sa robe de chambre.

— Le feu est-il à la maison ? demanda-t-elle de son ton sardonique habituel.

— Non, seulement il faut que je vous parle sans plus tarder.

— Elle est donc bien pressé, votre communication ?

Tout en parlant, Andrée se laissa choir, nonchalamment, sur un fauteuil.

Avant qu’elle eût pu prévoir l’action du jeune homme, celui-ci, la soutane débraillée, assez relevée pour laisser voir ses chausses de satin, tomba à genoux devant elle et se mit à lui débiter, avec l’aplomb d’une vieille recrue :

— Ma cousine, je vous aime, je ne puis vivre sans vous…

Andrée, les dents serrées par une folle envie de rire, répondit en essayant de se donner un maintien sévère :

— Vous êtes fou, Onésime.

— Oui, fou d’amour et de désirs voluptueux ; mon cœur est un volcan.

— Je pourrais être votre mère ; puis songez à l’habit que vous portez.

— Que m’importe ce vêtement maudit, véritable tunique de Nessus, qui me brûle les flancs ? Pour vous, je la jetterais au vent.

Il faisait le geste d’arracher les derniers boutons.

Ces sournois ne savent plus s’arrêter lorsqu’ils sont en route.

Andrée commençait à la trouver mauvaise ; elle devint plus grave.

— Levez-vous, ordonna-t-elle fermement, cette plaisanterie n’a déjà que trop duré.

Il voulut s’emparer de ses mains.

— Quittez de suite cette chambre, où vous n’auriez jamais dû entrer, si vous voulez que je prenne cette sotte aventure pour un intermède aussi imprévu que peu important.

— Ne riez pas, ma cousine, je vous aime comme un fou ; peut-être, suis-je déjà damné ; mais l’enfer avec ses tourments ne peut plus m’effrayer ?

Entendrais-je même sonner la trompette du jugement dernier, que je ne me relèverais pas avant d’avoir obtenu la certitude que vous serez à moi.

Andrée se préparait à répondre.

Tout à coup, à quelques pas du groupe qu’ils formaient tous deux, éclata une joyeuse fanfare, la charge française.

Étaient-ce donc les anges du Très Haut qui appelaient les mortels au tribunal suprême ?

Onésime le crut.

Le teint verdâtre, il se leva précipitamment empoignant sa soutane à pleines mains, et se sauva.

Nul ne sut jamais où.

Andrée riait de bon cœur.

Seulement, l’intervention opportune de la trompette l’étonnait.

D’où cela provenait-il ?

Un homme, clairon aux dragons, sortit de dessous le lit.

— Qui êtes-vous ? interrogea mademoiselle Fernez.

— Mademoiselle a trop d’esprit pour se fâcher, puisque, grâce à mon instrument, je l’ai débarrassée d’un imbécile.

— Mais encore ?

— Soyez indulgente, je suis le pays d’Adèle.

— Ah ! je comprends.

Et mademoiselle Fernez mit une pièce de cinq francs dans la main du soldat.

— Allez, dit-elle, et buvez une bouteille à ma santé.

— Et à celle du séminariste ?

— Vous ferez mieux de prier pour son salut.

 
 

Andrée, par complaisance, dirigeait momentanément le cours de peinture d’une de ses amies,

Les élèves — de véritables gamines parisiennes — venaient chaque matin à l’atelier du boulevard de Clichy.

Laurence, soit pour servir de modèle, soit pour ranger l’atelier, arrivait en même temps que ces demoiselles.

Ce matin-là, tout ce petit monde, babillard et moqueur, semblait fort en éveil.

— Savez-vous la nouvelle ? demanda une grande fille à la mine vicieuse, au geste canaille.

— Non, répondit-on en chœur.

Chacun s’approcha de l’oratrice.

— Eh bien, Andrée Fernez, notre illustre maîtresse, a un amoureux.

— Ah ! Ah ! firent les fillettes.

À ces interjections répondit un soupir étouffé, sorte de plainte douloureuse.

En même temps Laurence dut s’appuyer à un meuble, pour ne pas tomber.

On ne fit aucune attention à cette émotion subite.

— Quel est l’heureux mortel ? demanda-t-on.

— Heureux, n’est peut-être pas applicable à ce monsieur.

— Il a été blacboulé ?

— C’est-à-dire qu’il court encore.

— Depuis quand ?

— Depuis dimanche, jour néfaste pour ce jeune séminariste, par trop inflammable.

— Comment, Andrée donne dans la robe ?

— Je m’en étais toujours doutée.

— Oui, mais pas dans la soutane.

— Vous savez, mesdemoiselles, lorsqu’on aime à relever les jupons, intervint une espiègle de seize ans, à la physionomie de femme, on peut vouloir essayer de tout.

À ces allusions directes, la pauvre Laurence éprouva un tel choc, qu’elle laissa échapper, de ses mains défaillantes, une superbe potiche qu’elle époussetait.

Au bruit de la porcelaine se brisant en morceaux, toutes les élèves se retournèrent.

— Laurence a gagné sa journée, dirent-elles.

— Mesdemoiselles, taisez-vous ; la pauvre fille pleure et va se trouver mal.

On l’entoura.

Chacune d’elles voulait lui faire respirer du vinaigre ou prendre un cordial.

Heureusement qu’elle repoussa toutes ces offres obligeantes, car ces demoiselles, dans leur émoi, répandaient de l’essence de térébentine sur leurs mouchoirs et versaient de l’huile dans une tasse de vieux Saxe.

En ce moment, une portière fut soulevée.

Andrée Fernez entra.

D’un regard sévère, elle fit taire et baisser les yeux à toutes ces gamines.

Avait-elle entendu la conversation tenue sur son compte ?

Rien chez elle ne le dénotait.

Seulement, avant de gagner sa place, elle s’arrêta un instant en face de Laurence.

— Souffrez-vous ? demanda-t-elle avec bonté.

— Non. mademoiselle, bégaya-t-elle.

Pauvre fille, elle craignait d’être grondée pour sa malechance.

Elle voulut implorer, et son visage se tourna vers sa bienfaitrice ; elle ferma les yeux comme éblouie.

Quoi, était-ce vrai ?

Dans le regard d’Andrée, ardemment fixé sur le sien, elle venait de découvrir l’expression d’une tendresse excessive.

Le cœur de cette femme pouvait-il s’émouvoir, laisser fondre la glace dont il semblait revêtu ?

Pendant tout le reste de la journée, elle fut distraite et s’attira plusieurs observations malveillantes des élèves.

Andrée, de son côté, paraissait nerveuse. Déjà ces demoiselles faisaient force commentaires.

Quelques-uns arrivèrent jusqu’aux oreilles de Laurence.

Elles se demandaient si l’artiste, — une blasée, — ne regrettait pas l’abbé jeune, blond et naïf.

D’autres, encore plus malicieuses, observaient attentivement Andrée et Laurence.

Elles ne découvrirent rien !

Pourtant ces deux femmes silencieuses, fort occupées chacune à leur besogne, portaient le poids d’un lourd secret, que la moindre circonstance fortuite allait les obliger à se révéler mutuellement, et cela malgré la réserve qu’elles essayaient de s’imposer.


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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XVII


D’ordinaire, ces demoiselles entraient bruyamment à l’atelier.

Elles désiraient imiter leurs camarades, les rapins.

Ce matin-là, elles arrivèrent la mine allongée, la démarche grave.

Quelques-unes chuchotaient, en commentant l’article d’un journal du matin.

Laurence, chargée de l’arrangement de l’atelier, allait et venait sans s’occuper de ce qu’on disait autour d’elle.

Connaissant depuis longtemps les scies des élèves, elle commençait à s’y habituer.

Elle devinait une nouvelle farce.

Leurs plaisanteries étaient plus bêtes que méchantes.

Elle tressaillit !

