À travers nos écoles, notes d’un inspecteur

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À TRAVERS NOS ÉCOLES
(NOTES D’UN INSPECTEUR)



« C’est mon cahier de Devoirs à la maison », me dit l’élève. Je je feuillette ; chaque page porte un grand signe au crayon bleu qu’y a laissé la main du maître. Je prends deux, trois, dix, vingt cahiers, sur tous je retrouve le même signe. Je lis un de ces cahiers ; il est émaillé de fautes dont pas une n’a été touchée ni même soulignée. Ainsi des autres cahiers. Qu’est-ce alors que ce signe ? un trompe-l’œil ? Le maître a l’air d’avoir corrigé le devoir ; le directeur a l’air de croire que le devoir a été corrigé ; l’inspecteur primaire a l’air d’avoir vérifié. Rien de mauvais comme cette série d’apparences convenues. Et l’élève, que pense-t-il ? qu’il faut avoir l’air de faire son devoir ? Mais, me dit-on, le maître n’a pas le temps de voir chaque jour tous ces devoirs. Je comprends ; qu’il n’en voie que dix, ou moins encore ; mais qu’il les voie vraiment ! Ne faisons rien que de sincère, rien que de sérieux ; et par notre exemple apprenons à nos enfants à ne rien faire que de sincère, que de sérieux.

Ou connaît le procédé qui suit : Un sujet étant donné, faire chercher par la classe les développements qu’il comporte ; celui-ci trouve une idée, celui-là une autre ; toutes sont recueillies et inscrites au tableau noir à mesure qu’elles se présentent ; il s’agit ensuite de les classer ; nouvel effort fait en commun ; de là sort le canevas sur lequel les élèves auront à travailler, chacun alors en particulier. — Je viens de voir ce procédé employé par deux maîtres ; les résultats ont été très différents. Chez le premier l’exercice a d’abord été froid, pénible, traînant, les élèves ne parlant pas, ne trouvant rien ; puis il est devenu confus, tous voulant parler, l’un répétant ce que l’autre avait déjà dit ; ce qui était mal venu se débrouilla mal ; le canevas manqua de netteté. Chez le second, tout s’est déroulé avec suite et ordre ; de l’animation, mais point de confusion. Ce qui me frappa surtout, ce fut le travail final d’arrangement ; les idées se démêlèrent à souhait : sous nos yeux naquit un plan simple, clair, d’une bonne ordonnance. — Je réfléchissais ; je me demandais d’où venait cette différence de résultats ; on m’assurait que les deux classes — les deux divisions d’un même cours d’une école nombreuse — étaient composées d’élèves de même valeur. Au moment de sortir, m’approchant de la table du dernier de ces maîtres, je vis parmi ses notes le plan écrit de sa main, qu’il avait apporté tout rédigé. Ce fut un trait de lumière ; je m’informai, et je ne tardai pas à apprendre que le premier maître, soit qu’il voulût conserver à l’exercice son caractère de spontanéité, soit qu’il se fiât trop à lui-même, n’avait à l’avance rien écrit, rien arrêté et fixé. Celui-ci allait au hasard ; son collègue savait où il allait. L’un, sollicité et tiraillé en tous sens, déconcerté par des suggestions qu’il n’avait pas prévues, était resté jusqu’à la fin hésitant, incertain ; l’autre tranquille, sûr de se retrouver, n’avait pas cessé d’être maître de lui-même et de sa classe qu’il avait laissée trotter devant lui. Le premier avait été mené par ses élèves ; le second les avait menés. Voilà bien, me disais-je, le secret de faire aisément et comme en se jouant les choses difficiles : s’y être préparé ! Que nos maîtres ne s’y trompent pas ; il en est de nos procédés d’enseignement comme des outils de l’ouvrier : ils valent moins par eux-mêmes que par la main qui les emploie. Que dis-je ? plus ces outils sont délicats, plus ils veulent être maniés délicatement : plus ils sont perfectionnés, et plus ils exigent d’attention, d’adresse, d’habileté.

« Ô la belle maison d’école ! Ô le mauvais maître !… » C’est un cri qui m’est échappé plus d’une fois. — Décidément il est plus facile et surtout moins long de remuer des pierres que de remuer les esprits, de faire des murs que de faire des hommes !

Je viens de visiter une école qui a bonne réputation, et je ne suis pas content. D’où vient cela ? Cherchons, rassemblons nos souvenirs. La maîtresse se présente bien, s’exprime bien, elle est empressée, active ; elle a certainement de l’autorité sur ses élèves ; celles-ci sont propres, ont bonne tenue. Les mouvements se font avec ordre. La répartition du travail paraît bien réglée. Il y a dans la classe deux divisions ; l’une est groupée à droite, l’autre à gauche ; chacune a devant soi son tableau noir. J’assiste à un exercice d’arithmétique ; les élèves de la seconde division sont debout avec la maîtresse autour du tableau, tandis que celles de la première sont assises à leur place, travaillant à un problème que tout à l’heure à leur tour elles corrigeront. Tout cela est fort bien. Suivons l’exercice qui se fait ; voici le problème : Un kilog. de viande coûte 2 fr. 10 c. ; combien paierai-je au boucher pour une côtelette pesant 250 grammes ? Il faut multiplier, disent les élèves. Pourquoi ? on ne le cherche pas. Cela mériterait pourtant, ce me semble, qu’on s’y arrêtât. Multiplier, quand on va obtenir une valeur évidemment moindre que 2 fr. 10 c. ? Ah ! si le kilo coûtait juste 2 francs, si l’on faisait remarquer que 250 gr. est le quart de 1,000 gr. ou d’un kilog., comme cela serait facile ! Je me chargerais de le faire trouver aux élèves les plus jeunes ! Mais il s’agit bien de cela ! On en est aux nombres décimaux, à la multiplication des nombres décimaux. Multiplions donc. Mais comment poser les nombres ? Lequel doit être en dessus ? Grosse affaire ! Vous cherchez des francs, dit la maîtresse ; le produit étant toujours de même nature que le multiplicande, il faut que le nombre qui représente des francs soit le multiplicande. Est-ce bien un raisonnement ? Mais passons : quels chiffres doivent être placés exactement les uns au-dessous des autres ? Grande difficulté ! Toutes y mettent la main sans pouvoir s’en tirer ; l’une d’elles a fait disparaître le zéro de 2 fr. 10 c. ; elle n’a pas touché à celui de 250. On ne s’en inquiète guère et on effectue l’opération, qui marche assez bien. Mais que représente le nombre obtenu ? Encore une difficulté !

La maîtresse à beau interroger celle-ci, puis celle-là ; on n’avance pas ; de guerre lasse, elle fait compter avec le doigt (elle appelle cela faire toucher du doigt) le nombre des chiffres décimaux au multiplicande et au multiplicateur et séparer un nombre égal de chiffres au produit qu’elle lit elle-même. Voilà qui est fait. Pardon ; on passe alors au raisonnement, — Je raisonnement qu’on écrit au tableau et que les élèves de retour à leur place devront transcrire sur leur cahier. Mais ne vous effrayez pas, ce qu’on appelle ici raisonnement est simplement l’indication des opérations à effectuer : 2 fr. 40 c. x 0, 250 grammes. — Comment il se fait que les élèves soient si peu avancées, ai-je besoin maintenant pour me l’expliquer des longues explications de la maîtresse sur les défauts inhérents à la population du pays, sur la légèreté des enfants, la faiblesse des parents, etc. ? Cette personne a bon vouloir ; elle a reçu de sages conseils ; elle n’en a pris que le dessus, ce qui est de forme, mais point de fond. L’ordre en ce qu’il a d’extérieur, j’allais dire de superficiel, elle l’a ; beaucoup de maîtres, surtout de maîtresses l’ont. Mais l’ordre véritable, celui qui pénètre l’enseignement jusqu’en sa moelle, non point matériel, mais intelligent, la méthode, elle ne l’a pas ; elle ne semble pas se douter de ce que c’est ; la méthode, c’est-à-dire l’art de conduire les esprits ; de ne les faire avancer que par degrés, de ne leur présenter que des difficultés qui leur soient accessibles, de les faire travailler, chercher et trouver, de les habituer à se rendre compte, à s’interroger, à comprendre, à voir clair ! Mais comment conseillerai-je cette maîtresse ? Est-ce en ces termes ? Non certes ; mais en reprenant sa leçon par le menu, par le détail, en la démontant pièce par pièce, en lui montrant que rien de tout cela ne portait, n’atteignait ces jeunes intelligences, n’y entrait. Pour cet esprit il ne faut point de considérations générales, abstraites, de haute visée, mais des observations concrètes, pratiques, de métier. Pour être devenus inspecteurs, nous ne cessons pas d’enseigner, de faire l’école ; nous avons seulement changé d’élèves ; sachons nous aussi parler à nos élèves.

On vous a dit, mademoiselle, que votre classe était froide, sans vie, qu’il fallait l’animer ; on vous a conseillé d’interroger : maintenant vous interrogez trop. Je fais appel à vos souvenirs : vous avez posé une question à Marie, et comme elle tardait à répondre, vous êtes passée à Berthe, à Jeanne, et comme Jeanne ne répondait pas tout à fait comme vous le désiriez, vous vous êtes adressée à une autre et encore à une autre et vous avez fini par répondre vous-même. Ou la question était trop difficile, en dehors de ce que vos élèves pouvaient savoir, et il eût mieux valu ne pas la poser, ou vous deviez presser davantage l’élève que vous avez d’abord interrogée ; en tout cas, il eût fallu revenir à elle, et vous l’aviez si bien oubliée qu’elle restait toujours debout, et c’est moi qui, la prenant en pitié, l’ai d’un signe invitée à se rasseoir. Que l’interrogation ne voltige pas sans cesse en tous sens ; quelle se pose, qu’elle se fixe pour un temps quelque part. Voici un esprit paresseux, lent ; ne l’abandonnez pas à son apathie ; sollicitez-le, pressez-le ; engagez avec lui une sorte de lutte : intéressez, si vous le pouvez, la classe entière à cette lutte, faites l’y participer ; mais revenez toujours à ce même esprit ; il s’agit de savoir si c’est lui qui sera vaincu ou vous. Or je dis que c’est vous qui serez vaincue si vous ne parvenez pas à lui donner la claire notion de ce que vous voulez, de ce que vous devez lui apprendre.

Il y a une autre interrogation rapide, pressée, qui, elle aussi, semble voltiger ct qui, cependant, procède méthodiquement : c’est celle de l’inspecteur qui n’a qu’un temps relativement court à passer dans une classe. Il pose une première question assez simple au dernier élève d’une division et de proche en proche cherche la réponse ; où il l’a trouvée, il pose une autre question plus difficile qui devient le point de départ d’une nouvelle expérience ; et ainsi de suite en remontant toujours vers les premiers rangs et jusqu’à ce qu’on les ait atteints, la difficulté des questions croissant par degrés. Après plusieurs tentatives du même genre, un inspecteur un peu expérimenté a bientôt reconnu qui sait et qui ne sait pas, combien ont suivi et combien n’ont pas suivi, et par conséquent quel a été l’enseignement et comment il a été donné.

