... le Cœur populaire (1920)/Pauvre Julien
- Pauvre Julien
- (Roman)
- — « Voilà comment qu’ c’est arrivé :
- c’est la vraie vérité sincère ;
- croyez-moi Mossieu l’ Commissaire,
- mais... esscusez, y m’ont crevé,
- laissez-moi m’ moucher, j’ suis plein d’ sang,
- r’gardez-moi c’ qu’y m’ont arrangé !
- Faut dir’ qu’ ça couvait d’pis longtemps,
- de d’pis l’ temps qu’on vivait ensemble,
- de fait, quasi marital’ment ;
- (chez nous on s’ marie qu’à la colle ;
- mais quand qu’on s’aim’, ça tient tout comme.)
- Enfin a m’ courait d’pis longtemps...
- Pourtant, pouvez vous renseigner,
- tout l’ mond’ vous l’ dira dans l’ quartier,
- j’ suis d’un naturel endurant.
- Moi, vous savez, j’ suis qu’un boulot,
- j’ connais qu’ mon travail dès l’ matin
- et si des fois j’ me soûl’ la gueule,
- c’est censément qu’ dans mon méquier
- on fait qu’avaler d’ la poussière
- (vous comprenez j’ suis mat’lassier,
- mais à part ça l’ cœur su’ la main)
- et pis.... a m’ faisait du chagrin.
- L’ matin, a restait au plumard
- pendant qu’ moi j’ partais au turbin
- (chez mon patron l’ marchand d’ lit’ries),
- et quand qu’à onze heur’s ej’ rentrais,
- le déjeuner n’était pas prêt !
- C’était moi qu’ allais aux provises
- et c’était moi qu’ étais d’ cuisine ;
- alle ’tait feugnante et dormeuse,
- vous parlez d’un coup d’ traversin !
- Eh ! ben malgré ça, j’ l’aimais bien.
- Vous allez m’ dire que j’avais tort...
- J’ voulais pas qu’a travaill’ dehors,
- (j’avais trop peur qu’a n’ rentre pas).
- J’ voulais qu’a soye ma p’tit’ borgeoise
- et j’ me disais tout l’ temps : « Mon vieux,
- tu mass’ras dur pour tous les deux,
- c’ qu’y fait qu’ comm’ ça a t’aim’ra bien. »
- P’t-êt’ qu’en échange alle aurait pu
- s’occuper d’ son p’tit intérieur,
- d’autant que j’y avais payé
- eun’ chambe à coucher en pitchpin
- n’avec eun’ belle armoire à glace
- un lit d’ milieu, pitchpin aussi,
- qu’ mon patron m’avait fait crédit
- en m’ ret’nant deux francs par semaine.
- P’futt ! C’est tout just’ si a f’sait l’ pieu.
- Eun’ voisin’ lavait la vaisselle ;
- s’ lever comm’ moi, allumer l’ feu,
- balayer, frotter les castroles,
- s’occuper, r’priser les chaussettes,
- aller au lavoir et r’passer,
- éplucher ognons et poreaux,
- ça y aurait rougi les mirettes
- et perdu ses bell’s petit’s mains.
- Aussi, j’osais pas y en dire,
- et quasi chaqu’ soir en rentrant
- on boulottait au restaurant,
- c’ qu’y fait pus cher comm’ prix d’ revient.
- Ben, malgré tout ça j’ l’aimais bien.
- Le Dimanche et les jours de fête,
- quand que j’ restais à la maison,
- Madam’ restait à sa toilette,
- à s’ fair’ des min’s devant la glace,
- à s’ frisotter, à s’ pomponner
- et à s’ foutr’, tout comm’ les pétasses,
- de la poudr’ de riz su’ l’ museau
- (et dans ces moments-là à n’ pas
- pus penser à moi qu’à un chien)
- Ben, malgré tout ça j’ l’aimais bien.
- J’y disais : « Sortons faire un tour ? »
- J’étais si content et si fier
- d’ l’avoir à mon bras dans les rues....
