Hachette (p. 103-140).

V

L’ÉCHANGE

Si la première loi économique est l’obligation de produire, la deuxième est la nécessité d’échanger.

Le travailleur aurait beau fabriquer des produits en quantité illimitée, il resterait horriblement dénué s’il n’avait la ressource de les échanger contre ceux d’autrui.

Cent mille hectolitres de blé ne sont pas un bien méprisable, mais ils ne vous empêcheraient pas de mourir de froid en hiver si vous n’en échangiez une partie contre des vêtements, du combustible et un abri. Cent mille stères de bois ne vous empêcheront pas de mourir de faim ; cent mille tonnes de vin de Bordeaux n’aideront pas le vigneron à parcourir la distance qui sépare Bordeaux de Paris ; mais quelques litres de ce bon vin, échangés contre un billet de chemin de fer, le transporteront sans fatigue en une journée.

Un maçon peut se construire une maison, un cultivateur peut se procurer par lui-même du blé, du vin, du tabac, du houblon, de la viande, suivant le sol qu’il exploite et le climat qu’il habite ; un voiturier peut se transporter rapidement d’un point à un autre ; un tailleur peut se confectionner des habits. Mais pour que le même homme ait à la fois le logement, le vivre, l’habillement, les moyens de transport et toutes les choses nécessaires à la vie, il faut qu’il échange incessamment ses produits contre ceux des autres hommes.

Le travailleur qui dit avec un légitime orgueil : « Je me suffis à moi-même », qu’entend-il par ces mots ? Prétend-il avoir créé lui-même tous les produits dont il fait usage ? Non, mais il se vante à bon droit de produire assez de biens échangeables pour procurer la satisfaction de tous ses besoins.

Il se pourrait, à la rigueur, qu’un individu isolé pourvût tant bien que mal, pendant un certain temps, à ses nécessités les plus indispensables, sans rien échanger avec autrui. Certains sauvages vivent ainsi, sous un ciel privilégié, qui réduit presque à néant les besoins de l’homme. Ils sont chasseurs, pécheurs, constructeurs, cuisiniers, tailleurs et cordonniers pour leur usage personnel. Mais leur aptitude à tout faire leur interdit d’exceller en rien. Ils savent trop de métiers pour en pratiquer savamment un seul. Quand ils auront touché à tout pendant une journée, le produit de leur travail ne représentera pas la somme de biens utiles qu’un ouvrier anglais ou français crée en une heure de temps. Aussi courent-ils à l’échange, dès que la civilisation passe à leur portée : ils se hâtent d’offrir leurs produits pour obtenir les nôtres, et nous gagnons sur eux en leur vendant notre travail d’une heure contre leur travail d’un jour et plus.

Le simple bon sens vous explique la supériorité du travail civilisé sur le travail sauvage. La première condition pour produire beaucoup, vite et bien, est de se consacrer spécialement au métier qu’on fera le mieux. L’apprenti le mieux doué commence par être un pur maladroit ; avec le temps, l’application et la pratique, il arrive à tirer le meilleur parti possible de ses bras et de ses outils. Mais si nous cédions à l’ambition ridicule de tout faire par nous-même, la vie ne serait qu’un long et déplorable apprentissage. Autant courir vingt lièvres à la fois.

La spécialité développe chez l’individu des aptitudes étonnantes. Le charpentier, le menuisier, le maréchal ferrant acquièrent en quelques années une sûreté de main que vous avez admirée sans doute, si vous les avez observés d’un peu près. Un habile cocher parcourant au grand trot les rues encombrées de Londres ou de Paris vous montre tout ce que l’habitude d’un travail spécial peut ajouter de précision au coup d’œil et de décision à l’esprit. Un comptable de profession joue avec les chiffres ; un vieux sous-officier instructeur jongle avec son fusil ; un bon maître d’école manie et pétrit comme une cire le cerveau rebelle de quarante bambins ; un gabier court sur les vergues au milieu de la tempête ; un couvreur, un pompier galope sur les toits ; un improvisateur de profession dicte cent vers à brûle pourpoint ou parle quatre heures de suite.

Du haut en bas de la société, vous voyez une multitude d’hommes et même de femmes qui excellent dans un art ou un métier, pour s’y être adonnés spécialement dès l’enfance. N’avez-vous jamais admiré la mémoire, la prestesse et la dextérité des garçons de restaurant ? Et ces domestiques précieux (il y en a encore quelques-uns) qui servent sans embarras et sans bruit un dîner de douze personnes ? Tous les talents utiles ou agréables sont les fruits de la spécialité.

Il convient que la spécialité ait pour contrepoids un bon fonds d’instruction générale ; sinon le travailleur ne serait plus qu’une machine. Il est encore à souhaiter qu’en prévision des chômages et des autres accidents tout producteur ajoute une deuxième corde à son arc : c’est une précaution qu’on ne saurait trop recommander aux travailleurs qui vivent sur le luxe. Mais le commencement de la sagesse est de choisir un gagne-pain, d’embrasser une spécialité, de diriger vers un but principal tous ses talents et toutes ses forces. Car le particulier qui se croit propre à tout est un sauvage égaré dans la civilisation ; il vit et meurt inutile.

Le premier échange est sans doute contemporain du premier travail, c’est-à-dire que ce mécanisme est aussi vieux que l’homme lui-même. Aucun progrès en aucun genre n’aurait pu se réaliser ici-bas si chaque individu avait été forcé d’apprendre tous les arts nécessaires à la vie.

Le seul fait de l’échange a créé une organisation du travail bien supérieure à toutes celles que les réformateurs (ou soi-disant tels) ont ébauchées dans ces derniers temps. La voici résumée en quelques lignes :

L’individu peut compter qu’il ne manquera de rien s’il produit une certaine somme de biens utiles, n’importe lesquels. Quand même il ne créerait rien à son usage personnel, il est sûr de se procurer tout le nécessaire et au delà, pourvu qu’il fournisse une quantité de travail utile ou agréable aux autres hommes. Il peut donc, dans le choix d’une industrie, faire abstraction de la variété de ses besoins et réduire tout le problème de son existence à cette question : De quoi suis-je capable ? Entre tous les produits utiles, quel est celui que je suis apte à fournir ?

