Œuvres sociales des femmes
Revue des Deux Mondes5e période, tome 42 (p. 403-424).
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ŒUVRES SOCIALES DES FEMMES

IV.[1]

À côté de ces œuvres, dont nous avons, dans les articles précédens, exposé l’organisation et le fonctionnement et qui ont pour but de protéger la jeune fille ou l’enfant, et par là de défendre la famille, en la conservant intacte ou en la reconstituant, il en est d’autres qui s’appliquent, non plus précisément aux jeunes membres de la famille, mais à tous ses membres sans distinction. Parmi ces œuvres, il convient de citer particulièrement l’œuvre des Jardins ouvriers, l’œuvre du Travail au foyer, la Presse pour tous et la Mutualité féminine.

On a longuement parlé, et l’on parle encore longuement, des jardins ouvriers qu’un jésuite, le Révérend Père Volpette, a fondés en plein Forez, dans la Région noire, à Saint-Etienne. Le Père Volpette, qui professait au collège Saint-Michel, avait une clientèle nombreuse de pauvres gens. Il donnait beaucoup ; ses élèves, ses amis, ses relations lui confiaient des sommes importantes, et chaque année, il distribuait plusieurs milliers de francs. Cependant il constatait, avec effroi, non pas seulement l’insuffisance de ces secours, mais leur absolue inutilité : ceux qu’il avait secourus continuaient à demander, sans qu’il se produisit dans leur sort la moindre amélioration. Or, les terrains ne manquent pas à Saint-Etienne : ce sont des champs appartenant aux compagnies minières, qui les avaient achetés afin de n’être pas, en cas d’éboulement, forcés à payer des indemnités aux propriétaires, mais ne les cultivaient pas ; ou ce sont des champs cultivés que l’on pouvait facilement louer. Le Père Volpette se proposa d’en louer quelques-uns, ou de se les faire prêter [gratuitement, puis de les partager en lots et de les répartir entre les familles les plus nécessiteuses, à qui l’on remettrait en même temps les outils, les semences et l’engrais nécessaires pour le défrichement, l’amendement et l’ensemencement. Ainsi il multiplierait par 4 ou 5, peut-être par 6 ou par 8, le secours minime dont il disposait auparavant pour chaque famille ; et il obligerait le vrai pauvre qui ne veut qu’être aidé, en écartant le mendiant qui ne veut que tendre la main. Ce vrai pauvre utiliserait les momens que lui laisserait son travail, posséderait un jardin à soi, irait là le dimanche, au lieu d’aller au cabaret, et soignerait ses légumes. Le Père Volpette commença en 1894 à réaliser son projet. Aujourd’hui, 600 familles de 6 personnes en moyenne possèdent 600 jardins, où elles récoltent tous les légumes dont elles ont besoin. Les ouvriers d’eux-mêmes avaient construit dans leurs jardins des tonnelles. Après les tonnelles, ils souhaitèrent des maisonnettes. Et voici comment on procéda pour les contenter. Quand un ouvrier désire une maison, il adresse une demande au bureau du Directeur. Cette demande agréée, il explique à l’architecte ce qu’il désire ; l’architecte établit son plan, qui doit être approuvé et par l’ouvrier, et par l’Association, et l’on bâtit. Tout ce que l’ouvrier peut faire lui-même, il le fera, et l’on porte à son compte, sur le cahier très complet de chaque maison, la valeur de son travail, qu’on lui remboursera si, pour une raison ou pour une autre, il ne peut garder son immeuble. La maison terminée, il y entre, moyennant une annuité qui lui permet d’en devenir propriétaire au bout de dix, vingt, ou vingt-cinq ans, et qui varie suivant la valeur de la maison et la longueur de ce délai. Cette annuité équivaut à peu près au prix de la location, augmenté de l’impôt locatif et de l’impôt des portes et fenêtres. Un ouvrier paie environ 300 francs, pendant vingt-cinq ans, pour un jardin et une maison de 10 000 francs, bâtie dans ce jardin. Mais ses sous-locataires lui donnent au moins H00 francs. Un autre donne 400 francs pendant vingt-cinq ans pour un immeuble de 7 500 francs, maison et jardin, et il retire de ses sous-locataires 240 francs. Un troisième, 160 francs pour un immeuble de 4 500 francs, et il reçoit de ses sous-locataires la somme de 90 francs.

Dans cette annuité rentre une prime d’assurance prise sur la tête de l’ouvrier au bénéfice de l’Association. Le montant de cette assurance est le montant même de la somme déboursée par l’Association pour l’achat du terrain et la construction de la maison de l’ouvrier sur ce terrain.

Il y avait, à Saint-Etienne, un ouvrier, père de six enfans en bas âge, socialiste, presque anarchiste, et qui défendait à sa femme d’aller à l’église.

Depuis six mois, il était sans travail et le pain manquait à la maison. Le Père Volpette lui offrit un champ ; l’ouvrier accepta, mais à la condition qu’il ne serait pas contraint d’assister à la messe. « Vous n’irez pas à la messe, » lui répondit le Père, qui lui bâtit une maison dans son jardin.

L’ouvrier n’en revenait pas, mais il ne désarmait pas non plus, car il craignait de découvrir dans ce bienfait un piège. Peu à peu, cependant, ses préventions tombèrent. Il se mit à aimer le Père d’une vive affection, un peu égoïste, sans doute, mais rude et franche comme sa personne.

Un jour qu’il était en veine de confidences, il lui dit

— Pourquoi donc m’avez-vous choisi ? Vous saviez bien qui j’étais !

— Oui, je le savais, on m’avait même dit que vous étiez pire que vous n’êtes en réalité.

— Que vous avait-on dit ?

— On m’avait dit que vous étiez anarchiste, bien plus, le chef des anarchistes de Saint-Etienne.

— Oh ! ça, non… Et pourtant… l’anarchie, ça a du bon… Mais enfin, pourquoi m’avez-vous choisi ?

— Vous voulez le savoir ? Je vous ai choisi parce que vous êtes un brave homme, que vous avez six bons petits enfans et une excellente femme, que vous étiez sans travail depuis six mois et que vous mouriez tous de faim.