- Avec ses tifs blonds, sa têt’ nue,
- ses grands z’yeux bleus comm’ deux bell’s fleurs
- ses joues, comm’ deux bell’s petit’s pêches,
- son corsag’ propr’, son air d’ jeunesse,
- alle éclairait comme un soleil
- et all’ ’tait si meugnonne et fraîche
- que tout l’ monde y s’arr’tournait d’ssus
- et qu’ même y avait des malappris
- qui en passant m’ soufflaient dans l’ nez :
- — « C’ morceau-là ? C’est pas pour ton gnère ! »
- Moi d’aussitôt : — « J’ vas t’ botter l’ cul ! »
- J’y disais donc : « On fait un tour ? »
- Mais a r’fusait presque toujours.
- Vous pensez, Maam’ la Dussèche,
- sortir avec son « mat’lassier »....
- J’étais bon qu’ pour gagner la croûte
- et malgré c’ que j’ faisais pour elle,
- j’étais jamais qu’un ovréier !
- A m’ méprisait du coin de l’œil
- et pis a m’ serchait eun’ querelle,
- on s’engueulait et.... on restait.
- Voui, a m’ comptait pour moins qu’un chien.
- Pour vous en donner eune idée,
- quand qu’on était en société
- et que j’ voulais fair’ rigoler
- en récitant des mots d’esprit,
- a m’ faisait affront d’vant tout l’ monde :
- — « Mon pauvre ami tu nous envoies
- des boniments à la graiss’ d’oie ;
- ferme-ça crois-moi, tu f’ras bien ! »
- Et moi du coup j’ disais pus rien.
- Ou quand j’ voulais en pousser une
- (car dans les temps j’ai eu d’ la voix),
- ah ! qu’est-c’ que j’ prenais pour mon rhume.
- — « Assez ! Chierie ! Dégueulando !
- Tu vas fair’ pleuvoir, y fait beau.
- Qué rossignol de mêlé-cass !
- Mon joli, t’en as trop sucé,
- tu grinc’s, on dirait d’eun’ charnière
- ou ben d’un essieu mal graissé ! »
- D’abord, est-c’ pas j’ goualais quand même :
- « Ne méprisez pas mon n’amour »
- (Vous connaissez ? C’tait mon succès.)
- — « Houou ! qu’a faisait la bouche en cœur,
- en essayant mon coup d’ gosier,
- houou... sieurs et dam’s v’là l’ remorqueur
- qui fait manœuvrer sa sirène
- et qui demande l’éclusier ! »
- Alorss, j’ finissais par me taire,
- vexé qu’ j’étais d’vant les copains
- qui s’ gonflaient, s’ payaient ma bobine,
- en m’ disant des fois : « Pauv’ Julien !
- Tu peux donc pas y mette eun’ tarte ! »
- Mais ell’, pour m’ vexer encor plus,
- comme a savait qu’ j’étais jaloux,
- elle, a p’lotait ses voisins d’ table
- ou leur sautait su’ les genoux
- pour les embrasser à pincettes !
- Et fallait pas que j’ fass’ la gueule,
- autrement a m’ chantait tout l’ temps :
- — « Tu sais, si tu n’es pas content
- j’ ramass’ mes frusqu’s et j’ me cavale ;
- mon vieux, j’en ai soupé d’ ta fiole
- ej’ s’rai pas longue à foutr’ mon camp ! »
- Mais tout ça c’était h’encor rien.
- L’ pus charogne et l’ pus dégueulasse,
- c’est qu’ moi que j’ suis né amoureux
- et qu’a du goût pour la tendresse,
- eh ! ben, jamais a n’ m’embrassait ;
- c’tait toujours moi que j’ commençais,
- et Monsieur, a m’ donnait qu’ sa joue !
- Et si par bonheur ej’ pouvais
- attraper sa bell’ petit’ bouche,
- toujours a m’arr’poussait en douce
- et pis sans avoir l’air de rien,
- s’ l’essuyait d’un revers de main !...
- Ben, malgré tout ça j’ l’aimais bien.
- Et quand d’hasard j’y rapportais
- eun’ babiole, eun’ broche, un ruban,
- eune épingue, eun’ bague, eun’ toquante...
