1er JANVIER 1849.






C’est une époque solennelle dans les temps où nous vivons que le début d’une nouvelle année. Que d’événemens, que de douleurs emporte dans sa retraite l’année qui vient de finir ! Que d’inquiétudes apporte le flot de l’année qui s’avance ! Le 1er janvier 1848 trouvait une société florissante un calme matériel que faisait ressortir encore l’ardeur des débats politiques, un gouvernement en pleine vigueur, et des institutions libres en plein exercice. Le 1er janvier 1849 se lève sur des ruines. La fortune privée n’existe plus ; la fortune publique obérée plie sous le poids de charges qui s’amoncellent tous les jours : la faim est dans les cabanes, la faillite dans les boutiques, la gêne dans les maisons des riches. Notre forme politique nouvelle est un chaos, et nous ne savons d’où doit venir le souffle qui va se mouvoir à sa surface. Un contraste si affligeant ferait tomber la plume des mains, s’il était permis de désespérer de son pays, et si d’ailleurs les faits matériels et visibles donnaient la seule mesure de l’état moral d’une société ; mais, sous un autre point de vue, peut-être peut-on trouver de quoi reprendre courage. Au milieu de la prospérité de l’année dernière, et un peu par l’effet de ce bonheur même, la France se sentait confusément atteinte d’un malaise d’autant plus dangereux qu’elle en ignorait les causes. L’anxiété générale de l’opinion, je ne sais quel dégoût du bon sens et quelle lassitude du bien-être, cette ardeur, étrange de toute une société, au fond unie et paisible, à se diviser, pour des motifs frivoles, en deux camps irréconciliables, cet empressement crédule à se calomnier elle-même sur des prétextes si puérils que le souvenir même en a disparu : tous ces symptômes indiquaient une de ces maladies vagues et cachées qui, sous les apparences de la force, aigrissent le sang et enflamment les moindres plaies. Y aurait-il trop d’optimisme à espérer que la crise déplorable de cette année, en affaiblissant, peut assainir le corps de notre société française ? Si la présence poignante de souffrances réelles pouvait nous guérir de prêter trop de créance à des plaintes imaginaires, si une lutte acharnée, qui a déchiré nos entrailles, nous dégoûtait de fomenter dans nos propres rangs des divisions factices et superficielles, si la voix sévère de la nécessite qui nous gourmande imposait silence aux conflits des amours-propres et faisait tomber le vieux levain des rancunes, s’il était donné surtout à des efforts persévérans de hâter ce salutaire effet du malheur, cette lueur d’espoir rendrait quelque force pour se mettre à l’œuvre.

C’est à cette tâche que, profitant du repos, passager peut-être, qu’un semblant de légalité nous a rendu, la Revue voudrait se consacrer. Elle l’a déjà fait depuis dix mois, elle l’entreprend aujourd’hui avec plus de suite et de régularité, et, il est permis de le dire aussi au lendemain d’un vote solennel, avec plus de courage et d’espoir. Réunir, pour faire face aux nécessités présentes et pour un but que l’avenir seul peut déterminer, toutes les forces de résistance et de conservation de notre grand pays, c’est un besoin que tout le monde sent, c’est un travail qui de toutes parts s’opère, pour ainsi dire instinctivement, et le temps, nous l’espérons, se met de la partie avec nous. Mais on peut essayer de venir en aide au temps. Des recherches consciencieuses dirigées dans cette unique pensée, abordant à fond toutes les questions que soulève la refonte genérale de notre état politique, peuvent servir à rallier sur quelques points un peu stables l’esprit public, fatigué de tant de divagations malheureuses. Ni l’utilité, ni l’intérêt, ni la nouveauté même, au besoin, ne manqueraient a une telle entreprise Quelque satiété, en effet, que nous éprouvions aujourd’hui, comme tout le monde, des innovations et des aventures, et bien que nous soyons intimement persuadés qu’après le grand renouvellement du siècle dernier la source des nouveautés saines et possibles et à peu près épuisée, tout n’est pas dit encore, même sur ces principes de 1789. Trente ans de prospérité et dix mois de malheur ont abondamment démontré qu’en dehors de ces principes, de démocratie sage et de liberté modérée, il n’y a pour la France ni honneur, ni fortune, ni repos. Cependant il reste à chercher pourquoi ces principes, sans lesquels nous périssons, ont eux-mêmes, dans un jour néfaste, semblé périr à leur tour, il reste a chercher pourquoi cette organisation, savante, sortie, il y a cinquante ans, du cerveau puissant d’un homme de génie, et qui semblait si bien en harmonie avec les sentimens de la rance, a tout d’un coup manqué par la base. Quelque faiblesse devait exister dans la société dernière, puisqu’elle est tombée, et cependant le fond de cette société était sain, bon, inaltérable, puisque la France entière en défend avec énergie les débris et salue avec enthousiasme tout ce qui semble lui en promettre le retour, puisqu’en dehors d’elle on n’a rien trouvé qui n’ait fait horreur ou pitié. Chercher par où nous avons péri et par où nous pouvons nous relever, découvrir le vice secret qui a corrompu le fruit de tant d’efforts, faire passer à un nouvel examen, éclairé cette fois par la double expérience du succès et de la défaite, toutes les idées sur lesquelles vit la France nouvelle, à moins de laisser tout là par désespoir, y a-t-il autre chose à faire ? C’est ainsi qu’on peut à la fois seconder la réaction légitime qui s’opère d’un bout à l’autre de la France contre les erreurs de ces derniers mois, et tirer de ces erreurs même quelque profit pour l’avenir, renouer, en un mot, au travers des commotions politiques, les anneaux de cette chaîne du progrès tant de fois brisée par les révolutions. Il nous arrivera sans doute de rencontrer sur notre chemin dans ces études les institutions nouvelles qu’on vient de nous faire. Il nous sera difficile de n’en pas parler avec la franchise qui nous convient et la sévérité qu’elles méritent, mais nous les subissons sans murmurer. N’y eût-il pas d’autres raisons, l’expérience est trop étrange pour ne pas avoir la curiosité d’aller jusqu’au bout. Amis de la légalité d’ailleurs par nature, quelle que soit celle qu’on nous donne, nous ne l’abandonnerons pas les premiers. Tout ce que nous lui demandons, c’est d’en faire autant de son côté, et de ne pas nous fausser trop tôt compagnie sans nous prévenir. Nos intentions n’ont rien de bien menaçant non plus pour les hommes qui peuvent, dans ces temps orageux, se succéder au pouvoir. Le sentiment qui nous domine, quand nous parlons d’un gouvernement quelconque, par le temps qui court, ce n’est pas la sévérité, c’est plutôt la compassion. Dieu nous garde de porter envie aux hommes que le devoir condamne à appliquer la constitution nouvelle ! La tâche de la respecter est bien assez pour nos forces.