Depuis, ses enfans ont été baptisés, et sa femme peut aller à l’église quand elle en a envie, Comme un jour ses compagnons lui demandaient : « Pourquoi vas-tu avec ce curé ? » il répondit : « Ce curé-là est plus socialiste que nous[2]. »

Or cette œuvre que le Père Volpette a pu mener à bien, il n’en aurait pas eu l’idée si, un jour, dans un journal, il n’avait lu l’exposé d’une œuvre entreprise dans l’Est, à Sedan, par une femme. Cette femme, c’était Mme Félicie Hervieu, et cette œuvre n’était pas autre chose qu’une œuvre de jardins ouvriers. L’initiative, ici encore, venait d’une femme : l’œuvre de Mme Hervieu, en effet, est non seulement antérieure à toutes les œuvres analogues françaises, mais encore à toutes les œuvres analogues de l’étranger, et l’on peut assurer qu’elle a été le modèle sur lequel toutes les autres se sont constituées.

J’ai rendu visite, il y a déjà longtemps, — c’était en 1898, si je me souviens bien, — à Mme Hervieu.

Elle habitait alors en plein quartier manufacturier de Sedan, où elle dirigeait avec ses fils une importante fabrique de draps. Je trouvai une femme déjà âgée, de petite taille, dont le visage était à la fois très doux et très volontaire, et qui me fit le meilleur accueil, me racontant elle-même et comment elle avait songé à créer ces jardins, et comment elle les avait créés, et quels résultats elle obtenait. Il n’y avait pas chez elle cet enthousiasme expansif que l’on rencontre si souvent, — et qui s’explique, — chez les fondateurs d’œuvres, mais une simplicité, un naturel, un calme qui touchaient plus vivement. On sentait que l’intelligence, aussi bien que le cœur, lavait guidée.

— Je secourais depuis longtemps, — me dit-elle, — une famille de dix personnes, et cette famille, malgré mes dons, restait toujours aussi misérable. Je leur annonçai un jour qu’au lieu d’aumône je m’engageais à verser à leur nom chaque mois six francs à la Caisse d’épargne, si eux de leur côté versaient régulièrement trois francs. Ils ne consentirent pas tout de suite ; cela leur semblait dur et changeait leurs habitudes ; puis comme je ne voulais rien entendre de leurs objections, ils finirent par m’apporter leurs trois francs, et au bout de l’année ils possédaient cent huit francs. Je leur proposai alors de louer un jardin, de le cultiver, et de manger les légumes qu’il produirait. Nouvelle résistance du côté de mes protégés, nouvel entêtement de ma part, et finalement j’eus raison de leur refus. Le champ fut loué : tout d’abord on le travailla sans entrain, puis avec plaisir, puis avec ardeur, et les légumes, non seulement nourrirent la famille, mais lui procurèrent même, par la vente, un léger bénéfice.

Tel fut le début de l’œuvre, ou plutôt tel fut le petit événement qui détermina la création de l’Œuvre. En 1893, l’Œuvre fut fondée : elle se nommait l’Œuvre de la reconstitution de la famille, et son comité de direction était uniquement composé de femmes. Mme Hervieu y affecta une partie de ses revenus, car, bien qu’elle eût l’approbation des pouvoirs publics, elle ne réunissait pas aisément hors d’elle-même, — au moins dans les premières années, — les ressources nécessaires ; mais elle avait cette foi qui soulève les montagnes.

Tout d’abord ; elle loua aux environs de Sedan deux champs d’une superficie totale de 14 000 mètres carrés. Ces 14 000 mètres carrés furent répartis entre 27 familles, à raison de 354 mètres carrés par ménage de une et deux personnes ; de 430 mètres carrés par ménage de trois ; de 516 par ménage de quatre et six ; de 688 à 860 par ménage de plus de six. Il y eut une première dépense de 531,75, et, bien que l’année eût été mauvaise à cause d’une grande sécheresse, la récolte suffit à entretenir en légumes les vingt-sept familles.

Ce premier résultat encouragea les ouvriers à persévérer ; il y eut d’année suivante vingt-neuf familles nouvelles entre lesquelles furent partagés 16 880 mètres carrés.

En même temps, Mme Hervieu organisait ce qu’elle appelle la Ferme mutuelle : elle donnait 516 mètres carrés à 15 garçons de seize à dix-sept ans choisis parmi les enfans des familles assistées, à la condition que chacun deux versât 1 franc par mois ou 12 francs par an ; ces jeunes garçons devaient cultiver ces jardins, les faire produire, les produits étaient vendus pour eux, et l’argent de cette vente placé à leur nom à la Caisse d’épargne. Un legs permit de louer des terrains pour 18 autres familles : en 1895, il y avait 74 familles assistées qui se partageaient, en comptant les champs de la ferme mutuelle, 44167 mètres carrés ; en 1898, il y en avait 125, et l’on avait placé pour les jeunes gens de la « mutuelle » 465 francs. Et toutes ces familles tiraient de leurs jardins tous les légumes dont elles avaient besoin.

Mme Hervieu ne m’avait pas raconté tout cela, — on le croira sans peine, — avec la sécheresse que je mets à le répéter. Ce n’était pas seulement le résultat matériel qui lui causait de la joie, mais aussi le résultat moral. De ce qu’ils possédaient un jardinet, bien clôturé par des fils de fer, où ils étaient chez eux, ces ouvriers n’avaient plus les mines humbles et les manières gênées des pauvres à qui l’on fait l’aumône. Ils ne tendaient pas la main, ils travaillaient, et de se secourir ainsi eux-mêmes par leur travail ils ressentaient une légitime fierté et un parfait contentement. Mme Hervieu, pour me montrer avec quel zèle ils cultivaient ces jardins, me priait de remarquer que pas un pouce de terrain n’y était perdu. Même, aux heures où ils sortaient de l’atelier, plusieurs d’entre eux ramassaient dans les rues et sur les routes, tout ce qui pouvait leur servir économiquement. Les demandes de terrain affluaient, et l’on ne pouvait, — tant s’en fallait ! — toutes les contenter. In enfant de quatorze ans avait supplié Mme Hervieu de lui accorder quelques mètres carrés ; c’était l’aîné de sept orphelins de père. Elle hésitait, ne voyant pas qui pourrait aider cet enfant. Il répondit qu’il serait aidé par son frère : or son frère avait deux ans de moins que lui. Elle hésitait toujours. « Je vous jure, dit-il, que je travaillerai bien, car je ne veux rien demander à personne. » Elle leur donna 720 mètres carrés : depuis deux ans qu’ils les avaient, on ne pouvait que les féliciter. Mme Hervieu venait alors d’ajouter à son œuvre un rameau nouveau. Dans un champ dit d’expérience, elle étudiait la valeur des différentes variétés de légumes, et tâchait de ramener en faveur d’anciennes cultures, particulièrement la culture des oeillettes avec lesquelles on fabrique de l’huile, et qui était autrefois si répandue et si prospère dans l’Artois.