- a m’arr’marciait qu’ du bout des dents,
- et pis toujours en l’asseptant
- a n’avait l’air d’ vous faire eun’ grâce !
- Mais quand qu’on était au pucier,
- ah ! c’était ben d’eune aute histoire !
- Dès que j’ voulais m’ rapprocher d’elle
- dans l’ but d’y faire eun’ politesse
- (comm’ c’est n’est-c’ pas tout naturel ?)
- qu’ tout l’ temps à m’envoyait r’bondir :
- — « J’ suis t’esquintée, j’ai la migraine,
- j’ai mal dans l’ vente ou les mollets,
- j’ vas encor d’avoir mes anglais... »
- ou ben :
- — «Quoi c’est qu’ t’ as avalé
- poivrot, boit-sans-soif, bec salé ?
- Mon bijou... c’ que tu sens mauvais,
- tu t’ rinc’s la dalle avec un pet,
- à quinz’ pas tu tuerais des mouches ! »
- Et si j’ la coltinais quand même :
- — « Te m’ fais mal que j’ te dis, laiss’-moi...
- qué crampon ! Il l’a toujours dure !
- C’ que t’es brutal quand tu vous touches,
- te sais pas t’y prende avec moi. »
- Et fin finale a m’ tournait l’ cul,
- en m’ jurant qu’a n’amait qu’ les vrilles
- et que l’ Mâle y disait pus rien.
- Et moi ! J’ me passais eun’ ceinture !
- (sans compter qu’ pendant tout’ la nuit
- a prenait les trois-quarts du lit !)
- Quand qu’ tout d’ même a s’ laissait crocher,
- pour êt’ pus sûr d’ me l’attacher
- j’aurais voulu d’y faire un môme.
- Mais si alle éventait mon plan,
- alle entrait tout d’un coup furieuse...
- A s’ tortillait pir’ qu’un sarpent
- et en m’ forçant à m’en aller :
- — « Tu sais, j’en veux pas d’ ton salé !
- Si j’ suis prise ej’ le f’rai filer,
- j’irai tout droit chez l’avorteuse. »
- Tous les matins c’était l’ mêm’ blot ;
- si même alle était réveillée,
- a faisait la cell’ qui roupille ;
- et quand j’ voulais la cajoler
- avec des bécots, des mots doux
- des « mon béguin », des « ma tit’ fille »,
- a m’arr’misait toujours avec
- des « fous-moi-la-paix-tu-m’emmerdes ».
- Alorss, j’allais à mon boulot,
- l’ cœur au chiendent, si on peut dire,
- la fièvr’ dans l’ sang, le râbe en feu,
- avec pour tout l’ restant du jour,
- dans ma liquette et ma culbute,
- le dardillon comme un épieu !...
- Ah ! non, je n’avais pas l’ sourire !
- Aussi pour m’ sanger les idées,
- d’jà dès l’ matin je m’enfilais
- un bon petit coup d’ Beaujolais,
- c’ qu’y fait que j’ passais pour poivrot.
- Non, ça peut pas s’ dir’ c’ qu’alle était
- ressauteuse et mal embouchée !
- Ah ! la sal’ gosse, on vous l’ dira,
- c’était h’eun’ drogue, un choléra,
- un poison, eun’ carne, eun’ vraie teigne !
- Vous allez m’ dir’ que j’aurais pu
- la quitter pour en prende eune aute !
- Mais moi d’abord, que voulez-vous,
- j’ suis pas papillon pour deux sous ;
- et pis, pour dir’ la vérité,
- y avait vraiment qu’ell’ qui m’ plaisait ;
- c’te femm’-là, j’ l’avais dans la peau !
- C’est qu’ c’était h’eun’ bell’ petit’ blonde,
- pas ben haut’ mais ben balancée,
- grass’ comme eun’ caill’, de d’partout ronde,
- et comme un agneau tout’ frisée
- Quand, comm’ de juste alle était nue,
- on aurait dit d’eune estatue
- polie, fignolée, faite au tour,
- preuv’ qu’alle était « enfant d’amour ».
- Et toute eun’ peau esstrordinaire,
- douc’ comm’ de l’huile, et rose et blanche,
- (je peux pas dire, un vrai velours) ;
- de c’te peau-là j’étais comm’ fou.
