Œuvres posthumes (Verlaine)/Notes sur la poésie contemporaine

NOTES
SUR LA POÉSIE CONTEMPORAINE

Fragments de conférences faites à Bruxelles et à Charleroi.


Mesdames, Messieurs,


On me demande quelques mots sur la poésie ; or, il est pour un poète qui croit être sérieux et que beaucoup de gens prisent comme tel, il est plus facile, dis-je, et plus doux, de faire des vers que de parler à propos de vers. D’autant plus, dans l’espèce, que je ne suis pas un orateur le moins du monde, tout au plus un lecteur enrhumé et doué, pour le moment, d’une fluxion qui est loin de favoriser l’émission d’une voix insuffisante en faveur de laquelle je sollicite votre bonne indulgence.

Je ne remontrai pas au déluge, rassurez-vous. Je ne parlerai ni d’Homère, ni de Virgile, quelque plaisir que nous en puissions éprouver tous, ici, ni de nos vieux poètes français, ni même du siècle de Louis XIV, pas même de la magnifique explosion romantique. Mon ami Catulle Mendès, dans une belle série de conférences, a rendu un hommage des mieux compétents au groupe dit Parnassien, qui me dispense d’avoir la prétention de revenir, après lui, sur ce sujet.

Je me contenterai de parler, peu longuement, soyez tranquilles, des toutes dernières manifestations poétiques dans notre pays.

Admirons qu’en ces dernières années d’un siècle qui en vaut bien un autre, mais qui passe pour ce qu’on appelle pratique à l’excès, prosaïque en un mot, étonnons-nous, non sans joie, que le nombre et non seulement le nombre, parbleu ! mais la qualité, mais la bonne foi, mais l’effort des poètes soient tels qu’il est rare qu’un pareil spectacle, consolant et rassurant, ait jamais été donné avec cette intensité de talent, et de conscience dans le talent.

Dès après la guerre de 1870, sans que les Parnassiens, détenteurs, sur la fin du second Empire, du rhythme vrai et de la rime sincère, abdiquassent, tant s’en faut, grandissait une élite d’enfants, aujourd’hui des hommes, tout à la Muse et à la Lyre, de qui les essais réjouissaient les frères aînés que nous leur étions. J’entends parler de ceux à qui leurs excès, bien de leur âge et de leur intransigeance, charmante au fond, avaient valu de la part de tels critiques qui ne les valaient pas les épithètes de Décadents et de Symbolistes…

D’aucuns, parmi ces jeunes gens, voulaient plus de profondeur, d’intellectualité, dans la poésie, et ceux-là relevaient surtout de Stéphane Mollarmé, l’esprit pur dans la forme impeccable, d’autres s’avisèrent d’admettre la naïveté, l’expansion de l’humble artiste qui vous parle ; tous, pour la plupart, s’efforçant en outre, vers de plus libres espaces, rime et rhythmes libres, comme ils le pensaient avec cette bonne foi exquise qui persuaderait, presque, émanant de jeunes âmes et de cœurs neufs ! Toutefois, un grand nombre d’entre ces aimables insurgés sont revenus aux formules éternelles — éternelles, qu’ils en croient un ancien qui tâta de la révolte dans son temps, — je veux dire, à la sévère versification française de naguère encore — et de toujours, à la fin des fins !

C’est vers 1880 que s’accentuèrent les diverses tendances de la nouvelle « fournée » de poètes qu’honorent une audace judicieuse le plus souvent et l’amour des bonnes lettres qu’il faut. Je ne suis pas, comme je viens de le faire pressentir, toujours d’accord avec eux. J’aurai bien des objections sur le vers libre, plus haut cité, par exemple, que préconisent et pratiquent ces amis plus récents de moi…

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À mon sens, le poète doit être absolument sincère, mais absolument consciencieux comme écrivain, ne rien cacher de lui-même, qui soit montrable toutefois, mais déployer dans cette franchise toute la dignité exigible, le souci de cette dignité se manifestant dans, autant que possible, sinon la perfection de la forme, du moins l’effort invisible, insensible, mais effectif, vers cette haute et sévère qualité, j’allais dire : cette vertu…

Si je m’abstiens d’une sorte d’apologie, que les choses mêmes et la suite toute naturelle de l’étude entreprise se chargeront de répartir et de faire sensibles, c’est pour ne pas m’embarrasser d’inutiles polémiques provoquées. Les objections seront, je l’espère bien, résolues, les faits répondront, l’accord se fera, la conscience et la foi de tous côtés aidant, de lui-même.

