ABC du travailleur/Introduction

Hachette (p. 1-7).

INTRODUCTION


Il y a quatre ou cinq ans, les hasards de la vie me mirent en correspondance avec un groupe de travailleurs parisiens. Ils n’étaient guère plus de soixante-dix, mais chacun représentait un corps de métier, et l’on devinait derrière eux toute une armée de camarades. Je n’en ai pas vu un seul face à face : ils m’écrivirent, je leur répondis une lettre assez longue qui courut les ateliers, puis l’un d’eux, qui semblait exercer une certaine autorité par sa droiture et ses lumières, m’adressa une proposition qui peut se résumer ainsi :

« Voulez-vous lier avec nous une amitié solide et durable ? Rendez-nous un service que ni nos orateurs, ni nos publicistes en titre n’ont jamais songé à nous offrir. Publiez un petit livre qui nous apprenne en quelques heures de lecture tout ce qu’il nous est indispensable de savoir.

« Ce que nous vous demandons, ce n’est pas un abrégé de la science universelle : il y a tant de choses au monde qui ne nous touchent ni de près ni de loin ! Mais le sens commun nous dit qu’un homme de bonne volonté pourrait, avec un peu d’effort, serrer dans deux ou trois cents pages toutes les vérités pratiques qu’il nous importe de savoir.

« Notre condition n’est pas douce, et le pire, c’est que rien ne nous en fait espérer une meilleure, même pour nos enfants ou nos petits-enfants.

« Nous nous sommes vus, un moment, placés entre les théories désespérantes de ceux qui nous condamnaient à l’abjection éternelle, et les théories subversives de ceux qui nous disaient : Avec le fer on a du pain.

« L’expérience des révolutions sociales est faite ; nous savons tous ce que coûte une émeute, et que la folle enchère en est payée d’abord et surtout par les pauvres.

« On nous a dit ensuite que le remède à tous nos maux était dans les coalitions pacifiques, à l’anglaise ; c’est une autre épreuve à tenter ; les uns y vont de bon cœur, les autres non.

« Quelques hommes éclairés, et il y en a parmi nous plus qu’on ne croit, affirment que nous pourrions remplacer la hausse artificielle des salaires par la réduction des dépenses. Il est certain que nous payons tout plus cher que les riches, attendu que nous achetons au petit détail ; les denrées nécessaires à la vie nous arrivent à travers une série d’intermédiaires onéreux qui n’en finit pas.

« N’y a-t-il aucun moyen de supprimer les intermédiaires ? Est-ce que cent travailleurs associés pour faire leurs emplettes ne représentent pas, entre eux tous, le ménage d’un riche ? Les soldats associés sous le drapeau dépensent moins d’un franc par jour, et vivent bien.

« Si l’union peut accomplir de tels miracles, elle en fera d’autres. Le capital nous impose ses lois, et l’on nous dit qu’il régnera sur nous jusqu’à la fin des siècles. Mais à force d’empiler des pièces de dix sous, est-ce que nous n’arriverions pas, entre nous tous, à créer un capital ? Et le capital une fois né, ne serions-nous pas en état de travailler pour notre compte, sans partager nos profits avec personne ?

« Pensez-vous que vingt ouvriers, sachant tous leur affaire, ne feraient pas un patron, comme vingt francs font un louis ? « Le malheur est que toute expérience coûte cher, surtout lorsqu’il faut marcher à tâtons, sans route tracée. Notre ignorance nous lie bras et jambes.

« N’y a-t-il pas une science de l’économie sociale ? Comment ne nous l’a-t-on jamais enseignée ? La savez-vous ? Pouvez-vous nous l’apprendre ? Nous ne demandons pas un traité dans les formes, mais quelques heures de conversation familière sur la richesse, le capital, le revenu, le travail, le salaire, la production, la consommation, la coopération, l’impôt, la monnaie, que sais-je encore ? sur tous ces mots dont on nous rebat les oreilles, tantôt pour nous décourager, tantôt pour nous leurrer, jamais pour les définir et les dégager de toute équivoque. »

Je répondis à mon correspondant que j’acceptais la tâche et que je m’y mettrais un jour ou l’autre ; mais quand ? Le bon vouloir ne suffit pas dans une telle entreprise : il faut le temps de lire, de comparer, de discuter et d’écrire.