Voilà une œuvre d’assistance par le travail qui s’étend à tous les membres d’une famille. Ce n’est pas seulement le père, ou la mère, ou les enfans qu’on assiste, c’est à la fois le père, la mère et les enfans. L’Œuvre du travail au foyer, sous un mode différent, s’adresse également à la famille entière.

On se plaint, — et on ne se plaindra jamais assez, — de l’émigration qui, depuis des années nombreuses déjà, entraîne vers les villes paysans et paysannes. L’existence devenue très dure aux champs, avec les impôts qui s’accroissent chaque année, l’inclémence des saisons, l’emploi de plus en plus grand des machines agricoles et la faiblesse des salaires, expliquent cette émigration. Mais pour un qui gagne sa vie à la ville, combien restent sans place et sans ouvrage, et connaissent une misère plus cruelle qu’à la campagne ! L’exode cependant continue. Il faut l’arrêter et, pour y réussir, il faut avant tout retenir la femme au village. On dit avec raison qu’où se trouve la femme se trouve le foyer : l’homme, s’il s’éloigne pour travailler, retournera toujours au village qu’habitera sa femme. Mais pour que la femme demeure au village, il faut qu’elle puisse y subvenir à ses besoins, et aux besoins de ses enfans ; il faut que dans les mois où elle ne va pas aux champs, elle ait un métier qui lui rapporte quelque profit. Or, dans le temps, il existait de petites industries rurales, qui, sans être pénibles ni exclusives, procuraient des bénéfices appréciables. Ces industries, qui ont disparu de nos campagnes, M. Engerand[3] nous révèle que des États étrangers, comme la Russie, la Hongrie, l’Angleterre, les favorisent tout particulièrement. En Russie, par exemple, le gouvernement donne à fabriquer aux paysans d’une région les diverses pièces du harnachement militaire ; en Hongrie, une société d’encouragement pour les travaux manuels des paysannes, que patronne l’archiduchesse Isabelle, leur réserve presque exclusivement la confection des toilettes de gala ; en Angleterre, la duchesse d’Abercorn a décidé le ministère de la Guerre à faire exécuter pour l’armée, annuellement, 14 000 paires de chaussons par les paysannes de Baronscourt ; celles de Garry-Hill font les broderies qu’on utilise pour les grandes toilettes ; celles d’Aghors et de Courtorn-Harbour font les bas et les houseaux pour les chasseurs. Ne pouvait-on, en France, instaurer, ou plutôt restaurer, des industries analogues ?

Or, l’industrie de la dentelle à la main a très longtemps été une des plus florissantes de France. Femmes et enfans, vieilles femmes aussi, pouvaient s’y adonner, sans fatigue, à la maison, en plein air ou dans les chambres ; c’était un travail qu’on laissait quand un autre plus urgent vous réclamait, et qu’on reprenait à son gré ; il rapportait enfin un salaire moyen de 2 francs par jour. Sous le second Empire, dans le seul département du Calvados, il y avait 50 000 dentellières représentant une main-d’œuvre de plus de 30 millions. Non seulement les mères enseignaient la dentelle à leurs petites-filles, mais presque toujours près de l’école primaire se dressait une école de dentelles. En dehors de l’école, la dentelle s’exécutait à domicile, ou bien en commun dans ce qu’on appelait les chambres de dentelle, sortes d’ouvroirs, ou bien dans les paillots, des étables tout simplement ; là, assises sur la paille, réchauffées par la chaleur des bestiaux, à la lumière d’une bougie que reflétaient des globes d’eau, les femmes travaillaient, leur métier sur les genoux, tandis qu’une commère racontait une histoire, ou chantait une chanson. Aujourd’hui, on compte avec peine dans le Calvados un millier de dentellières qui gagnent sept à huit sous par jour. Le travail à la machine, la fabrication de la dentelle d’imitation, le nombre considérable surtout d’intermédiaires, fabricans, entrepreneurs en gros, sous-entrepositaires qui descendent du marchand de dentelles à la dentellière en se partageant des bénéfices d’autant plus importans qu’ils réduisent le salaire de l’ouvrière, la suppression des classes de dentelles due à l’enseignement primaire auquel les inspecteurs ne tolèrent pas qu’on juxtapose un enseignement professionnel, tout a concouru à la ruine de cette industrie.

Afin de la relever, M. Engerand fit voter en 1903 une loi qui réorganisait l’enseignement de la dentelle à la main. Avant lui cependant, les femmes, une fois de plus, avaient eu l’initiative de ce relèvement.

Mlle de Marinier, effrayée par le mouvement qui poussait les femmes et les filles de la campagne vers les villes et les grands centres, résolut de les maintenir dans leurs foyers. Une première année, en 1895, elle donna à trois jeunes filles, qui se préparaient à quitter leur village, des bas à tricoter à la machine, que l’on vendit tant bien que mal. L’année suivante, plusieurs jeunes filles se joignirent à celles-là, et l’on fabriqua pour 5 000 francs de tricot. Des femmes vinrent des villages environnans demander de l’ouvrage. L’Œuvre du travail au foyer dans les campagnes de France, — c’était le nom de l’œuvre que venait de créer Mlle de Marinier, — était trop pauvre pour acheter les nouvelles machines nécessaires : elle dut chercher un autre genre de travail.

Mlle de Marinier connaissait la crise que traversait la dentelle à la main. Ici. pas de machine à acheter, mais une occupation qui entraîne une dépense minime et, si l’on peut supprimer dans le prix de revient de la dentelle la part démesurée que prélèvent les intermédiaires, si l’on peut trouver des intermédiaires bénévoles ou des entrepositaires qui acceptent une petite rémunération, un gain raisonnable pour chaque ouvrière. Mlle de Marinier et celles qui la secondaient y parvinrent. Dans certains centres, des femmes groupèrent directement les dentellières : ce furent les Pyrénées, avec Mlle Blanche de Béarn ; le Calvados, avec la comtesse de Piennes ; la Loire-Inférieure, avec la comtesse de la Rochefoucauld et la marquise de Montaigu ; l’Aveyron, avec Mme Cibiel ; la Côte-d’Or, avec la marquise de Saint-Seine ; le Morbihan, avec la baronne de la Gâtinerie ; la Vendée, avec la comtesse R. de Villeneuve ; la Seine-Inférieure, avec la comtesse de Pomereu ; la Meuse, avec la marquise d’Imécourt, qui faisait exécuter dernièrement par ses paysannes tout le trousseau de ; mariage de sa fille : le Finistère, avec la comtesse de Vincelles ; la Nièvre, avec la comtesse de Candolle ; le Loi, avec Mlle Murat ; la Seine-et-Oise, avec Mme P. Lebaudy.