Il y a des interrogations de bien des sortes. Écoutez la maîtresse qui dans une petite classe fait une leçon de choses ; elle arrête son exposition ; elle s’adresse à un élève, elle lui demande ce qu’il sait, ce qu’elle sait bien qu’il sait : l’interrogation est ici de pure forme. Ce n’est qu’une manière de rompre le discours, d’y jeter quelque variété, de passer pour un instant la parole à l’enfant, de le faire sortir du rôle passif qui ne saurait longtemps convenir à sa vive nature.

Même avec des élèves plus âgés il y a, au cours de la leçon, l’interrogation soudaine, brusque, moyen de ressaisir les esprits, sorte de rappel à l’attention, avertissement jeté à l’élève qu’il doit toujours écouter parce qu’il peut toujours être interpellé.

Il y a, après la leçon, l’interrogation par laquelle nous cherchons à nous assurer que nous avons été écoulés, ou mieux encore que nous avons été compris. « Ai-je été assez clair, nous demandons-nous avec anxiété ? Ai-je bien dit ce que je voulais dire, comme je le voulais ? » Qui n’a pas connu ces scrupules, cette défiance plus encore de lui-même que de ses élèves, n’est pas un bon maître ; bien plus, n’a pas chance de le devenir.

Il y a l’interrogation qui, la leçon apprise, remplace aujourd’hui dans beaucoup de nos bonnes écoles la récitation. Que c’était pourtant chose commode à l’ancien instituteur que la récitation ! Aussi comme il la prolongeait volontiers ! Comme il s’y reposait doucement ! N’avoir qu’à suivre de l’œil ou plutôt d’une oreille à demi-distraite un texte bien connu, à dire de temps en temps ou plus simplement, sans même parler, à indiquer d’un signe : au suivant ! L’interrogation n’est pas un si mol oreiller : eile tient le maître sans cesse en éveil, en action ; il faut qu’il pose la question, qu’il la choisisse, qu’il en pèse les termes ; il faut qu’il écoute la réponse, qu’il se tienne prêt à la redresser, ou plutôt à la faire redresser. Mais comme l’intérêt est plus grand et le profit aussi ! L’interrogation s’adresse à l’intelligence plus encore qu’à la mémoire de l’élève ; elle force à penser, à exprimer sa pensée ; elle permet d’appeler, d’arrêter son attention sur les points importants, de laisser dans l’ombre ce qu’il y a de secondaire.

Mais vous n’avez pas encore mentionné, me dira-t-on, l’interrogation qui a pour objet de faire trouver la vérité. — J’entends. Vous voulez parler de l’interrogation socratique. Il me semble, pour être franc, qu’on a bien quelque peu abusé du mot en ces derniers temps, et beaucoup qui s’en servent se rendent-ils un compte très net de la chose ? Les sujets auxquels Socrate appliquait sa méthode ne ressemblaient guère à la plupart de ceux que nous traitons dans nos écoles : il mettait d’ailleurs dans cette méthode quelque chose de si particulier, de si personnel qu’il devient singulièrement difficile de se l’approprier. On peut demander aux instituteurs des connaissances et du sens ; on ne peut leur demander de l’esprit : ce serait trop. Or l’interrogation socratique exige, pour être maniée, beaucoup d’esprit ct d’une certaine trempe, très fin, très souple, très retors, et très malin. J’ajoute que fût-on de force à la manier, il faudrait y regarder à deux fois avant de la transporter dans nos écoles. Ces Grecs étaient de grands flâneurs ; on les rencontrait partout dans les rues, dans les jardins publics, devisant, discutant, ergotant ; des esclaves faisaient pour eux leur ménage, travaillaient pour eux ; ils avaient le temps. Nous, nous sommes toujours pressés, ceux-là surtout qui fréquentent l’école primaire ; la vie est là, laborieuse, besogneuse, Haletante, qui les attend, qui va les prendre dès douze, treize ans ; souvent même elle les prend avant ; leurs parents ont besoin d’eux, de leur aide, pour soutenir le rude combat pour l’existence. En peu de temps il faut qu’ils apprennent beaucoup. Au lieu de leur faire chercher la vérité par de longs détours, mieux vaut la leur donner, à condition toutefois de s’assurer qu’ils la comprennent bien afin qu’ils la retiennent.

Vous pourrez cependant à vos heures vous inspirer de Socrate : ce sera, si vous le voulez, un jeudi où vous aurez emmené avec vous dans une longue promenade vos meilleurs élèves ; ils seront là, groupés autour de vous, assis ou demi-couchés sur le gazon, auprès du ruisseau qui les aura désaltérés ou sous le grand arbre qui les abrite des rayons du soleil, attendant l’heure de retourner au village qu’on voit à l’horizon. Causez avec eux à la façon de l’incomparable causeur antique, ou plutôt laissez-les d’abord causer et puis intervenez doucement ; montrez-leur comme il est facile à l’esprit de s’égarer ; apprenez-leur à se défier d’eux-mêmes, des entraînements de la discussion, des séductions de la logique à outrance, des conclusions précipitées, des affirmations superbes, à écouter ceux qui ne pensent pas comme eux, à tâcher même d’entrer dans leurs raisons, à être vraiment intelligents, ni intolérants, ni sectaires, et vous aurez, autant qu’il dépend de vous, socratisé,

Toutes les fois que J’ai entendu dire à des personnes étrangères à l’enseignement qu’enseigner devait être chose fort ennuyeuse, je me suis tu et j’ai souri : ces personnes parlaient de ce qu’elles ne connaissaient pas. Quand j’entends un homme du métier tenir le même langage, je m’afflige. Qui a pratiqué, à quelque degré que ce soit, l’enseignement, et n’en a pas compris, n’en à pas senti le charme passionnant, est pour moi sans excuse : qu’il aille casser des cailloux sur le bord de la route !

Certains maîtres s’arrangent pour passer la parole à l’inspecteur ; certains inspecteurs s’y laissent prendre ou se laissent faire. Il y a même des cas où l’inspecteur a raison de se laisser faire ; les élèves et même leur maître trouveront profit à l’écouter. Il faudrait que ces cas ne fussent pas trop fréquents ; il faudrait surtout que l’inspecteur ne parlât que voulant en effet parler, et non par entraînement irréfléchi. Le plus fâcheux serait que celui qui inspecte aimât mieux s’écouter lui-même qu’écouter celui qu’il inspecte, quoique cela fût parfois très excusable.

Je viens de visiter successivement une grande ville et un village. Dans la grande ville les écoles sont vieilles ; elles sont étroites et sombres. Dans le village l’école est neuve ; elle est spacieuse, claire, riante. Ce contraste est fréquent à l’heure qu’il est dans notre France.

Et pourtant la grande ville a de gros revenus, et les ressources du village sont bien restreintes. Mais au village l’école est vraiment ja maison commune où tous vont ; tous s’y sont intéressés ; on a fait effort pour l’avoir aussi belle que possible ; on y a mis son point d’honneur. On est fier maintenant de l’école, on la montre ; on la compare, on l’oppose à celle du voisinage. La grande ville, en outre de son école, a son lycée, ses facultés peut-être, ses musées ; elle a ses monuments ; elle construit des palais, elle construit des casernes ; elle ouvre des rues, des boulevards, elle trace et entretient des squares, elle s’agrandit, elle s’embellit, elle veut suivre le progrès (cela se dit ainsi), elle veut faire figure de grande ville.

J’essaie d’expliquer le contraste, mais je ne puis me défendre de cette pensée, que la grande ville avec ses gros revenus ressemble fort à plus d’un des ménages qu’elle abrite, riches et gênés, qui ont toujours de l’argent pour les dépenses superflues et qui toujours en manquent pour les nécessaires. — L’école, n’est-ce pas le nécessaire ?

Les écoles de cette ville sont affreuses ; on n’y voit pas, on n’y respire pas ; les enfants s’y étiolent, les maîtres s’y tuent : les braves maitres qui dans ces conditions font pourtant de leur mieux ! Il y a deux ans que jc demande à la municipalité d’autres écoles et je n’obtiens rien ; d’autres sans doute avaient demandé avant moi. L’indignation finit par déborder. Quoi ! vous faites profession de démocratie et vous supportez de telles écoles ! Quoi ! vous vous dites les amis, les serviteurs du peuple ct vous traitez ainsi les enfants du peuple ! Pourquoi ne crierait-on pas bien haut Je nom de cette ville ? On affiche à la porte de la mairie le nom du père de famille qui envoie irrégulièrement son fils ou sa fille à l’école ? Pourquoi ne publierait-on pas chaque année, à titre infamant, la liste des municipalités qui refusent aux enfants de toute une ville l’école saine à laquelle ils ont droit, une école où ils puissent vivre en même temps que s’instruire ?

À l’école normale de N. il est de constante pratique que l’élève-maître, prenant sa semaine de service à l’école annexe, soit chargé d’observer particulièrement un enfant désigné de cette école : la semaine finie, il rédige ses observations et les remet au directeur qui les apprécie ct les annote. Voilà qui est, ce me semble, excellent. Après l’étude de la nature humaine telle que l’a poursuivie et présentée le cours de psychologie, l’étude d’une nature humaine ; après le général, le particulier ; après l’abstrait, le concret, — où nombre d’esprits se meuvent infiniment plus à l’aise que dans l’abstrait. Ajoutez Je bénéfice de l’effort personnel que doit faire en cette circonstance l’élève-maître ; il faut qu’il prenne la peine de regarder, d’observer et d’avoir une opinion qui vienne de lui et soit bien à lui ; or l’effort personnel dans nos écoles normales, même à l’heure présente, après tout ce qu’on a tenté pour le développer, est chose encore rare.

J’ai cu sous les yeux quelques-uns de ces essais de psychologie appliquée ; ils m’ont vivement intéressé. Sans doute ils témoignent encore de beaucoup d’inexpérience et de gaucherie ; les traits de la figure sont souvent confus, mal distribués, mais ils y sont ; on sent que cela a été vraiment vu, pris sur le vif. Dans les meilleures de ces études revient une sorte de plan : d’abord la manière d’être extérieure, ce qui frappe les yeux, tenue, propreté, politesse ; puis les aptitudes intellectuelles ; « celui-ci a ou n’a pas de mémoire ; celui-là aime ou n’aime pas le dessin, etc. » ; enfin les inclinations morales. Ce qui manque, c’est le lien entre ces différentes parties — car il y a d’ordinaire un lien ; — le trait dominant du caractère, ce qui en constitue l’unité, ce qui en est le fond et l’explication, le grand ressort moteur, qualité ou défaut ; mais cela est si difficile à démêler, même pour les plus habiles ! J’ai dit qualité ou défaut : de l’un à l’autre il y a souvent bien peu de distance ; il s’en faut de si peu que le défaut ne devienne qualité ou que la qualité ne devienne défaut !