De qui parlait-on ?

Elle entendit ces mots :

— On devrait toujours savoir qui l’on introduit chez soi, afin de ne pas exposer ses amis à des contacts semblables.

Son nom n’avait pas été prononcé ; pourtant, elle eut le pressentiment qu’on parlait d’elle.

Son passé, passé de honte et de misère, lui revenait à la mémoire.

Elle s’était vendue pour manger !

Voulait-on faire allusion à ces heures de douloureuse mémoire ?

Puis, elle le savait, on jasait sur l’intérêt que lui témoignait mademoiselle Fernez.

Mais ces demoiselles n’étaient pas prudes, et pour cause.

Alors, que lui reprochait-on ?

Elle eut besoin d’adresser la parole à l’une d’elles.

Sans lui répondre, l’élève lui tourna le dos.

L’insulte, cette fois, était directe.

Laurence, au lieu de s’humilier, releva la tête, prête à ramasser le gant qu’on lui jetait si insolemment.

Fille du peuple, elle allait se rappeler le vocabulaire de Paris pour engueuler ces demoiselles.

Andrée entra sans bruit, vint se placer aux côtés de l’infortunée, l’apaisant d’un sourire affectueux.

— Que se passe-t-il, mesdemoiselles ? Au lieu d’être paisiblement installées en face de vos chevalets, je vous trouve dissertant, rouges et affairées, comme s’il s’agissait de l’avenir de la patrie. La frontière française est-elle de nouveau envahie ?

La plus âgée, mademoiselle Valadon, frisée comme un caniche, s’avança, dardant sur Andrée son regard clair à travers son binocle.

— Il y a, mademoiselle, que nous sommes furieuses.

— Exposez vos griefs.

— Votre modèle…

Elle désignait Laurence d’un geste de dédain.

— Après, continuez.

— C’est la sœur d’un voleur.

— Ah !

— Il vient d’être condamné à cinq ans de travaux forcés.

Andrée, sans regarder Laurence, la retint de son bras musculeux, pour l’empêcher de tomber.

Elle se tourna froidement vers mademoiselle Valadon.

— Quelle est votre conclusion ?

— Nous ne voulons plus continuer à traiter mademoiselle Latour de camarade.

— Libre à vous, mesdemoiselles.

— Et nous comptons…

— Que comptez-vous ?

Cette fois le porte-parole féminin resta coi.

— J’attends, reprit Andrée, frappant le sol de son pied impatient.

— Mais, il nous semble que le renvoi de… mademoiselle Laurence est tout indiqué.

— Sont-ce là tous vos griefs ?

— Oui, mademoiselle.

— Eh bien, fermez vos boîtes, pliez vos toiles et retirez vous. Je m’expliquerai avec votre professeur.

Mademoiselle Valadon voulut être agressive.

— Quoi ! c’est nous qui céderons le pas à cette fille ?…

— Taisez-vous, ordonna mademoiselle Fernez.

— Nous parlerons, nous dirons…

— Que je vous ai chassées de mon atelier, parce que vous vous conduisez comme de méchantes créatures. Pourrait-on fouiller impunément dans votre passé ?

Quelques-unes courbèrent la tête.

Elles partirent.

Laurence tenait ses deux mains jointes vers Andrée.

— Merci, murmura-t-elle.

La jeune femme l’attira tout contre sa poitrine et déposa un long baiser sur le front de l’ouvrière.

— Vous ne me méprisez pas ? interrogea Laurence avec anxiété.

— Te mépriser ! Ne sais-tu pas que mon cœur est trop plein d’un autre sentiment, pour laisser la moindre place au mépris ?

Laurence devint toute tremblante.

Andrée l’entraîna vers un divan, sur lequel elle venait de jeter une charretée de roses et de lilas.

Un caprice d’artiste.

Leurs pieds s’enfoncèrent dans une épaisse peau d’ours, jonchée de fleurs effeuillées.

Le parfum des bouquets humides de rosée se mêlait aux senteurs capiteuses de l’atelier.

Laurence s’affaissa au milieu de ce lit odorant.

Andrée s’agenouilla.

Au loin, l’orage grondait.

Tout près, chez un voisin, on entendait les sons mélodieux d’un orgue.

Les éclairs partaient du haut des buttes, passaient à travers le vitrage et mettaient leurs reflets multicolores sur les vieux bahuts ou sur les antiques tentures.

Quelquefois, ils se jouaient dans les cheveux des deux femmes, inclinées l’une vers l’autre.

Elles n’avaient pas peur.

Le monde ne comptait plus pour elles.

La mort pouvait les prendre, elles croyaient au paradis.

Leur souffle se confondait en un brûlant embrassement.

Leurs regards se heurtaient en un choc étincelant !

Toute ironie avait disparu du visage d’Andrée ; on ne voyait sur ses traits, embellis par la passion, qu’une expression ineffable de bonheur et d’amour.

Laurence regardait extasiée !

Le rêve entrevu aux heures de délire allait-il devenir réalité ?

Une bouche brûlante se colla contre son oreille.

— Je t’aime, disait une voix mélodieuse ; ne tourne plus les yeux en arrière, ne crois plus qu’en l’avenir que je te ferai, de toutes les joies promises aux élus.

Et elle cherchait d’autres lèvres, pour les mordre dans un suprême baiser !

Laurence se souleva, le front teinté des lueurs passagères des éclairs.

— Je suis une paria, fuis-moi, un jour tu me mépriseras, lorsque tu n’entendras plus les chants de ton cœur.

— Je t’aime surtout parce que tu as souffert, je t’aime martyre, et je veux, dans de folles étreintes, effacer jusqu’au souvenir de toutes tes douleurs !

Que ces fleurs, dont le parfum nous enivre, que ces sons harmonieux qui nous transportent, que cet orage lointain qui ne peut nous atteindre, soit l’image de notre existence future.

Mon amour jettera sans cesse sur tes pas une jonchée de fleurs, et mes chants seront si doux, qu’ils te berceront et te transporteront loin de ce monde de misère, et jamais plus tu ne sentiras l’aiguillon et la souffrance !

Laurence, à bout de force, poussa une exclamation de joie sauvage et tomba haletante sur la poitrine d’Andrée.

Ce ne fut plus dans l’atelier qu’une symphonie de baisers, se mêlant aux accords majestueux de l’orgue ; aux coups sourds de l’orage fondant sur Paris, répondaient les spasmes des deux Lesbiennes, s’enlaçant et se roulant en d’érotiques ébats.

 

Par le vitrage largement ouvert, l’air frais entrait, apportant, en une brise légère, les senteurs des feuilles nouvelles.

Au ciel, les étoiles scintillaient dans l’azur limpide.

Derrière les buttes, la lune se levait lentement, éclairant les croix blanches du cimetière.

Au bas, sur le boulevard, la marmaille du quartier s’ébattait joyeusement.

Le calme d’une soirée attiédie, succédait à la tourmente orageuse du jour.

Au fond de l’atelier, le bruissement de voix, entremêlées de baisers, semblait un souffle aérien.

Et le duo d’amour reprenait, en un poème toujours nouveau.

Laurence, saisie d’une douce langueur, se laissait lutiner par Andrée, qu’aucun exploit ne pouvait lasser.

Entre les caresses brûlantes des instants d’abandon, on formait mille projets pour l’avenir.

Et ces deux femmes, des désespérées, aux bras l’une de l’autre exposant leur luxuriante nudité, en des poses lascives, à la fraîcheur du soir, oubliaient, dans le fiévreux délire des sens, non encore apaisés, la déception du passé.

Toutes deux, brisées par la lutte, venaient résolument, volontairement, de s’engager dans la voie du péché défendu.

Le monde allait les juger.

Leurs meilleurs amis les flagelleraient d’une épithète ordurière.

À ce jugement mondain, basé sur des vieux préjugés, comment répondront-elles ?