Tout d’abord, comme la dentelle Renaissance était fort à la mode, les paysannes de l’Œuvre fabriquèrent de la dentelle Renaissance : le chiffre des ouvrières monta à cinquante. Suivit la fabrication de l’Irlande française. L’œuvre se suffisait à elle-même, devenait prospère : en 1899, elle avait cent ouvrières qui gagnaient 12 000 francs ; en 1900, deux cents qui gagnaient 29 000 francs ; en 1901, quatre cents qui gagnaient 52 000 francs ; en 1902, mille qui gagnaient 122 000 francs ; en 1903, deux mille qui gagnaient 200 000 francs. La plus grande difficulté naissait de ce que les paysannes ne pouvaient s’habituer à livrer leur dentelle à la date exacte. Elles ne discernaient pas que, par un retard de quelques heures, toute une vente pouvait manquer. Mlle de Marmier les harcela de lettres, de dépêches, puis refusa le travail qu’on livrait en retard, et les envois enfin arrivèrent régulièrement. Aujourd’hui, l’œuvre compte plus de 3 500 femmes ou filles disséminées dans trente-cinq départemens, et qui gagnent chez elles, sans fatigue, journellement, deux francs en moyenne[4]. Les gains annuels sont variables, ils vont de 150 à 200 francs, suivant le nombre d’heures que l’ouvrière a consacrées au travail de la dentelle. Mlle de Marmier ne se contenta pas de ces résultats. Elle avait facilité à toutes ces femmes la vie de chaque jour : elle voulut les protéger contre la vieillesse et la maladie. En 1901, un syndicat avec Société de secours mutuels fut créé. Moyennant une cotisation de 1 franc par mois, un fonds de caisse destiné à payer les frais de maladie fut constitué ; puis, comme le nombre des ouvrières s’accroissait toujours, on transféra les économies de la société de secours mutuels à une caisse d’encouragement à l’épargne, dont les statuts furent annexés aux statuts de la mutualité. Ainsi, chaque année, l’œuvre peut distribuer cinq ou six dots, ou verser de petites sommes sur les livrets de retraite pour la vieillesse, ou payer des médicamens, ou encore assurer 50 centimes de salaire journalier aux ouvrières que la maladie oblige au chômage.

Ce qui rend souvent difficile, dans les débuts, le succès d’œuvres semblables, c’est la défiance instinctive qu’éprouvent pour ceux qui s’occupent d’améliorer leur sort, ouvriers et paysans. Cette défiance est encore augmentée par la propagande que mènent auprès d’eux les politiciens, socialistes et autres, qui favorisent la lutte des classes pour en retirer des avantages personnels. On s’efforce de bien les persuader que tant d’initiatives généreuses s’opposent à leur véritable intérêt et n’ont pas d’autre but que de les rendre plus résignés et plus asservis. Les conférenciers, diseurs de belles paroles, sont nombreux qui répandent ces idées ; mais la propagande conduite par le journal est encore plus dangereuse. Le journal, à notre époque, est une arme terrible ou, comme l’on voudra, admirable : il se glisse partout, pénètre jusque dans la plus petite commune et jusque dans la chaumière la plus humble. Et un seul numéro de journal n’a pas un lecteur, mais deux, cinq, dix, tout un hameau souvent.

Or, cette propagande par les journaux est remarquablement dirigée. Taine rapporte dans sa Correspondance, — sa lettre est datée du 5 février 1872, — qu’étant entré au café, dans une petite ville de province et ayant réclamé les journaux, il ne put avoir que des feuilles radicales ou révolutionnaires. Il s’en étonna ; on lui repartit que le café recevait ces journaux-là gratis et ne pouvait recevoir les autres que par abonnement. Comme le café avait les premiers sans les payer, il se dispensait d’avoir les autres en les payant.

Il y a quelques années, au quartier Latin, des étudians de Sorbonne et des élèves de l’Ecole normale envoyaient en province, à des groupemens, à des sociétés, les journaux qu’ils estimaient bien pensans et qui étaient socialistes et antimilitaristes. Leur organisation était la plus simple du monde. La province ne recevait que les journaux parus la veille à Paris, mais, comme les articles de politique et de doctrine étaient les seuls que ces jeunes gens tenaient à répandre, et que leurs correspondans tenaient à lire, peu importait ce retard. Les passions étaient vives alors en France, et les esprits se mêlaient à la lutte avec une ardeur parfois féroce. Ces jeunes gens mettaient à accomplir leur petite besogne une conviction, et, si je puis dire, une foi, qu’on eût voulu utiliser pour un autre objet.

Taine eût pu en cette année 1899, s’il avait encore vécu, formuler le même conseil qu’en 1872. Pourquoi ne pas imiter l’exemple de ceux qui mondent les cafés de journaux rouges ? Pourquoi ne pas faire porter à l’auberge, au cabaret, où le soir les villageois passent une heure, le journal que nous recevons et que nous avons lu ? Il profiterait ainsi à autrui et, comme souvent tout journal manque à l’auberge, celui-là seul régnerait. Pourquoi ne pas combattre la diffusion des journaux rouges par une diffusion aussi pénétrante des journaux qui défendent ce que nous croyons être la vérité ?

Une idée aussi simple ne devait être réalisée que longtemps après avoir été exprimée. L’Association, nettement sectaire, « Les Journaux pour tous, » existait depuis 1890, et nulle association contraire n’était constituée. Ce fut une femme, et la femme de M. Taine, qui reprit l’idée émise en 1872. En avril 1902, Mme Taine fonda la Presse pour tous. Un Comité central siège à Paris, aujourd’hui, 10, rue d’Anjou. Si l’on verse une somme de cent francs, on est fondateur ; si l’on verse une somme de vingt francs, on est souscripteur ; si l’on verse une somme inférieure à dix francs, on est affilié. Tout d’abord l’œuvre propose à chacun de ses membres d’envoyer son journal, après l’avoir lu, à un destinataire de son choix. Comme il est important de bien choisir ce destinataire, elle fournit des noms et des adresses. Des correspondans, par des enquêtes conduites sur les lieux, renseignent sur l’esprit de chaque région, indiquent quelles sont dans ces régions les personnes les plus influentes, celles dont l’opinion agit sur l’opinion des autres, les individus, comme le coiffeur, le cafetier du village, dont les maisons sont des centres de réunion et chez qui se rassemblent les habitans. Encore faut-il que le journal plaise au lecteur, et corresponde à sa mentalité : c’est là ce que doit apprendre le correspondant, afin que les efforts tentés ne demeurent pas stériles. L’œuvre ensuite paie à des propriétaires ou gérans d’établissemens publics des abonnemens à certains journaux parisiens, régionaux et locaux. Comme elle a pu obtenir presque toujours ces abonne-mens à des conditions particulièrement avantageuses, les abonnés ne reçoivent plus les journaux de seconde main et en retard, mais directement. Aujourd’hui, après cinq années d’existence et un développement méthodique, la Presse pour tous compte plus de 80 000 abonnemens et envoie chaque jour plus de 100 000 journaux. Le comité espère doubler ce chiffre. Si l’on considère que chaque journal envoyé peut atteindre vingt-cinq à trente lecteurs, on saisira l’importance de l’œuvre.