Bien des gens penseront assurément que les écrits, les idées, les études réfléchies, exercent peu d’action dans le tourbillon révolutionnaire. Rien n’est si naturel aujourd’hui que le découragement sur tout ce qui ressemble à des principes et à des raisonnemens. Sur la ruine des théories constitutionnelles, la république vient d’élever à grand bruit de promesses et de mots philosophiques un nouvel édifice qui ne promet pas d’être plus solide, et qui tremble déjà au moindre vent. Un tel spectacle dégoûte de penser, et porterait volontiers à un culte exclusif pour la force matérielle. C’est le déplorable effet des révolutions. On ne doit pas blâmer cette impression, mais nous pensons qu’on doit s’en défendre. Nous n’avons garde de médire de la force, et de son attirail de canons et de lois martiales. On s’y est pris de manière à nous la rendre chère. Comparé à la force brutale qui court les rues, la force régulière qui habite les casernes nous paraît la liberté même ; comparées à des barricades, toutes les baïonnettes sont intelligentes. Après le 24 février et le 15 mai, de bons régimens, il en faut convenir, et quelques batteries bien montées sont des élémens essentiels de tout régime parlementaire. Avec tout le respect cependant qu’exigent de nous pour la force armée et la reconnaissance et le pouvoir, pour remettre l’ordre dans une société, nous ne pensons pas qu’elle suffise ; et si nous avions conservé quelque illusion a cet égard, le spectacle que la France présente depuis six mois, les sentimens qu’elle a éprouves, l’étrange réaction qui tout d’un coup s’y est fait sentir, auraient suffi à la dissiper.

Depuis le 24 juin, en effet, il est à peu près reconnu qu’avec soixante mille hommes de troupes à Paris et quatre ou cinq légions de garde nationale bien décidées à aller au feu, on réussit à vivre en paix, à dîner à ses heures, à se promener quand il fait du soleil, à dormir même toute la nuit, si le corps-de-garde ne vous réclame. Il ne manque pas dans les archives de la guerre de plans fort bien combines pour établir en règle la tactique des batailles de rues, et depuis qu’il est accordé, de par la république elle-même, qu’on ne doit, en cas d’émeute, ni reculer devant les grands moyens, ni épargner l’effusion du sang ; depuis que les vainqueurs de février nous ont donné le spectacle intéressant de se disputer à la tribune l’honneur d’une répression à mitraille, je crois que tout le monde, y compris le personnel des sociétés secrètes, est bien convaincu qu’une nouvelle sédition aboutirait en quelques heures à une défaite prompte, sanglante et certaine Et cependant peut-on dire que cette conviction ait ramené dans les cœurs la plus légère sécurité pour l’avenir ? L’ordre matériel est garanti ; les intérêts matériels seulement (je n’en demande pas davantage) ont-ils repris confiance ? La Bourse, avec sa baisse constante, était là naguère encore pour en déposer. Hier encore, un nom sorti du scrutin faisait plus pour la rassurer que toutes les troupes entassées dans Paris. À l’abri de cet appareil menaçant, sous le calme qui régnait à la surface, la société ne goûtait pas, un instant de repos véritable. Son sang n’a pas recommencé à circuler dans ses veines ; le froid gagnait au contraire, des extrémités au cœur. Le capital semble fuir à la voix du gouvernement qui l’appelle. L’impôt fond en quelque sorte sous la pression même de la main du fisc : les millions jetés à la misère sont engloutis en un instant comme une goutte d’eau sur des lèvres ardentes. Nous avons tous appris à manier les armes ; mais, appuyé sur son fusil et comptant ses cartouches, nul de nous ne pense pouvoir être bien sûr du lendemain. D’où vient cela ? C’est précisément la question que se faisaient naguère, dans la sincérité de leur cœur, les hommes qui nous gouvernaient. Ils comptaient les prouesses de leur résistance sur les barricades ; ils nous vantaient ce qu’il leur en avait coûté pour se séparer ainsi des habitudes de leur enfance et des alliés de leurs mauvais jours. Ils demandaient au pays ce qu’il voulait de plus, et quelles garanties pouvaient donc le satisfaire. C’est ainsi que ce dialogue s’est prolongé entre la nation et eux pendant les six mortelles semaines qui ont précédé l’élection de la présidence. Rien n’était pénible à voir comme des hommes, dont quelques-uns étaient honnêtes et sincèrement convertis par l’expérience, dont d’autres avaient pris aux affaires cette honnêteté d’intention que donne l’ambition satisfaite, se creusant la tête de la meilleure foi du monde pour découvrir ce qui manquait à leur politique, et pourquoi la société, mise au pas et tenue comme un régiment, ne parvenait pas à reprendre confiance ni en eux ni en soi-même. Vainement chercherions-nous à le leur faire comprendre. Nous n’avons pas mis comme eux, pendant vingt ans, la liberté dans les conspirations et dans les clubs. Il est tout simple que nous ne mettions pas l’ordre public dans les corps-de-garde. Essayons cependant : le système qui vient d’être condamné avec eux n’est pas si bien mort, qu’à l’abri des institutions qu’il s’est faites, il ne se flatte de revivre. En étudiant d’ailleurs la moralité des événemens qui se sont passés sous nos yeux et le mal dont nous sommes à peine en convalescence, ce sera un moyen comme un autre d’exposer l’esprit de l’œuvre que nous entreprenons.

