1914-1916/Tableau flamand

1914-1916 : poésies
Mercure de France (p. 93-96).

TABLEAU FLAMAND


Le vieux Quentin Metsys t’a peinte à la flamande
Au volet du triptyque où l’on ensevelit
Dans son linceul, avant qu’au sépulcre on l’étende,
Le beau Christ décloué que la mort a pâli,

Tandis qu’autour de lui pleurent les Saintes Femmes
Et que la Vierge, en deuil de son fils glorieux,
Contemple les pieds nus du doux Sauveur des âmes
Que Magdeleine essuie avec ses longs cheveux.


Debout devant la table où, de ta vue avide,
Hérode le Tétrarque accoude pesamment
Sa lâche ivresse à qui vient ta danse perfide
D’arracher le honteux et funeste serment,

Te voici apparue en ta robe à ramages,
Où la rose fleurit dans le brocart lamé,
Tournoyante sorcière aux multiples visages,
Enchanteresse taciturne, Salomé !

Et sur le plat sanglant qu’un poids horrible incline,
Tragique en son exsangue et mortelle pâleur,
Fièrement, d’un geste coquet de ta main fine,
Tu présentes le chef de Jean le Précurseur.


C’est ainsi que, du fond de ta rouge légende
En ta grâce cruelle et ton attrait pervers,
Le bon Quentin Metsys, à la mode flamande,
Ô Salomé, t’a peinte au triptyque d’Anvers.

Mais l’œuvre du vieux maître, aujourd’hui, je l’évoque,
Mystérieusement avec un sens nouveau :
Salomé n’y est plus la danseuse équivoque,
Et ce n’est plus le Christ que l’on met au tombeau.

C’est la Flandre saignante aux clous de son calvaire
Que l’on couche au sépulcre et qu’on ensevelit ;
Mais nous la reverrons assise sur la pierre…
Les trois jours passeront ainsi qu’il est écrit…


Et Salomé viendra présenter en hommage,
Sur un plat d’or, au temps par le destin marqué,
À celle qui pleura sous le fer et l’outrage,
Le chef barbare et roux du conquérant casqué,

Du farouche bourreau qui, dans la nuit divine
Où naît, pour le salut du monde, l’Enfant Dieu,
Peut voir, sur lui, du ciel que son vol illumine,
Fondre d’un vol vengeur l’Ange au glaive de feu !


18 septembre 1915.