Les enfants sont portés à croire qu’il faut être confiseur pour manger beaucoup de bonbons, et que le cordonnier doit être mieux chaussé que tous les autres hommes. L’expérience ne tarde pas à leur apprendre que, grâce à l’échange, on obtient la plus grande quantité d’un bien quelconque en produisant la plus grande quantité d’un autre bien, quel qu’il soit.

On compte par millions les producteurs qui vivent et qui meurent sans avoir consommé un seul de leurs produits. Les vendangeurs du clos Vougeot boivent de la piquette ; les ouvriers d’Alfred et d’Humann s’habillent à la Belle-Jardinière ou même au Temple ; les canuts de Lyon ne drapent pas leurs femmes dans la soie. En revanche, un gros fabricant d’indiennes a son salon tendu de brocatelle ; un fabricant de quincaillerie pour l’exportation dédaigne les produits de son usine ; un marchand de faïence commune mange dans la porcelaine de Sèvres. Les produits les plus précieux affluent autour de l’homme qui crée le plus d’utilité ; les plus humbles sont le lot de l’homme qui produit le moins, quel que soit son genre d’industrie. Un tailleur de pierre n’habite pas une maison en pierre de taille : trop heureux si le plâtre et les moellons lui fournissent un abri tolérable. Quant au tailleur de diamants, il pourrait vivre mille années sans que l’idée lui vînt de porter ses produits en boutons de gilet.

Il y a dans tous ces faits une apparente contradiction, que les rhéteurs de mauvaise foi ont souvent exploitée. Lorsque les ouvriers étaient moins éclairés et moins sensés qu’aujourd’hui, on leur a dit : Il est injuste que les plus beaux habits soient portés par des gens qui ne savent pas coudre ; il est monstrueux que l’ouvrière vêtue de cotonnade taille et couse la soie pour la femme d’un banquier. On a publié des tirades sur ce pauvre tailleur de diamants qui n’a pas même un diamant à se mettre au doigt, le dimanche.

Ces vieilles déclamations vous apparaissent dans tout leur ridicule si vous vous rappelez : 1o que tous les biens utiles appartiennent légitimement à celui qui les a produits ou à ses ayants-droit ; 2o que pour en obtenir une part, petite ou grande, il faut donner en échange un bien d’égale valeur ; 3o que la valeur du travail est proportionnelle à la quantité d’utilité produite, quels que soient les matériaux mis en œuvre. L’or est quinze fois et demi plus précieux que l’argent, mais le ciseleur habile, qui ajoute par son travail une valeur de vingt-cinq louis à un kilogr. d’argent, recevra vingt-cinq louis en or ; tandis qu’un guillocheur de pacotille, pour avoir ratissé des boîtes de montre en or, recevra quatre francs dix sous en argent. Les truffes ont trois cents fois plus de prix que les pommes de terre, mais l’agriculteur qui produirait dix mille sacs de pommes de terre en une saison aurait le droit de manger des truffes, et le chercheur de truffes qui n’en trouve que trois ou quatre kilos par mois ne mangera que des pommes de terre.

Le travailleur a droit à la totalité de la plus-value qu’il ajouta aux choses par lui-même. Les produits manufacturés tels qu’un habit noir, une robe de soie, une rivière de diamants, n’arrivent au consommateur qu’en passant par une multitude de mains qui toutes, successivement, y ajoutent un supplément de valeur. Il est juste et naturel que chacun des travailleurs échange l’utilité qu’il a produite contre un bien équivalent. L’agriculteur qui fournit la matière première d’un habit noir, a droit au prix de sa laine ; le marchand qui court les campagnes pour réunir la laine de plusieurs fermiers, a droit au prix de ses peines ; le voiturier qui porte les ballots à la fabrique a droit au prix de son voyage ; chacun des travailleurs qui dégraissent, cardent, teignent, filent, tissent, foulent, peignent le drap, devient pour ainsi dire le créancier de la marchandise, et acquiert sur elle un droit proportionnel à la valeur qu’il y ajoute.

Six cents grammes de laine fine, qui valaient trois francs au début, produisent à la longue un habit noir qui vaut, s’il est bien fait, jusqu’à 125 francs. Le jour où le consommateur donne 125 francs en échange de cet habit, il paye en bloc et la valeur initiale de la matière première et toutes les plus-values qui ont été successivement ajoutées par une centaine de travailleurs. L’habit soldé ne doit plus rien à personne. Mais si l’un des cent producteurs qui ont mis la main à l’ouvrage se l’appropriait en totalité, il ferait tort aux quatre-vingt-dix-neuf autres. Si le cultivateur prenait l’habit en disant : C’est ma laine ! ou si l’ouvrier tailleur tirait à lui en disant : C’est ma couture ! tous les autres crieraient unanimement au voleur ! Pour que chacun de ceux qui ont collaboré à l’habit ait le droit d’en mettre un pareil sur ses épaules, il doit produire par lui-même une somme de biens utiles équivalente à 125 francs. C’est ainsi que les choses se passent dans l’univers entier, sauf que l’immense majorité des travailleurs se contente d’un vêtement moins cher et plus commode que l’habit noir d’Alfred ou d’Humann. Aucun de ceux qui produisent ici-bas n’est assez fou pour croire qu’en créant la partie il acquiert des droits sur le tout. Cette idée n’a pu venir qu’à des pêcheurs en eau trouble, intéressés personnellement à brouiller toute notion du vrai.

Les pauvres gens de bien qui taillent le diamant dans une mansarde ont quelquefois plus de milliers de francs sur leur établi que de pièces de cent sous dans leur armoire. Cependant on serait mal reçu si l’on allait leur dire : « Ces beaux cailloux auxquels vous donnez tant d’éclat sont à vous.