Mme Taine ne voulait pas borner son dévouement à la Presse pour tous : elle caressait un autre projet, et, peu de semaines avant de disparaître, elle priait les femmes et les hommes qui l’avaient aidée dans sa première œuvre de collaborer à une autre œuvre de relèvement moral et intellectuel. Elle était en effet douloureusement impressionnée par la médiocrité littéraire des livres qui sont le plus répandus dans le public, et surtout par leur immoralité. À une époque où tout le monde veut lire, elle pensait avec raison qu’ils sont bien rares ceux qui savent ce qu’il faut lire. Mme Taine suggérait donc de former une société qui, sous le nom de « Société des bibliothèques Taine, » distribuerait aux bibliothèques locales, aux groupemens, aux particuliers des ouvrages d’une véritable valeur littéraire, historique, scientifique, économique et sociale. La mort l’empêcha de réaliser ce dessein ; mais, après sa mort, un comité s’est organisé pour accomplir ce qu’elle avait conçu. Ce comité a pour présidente la comtesse Jean de Castellane ; il comprend 14 hommes, parmi lesquels MM. de Contenson, Georges Goyau, René Pinon, le comte de Vogüé, M. de Witt-Guizot, et une seule femme, Mme Paul Perdrieux ; mais nombreuses sont les femmes qui patronnent l’œuvre : Mmes la comtesse de Béarn, la comtesse Greffülhe, Landouzy, Arvède Barine, Louis Paul-Dubois, Chenu, Massieu, pour ne citer que celles-là.

La Société, anonyme et administrée par un conseil de o à 10 membres, doit souscrire un capital initial, qui est fixé à 50 000 francs, divisés en cinq cents autres actions nominatives de 100 francs. Sur les bénéfices nets annuels, après déduction, des frais généraux, il sera prélevé :

1° 5 pour 100 pour la réserve légale ;
2° 10 pour 100 pour une réserve spéciale de prévoyance ;
3° La somme nécessaire pour payer un premier dividende de 3 pour 100 sur les sommes dont les actions sont libérées.

L’excédent est réparti de la façon suivante :

25 pour 100 à tous les associés proportionnellement au nombre de leurs actions ; 75 pour 100 mis à la disposition du conseil, pour, suivant les proportions par lui fixées, soit assurer le développement de ta Société ; soit faire une répartition de bénéfices entre les agens ou entre les personnes qui auront conclu des affaires avec la Société ; soit répartir un supplément de dividende aux actionnaires ; soit constituer une réserve extraordinaire.

Le conseil nommera un comité de lecture. Ce comité de lecture décidera quels livres il faut admettre et recommander ; ces livres seront vendus ou loués. Quant à la location, un seul mode, au moins dans les débuts, sera utilisé. Les livres ne seront loués qu’en boîte, contenant environ 25 francs de livres choisis et ordonnés suivant la formation intellectuelle du lecteur, primaire, secondaire ou supérieure. De ces boîtes les unes seront homogènes, c’est-à-dire renfermeront uniquement des volumes d’un seul genre, ou même des volumes traitant une seule question ; les autres seront variées, c’est-à-dire renfermeront à la fois des romans, des livres d’histoire ou de morale, des manuels pratiques, à la manière d’une véritable petite bibliothèque. Par exception, et sous certaines conditions à déterminer, des boîtes pourront être composées au choix du lecteur. Le prix de location d’une boîte sera de 2 fr. 50 pour un mois ; de deux boîtes, 8 francs pour six mois ; de quatre boîtes, 24 francs pour un an. À toute demande de livres devront être joints le prix de location majoré des frais d’envoi, le transport à l’aller et au retour étant à la charge de l’abonné, et une somme de 5 francs par boîte, à titre de cautionnement.

Le comité a dressé déjà, comme spécimen, sa liste de livres. Voici, par exemple, le détail d’une boîte pour enfans des villes d’une formation primaire : Bazin, Contes de Bonne Perrette ; Le Béalle, Dessin linéaire ; Wallon, Jeanne d’Arc ; Laboulaye, Contes et Nouvelles ; Bréhat, Aventures d’un petit Parisien ; Fabre, le Livre d’histoires, récits scientifiques ; Girardin, Petits Contes alsaciens ; Faguet, La Fontaine expliqué aux enfans, Corneille expliqué aux enfans ; Poiré, Lectures sur les principales industries. Et voici encore le détail d’une boîte pour jeunes filles : Balzac, Eugénie Grandet ; Bazin, les Oberlé ; A. Daudet, le Petit Chose (édition pour la jeunesse) ; comte d’Haussonville, Misères et salaires de femmes ; Boissier, Mme de Sévigné ; Perreyve, la Journée des malades ; Legouvé, l’Art de la lecture ; Fromentin, les Maîtres d’autrefois ; Chateaubriand, Itinéraire.

Une idée éveille toujours une autre idée. Mme Jean de Castellane, en s’occupant d’organiser l’œuvre des bibliothèques, en est venue à penser qu’il faudrait aussi lutter contre la diffusion à l’étranger des mauvais livres français. Je me souviens avoir été, dans un voyage en Italie, désagréablement étonné et très honteux en voyant, aux meilleures places, dans les étalages des libraires installés à Milan sous les galeries Victor-Emmanuel, des livres français d’une valeur littéraire nulle, et uniquement pornographiques. C’était là ce qui représentait notre littérature : des volumes égrillards, obscènes même, avec des couvertures suggestives. Ce qui se passe à Milan se passe un peu partout hors de nos frontières. Ainsi s’accroît la mauvaise et fausse réputation que nous avons chez nos voisins et chez les voisins de nos voisins. Mais comment remédier à ce mal ? Pourra-t-on s’entendre avec les grands éditeurs et les amener à envoyer leurs livres aux libraires étrangers avec une plus forte réduction ? Créera-t-on une sorte de ligue qui, par tout un système de correspondans, signalera à ces libraires les bons livres, et par bons livres, j’entends les livres qui ont à la fois une valeur littéraire et une valeur morale, ou qui sont tout au moins littéraires, sans être immoraux ? Créera-t-on sur le modèle des bibliothèques Taine une société de bibliothèques pour l’exportation ? Ce ne sont là encore chez Mme de Castellane et ceux dont elle réclame l’aide que des intentions, des recherches, des études. Mais le bien à accomplir dans ce sens est trop réel, pour qu’aucun des Français qui ont à cœur notre bonne renommée, puisse se désintéresser de cette tentative.