Ce qui manque aussi, ce qui manque surtout, c’est la conclusion. Je lis bien : « Celui-ci est apathique, il faut l’intéresser ; celui-là est léger, toujours en l’air, il faudrait le fixer. » Mais comment ? on ne le dit pas avec précision et netteté. C’est ici que le directeur devrait intervenir avec son expérience, aider l’élève-maître, le mettre sur la voie, lui faire trouver les moyens. À un exercice pratique il doit y avoir une conclusion pratique. Ce n’est pas assez au médecin d’avoir tâté le pouls du malade et de l’avoir ausculté ; il faut qu’il lui prescrive un remède, qu’il le guérisse ou du moins essaie de le guérir. De même pour nous, gens d’éducation : nous n’étudions pas la nature humaine pour le seul plaisir de la pénétrer et de la connaître ; nous l’étudions pour savoir comment la rendre meilleure.

Peut-être les deux critiques que j’ai faites se tiennent-elles. Qui aurait discerné le grand ressort moteur dont je parlais, ce trait essentiel et dominant du caractère, saurait du même coup où mettre le doigt pour accélérer ou ralentir le mouvement, pour le régler.

Ô l’attachante étude que celle de l’homme ! On peut bien dire que c’est entre toutes l’étude maîtresse, à coup sûr celle qui sert le plus à l’homme.

J’ai entendu dire à un maître en ces matières que la psychologie de l’enfant n’était pas faite — Pourquoi ? Est-ce que l’enfant est plus difficile à pénétrer que l’homme ? Si j’en croyais mes souvenirs personnels, je dirais non. Enfant, j’ai vécu entre une mère et une sœur pour qui je n’ai rien pu avoir de caché ; elles lisaient en moi comme en un livre grand ouvert ; en vain j’aurais voulu me dérober à elles : elles auraient vite éventé mes petites ruses, mes détours ; quand leurs yeux s’attachaient à mes yeux (oh, ce clair regard, après tant d’années écoulées, je le vois, je le sens encore), vaincu à l’avance, je me livrais. Du reste, elles me connaissaient mieux que je ne me connaissais : que de fois elles m’ont forcé à remonter le cours de mes délibérations intérieures, à retrouver, sous les prétextes dont je prétendais payer les autres ct moi-même, le motif vrai de ma conduite, celui qui l’avait décidée ! Ce n’est peut-être là qu’un cas particulier : affinité de nature qui en des relations si étroites se comprend sans peine, puissance de l’attention concentrée sur un objet unique, et combien aimé ? affection doublant l’acuité d’intelligences déjà pénétrantes, une sorte de flair tenant plus de l’instinct que de la réflexion ; peut-être aussi à distance mon imagination grossit-elle cette redoutable force de perspicacité. Quoi qu’il en soit, il faut faire réflexion que ce n’est point sur l’observation des autres (quelque habile qu’on y soit, on peut s’y tromper), mais sur l’observation directe de soi-même que les psychologues fondent la psychologie ; sans conscience, point de science psychologique. Or, il n’est guère dans l’habitude de l’enfant de s’examiner ; il se répand au dehors plutôt qu’il ne se replie en lui-même ; il agit, mais ne cherche pas à se rendre compte de ses facultés ; il sent, mais il n’analyse pas ses sentiments. Homme, je ne puis d’ailleurs retrouver, ressaisir l’enfant que j’ai été que par le souvenir ; le souvenir, quand il remonte si loin, est nécessairement confus ; s’il était net, je men délierais, c’est que l’imagination s’en serait mêlée, l’aurait travaillé, remanié. S’il ne peut y avoir une psychologie de l’enfant au même sens qu’il y a une psychologie de l’homme, au moins peut-il v avoir une certaine science de l’enfant ; car l’homme peut atteindre l’enfant comme tout ce qui n’est pas lui-même, en l’observant. Si, comme on J’assure, cette science n’est pas faite, il importe de la faire ; on Ja fera avec des observations multipliées, à la façon de celles qu’on essaie à l’école normale de N. ; c’est une raison de plus pour encourager ces observations.

Fi des formules apprises et des phrases toutes faites ! — Mais, me répondrez-vous, on veut que nous sachions beaucoup ; or, beaucoup savoir, n’est-ce pas avoir beaucoup lu, beaucoup retenu, emprunter beaucoup à droite et à gauche ? On n’exige pas sans doute que nous inventions tout ce qui nous est demandé ? — Non, certes ; mais allez moins vite, ne prétendez pas préparer en six mois, en un an, au milieu des occupations souvent multiples que vous imposent vos fonctions, un difficile examen comme celui du professorat des écoles normales ou de l’inspection ; lisez doucement et relisez ; laissez votre science descendre en vous, vous pénétrer comme fait la pluie dans la terre, la pluie qui vraiment fertilise. Intervenez dans ce que vous apprenez ; ne vous contentez pas de noter, de recueillir en passant la pensée d’autrui ; pensez-y et, s’il est possible, repensez-la ; soumettez à votre propre jugement Îles jugements des plus autorisés ; repassez seul par les chemins où vous avez passé une première fois conduit. Toutes ces notions acquises, après avoir séjourné un certain temps en vous, le travail de la réflexion personnelle aidant, prendront quelque chose de vous, se feront vôtres ou à peu près. Et cela se sentira bien vite, quand vous devrez vous en servir, à la manière dont vous en disposerez, dont vous les présenterez, à un ton, à un tour plus vif, à une image imprévue, familière, mais ingénieuse, empruntée au milieu où vous vivez, à un détail, à un rien ; mais ce détail, ce rien, est précisément ce qui vous gagnera, vous attachera ceux qui vous lisent ou vous entendent, qui donnera à votre enseignement ce je ne sais quoi qui fait qu’il est écouté, qu’il agrée, qu’il reste dans les esprits.

J’entre dans un cours complémentaire. On étudie les figures ; l’élève interrogé donne la définition de l’ironie ; je demande un exemple. « Quinaut est un Virgile », m’est-il répondu. Qu’est-ce que Virgile ? On me dit sottise sur sottise. Qu’est-ce que Quinaut ? On ne me dit rien du tout.

Les figures, les qualités du style, c’est le fond de la littérature d’un grand nombre de nos cours complémentaires et de nos écoles primaires supérieures. Les pauvres enfants, s’ils se croyaient le droit d’avoir un avis ou s’ils osaient l’émettre, diraient : « La littérature, ce n’est guère amusant ». Laissez donc là ces catégories savantes, figures de grammaire, figures de pensée, figures de mots, toutes ces définitions et toutes ces distinctions, cette rhétorique et cette scholastisque. Les traités où vous puisez cette science me font penser à ces herbiers où l’on trouve les plantes doctement rangées et étiquetées, avec de grands noms grecs et latins, mais desséchées, flétries, aplaties, tordues, fauchées, mortes. Que je les aime bien mieux là où elles sont nées, où elles croissent, dans le milieu qui leur convient et qui les explique, sur le revers humide du fossé ou sur le sommet pierreux de la colline, avec leur attitude propre, avec l’éclat et les belles couleurs de la vie ! C’est ainsi que nous les font voir nos maîtres, aussi souvent qu’ils peuvent. Or en littérature cela se peut toujours. Ouvrez où vous voudrez un bon écrivain, un de ceux qui pensent fortement et sentent vivement, et vous trouverez autant de figures qu’il vous en faudra, vous les trouverez à leur place, dans la suite et le mouvement du morceau. tirant de ce qui précède et de ce qui suit leur sens et leur valeur. non pas froides et décolorées, mais toutes chaudes et toutes vivantes.

Ne raisonnez pas tant sur le style ; ne dissertez pas tant sur ses qualités ou générales ou particulières ; prenez une page bien écrite, — de telles pages ne manquent pas, Dieu merci, dans notre langue, — faites-la lire, faites-la comprendre, faites-la apprendre : que, bien sue et bien récitée, elle reste dans la mémoire de l’élève comme une belle image de laquelle il rapprochera dans la suite ce qu’il lira et entendra, ce que lui-même écrira. Ainsi se forme le goût : et sur quoi en effet repose le goût, si ce n’est sur la comparaison avec un type bien choisi ?

Ne définissez pas : montrez ; point d’abstraction, mais le concret. Or ici le concret, c’est toute cette admirable littérature française, ample et riche s’il en fut, ou, si vous aimez mieux, pour ne pas vous perdre, un recueil convenablement fait de morceaux choisis, comme il yen a déjà plusieurs.

Voulez-vous tenter un cours d’histoire littéraire ? Que ce soit encore avec les textes et par les textes. Qu’au nom cité de chacun des grands écrivains (il ne peut guère être question que de ceux--là dans nos écoles primaires même supérieures) soit et demeure attaché quelque chose de lui, de son œuvre, un passage significatif, caractéristique ; que le souvenir de ce passage protège et porte le nom ; qu’il le précise et le distingue. L’histoire littéraire cessera alors d’être une simple nomenclature confiée à la seule mémoire ; les autres facultés seront appelées à s’y intéresser, à en tirer profit.

Si cette méthode est la seule qui convienne, qu’on juge par là de la place qu’il faut accorder dans nos cours d’histoire littéraire aux écrivains des origines de la langue, à ceux dont les élèves ne peuvent lire le texte, avec qui ils ne sauraient entrer directement en communication. Savoir comment la langue s’est faite, par quelles étapes elle a passé, est sans doute une étude intéressante, mais qui ne s’accorde guère avec le temps dont ils disposent et le tour qui doit être donné à leur instruction. Savoir ce qu’est la langue d’aujourd’hui, celle dont ils ont besoin de se servir, voilà ce qui leur importe avant tout ; ils l’apprendront avec ceux qui s’en sont le mieux servis ; c’est avec ceux-là qu’avant tout il faut les faire vivre.

En somme, il n’y a d’études littéraires dignes qu’on s’y arrête et vraiment bonnes à l’esprit que celles qui mettent l’élève en contact avec les œuvres mêmes.