Nous sommes en 1830, date moyenne, formule historique pour ce qui va nous occuper, millésime commode et commun en notre matière. Lamartine règne, incontesté ; Chateaubriand peut passer pour déjà classique ; Vigny, descendu de sa tour d’ivoire, part en guerre ; Hugo est en pleine victoire, mais sa campagne n’est pas finie, il a encore bien des luttes à soutenir. Ses disciples ou plutôt ses partisans, eux, escarmouchent, attaquent, Musset, Gautier, Sainte-Beuve, ceux-ci sont en reconnaissance, ceux-là en enfants perdus, comme Pétrus Borel, et Philothée O’Neddy. N’importe, le romantisme, on le sent, va triompher et c’est le moment de se rendre compte de ses forces. Déjà deux noms ont retenti dans la mêlée, Racine et Shakespeare. Les soi-disant classiques, prétendus descendants, tout au plus succédanés pitoyables, sans talent, sans style aucun, sans rien que ce fût, du grand siècle et de ce surtout scientifique ou, d’autre part, tout à fait frivole et exquis, et quelquefois profond, mais tout à fait unique dans le frivole, dix-huitième siècle, les classiques d’alors, réalisant en Viennet, brave homme d’esprit et de cœur, mais quel poète ! leur grande figure et leur idéal, ces classiques-là osent se réclamer de Racine. De leur côté, les romantiques, du moins ceux d’avant-garde, et ils avaient tort (M. Vacquerie l’a lui-même déclaré, joliment, pas plus tard qu’hier, dans ce tout jeune et pimpant Depuis), se contentaient de l’appeler polisson par la bouche de M. Granier de Cassagnac qui, depuis, lui aussi devait donnera cette gaminerie, le plus absolu démenti.

(Et vous vous en souvenez, dès le début du mouvement dans le plus révolutionnaire manifeste qu’il ait jamais écrit, le chef éclatant, le déjà glorieux porte-drapeau des nouvelles doctrines avait parlé en toute conviction bien arrêtée, en pleine lumière, du « divin » Racine, à une époque où le mot « divin », énervé, galvaudé, devenu banal de nos jours, avait toute sa force glorificatrice !)

Quoiqu’il en soit, le nom de Racine, jusque là près de deux fois séculairement vénéré, mieux que cela, célébré, avait passé triomphal, à travers les générations et leurs vaines ou sérieuses préoccupations, vainqueur des rivalités de son temps, des préoccupations guerrières, diplomatiques, théologiques ou philosophiques, vainqueur des tumultes de la Révolution, des gloires de l’Empire. Son œuvre toujours jouée, lue, commentée, avait été composée dans son exil et son agonie. Ce géant vaincu sur son rocher de Prométhée !… Elle régnait dans tous les esprits et dans tous les cœurs. Son empire sur la langue était souverain. De sots, autant que de faux admirateurs, jaloux de leur ridicule prestige en allé, n’osèrent-ils pas, dis-je, se réclamer, vers cet an de bataille 1830, d’elle et de lui ? Mais le tout, en guerre, surtout en guerre civile, n’est pas d’avoir un drapeau : il faut avoir une cible. Les contemporains n’étaient pas suffisants pour ces Messieurs. De même qu’il leur avait fallu un grand homme mort pour enseigne, il leur en fallait un autre pour but de leurs coups.

Et ce grand mort-là se trouva Shakespeare.

Shakespeare, à première vue de gens de vue courte, l’antithèse de Racine, ce Shakespeare tant vilipendé de Voltaire, qui l’avait nommé de tous les noms, « sauvage ivre », « ignorant », etc.