Dans ce long voyage à travers les œuvres féminines, on a pu constater la façon toute moderne dont les femmes conçoivent l’action qu’elles doivent exercer. Assistance et non bienfaisance, tel est le principe qui règle leurs efforts, et elles adoptent, elles élargissent même, avec une intelligence peut-être encore plus remarquable que leur zèle, les formes les plus récentes, les plus hardies, et, si je ne craignais d’employer un mot bien gros, les plus socialistes de l’assistance. Or, parmi ces formes si nombreuses, l’une des plus populaires est celle de la mutualité. Nous avons pu voir, il n’y a pas très longtemps, les rues de Paris envahies par une longue procession de mutualistes accourus de tous les points du pays, et le président de la République déclaré, en témoignage d’honneur, le premier mutualiste de France. Et sans doute, dans presque toutes les œuvres que nous avons décrites, il y a des sociétés de secours mutuels, mais il n’existe pas d’œuvre qui soit uniquement une œuvre de mutualiste. Or M. Kergall, président du syndicat économique agricole de France, qui cherchait à imprimer aux sociétés de secours mutuels un plus grand essor, en augmentant d’une part, leur nombre et de l’autre le nombre des membres honoraires, en vint à imaginer une œuvre très particulière, uniquement féminine, qu’il appelait l’Union mutualiste des femmes de France. « Les femmes, dit justement Mme Lucie Félix-Faure Goyau, sont naturellement de merveilleuses propagandistes. Elles ont le privilège, incomparable pour l’action, de transformer tout de suite l’idée en sentiment, et l’intérêt humain qui s’attache aux mutualités était fait pour éveiller chez elles les sympathies les plus généreuses et les plus ardentes. Des individus se groupant, s’associant, afin de parer aux éventualités de la maladie et de la misère, payant mensuellement, trimestriellement ou annuellement, une légère cotisation afin de secourir ou d’indemniser ceux d’entre eux sur qui sévit la maladie, il y avait là de quoi fixer leur attention soucieuse de la vie pratique. L’idée mutualiste devenait la sauvegarde de ce foyer sur lequel elles règnent, et les plus riches d’entre elles devaient avoir l’intelligence de la destinée féminine, comprendre celles de leurs sœurs pour qui le soin de l’existence quotidienne est le plus souvent une tâche d’un héroïsme ardu. »

Naturellement, M. Kergall désirait que cette œuvre féminine fût dirigée par une femme. Mme la comtesse de Kersaint, « avec une de ces activités dont les femmes seules ont le secret, recueillit, parmi les femmes de toutes conditions sociales, les quelques centaines d’adhésions suffisantes pour créer l’œuvre[5]. » Un bureau provisoire fut nommé ; Mme de Kersaint en était la présidente ; Mme la comtesse R. de Béarn et Mme Cornélis de Witt, les vice-présidentes ; Mme Kergall, la trésorière. Les statuts furent définitivement adoptés en février 1902. Le nom de l’œuvre a depuis un peu changé : c’est aujourd’hui l’Union mutualiste des Françaises, et c’est Mme Goyau qui en est maintenant la vice-présidente.

L’Union mutualiste des Françaises n’est pas, comme on pourrait le croire, une grande société de secours mutuels pour femmes. Elle est uniquement une association de personnes qui s’intéressent à la mutualité. Aussi n’est-elle pas régie par la loi du dur avril 1898 sur les sociétés de secours mutuels, mais par la loi du 1er juillet 1901 sur les associations. Elle n’a donc pas pour but de procurer des avantages matériels à ses sociétaires en échange de leurs souscriptions ou de leurs cotisations, mais de propager en France l’idée et les applications de la mutualité, notamment en vue de la retraite ; de faciliter aux femmes l’accès dans les sociétés de secours mutuels, de provoquer la création de mutualités ou d’unions, de seconder et au besoin de coordonner le fonctionnement des sociétés de secours mutuels existantes. C’est, très exactement, une ligue de propagande de la mutualité. Dans cette association il n’y a que des femmes, de toutes classes, depuis la grande dame jusqu’à l’ouvrière : fondatrices, si au moment de leur admission elles versent une cotisation minima de vingt francs ; adhérentes, si elles versent une cotisation annuelle de dix francs au moins. Toutefois, il existe deux autres catégories de membres qui peuvent être de l’un et l’autre sexe, les membres d’honneur, dont la cotisation annuelle est de cinq francs, et les membres correspondans, de nationalité étrangère. Mais seules peuvent appartenir au Conseil d’administration les fondatrices et les adhérentes. Ne nous étonnons pas qu’une œuvre si importante soit dirigée seulement par des femmes. Les divers groupemens, dont nous avons parlé dans notre premier article, ont achevé en quelques années l’éducation sociale de la femme. Il existe aujourd’hui en France beaucoup de femmes dont les bonnes volontés et l’intelligence peuvent être utilisées avec profit ; c’est ainsi qu’est recruté le conseil de l’Union mutualiste : Mmes la comtesse de Beau champ, de la Rochefoucauld, Landouzy, Labruyer sont des conseillères précieuses. Au reste, à côté de ce conseil féminin agit un comité technique consultatif présidé par M. Denys Cochin et composé des hommes les plus connus par leur compétence, tels que MM. Charles Benoist, Emile Cheysson, Alfred Mézières, Louis Milcent, le comte de Mun, G. Picot, de Contenson, Dedé. C’est ce comité qui fournit toutes consultations aux sociétés ou aux particuliers, relativement à la mutualité, qui rédige les statuts, fait les conférences ou les cours mutualistes, publie les articles et les brochures nécessaires pour instruire la masse. Cette association enfin, comme bien on pense, n’est pas seulement parisienne ; elle est nationale, et son action s’étend en province par des sections locales : les sections du Sud-Est que préside à Lyon Mme Duport, du Sud-Ouest que préside à Bordeaux Mme Gautier-Lacaze, de l’Ouest que préside à Nantes Mme Jollan de Clerville, de la Vendée que préside Mme de Lespinay, du Périgord et du Limousin que préside Mm0 de Verninac de Saint-Maur.