Un excellent exercice consiste, un morceau de poésie étant lu, à demander à un élève le vers qui l’a le plus frappé, à poser la même question à un second, à un troisième élève, etc. Le maître se tait, réserve son opinion. Et toute la classe de chercher, toutes les intelligences d’entrer en travail. — Excellent exercice, ai-je dit, mais à la condition d’être bien conduit. Il ne faut pas laisser les élèves s’égarer à force de chercher et de s’ingénier. Si le premier ou le second est tombé juste, il suffit de demander aux suivants : Êtes-vous de l’avis du premier ou de l’avis du second ? — Il ne faudrait pas non plus se montrer exclusif ; il peut, il doit se faire que le morceau renferme plusieurs vers dignes d’être relevés. La diversité des opinions a même son intérêt pour le maître ; elle le renseigne sur le tour d’esprit des uns et des autres ; celui-ci préfère la pensée exprimée avec netteté, précision, voire avec quelque sécheresse. Celui-là va droit à l’image, même un peu vague et flottante, pourvu qu’elle chatoie. — N’exigez pas d’abord de vos élèves, surtout s’ils sont jeunes, qu’ils vous donnent les raisons de leur préférence : raisonner de ces choses n’est point si facile ; c’est déjà beaucoup que d’avoir par la pratique formé leur tact, assuré et aiguisé leur discernement. Je ne serais pas mécontent d’un élève qui dans la fable du Héron dirait sentir, même sans pouvoir m’en rendre compte, un certain attrait pour ce vers :

L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours.

Un autre exercice consisterait à faire chercher, une page de prose ayant été lue, la phrase qui en exprime sous la forme Ja plus simple et la plus précise l’idée principale : il s’agit de la démêler parmi les autres phrases qui lui font cortège, l’annoncent et la préparent, ou la prouvent et la développent. Je n’hésite pas à dire que cet exercice est plus difficile que le précédent : dans le premier vous vous adressez à une certaine sensibilité, ou, si vous le voulez, à un certain sentiment qui existe même chez l’enfant d’assez bonne heure à l’état d’instinct, de flair ; il s’agit de mettre en jeu ce sentiment, de le guider et de le fortifier ; mais le second exige des qualités plus fortes, dénotant une condition intellectuelle plus avancée, l’habitude de suivre un raisonnement, de s’y reconnaître ; il exige tout au moins le commencement de ces qualités : mais comme il les développerait ! comme il serait profitable à ceux qui seraient déjà assez forts pour s’y essayer sous une bonne direction !

Je reviens à un vers déjà cité :

L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours.

Il a été pour moi l’occasion de deux observations que je voudrais rappeler ici.

Un maître, expliquant un jour devant moi à ses élèves la fable du Héron, arrivait à ce vers : « Remarquez, mes amis, le mot onde ; nous ne l’emploierions pas, nous dirions l’eau ; le poète a dit l’onde ; c’est l’expression poétique. » Et il passait.

Un jeune enfant (ce n’était pas l’élève du maître dont je viens de parler) avait étudié le matin cette même fable du Héron ; il se promenait l’après-midi dans un de ces jardins où l’art des hommes, s’inspirant de la nature, a fait couler des filets d’eau claire sur un fond de sable ; s’arrêtant devant l’un d’eux, l’enfant s’écriait avec une sorte d’emphase qui amenait le sourire aux lèvres :

L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours.

Lequel des deux commentaires préférez-vous ? Lequel annonçait l’intelligence la plus pénétrante, le sentiment le plus vif du vers de La Fontaine ?

Le premier des commentateurs avait fait une remarque assurément fort juste, mais il s’était arrêté aux mots, à la forme, à l’enveloppe matérielle ; le second, il me semble, avait passé plus avant ; pour que ce vers revint ainsi à sa mémoire jusque dans sa promenade, jusque dans ses jeux, il fallait qu’il en eût été frappé, qu’il eût ressenti quelque chose de son charme, de son harmonie, de cette puissance d’éveiller avec quelques mots très simples une image, tout un tableau, et tous les sentiments, les sensations mêmes qui s’y rattachent, ici par exemple sensations confuses, mais délicieuses, de fraîcheur, de bien-être et de repos dans un riant paysage, par un beau temps, sur le bord d’une eau courante et pure : or cette puissance, c’est le privilège, c’est le secret du poète, c’est proprement la poésie.

Il y a des maîtres à qui leurs fonctions suffisent ; ils croient n’avoir pas trop de tout leur temps et de toute leur intelligence pour les bien remplir ; ils s’y enferment et y vivent comme ils en vivent. Il y en a d’autres qui semblent y être à l’étroit, ils en sortent, ils s’en échappent par tous les côtés : on les trouve mêlés à je ne sais combien de choses et prêts à se mêler à bien d’autres encore. Nulle sphère d’action ne leur paraît trop vaste ; je me demande seulement comment se trouvent de tant d’occupations et de préoccupations les fonctions elles-mêmes, et si l’accessoire ne nuit pas parfois au principal, à l’essentiel, à ce qui est (il ne faut pas l’oublier) de devoir strict.

À M…, l’instituteur, quand il n’est pas content d’un élève, le retranche du nombre de ceux qu’il emmènera se promener avec lui le jeudi suivant : c’est la plus grave des punitions usitées dans l’école ; or remarquez que l’élève reste libre de se promener où et comme il lui plaira.

À G…, il y a une heure d’étude avant ou après la classe suivant la saison ; rien n’est plus sensible aux élèves que de leur interdire l’entrée de cette étude.

Vous souriez et vous vous dites que beaucoup d’élèves que vous connaissez s’arrangeraient assez bien d’une punition qui leur retrancherait une heure de travail ou même une heure de présence à l’école. D’où vient la différence ? Cherchez.

Punir, c’est infliger une douleur dont le souvenir persiste comme un avertissement de ne plus tomber dans la même faule. La nature de cette douleur dépend de la nature de l’être à qui elle s’adresse : elle sera nécessairement physique pour être matériel, pour celui qui ne vit et qui ne sent que par le corps ; mais dans cet ordre même, combien de degrés, depuis le coup de fouet qui fait hurler le chien ou qui ensanglante le dos de l’esclave jusqu’à la privation de la friandise dont a été au moins menacé le plus gâté des enfants ! Pour celui dont on a su cultiver et affiner la nature morale, la punition peut être purement morale.

Si je me rappelle bien les jours de mon enfance, ce qui ma toujours le plus puni dans une punition, c’est l’idée que j’étais puni.

À V…, on a entendu un enfant durement traité par son père pour une cause futile s’écrier : « Ah, si le maître le savait ! » et le père, dit-on, arrêta son bras levé. Ainsi la pensée de l’enfant dans sa détresse se tournait tout de suite vers son maître ; il en appelait à lui, comme à la justice même, et ce nom invoqué faisait réfléchir le père et le désarmait ! Quel plus bel hommage rendu à un homme ! Quel plus grand exemple d’autorité morale ! Quand je rencontre dans le plus humble village un tel maître, je m’incline avec respect devant lui.

Je sortais d’une école dont le maître m’était dès longtemps connu comme digne de toute estime. Je n’étais pas content. J’avais trouvé depuis ma dernière visite, qui ne remontait pas bien loin, livres nouveaux, adjoints nouveaux, le tableau de l’emploi du temps remanié ou plutôt bouleversé, les programmes distendus, les élèves surmenés, le maître agité, nerveux. Je disais à ce maître :

« Je crains que vous n’ayez voulu trop bien faire. Il y a déjà longtemps qu’on a dit que le mieux était l’ennemi du bien. Cet adjoint avait, je le sais, des défauts ; vous l’avez changé. Ce livre ne répondait pas à tout ce que vous attendiez de lui ; vous l’avez remplacé. Mais cet adjoint, à côté de ses défauts, avait des qualités ; les avez-vous retrouvées en son successeur ? Ce livre, vous le connaissiez ; vous l’aviez longtemps pratiqué ; vous saviez vous en servir ; il vous faut étudier celui que vous avez introduit à sa place ; je vous ai vu encore hésitant, tâtonnant ; après expérience, répondra-t-il à votre attente ? Ne serez-vous pas amené à reconnaître qu’il eût mieux valu pour vous, pour le bien de l’école, essayer, comme vous l’aviez commencé, à tirer parti et du livre et du maître que vous aviez d’abord ? Je ne prétends pas qu’il ne faille jamais rien changer ni personne ; mais je voudrais vous mettre en garde contre cette idée que le moyen d’améliorer est de changer. Cette idée est si séduisante, elle est d’application si facile ! On a si vite dit : Changeons ! On l’a si tôt fait ! Et on arrive à ces perpétuels changements qui ne permettent à rien d’aboutir, qui nous font vivre dans l’éternel espoir du mieux et ne laissent pas le bien, même ordinaire et vulgaire, se réaliser. « Je voudrais qu’on distinguât entre deux sentiments, voisins sans doute, divers pourtant et surtout d’effets très opposés ; je les appellerai, à défaut de noms plus précis, l’amour du bien et l’amour du mieux. L’amour du bien est sage, raisonnable, réfléchi ; il voit les imperfections, il est désireux de les corriger, il s’y applique. Il ne prétend pas toutefois supprimer ces imperfections, toutes et d’un seul coup. Il sait que rien en ce monde ne se fait qu’avec le temps, peu à peu ; que, fût-on pressé, on n’avance que pas à pas, en mettant l’un devant l’autre tour à tour un pied ; que même, si la route est longue, il y faut des étapes ; qu’on ne vient à bout des difficultés qu’en les prenant une à une ; que le progrès est le résultat d’efforts successifs et continus. Il ne brusque rien, ne violente rien ; il tient compte des résistances que lui oppose le présent, le passé même qu’on ne peut empêcher d’avoir existé ; il se fie un peu à l’avenir pour continuer ce qu’il a commencé et, si possible, l’achever. L’amour du mieux est impatient, nerveux, impuissant à se modérer, à se contenir ; il a devant les yeux l’idéal ; tout ce qui en diffère le choque, l’arrête. Cet idéal, il veut l’atteindre et au plus tôt ; il n’admet ni les retards, ni les lenteurs, inséparables pourtant des choses humaines. C’est ainsi qu’il est entraîné à changer et à changer encore ; car le premier changement ne lui a pas donné la perfection qu’il rêve ; et il renverse ce qu’il vient d’édifier ; il trouble, voulant ordonner ; il inquiète les meilleures volontés qui se sentent incapables de le suivre ; il les décourage ; demandant trop, il n’obtient plus assez… Vous avez jusqu’à ce jour pris pour guide le premier de ces sentiments, l’amour du bien : ce dont je vous louais ; il me semble que vous dérivez maintenant vers le second : ce dont je m’effraie et ce qui me fait jeter le cri d’alarme. »

Et comme je voyais l’excellent homme ému de ces paroles, j’ajoutais : « La faute n’en est pas toute à vous. Ne vous ai-je pas excité, poussé ? La faute n’en est peut-être pas non plus à moi tout seul. Nous sommes d’une génération pressée. En particulier dans ce champ de l’instruction primaire, on avait avant nous si doucement cheminé que nous avons senti le désir, pour rattraper le temps perdu, de prendre le trot, voire le galop. »

Je m’en allais, réfléchissant et me demandant si je n’avais pas dans mes critiques dépassé le but. « Cet amour du mieux dont je viens de médire, n’est-il pas après tout nécessaire à l’amour du bien pour l’activer et le stimuler ? Bien plus, sans amour du mieux y aurait-il vraiment amour du bien ?… Mais pourquoi nos grands psychologues, nos moralistes ne nous indiquent-ils pas la dose précise d’amour du mieux qu’il faut infuser à l’amour du bien pour que celui-ci atteigne, sans le dépasser, le plus haut degré d’énergie utile et bienfaisante, qu’il ait l’ardeur et non la fièvre ? — Je m’imagine que la dose ne devrait pas être très forte. »

Il y a des professions que l’on embrasse par cette seule et simple raison qu’on y gagne de l’argent ; il y en a que l’on choisit pour des motifs plus complexes et plus délicats, parce qu’elles donnent place dans un corps estimé et qu’on espère avoir part à la considération dont il jouit, parce qu’elles promettent des occupations intéressantes en soi et où l’esprit joue son rôle, parce que la valeur personnelle de l’homme y compte davantage, parce qu’enfin elles relèvent celui qui les embrasse aux yeux du monde et à ses propres yeux. La profession d’instituteur me paraît être de ces dernières.