Comprimer le désordre dans les rues est une chose ; le prévenir dans les esprits en est une autre : l’une est le devoir d’un général, l’autre est le métier d’un gouvernement ; l’une est le coup du bras qui exécute, l’autre la pensée de la tête qui délibère. S’il arrivait par hasard que toutes les doctrines, tous les instincts d’un gouvernement ou d’un parti dominant fussent tels que le désordre fût artificiellement entretenu par eux dans les esprits, c’est vainement qu’on ne verrait dans les rues que des uniformes et des baïonnettes : le sol s’effondrerait sous les pieds des chevaux et sous le poids des canons. Brutalement étouffée dans des flots de sang, l’émeute serait cependant, pour ainsi dire, toujours à fleur de terre, et la société entière serait comme une machine saturée de vapeur dont les parois fléchissantes seraient toujours près d’éclater. Il n’est pas besoin d’aller bien loin pour en chercher des exemples. En parcourant tour à tour les différentes branches de l’administration, il est aisé de reconnaître que telle a été la situation du dernier gouvernement depuis dix mois : d’un côté, il rétablissait l’ordre ; de l’autre, il soufflait le désordre, il défaisait le lendemain ce qu’il avait fait la veille, et, dans cette œuvre de Pénélope, toutes les forces du pays dépérissaient à vue d’œil.

Regardez d’abord les finances : c’est toujours par là, depuis février, qu’il faut commencer cela est triste à dire, en effet, mais la dernière révolution a été, avant tout, pécuniaire. C’est à l’argent qu’on en voulait, et c’est l’argent qui a souffert. Il n’y a aucune manière d’échapper à ce côté prosaïque de la question. Or, depuis le 24 février, deux doctrines financières sont en présence : l’une, qui considère la richesse privée comme un vol fait à la société et aux pauvres ; l’autre, qui la tient pour un bien inappréciable, fruit du temps et du travail et couronnement de la civilisation, dont les pauvres ne sont pas les derniers à jouir, et dont l’état reçoit largement sa part. L’une se rattache toujours à ce sentiment populaire et grossier, que la richesse d’un pays est une somme à partager, et que si celui-ci a beaucoup, c’est aux dépens de cet autre qui a peu, et c’est à la loi, suivant elle, d’intervenir pour rétablir l’équilibre. L’autre dérive de cette idée, très simple aussi, mais plus large et plus élevée, que nul ne jouit de sa richesse sans la faire partager aux autres, que le désir de s’enrichir est l’aiguillon de l’activité d’une société, que le luxe même des riches est l’aliment du travail et fait l’éclat de la nation tout entière, enfin que le trop plein de toutes les bourses se déverse toujours dans la bourse commune du public, parce que l’impôt, porté légèrement, rentre abondamment dans le trésor. Allez au fond de toutes les discussions financières qui ont rempli, durant tout le cours de cette année, la tribune et la presse, c’est toujours là le véritable nœud du débat. La richesse des particuliers est-elle tenue pour un mal, ou bien pour un abus qu’il faut tolérer et restreindre, ou pour une force qu’il faut protéger et soutenir ? Est-elle la fleur ou l’excroissance de la société ? sa santé ou sa maladie ? Par une conséquence naturelle, les gouvernemens, pour être équitables, doivent-ils la traiter en amie ou en ennemie ? faire avec elle une alliance sincère ou lui déclarer, par tous les moyens, une guerre sourde de taquineries et d’embûches ? De ces deux points de vue qui partagent le monde économique, veut-on nous dire quel a été celui que préférait le dernier gouvernement ? Son point de départ n’était pas douteux ; les grandes élucubrations financières dont il se vantait tout haut, ces finances républicaines qu’il voulait substituer aux finances monarchiques, qu’était-ce autre chose, à le bien prendre, qu’autant de filets tendus pour arrêter en quelque sorte au passage l’accroissement de la richesse privée ? Un jour, c’étaient les grandes associations financières, ce puissant levier des entreprises économiques, dénoncées la tribune comme une résurrection féodale ; le lendemain, je ne sais quelle forme déguisée d’impôt progressif, nouvel uniforme de ce vieux système rebattu, emprunté des petits tyranneaux du moyen-âge ou des émirs des villes arabes, dont tout le secret consiste à mettre une amende sur ceux qui ont le malheur de faire fortune ; ou, sous le nom d’impôt mobilier, une inquisition régulière méditée pour tenir, dans tous les emplois, tous les capitaux en échec. Partout, en un mot, la fortune privée sentait diriger sur elle l’œil défiant d’un maître jaloux. Elle s’est défendue sans contredit, dans les commissions de l’assemblée, avec le bon sens et l’intérêt public pour appuis ; mais les sentimens, mais le fond du cœur, pour ainsi dire, du gouvernement, pour être condamné à l’impuissance, avait-il cessé de se trahir dans son langage et de percer dans son dépit même ?

