Œuvres posthumes (Verlaine)/Souvenirs/Projets et plans sur la comète

Œuvres posthumesMesseinPremier volume (p. 287-293).

PROJETS ET PLANS SUR LA COMÈTE

mémoires d’un veuf


À Fernand Langlois.


Ô les deux étranges courses à travers ce Paris ! Nous ne saurions, mon cher ami, vous et moi, que la chance a gâtés et sous les pas de qui notre aisance pécuniaire aplanit, jusqu’à la douceur d’un tapis de feutre fleuri et sentant bon, le sentier, pour d’autres ardu, paraît-il, de la vie, nous en faire, je le crains, une idée bien exacte. Je veux néanmoins essayer de raconter ces odyssées aussi héroïques, pour en dégager à notre usage, parle plus simple exposé possible des faits, la philosophie que je nous crois en droit d’y attendre.

L’un, « artiste-peintre », et l’autre, cette chose poète, s’étaient vus pour la première fois ce soir-là, dans un cale où un ami commun avait récité, devant des tiers des moins incompétents, des vers du poète, lesquels avaient eu du succès, ce qui avait fait plaisir à celui-ci vraiment. Aussi était-il tout ému quand, à la départie, se fut agi de rentrer chacun chez soi. Son chemin se trouvant être celui du peintre, ils durent faire route de compagnie et la conversation prit un tour assez rapidement intime. Échange de renseignements sur la situation mutuelle et les circonstances réciproques. Le peintre était de beaucoup plus jeune que le poète et par déférence le laissait parler bien plus qu’il ne parlait lui-même, et le poète parla terriblement ce soir ou plutôt cette nuit-là. Car, ayant dépassé l’hôtel où il logeait au jour le jour, il conduisit, à petits pas, rhumatisant qu’il était, son interlocuteur jusqu’à quelques pas de sa porte, loin, bien loin, non loin des fortifications. Le temps était superbe bien qu’il n’y eût que peu d’étoiles. Le long des quais et sur le pont Sully l’entretien eut comme un grand frisson. Un frisson d’eau courante attirante et froide. Ils causaient misère et généreuses imprudences et loyauté dont on ne veut plus et sacrifice dont on se moque, et gloire ! Ce dernier sujet les amena sur la place de la Bastille, absolument vide comme le mot, mais impressionnante et mémorable aussi. Le geste du poète, peu gesticulateur d’ordinaire, s’exaltait. Sa voix plutôt basse montait, semblait monter jusqu’au ciel noir pour bientôt s’apaiser ainsi que son geste, comme ils enfilaient la rue de Lyon et l’avenue Daumesnil qu’ils arpentèrent très haut, toujours marchant très lentement. En somme, c’était plus triste qu’autre chose, trop triste même, car le peintre, pour se montrer moins lamentable et déplorable que le poète, témoignait, par son accent plus encore que par ses discrètes assez confidences, d’un malheur dans sa vie ou tout au moins d’une infortune non légère comme son âge encore tendre l’eût pu faire espérer. Mais le poète, ainsi que je viens de le marquer, était particulièrement pitoyable avec son interminable expansion. Ce qu’il disait était vraiment touchant, car c’était vrai et dit non sans une éloquence des plus pénétrantes, dans son décousu trop nature. Et le peintre, si jeune qu’il fût, s’était laissé convaincre à cette sincérité d’ailleurs absolue. Il calmait, conseillait, ô si pudiquement pour ainsi dire, encourageait sans charlatanerie aucune, était bon, voix douce et parole grave, mais combien caressante et plutôt encore sororale, on eût cru, que fraternelle, quoique de celle d’un frère elle eut le sérieux, la force et l’entrain.