- Quant à ses fess’s ! ah ! les bell’s fesses ;
- Mossieu l’ Commissair’ de Police
- vous parlez d’eun’ bell’ pair’ de miches !
- Et toujours à la propreté :
- — « Quiens, qu’a disait, c’est la santé. »
- Alle était tout l’ temps l’ cul dans l’eau,
- a s’ lavait pas qu’ tous les Dimanches,
- En sort’ que mêm’ quand a dormait
- (ça rach’tait c’ qu’alle était méchante),
- dans l’ plume avec ses dix-huit ans
- (tandis qu’ moi j’ vas su’ mes quarante),
- alle embaumait, alle embaumait....
- C’était h’un trésor, eun’ vraie perle ;
- sûr y en avait pas deux comme elle.
- C’était ma tit’ poul’, ma goss’line ;
- enfin je l’aimais, je l’aimais !
- J’ me disais, quand a m’engueulait :
- — « Ben c’est son genre, alle est comm’ ça;
- peut-êt’ ben qu’a m’ fait du chiqué,
- p’t-êt’ mêm’ qu’alle est un peu piquée,
- mais j’ s’rai si aimabe avec elle
- qu’à la fin des fins a chang’ra :
- l’Amour après tout c’est l’Amour,
- ça n’ peut pas v’nir en un seul jour. »
- Et j’ faisais ses quat’ volontés,
- j’encaissais tout’s ses méchanc’tés,
- sauf eun’ fois : alle avait été
- si malhonnêt’, si effrontée,
- qu’ tout d’ mêm’ j’y ai envoyé eun’ beigne !
- Ben vous m’ croirez si vous voulez,
- alle a été putôt surprise
- que colère à c’ que j’ m’attendais ;
- a m’a z’yeuté, alle a chialé,
- et a m’a dit en v’nant su’ moi :
- — « Julien.... j’aurais pas cru ça d’ toi ! »
- Et c’te fois-là, sans que j’y d’mande,
- la joue tout’ rouge encor du coup,
- a s’est accrochée à mon cou,
- en m’ faisant qu’ des bis’s et des bises
- et m’ disant à travers ses larmes :
- — « Mon homm’ ! mon homm’ ! c’est toi mon homme...
- J’ f’rai tout c’ que tu voudras, n’ crains rien ! »
- Qui qui fut baba ? C’est Julien.
- Mais l’aurait fallu r’commencer
- tout l’ temps... c’était pas ma nature ;
- j’avais pas l’ cœur d’ taper sur elle,
- alle était trop meugnonne et frêle,
- d’eun’ gifle ej’ l’aurais décollée,
- et, on vous l’ dira [dans] l’ quartier,
- ell’ putôt... a m’aurait battu !
- (Et pourtant j’ suis un gas poilu,
- et les ceuss qui sont v’nus m’ sercher,
- Monsieur, y m’ont toujours trouvé,
- j’ leur’ z’y ai toujours cardé la laine).
- Mais Ell’ m’avait ensorcelé,
- d’vant ell’ j’étais comme eun’ lavette ;
- A m’ rongeait l’ cœur, l’idée, la vie,
- à caus’ d’ell’ j’ me mangeais les sangs...
- Sous mon hangar j’ pensais qu’à elle ;
- des fois j’ m’endormais su’ l’ouvrage,
- ou alorss y m’ prenait d’ ces rages
- et su’ mes « moutons » j’ me vengeais,
- y m’ semblait que j’ la corrigeais.
- J’étais jaloux, j’étais jaloux ;
- partout partout ousque j’allais,
- chez l’ bistrot ou la clientèle,
- j’ trimballais dans mon ciboulot
- son joli petit corps d’amour !