C’était aujourd’hui cours d’histoire littérature en troisième année à l’école normale de X… J’ai assisté à la leçon ; elle traitait de Beaumarchais. En sortant, je cause — un peu à bâtons rompus, comme l’on cause — avec le maître, un maître encore jeune.

« Vous nous avez fait, Monsieur, une bien bonne biographie de Beaumarchais : sans doute, la matière prêtait ; mais vous avez su en tirer parti. Vos élèves vous ont écouté avec plaisir et moi avec eux… Mais pourquoi cette biographie a-t-elle été toute votre leçon ou à peu près ? Vous avez nommé le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro : c’est vrai. Vous avez à propos de l’une et de l’autre de ces pièces conté des anecdotes intéressantes ; je le reconnais encore : mais des pièces elles-mêmes, vous avez dit peu de chose ; du talent de l’auteur, de son genre particulier de talent, rien… La faute, me répondez-vous, en est à cette biographie si riche en détails ; elle vous a pris trop de temps, si bien qu’ensuite il ne vous en est plus resté assez. Affaire d’entraînement, selon vous ! Alors, à l’avenir, défiez-vous de vous-même. Resserrez plutôt la partie biographique et anecdotique ; vous le pouvez sans grands inconvénients ; cela se trouve un peu partout. Réservez-vous pour la partie importante, capitale, la seule qui mérite de s’appeler vraiment littéraire, celle qui a pour objet de faire connaître et comprendre l’œuvre, et par l’œuvre l’auteur : tâche délicate ! Elle exige votre action directe. Il s’agit d’ouvrir de jeunes esprits, de les conduire ! N’est-ce pas proprement votre office ? La parole y vaut mieux que le livre ; le livre dit et passe ; la parole insiste quand il est nécessaire, suit le mouvement des intelligences, s’adapte, se proportionne ; elle s’insinue, se fait écouter, provoque l’un, puis l’autre, met en train, excite…

» Mais voyons, — entre nous, — cet entraînement dont vous parlez est-il bien l’explication vraie de ce manque de proportion entre les différentes parties de votre leçon ? Ne serait-ce pas en réalité que vous étiez plus prêt sur la biographie que sur le reste, qu’il est plus facile d’exposer des faits que des idées, surtout des idées qu’on emprunte. Un fait est toujours un fait, il a par lui-même une précision suffisante. Mais il est si malaisé de reproduire une idée dans sa juste mesure sans s’arrêter en deçà, sans pousser au delà ; aussi le plus souvent, pour ne pas la fausser, on passe vite, or n’appuie pas ; on est rapide et on est vague ; rien d’accusé, de marqué ; c’est flou, comme on dit d’un dessin… Vous connaissiez, n’est-ce pas ? Les pièces que vous avez citées ; vous les aviez lues… oui, mais il y a déjà un certain temps… Eh bien ! à l’occasion de votre leçon, il fallait les relire. Relire est si bon ! Après une année, on est tout étonné de voir comme l’on comprend mieux ; il semble qu’il se soit fait un travail intérieur et inconscient de réflexion ; l’esprit s’est étendu, ouvert ; une lecture récente nous a mis sur la voie d’idées nouvelles : que sais-je encore ?… Le temps, dites-vous, vous a manqué. Ce n’est pourtant pas bien long de lire deux pièces de théâtre ! Et quelle bonne soirée vous eussiez passée ! Et surtout comme votre leçon y eût gagné ! Comme on parle mieux de ce qu’on a présent à l’esprit ! Comme l’expression est plus vive quand l’impression est plus fraîche ! Si vous ne pouviez tout relire, il fallait du moins relire une partie, quelques passages, les principaux ; cela eût suffi pour raviver Vos Souvenirs.

» Croyez-moi, une biographie n’est que la préface d’une étude littéraire. Que vous me disiez que Beaumarchais a été horloger, musicien, homme de cour, financier, manufacturier, éditeur, armateur, fournisseur, agent secret ; soit. Mais il a été aussi écrivain, et c’est comme écrivain qu’il nous occupe ; parlez-nous donc de l’écrivain, surtout de l’écrivain ; aidez-nous à nous faire de lui une idée quelque peu nette. y a dans un écrivain deux choses étroitement liées, je le sais, et s’entraînant l’une l’autre, qui peuvent pourtant être considérées successivement et à part, le fond et la forme, les idées et la manière de les exprimer. Celui-là, parmi la foule de ceux qui ont écrit, mérite d’être cité qui a exprimé des idées qui lui sont propres dans une forme qui lui est propre. Ne vous flattez pas de connaître un écrivain, de pouvoir le faire connaître à autrui, tant que vous n’aurez pas trouvé ce quelque chose de personnel et dans les idées et dans le style qui l’a mis hors de pair, qui le distingue… Trouver ce quelque chose de personnel ne vous paraît pas facile, j’en conviens. Essayons pourtant.

» Beaumarchais est un auteur comique ; mais avant lui dans votre cours d’histoire littéraire vous avez rencontré un auteur comique qui vous a certainement arrêté, que vous avez étudié avec soin, que vous connaissez bien, Molière : rapprochez Beaumarchais de Molière. Vous voilà forcé de sortir des généralités, amené à considérer votre auteur par un côté particulier ; tout de suite vos vues tendent à se préciser, grand avantage ! Molière, pris de bonne heure de la passion du théâtre, s’est donné tout entier au théâtre ; il en a vécu, on pourrait dire qu’il en est mort. Beaumarchais a fait du théâtre, pour prendre une expression d’aujourd’hui, comme il a fait bien d’autres choses ; il n’a écrit que deux pièces qui comptent, celles que vous avez nommées ; ce n’est pas moi qui vous reprocherai d’avoir passé sous silence Tarare, un opéra, la Mère coupable, un drame : enfin Beaumarchais n’a été auteur dramatique qu’à l’occasion, par besoin de mouvement et de bruit ; ce ne fut qu’un incident de plus dans cette vie féconde en incidents. Molière a embrassé dans son œuvre tout son temps, la cour. la ville, la province même ; que de figures et combien variées ! Un personnage, le même, a fait la fortune des deux comédies de Beaumarchais, Figaro. Et qu’est-ce que ce Figaro ? un valet. Il y, a aussi des valets chez Molière, des valets rusés, retors, et bien amusants, Scapin par exemple. Toutefois, en y regardant d’un peu près, vous devrez reconnaître que Figaro ne saurait être confondu avec Scapin. Figaro tient de son temps, la fin du xviiie siècle ; il tient de Beaumarchais lui-même. Vous touchez là à cette part d’idées personnelles, originales, que nous réclamions tout à l’heure de l’écrivain.

» Serrons plus encore, si nous le pouvons, ce rapprochement ; or, nous le pouvons, en sortant plus encore des généralités, en allant à ce qui est, à ce qui a corps et donne prise, aux textes, et, pour plus de facilité, à une partie de texte nettement délimitée sur laquelle nous concentrerons notre attention. Prenons d’abord une page de Molière, choisissons-la, si vous le voulez, dans une de ses pièces tristes, l’Avare ; car vous savez que de nos jours on a découvert de la tristesse chez Molière ; et n’y a-t-il pas toujours en effet de la tristesse dans les choses humaines ? tout dépend du côté par où on les considère. Harpagon cherche avec son intendant Valère et maître Jacques, son cuisinier, le menu du dîner qu’il veut offrir à celle qu’il aime. Comme nous nous amusons à le voir se débattre, cet Harpagon, entre les deux passions contradictoires qui le tiennent et se le disputent, l’amour et l’avarice, entre le désir de faire sa cour à Marianne et le regret, la peur de la dépense ! Soit qu’il se renfrogne en entendant maître Jacques demander de l’argent… de l’argent, toujours de l’argent, soit qu’il se déride aux belles maximes de son intendant, _ à celle-là surtout qu’il voudrait faire graver, lui, l’avare, en lettres d’or dans sa salle à manger, comme nous rions ! Et de quel bon rire, franc, large, épanoui, sain, qui repose et renouvelle, qui fait du bien ! Prenez maintenant une page de Beaumarchais, celle, sans plus chercher, qui se rencontrera dans votre recueil de morceaux choisis : Marcou, les Prosateurs, page 414 ; acte 1, scène II de la pièce ; Figaro et Almaviva se retrouvent… Vous riez aussi ; est-ce du même rire ? Certes, Figaro a des mots bien plaisants : mais comme ils sont mordants, agressifs ! Un ministre lui a retiré l’emploi qui le faisait vivre ; il n’a point réclamé, il s’est tenu coi, « persuadé, dit-il, qu’un grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal. > Plus loin, à celui qu’il a servi, il jette cette réplique : « Aux vertus qu’on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets ? » Chez ce rieur il y a du fiel ; quoi d’étonnant à ce que son rire laisse après lui un goût d’amertume ! « Joyeuse colère », dit de lui Almaviva ; la joie est à la surface ; au fond est la colère et toute sorte de sentiments inquiétants. Figaro ne peut pardonner au grand seigneur d’avoir eu seulement la peine de naître, de tenir tout tandis qu’il n’a rien ; au moment où il s’incline le plus bas devant lui, il doit se sentir des envies de lui sauter à la gorge et de lui dire : « Donne-moi ta place ; je la mérite mieux que toi ; à mon tour de jouir. » Et en attendant, il se console avec son esprit, s’en fait un jeu et une arme, mêlant à ses flatteries force insolences auxquelles le grand seigneur, bon enfant et imprévoyant, applaudit parce qu’elles lui semblent drôles, qu’elles l’amusent, et parce qu’il n’en soupçonne pas le danger, croyant à la durée de ce qui dure déjà depuis si longtemps. Décidément, cette scène me fait trop penser pour m’être un repos, elle me préoccupe, elle me trouble. Molière est moins compliqué, il s’amuse des fais et des sots, il fustige les fourbes et les hypocrites ; il s’en prend moins encore aux hommes qu’à leurs travers ; dans l’avare, il raille l’avarice. « Vilain défaut, semble-t-il nous dire, défaut qui nous livre à la publique risée ; défiez-vous-en. » Le seul de ses grands personnages qui critique le train général des choses et attaque la société, prête tout le premier à la critique : il a des emportements, des accès de mauvaise humeur qui font rire de lui.