Telle est, en résumé, l’organisation de l’Union mutualiste des Françaises. Comment agit-elle ? Elle agit sur « les favorisés de la fortune » d’une part, et de l’autre sur les travailleurs. Ces favorisés de la fortune, il faut qu’elle les intéresse à la mutualité, parce que leur situation ou leur richesse les obligent à contribuer au relèvement social et économique du pays : ils ont dans la société des devoirs et des charges ; que leur charité, au lieu de servir un individu, monte de l’individu à la collectivité ; qu’elle s’adresse moins à d’irrémédiables vaincus qu’à des êtres sains et saufs, réunis pour mieux se défendre dans la lutte pour la vie[6]. Devenus membres honoraires, ils apporteront à l’Union ou aux sociétés de secours mutuels l’appui de leur cotisation, de leur intelligence ou de leur influence. Quant aux travailleurs, l’action de l’Union sur eux se manifeste sous une forme technique et pratique. Des conférenciers leur expliquent les services que rend l’aide mutuelle. Si la conférence a réussi, un premier groupe est créé, puis, une fois délimités les buts que la société devra particulièrement atteindre, les statuts sont rédigés, et l’Union se charge de leur impression. Un secrétariat mutualiste procure tous les renseignemens. Souvent des sociétés périclitent ou ne progressent pas. L’Union facilite par des subventions les transformations nécessaires. Les sociétaires concourent à l’Union d’une façon incessante. Ils indiquent les petites sociétés qui végètent et entre lesquelles il serait bon d’opérer une fusion, afin qu’elles pussent se développer. Ils cherchent par l’intermédiaire des femmes d’industriels à fonder des œuvres mutualistes, mutualités scolaires, mutualités maternelles, caisses de retraites, dans les grands ateliers, les chantiers, les usines. Ils divulguent quelles sont les sociétés existantes et prospères qui pourraient admettre des femmes et des enfans. Dans les campagnes ils étudient la situation mutualiste des localités où ils vont en villégiature, et, s’il n’existe pas de mutualité dans la localité, ils s’informent de celle qui correspondrait le mieux aux désirs ou aux besoins des habitans, car souvent, dans les milieux ruraux, un syndicat agricole, une caisse contre la mortalité du bétail, une société d’assurances agricoles contre l’incendie, une caisse de crédit ont plus de chances d’aboutir, dans les débuts, qu’une société de secours mutuels, proprement dite. Toutes ces informations sont transmises au comité qui décide. En 1905, l’Union avait créé 75 mutualités, et en 1906 elle avait à résoudre 180 projets de sociétés de secours mutuels.

Entre toutes ces sociétés qu’elle a inspirées ou constituées sous son patronage, entre toutes ces sociétés qu’elle subventionne, l’Union mutualiste a voulu nouer un lien. Elle les a donc groupées en 1903 en fondant l’Union centrale mutualiste. Chaque société garde son autonomie absolue, mais l’Union centrale, non seulement assume la défense des intérêts de ses sociétés adhérentes, mais encore elle assure à tous leurs membres des avantages nouveaux ou supplémentaires : 1° une allocation renouvelable pour les cas d’invalidité qui ne résultent pas d’accidens du travail ou de fautes personnelles, qui ne sont pas prévus par les statuts de leurs sociétés respectives, ou qui surviennent avant l’âge fixé pour le versement d’une retraite ; 2° à l’occasion de leur veuvage, aux femmes appartenant ou dont les maris appartenaient aux Sociétés unies, une allocation également renouvelable ; 3° aux femmes des membres participans et aux participantes des Sociétés unies une indemnité au moment de leurs couches ; 4° aux Sociétés unies la possibilité de faire profiter leurs membres des établissemens créés, dans l’intention de mutualité ou d’humanité, par les personnes ou institutions particulières qui s’intéressent à l’Union ; 5° elle s’occupe de l’organisation de tous services utiles aux Sociétés unies, tels que mutation, mise en subsistance, constitution de caisses autonomes pour les retraites, etc. ; 6° elle provoque encore la création de sociétés de secours mutuels. Afin de ne pas grever le budget des sociétés, la cotisation n’est que de 0 fr. 50 pour 100 sur le produit annuel des cotisations de leurs membres participans respectifs.

L’Union mutualiste des Françaises, on le voit, par sa composition, son organisation, ses moyens d’action, a son caractère propre. Mais ce qui la caractérise plus spécialement encore, c’est la base même sur laquelle elle établit ses œuvres de mutualité. La mutualité, naguère, était individualiste : elle ne recevait que des hommes et ne désirait pas recevoir des femmes. La moyenne des malades étant plus élevée chez les femmes que chez les hommes, la femme mutualiste alourdissait le budget de la mutualité : quelques mutualités mixtes se formèrent cependant.

Mais M. Cheysson remarque avec raison qu’en accueillant dans ses rangs la femme et l’enfant, la mutualité les traitait, à leur tour, comme elle avait traité le père, c’est-à-dire comme des individus isolés, et non comme les élémens de ce tout harmonique qui est la famille. L’Union mutualiste a voulu réparer cette erreur : elle accueille la famille en tant que famille, soit le père, lanière et les enfans. Elle va même plus loin et, jugeant que la profession est une grande famille, elle élargit la base familiale jusqu’à la base professionnelle. Si la famille noue entre les hommes des liens étroits, la communauté de métier noue aussi des liens robustes. « Si l’on réunit dans la même association, écrit M. de Contenson[7], des gens de métiers par trop dissemblables, on risque de ne pouvoir procéder ensuite avec équité pour la répartition des indemnités, car il est des maladies et des accidens particulièrement fréquens dans certaines professions, des indispositions que cause un travail spécial, et qui ne se rencontrent pas dans le métier d’à côté. Or, si toutes les professions sont mélangées dans la même société de secours mutuels, ce seront celles où l’on se porte bien qui payeront pour celles où l’on est le plus éprouvé.

« Enfin il est un fait qui ne me semble pas avoir jusqu’à présent suffisamment frappé l’opinion publique, c’est que, dans certaines industries, un homme est usé à cinquante ou cinquante-cinq ans et sent alors le besoin de jouir d’une pension de retraite, tandis que dans l’agriculture, par exemple, un homme est souvent robuste de soixante à soixante-cinq ans et rend des services, même à cet âge. Or, si l’on met ces deux hommes dans la même société de secours mutuels, il arrivera que l’un aura droit trop tard à sa retraite : c’est l’ouvrier de l’industrie aux organes ruinés par l’air empoisonné de la mine et de l’usine : tandis que l’autre pourra refuser un repos qu’il jugera prématuré ; c’est l’homme des champs. » Il faut donc encourager les syndicats à créer pour leurs membres, ou plutôt à pousser leurs membres à créer des sociétés de secours mutuels ; là où il existe des unions de syndicats, créer une organisation de secours mutuels qui les englobe tous ; là où il n’existe pas de syndicats, créer des sociétés de secours mutuels en tenant compte des besoins des travailleurs d’une certaine profession.