- J’étais jaloux, j’étais jaloux,
- j’en avais la gueul’ retournée ;
- j’ renfonçais ça, mais ça s’ voyait,
- l’ singe aussi s’en apercevait
- et en façon d’ me consoler :
- — « Toi, tu pens’s encore à ta puce ;
- va Julien, y a pas qu’ toi d’ cocu ! »
- J’étais malheureux, malheureux,
- et tout l’ mond’ connaissait ma peine,
- et les copains m’ chinaient aussi :
- — « T’as mal au front, y n’est boisé ;
- viens boire un litre et ça s’ pass’ra ! »
- J’étais jaloux, j’étais jaloux ;
- mais malgré tout ça qu’on m’ disait,
- je n’ voulais pas, moi, croire au mal.
- Jamais j’ pensais qu’alle aurait l’ cœur
- de s’ saloper et d’ me trahir
- durant que j’ m’esquintais pour elle,
- à y gagner son nécessaire
- (car j’ l’avais tirée d’ la misère),
- et qu’ pour ell’ seul’ j’ me démanchais
- et que jamais j’ me débauchais.
- Monsieur, dans l’ tantôt, v’là-t-y pas
- que l’ patron y m’envoye en course
- par là-bas du côté d’ Grenelle,
- à livrer un joli mat’las.
- Et j’ m’en r’venais tout doucett’ment,
- après avoir su’ mon pourboire
- pris seul’ment d’ quoi sucer deux verres :
- (que voulez-vous, j’ suis mat’lassier
- y faut fair’ glisser la poussière...).
- J’ m’en r’venais donc ben tranquill’ment
- (en pensant toujours à ma blonde),
- j’tais arrivé au bout du pont,
- vous savez là, au Point-du-Jour,
- où su’ l’ quai on voit qu’ des beuglants,
- des restaurants et des tonnelles....
- Machinal’ment j’allum’ la berge
- (sans penser l’ mal le moins du monde).
- Qu’est-c’ que j’ dégote en grand’ toilette ?
- Ma Margotton ma Marguerite,
- en société d’un gigolo !
- Je m’ dis d’abord : « T’as la berlue ;
- voyons, Julien, t’es h’encor saoul ;
- t’ y pens’s tant qu’ tu la vois partout,
- par ici... c’est trop loin d’ chez nous...
- Mais non bon sang ! C’était ben elle.
- A s’ méfiait pas, a m’ tournait l’ dos ;
- le gonc’ la tenait enlacée
- par la taille... a fermait les yeux,
- alle ’tait pâmée, renversée,
- alle avait l’ bras autour d’ son cou....
- et sauf vot’ respect, esscusez,
- Mossieu l’Commissair’ de Police,
- y s’ lichaient, s’ passaient des saucisses,
- t’en-veux-t’y-t’en-veux-en-voilà.
- Y la dégoûtait pas ç’ui-là !
- Vingt dieux ! Mon sang ne fait qu’un tour ;
- j’ prends mon élan comme un maboule,
- quat’ à quatr’ me v’là que j’ déboule
- l’ long d’ l’escaïer du bord de l’eau...
- Mais Elle, entendant mon galop,
- s’arr’tourn’, voit qui qu’ c’est, et a dit :
- — « Acrais ! c’est Julien mon mari ! »
- Et v’là l’ Jésus qui s’ fait la paire
- et même il a semé sa deffe.
- — « Qu’est-c’ que tu fais là ? que j’y crie.
- Comment ! C’est comm’ ça qu’ tu t’ conduis
- pendant que j’ suis à m’esquinter
- pour t’ foutr’ la niche et la pâtée !
- Avec qui, avec qui qu’ t’étais ?
- « T’as pas hont’, voyons, t’es pas loufe
- de t’ galvauder avec des gouapes,
- tandis que j’ te crois d’ la raison !
- Tu m’ fais donc pas assez d’ mistoufles ?
- Rentre tout d’ suite à la maison,
- aie pas peur, j’ te mettrai pas d’ coups... »
- Et déjà en m’approchant d’elle
- j’ me sentais devenir pus doux !
- Mais en plac’ de s’ taire et d’ call’ter,
- v’là qu’a s’ met à m’ dir’ des sottises ;
- la v’là-t-y pas qu’a m’agonise,
- moi que j’ me tiens pour son mari,
- a m’ trait’ comm’ du poisson pourri !
- — « Rentrer ? Ah ! ben... Moi ? pus souvent !