La conséquence n’est pas difficile à tirer. Nous sommes un pays démocratique ; nous n’avons pas attendu la constitution de 1848 pour le savoir. Dans un tel pays, la propriété est divisée et incertaine, elle n’est point enracinée dans le sol par des substitutions ; elle n’est pas concentrée dans quelques mains par le privilège. Dans un tel pays par conséquent, et surtout après tant de crises révolutionnaires, la richesse privée, toujours précaire, s’inquiète et s’intimide aisément. Quand elle ne peut pas compter sur l’appui bien franc du pouvoir, quand elle lui suppose des arrière-pensées malveillantes, c’en est fait, cette inquiétude devient fébrile, cette timidité se change en effroi. Elle rentre, pour ainsi dire, dans les entrailles du sol ; aucun appareil de force ne l’en fait sortir. Que m’importent ces beaux bataillons que vous faites parader dans les rues ? Ils me garantissent bien de l’émeute : me garantissent-ils des projets de fiscalité nouvelle que peut accorder à un pouvoir entreprenant l’entraînement d’une majorité facile ? Et que les communistes pillent ma maison, ou que de nouveaux abbés Terray du pouvoir révolutionnaire me fassent vendre mes meubles à vil prix et m’écrasent d’impôts, c’est peut-être pour moi un moins mauvais moment à passer, mais pour mes enfans c’est tout un : ils n’en auront pas moins perdu leur patrimoine. Ainsi raisonnent les capitaux ombrageux, et si le pouvoir s’impatiente, frappe du pied, et laisse échapper quelque exclamation militaire, la colère a sur eux l’effet qu’elle a toujours sur les gens timides, celui de les effrayer davantage. Mais ce n’est là que le petit mal. Dans un pays démocratique, la passion qui domine est celle de l’égalité : noble sentiment, quand il proteste contre des privilèges humilians ; ressort généreux, quand il fait voler à la frontière des populations soulevées contre le drapeau de l’ancien régime et de l’émigration ; mais, comme toutes les semences, celle-ci peut, en tombant sur des sols ingrats, se dénaturer et s’aigrir. Quand les privilèges politiques et sociaux sont détruits, elle peut s’en prendre à ces inégalités naturelles de la fortune et de l’éducation, nécessaires comme la diversité des talens humains, sacrées comme le travail qui les a conquises et comme la famille qui les transmet. Qui n’a rencontré dans sa vie, qui ne pourrait désigner près de soi de ces caractères chagrins que le bien d’autrui afflige comme un mal personnel, qui ont toujours contre la société quelques griefs à faire valoir ? Avocats ou médecins, elle ne s’est pas assez empressée de leur fournir une clientelle ; négocians, elle a trompé leurs spéculations ; lauréats de collège, elle n’a pas tenu les promesses de leur enfance : elle est coupable de tout ce qu’elle leur a refusé et de tout ce qu’elle a donné à d’autres. La vue d’une considération méritée, d’une prospérité bien acquise ou bien employée, les offusque et les gêne. Quand de tels hommes sentent peser sur eux un pouvoir sincèrement ami de l’ordre, ils vont nourrir à l’ombre la mélancolie qui les ronge ; mais s’ils entendent tomber des régions mêmes du pouvoir des paroles qui répondent à leurs sentimens, si le gouvernement se met à l’unisson avec eux pour désigner à l’inimitié publique tout ce qui sort un peu du niveau commun ; si le hasard des révolutions porte aux affaires des hommes qui sont avec eux en sympathie de position, de sentimens et de doctrines, attendez-vous à les voir sortir de leurs retraites et pulluler de toutes parts. Ils s’étalent au soleil ; ils prennent la parole les voilà orateurs de places publiques, chefs de clubs, candidats à la députation, ils vont remuer, dans leurs ateliers ou sur leurs sillons, cette classe honnête et laborieuse, pépinière féconde des richesses futures, qui, livrée à elle-même, n’attend que du travail ce que la nature lui a refusé. Ne comptez plus alors sur la moindre paix dans les populations, d’un bout à l’autre d’un pays, chaque coin de terre porte son petit élément de discorde, et comme sa matière combustible près de prendre feu au moindre choc.

Telle est, chacun de nous a pu s’en convaincre, l’influence morale des doctrines du pouvoir dans un grand état ; elles se communiquent avec une rapidité électrique du sommet jusqu’a la base, et d’autant plus aisément dans une administration hiérarchique et subordonnée comme la notre, qu’à chaque degré de l’échelle, le pouvoir a son représentant, animé de son esprit, fidèle image de sa nature, écho parfait de ses opinions. S’imagine-t-on, en effet, que ce soient uniquement des ambitions trompées, des rancunes impitoyables, qui, d’un bout de la France à l’autre, désignent à l’animadversion publique les fonctionnaires du dernier gouvernement ? Ce serait se tromper étrangement : l’ambition et la rancune n’ont pas ce pouvoir sur le bon sens général d’une nation. Ce ne sont pas même les intérêts, souffrant de cette invasion d’incapacités présomptueuses qui ont réclamé le plus haut. Telle est la puissance de cette grande organisation dont le réseau couvre la France, qu’après tout les affaires se font toujours, et la machine administrative, tellement, quellement, avec quelques accrocs sur la route, arrive toujours à son but. Avec des bravi de bas étage travestis en préfets, avec des rédacteurs de petits journaux grotesquement habillés de la robe de procureurs-généraux, comme, après tout, il est difficile de marcher de travers sur des lignes droites et bien tracées, la justice et l’administration ont, depuis dix mois, à peu près fait leur métier. Honneur en soit rendu au code civil et aux instructions impériales ! Cependant le choix et le caractère des fonctionnaires publics d’un gouvernement ont une importance plus étendue et des conséquences plus profondes. Le spectacle d’une administration indigne et d’une magistrature méprisée, alors qu’il ne se résout pas, dès le premier jour, dans le détournement des deniers de l’état et la vénalité des sentences, opère dans la morale publique des ravages qu’il n’est pas sur-le-champ possible de mesurer : ils agissent sur les populations exactement comme ces expédiens de gouvernemens immoraux qui ont heureusement disparu de nos lois. La loterie a mérité d’être condamnée, non-seulement parce qu’elle ruinait ceux qui avaient la folie d’y mettre plusieurs fois de suite, mais parce que l’appât d’un gain facile et désordonné exerçait sur les consciences honnêtes une tentation infernale, et détournait des perspectives modestes de l’économie. Lorsque, par le coup de baguette d’une évolution accomplie aussitôt que connue, et dont le télégraphe a été l’instrument presque autant que l’interprète, chaque ville de province a vu en un jour de longs services et un dévouement éprouvé transformés en certificat d’indignité, et sortir de terre, au contraire, tant de mérites célèbres seulement dans des lieux ignorés des honnêtes gens, que voulez-vous qu’en pensent, que voulez-vous qu’enseignent à leurs fils tant de pères de famille, dont les fonctions publiques sont le seul patrimoine, et dont un modeste avancement a été l’espérance de toute la vie ? Entre passer par la longue filière du travail ou par la brèche du patriotisme, peuvent-ils leur conseiller d’hésiter ? Qui ne se croirait aussi bien qu’un autre appelé à tirer le gros lot dans l’urne des révolutions ? Qui n’aimerait renouveler à son profit ces beaux coups de partie qui, faisant table rase de tout ce que le temps et les services ont élevé, débarrassent les derniers venus de toute prééminence incommodes ? C’est ainsi que les révolutions entrent tout doucement dans les prévisions habituelles, dans les chances raisonnables de tout homme qui veut avancer ; et d’attendre à espérer, et de prévoir à préparer, il n’y a qu’un pas. Chaque petit bureau d’administration en arrive ainsi, par degré, à renfermer un petit noyau de conspirateurs en germe tout prêt à faire son profit d’un jour de crise politique. Pendant ce temps, les fonctions publiques, réduites à devenir le prix de coups de main, se discréditent et s’abaissent. Le mépris qui les atteint passe par-dessus leur tête et s’en va frapper la loi même dont elles sont l’image et l’organe : la loi, mot tout-puissant, devant qui tout s’incline dans les nations vraiment faites à la liberté politique, mais qui parmi nous, où le pouvoir absolu est encore si récent, demande toujours à s’incarner dans un homme ; être abstrait, qui emprunte son autorité à la gravité des traits qui le figurent aux yeux des peuples, et sa vigueur à la main qui les exécute ! Un grand pas, peut-être irréparable, a été franchi dans une nation comme la nôtre, quand, du haut de l’honnêteté publique, on a pu se croire même un moment le droit de faire tomber le mépris sur les organes officiels de la loi. C’était pitié naguère encore, dans les sessions de conseils-généraux, de voir ces préfets de fabrique nouvelle sur la sellette, pour ainsi dire, devant les élus de département, et autour d’eux la curiosité malveillante d’un public de petite ville se donnant à cœur joie le spectacle de l’incapacité prise sur le fait et de la présomption confondue. Les hommes qui réfléchissent en souffraient, non pas pour eux, mais pour le principe de l’autorité même, dégradée dans leur personne. Le glaive de la loi, qu’ils ont manié d’une main maladroite, ils le rendront émoussé, ébréché, à leurs successeurs, et, sur le siége où ils se sont assis, il faudra plus d’un jour pour effacer leur trace.