Plusieurs fois il avait voulu, non lassé mais ayant pitié, faire entrer le pauvre poète dans quelque hôtel, s’offrant même à le reconduire chez lui, — et quel chemin avec ce boiteux ! car il n’avait pas un sou sur lui et logeait chez un ami pauvre qui n’eût pu disposer d’une place convenable de plus pour coucher quelqu’un, tandis que le poète ne portait qu’une somme très peu vraisemblablement suffisante à trouver un gîte sérieux. Mais rien ne prévalut sur le poète, qui s’excusait d’ailleurs poliment et affectueusement sur l’indiscrétion de sa geinte, quand ils résolurent de sonner à un hôtel d’aspect honnête qui s’offrait à peu de distance du domicile du peintre. Ils venaient de franchir de larges espaces déserts, de ces boulevards plus ou moins neufs à perte de vue, foncièrement vilains et mesquins mais, de nuit, effrayants comme un mauvais rêve et d’une triviale horreur. On leur demanda pour une nuit un tiers en plus de leur pécules réunis, mais sur leur mine et sur leur promesse d’un complément pour le lendemain matin, crédit fut fait au client attardé. Rendez-vous pris aux environs de neuf heures de relevée, ils se séparèrent, et le poète, douillettement couché dans une belle chambre, se reposa bien s’il dormit peu ; puis une insomnie fut loin d’être pénible. Il y goûta même une sorte de douceur et qui finit par envahir tout entier son esprit, puis son cœur. Un ami venait de lui naître. Il revoyait de loto le peintre et se souvenait omnis mansuetudinis ejus. L’entretien de tout à l’heure lui revenait dans ses moindres détails, dans ses plus fugitives intonations. Et le regret, presque le remords, mais bien attendri, de sa propre importunité, l’exquise patience de l’autre, sa sympathie, et la pudeur, pour ainsi parler, la candeur, l’innocence de cette sympathie, tout attisait ce noble feu, grandissait cette flamme souveraine, d’autant plus pure, lumineuse et délicieusement réchauffante que nul détail oiseux, inséparable d’une liaison de quelque durée, n’obstruait encore son élan s’essorant. À l’heure dite, le prix de la chambre dûment complété, les deux amis reprirent le chemin du quartier du poète. Ils suivirent des rues, des quais, des ponts et des rues autres que la veille et se retrouvèrent près du Panthéon, en ayant obliqué par Bercy, toute agglomération de quartiers de travail aéré avec des valses d’orgues de barbarie volant par bribes dans des arrachements de vapeur et de fumée. De quoi parlèrent-ils, après un café au lait et un bouillon pris dans une crèmerie, sinon encore d’eux-mêmes ? Et cette fois le peintre, à son tour, se confessa pour ainsi parler. Le poète, bien rasséréné, l’écoutait avec la volupté de l’avoir compris, d’avoir démêlé ses « choses », la veille. Oui, la tristesse, ou plutôt la gravité triste de ce jeune homme avait une haute, une fière source. Des délicatesses à l’infini, froissées, des simplicités, des candeurs, si belles, méconnues, que d’orages déjà, quelle âme en fleur que blessée !

La liaison était faite et bien faite, quand, à quelques jours de là, ils se réunirent de nouveau pour une grande course combien longue, grâce à la claudication du poète ! à travers maintenant le Paris diurne des rues Vivienne, des faubourgs Montmartre et Poissonnière et des grands boulevards riches, à la recherche de quelque argent, qu’on y devait à je ne sais qui des deux et ce fut parmi l’opulente trivialité de ces d’ailleurs ennuyeux parages bruyants et mal brillants, que, toute affaire cessant, permettez-moi, mon ami, d’ainsi caractériser l’absolu désintéressement de leur état d’esprit, ils agitèrent, ces pauvres ! le croiriez-vous, des projets.

— Dites donc, disait l’un, quand je pourrai me procurer palette, brosses et couleurs, que le diable m’emporte si je ne vous fais pas un beau, mais là, vrai de vrai, un beau portrait de votre tête !

— J’y pensais justement, riposta l’autre, en toute sincérité arrachée aux conjectures. C’est ça. Va pour le beau portrait. Et pas plus tard que… Ici il éclata de rire, tout de même ! et reprit d’un ton tout simple :

— Quand je pourrai vivre.

Les projets, qui tiennent toujours, courent encore !