 
 
 

Laurence, en sa modeste chambrette, attendait Andrée.

Elle travaillait près d’une fenêtre ouverte, abritée par un épais rideau de clématites et de vigne vierge.

De beaux papillons diaprés butinaient les fleurs aux corolles humides.

L’anémie ne blêmissait plus le visage de Laurence, le bonheur mettait des roses sur ses joues et des éclairs sous ses longs cils baissés.

Pourtant, elle devenait nerveuse, inquiète.

La journée s’avançait.

Mademoiselle Fernez ne paraissait pas.

Pourquoi ce retard ?

Depuis la veille, Andrée paraissait préoccupée.

Elle répondait par monosyllabes aux questions de son amie.

Andrée regretterait-elle déjà les heures bénies passées à l’atelier ?

N’aurait-elle satisfait qu’un caprice de curieuse ?

Le doute effleurait l’âme de Laurence et y semait des ombres.

Faudrait-il toujours souffrir et fermer le livre, dont les premiers feuillets promettaient tant de voluptés ?

Les larmes commençaient à mouiller ses paupières.

Elle écouta, la main sur son cœur, pour en comprimer les battements.

Un pas connu résonnait dans l’escalier.

Laurence, la figure rassérénée, courut au-devant d’Andrée.

Mademoiselle Fernez montait lentement, marche par marche, soutenant les pas chancelants d’une gamine de trois ans.

L’enfant portait la robe grise de l’hospice, un bonnet noir retenait difficilement les boucles rebelles de ses cheveux blonds.

D’apparence chétive, elle avait la mine réfléchie des marmots élevés par des mercenaires.

Elle babillait pourtant, tout en mordant à belles dents dans un superbe biscuit qu’elle tenait de ses menottes blanches veinées de bleu.

Laurence joignit les mains comme pour prier.

Elle n’avait besoin d’aucune explication pour comprendre.

Andrée ramenait au foyer Marie-Marthe.

Désormais l’enfant aurait une famille, deux mères pour l’aimer.

Laurence voulut s’agenouiller devant mademoiselle Fernez.

La jeune femme la retint.

— Es-tu contente ? lui demanda-t-elle, toute heureuse du bonheur qu’elle procurait.

— Ma vie t’appartient, répondit l’ancien modèle, plongée dans une ravissante extase !

 
 
 

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XVIII


Le temps s’écoulait rapidement.

Les heures joyeuses s’envolent à tire d’ailes.

Andrée, seule au fond de son atelier, brossait d’une main hardie une grande toile pour le prochain Salon.

On heurta maçonniquement.

Ce signal ne pouvait amener qu’un habitué, qu’un ami.

— Entrez ! cria-t-elle toute contente.

Gustave Lebon, le vieux camarade de mademoiselle Fernez, se montra dans l’encadrement de la porte.

— Soyez le bienvenu, dit Andrée en courant au devant de lui, et en tendant la main au peintre.

Gustave prit, du bout des doigts, la main qu’on lui offrait si cordialement et ne la serra pas, contre son habitude.

Andrée, toute surprise d’une réserve que les rapports d’ateliers permettaient de répudier entre eux, observa plus attentivement son ami.

Il était soucieux, il baissait les yeux, comme pour fuir ceux de mademoiselle Fernez.

— Que vous est-il arrivé ? interrogea-t-elle anxieusement.

Gustave, au lieu de répondre, prit un siège et s’installa non loin du chevalet d’Andrée.

Son embarras paraissait augmenter.

Que se passait-il ?

— Mon ami, commença mademoiselle Fernez de sa voix grave et sympathique, quel malheur est survenu inopinément dans votre vie ? Parlez vite, avec confiance.

Il se taisait, le visage encore plus renfrogné.

— Oubliez-vous, continua-t-elle, que je suis une vieille et sincère camarade, capable de tout entendre, désireuse de partager toutes vos peines.

Elle essayait de sourire, pour réconforter le pauvre garçon, dont la mine déconfite commençait à l’inquiéter.

— Votre gaîté me fait mal, finit-il par répondre, en regardant Andrée d’un air profondément navré.

— Ma gaîté vous fait mal ? Voilà qui est étrange ! Aucun événement néfaste ne me menace, du moins que je ne sache. Le soleil brille d’un vif éclat, j’ai de la joie plein le cœur, de la lumière plein les yeux. Je suis libre, j’ai des travaux importants sur le chantier ; pourquoi aurais-je la tournure d’un saule pleureur après l’averse ? Pourquoi serais-je triste comme un bonnet de nuit ?

— Quoi ! votre quiétude n’est pas jouée ?

— Ah ! mon cher, vous parlez par énigme ; je dois vous avouer, cela sans fausse honte, que je suis un piètre Œdipe ; même les jeux d’esprit des journaux, me mettent la cervelle à la torture, et je ne parviens pas à trouver la moindre solution ; jugez si je puis deviner vos paraboles.

— Il m’en coûte d’aborder franchement le motif qui m’amène ce matin.

— Seriez-vous réellement porteur d’une mauvaise nouvelle ?

« Ne tergiversez plus, la réalité, quelque terrible qu’elle soit, vaut toujours mieux que le doute.

— Peut-être.

Pourtant, en ce moment, je ne puis avoir aucune crainte sérieuse. Ma mère n’est pas malade. Quelle douleur maintenant peut m’atteindre hors celle-là ?

— Votre mère occupe-t-elle seule votre pensée, votre cœur ?

— Depuis longtemps je lui ai donné la meilleure part de moi-même ; il y en a une autre, je l’ai fait mienne et je la réserve pour mes amis, vous êtes de ceux-là.

Gustave s’inclina froidement, avec un vague sourire ironique.

Andrée tressaillit.

Une ombre passa sur son front,

— Savez-vous, dit-elle d’un ton saccadé, où l’on devinait de la colère contenue, que je suis en droit de m’étonner de votre façon d’agir ? À vos questions, au moins étranges, à votre attitude frisant presque l’inconvenance, on pourrait vous prendre pour un juge interrogeant un coupable.

Mademoiselle Fernez se redressa fièrement, l’œil hautain, la lèvre frémissante, et ajouta :

— Si c’est une gageure, finissons au plus vite cette plaisanterie, qui a déjà trop duré, notre amitié s’y amoindrirait.

— Vous ne voulez pas entendre à demi-mots ?

— Non, soyez net et précis, cela conviendra mieux à votre caractère et au mien.

— Ignorez-vous les bruits-cancans d’ateliers et autres lieux qui courent sur votre compte ?

— Comme celle des amis, ma réputation n’est pas à l’abri des calomnies. Ces sortes de racontars me laissent d’ordinaire très froide.

— Les calomnies deviennent, parfois, de simples médisances.

— Ah !

Elle continuait à jouer avec sa palette.

— À quels propos malveillants voulez-vous faire allusion ? demanda-t-elle avec indifférence.

— Un nom suffira pour vous faire comprendre : — Laurence !

Mademoiselle Fernez demeura impassible, pas un muscle de son visage ne bougea, aucune rougeur ne couvrit son front.

— Monsieur, dit elle d’une voix légèrement altérée, vous venez de toucher d’une main rude, d’une main d’homme, à ma vie privée. Votre acte est d’autant plus grave, qu’en ma qualité de femme, n’aimant point les provocations ridicules, je ne puis vous adresser que des reproches. Est-ce là la conduite que devait tenir un ami ?

— Quoi ! vous ne niez pas ? Vous ne vous défendez pas d’une telle accusation ?

— À quel titre sollicitez-vous ma disculpation ?

Gustave resta un instant interdit ; l’assurance de cette femme, qu’il accusait d’une action que les hommes — ces brillants défenseurs de la morale outragée — traitent d’infâme, le déroutait.

Maintenant, il se taisait, ne sachant comment reprendre un entretien qui paraissait tourner à sa confusion.