Une objection cependant se présente aussitôt à l’esprit. S’il est facile de faire entrer dans une mutualité toute une famille, combien sera-t-il difficile souvent de trouver un assez grand nombre d’ouvriers exerçant la même profession, pour les grouper ! Dans certains centres industriels l’on y parviendra, car là beaucoup d’hommes exercent le même métier, mineurs, par exemple, métallurgistes, tisseurs ou chaudronniers. Mais dans la plupart des petites localités, et souvent même dans des villes importantes, on ne trouvera que quelques individus exerçant le même métier. Dans un village par exemple, il n’y aura qu’un maréchal, qu’un cordonnier, qu’un bourrelier… dans une ville il y aura cinq ferblantiers, quatre plombiers, six serruriers… des mutualités composées de si peu de membres n’auraient pas assez de ressources pour vivre. En outre, peu nombreuses sont les familles où la femme et les enfans aient le même métier que le père. Alors comment une mutualité pourra-t-elle être ensemble familiale et professionnelle ? L’Union mutualiste des Françaises ne nie pas la valeur de cette objection qu’au reste elle avait prévue et dont elle constate par l’expérience la vérité. Aussi, ne pose-t-elle pas en principe absolu la nécessité de la base professionnelle. La mutualité familiale : voilà son principe absolu et un principe dont l’application peut être sans peine constante, et elle ajoute : la mutualité professionnelle, quand cette mutualité sera possible. M. Dedé, secrétaire du Comité technique, avoue que la possibilité s’en est rarement offerte.

L’Union mutualiste cependant a pu dans l’Oise, où les ouvriers agricoles abondent, établir en juillet 1906 une mutualité professionnelle qui est en même temps une mutualité familiale. Cette mutualité a été constituée de la façon suivante. Les cotisations payées par les participais sont majorées d’un tiers par les fermiers et forment une première caisse, dite de maladies. Une deuxième caisse existe, dite des retraites, et divisée en deux :

Tout d’abord une caisse alimentée par un versement de six francs que fait chaque ouvrier et qui donne à chacun d’eux un livret individuel de la Caisse nationale des retraites pour la vieillesse, livret qui est sa propriété ; ensuite, une caisse spéciale d’allocations de retraites alimentées par un versement de douze francs par tête d’ouvrier et par an que font pour un tiers le propriétaire et pour deux tiers les fermiers. Ces allocations doivent grossir la caisse qui fournit le livret individuel. Une troisième caisse enfin, dite de transition et d’invalidité, et réservée aux ouvriers qui ont aujourd’hui quarante ans, est alimentée par un versement de six et douze francs que font le propriétaire et le fermier ! Avant de se prononcer sur cette forme de la mutualité, il convient de la voir vivre : or, la mutualité professionnelle de l’Oise n’a commencé à fonctionner qu’en octobre 1900.


Un étranger de marque, de passage à Paris, assistait un soir à une réception fort brillante. Les femmes portaient les plus belles toilettes, les plus beaux bijoux ; la conversation était vive, spirituelle ; on parlait théâtre, mode, littérature. Il ne put s’empêcher de sourire, et tout en admirant la beauté, l’élégance et le charme de celles qu’il observait, il insinua qu’il reconnaissait bien là cette futilité des Parisiennes, proverbiale dans toute l’Europe. La maîtresse de la maison, lui désignant au hasard une de ses invitées, puis une autre, et une autre encore, lui exposa brièvement, pour toute réponse, quelles avaient été, dans la matinée et dans l’après-midi, les occupations de chacune. Celle-ci vivait au milieu des enfans du peuple ; celle-là, infirmière brevetée, dirigeait un dispensaire de tuberculeux ; cette troisième enseignait aux petites filles d’un quartier lointain la science ménagère ; cette dernière demeurait tout le jour dans une « résidence sociale » à répondre aux demandes de secours moral et matériel que lui adressaient les femmes d’ouvriers… Il apprit ainsi, avec un grand étonnement, que cette apparente frivolité cachait non seulement la conscience parfaite des devoirs qui incombent aux heureux de ce monde, mais un dévouement continuel, un zèle jamais lassé, et le savoir réel des formes nouvelles dans lesquelles aujourd’hui il faut pratiquer le précepte chrétien : « Aimez-vous les uns les autres. »

Cet étranger avait, des femmes françaises, et particulièrement des femmes parisiennes, l’opinion que partagent la plupart des étrangers. Il est irritant, en vérité, que nous soyons si mal connus hors de nos frontières. La faute en est sans doute à nous-mêmes. Nous désirons qu’on loue les qualités en quelque sorte extérieures de notre race, son esprit, sa grâce, sa légèreté, son scepticisme commode, sa politesse, qualités qui n’ont guère pour résultat que de rendre une société agréable, et nous dissimulons, comme si nous en étions un peu honteux, nos qualités plus sérieuses, celles en somme à qui nous devons d’exister et de durer. Ce n’est pas de la vanité que de se montrer tel qu’on est : c’est avoir le juste sentiment de toute sa valeur et vouloir que les autres l’aient aussi. Que la Française soit toujours la reine delà mode, je le veux bien et je tiens à ce qu’elle conserve cette royauté qui est aimable : mais elle est autre chose, depuis plusieurs années surtout, qu’elle s’est vouée à une action féconde sur le terrain des œuvres et des institutions sociales, et il ne faut pas qu’on l’ignore. Je voudrais que ces articles eussent manifesté suffisamment ce qu’elle a fait : encore ai-je dû choisir parmi tant d’initiatives, tant d’entreprises, tant de créations.


PAUL ACKER.


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  1. Voyez la Revue des 1er février, 18 mars et 1er  août.
  2. Les jardins ouvriers à Saint-Etienne, par le P. Piolet, Lecoffre.
  3. La dentelle à la main, par Fernand Engerand, p. 7, 12, Lecoffre, édit.
  4. Le Travail au foyer, par Mlle de Marinier, p. 232, Lecoffre.
  5. L’Union mutualiste des Femmes de France, par M. Emmanuel Dedé, p. 5.
  6. L’Union mutualiste des Femmes de France, par M. Dedé, p. 16.
  7. Syndicats, mutualités et retraites, par L. de Contenson, p. 224, Librairie académique, Pétrin et Cie.