» Poursuivons, et dans ces deux mêmes pages cherchons à démêler la forme particulière du comique de l’un, puis de l’autre écrivain. Cette forme, chez Molière, n’a rien qui sente l’effort ; elle est simple, aisée, naturelle : chaque personnage parle comme il doit parler, selon son caractère. Maître Jacques est un brave homme qui n’entend pas malice aux choses et les dit comme il les voit : il fera faire bonne chère si on lui donne bien de l’argent ; de cette franchise toute droite, qui est son caractère, naît ici le rire. Valère est un rusé qui veut se faire bien venir d’Harpagon, il se garderait de le contredire, il est toujours de son avis, il en est, si l’on peut dire, plus que lui-même ; il prend ses sentiments et les exagère. Quand il s’écrie « : Voilà une belle merveille de faire bonne chère avec bien de l’argent… pour agir en habile homme, il faut parler de faire bonne chère avec peu d’argent », il est dans son rôle, nous y entrons avec lui et nous rions. Il y a une phrase d’Harpagon qui au théâtre ne manque guère son effet ; toujours à la recherche de son menu, effrayé des propositions de maître Jacques, il se décide à risquer quelques indications. « Il faudra de ces choses dont on ne mange guère et qui rassasient d’abord ; quelque bon haricot bien gras, avec quelque pâté en pot bien garni de marrons. » Certes la forme n’est pas ici indifférente ; on en a la bouche empâtée et pleine comme des mets eux-mêmes : que dis-je ? elle donne à l’avance la sensation de l’estomac rempli, gonflé, qui ne désire plus rien, ne pouvant plus rien recevoir. Mais est-ce de la forme seule que naît le comique ? est-ce de telle ou telle partie de la phrase, de tel ou tel mot en particulier ? C’est plutôt de l’idée elle-même, des choses, de la situation, du personnage. Harpagon parle conformément à son caractère ; il est avare et parle en avare ; par là il fait rire. Tel est le comique de Molière, aussi varié de formes qu’il y à de caractères, inhérent à ces caractères mêmes ; jaillissant non par saccades et d’une manière intermittente, mais à flots larges et continus, comme d’une source toujours ouverte. Étudiez d’autre part les phrases qui chez Beaumarchais amènent le rire ; elles sont toutes à peu près de même forme, courtes, serrées, ramassées sur elles-mêmes ; elles partent tout à coup, elles étonnent ; c’est comme un ressort qui se débande, comme un trait ; tel est en effet le nom qu’on a donné à ces sortes de phrases. Il n’y a pas de traits chez Molière ; il y en a chez Beaumarchais ; depuis lors nous en avons singulièrement usé. Le trait suppose un certain effort ; il est préparé, aiguisé, ; son premier mérite est l’imprévu ; à ce mérite on sacrifie parfois la justesse de l’idée. Almaviva dit à Figaro : « Je ne te reconnaissais pas, moi ; te voilà si gros et si gras. » Et Figaro répond : « Que voulez-vous, Monseigneur ? c’est la misère… » La misère engraisse-t-elle donc ? a-t-elle la réputation d’engraisser ? Non, et de toutes les réponses qui pouvaient être faites, c’est la dernière à laquelle nous nous attendions ? d’où surprise ; d’où rire. Mais en réfléchissant, l’esprit est-il satisfait ? Non. C’est un mot et rien de plus, une certaine flamme qui brille et qui passe, un pétillement. Nous aimons beaucoup aujourd’hui les mots ; nos auteurs pour nous plaire font des mots ; ils n’attendent pas qu’ils naissent ; ils les cherchent.

» Avant de finir, pour nous bien rendre compte de la forme de Beaumarchais, — de la forme qui a tant d’importance en littérature comme dans tous les arts ; c’est par la forme que nous Saisissons l’idée immatérielle en soi, — arrêtons-nous à considérer avec quelques détails une de ses phrases, celle-ci par exemple : « Voyant à Madrid que la république des lettres était celle des loups, toujours armés les uns contre les autres, et que, livrés au mépris où ce risible acharnement les conduit, tous les insectes, les moustiques, les cousins, les critiques, les maringouins, les envieux, les feuillistes, les libraires, les censeurs et tout ce qui s’attache à la peau des malheureux gens de lettres achevait de déchiqueter et de sucer le peu de substance qui leur restait ; fatigué d’écrire, dégoûté des autres, abîmé de dettes et léger d’argent… » Je n’ai pas besoin d’achever. Phrase longue et bien singulière, n’est-ce pas ? portant en elle, rapprochés et mêlés, les sentiments et les tons les plus divers, faite de contrastes et de disparates. Elle exprime à la fois la bonne humeur et la colère ; un goût passionné d’indépendance, l’orgueil l’’emplissent, |l’’animent toutau long, et soudain Figaro la termine par un salut jusqu’à terre, une offre de services très empressés et très humbles au grand seigneur qui déjà fut son maître. Le sérieux et le comique, le noble et le bouffon s’y coudoient ; à côté d’expressions telles que celles-ci : « Aidant au bon temps, supportant le mauvais, riant de ma misère », ou encore : « Partout supérieur aux événements », on y rencontre cette autre expression : « Faisant la barbe à tout le monde ». Sa construction même trahit ce manque d’unité ; elle commence lourde, chargée de mots, embarrassée ; puis les parties s’en distribuent, le dessin s’en dégage, les oppositions se marquent ; une fois lancée et en train, elle va, elle court d’un vif et rapide mouvement qui s’accélère jusqu’à ce qu’il se brise et s’abatte en quelque sorte aux pieds d’Almaviva. Que, malgré tout, il y ait là une certaine éloquence, je n’en disconviens pas, non point l’éloquence comme on l’avait longtemps comprise, correcte de ton, irréprochable de forme, châtiée, soutenue, noble, mais une éloquence nouvelle, ayant un moindre souci du bon goût et de la mesure, curieuse avant tout du succès, de l’effet, ne ménageant pas les oppositions, les prodiguant plutôt, bigarrée, voyante, choquante parfois, indifférente jamais, animée, passionnée et passionnante, pleine de mouvement et d’action, de verve et de vie, telle que la pratiqueront, s’adressant non plus à un petit nombre d’esprits, mais au grand nombre, à la foule, le pamphlet et le journal…

» En somme, Molière est d’un temps qui n’est plus ; c’est un ancien, un classique que protège et sauve son génie. Beaumarchais est d’un temps voisin du nôtre, qui déjà est le nôtre ; il en est un des premiers par la date ; c’est pour nous un aîné ; à ce titre, il nous intéressera longtemps encore.

» Que si cette étude ne satisfaisait pas sur tous les points votre esprit, les textes vous sont ouverts comme à moi, consultez-les, voyez et réfléchissez ; ce sera encore le gain le plus sûr que vous aurez remporté de cet entretien.

» Que si elle vous paraissait trop développée pour prendre place dans votre leçon, restreignez-la ou même supprimez-la ; elle ne vous aurait pourtant pas été inutile ; ce serait déjà beaucoup qu’elle vous eût aidé à réfléchir, à vous faire une idée nette et précise du sujet que vous aviez à traiter, de Beaumarchais écrivain. »

Je suis parti de bon matin, j’ai fait une assez longue route à travers un pays maigre, sans caractère, aux ondulations monotones. Comme j’arrivais au sommet d’une de ces ondulations, déjà résigné à redescendre pour remonter, voici tout à coup devant moi, immense et radieuse, la mer. Rien n’arrête plus le regard ; il s’élance libre et joyeux dans l’espace largement ouvert, et avec lui la pensée ; c’est le même sentiment, mais plus vif et plus fort, que j’’éprouve en passant des rues de la ville à la campagne, une sorte de délivrance, d’allégement, d’allégresse. Je suis descendu jusqu’à la plage : qu’elle est belle, ce matin, la mer calme et comme au repos ! D’un mouvement lent et régulier elle s’élève et s’abaisse ainsi que fait la poitrine d’une personne endormie ; à peine, de temps en temps, un pli plus creusé, une vague plus haute et qui déferle avec plus de rudesse rappelle, à qui serait tenté de l’oublier, la force du monstre. Je m’arrêterais longtemps à ce spectacle si le devoir ne m’appelait. Du reste l’école est là toute proche — vraie école de marin qui s’ouvre sur la mer.

Entrons… Qu’il fait sombre ici ! Et tout de suite je pense à ces pauvres enfants qui comme moi ont passé, il y a quelques instants, de la pleine et belle lumière du dehors à ces ténèbres intérieures. Dans quelle disposition d’esprit et d’humeur ont-ils pris place sur ces bancs ? Vous qui nous faites un reproche de vouloir l’école claire et gaie, n’avez-vous jamais souffert d’un de ces contrastes ? N’est-ce pas assez de l’immobilité enfermée à laquelle nous condamnons ces enfants habitués aux longues courses, aux libres ébats par la plaine ou sur la grève ? IL faut, me direz-vous, leur apprendre de bonne heure le devoir, qui dans la vie n’est pas toujours facile ni riant. Au moins pourriez-vous, à eux qui s’y essaient, en rendre l’apprentissage moins dur, moins maussade.

On a fait ici, je le sais, comme on a pu. Jusqu’en ces derniers temps le hameau n’avait point d’école : celle-ci à été ouverte dans la première maison disponible ; or dans un groupe si restreint les maisons disponibles sont rares ; et, à dire vrai, y a-t-il même un choix ? De l’une à l’autre y a-t-il des différences bien sensibles ? À cette maison telle quelle, les élèves n’ont pas manqué. C’est une erreur de croire les populations de ce pays hostiles où même indifférentes à l’instruction ; une école ouverte en Bretagne, j’ai pu le constater, est une école bientôt pleine. La maison où nous sommes avait deux pièces ; la première s’est remplie, puis la seconde : il est vrai qu’on a été long à s’aviser de réunir l’une à l’autre pour rendre le rôle de la maîtresse moins pénible : il a fallu que l’inspecteur primaire passât. La trace de la cloison récemment démolie se voit en blanc sur les murs noirs ; car les murs sont noirs, et d’une noirceur à laquelle bien des années ont contribué, ajoutant chacune sa couche aux autres couches ; les blanchir n’eût pas été une affaire : on n’y a point encore songé.