— On vous accuse aujourd’hui, articula-t-il difficilement, après quelques instants de silence, demain le monde vous méprisera.

Avouez, mon cher, que je serai honnie en noble compagnie.

— Taisez-vous ; ces femmes-là, des malheureuses détraquées, sont riches, elles peuvent se moquer de la boue qu’on jette sur les panneaux armoiriés de leurs carrosses. Elles ont la force de s’imposer au monde.

— Eh bien ! je saurai m’imposer à cette prude et sévère société.

— Vous avouez ! C’est donc vrai ?

— Qu’y a-t-il de vrai ?

— Cette liaison étrange !

— Laissez dire le monde.

— Andrée, vous m’avez effrayé jadis par l’audace de vos paroles ; en ce moment je suis anéanti par la témérité de vos actes.

— Il est toujours plaisant d’entendre les hommes parler de morale, de vertu. Voilà un thème qu’il leur convient fort bien de discuter.

— Ne raillez pas ; votre réputation est perdue !

— Que de mots !

— Un fait hors nature !

— Continuez, vous prêchez à ravir. Vous avez manqué votre vocation.

Quelle superbe éloquence ! Vous me rappelez l’aumônier du couvent, lorsqu’il tempêtait contre les amitiés particulières, ce prélude des voyages que les femmes font dans la Grèce antique.

À propos, mon cher, n’avez-vous pas passé plusieurs années en Orient ?

— Oui. Pourquoi cette question ?

— Pour vous rappeler votre séjour au riant pays du soleil et des harems, fermés aux profanes.

Gustave Lebon baissa la tête.

— Les circonstances, bégaya-t-il.

— L’histoire de la paille et de la poutre est toujours vraie.

— La passion fait de nous des brutes ; est-ce un motif pour nous imiter, répudier toute pudeur et prendre aux prostituées leur vice habituel ?

— Halte-Là, n’ajoutez pas un mot, votre rôle de prud’homme ne vous sied guère. Pour satisfaire des besoins étranges, des désirs inavouables, vous vous éloignez chaque jour davantage des femmes.

Jadis les hommes avaient des maîtresses qu’ils aimaient, ne fût-ce que l’espace d’un matin ; aujourd’hui, peut-on donner le mot d’amour aux exigences que vous montrez à ces malheureuses, les salariées du vice.

— J’avoue que les hommes sont bien coupables.

— Cet aveu platonique ne peut suffire à contenter les nombreuses filles que vous condamnez au célibat ou à la prostitution.

— Nous ne sommes pas les uniques pourvoyeurs des trottoirs.

— Si, au lieu de n’épouser que des dots, vous recherchiez surtout des épouses jeunes, belles, en santé, pouvant faire de beaux enfants, vous diminueriez de beaucoup le nombre des hétaïres de la sorte.

— Les besoins de la vie augmentent sans cesse, l’amour du luxe est partout et chez tous.

— Moins calculateurs avant de vous marier, vous êtes tous de galants entreteneurs…

— Après ? — N’hésitez pas, vous êtes en veine de franchise.

— Vous devenez, pour la plupart, de vulgaires entretenus.

— Oh !

— Regardez autour de vous. On jette l’or à poignée aux prostituées, on refuse aux honnêtes femmes le droit de vivre.

— Elles veulent s’emparer de toutes nos meilleures places.

— Vous savez défendre ce que vous croyez être vos droits.

— Elles abordent toutes les carrières libérales.

— Vous auriez pu ajouter « avec succès ». — Question de revanche, mon cher.

— Elles encombrent les voies, elles font la concurrence aux hommes.

— Elles veulent manger ! Faute de dot, elles ne peuvent se marier, le travail devient une nécessité impérieuse : le rabot et la truelle ne conviennent pas à tous, de même l’aiguille répugne à quelques-unes d’entre nous.

— Est-ce une raison pour profaner les mœurs ?

— Un abîme, tous les jours plus profond, se creuse entre les deux sexes : vous fuyez les femmes dans les salons, le soir, à l’heure de la causerie ; vous maugréez lorsqu’il faut sortir avec l’épouse au bras.

Le cercle, le cigare, les conversations plus que lestes remplacent l’intimité d’autrefois.

Que reste-t-il aux délaissées ?

— L’accomplissement du devoir, la supériorité morale, qui leur permet de toujours nous pardonner.

— Vous êtes bien pauvre d’arguments, puisque vous n’appelez à la rescousse, pour vous défendre, que ceux fournis par votre égoïsme et par votre orgueil de mâle.

Non, mon ami, les femmes ne veulent plus être des résignées, éplorées au pied de la croix ; l’Église et ses croyances mystiques ne leur suffit plus. Elles peuvent, quelques-unes du moins, se passer de vous pour acheter du pain ; pourquoi continueraient-elles à subir vos caprices, qui ne les font que des passivités ?

— Andrée ! Andrée ! votre implacable et froide logique est d’autant plus dangereuse qu’elle est maniée par une main habile.

— Qu’en concluez-vous ?

— Vous ferez école ! les désœuvrées voudront vous imiter.

— Êtes-vous donc si mauvais défenseurs de votre bien quelque peu menacé ?

— Nous entendons déjà sonner le glas de la décadence.

— Amen !

Andrée riait.

Décidément, Gustave devait s’avouer battu.

Venu pour morigéner, malgré toute son éloquence verbeuse, il remportait une superbe veste.

Il n’était point content.

Mis en déroute par une femme !

Si on arrivait à le savoir, comme les bons amis se moqueraient de lui !

Au fond, il aimait sincèrement mademoiselle Fernez, même avec ses vices ; il lui en coûtait de la laisser sous une fâcheuse impression.

Il cherchait le moyen de renouer l’entretien sur une autre base.

Il ne trouvait pas.

Surtout qu’Andrée le suivait de son regard terriblement railleur.

Fort penaud de sa déconvenue, il se promenait à travers l’atelier, s’arrêtant çà et là devant quelques ébauches.

Il vit quatre panneaux neufs, appuyés contre le mur.

— Est-ce pour une commande ? interrogea-t-il craintivement.

Andrée s’empressa de lui tendre la perche.

— Oui, répondit-elle, c’est même toute une histoire.

— Contez-la moi.

— Volontiers.

Il s’approcha de la jeune femme.

— Vous souvenez-vous, demanda-t-elle, d’une malheureuse — ancienne courtisane du temps de l’empire — connue de tout Montmartre, qui posait chez Chabrol ?

— Oui, vous voulez parler de Julie la Carotte.

— Son surnom lui venait de son premier métier ; elle vendait des légumes sous une porte, près du marché de Clignancourt.

— Aussi de son habitude de tirer des carottes à ses amants.

— N’a-t-on pas fait une chansonnette sur cette ci-devant beauté ?

— Je crois au contraire que ce sobriquet ne lui fut donné qu’après l’apparition de la « Vénus aux Carottes », à laquelle vous faites allusion.

— Vous savez aussi qu’entre les séances chez Chabrol, elle rééditait parfois sa vie de galanterie !

— Permettez moi une légère rectification : Julie, pour satisfaire son goût pour l’absinthe, se prêtait aux complaisances les plus viles, renouvelées de nos jours, par les blasés, et rappelant les joyeusetés du séjour de Tibère à Caprée.

— Hein ! et la morale qu’en faisaient ces messieurs ?

— Andrée, soyez généreuse.

Mademoiselle Fernez eut un sourire charmant à l’adresse de son ami.

Elle continua :

— Julie, née sans doute sous une heureuse étoile, a rencontré un marchand de porcs de Cincinnati.

— Un millionnaire ?

— Il remue les écus à la pelle.

— Il entretien cette primeur, empreinte d’une âcre senteur de rance ?

— Mieux que cela, il l’a épousée.

Gustave s’esclaffait.