Voltaire, — au fond grand homme et peu voltairien — les jours où il se livrait à sa verve contre l’auteur d’Othello (qu’il travestit en Zaïre), les jours pires encore où il méritait ces éloges de Frédéric II de Prusse : « Vous avez bien fait de refaire, selon les principes, la pièce informe de cet Anglais » (la pièce informe c’était Jules César), Voltaire, certes était alors voltairien dans le sens mesquin, étroit, parlons franchement, bête du mot. Voltairiens aussi, mesquins, étroits, bêtes aussi se montrèrent, en répétant les fades et platement grotesques « critiques » du triste rimailleur de Nanine et d’Alzire,les enragés adversaires du romantisme, et « enragés » ici n’est pas de trop. N’allèrent-ils pas en effet, alors qu’il ne s’agissait que d’art et de littérature, jusqu’à vouloir faire interdire Hernani, une pièce où tout n’est qu’héroïsme cornélien, dont tous les personnages, au fond, sont sympathiques dans la haute, sincère et logique expansion de leur passion jeune, loyale, si magnifiquement exprimée dans quelle belle langue nette et bien française ; où, si les sentiments sont naturellement, et de par le sujet, empruntés à l’Espagne, et rappelèrent dès lors plutôt l’inspiration castillane du Cid, le style agile et clair, la versification ferme et souple se réclament visiblement de la forme racinienne, et où rien, mais rien de rien n’évoque ou ne sous-entend l’influence de Shakespeare, dans tous les cas !

Le roi Charles X, qui n’avait pas pris place au parterre et qui eût pu, faible et autoritaire comme il l’était, faire acte d’arbitraire, eut plus d’esprit que tout le monde et sauvegarda la liberté pas le joli mot qu’on sait et qui est, paraît-il et il y paraît bien, de lui, trop jeune ou trop jeune encore.

N’importe ! la question se posait, dès lors, sur l’initiative d’une faction encore puissante de par les académies et les préjugés, entre Racine et Shakespeare. Nous allons l’y suivre.

Aujourd’hui que tout cela est de l’histoire ancienne, qui paraîtra même un peu démodée à tels et tels de nos contemporains, du moins l’un de ceux qui ont milité dans l’arrière-mêlée s’esquivant, et qui restent encore sur la brèche toujours fumante de l’éternel combat pour le Beau, peut, à des fins qu’il se réserve d’atteindre au juste moment, résumer en quelques pages d’équilibre et de calme raison les causes et les effets d’un des plus importants épisodes d’une histoire illustre, celle de la poésie française en presque trois quarts du siècle, qui agonise si puissamment, quoi qu’on dise de sa décadence.

Racine, Shakespeare, ainsi pourrais-je intituler cette étude. Et, de fait, c’est sur ces deux noms d’illustres, d’uniques poètes, qu’au fond s’engagea la grande lutte de 1830, et c’est de leurs deux influences que nous sortons tous tant que nous sommes, Parnassiens, Décadents, Romans, et même Symbolistes, puisque ce titre, que je ne comprends pas, a prévalu pour certains.

On m’a, moi qu’en vérité l’on doit, à défaut d’autres mérites, respecter ou plutôt laisser tranquille en raison de ma complète abstention dans le conflit, d’ailleurs honorable, bien qu’un peu emphatique, de ces années dernières à propos de telles ou telles qualifications littéraires entre, paraît-il, écoles nouvelles, on m’a donc gratifié, à mon insu, je le jure, du titre de chef des Décadents. J’ai même dû, à la fin, et un peu comme les chefs vendéens à qui, par ironie, on offrait un fuseau et une épée, choisir l’épée, naturellement, et combattre pour les Décadents, qui étaient, au moins, pittoresques et soleil couchant, et faire en quelque sorte d’une injure un drapeau : car, tandis que Symboliste se trouvait dans le dictionnaire, où Décadent n’était pas, la première de ces deux épithètes est toute rhétoricienne, et, dans l’espèce, une abstraite tautologie, un pléonasme pur et simple.