- Ah ! là là, tu m’as pas r’gardée.
- Rentrer ? Pens’s-tu ? Tu voudrais pas !
- J’am’rais mieux d’avoir l’ cou scié,
- j’am’rais mieux crever d’ faim tout’ seule,
- j’en ai assez de ta sal’ gueule,
- Hé imbécile ! Eh ! « mat’lassier ! »
- « T’es bon fieu, j’ dis pas, mais... t’es vioque ;
- t’es amoureux, mais... t’es ballot ;
- t’es pas méchant, mais t’es soûlaud ;
- aussi t’as un goût... t’emboucanes...
- tu trépignes de la mansarde
- et fusilles du collidor ;
- t’as beau fair’, tu l’aurais en or,
- t’entends ? Jamais tu n’ m’arr’verras !
- « C’est pas d’aujord’hui qu’ t’es cocu ;
- gn’y a qu’ maint’nant qu’ tu t’en aperçois,
- ben... c’est arrivé à des Rois,
- et pis j’ t’emmerde et pis... touch’-moi ! »
- Et là d’ssus, a m’ taille eun’ basane !
- Alorss Mossieu, là, je n’sais plus,
- j’ sais pas c’ qu’y s’a passé en moi...
- ça m’a fait comme un coup d’ théiâtre :
- mon sang m’a dit : « Non, ça c’est moche ! »
- J’ai baissé l’ nez, j’ai vu rougeâtre,
- j’ai pris mon lingue et foncé d’ssus.
- D’eun’ main j’ l’ai chauffée à la gorge
- (qu’était douce à mes durillons).
- et d’ l’autr’, qui serrait ma rallonge,
- j’y ai tapé dedans tant qu’ j’ai pu,
- à tout’ volée et n’importe où,
- en aveugue, en sourd, en brutal ;
- j’ l’ai bariolée, crevée, servie,
- dans l’ bras, dans l’ cœur, dans l’ ventr’, dans l’cul.
- Tout en yi gueulant à chaqu’ coup :
- — « Ah ! vache ! ah ! salope ! ah ! fumelle !
- Ah ! c’est comm’ ça, ah ! c’est comm’ ça,
- quiens, v’là pour toi goyo, ordure,
- poison, fumier, putain, putain,
- Ah ! tu n’ veux pus rentrer chez nous...
- tu veux cavaler avec d’autres.
- Ben ma bell’, personne y t’aura. »
- Elle, a n’a pas poussé un cri :
- a s’est seul’ment pas défendue,
- a s’est sentie tout d’ suit’ perdue.
- (alle était dans son tort, n’est-c’ pas ?)
- y a qu’à un moment qu’alle a dit :
- — « Grâc’, mon Julien, je n’ le f’rai pus ! »
- Mais moi, j’ai pus rien entendu
- (il était trop tard, comprenez),
- j’étais sorti d’ mon naturel
- et j’ai continué d’ la cherrer,
- en chialant d’ rage et de chagrin,
- et j’ sais pas si j’ l’ai pas mordue.
- Et voilà qu’alle est d’venue molle,
- alle a fermé ses beaux grands yeux,
- comme tout à l’heur’ pour le plaisir,
- mais maint’nant c’était pour mourir ;
- a s’est laissée fair’, laissée faire...
- et j’ la sentais s’ vider d’ son sang
- comme eun’ poupée qui perd sa sciure.
- Moi, j’ tapais toujours et j’ tapais,
- j’ me sentais du chaud su’ les mains ;
- du chaud m’ giclait à la figure,
- et ma foi, ça m’ faisait du bien ;
- et voilà qu’ m’arrivaient des cris :
- — « À l’assassin ! à l’assassin !
- Mais il la tue, mais il la tue ! »
- Et alorss a s’est affalée,
- j’ l’ai lâchée, et a n’a pus r’mué ;
- mais moi j’arr’cevais eun’ volée
- à coups d’ cann’s et de parapluies.
- Enfin les agents sont venus,
- de vrai j’ savais pus c’ que j’ faisais,
- tout m’ chahutait devant les yeux,
- les maisons la Seine et les cieux ;
- j’étais là comme un abruti
- et je voulais pus m’en aller ;
- mais je continuais de gueuler
- et il a fallu qu’on m’arrache,
- on l’emportait chez l’ pharmacien.