— Ne riez pas, mon cher ; pour se faire mener chez le maire, cette buveuse de verte, a fait chasser une honnête fille, que le marchand de porcs avait séduite et rendue mère !

— Joli monsieur ! Il était digne de trouver dans sa couche ce vieux rebut de tous les ateliers de Montmartre.

— Les panneaux, ajouta Andrée, sont destinés à orner la salle à manger de la jeune madame Salomon Smyth.

— Jeune ! Nouvelle, devriez-vous dire : Julie a cinquante ans sonnés. Elle s’est souvenue de vous, ou bien elle aime à protéger les arts, chez son sexe ?

— Non, des amis, ont parlé de moi à son mari.

— Quand allez-vous chez ces richards ?

— Demain.

— Le Smyth vous présentera à sa chaste épouse.

— J’espère qu’il s’abstiendra ; elle ne doit pas aimer à rencontrer des témoins de sa vie crapuleuse.

— Elle doit conserver quelques réminiscences.

— En faveur de son seigneur et maître, peut-être, car, il paraît qu’elle a fait peau neuve.

On parle même d’une certaine tendance vers la dévotion.

— Elle est complète.

La conversation continua encore pendant un quart d’heure ; puis Gustave Lebon prit congé de son amie, toujours honteux de la mercuriale qu’il avait voulu donner à mademoiselle Fernez.


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
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XIX


Le lendemain, vers une heure, mademoiselle Fernez se présentait chez Salomon Smyth.

Il habitait un somptueux hôtel, avenue Marceau.

Dans l’antichambre, plusieurs valets, en livrée orange et bleue ciel, attendaient, vautrés sur les banquettes, les ordres des maîtres, dont ils se moquaient atrocement.

Annoncée par un coup de cloche, Andrée gravissait le perron sous les regards arrogants des valets.

Elle entra.

Aucun d’eux ne se dérangea.

Alors, la jeune femme prit une allure si hautaine, qu’ils baissèrent la tête.

Le plus jeune s’avança, l’échine pliée en deux.

— Monsieur Salomon Smyth ? demanda-t-elle sèchement.

Elle ajouta, en remettant sa carte :

— Il m’attend.

Le domestique la fit entrer dans un superbe jardin d’hiver qui devait communiquer avec la salle à manger.

On entendait de l’autre côté de la porte, le bruit de la vaisselle et de l’argenterie.

Les maîtres de séant étaient encore à table.

Andrée comprit qu’on entrait et qu’on remettait sa carte.

— C’est bien, répondit une voie enrouée qu’elle reconnut pour celle de Julie la Carotte.

— Elle se prend au sérieux, pensa l’artiste.

— Quelqu’un demande à vous parler ? interrogea un homme, avec un léger accent anglais.

— Andrée Fernez, cette femme peintre, que votre ami vous a si vivement recommandée.

Une chaise fut violemment repoussée.

— Je vais la recevoir, dit-il.

— Attendez.

— Mais, ma chère, on ne saurait être trop empressé envers une femme d’un si réel talent.

— Ne vous pressez pas tant.

Andrée aurait voulu fuir, pour ne pas écouter cette conversation ; l’indiscrétion lui répugnait ; aucune issue, autre que l’antichambre, ne lui permettait de se dérober.

Il lui en coûtait de reparaître devant cette valetaille insolente ; puis, une puissance plus forte que sa volonté la clouait au sol.

Qu’allait-elle entendre ?

Du mal, lui criait un pressentiment, qu’elle ne pouvait chasser.

— Cette artiste vous est-elle connue ? questionna de nouveau M. Smyth.

— Non, je ne fréquentais pas ce monde ; seulement je sais qu’on l’accuse de faits scandaleux.

— En Amérique, on ne s’occupe jamais de la vie privée des gens.

— C’est un tort. En France, on ne reçoit pas chez soi, on ne protège pas certaines personnes.

— Enfin, que lui reprochez-vous ?

— Ses mœurs sont déplorables.

— Que vous importe, si elle exécute avec art nos commandes.

— Notre fortune ne doit servir qu’à encourager la vertu, et non à patronner le vice.

— Songez que les mœurs des hommes laissent beaucoup à désirer.

— Hélas ! à qui le dites vous ? mais ce sont là les prérogatives de votre sexe, et dont vous ne devriez jamais parler devant vos épouses ; elles ont tant à vous pardonner !

Tout cela était dit d’un ton convaincu et tout en minaudant.

Le malheureux Smyth devait être persuadé que sa chaste épouse avait raison.

Comment résister à de tels arguments ?

— Allez, ajouta la vertueuse Julie, et renvoyez cette fille sous un prétexte quelconque.

Andrée avait été légèrement effleurée par l’insulte.

Elle tremblait un peu, lorsque la porte s’ouvrit, et qu’elle vit apparaître le volumineux Smyth.

Sur son ventre, fort prédominant, se jouait une énorme chaîne en or, ornée de lourdes et nombreuses breloques ; trois superbes diamants s’étalaient aux boutonnières de sa chemise ; ses doigts courts, velus et épais, étaient chargés de bagues.

Le marchand de porcs, possesseur d’une large rosette multicolore, jouait la suffisance ; pourtant il s’inclina, presque courtoisement, devant Andrée.

Cette grande et belle jeune femme lui en imposait.

Elle l’attendait debout, les yeux chargés de mépris.

— Mademoiselle, bégaya-t-il.

Il soufflait comme un phoque.

Elle l’arrêta d’un geste hautain.

— Inutile de nous perdre en phrases creuses.

Du doigt, elle lui indiqua la salle à manger.

— J’ai tout entendu.

Le teint du Yankee devint rouge brique ; il ouvrit la bouche pour parler, pour s’excuser ; elle ne lui en laissa pas le temps ; sans le saluer, elle quitta la serre et se précipita hors cet hôtel, où on avait voulu l’humilier.

Une fois hors de l’hôtel, au grand ébahissement des passants, elle se mit à rire franchement.

— Julie la Carotte éprouvant des scrupules, et désirant que sa fortune puisse encourager la vertu, elle était bien bonne !

Cet accès de gaîté ne cachait ni un remords, ni un regret.

Andrée Fernez, depuis longtemps, s’était élevée au-dessus des préjugés, mesquins et hypocrites, inventés par la société.

Aujourd’hui, elle ne songeait pas à rougir de ses actes.

Elle n’avait jamais eu qu’un but, ne pas faire de tort à autrui.

Elle croyait fermement avoir été fidèle à ce seul principe de morale.

 
 

Ce soir-là, il y avait réception chez madame Salomon Smyth.

Quelques Français, ceux qui se tournent vers tous les soleils levants, encombraient les salons de l’hôtel de l’avenue Marceau ; çà et là, on rencontrait des citoyens de la libre Amérique, nés partout ailleurs qu’aux États-Unis.

Le clou de la soirée, était l’exhibition d’un médium fort en vogue sur les deux hémisphères.

Les Américains sont très friands de ces sortes de spectacles, nullement gratis.

Aussi remarquait-on, parmi les invités, le dessus du panier du monde spirite.

Quel dessus du panier !

Le passé de la nouvelle madame Smyth n’effrayait pas les adeptes d’Allan-Kardec, et pour cause.

On voyait au premier rang, placé près de Julie la Carotte, fort digne dans sa toilette de couleur sombre, madame Frisepoils, cinquante-cinq ans, conférencière habituée à parler devant les banquettes, épouse du jeune Anatole Frisepoils, adolescent qu’elle initie aux douceurs de l’hyménée.

Monsieur et madame, en véritable tourtereaux, se becquètent devant le monde, et se flanquent, paraît-il, de rudes tripotées dans le silence de l’alcôve.

Chacun comprend l’amour à sa façon.