— Non, vous répondraient-ils ; ce qui nous appartient en toute propriété c’est la taille, le poli que nous avons ajouté à la pierre brute. Lorsqu’on nous a confié ces diamants, ils contenaient déjà une valeur que d’autres individus leur avaient donnée en les trouvant, en les transportant, en les assortissant. Le marchand ne nous doit que le prix de la plus-value que nous avons créée nous-mêmes. Si le travail de notre journée n’ajoute à un diamant de deux millions qu’une valeur de cent sous, il ne nous est dû que cent sous.

Donner l’équivalent de ce que l’on reçoit, recevoir l’équivalent de ce qu’on donne : voilà toute la mécanique de l’échange.

Mais à quel signe reconnait-on que deux choses sont équivalentes ? Il n’y a pas grand travail à faire pour constater qu’un gramme d’or pur vaut un autre gramme d’or au même titre ; que deux hectolitres de blé, récoltés dans le même champ, se valent l’un l’autre. Mais dans cette infinie variété de biens et de services que les hommes échangent journellement entre eux, comment faire pour ne donner ni plus ni moins que ce que l’on reçoit, pour n’être ni fripon ni dupe ? Une épingle de brillants, un panier de pommes, un fauteuil à l’orchestre des Italiens, une course de fiacre, une visite de médecin, le conseil d’un pilote, le loyer d’un appartement, une paire de sabots, une forêt de cent hectares, une journée de maçon : voilà des biens et des services qui n’ont aucun rapport entre eux. Comment sait-on que l’un vaut deux, ou trois, ou dix, ou mille fois plus que l’autre ?

La valeur n’a rien d’absolu. Elle n’est qu’un rapport entre les biens et les services offerts et demandés par un homme à un autre. Elle varie avec les lieux, les temps, les circonstances, les besoins, les goûts des contractants. Deux maisons de construction identique, mais situées l’une à Paris, l’autre à Quimper, sont l’une à l’autre comme 3 est à 1. Il en faudrait donner trois à Quimper pour en obtenir une à Paris. A Paris même, vous voyez tel immeuble qui, sans perdre ni gagner une ardoise, a valu 2 en 1846, 1 en 1848, 3 en 1868. En vingt années de temps, sa valeur a décru de moitié pour se tripler ensuite.

Le rapport du vin au blé, ou leur valeur relative, varie d’une année à l’autre dans le même pays. Supposez qu’aujourd’hui deux hectolitres de vin de Montpellier s’échangent communément contre un hectolitre de blé. Une vendange malheureuse peut doubler la valeur du vin, et faire qu’il coûte aussi cher que le blé ; une mauvaise moisson peut produire l’effet contraire et faire que l’on échange quatre hectolitres de vin contre un de blé.

Dans une ville construite pour abriter cent mille individus, la population tombe à cinquante mille. Les logements y sont plus offerts que demandés, car ils s’offrent à cent mille personnes, et il n’y a que cinquante mille personnes pour les prendre. Le prix du service rendu par les propriétaires aux locataires baisse aussitôt. Mais qu’une occasion amène pour trois jours une foule de deux cent mille individus ; les abris sont plus demandés qu’offerts, et le service rendu par les propriétaires est en hausse.

Si 20 000 Parisiens sont pris en même temps du désir d’entrer dans un théâtre qui ne contient que 1500 personnes à la fois, la valeur des places s’accroît dans une proportion merveilleuse ; mais le jour où 50 spectateurs à peine ont la velléité de voir la pièce, les 1500 places, plus offertes que demandées, tombent à rien.

Supposez que l’Europe demande chaque année 1 million de balles de coton. Le jour où, par un accident quelconque, l’offre de ce produit descend à 500 000 balles, la valeur du coton est doublée, c’est-à-dire qu’il faudra donner deux fois plus de vin, de blé ou de fer, pour obtenir la même quantité de coton.

Par un effet contraire, si la production des clous de girofle vient à décupler, la consommation restant la même, leur valeur baissera de 90 pour 100. C’est ce qui est arrivé le jour où l’iman de Mascate a inondé l’Europe de ce produit.

Nous laissons de côté la valeur d’affection qui ne saurait être appréciée que par telle ou telle personne, et la valeur d’exception qui se développe tout à coup au gré des circonstances. Un portrait de famille mal peint vaudra son pesant d’or pour M. A… ou M. B…, mais il ne monterait pas à dix francs en vente publique. Il y a des circonstances où l’on donnerait un royaume pour un cheval et d’autres où l’on donnerait un million pour un verre d’eau. Nous voyons de jeunes nigauds échanger leur patrimoine contre une mèche de cheveux qu’un homme de bon sens n’achèterait pas un centime : l’économie sociale n’a rien à voir dans ces exceptions-là.

En thèse générale, plus un bien est demandé, plus il vaut. Plus il est offert, moins il vaut. Et ce que je dis des biens s’applique également aux services, car les biens ne sont autre chose que des services consolidés. Qu’un ouvrier vous cède dix heures de son travail ou qu’il vous vende le produit qu’il a créé en dix heures, c’est tout un.

La valeur économique de tous les biens et de tous les services n’est pas une moyenne entre l’offre de Pierre et la demande de Paul, mais entre l’offre générale et la demande générale. Un affamé ou un fou peut échanger sa montre contre un morceau de pain ; il ne s’ensuivra nullement qu’une montre et un morceau de pain soient des produits d’égale valeur. L’échange normal est celui que la concurrence a équilibré et sanctionné. Voici comme.