Mes yeux se sont accoutumés maintenant à la pauvre lumière du lieu. Ils sont là une quarantaine d’enfants, garçons et filles, qui font plaisir à voir, solides, bien portants, aux joues remplies et fermes, hâlées et vermillonnées, au regard franc, belle population saine physiquement et moralement. Leur maîtresse est jeune, de même race et de même sang qu’eux, au même teint et de même santé, une sorte de sœur aînée, la fille du gardien du phare construit sur un rocher à quelque distance. Je regarde les cahiers, les livres ; j’interroge par ci par là ou plutôt je cause. Je tâche de me rendre compte. D’abord une grande fille de treize ans, l’espoir de sa maîtresse qui la prépare pour le certificat d’études : elle deviendra, si Dieu l’assiste au jour de l’examen, l’orgueil de l’école, la gloire du hameau : dans son cahier, beaucoup de dictées, les dernières sur les règles de même et de quelque. Avec elle, faisant les mêmes devoirs, travaillent plusieurs garçons, sans grand succès et peut-être sans grand goût ; ils paraissent à l’avance résignés à ne jamais rien entendre aux mystères de quelque en un ou deux mots, de même variable ou invariable : en tout six ou sept élèves, la tête de l’école. À l’autre extrémité douze ou quinze tout jeunes enfants, assis sur des bancs, sans table devant eux, à la place où était l’âtre, sous le large manteau de la cheminée, qui, apprenant à lire, prennent encore une bonne part du temps de la maîtresse. Le reste, le plus grand nombre, est surtout occupé à écrire, les uns s’essayant, les autres, dont la main est plus sûre, copiant. La copie est dans tout ce pays fort en honneur. J’admire avec quelle docilité, quel bon vouloir, quel zèle même les enfants s’y livrent. J’en aperçois un d’ici que ma présence ne dérange pas : que peut-il copier ainsi ?… Le Schisme des dix tribus. Du reste, ceci ou cela, peu lui importe ! Il ne comprend rien à ce qu’il écrit ; il copie, non mot par mot, mais lettre par lettre. Voyez plutôt, — car il a déjà repris sa tâche. Pendant que sa main droite travaille à tracer une lettre, un doigt de sa main gauche reste fortement appuyé sur le livre pour marquer l’endroit où il en est et qu’il aurait, sans cette précaution, beaucoup de peine à retrouver ; la main droite ayant achevé la lettre, la tête se tourne du cahier vers le livre pour chercher une lettre nouvelle, objet d’un nouveau labeur ; le doigt de la main gauche se soulève et se déplace, la tête revient du livre vers le cahier, et ainsi de suite. Ô la nature laborieuse, patiente et résignée ! C’est ainsi que ce même enfant, devenu grand, tracera le sillon, cultivera son maigre champ par le vent, la pluie et la froidure, sans se plaindre, sans se rebuter, mais aussi sans se demander si le résultat répondra bien à sa peine, s’il n’y aurait pas manière de faire mieux et d’obtenir plus.

D’histoire, il n’est question que pour les six ou sept premiers élèves ; encore ce qu’ils en ont gardé est-il peu de chose. De géographie, seulement des noms. On m’assurait pourtant que les enfants de ce pays, surtout ceux du bord de la mer, prennent volontiers intérêt à la géographie. De bonne heure ils ont la notion, le sens du lointain. Le lointain, c’est ce qui est par delà cet horizon déjà si reculé où s’enfoncent et se perdent les navires qui partent, d’où sortent, grossissant et se rapprochant, les navires qui viennent : de ce lointain qu’ils voient chaque jour s’entr’ouvrir et se fermer, ils ont de bonne heure le goût et le désir ; ils en rêvent ; la mer en est le grand chemin, la mer les attire ; ainsi ils deviennent marins, voyageurs, aventureux. Parlez-leur de ces régions lointaines, de leurs aspects divers, de ce qu’on y voit, de ce qu’on y trouve, et ils vous écouteront, et l’œil s’allumera ; ils auront bientôt oublié les quatre murs enfumés qui les enferment ; ils vous suivront. Avec un récit géographique, que ne ferait-on pas de ces enfants ? Une leçon de géographie pourrait être la récompense de l’attention prêtée à d’autres leçons qui leur agréent moins.

Ces réflexions et d’autres de même nature surprenaient fort (je le voyais bien) notre jeune maîtresse ; ce n’est pas ainsi qu’elle concevait l’école. Pour elle (et cet idéal remontait aux jours mêmes de son enfance), l’école était un lieu très grave où il ne s’agissait ni de s’amuser ni de prendre plaisir, où l’on faisait des choses très sérieuses (et il n’est pas sûr que, même à son âge, les idées de sérieux et d’ennuyeux ne fussent pas voisines), où l’on apprenait laborieusement à lire, écrire, compter, où l’on avait des devoirs, des leçons, où l’on copiait surtout. Ce qu’on lui avait fait faire, elle le faisait faire à son tour, honnête, ponctuelle, consciencieuse. Comme on l’avait arrêtée longtemps aux règles du participe passé, elle y arrêtait les autres. Pourquoi, se détachant des exemples reçus, ne s’abandonnait-elle pas à ce qu’il devait y avoir de maternel en sa droite nature ? L’instinct lui eût appris l’art de laisser venir à soi les petits enfants, de ne point les effaroucher, de leur présenter d’abord ce qu’ils peuvent comprendre, de les attirer, de les intéresser.

En l’abordant, je lui avais demandé si ses élèves étaient bien sages : au ton embarrassé dont elle m’avait répondu, j’avais compris que l’école, comme sa voisine, la mer, avait ses jours de houle ; et je me l’expliquai maintenant. Ces enfants, si patients qu’ils fussent, souffraient parfois inconsciemment du peu d’attrait de leur tâche : l’esprit n’étant pas occupé, le corps reprenait ses droits, il s’agitait. Même le petit que j’avais vu si attaché à sa copie devait parfois sentir le besoin de dégourdir sa main droite, voire sa gauche.

Sorti de l’école, je disais à mon compagnon ce que j’en pensais, plus librement, plus vivement, n’ayant plus la crainte de contrister une si honnête personne. « Après avoir vu votre école, lui disais-je, j’excuse, je comprends ceux de ses élèves qui la désertent parfois pour la belle grève où nous marchons ; je suis tout près de passer de leur parti ; un peu plus, je deviendrais leur complice. » Et je m’élevais surtout contre cet exercice de la copie, que je traitais sans ménagement d’abêtissant. Mon compagnon me répondait : « Reconnaissez qu’il n’est pas facile à un seul maître de s’occuper de tant d’élèves si différents d’âge et de force. Desquels s’occupera-t-il d’abord ? Des plus grands, parce qu’ils comprennent plus facilement et plus vite et parce qu’il peut y avoir parmi eux des aspirants au certificat d’études. Et ensuite ? Des plus petits, parce qu’ils ont besoin d’apprendre à lire, ce qui est la première et la plus indispensable des sciences, et qu’ils ne peuvent apprendre seuls. Reconnaissez que, lorsque le maître s’est occupé de ceux-ci et de ceux-là, il lui reste bien peu de temps pour s’occuper des autres. Or il y a précisément un moyen pour que les autres s'occupent eux-mêmes, l’écriture, la copie ; on est tout heureux de l’avoir, ce moyen ; on s’en sert. Autre raison : l’enfant arrive plus vite à écrire qu’à lire. »

Et comme je regardais mon interlocuteur d’un air étonné, ayant vu tout le contraire près de moi, il reprenait :

« Je ne parle pas de l’enfant de la ville, mais de celui de la campagne que je pratique beaucoup, à l’esprit plus lent, moins sollicité à s’ouvrir. Écrire est un art tout matériel, art d’imitation quelque peu grossière, qui relève principalement de certaines disposition physiques ; les plus intelligents n’y réussissent pas toujours le mieux : ce qui a donné à l’écriture un mauvais renom dont on s’est trop armé contre elle quand on a été jusqu’au dédain. Lire est un art, si je puis dire, tout intellectuel. Cela est vrai dès le début : n’y a-t-il pas déjà un grand effort d’intelligence à retenir la valeur souvent variable de ces caractères et combinaisons de caractères et à la convertir à chaque fois selon qu’il convient dans le son correspondant ? Cela est encore plus vrai, à mesure qu’on s’éloigne davantage du début : car que de degrés dans cet art ! Que de manières de l’entendre et de le pratiquer, depuis le lecteur qui a besoin de lire des lèvres, de se procurer à lui-même le son pour comprendre, jusqu’à celui à qui il suffit de courir sur la ligne, de toucher seulement de l’œil le mot, d’en cueillir en quelque sorte au vol l’apparence vague et confuse pour évoquer l’idée, la faire saillir en son cerveau ! La différence est grande même chez des personnes d’une culture sensiblement égalé. Pour vous en convaincre, observez pendant un certain temps deux de ces personnes lisant : vous verrez combien l’une tournera les pages plus fréquemment que l’autre ; et celle qui lit le plus vite n’est pas toujours celle qui a gardé de sa lecture l’impression la moins nette et la moins vive. L’enfant de nos écoles parvient assez promptement, moins d’une année en général, à ce qu’on appelle la lecture matérielle et qui suppose déjà, je l’ai dit, un grand effort intellectuel. Il connaît les lettres, leurs divers et si nombreux groupements, la valeur attribuée à chacun d’eux ; il sait traduire pour l’oreille ce que ses yeux ont perçu, passer de l’image au son ; mais cela seul lui prend encore trop d’attention ; il ne lui en reste plus pour la dernière opération, passer du son à l’idée ; il lit et ne comprend pas ce qu’il lit. Ou, si chaque mot lu lui livre une idée, il met trop d’intervalle entre eux pour relier l’idée du premier mot à l’idée du second, et l’idée du second à l’idée du troisième : impuissant à rétablir dans son esprit leur enchaînement logique, il ne suit pas le sens. Cette période d’embrouillement dure longtemps chez les enfants de nos écoles ; ils n’en pourraient sortir (quelques-uns n’en sortent jamais) qu’en s’exerçant beaucoup ; or ils ne sauraient s’exercer seuls, ils ont trop besoin d’être redressés, et le maître, nous l’avons vu, a déjà beaucoup à faire avec ses plus grands et ses plus petits. L’écriture est plus accommodante ; elle n’exige pas tant d’ouverture d’esprit ni une si longue initiation ; elle arrive vite à être non parfaite, mais suffisante ; elle se trouve donc à point pour remplir cette période : d’où ces nombreux exercices de copie qui pourraient, croyez-le bien, n’être pas inutiles à condition…

— Oui, interrompis-je, à condition d’être bien conduits. Vous avez, n’est-ce pas ? des conférences pédagogiques sur un sujet indiqué à l’avance. Au lieu d’indiquer pour la conférence prochaine un de ces grands sujets généraux qui permettent de beaucoup dire, sans rien dire de précis, qui surtout permettent de répéter ce que les autres ont déjà dit sans l’approfondir, que ne demandez-vous à vos maîtres de vous exposer ce qu’ils pensent de l’exercice de la copie, la part qu’ils lui font dans leurs écoles, les formes diverses sous lesquelles ils emploient, leur recommandant bien de ne pas craindre d’entrer dans le détail ? Je m’étonnerais fort que ces travaux fussent pour vous sans intérêt et sans profit ; ils vous ouvriraient plus d’un jour ; vous apprendriez à y connaître la valeur pédagogique de votre personnel ; tel d’entre eux vous renseignerait mieux sur la marche d’une de vos écoles qu’une longue inspection. Mais surtout il me semblerait bien impossible que, des réponses d’hommes pratiques sur une question toute de pratique, il ne se dégageât pas certaines idées, fruits de l’expérience et du sens commun, certains procédés qui, discutés et au besoin amendés, serviraient de conclusions nettes et fermes à la conférence et dont vous surveilleriez avec soin dans vos tournées l’application. »

Ainsi devisant, j’oubliais presque la mer dont nous suivions le bord, la mer qui, toujours d’un même mouvement lent et régulier, s’élevait et s’abaissait et qui au loin, sous le soleil déjà plus haut et plus chaud, resplendissait.