Chemin faisant, je me suis persuadé que ce travail de simple exposition, quoiqu’il ne contienne pas, à proprement parler, d’idées neuves, pourra rendre service à d’autres citoyens que les ouvriers de Paris.

Agriculteurs, marchands, chefs d’industrie, propriétaires, rentiers, artistes et gens de lettres, nous faisons tous de l’économie sociale comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir. Malheureusement, nous ne la faisons pas toujours bonne.

Des ouvrages spéciaux, il y en a beaucoup, et d’admirables. Mais ils coûtent trop cher pour être à la portée de tout le monde, et le style adopté par la plupart des économistes est comme une deuxième barrière qui s’interpose entre le grand public et la vérité.

Le seul livre réellement élémentaire est le catéchisme de Jean-Baptiste Say : un chef-d’œuvre de bon sens et de bonne foi, mais rédigé dans une forme trop abstraite et dans un style trop géométrique pour plaire aux lecteurs d’aujourd’hui. Si l’illustre penseur a devancé, dans l’essor de son génie, les plus audacieux progrès de notre temps, il ne pouvait prévoir que cinquante ans après l’édition définitive de son catéchisme, les questions d’économie intéresseraient passionnément plusieurs millions de Français sachant lire. Le public pour lequel il écrivait en 1821 était à la fois plus restreint et mieux préparé que le nôtre : pour étendre et vulgariser ce haut enseignement, il faut le ramener plus près de terre, le bien que nous espérons faire est à ce prix.

Nul n’est censé ignorer les lois civiles et pénales qui nous régissent, et réellement personne ne les ignore dans leurs traits principaux. Pourquoi la grande majorité d’un peuple comme le nôtre ignore-t-elle encore les lois économiques, lois éternelles, immuables, dérivées fatalement de la nature elle-même ? Pourquoi le premier novateur qui vient saper les bases de la société à coups de paradoxes et de sophismes nous prend-il tous ou presque tous au dépourvu ?

Pourquoi le capital et le travail, deux alliés inséparables par nature, sont-ils éternellement en défiance pour ne pas dire en guerre ? Pourquoi les plus honnêtes gens du monde s’accusent-ils réciproquement de crimes épouvantables, les uns criant qu’on veut leur prendre ce qu’ils ont, les autres protestant qu’on leur a volé ce qu’ils n’ont pas ? Pourquoi les riches, ou du moins certains riches, méprisent-ils stupidement ceux qui travaillent ? Mais, malheureux ! votre fortune n’est pas autre chose que du travail mis en tas. Pourquoi les pauvres haïssent-ils généralement les riches ? Vous ne savez donc pas que vous seriez cent fois plus pauvres, c’est-à-dire travaillant plus pour gagner moins, s’il n’y avait que des pauvres autour de vous ? Pourquoi la fraude et la méfiance, l’arrogance et la révolte, les exigences absurdes et les résistances iniques qui font rage dans ce domaine de l’industrie et du commerce, où il serait si facile et si bon de s’entendre ?

Parce que les intérêts s’entre-choquent dans une nuit épaisse, et non pas la nuit simple, la nuit de notre temps, qui ne fait plus peur à personne : non ! celle dont je vous parle est une vieille nuit du moyen âge, peuplée d’oiseaux fantastiques, de fantômes menaçants et de chauves-souris anthropophages.

Il faudrait allumer cent mille becs de gaz pour éclairer les bonnes gens qui se battent dans ces ténèbres : c’est une besogne que je laisse à plus fort que moi. En attendant, j’allume une simple chandelle : il ne faut rien de plus pour dissiper les fantômes, dit-on.