Ainsi le mouvement naturel de la richesse paralyse entre les mains de ses dépositaires, et par suite le malaise général de la société ; toutes les passions haineuses se produisant au grand jour, et formant des commentaires passionnés aux fausses doctrines économiques du gouvernement ; les fonctions publiques jetées au hasard, comme un appât pour les faiseurs de révolutions ; la loi abaissée dans ses représentans officiels : en voila plus qu’il n’en faut pour expliquer le sentiment général d’inquiétude qui parcourait la société tout entière, et le mouvemens désespéré qu’elle a fait pour en sortir, en dépit du déploiement de moyens répressifs et des efforts souvent consciencieux du dernier gouvernement. Ce qui lui manquait comme autorité morale, vainement ce gouvernement le demandait-il à la force. Il se ruinait, et nous avec lui, dans ces emprunts usuraires ; ce qui veut dire tout simplement que, même en temps de révolution, les hommes se gouvernent encore plus par les idées que par les canons. Le croirait-on ? il n’y a pas jusqu’à la politique étrangère, où l’on dirait qu’il ne s’agit guère que de forces à mesurer, qui ne souffrît de l’incertitude morale des principes et de la position de nos gouvernans. Ceux-ci avaient fait peut-être plus de sacrifices à la paix qu’aucun de leurs prédécesseurs, et la paix cependant n’avait jamais été si coûteuse à la fois et si précaire. On se demanda, en effet, avec quelque surprise, pourquoi, pour ne pas intervenir en Italie, une armée des Alpes sur le pied de guerre était nécessaire ? pourquoi tant de menaces de débarquement pour ne pas occuper Venise ? pourquoi trois mille hommes à bord des bâtimens de l’état pour ne pas protéger l’autorité du pape ? Ces résultats négatifs sont peut-être sages ; mais, pour y arriver, il ne semble pas indispensable d’être armée de pied en cap, et la monarchie, à qui la paix fut tant reprochée, ne la payait au moins pas si cher. En diplomatie, comme en politique extérieure, il est des principes qui tiennent lieu d’armée, et assurent à eux seuls la prépondérance d’une grande nation. La fidèle observation des traités, le respect des gouvernemens établis, le scrupule dans les moyens d’influence, la considération personnelle, l’habileté pratique des agens, quelque prévoyance des difficultés du lendemain dans la conduite du jour, quelque intelligence des intérêts généraux d’un pays, quelque égard pour sa politique traditionnelle, c’est à ces traits qu’on reconnaît vite un gouvernement régulier ; c’est par là qu’il prend naturellement dans la balance le poids qui lui appartient. Mais quand un gouvernement, dès le lendemain de sa turbulente origine, a commencé par jeter au vent tous les traités et foulé aux pieds le droit public de l’Europe entière, quand il a salué d’un cri de joie les révoltes même sanglantes et désordonnées de toutes les populaces des capitales, quand il a couvert l’Europe d’agens secrets qui l’ont compromis, d’agens avoués qui le déshonorent ; quand il s’est écarté étourdiment de tous les chemins battus pour se lancer à l’aventure sur la foi de quelques phrases sonores et de quelques idées générales ; quand il s’est décrédité lui-même en faisant des promesses sans les tenir et en s’avançant pour reculer, alors, pour sortir du discrédit où il s’est mis et se faire compter pour quelque chose, la menace est son seul recours. Dès le lendemain de la révolution de juillet, la France, encore sans armée, regardée par toute l’Europe avec une suspicion craintive, entrait cependant de plein saut en conférence, à Londres, avec tous les hommes de 1815, pour assurer l’indépendance de la Belgique. A la révolution de février il a fallu six mois et l’armée des Alpes pour obtenir de l’Autriche aux abois le droit d’être écoutés sur l’indépendance de la Lombardie. Ce sont les correspondans habituels des hommes du dernier gouvernement qui ont assiégé dans son palais le vertueux Pie IX. Moins de tendresse, il y a six mois pour les révolutionnaires italiens aurait peut-être épargné à la France la douleur d’assister en silence à la fuite du chef de la religion catholique et le ridicule d’une expédition manquée.