Me voici dans une école de filles d’une grande ville. On me conduit tout de suite à la première classe : soit. Installation matérielle et mobilier convenables ; trente élèves de onze à treize et quatorze ans, à la mine pâlotte, proprement vêtues et simplement ; un bout de ruban passé dans les cheveux sous prétexte de les retenir est la seule concession faite à ce goût de parure qui à l’école distingue très nettement la fille du garçon ; aucune de ces recherches d’ajustement trop souvent chères à la population des villes, à cette partie même de la population qui n’est pas la plus aisée ; rien de ce luxe à bon marché si déplaisant quand il est fané et qui se fane si vite. On sent ici l’heureuse influence morale, les conseils écoutés d’une directrice sage et ferme.

La maîtresse de la classe où nous sommes peut être à la rigueur encore dite jeune ; elle est vive, alerte, point embarrassée. Sans se faire prier, elle prend la parole et m’annonce une révision d’histoire de France qui portera sur les quatre grands ministres Sully, Richelieu, Mazarin et Colbert. Le sujet me parait bien un peu vaste ; mais il pique ma curiosité. Lestement les élèves ont fait disparaître livres et cahiers ; et droites, immobiles, les mains derrière le dos, les yeux sur la maîtresse, elles se tiennent prêtes à l’écouter. Celle-ci commence ; la voix est claire, bien timbrée, agréable ; la parole, d’une remarquable facilité, sans arrêt ni hésitation. Pourquoi donc cette parole ne laisse-t-elle pas après elle dans l’esprit une impression satisfaisante de netteté ? À tout moment je me surprends me posant à moi-même un point d’interrogation ; ainsi dans cette phrase à propos de l’administration financière de Sully : « Les millions qui lui manquaient encore, il les demanda à l’agriculture et à l’industrie. » Comment ? J’aurais aimé — d’autres sans doute avec moi — à connaître le procédé. Plus loin, parlant de ce projet qu’expose en effet Sully dans ses Mémoires, sorte de rêve de diplomate vieilli, inoccupé, en dehors de l’action et de la réalité, je note cette autre phrase : — « Pour assurer la paix de l’Europe, Henri IV se proposait de la partager en six royautés héréditaires, cinq électives… etc. » Mais en quoi un tel partage eût-il assuré la paix de l’Europe ? Vos élèves, à qui vous ne le dites pas, le devineront-elles ? Il fallait ou ne pas toucher à cette idée, ou, y touchant, pousser plus loin, ne pas dire à moitié, exposer de manière à faire comprendre.

La maîtresse en ayant fini avec Sully, première partie de sa leçon, s’est arrêtée ; elle interroge. Elle va, j’y compte, reprendre ce qu’elle a jeté un peu vite, le remanier et tâcher de l’amener au degré nécessaire de clarté ; elle le peut en se ménageant par ses questions mêmes l’occasion d’intervenir ici ou là. Point. C’est maintenant l’élève qui parle seule. Ce qui lui a été dit, elle le redit fidèlement, avec une sûreté de mémoire tout à fait merveilleuse si elle l’a entendu pour la première fois. Fait-elle quelques omissions ? Elle est avertie, remise d’un mot sur la voie et elle continue. On dirait une leçon récitée. Pas un éclaircissement ajouté ; pas une explication demandée, si-ce n’est la différence d’une royauté héréditaire et d’une royauté élective, encore n’est-ce là qu’une explication en quelque sorte incidente, qui ne touche à rien d’essentiel et de fondamental.

Ce n’est pas ainsi que pour ma part j’entendrais et pratiquerais une révision. Je ferais surtout parler les élèves, je chercherais à reconnaître ce qu’ils ont retenu et compris de mon enseignement afin d’en conclure comment je devrais le diriger à l’avenir. J’interviendrais seulement pour les forcer à être toujours précis, pour rectifier en deux mots ce qui n’aurait pu être rectifié par aucun, ajouter parfois un détail intéressant et caractéristique, plus souvent pour écarter les faits secondaires et dégager le fait principal, ou encore pour marquer avec plus de force le lien logique, l’enchaînement des événements embrassés avec un peu plus d’ensemble. Je sais qu’il y a une manière de revoir l’histoire, celle-là faisant la part plus large au maître ; c’est de reprendre l’exposé des faits en les groupant autrement ; le premier enseignement est ainsi rompu et diversifié ; la révision même prend un certain air de nouveauté ; l’esprit d’ailleurs s’habitue à ne point s’arrêter à un premier et unique aspect des choses, à les considérer par plusieurs côtés, à en faire en quelque sorte le tour. C’est ce qu’on vient, je suppose, d’essayer devant nous ; y réussir eût exigé une science plus sûre d’elle-même et plus nourrie, plus d’habitude de la réflexion et, si je ne me trompe, un effort de préparation plus sérieux.

La maîtresse a repris la parole ; elle traite de Richelieu. À la seconde audition, comme il arrive d’ordinaire, Îles défauts s’accusent davantage. Cette leçon me fait penser à une de ces épreuves telles qu’on donne un tirage trop rapide ou trop multiplié ; image sans relief ni netteté, décolorée, brouillée, confuse : il y a là-dessous un premier dessin qui n’était peut-être pas sans vigueur, mais aujourd’hui altéré et effacé. Oui, cette maîtresse a étudié, a su un jour, autrefois, l’histoire ; mais elle a cru que c’était fait pour la vie ; elle s’est contentée de se répéter. Sa mémoire a laissé tomber un premier détail, puis un second, puis une part plus importante de l’idée, puis une autre et une autre ; il y a maintenant des trous énormes dans son exposition ; cela ne se tient plus, ne se suit plus. Elle s’entend elle-même, je le veux ; elle ne se fait plus entendre. Dites-le lui ; elle s’étonnera. Ce travail de détérioration s’est opéré graduellement, lentement ; elle ne s’en est pas aperçue qui de nous peut répondre qu’il s’aperçoit des changements que l’âge ou la maladie apporte à ses traits ? Ajoutez qu’elle a gardé une facilité de parole qui a pu lui faire illusion, la tromper sur elle-même ; elle serait tentée de dire : Je parle, donc je pense. Comme si l’abondance des mots exprimait toujours l’abondance des idées ; comme si l’on ne voyait pas au contraire la facilité de la parole, chez certaines personnes pour qui elle est un don d’ordre presque physique, croître à mesure qu’elle est moins gênée en quelque sorte par la pensée, moins contenue par le souci de la suivre et de la rendre en la serrant de plus près.

Qu’on ne croie pas que j’étudie ici un cas rare, celui d’un esprit qui, au lieu de gagner avec le temps, perd et déchoit, n’en ayant pas conscience. Tel est le sort qui attend tous ceux qui s’imaginent pouvoir enseigner en vivant sur un premier fonds sans le renouveler ou le rafraîchir par l’étude et la réflexion. Le métier a, je le sais, son danger, sa régularité même, qui, si l’on n’y prend garde, assoupit et engourdit. On arrive à enseigner avec les lèvres, l’esprit sommeillant. Debout, maîtres et maîtresses ! tenez-vous éveillés ; lisez, travaillez pour vous-mêmes, ajoutez à vos connaissances, intéressez-vous à votre tâche ; efforcez-vous de faire toujours mieux ; entretenez votre intelligence comme le soldat entretient son arme, point rouillée, prête à l’action, nette et claire, affilée et tranchante.

Cependant la leçon continue ; elle dure déjà depuis plus d’une demi-heure ; de Richelieu on a passé à Mazarin ; reste encore Colbert, et les élèves sont toujours immobiles, les mains derrière le dos : excellente attitude sans doute, non moins favorable à la discipline qu’à l’hygiène. Elle empêche les mains inoccupées d’errer, de s’en prendre au livre, à la table, ou à la voisine ; elle force à tendre la poitrine : mais l’attitude la meilleure, quand elle est aussi prolongée, ne devient-elle pas fatigante, pénible, douloureuse ?

Il semble qu’il en soit ainsi un peu pour tout dans cette classe : on a les meilleures intentions, on s’attache à tout ce qui est prescrit ou recommandé ; on est prêt à dire à l’inspecteur qui entre : « Voyez comme tout se passe bien ici ! » Mais on se paie trop de bonnes intentions et d’apparences. On ne craint pas d’essayer une leçon sous sa forme la plus difficile ; mais ce n’est qu’un cadre et on ne le remplit pas ; car il aurait fallu que du rapprochement de ces grands noms il sortit quelque chose, un rapprochement de l’œuvre, du caractère des uns et des autres, des résultats poursuivis et atteints, des moyens employés. On veut tout au moins faire de l’enseignement oral ; et ce sont bien en effet les apparences de cette manière d’enseigner, point de livres, une maîtresse qui parle, des élèves qui écoutent ; mais en réalité on a simplement substitué au texte imprimé un texte, si je puis dire, parlé ; or texte pour texte, s’il doit être retenu mot pour mot, appris par cœur, Je suis tenté de regretter le texte imprimé ; il y a des chances pour que celui-là soit moins flottant et moins vague, plus précis et plus serré, moins en mots, plus en choses.

Que conclure ? Qu’une méthode vaut surtout par la manière dont elle est appliquée. J’irai plus loin : qu’il n’y a rien de si détestable qu’une méthode intelligente appliquée sans intelligence ; elle n’a même plus les avantages de la routine.