Nous sommes tous égoïstes, ou, pour parler plus poliment, l’instinct de conservation fait que chacun de nous se préfère à tous les autres. La tendance de l’individu, dans tout échange, est d’obtenir le plus possible en donnant le moins possible. Est-ce que je calomnie l’humanité ? Dites, consommateur honnête, si vous hésiteriez un instant entre le boulanger qui vous vendrait son pain dix centimes et celui qui vous donnerait le même poids et la même qualité pour un sou ? Dites, honnête producteur, si la pensée vous viendrait de suer à dix sous l’heure en face d’un atelier où l’on vous offrirait un franc ? Quel est l’homme assez fou pour payer cher ce qu’il peut obtenir à bon marché ? Où trouve-t-on des travailleurs assez simples pour donner la préférence au moins offrant ?

Le terrain de l’échange est une salle d’adjudication perpétuelle où l’homme, acheteur et vendeur, met son travail aux enchères et le travail des autres au rabais ; et cela sans mauvaise foi, car il est naturellement porté à s’exagérer la valeur de tout ce qu’il produit ou possède, à déprécier la valeur du travail et des biens d’autrui.

Il faut pourtant se faire une raison et se soumettre aux leçons de l’expérience. Si vous avez un cheval à vendre, vous aurez beau l’estimer en vous-même cent mille francs ; quand tous les acquéreurs possibles vous en auront offert huit, neuf, dix mille francs au plus, vous finirez par reconnaître qu’il vaut dix mille francs au maximum et qu’il faut ou le garder pour vous, ou l’échanger contre dix mille francs. Quelque bonne opinion que vous ayez de vos talents et fussiez-vous intimement persuadé que votre travail vaut plus de cent francs l’heure, il faudra travailler à quatre francs par jour, ou vous croiser les bras, si personne ne vous offre un salaire plus élevé. Vous êtes d’un pays où le kilo de cerises vaut trente centimes en juin ; vous vous trouvez à Pétersbourg où tous les marchands le vendent six roubles, où tous les acheteurs le payent six roubles ; il faut nécessairement vous passer de cerises, ou reconnaître que les cerises, en juin, valent six roubles à Pétersbourg. Vous avez l’habitude de payer quarante centimes par heure le travail de vos ouvriers. S’ils refusent de travailler à moins de cinquante centimes, et si vous n’en trouvez pas d’autres qui consentent à faire leur besogne à l’ancien prix, force vous est de reconnaître que l’heure vaut cinquante centimes ; il faut payer le travail ce qu’il vaut, ou vous priver de ses services.

Le mécanisme de l’échange ne fonctionne pas sans secousses ; il peut même arriver que, dans ses engrenages, un imprudent se prenne les doigts. Mais, comme nous avons tous besoin les uns des autres, on finit nécessairement par s’entendre. Le producteur est intéressé à livrer ses services pour le prix qu’on lui en offre ; le consommateur a intérêt à s’approcher du prix qu’on lui demande, sous peine de renoncer l’un et l’autre au bénéfice de l’échange.

Or, l’échange a cela d’admirable, qu’il profite aux deux contractants dans une mesure presque toujours égale. Chacun des deux, en donnant ce qu’il a contre ce qu’il n’a pas, fait une bonne affaire.

Il paraît surprenant, à première vue, que deux individus puissent gagner simultanément l’un sur l’autre. C’est pourtant ce qui arrive dans tout échange libre et loyal. Quand un courtier met un acheteur et un vendeur en présence, il réclame à l’un et à l’autre une remise que tous les deux payent sans discuter : preuve qu’ils croient avoir gagné tous les deux à l’échange.

En effet, soit que vous vendiez, soit que vous achetiez, vous faites un acte de préférence. Personne ne vous a contraint de céder tel de vos biens contre tel bien d’autrui. C’est vous qui aimez mieux donner ce que vous avez en trop contre ce que vous avez en moins. N’eussiez-vous même rien de trop, fussiez-vous un de ces malheureux qu’une nécessité impitoyable réduit à échanger la couverture de leur lit contre le pain de quelques jours, vous réalisez encore un gain, car vous livrez un objet de nécessité secondaire contre un bien de première nécessité. Si votre couverture vous était actuellement plus utile que le pain, vous ne consentiriez pas cet échange. Vous le faites, donc vous reconnaissez qu’il vous est avantageux pour le moment.

Quand vous entrez dans un magasin pour prendre un demi-kilo de bougie contre six grammes d’un métal blanc, vous remerciez par instinct la personne qui vous sert la bougie, et elle vous remercie à son tour quand vous lui servez votre argent. Vous êtes dans le vrai, et le marchand y est aussi, car vous venez d’échanger service pour service avec un autre homme, votre égal. Il vous a donné un bien plus utile que l’argent pour l’emploi que vous en voulez faire. Si vous aviez gardé votre monnaie en poche, si l’échange d’un bien contre un autre vous eût été interdit, rien ne vous empêcherait de vous casser le nez contre un meuble en rentrant chez vous ; vous ne pourriez pas lire à la clarté de votre argent le livre qui vous attend sur votre table de nuit.

En livrant sa lumière en bâtons contre votre monnaie, le détaillant, ce modeste producteur, a fait une bonne affaire, lui aussi. Il n’avait pas acquis la marchandise pour la consommer, mais pour la vendre ; il en devait le prix à un marchand en gros, qu’il devra payer en argent, à l’échéance. Vous l’aidez à remplir un engagement sacré, à liquider un échange antérieur. Vous lui donnez en outre quelques centimes pour prix du service personnel qu’il vous a rendu. Et quel service ? L’ignorez-vous ? N’est-ce donc rien que d’avoir transporté, conservé, divisé à votre usage et mis pour ainsi dire sous votre main un bien utile que vous n’aviez ni le temps, ni peut-être le moyen d’aller prendre en fabrique par quantité de cent kilos ?

Si les hommes raisonnaient un peu, ils seraient tous en admiration et en reconnaissance devant le mécanisme bienfaisant de l’échange. Il nous permet d’obtenir tous les biens qui nous manquent, tous les services que nous ne pourrions nous rendre à nous-mêmes. Et à quel prix ? Moyennant un travail utile, n’importe lequel, qui est toujours laissé à notre choix.