Un peu plus loin, on pouvait admirer le beau Chassessous, fabricant de petits fours pour soirée, époux morganatique de la belle Aglaé Chassessous, en retraite de galanterie, pourvoyeuse de fours théâtrals.

À côté des dames, empressé, galant, respectueux, on apercevait le vieux Paraphet, philosophe des écoles antiques, prêtre réincarné dans la peau d’un bourgeois, coureur éclopé des alcôves galantes du dernier règne, diable devenu ermite, et prenant au sérieux son rôle de moralisateur.

Il envoyait son haleine empuantée dans la gorge outrageusement découverte d’Aglaé, tandis qu’il glissait un regard égrillard, vers le corsage de madame Frisepoils, qui ne laissait plus voir que deux grands pendards…

Autour de ces météores, le nec plus ultrà du spiritisme, gravitaient quelques imbéciles de bonne foi. Ils gobaient, ces repus hypocrites, qui ne défendaient la vertu que parce qu’ils étaient soûls du vice.

Le grand prêtre du culte nouveau arriva.

Il vint, lorgnant à droite, à gauche, jusqu’à la maîtresse de séant, qu’il salua avec un respect exagéré.

De sa voix onctueuse, il lui fit un beau compliment.

Il parla de jeunesse, d’esprit, de vertu.

Julie la Carotte ne comprit pas.

Il traînait à sa suite un grand garçon, gros en proportion, qui empestait la crasse ; d’une main sale, il tenait son chapeau, et s’efforçait de se montrer joli.

C’était, paraît-il, la réincarnation du Christ et l’époux veuf de Jeanne d’Arc. Pour le moment, il vendait des tonneaux à vidanges.

On fait ce qu’on peut.

Chacun entourait Julie, qui disparaissait sous une lourde charge de diamants.

Le médium ne pouvait tarder.

En attendant son arrivée, les plateaux, chargés de pâtisseries et de tasses de thé, circulaient parmi les invités.

Quelques-uns avaient oublié de dîner.

Un domestique entra.

Il présentait, sur un plat de vermeil, un paquet soigneusement ficelé.

— Pour madame, dit-il obséquieusement.

— Vous ne pouviez attendre, pour me le remettre, dit Julie, n’essayant même pas de cacher sa mauvaise humeur.

— C’est très pressé, a affirmé le porteur, répondit le valet.

L’inconnu effrayait toujours un peu Julie,

Elle craignait les petits amis d’autrefois.

— Une surprise, disait-on.

— Ouvrez, conseillait-on d’un autre côté.

— Allons, ma chère amie, ne nous faites pas languir, encouragea Salomon.

La ficelle et le papier tombèrent.

Le groupe des invités, curieux et avides, se resserra compacte autour de Julie.

Bientôt madame Smyth tint, entre ses doigts tremblants, une esquisse brossée à l’aquarelle.

C’était une femme, coiffée d’un vieux chapeau fané, vêtue d’une robe effilochée, qui, assise en face d’une table de café, préparait une absinthe laiteuse.

Au bas, pour légende :

« Julie la Carotte, au Rat-Mort ! »

Cela jeta un froid. Personne ne fit de réflexion.

Moins d’un quart d’heure après, les salons étaient vides.

Salomon, en homme pratique, ne dit pas un mot à sa femme de cette mésaventure.

Il l’avait épousée sachant d’où elle venait.

Il ne devait adresser aucun reproche à celle qui, désormais, portait son nom.

Julie, blême de rage, se retira chez elle.

Elle savait d’où partait le coup.

Poussée par le démon de l’orgueil, elle avait voulu mordre, elle venait d’être flagellée jusqu’au sang.


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
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XX


Un malheur immense venait d’atteindre Andrée.

Madame Fernez s’était éteinte, un soir, entre ses bras, croyant s’endormir paisiblement.

Elle ne pouvait se consoler.

Seule, Laurence savait adoucir les larmes de cette désespérée.

Aussi Andrée passait le meilleur de son temps près de son ancien modèle ; là, parfois, elle parvenait à oublier l’isolement où cette mort l’avait laissée.

Marie-Marthe, par son babil, l’amusait.

Laurence, par son amour, réveillait son cœur et ses sens assoupis.

Depuis longtemps, Andrée avait oublié sa visite à l’hôtel de Salomon Smyth.

Gustave Lebon ne pensait plus à faire de la morale.

Il reconnaissait lui-même qu’il n’était pas né pour sermonner ses amis.

Un premier échec avait suffi pour le corriger.

Pourtant il venait rarement chez mademoiselle Fernez.

Andrée, en face des défections de ses amis, sentait grandir l’affection, peut-être étrange, qu’elle avait vouée à Laurence.

L’hiver était revenu, apportant avec lui ses longues soirées, où, près de l’âtre, plein de bûches en flamme, on écoute la brise souffler à travers les branches sans feuilles ou sous les portes mal closes.

La neige tombait en gros flocons.

Andrée demeurait près de son amie, ayant l’enfant sur les genoux.

Un violent coup de sonnette fit tressauter les deux jeunes femmes.

Marie-Marthe, apeurée, se blottit entre les bras d’Andrée.

Laurence, toute tremblante, courut vers la porte.

Pourquoi les faits usuels et quotidiens de la vie prennent-ils parfois un aspect lugubre et semblent-ils annoncer un malheur ?

Nul ne le sait.

Le cœur a peut-être sa prescience.

Un vieux prêtre, enveloppé d’un épais manteau, couvert de neige, était sur le palier.

Cet homme noir l’effraya davantage.

Elle s’effaça pour le laisser passer.

Il entra.

Andrée se leva pour le recevoir.

— Mademoiselle Fernez ? demanda-t-il la tête découverte.

— Que me voulez-vous ? interrogea-t-elle avec une certaine terreur.

Pourquoi ce prêtre, à cette heure tardive ?

— Mademoiselle, commença-t-il d’une voix chevrotante, en dardant sur l’artiste un regard encore vif, malgré son âge, je viens remplir près de vous une mission pénible.

— Parlez sans crainte, monsieur, j’ai l’habitude d’être forte en face de l’adversité.

— Votre père, M. Fernez, est à l’agonie.

Il attendit.

Andrée demeura silencieuse, l’œil parfaitement sec.

Le prêtre poussa un douloureux soupir.

Il reprit :

— Réconcilié avec Dieu, il n’a pas voulu mourir sans vous voir, sans obtenir votre pardon.

— Un désir bien tardif.

— Ne vous montrez pas inexorable.

Andrée ne répondit plus rien.

Elle endossa une pelisse de fourrure, et se coiffa d’une simple mantille de crêpe.

Alors seulement, le vieillard vit qu’elle portait des habits de deuil.

— Je vous suis, dit-elle simplement.

Le prêtre reprit son manteau qu’il avait déposé en entrant sur une chaise.

Mademoiselle Fernez s’arrêta.

— Un mot encore, dit-elle.

— Je vous écoute.

— J’irai près de mon père, si vous pouvez m’affirmer que son lit, celui d’un agonisant, n’est entouré d’aucun contact impur.

— Je vous le jure.

— C’est bien, partons.

Une voiture était devant la maison. Tous deux y montèrent.

Pendant le trajet, ils n’échangèrent pas une parole.

Ils songeaient chacun de leur côté.

 
 

Depuis longtemps, M. Fernez vieillissait.

Il avait usé de tous les expédients pour vivre et jeter de l’argent en pâture à sa maîtresse.

L’aimait-il ?

Qu’en savons-nous ?

De complicité, ils avaient fait le mal.

Le crime est un lien plus fort que l’amour.

En dernier lieu, il venait d’être déclaré en faillite.

Les créanciers auraient pu se montrer très méchants ; ils eurent pitié de ce vieux dont le sens moral n’existait plus.

Mais la maladie faisait son œuvre.

Fernez marchait vers le gâtisme, ou vers la tombe.

Il n’était plus capable de mal.