C’est ainsi que tout se paie et s’équilibre dans ce monde ; on veut avoir l’ordre en pratique et le désordre dans les principes, et c’est la force matérielle qui est toujours chargée de liquider, avec plus ou moins de succès, ce singulier compte. Ce n’est pas, au reste, la première fois qu’un tel spectacle est donné à la France ; il est commun à l’issue des révolutions, alors que les hommes qui les ont faites, indignés eux-mêmes des excès qui en ont souillé le cours, accablés par la réaction du sentiment public, mais cramponnés cependant au pouvoir qui leur échappe, tentent l’œuvre impossible d’arrêter toutes les conséquences, en conservant tous les principes. La nouvelle révolution semble s’attacher, en effet, à reproduire, à l’horreur et la grandeur près, et en réduction pour ainsi dire, toutes les phases de la première. Nous vous reconnaissons, pouvions nous dire, par un phrase célèbre, au système qui nous gouvernait ; nous vous avons vus il y a cinquante ans : vous vous appeliez les thermidoriens et le directoire. Les hommes du directoire avaient tenté, avec plus de corruption sans doute, mais peut-être avec autant de courage, une entreprise exactement du même genre que celle que nous avons eue sous les yeux. Eux aussi avaient eu leurs batailles de juin et de mai, eux aussi avaient tiré, au péril de leur vie, la société d’une république de sang et de terreur. Ces journées fameuses, plus périlleuses encore que les nôtres, s’appelaient le 9 thermidor et 1er prairial. Robespierre étendu sanglant sur la table de l’Hotel-de-Ville, Babeuf se perçant d’un poignard au pied de l’échafaud, voilà par quels rudes exploits ces révolutionnaires convertis avaient rompu avec l’excès des doctrines anti-sociales. Comme nos néophytes actuels, les hommes du directoire avaient la prétention de représenter exclusivement la pureté des principes républicains, et réclamaient pour eux, pour leurs pareils, leurs sentimens et leurs idées, le monopole du pouvoir. Tour à tour ils se donnaient, auprès de la révolution expirante, pour les défenseurs de la république ; auprès de la réaction grossissante, pour les sauveurs de la société, et prétendaient faire tenir la France avec eux en équilibre sur le fil de cette lame étroite. Quand la France haletante, saignée à blanc, rendant sa vie par les quatre veines, leur demandait en suppliant de sortir, des erremens révolutionnaires, ils n’étaient pas fâchés de lui montrer du doigt, pour la tenir en respect, les tigres de la terreur muselés par leurs mains, mais toujours frémissans et qu’on pouvait lâcher sur elle, si elle regimbait. On gardait l’émeute pour les cas extrêmes, et en quelque sorte sur le cadre de réserve. On sait ce que nous devenions avec ce beau régime. Les victoires (on avait alors des victoires) n’enfantaient que la guerre : on marchait de conquête en conquête et de banqueroute en banqueroute ; une décomposition effrayante consumait toutes nos forces. Ne pouvant plus rien tirer par les moyens réguliers, il fallait recourir aux moyens de violence : les emprunts forcés succédaient aux impositions extraordinaires. Il était temps que cela finît, et la France entière marchait derrière la compagnie de grenadiers qui défila, au pas de charge, le matin du 18 brumaire, dans l’orangerie de Saint-Cloud.

Cette fois, Dieu merci, c’est tranquillement, sans coup d’état, par le libre jeu des institutions, même bâtardes, qu’on lui a données, par la forte, mais paisible manifestation de sa volonté, que la France veut s’affranchir elle-même : elle n’attend ce bienfait d’aucun homme. Ce n’est point en violant, à Dieu ne plaise, une représentation nationale, imparfaite expression de ses sentimens, c’est au contraire autour des scrutins ouverts, par de libres élections, qu’elle veut secouer un joug imposé par surprise. Tel est le sens de l’unanimité du dernier vote. Bien étroit dans ses prévisions, bien présomptueux dans sa confiance, qui s’en attribuerait la gloire. Si un souvenir, gravé dans l’esprit des peuples, a fait sortir de l’urne le même nom qui brilla sur la France, c’est un symbole qu’elle a pris et non un maître qu’elle s’est donné. La France abattue qui avait gémi sous le comité de salut public pouvait s’asservir à Napoléon ; mais la France courageuse du 15 mai et du 24 juin est assez forte pour se sauver elle-même. Les hommes qu’elle met à sa tête sont moins ses chefs que ses instrumens. Elle s’est donné un président, elle se donnera bientôt une assemblée pour se débarrasser de l’héritage de doctrines subversives, comme elle s’est donné un général pour forcer les repaires du socialisme. Elle ne demande pas, elle ne permettrait pas même à son élu de faire autant que le premier consul. Elle ne lui demande dans les quatre ans de son pouvoir temporaire, ni l’éclat de Marengo, ni la sagesse du code civil ; mais elle ne lui livrerait pas non plus sa liberté, dont elle vient de faire un si bon usage. La part ainsi faite à la différence des temps, il y a pourtant quelque rapport entre ce que la France attend aujourd’hui du pouvoir qu’elle a créé et ce qu’elle reçut alors comme une grace de l’homme qui l’avait affranchie en même temps que conquise.

Ces vœux de la France sont assez clairs, on peut les résumer en deux mots : la défense complète, sincère, explicite, de tous les principes d’ordre contre toute attaque ouverte ou déguisée, violente ou subreptice, aussi bien celle qui se glisse par insinuation dans le texte des lois que celle qui veut pénétrer par la force dans leur sanctuaire ; point de socialisme, cela va sans dire, mais pas davantage d’économie politique républicaine ayant pour but d’amener graduellement vers un type idéal, d’abaisser, pour ainsi dire, su une pente douce la société que la Providence a faite. L’abîme est au fond : qu’on y descende ou qu’on s’y précipite, on ne s’y romprait pas moins les membres et la tête. Point de principes préconçus, point de théorie favorite qui prévale sur l’intérêt pressant de la défense de l’ordre social. Toutes les formes de gouvernement également bonnes si elles servent cette grande cause, toutes également condamnées sans hésitation, si elles la compromettent, même un seul jour.