Vous ne vous êtes peut-être pas demandé par quelle combinaison un ouvrier serrurier, par exemple, fabrique son pain, son vin, sa viande, ses habits, son logement, l’éducation de ses enfants et tous les biens utiles à coups de lime et de marteau.

Il n’a pas hérité d’un centiare de terre ; il ne sait ni labourer, ni moissonner, ni moudre, ni pétrir ; et pourtant il se nourrit de pain. Il n’a vendangé de sa vie, et il répare ses forces en buvant un verre de vin. Il n’a jamais élevé une tête de bétail, et il mange de la viande, et il se chausse de cuir. Il ne sait ni filer, ni tisser, ni coudre, et il a du linge et des habits. Deux forts chevaux, qu’il n’a pas nourris, le mènent à l’atelier, s’il est loin, et le ramènent. Il n’a jamais songé à se bâtir une maison, et il est logé, bien ou mal. Ses bras sont les seules armes qu’il ait à son service, et il vit en pleine sécurité : il ne craint ni les malfaiteurs de son pays, ni les armées européennes, dont l’effectif se monte à deux ou trois millions d’hommes. Il a des juges à lui, une police à lui, une armée toujours prête à combattre pour lui.

Qu’a-t-il fait aujourd’hui, de huit heures du matin à six heures du soir, pour payer sa quote-part de tant de biens et de tant de services ?

Il a posé des sonnettes.

N’est-ce pas merveilleux ? Mais le plus beau de cette affaire, c’est que le travailleur en question n’est l’obligé de personne ; c’est qu’il ne redoit rien, en fin de compte, à ceux qui l’ont vêtu, nourri, logé, transporté, protégé. Il a donné l’équivalent de tout ce qu’il a reçu ; il a échangé ses services contre les services d’autrui.

Sans doute, il doit une certaine reconnaissance à ses contemporains dont le travail simplifie et facilite sa vie, mais ses contemporains lui en doivent juste autant, par réciprocité. Et la balance restera toujours égale, tant qu’il payera ce qu’il achète et produira l’équivalent de ce qu’il consomme.

Nous avons tous besoin les uns des autres, car nos besoins sont toujours plus variés que nos aptitudes.

Pénétrons-nous de cette vérité, et nous serons plus justes les uns pour les autres, et nous comprendrons que le premier échange à conclure entre les hommes est un échange de bons sentiments et de bons procédés.

Chacun de nous achète, vend, revend, et l’on peut dire en général que l’équité préside à presque tous nos échanges. Mais la science des lois économiques est si peu répandue que personne ne subit les lois du marché sans protester un peu. Nous nous servons les uns des autres en murmurant les uns contre les autres. Nous fùt-il amplement démontré que l’on paye nos biens ou nos services au cours, nous crions encore au voleur, parce que l’on s’exagère la valeur de ce qu’on, donne et que l’on déprécie les choses qu’on reçoit.

La terre ne tourne pas une fois sur elle-même sans que vous entendiez quelques plaintes des prêteurs contre les emprunteurs, des emprunteurs contre les prêteurs, des consommateurs contre les marchands, des marchands contre les fabricants, des fabricants contre les ouvriers, des ouvriers contre leurs patrons. Les consommations collectives sont aussi fertiles en malentendus que les consommations privées : le public se plaint de trop payer les services de ses fonctionnaires et les fonctionnaires de n’être pas payés selon leur mérite : bref, une moitié du genre humain passe sa vie à récriminer contre l’autre.

La vérité est que le préteur rend service à l’emprunteur en lui cédant la jouissance d’un bien utile ; mais que l’emprunteur rend un service équivalent au prêteur en lui restituant 105 francs, par exemple, au lieu de 100 qu’il a reçus. Si ces deux genres de bienfaits n’étaient pas généralement reconnus réciproques, il y aurait longtemps que les prêteurs refuseraient de prêter ou que les emprunteurs refuseraient d’emprunter. Les commerçants rendent service aux consommateurs en leur procurant la marchandise ; le consommateur rend service au commerçant en lui payant la marchandise plus cher qu’en fabrique. L’entrepreneur rend service à ses ouvriers en leur assurant l’emploi régulier de leurs facultés, en leur prêtant un outillage souvent coûteux, en les affranchissant du tracas de la vente, en les garantissant contre les risques du commerce. Les ouvriers rendent service à l’entrepreneur en lui vendant dix sous un service qu’il revend quelquefois plus d’un franc. Les employés publics rendent service au peuple en faisant ses affaires ; le peuple leur rend service en les invitant à émarger tous les mois.

Si vous pensez que vos services ne sont pas payés ce qu’ils valent, vous avez toujours le droit de les vendre au plus offrant. Si vous trouvez qu’on vous vend un service trop cher, vous êtes libre de l’adjuger au rabais ou de vous le rendre à vous-même, ou de vous en passer, s’il n’est pas indispensable.

Que chacun se procure le nécessaire au prix qu’il peut ; marchandons tant qu’il nous plaira : rien n’est plus juste. Mais pour Dieu, renonçons à la déplorable habitude de nous croire exploités par ceux qui nous servent et de les traiter en inférieurs.

Lorsque Pierre prend son sucre et son café chez Paul, il se croit par cela même bien supérieur à lui. « C’est mon fournisseur ! » Soit ! il est ton fournisseur de denrées coloniales, mais tu es son fournisseur d’or et d’argent. L’or et l’argent sont des denrées coloniales aussi. La boutique a raison de croire qu’elle fait aller la fabrique ; l’industriel regarde à bon droit le marchand comme son obligé ; l’entrepreneur dit qu’il fait vivre ses ouvriers ; c’est vrai ; les ouvriers crient qu’ils font vivre les entrepreneurs ; c’est juste. Le domestique dit en parlant de son maître : Un homme que j’ai servi dix ans ! Le maître répond en parlant de son domestique : Un garçon que j’ai logé, nourri, habillé pendant dix ans ! Ils ne mentent ni l’un ni l’autre, mais ils ont tort d’oublier qu’ils ont reçu l’équivalent de leurs services et de traiter en débiteur celui qui les a payés.