Le bien ne lui était plus possible.

Sa maîtresse le lâcha.

En possession des meubles, des bijoux de l’épouse délaissée, de l’enfant abandonnée, elle chassa son compagnon de route.

Il n’était plus bon à rien.

Ce fut le dernier coup.

Il aurait dû aller finir à l’hôpital.

Des voisins eurent pitié de ce débris sénile ; on le mit dans une mansarde pour qu’il pût mourir sur une paillasse.

Rue de Vaugirard, au troisième étage, au fond d’un corridor, dans un cabinet à peine meublé d’un lit de fer délabré, sous des draps à trous, un vieillard est couché et se débat.

Sa barbe est longue.

Ses cheveux sont blancs.

La mort a planté son suaire indélébile sur sa face amaigrie.

À côté du grabat, sur une table boiteuse, des fioles, une tasse, un pot de tisane attestent les soins réclamés par une longue et dernière maladie.

Souvent le moribond se soulève et regarde au loin dans l’étroite pièce.

Son œil, déjà vitreux, semble aller au-delà des murailles qui l’entourent.

Une vieille femme, grognon, veille près de lui.

— Ne vous agitez pas, recommande-t-elle.

— Elle arrivera trop tard.

— Non, elle va arriver.

— Il y a vingt ans que je ne l’ai vue, elle peut refuser de venir.

— Vous allez vous rendre plus malade.

Et le temps passait en de continuelles interrogations du malade, et en gronderies de la part de la garde.

Dix heures sonnèrent aux monastères voisins.

Dans le silence profond de ce quartier tranquille, les coups se répercutèrent en de lugubres échos.

Dehors, les voitures roulaient sur un épais tapis de neige et de boue.

Le moribond, l’oreille aux aguets, entendit un véhicule s’arrêtant en face de la maison.

Dans l’escalier, il percevait le bruit, d’abord affaibli, des pieds se heurtant aux marches gravies trop vite.

Près de la porte, le bruissement des paroles échangées à voix basse.

Andrée entra.

Son long voile de crêpe l’enveloppait de ses plis sombres, donnant plus de dignité à toute sa personne.

Elle s’approcha lentement du lit.

Les rayons lumineux de la lampe la frappaient en plein visage, mettant, çà et là, sur ses vêtements noirs, des points d’or.

Les assistants, tous, profondément émus, purent voir, à travers la pelisse mal fermée, briller, sur cette poitrine de femme, une croix, ornée de diamants, attachée par un ruban d’ordre.

Les bras croisés, toujours impassible, elle attendait.

— Ma fille ! dit-il, après une courte hésitation.

— Me voici, mon père ; que désirez-vous de moi ?

— Tu me le demandes ! Ne le devines-tu pas ?

— Après vingt ans de séparation, le langage muet est peu compréhensible entre nous. Expliquez-vous franchement.

Il la regardait.

— Ce deuil ? questionna-t-il.

— Je n’ai plus de mère !

— Ma femme ! elle est morte sans m’appeler, sans me pardonner ?

— Elle n’a même pas prononcé votre nom.

Il se tordait les mains.

— Tu ne m’as pas prévenu.

— J’ai des amis, mon père ; depuis longtemps je n’ai plus de famille !

Il se voila la figure de ses longs doigts osseux.

— Le châtiment, murmura-t-il bien bas.

Il se dressa sur son séant, avec plus de force qu’on ne pouvait prévoir chez ce mourant.

— Andrée, Dieu, par la voix de son ministre, vient de m’absoudre ; seras-tu plus sévère que lui ? Me laisseras-tu partir sans un mot de pardon ? Veux-tu rendre terribles mes derniers instants ?

Oh ! ce lendemain de la mort !

— Depuis quand êtes-vous malade ? interrogea Andrée.

— Depuis plusieurs mois.

— Quand avez-vous su que vous étiez perdu ?

— Hier, répondit-il, tout surpris des questions posées par sa fille.

— Le prêtre est venu quel jour ?

— Aujourd’hui.

Mademoiselle Fernez devint encore plus froide ; elle s’approcha du lit où gisait son père.

— Que voulez-vous que je vous pardonne ? demanda-t-elle.

— Les torts que j’ai eus envers toi.

— Ces torts, vous ne les connaissez que d’aujourd’hui ?

— Andrée.

— Attendez, mon père ; j’avais quinze ans, le jour où vous m’avez chassée de chez vous, où vous m’avez jetée dans la rue ; je n’avais alors ni foyer, ni pain, ni avenir !

Vingt ans se sont écoulés !

Pendant ce laps de temps, presque une existence entière, car mes cheveux blanchissent, mes forces faiblissent déjà, chacun de mes pas a été marqué par une déception, par une douleur cuisante ; j’ai laissé des lambeaux de ma chair à toutes les ronces du chemin ; j’ai meurtri mes pieds à toutes les pierres de la route ; pourtant vous viviez, vous pouviez compter toutes mes blessures, toutes mesdames, prévoir toutes mes hontes.

Qu’avez-vous fait pour préserver ma jeunesse des écueils où je pouvais laisser mon honneur ? Qu’avez-vous fait pour assurer mon bonheur, pour garantir ma vieillesse ?

Rien !

Vous n’avez jamais pensé à moi, lorsque la mort paraissait encore être loin ; vous n’avez jamais essayé d’obtenir votre pardon, alors que vous aviez la force de réparer vos fautes.

Puis-je tout à coup, parce que vous agonisez, vous rendre mon affection, mon estime ? Il faudrait effacer le passé ; il ne s’efface jamais.

— Grâce ! Andrée, le prêtre m’a absous.

— Si Dieu, cet espoir des misérables, existe, il doit-être juste ; n’est-ce pas là son plus grand, son plus sûr attribut ? Il ne saurait, parce que par peur vous avez avoué vos péchés, les oublier ?

— Quoi, suis-je perdu ?

— Non ! mais préparez-vous, si réellement nos âmes comparaissent devant un tribunal divin, à expier le mal que vous avez fait. Alors, après l’expiation, le pardon pourra venir.

— Quoi ! est-ce vrai, tu seras sans pitié ?

— Eh ! mon père, si mes lèvres prononçaient : Allez, je vous pardonne, demain, soustraite à l’émotion qui saisit tout humain, en face du spectacle d’un mourant, ne me souviendrais-je pas de mon existence de déclassée, de mon cœur desséché par le scepticisme, de mes illusions envolées, de ma maison solitaire, où je n’ai le droit de n’être ni épouse, ni mère !

— Pourquoi n’es-tu pas mariée ?

— Parce qu’on a refusé d’épouser votre fille.

Tout ce passé ne peut disparaître ! Lorsque, vieille et délaissée, j’irai mourir sur un lit d’hôpital, n’ayant autour de moi personne pour me fermer les yeux, c’est encore à vous que je penserai.

— Pour me maudire ?

— Non, mais pour me souvenir que vous m’aviez fermé votre cœur.

Ah ! qui saura jamais peindre, avec des couleurs vraies, la vie de ces pauvres parias de la famille ?

Il n’y a pas de loi pour vous punir ; les hommes songent à peine à vous juger, et ils osent jeter l’opprobre à vos victimes !

M. Fernez, les mains jointes, tendues vers sa fille, pleurait de vraies larmes.

— Mon enfant ! mon enfant ! tu as raison, je suis un grand coupable. Tout à l’heure j’avais peur de Dieu, de sa colère ; maintenant j’ai besoin de tes baisers, et j’ai soif de ton affection, non parce que je vais mourir, non parce que j’ai la crainte du châtiment ; mais en face de toi, de toi que j’ai méconnue, que j’ai cruellement offensée, mon cœur vient de s’ouvrir, et je t’aime comme le jour où, penché sur une couche de souffrances, j’épiais ton premier vagissement.