Voilà pour le fond de la politique, et c’est parce que le premier consul professa hardiment ces principes, qu’on vit en huit jours le crédit de la France relevé, le respect de son nom répandu au dehors, la sécurité renaître dans les cœurs, et que du haut en bas de la société on sentit courir comme un souffle de résurrection. Dans le choix des personnes, le rapport est plus frappant encore. Ce que la France veut aujourd’hui, c’est ce large et intelligent système, si habilement pratiqué en 1801, pour panser les plaies des révolutions. La France est lasse des exclusions. Si chaque révolution nouvelle a son ostracisme et ses sentences d’anathème, sa fécondité n’est pas telle qu’elle y puisse pourvoir. Il n’y a pas de pays qui puisse suffire à se mettre en abattis, tous les quinze ans. Nous avons vu le moment où l’opération était complète et où les révolutions avaient si bien travaillé, qu’il n’y avait plus personne sur le terrain. Ce sol nu et dépouillé était le beau idéal de l’égalité ; seulement la lumière manquait pour l’éclairer. Il est temps de faire trêve à tant de récriminations passionnées. Nous venons de voir ce que nous gagnions à exiger pour toutes les fonctions publiques des certificats d’origine républicaine ; n’en demandons plus que d’un seul genre, ceux qui attestent les services rendus et la possibilité d’en rendre encore. La politique avec ses changemens à vue a perdu ses droits à faire admettre ou exclure ; la capacité seule garde les siens. Au nombre de ses trop rares mérites, la forme républicaine compte pourtant celui de rallier plus aisément les citoyens autour de l’intérêt commun du pays, en éloignant les questions de personnes et en épargnant aux cœurs bien faits le sacrifice toujours pénible d’anciens attachemens à des devoirs nouveaux. Parmi tant de doutes qu’elle suscite de toutes parts, c’est bien le moins qu’elle puisse servir à calmer les scrupules de quelque conscience délicate. Ne perdons pas un instant, si nous voulons mettre à profit cet avantage.

Ce sont là aujourd’hui et toujours les conditions d’un ordre véritable dans un grand pays. Si le nouveau gouvernement de la France laisse espérer qu’il en est pénétré, le concours de tous les gens de bien lui est acquis pour une telle œuvre ; leur critique ne se fera pas attendre, s’il s’en écarte. Nous ne prétendons qu’à mêler notre voix à celle du grand parti modéré de la France entière, et à nous faire tour à tour l’interprète des vœux et l’écho des avertissemens de l’opinion. Mais le pouvoir, malgré son grand nom, ne peut pas tout, nous le savons. Quand il ne s’agit que de laisser aller et de détruire, sa tâche est facile et promptement accomplie. Sur cette voie large, nous allions vite et sans enrayer, et chaque jour marquait nos progrès. Dès qu’il s’agit de remonter, la chose n’est plus si aisée : par lui-même, cerné surtout, comme il l’est, par la jalouse surveillance de nos lois, ce qu’il peut faire est peu de chose ; les institutions, les partis, la société tout entière, ont le devoir de lui venir en aide, et nous ne serons pas les derniers à y travailler pour notre humble part.

Parce que nous avons une constitution telle quelle, n’allons pas croire, en effet, que nous avons des institutions politiques. Le principe une fois admis de la souveraineté populaire illimitée, les constitutions sont peu de chose. Toute constitution fondée sur la souveraineté du peuple porte en elle-même son article 14 en permanence, et peut être changée comme elle a été donnée. Elle engage le peuple souverain comme les lois de la nature engagent le Dieu tout-puissant, sous la réserve des miracles qu’il peut faire, quand il lui plaît. Le tout est que les miracles soient de bon aloi, et que des magiciens de contrebande n’en dérobent pas le secret. Jusqu’ici, la souveraineté du peuple avait trouvé une étrange manière de s’exercer. Un petit nombre de conjurés, embrigadés dans les faubourgs d’une seule ville, toujours les mêmes, qu’on faisait voyager d’un endroit à l’autre, transportant, sur un signe, des Tuileries au palais législatif leur royauté avec ses farouches attributs, voilà ce qu’était, jusqu’il y a peu de temps, le peuple souverain. Aux blessures près qu’il donnait sérieuses, au sang près qui coulait véritablement, c’était un peuple de théâtre sortant par une coulisse et rentrant par l’autre. Le côté admirable et utile en même temps des dernières élections a été de faire descendre de sa paisible retraite le peuple véritable, fort différent, à beaucoup d’égards, de ses gérans d’affaires bénévoles. Cette apparition a fait, sur la troupe furieuse qui prenait son nom, l’effet que produit, dans certaines comédies, le retour du maître au milieu des imposteurs qui ont pris ses habits. C’est cette impression qu’il faut conserver. Puisque nous avons la souveraineté populaire, qu’elle soit entière et franche, pour les campagnes comme pour les villes, pour les provinces comme pour la capitale. À ce prix qui n’en voudrait ? car, en restreignant les droits politiques, a-t-on jamais cherché autre chose qu’à suppléer par la présence constante des minorités éclairées à l’inertie malheureusement trop habituelle des majorités honnêtes ? Mais arriver à conserver, dans un temps paisible, ce résultat heureux d’un jour de crise, empêcher le suffrage universel, de devenir, par la désertion des électeurs, la proie d’une minorité turbulente, empêcher la vie politique de refluer tout entière vers le centre du pays, et de mettre ainsi le sort de trente millions de Français au hasard d’une bataille perdue, ce n’est l’œuvre ni d’un seul jour ni d’une seule institution. C’est vers ce but que doivent converger toutes nos lois. Il y a là toute une organisation à faire à laquelle les hommes sérieusement amis de leur pays ne sauraient consacrer trop de soins et d’attention. La loi électorale qui met en pratique le suffrage universel, les lois départementales et communales qui vont décider si enfin on consentira à étendre hors de Paris l’esprit avec les droits de la liberté, c’est là, bien plus que dans la constitution, que réside le secret de notre sort à venir ; c’est là que l’ordre renaissant doit trouver ses plus fermes appuis. Il n’y a pas jusqu’à l’organisation de l’enseignement public qui n’ait, à nos yeux, bien qu’on l’oublie aujourd’hui, presque autant d’importance que les questions épuisées de l’équilibre des pouvoirs. Continuerons-nous, comme dans les derniers temps de la monarchie, à étourdir les oreilles de la jeunesse inquiète par des débats, souvent aussi peu chrétiens que philosophiques, entre la philosophie et la religion ? Trouverons-nous quelque moyen de préserver l’éducation des chances d’une liberté sans limites, en lui assurant pourtant cette influence religieuse qui ne peut pas se réglementer par des décrets, et qui a besoin de la liberté pour fleurir ? Sans diminuer la popularité des études savantes, pourra-t-on faire en sorte que l’éducation secondaire n’ait pas pour résultats d’encombrer toutes les voies de demi-savans qui, par malheur, ont une ambition tout entière ? L’éducation primaire formera-t-elle les citoyens à l’usage libre et sensé de leurs droits politiques, ou fera-t-elle toujours des élèves qui vont achever leurs classes dans les écoles révolutionnaires ? Que de questions qui touchent au fond même de la société, et qu’on ne peut négliger sans périr ! Joignez-y la lutte constante contre les mille formes du Protée socialiste, et qui est-ce qui pourrait dire encore qu’il n’y a pas place aujourd’hui à des études raisonnées et pourtant utiles et pressantes ?