L’échange de quantités égales ne saurait devenir une source d’inégalité.

Nous sommes tous égaux en droit, c’est-à-dire que la personne humaine, aussi loin qu’elle s’étend, est partout également inviolable et sacrée.

Nous sommes inégaux en force, en intelligence, en vertu, en activité, en richesse. L’un produit plus et l’autre moins, selon l’âge, l’aptitude, le courage et l’outillage. Mais l’échange ne portant que sur des services égaux entre eux, ne saurait subordonner un producteur à un autre. Le million dit au franc : Donne-moi un sou et je te rendrai cinq centimes. A la suite de cette opération, le million et le franc conservent leurs positions respectives : le million serait un sot s’il se croyait le bienfaiteur du franc ; le franc serait un fou s’il se croyait exploité par le million.

L’échange n’aggrave donc pas cette inégalité des fortunes qui fait le désespoir des envieux. Mais il n’a pas non plus pour effet de niveler la richesse. Il profite, dans une égale proportion, aux riches et aux pauvres, en permettant à chacun de choisir le bien le plus utile ou le plus agréable. Ce qui tend à niveler les conditions humaines, c’est la paresse et la prodigalité de ceux qui possèdent, le travail et l’épargne de ceux qui veulent posséder.

Si le dogme de la solidarité humaine avait besoin d’être prouvé, le mécanisme de l’échange en fournirait une démonstration éclatante.

L’offre produit la baisse, c’est-à-dire que tous les biens utiles coûtent d’autant moins cher qu’ils sont plus abondants.

Si la quantité d’aliments, d’abris, de vêtements, de choses utiles, venait à doubler sur la terre, nous obtiendrions en cinq heures de travail ce que nous obtenons en dix. Si la totalité des choses utiles était réduite de moitié, il faudrait travailler vingt heures pour avoir ce qui nous en coûte dix. Cela n’est pas une simple hypothèse, mais une vérité démontrée par l’expérience.

Tous les hommes, sans exception, sont-ils intéressés à acquérir toutes choses à bon marché, c’est-à-dire à obtenir le plus de biens possible en échange du moindre travail ?

Oui.

Donc tous les hommes ont un égal intérêt à empêcher la destruction, à favoriser la production et l’épargne.

La destruction d’un bien, quel qu’il soit, affecte directement son possesseur, indirectement tous les autres hommes. L’incendie d’un quartier fait hausser les loyers dans toute une ville ; démolissez le quart des maisons construites sur la terre, tous les loyers hausseront d’un quart. Saccagez la moitié des récoltes de blé, et le pain coûtera deux fois plus cher l’année prochaine. Arrêtez la production du coton dans quelques provinces américaines, et les menuisiers de Paris payeront leurs chemises plus cher. Lorsqu’un dock, un grand magasin périt n’importe où, à Londres ou à Bordeaux, avec les marchandises qu’il renferme, la provision du genre humain est diminuée d’autant, et la perte se répartit sur tous les hommes. Le pillage et le vol équivalent, nous l’avons dit, à la destruction des biens. Voilà comment chacun de nous est poussé par un mouvement naturel à éteindre les incendies, à réprimer les crimes, à combattre énergiquement tous les fléaux qui menacent le bien d’autrui. Voilà pourquoi l’instinct, avant le raisonnement, vous attriste à la nouvelle d’une guerre ou d’un naufrage.

Les grandes épidémies, aussi bien que la guerre et les naufrages, suppriment une multitude d’individus valides, capables de rembourser à la communauté humaine les avances qu’elle a faites pour eux. Donc, si vous raisonnez, vous aurez le cœur en deuil chaque fois que l’on vous annoncera une destruction d’hommes. Les égoïstes diront : « Que m’importe le choléra, s’il est aux Indes ? Qu’ai-je à craindre de la guerre civile, si elle se débat entre Américains ? Les Taïpings ont égorgé toute la population d’une province, mais je m’en moque bien : c’est en Chine ! » Voici ce que vous répondrez aux malheureux qu’aveugle l’intérêt mal entendu :

Ni les distances qui nous séparent, ni les diversités d’origine, de couleur et de civilisation qui nous distinguent, ni même les malentendus qui nous arment parfois les uns contre les autres n’empêchent l’humanité de former un grand corps. La somme de biens utiles qui se produit en une année à la surface du globe constitue la recette collective du genre humain ; la somme de produits qui y est consommée représente sa dépense ; le total des épargnes qu’on réalise en un an s’ajoute au capital social et fait l’humanité plus riche. Plus la grande communauté des hommes sera riche, plus l’individu obtiendra de biens utiles en échange de son travail quotidien. Donc un simple ouvrier qui lime et qui polit le métal dans une mansarde parisienne est intéressé à ce que l’on produise le plus de soie possible en Chine, le plus de laine possible en Australie, le plus de fer possible en Suède, et à ce qu’on y détruise le moins de biens qu’il sera possible : car plus les biens utiles abonderont ici-bas, plus le travail que nous faisons, vous et moi, sera récompensé par l’échange.

Or, tous les biens utiles sont les produits de l’homme, et de l’homme fait. Le jour où cent mille hommes faits tombent sur un champ de bataille, il y a cent mille travailleurs de moins, et la production collective de l’humanité décroît d’autant. Je sais que ce grand vide sera bientôt comblé par de nouvelles naissances, mais cent mille enfants nouveau nés ne remplacent pas cent mille hommes. Il se passera vingt années avant qu’ils fassent rien d’utile, et pendant ces vingt ans, la communauté du genre humain, dont nous sommes, devra les nourrir à crédit. La destruction de cent mille hommes est donc une perte réelle, qui se répartit sur le genre humain tout entier, sans. excepter le vainqueur de cette grande bataille. Il a obtenu les avantages qu’il désirait le plus pour le moment. Mais les querelles ne sont qu’un accident dans la vie de l’humanité ; les plus grosses questions politiques n’ont qu’un temps : l’intérêt économique qui nous rend tous solidaires est éternel et immuable. Deux peuples se font la guerre aujourd’hui, mais ils préparent leurs échantillons d’échange pour la grande exposition de demain.

