Œuvres posthumes (Verlaine)/Mon 18 mars 1874

Œuvres posthumesMesseinSecond volume (p. 165-169).

MON 18 MARS 1871

I

Ah ! ce 18 mars ! Ce jour-là nous, toute la littérature ou peu s’en faut d’alors, tout l’art, nous suivions le corbillard de Charles Hugo, son père en tête, bien accablé. Le cortège attendait à la gare d’Orléans, très nombreux et très mêlé aussi. Après que, pour ma part entre tant d’autres, j’eus eu présenté mes hommages de condoléance au bon vieux Maître qui, je m’en souviendrai toujours, me baisa de sa barbe déjà blanche et si douce ! nous nous mîmes en marche par un temps bis, mais en somme beau et qui avait été superbe dès l’aube.

J’étais, quant à ce qui me concerne, à côté d’Edmond de Goncourt, encore tout meurtri de la mort de son frère, mais littéraire, en outre, en diable. Témoin ce dialogue entre lui et moi qui admirais les belles barricades se dressant et d’où sortaient de naïfs gardes nationaux tambours battant, clairons sonnant, d’ailleurs, que peu militairement ! mais enfin !

Moi. — Ne trouvez-vous pas gentil ce peuple énervé par ce siège prussien, qui, ne comprenant rien à la poésie de Victor Hugo, mais le croyant peut-être, avec raison, son ami, fait à son fils de touchantes funérailles ?

Lui. — M. Thiers est un bien mauvais écrivain, bien mauvais, bien mauvais ; mais je doute fort que ces gens-là travaillent mieux que lui dans ce genre, — et du moins il représente l’ordre.

Le respect pour l’âge et le talent m’interdisaient de rétorquer l’argument, aussi bien, juste, mais mal sentimental. Donc je grommelai un peu, puis me tus.

Le cortège arriva péniblement, grâce à l’empressement gentiment indiscret de ces braves ouvriers déguisés en soldats bourgeois qui escortaient le mort à la façon qu’il eût fallu, mais enfin arriva au Père-Lachaise, où des discours — trop ! — furent prononcés, à travers les peurs des purs républicains déplorant la mort des deux « généraux » dans la rue des Rosiers, et la victoire définitive de la « Réaction ».

Une scène affreuse se passa. Le caveau patrimonial était trop étroit d’entrée pour le cercueil du pénultième descendant, et voici que les pioches et autres instruments procédèrent, avec un bruit retentissant aux cœurs de tous non sans pitié pour le grand poète, à quelque élargissement. Cela dura quelques minutes, trop, beaucoup trop longtemps ! Le corps, enfin, mis sur le corps des ancêtres, devant le père en larmes et presque en nerfs, on s’égailla…

Mais la scène, en dehors, s’était foncée, comme froncée en une vague colère et, en somme, quelque injustice. On en voulait surtout à ces malheureux « curés », — aussi à ces infortunés « capitulards » de généraux, victimes encore plutôt que coupables d’une organisation militaire fantaisiste et confiante à l’excès, sous l’égide d’un « tyran » presque regrettable aujourd’hui. Aussi, que de cris de : « Vive la République communaliste ! » furent proférés en ce premier jour de la Commune sur lequel je vais revenir.

II

Dès le matin, les affiches blanches, s’il vous plaît, du « Comité Central de la Garde Nationale » avaient averti la population parisienne de cette nouvelle victoire de la « vraie démocratie » : proclamations vraiment pas trop mal tournées, et signées — enfin ! — de noms absolument nouveaux, tels que Camélinat, etc. On y lisait des choses véritablement raisonnables à côté d’insanités presque réjouissantes. Pour mon compte, je fus emballé, tout jeune que j’étais pour ainsi dire encore et frais émoulu, entre des poèmes parnassiens, oh ! qu’impossibles ! des réunions publiques, si naïves d’ailleurs, des temps tout proches de l’Empire. Et puis c’était franc, nullement logomachique et d’une langue très suffisante’ dans l’espèce. Bref, j’approuvai, du fond de mes lectures révolutionnaires plutôt hébertistes et proudhoniennes, cette révolution tenant de Chaumette et de Babœuf et de Blanqui. Et puis, quelle réhabilitation de la Garde Nationale enfin sérieuse et redoutable après Daumier et tant de vaudevilles Louis-Philippe et faux-toupet !

C’est au moment où nous enterrions le pauvre Charles Hugo qu’avait lieu le drame de la rue des Rosiers. La triste nouvelle tintait déjà dans l’air assombri. En même temps, les barricades ébauchées le matin devenaient formidables, s’armaient de canons, de mitrailleuses, se hérissaient de baïonnettes au bout de fusils chargés. Les passants chuchotaient des paroles d’alarme et filaient vite. Les boutiques se fermaient et maints cafés n’étaient qu’entre-bâillés. Ça sentait la poudre et ça fleurait le sang. En même temps, des incidents comiques se produisaient. Pour ma part, j’assistais, non pas certes à la frousse, mais à l’indignation un peu puérile d’un de mes bons amis, poète du plus grand mérite. À propos du meurtre, évidemment déplorable (je le reconnais aujourd’hui), du général Lecomte et de Clément Thomas, ce ne fut pas une fois ni deux, mais cinquante, mais cent fois qu’il me répéta, alors que moi je trouvais tout ça, même la fusillade de Montmartre (horresco referens), très bien : « Mais c’est affreux ! mais c’est l’affaire Bréa ! mais, mais… »

Sans compter les grotesqueries de costume, les disparates d’uniformes et les commandements à rebours et les manœuvres à l’envers de cette garde nationale à peine dégrossie de l’atelier et du troquet. Et quelle emphase, du reste, gentille au fond, dans le langage de ces braves imbus de leurs bêtes et méchants journaux, mal digérés en sus !

La nuit tombe sur la ville haletante. On entend des crosses de fusil tombant sur le pavé… Parisiens, dormez !