Et puis les institutions elles-mêmes ne sont pas tout : les hommes, les partis politiques qui s’en servent sont plus encore. Leur division imprudente a perdu les meilleures institutions, leur union raisonnée vient de nous sauver, depuis un an, des plus mauvaises. Maintenir à tout prix cette union en rappelant à chaque instant les soldats qui s’écartent et en se portant sur le flanc des corps d’armée qui devient, c’est ce que la critique peut se proposer avec fruit. Il faut à tout prix faire justice de nos funestes dissentimens. Tout nous y aide, la grandeur du péril présent, l’obscurité du but à venir. Je ne parle pas seulement de ces querelles faites à la main, qui soulevaient tant de nuages l’an dernier, avant que le grand tourbillon s’élevât. L’histoire s’en rira quelque jour : elle rira et de ceux qu’épouvantait la réforme électorale à la veille du suffrage universel, et de ceux qui, talonnés par la république, avaient l’imagination hantée par le gouvernement personnel ; et nous, ne rions-nous pas déjà un peu de nous-mêmes ? Mais, s’il restait aujourd’hui dans les cœurs la moindre trace de tels débats, le ridicule ferait place à un jugement plus sévère. Je ne parle pas non plus des vanités et des ambitions personnelles qui pourtant ont fait tant de mal. Il semble que le grand élargissement du théâtre politique soit un bon correctif à cet égard, et qu’il y ait quelque chose de souverain pour tenir chacun à sa place, à se sentir seulement la sept ou huit millionième partie d’un grand tout. Si les personnes prétendaient cependant encore se faire compter pour quelque chose, ce serait le cas alors pour une critique, d’ordinaire impartiale et polie, de se montrer impitoyablement railleuse ; mais il est malheureusement dans le parti de l’ordre de plus profondes divisions, et ce qu’il y a de triste, c’est qu’elles se rattachent souvent à des principes élevés. Il en est qui mettent avant tout le respect des traditions du passé et la fidélité à ses souvenirs ; d’autres font dater de 89 une ère nouvelle qui a relâché d’antiques liens ; pour les uns, la religion catholique, avec ses fortes et consolantes doctrines, peut seule servir de règle à notre société flottante ; d’autres se reportent avec plus de complaisance aux idées de justice sociale et de liberté contenues sans doute dans le christianisme, mais qui ont reçu au siècle dernier leur complète application politique. Chacun a son principe d’ordre qui, pour lui, les renferme tous, et qu’il sert d’un culte exclusif ; chacun aussi a ses reproches à adresser à son voisin : à celui-ci, l’émigration et les ordonnances, 1815 et 1830 ; à cet autre, l’attaque étourdie et la molle défense du 24 février ; celui-ci craint l’irréligion, et celui-là l’intolérance. La question est de savoir si c’est leurs forces ou leurs faiblesses que les défenseurs de l’ordre veulent mettre en commun, et s’ils préféreront toujours s’arranger pour que leurs qualités se paralysent pendant que leurs défauts s’accumulent. Il n’est rien de plus aisé que de faire écrouler l’un sur l’autre la propriété foncière et la propriété industrielle, l’université et le clergé, les bonnes institutions de toutes les dates. L’œuvre est déjà bien avancée ; voulons-nous la pousser jusqu’au bout et abîmer dans un précipice sans fond les mille ans de l’histoire de France ? car, il ne faut pas s’y tromper, ce n’est pas telle période de cette grande histoire, ce n’est pas telle partie de la société française qui est en péril, c’est tout ce que nous avons voulu, fait, espéré depuis qu’il y a une France sur la carte du monde. Tout ce qu’une aristocratie militaire a défendu autrefois au prix de son sang, tout ce qu’a conquis au prix de ses sueurs le développement laborieux du tiers-état, tout ce qu’a inscrit dans nos lois la science d’une magistrature intègre, tout ce qu’a consolidé le travail paternel de la royauté, tout ce qu’a inauguré l’élan d’un peuple affranchi civilisation chrétienne du moyen-âge, civilisation royale du XVIIe siècle, civilisation libérale de 89, tout cela se joue dans la même partie et pour ainsi dire sur la même carte. Chacun dans cette mêlée peut invoquer ses mémoires de prédilection : saint Louis ou Malesherbes, Bossuet ou Montesquieu, Louis XIV ou Napoléon. Toutes ces grandes ombres nous demandent compte de ce que nous ferons de leur France. Amis de la société, nous n’avons que le choix de nous sauver ensemble ou de périr ensevelis dans le linceul de notre patrie. Pour nous qui parlons, en descendant dans notre cœur, nous y trouverions sans doute des regrets et des préférences, mais rien qui puisse nous arrêter un seul jour pour le moindre intérêt de notre cause commune. Et, forts de ce sentiment intérieur, nous prenons l’engagement de ne la laisser perdre de vue à personne.