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Racine, la correction, l’érudition des fortes études, science parfaite de l’antiquité sue littéralement et comprise comme il fallait dans sa grâce absolue et sa force complète, Racine, la correction, la totale perception de la langue maternelle jusqu’à travers la plus intime connaissance des vieux auteurs et des idiomes locaux, l’esprit de son pays et de son temps, modération, circonspection même, bon sens immédiat et traditionnelle générosité, Racine, l’individualité honnêtement fine, malicieuse sans haine, qui sut mener sa vie habilement et la finir admirablement, sacrifiant d’instinct fortune, faveur, ne ménageant qu’une famille admirablement menée à bien dans la vertu et la modicité voulue, mourant, après des tendresses dominées, des ambitions tenues en bride, d’un cœur blessé, d’une âme en deuil, noblement, pudiquement : — et Shakespeare, l’aventurier, né ruiné, catholique ou protestant, qui le sait ? l’a-t-il bien su lui-même ? fils d’un boucher, garçon boucher lui-même, « immolant avec pompe, » dit un de ses biographes, plus spirituel qu’informé probablement, des veaux, ne devant guère son instruction, après celle sommaire d’une école de village, qu’à des livres de colporteurs, tels que les légendes, contes de fées et romans de chevalerie, Shakespeare, l’aventurier, las de l’étable, fuyant au bois, tel un Corse aux maquis, devenu braconnier, ayant des rixes avec la yenmanry, se réfugiant à Londres (il gardait les chevaux à la porte des théâtres, quasi vendeur de contremarques), promu garçon de coulisses, puis figurant, — dans l’intervalle retapant de vieux drames, puis l’auteur d’Hamlet, de Henri VIII et d’Othello, et mourant enrichi à cinquante-deux ans dans son pays !

Quel contraste, n’est-ce pas ? La littérature de ces deux hommes devrait donc différer, si l’art n’était la vie dans la région des épreuves.

Évidemment, leur littérature diffère de toute la distance des temps, des lieux et des deux existences, de toute la différence des deux esprits et des deux éducations.

Car Racine vécut en somme régulièrement, paisiblement, sans soucis pécuniaires ni grands efforts pour subsister. Même il connut le luxe et tint un certain rang.

Mais que fait cela dans l’espèce ? Rendons-nous seulement compte des œuvres et de leur rôle dans ce 1830 qui nous occupe.

Il est clair, pour qui, aujourd’hui, examine de bonne foi et avec le sang froid qu’il serait vraiment malheureux que le temps écoulé n’ait pas instauré de longue date et dès le premier examen dans toute tête un peu pensante, il est clair, dis-je, que c’est du mélange de la forme et de l’esprit racinien révolutionné, modifié par l’esprit et la forme de Shakespeare et finalement fondu dans vin tout très dilué par les habitudes de la pensée et du style contemporains, qu’a procédé, jusqu’à nos jours exclusivement, la littérature de ce siècle, — en tenant compte, bien entendu, des ambiances, des confluences anciennes et récentes, du cosmopolitisme enfin de notre courante civilisation.

Chateaubriand, bien avant de traduire si littéralement Milton et de commenter Shakespeare d’une façon si informée, n’avait-il pas rapporté, de ses longs exils en Angleterre, leur connaissance approfondie et confirmée par l’usage des gens et de la langue de leur pays ? Cette science mêlée à celle de notre littérature classique, dont Racine est le pur prototype, produisit, n’en doutons pas, dès cette époque le Génie du Christianisme, qui fît révolution ! Le frère de cet André Chénier, qui dut aux modifications s’ensuivantes, c’est certain, cela, sa juste célébrité, Joseph Marie Chénier, Chénier, auteur correct de quelques bons écrits, secs d’ailleurs, peut-être partiellement injustement oubliés, s’insurgea, se démena, aidé par de plus subtils qui flairaient, dans l’exagération de l’œuvre vraiment géniale, jusqu’aux moindres taches, jusqu’au nez du Père Aubry incliné vers la terre, — qui n’exista jamais que dans leur imagination, tournée, elle, jusqu’à la basse caricature.

Evidemment, Shakespeare et Racine eurent là, dans ce genre de Christianisme-là, leur première conjonction, dont les qualités pittoresques et linguistiques de Victor Hugo firent un tel profit admirable. D’autres poètes, après ses contemporains ou immédiats, tels que Gautier et Musset, ou parallèles comme Alfred de Vigny et Lamartine, prédécesseurs qui ne voulurent passe reposer et qui firent si bien, ou postérieurs, tels Banville, Leconte de Lisle, Baudelaire, accentuèrent sans, néanmoins, la forcer, sa note superbe qu’ils transmirent aux Parnassiens, dignes et révérends continuateurs, qu’aujourd’hui des continuateurs d’eux-mêmes se montrent peutêtre bien impatients de ne continuer qu’en les reniant d’abord.

Ont-ils raison ou tort ? Ils ont tort, ou ils l’auraient, dans tous les cas. C’est ce que j’espère démontrer avec un peu de patience de la part de mes lecteurs et beaucoup de conscience de la mienne…