Si la tombe pouvait me faire grâce, je ne vivrais que pour réparer, je te le jure !

Cet homme sanglotait.

Andrée, toujours maîtresse d’elle-même, cachait sa violente émotion sous sa froideur habituelle ; petit à petit elle se rapprocha du lit, elle s’inclina, elle prit entre ses mains celles du moribond, elle mit un long baiser sur ce front trempé de sueur, déjà couvert des ombres de la mort.

— Va, dit-elle, je te pardonne, j’essaierai d’oublier !

Il poussa un cri de joie.

Comme un enfant, ce grand corps se blottit entre les bras de sa fille.

Là, l’agonie suprême commença !

Il râlait.

À l’ombre, il s’éteignit doucement, exhalant son âme dans un dernier baiser !

Le lendemain, entourée de quelques amis, mademoiselle Andrée Fernez conduisit son père jusqu’à sa dernière demeure.


À Lesbos, vignette fin de chapitre
À Lesbos, vignette fin de chapitre

À Lesbos, bandeau de début de chapitre
À Lesbos, bandeau de début de chapitre


XXI


Andrée, réconciliée avec son père, voulut bien, après sa mort, s’occuper de liquider sa situation.

M. Fernez ne laissait aucune fortune.

De nombreux créanciers vinrent raconter leurs doléances à mademoiselle Fernez.

Ils avaient eu confiance, on les avait trompés.

D’abord, Andrée écouta toutes ces plaintes d’une oreille fort distraite.

Elle n’avait pas profité de l’argent qu’on lui réclamait, elle ne devait rien.

Une dernière fois, elle se rencontra avec le confesseur de M. Fernez.

Ce vieillard lui inspirait une certaine confiance.

— Savez-vous, lui dit-il, que M. Fernez a été déclaré en faillite, peu de temps avant de mourir ?

— Non. Il était donc négociant ? demanda-t-elle, intéressée, malgré sa volonté.

— Oui, cette femme, sa maîtresse, le fit entrer dans une entreprise condamnée d’avance.

D’accord, avec d’autres complices, elle acheva de le ruiner, ou du moins, elle parvint à tromper les fournisseurs.

— Ces derniers donnèrent leur marchandise ?

— Oui.

Cette femme la revendait à perte ; de là, l’abus de confiance reproché à votre père.

— La somme réclamée est forte ?

— Vingt mille francs.

Ils avaient compté, pour se payer, sur l’héritage d’un parent éloigné ; cet oncle, indigné de la conduite de votre père, vous laissa tout son avoir.

— Vingt mille francs !

Andrée demeura pensive.

Elle quitta le prêtre sans plus ajouter un mot.

Le lendemain, mademoiselle Fernez alla trouver un avocat de ses amis.

— Voici toute ma fortune, dit-elle, en souriant, après lui avoir expliqué la situation, faites le nécessaire pour réhabiliter mon père.

L’avocat voulut la complimenter.

Elle lui imposa silence.

— Je ne fais que mon devoir, dit-elle avec simplicité.

— En ce monde, bien peu de gens le font.

— Allons, ne me flattez pas outre mesure, pour ensuite dénigrer cette pauvre humanité, dont nous faisons partie.

Quelques semaines après, le tribunal, toutes chambres réunies, prononçait la réhabilitation de M. Fernez.

Andrée appartenait au tout Paris artistique, chacun la connaissait et l’appréciait à sa façon.

Aussi, la salle était-elle comble.

Les amis, les indifférents, les curieux, et surtout les curieuses, se pressaient dans le prétoire.

Andrée avait une étrange réputation.

On parlait tout bas de ses mœurs.

Les femmes la critiquaient.

Impossible de faire autrement pour la galerie.

Toutes auraient voulu la connaître.

C’était une femme dangereuse, affirmait-on.

Oui, mais la lutte a tant de charme, pour les mondaines honnêtes !

Aussi Andrée jouissait-elle d’un grand succès de curiosité.

Ce jour-là, cachée par la foule, elle essayait de se dissimuler.

Les créanciers, groupés non loin d’elle, chantaient ses louanges.

Pensez donc, ils allaient récupérer des créances déclarées véreuses.

Enfin, la cour parut.

Le président se leva.

Andrée, debout, un peu en dehors de la foule, devait maintenant se laisser lorgner par tous.

Elle écouta respectueusement la lecture de l’arrêt qui rendait l’honneur à la tombe de son père.

Le magistrat, d’un ton onctueux, rendit justice à son amour filial.

Quelques applaudissements, aussitôt réprimés, se firent entendre.

La cérémonie était terminée.

Andrée, pour se soustraire à l’ovation qu’on lui préparait, alla offrir son bras à Laurence.

Toutes deux, bravement enlacées, essayèrent de se frayer un chemin à travers la cohue.

Partout, sur leur passage, on les saluait.

Çà et là, elles rencontrèrent quelques sourires ironiques.

Les femmes les dévisageaient avidement.

Elles auraient voulu connaître les secrets de cette intimité, audacieusement affichée.

On chuchotait.

Andrée et Laurence, fort à l’aise, rendaient les saluts aux meilleurs amis.

Elles arrivèrent en face d’un groupe de boulevardiers.

Ces messieurs, le gardénia à la boutonnière, causaient avec animation.

L’un d’eux, le duc de Simiane, dit à son voisin, à haute voix :

— Voilà deux g…

Et une épithète grossière vint souffleter en plein visage mademoiselle Fernez.

Elle releva fièrement la tête, et de son regard hautain, chargé de mépris, elle toisa le gentilhomme.

Embarrassé, il baissa les yeux.

Le duc, un sportsman fort connu du high-life, venait de marier sa fille, Christine de Simiane, avec un rastaquouère, sorte de prince allemand lequel avait accepté, avec une dot de deux millions, une jolie petite fille, qu’il avait reconnue sienne.

Les bien instruits prétendaient que le duc cumulait les fonctions familiales.

Il était, d’après leur chronique, père et mari.

Le prince Meldam avait, le lendemain du mariage, pour s’instruire sans doute, entrepris un long et périlleux voyage, autour du monde, confiant aux soins assidus du duc la jeune princesse et le baby.

Cet homme se permettait de juger Andrée !

Où la morale allait-elle se nicher ?

Mademoiselle Fernez continuait d’avancer.

Elle dut s’arrêter !

Un homme de haute taille, lui barrait le passage.

Elle le regarda.

C’était Eugène Badin !

Il se dandinait d’un air satisfait, une rosette piquait du rouge sur son paletot.

— Le hasard, dit-il m’a amené ici…

Il bégayait, sous l’éclat des yeux de mademoiselle Fernez.

— Le hasard, répondit-elle, vous conduisait-il ici pour payer non les dettes des autres, mais les vôtres.

— Mademoiselle.

— Je crois que vous auriez fort à faire si vous deviez dédommager toutes vos dupes.

Elle passa.

Gustave Lebon l’attendait à la porte.

Il regarda Laurence.

— Toujours la même chose ? dit-il.

— Eh, mon cher, lorsqu’on a trouvé le bonheur complet, on serait bien fou de le rejeter loin de soi.

— La fin du monde ne tarderait pas, si on vous imitait.

— Qu’importe ? le monde n’est plus qu’un vieux radoteur.

— En effet, tout est renversé ; les femmes veulent être des hommes ; elles rêvent même d’être députés ; quel radotage !

— Il y a si longtemps, que vous nous avez montré le chemin de la folie, que vous ne devez pas être surpris que nous vous suivions. N’êtes-vous pas nos maîtres ?

— Rien ne vous corrigera.

— Non, je mourrai dans l’impénitence finale.

Ce soir-là, il y eut liesse amoureuse dans l’atelier du boulevard de Clichy.

Entre chaque ébat voluptueux, deux bouches pourpres et humides, répétaient :

— Que notre bonheur dure toujours !


FIN