- Dans le moment qu’on la soul’vait,
- j’ai eu l’ temps d’ voir c’ que j’y avais fait.
- J’y avais tranché le nez, la bouche,
- en sort’ qu’on yi voyait les dents,
- (Bon Dieu ! alle avait l’air de rire !)
- sorti un œil, enl’vé l’oreille,
- et mes cinq doigts étaient marqués
- en noir, dans la chair, sous l’ menton ;
- j’avais dû y briser l’ gaviot.
- Alle était tout d’ rouge habillée...
- (l’ sang qu’ avait pissé en fontaine ),
- comm’ si j’ l’avais débarbouillée
- avec de la gelée d’ groseille...
- Et sa robe était en lambeaux,
- sa belle robe des Dimanches,
- et son corsage ouvert montrait
- le haut d’ sa bell’ tit’ gorge blanche
- dont j’étais tell’ment amoureux.
- Mais d’ tout ça, yeux, nichons, figure,
- j’en avais fait qu’un panaris
- qu’était affreux à voir, affreux.
- Alorss on m’a emm’né, Monsieur.
- Les agents ont dû m’ protéger
- contr’ les cann’s et les parapluies,
- les pierr’s, les coups d’ poing, les coups d’ pied
- mais y m’ont quand même attigé.
- (N’est-c’ pas, y pouvaient pas s’ douter,
- de tout c’ qu’a m’avait fait souffrir.)
- Et je suis parti en pleurant,
- et j’ai compris c’ que j’ venais d’ faire.
- J’ me disais tout en v’nant ici.
- — « Pauvre Julien, pauvre Julien...
- Sais-tu qu’ tu viens d’ faire un beau coup !
- ça peut s’appeler d’ la belle ouvrage...
- tu viens d’esquinter tes amours.
- « À présent ta vie est foutue,
- c’est l’ dur, la crève ou la misère ;
- quand tu t’y mets tu travaill’s bien,
- Pauvre Julien, pauvre Julien !
- « Présent partout où c’est qu’ t’iras,
- si tu vis... tu la reverras
- écrasée, vilaine, en bouillie
- d’ la magnèr’ qu’ tu l’as arrangée.
- Ell’ que tu trouvais si jolie
- et que d’ baisers t’aurais mangée.
- Pauvre Julien, pauvre Julien !
- « A t’ faisait des queues, c’est certain.
- Mais quoi, c’était-y eun’ raison ?
- c’était h’encor qu’eun’ pauv’ mignarde
- qui connaissait pas l’ mal du bien...
- C’est vrai qu’a s’ra pus à personne ;
- à toi non pus, ça t’avanc’ bien,
- Pauvre Julien, pauvre Julien !
- « Et dir’ qu’y a seul’ment un quart d’heure
- t’étais encore un « citoyen »,
- maint’nant te v’là avec la crème.
- Ah ! ben, t’appell’s ça d’ la tendresse !
- t’as beau êt’ bon zig et honnête,
- n’ pas l’avoir tuée pour la galette,
- moi, j’ te dis qu’ tu n’es qu’un feignant,
- un marteau et un propre-à-rien,
- Pauvre Julien, pauvre Julien. »
- Aussi maint’nant tant pir’ tant pire,
- J’ me fous d’ tout, pensez si j’ m’en fous ;
- fait’s de moi tout c’ que vous voudrez.
- prenez ma peau si vous voulez,
- et tout d’ suit’ vous m’ rendrez service.
- À présent que j’ l’ai estourbie,
- à quoi bon, à quoi bon ma vie ?
- j’y survivrai pas, vous verrez....
- Ah ! la garc’ tout d’ mêm’, la fumelle !
- Avoir fait de moi c’ qu’alle a fait,
- de moi un honnête ouvrier,
- me conduire ousqu’a m’a conduit...
- qué malheur, alors ! Quée misère !...
- Voilà comment qu’ c’est arrivé,
- c’est tout, voyez, M’sieu l’ Commissaire.