Je croirais faire injure aux Français qui me lisent si j’insistais davantage sur ce point, mais il n’est malheureusement pas inutile de démontrer à nos contemporains deux autres vérités tout aussi positives.

La première, c’est que tous les hommes, sans exception, ont un intérêt personnel à instruire les autres hommes.

La deuxième, c’est que tous les hommes, sans exception, sont personnellement intéressés à enrichir les autres hommes.

Je le déclare, à la barbe des mauvais riches (s’il en reste) et des méchants pauvres (s’il y en a) : oui, la solidarité humaine va jusque-là. Nos destins sont si étroitement enchaînés par les liens de l’échange.

Ni les riches ni les pauvres ne sont injustes pour le plaisir de l’être. Mais de même que chaque corps d’état est sujet à une maladie professionnelle, chacune des grandes classes de la société est exposée à des préjugés spéciaux.

Or le pauvre et le riche ont toujours eu des courtisans qui les enfonçaient dans l’erreur au lieu de les en arracher ; qui les excitaient l’un contre l’autre, au lieu de leur prêcher la paix et la concorde. Pour une fois que le riche entendait dire : « Il est de votre intérêt d’enrichir et d’éclairer les pauvres, » on lui a répété vingt fois sur tous les tons :

« N’écoutez pas ceux qui vous bernent sous prétexte de vous servir. Chacun pour soi. Vous êtes riche, instruit ; vous occupez, grâce à Dieu, une position élevée ; vous planez à deux cent mille francs de rente au-dessus de ceux qui n’ont rien. Dans quel but iriez-vous effacer vous-même la distance qui fait votre grandeur ? J’admets qu’il ne vous en coûte rien ; que vous puissiez orner l’esprit de Pierre et donner des rentes à Paul sans vous dépouiller d’un centime. Vous ne serez plus ce que vous étiez relativement à ces gaillards-là. Ils prétendront marcher de pair avec vous, vous vous serez fabriqué des égaux, et alors, qui est-ce qui cirera vos bottes ? Une société, pour être stable, repose sur l’inégalité des conditions. Il faut des pauvres, ne fût-ce que pour servir les riches, et les pauvres ne sont maniables que si leur misère est doublée d’ignorance. Quand tous les hommes sauront lire, il n’y aura plus un quart d’heure de stabilité dans les affaires de ce monde. »

Les malheureux, qui sont, hélas ! en grande majorité sur la terre, n’ont pas besoin qu’on leur apprenne à détester les millions du riche. Trop honnêtes pour forcer sa caisse, ils ressentent une sorte de chatouillement agréable à la nouvelle qu’un scélérat l’a forcée.

Ils ne mettront pas le feu à sa maison, ils iront même l’éteindre au péril de leurs jours ; mais si vous leur contez que tel hôtel est réduit en cendres, que telle cassette pleine d’or ou de diamants a disparu dans la bagarre, vous les verrez plus près d’en rire que d’en pleurer. A quelque page que l’on ouvre l’histoire, on y trouve une multitude ignorante et souffrante qui ne craint pas les désastres publics, qui les souhaiterait plutôt, comme un malade fatigué d’être au lit réclame les poisons et les couteaux de l’empirique, et qui trouve une sorte de consolation désespérée à rêver l’écroulement de l’édifice social. En tout pays, en tout temps, ces infortunés ont des courtisans intéressés qui leur disent : « Abîmez tout ! vous n’avez rien à perdre ! »

— Pauvres gens ! Vous avez à perdre tout ce que les autres hommes possèdent autour de vous. Votre condition présente est assez dure, j’en conviens ; elle serait intolérable si quelque catastrophe vous dépouillait de ce que vous n’avez pas. Toute cette abondance de biens que l’épargne a accumulée entre les mains des autres n’est pas en votre possession, pour le moment, mais elle est à votre disposition, à votre service, à votre portée. Est-ce à dire qu’il vous suffit d’étendre la main pour puiser au trésor commun ? Pas tout à fait, mais il suffit d’un geste un peu plus compliqué. Remuez les bras, mes amis, et l’échange vous permettra de puiser dans tous les trésors de la terre, dans les greniers du laboureur, dans les caves du vigneron dans les magasins de l’industriel, dans les coffres du banquier. Vous pouvez, heureux pauvres que vous êtes, choisir entre toutes les richesses de ce monde, à la condition de fournir un travail équivalent.

Réjouissez-vous donc de voir autour de vous cette énorme accumulation de biens utiles, car, plus il y en a, moins ils coûtent, et remerciez le sort de vous avoir fait naître dans un temps et dans un pays riches. Rendez grâce aux innombrables générations de producteurs laborieux et économes qui ont laissé après eux tant de choses belles et bonnes. Il y a cinq cents ans, dans un siècle moins fortuné que le vôtre, vous auriez travaillé quatre jours pour obtenir ce qui vous coûte dix heures de travail. A mille lieues d’ici, dans tel pays plus pauvre que la France, l’homme fait un effort quadruple du vôtre pour gagner moins que vous.

Je livre ce raisonnement à la méditation des prolétaires, c’est-à-dire de ceux qui, comme moi, n’ont apporté d’autre capital en ce monde que leur tête et leurs bras. Et comme la question est grave, je ne crois pas mal faire en insistant un peu.

