Œuvres posthumes (Verlaine)/Lettre à Deschamps

Œuvres posthumesMesseinSecond volume (p. 180-181).


Mon cher Deschamps


En lisant dans votre dernier numéro le si éloquent article de Cladel, je me suis remémorè une visite à la tombe de Baudelaire que je fis, il y a cinq ans, en Compagnie de Charles Morice. J’étais allé au cimetière Montparnasse pour porter une couronne à une personne qui me fut quelque chose comme Maria Clemns fut à Edgar Poe. Ce devoir presque filial accompli, mon cher Morice et moi, nous nous enquîmes de la tombe de Baudelaire ; mais, comme je savais que le grand poète était inhumé dans la sépulture du général Aupick, nous n’eûmes pas à nous heurter à toutes les navrantes (et honteuses pour un pays) ignorances constatées par l’auteur d’Ompdrailles, et nous pûmes bientôt mélancholier et ratiociner devant la stèle mesquine sous quoi dort tant de gloire littéraire — et par surcroît, si l’on veut, militaire… et diplomatique !!

Bien des années auparavant, j’avais accompagné, moi tout jeune et tout rêveur, le cercueil de Baudelaire, depuis la maison de santé jusqu’à la nécropole, en passant par la toute petite église où fut dit un tout petit service d’après-midi. L’éditeur Lemerre et moi marchions les premiers derrière le corbillard que suivaient, parmi bien peu de gens, Louis Veuillot, Arsène Houssaye, Charles Asselineau et Théodore de Banville. Ces deux derniers prononcèrent quelques paroles d’adieu. Au moment où on descendait le cercueil dans le caveau, le ciel, qui avait menacé toute la journée, tonna, et une pluie diluvienne s’ensuivit. On remarqua beaucoup l’absence, à ces tristes obsèques, de Théophile Gautier, que le Maître avait tant aimé, et de M. Leconte de Lisle qui faisait profession d’être son ami, en dépit des relations, un peu ironiques de la part de Baudelaire, qui avaient existé entre le défunt et le barde créole. J’ai cru de quelque intérêt de vous envoyer ces notes qui ne me rajeunissent guère, bien que, je le répète, je fusse fort jeune à l’époque dont je parle. Faites de ma communication ce que vous voudrez, et vale.


Paris, 19 octobre 1890.