Chacun de nous, pour vivre, a besoin d’obtenir deux sortes de services : d’abord des services actuels, contemporains, simultanés pour ainsi dire : le boulanger, tandis qu’il pétrit sa pâte, a besoin qu’un vigneron lui récolte du vin, qu’un tailleur lui couse des habits, qu’une blanchisseuse lui repasse des chemises. Ces services divers s’échangent par réciprocité entre les hommes vivants. Mais la vie humaine, en pays civilisé, réclame des services d’une autre nature, dont la source remonte bien au delà de notre naissance et qu’on pourrait appeler bienfaits des morts. Si vous réfléchissez seulement deux minutes, vous penserez qu’au moment de votre naissance il y avait ici-bas des maisons construites, des meubles, des outils, des terrains défrichés, des métaux travaillés, des approvisionnements de tout genre, en un mot des richesses produites par le travail, et que les auteurs de ces biens étaient presque tous morts avant qu’il fût question de vous. On peut dire sans exagération que la plus grande partie des richesses existantes est un bienfait des morts. L’ensemble de ces biens solides compose le capital du genre humain. C’est tout ce que les hommes ont épargné depuis le commencement des siècles ; en autres termes, tout ce que l’humanité a produit sans le consommer.

Mais les bienfaits des morts appartiennent à leurs héritiers, et le prolétaire n’a hérité de personne. Comment obtiendra-t-il une part de ces richesses sans lesquelles il ne saurait vivre ?

En échangeant une partie de son travail actuel contre une fraction du travail consolidé. Sur dix heures qu’il passe à l’atelier, il y en a six ou sept qui seront échangées, sans qu’il s’en doute, contre le temps et le travail d’autres prolétaires, ses contemporains, qui se fatiguent pour lui tandis qu’il se fatigue pour eux. Le reste est consacré ci payer la jouissance ou la possession de biens durables qui existaient sur la terre avant lui : le loyer de sa maison, ses meubles, ses outils, l’intérêt des petites sommes qu’il emprunte, etc.

D’un autre côté, l’héritier des morts, propriétaire ou capitaliste, fait une opération inverse : il échange une partie de ses biens consolidés contre une certaine quantité de travail actuel. Lorsqu’il paye les gages de ses serviteurs, que fait-il ? Il donne un peu de capital, ou de travail ancien, contre une somme équivalente de travail nouveau. Lorsqu’il fait travailler, lorsqu’il envoie son maître d’hôtel au marché, lorsqu’il achète une paire de chevaux, c’est toujours le même commerce : il échange un produit de vieille date contre des produits plus récents dont il ne saurait se passer.

Ainsi, les détenteurs de capitaux ont absolument besoin de la main-d’œuvre, de même que la main-d’œuvre, pour se loger, pour s’outiller, pour vivre, a besoin des capitaux.

Il est malheureusement sûr que si les capitalistes étaient admis à régler seuls les conditions de l’échange, ils feraient en sorte d’obtenir beaucoup en donnant peu. Il n’est pas moins certain que si les prolétaires pouvaient fixer arbitrairement le tarif de leurs services, ils se feraient payer aussi cher que possible ; mais l’offre et la demande viennent équilibrer ces prétentions réciproques.

Or nous avons admis, sur la foi de l’expérience, que l’offre entraîne nécessairement la baisse, et que plus une marchandise abonde, plus on l’obtient à bon marché.

Donc il est évident que plus il y aura de capitaux ou de biens consolidés sur la terre, plus la main-d’œuvre pourra les obtenir à bon marché ou se faire payer cher, ce qui est tout un.

Les prolétaires sont intéressés à ce que le travail de leurs mains soit mis aux enchères par la concurrence des capitalistes. C’est à ce prix qu’ils parviendront à gagner non-seulement le nécessaire, mais le superflu, et à devenir capitalistes à leur tour, s’ils sont sages, car les épargnes du présent sont les capitaux de l’avenir.

Donc, au lieu de maugréer contre la fortune d’autrui, le prolétaire doit souhaiter qu’il y ait autant de riches que possible.

Ce qu’il fallait démontrer.

Quant à vous, messieurs les riches, vous feriez la plus sotte affaire du monde, si vous rêviez d’éterniser la misère et l’ignorance d’autrui.

Ignorez-vous que l’ignorance et la misère condamnent l’individu le plus sain et le plus robuste à une quasi-stérilité ?

Que plus on sait, plus on est capable de produire ? Qu’à égalité de bon vouloir, un prolétaire instruit rend dix fois plus de services qu’un ignorant ?

Que l’outillage, c’est-à-dire un commencement de richesse, décuple et centuple souvent la quantité de travail utile ?

Que le travail actuel, contemporain, dont vous ne sauriez vous passer, vous coûtera d’autant moins qu’il sera plus offert, sera d’autant plus offert qu’il sera plus facile, et d’autant plus facile qu’il sera plus éclairé et mieux outillé ?

Je n’ajoute que pour mémoire une considération qui vaut son prix : c’est que la sécurité de vos personnes et de vos biens ira toujours croissant en proportion de l’aisance et de l’instruction publiques.

Nierez-vous maintenant que l’intérêt bien entendu vous pousse à instruire et à enrichir ceux qui n’ont rien ?

Ainsi, le pauvre doit souhaiter l’opulence au riche, et cela dans son propre intérêt.

Le riche doit souhaiter l’aisance au pauvre, et cela par égoïsme pur.

Et l’économie sociale s’élève à une telle hauteur qu’elle se confond avec la morale universelle.

Car la raison de l’homme est une, et il n’y a point de vérités inconciliables entre elles.

Mais qu’arriverait-il si les pauvres, par calcul, s’appliquaient à enrichir les riches ? Si les riches, par un sage égoïsme, s’appliquaient à enrichir les pauvres ? Qui est-ce qui ferait la bonne affaire en pareil cas ?

Tout le monde.

La surface que nous habitons est limitée, mais la production des biens utiles est sans limites. Ah ! les belles victoires et les vastes conquêtes, si, au lieu de batailler les uns contre les autres, nous unissions tous nos efforts contre l’aveugle et stupide néant !