Œuvres posthumes (Verlaine)/A propos du dernier livre posthume de Victor Hugo

À PROPOS
DU DERNIER LIVRE POSTHUME
DE VICTOR HUGO

Suite[1].

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— « Je ne suis pas républicain parce que je n’ai aucun intérêt à ce que M. Ledru-Rollin paie ses dettes. »

Ces paroles que j’emprunte à Victor Hugo d’après Barbey d’Aurevilly, un contemporain qu’il n’y a nul motif de suspecter, étaient prononcées au lendemain de la révolution de 1848. Chacun sait que, pensionné sous la Restauration, le poète, après quelques velléités d’ opposition plus littéraire et dramaturgique[2] que politique, avait été élevé à la pairie par ce Louis-Philippe de qui il trace d’ailleurs un portrait si flatté dans Les Misérables.

De méchantes langues prétendent que sa brouille avec Napoléon III eut pour motif le refus par celui-ci de l’admettre dans ses Conseils en qualité de ministre de l’Instruction publique ; imputation dont il se défend comme un beau diable dans l’Histoire d’un Crime. D’autre part, j’ai lu, où donc cela ? que du temps de la place Royale (second séjour), un peu avant l’élection à la Présidence de Louis Bonaparte, celui-ci fréquentait chez le grand homme, où apparaissait, rayonnante de grâce, de pétulance et de beauté enflammée, Mlle Eugénie de Montijo qui chantait au poète, et j’imagine aussi au prince, des airs espagnols à tourner toutes les têtes. Celle du prince tourna pour de bon et l’incident est devenu de l’histoire brillante et cruelle. La tête du poète n’aurait pas été loin d’en faire autant, sans l’orgueil froissé, car la charmeresse n’avait pas tardé à ne plus dissimuler ses préférences pour l’héritier des César. Inde iræ. Bienheureuses colères, d’ailleurs, qui nous ont valu les Châtiments, livre de transition entre l’Hugo romantique un peu étriqué et l’Hugo débordant du second Empire et de cette troisième République, duquel livre superbe et détestable il va être reparlé incidemment.

J’ai passablement connu Victor Hugo. Les premières fois que je le vis, c’était sous l’Empire, à Bruxelles, dans le petit hôtel historique, par l’Année terrible, de la place des Barricades. J’allais assidûment chez lui, pendant le siège de Paris, hôtel de Rohan, et depuis rue de la Rochefoucauld. Des raisons à moi m’empêchèrent, par la suite, de continuer ces relations toutes bienveillantes de sa part, toutes respectueuses de l’autre, puis ma vie plus qu’accidentée m’éloigna définitivement de sa maison, devenue de moins en moins semblable à celle de Socrate. Mais ce que je sais de lui en fait de politique, ses propos spontanés et ses reparties sur ces matières me l’ont toujours donné comme un républicain très mauvais teint, du moins républicain au sens actuel, aristocratique un peu d’éducation, et de prétentions beaucoup, qu’il n’a jamais cessé d’être.

Ne l’ai-je pas entendu, en plein siège, devant un nombreux auditoire, dont je me souviens que faisaient partie Louis Blanc, entre autres célébrités de 48 un peu éteintes, et parmi les « jeunes » M. Edouard Lockroy, alors à ses débuts en politique, que le maître éduquait pour les choses parlementaires à venir, selon sa propre expression, « comme une matrone renseigne une nouvelle épousée », ne l’ai-je pas entendu dire de sa grosse voix sourde et fatiguée : « Je n’aime pas Gambetta. Je lui préfère de beaucoup Trochu. C’est un philosophe. C’est un sage. Vous verrez qu’après la guerre nous rentrerons, lui et moi, dans la vie privée. » Prédiction réalisée en ce qui concerne le général, d’ailleurs postérieurement égratigné dans l’Année terrible :

Participe passé de ce verbe, trop choir, etc.

N’est-ce pas encore lui qui s’écriait, moi et bien d’autres étant présents : « Ce Delescluze a bien fait de mourir. Je l’aurais mis dans les Nouveaux Châtiments. »

Et vingt et trente mots du même acabit qu’il me plaira peut-être un jour d’éditer, entre bien d’autres de toutes sortes.

Il est, me semble- t-il, très facile de conclure de tout ce qui précède que le républicanisme de Victor Hugo, tout extérieur, venu sur le tard et pour des causes relativement accessoires et contingentes, non par l’évolution lente et normale d’un esprit bien équilibré, en ce sens devait influer sur sa littérature, postérieure aux événements tant matériels que mentaux, déterminatifs de sa seconde manière.

En effet, l’éloquence j’ose dire concentrée, laconique quoique prolixe en apparence, par exemple, du fameux monologue d’Hernani, presque tout en petites phrases, celle de la non moins célèbre apostrophe de Ruy Blas aux ministres, pleine de faits pittoresques qui font saillie et ponctuent nettement, on dirait sèchement, la période, les discours trop longs, mais encore mesurés, dans les Burgraves, l’abondance sobre et pondérée des plus beaux poèmes contenus aux Feuilles d’automne et recueils de la même venue, font place, dès les Châtiments, à ces interminables déclamations ronronnantes où la phrase s’énerve dans l’éternité, dans la sempiternité de la virgule, où le sens s’évapore pour ainsi dire, s’affadit et tourne à rien parmi le bourdonnement des mots et des mots encore, dont la surabondance même détruit le relief et trouble la saveur. Déclamations de tribun bourgeois faisant le populaire, qui se souvient de ses humanités beaucoup trop dans l’espèce, et de littérateur qui est à cent mille lieues d’assez oublier qu’il a trempé dans le mélodrame — mais pas convaicu, pas convaincu pour un rouge liard ! Les beautés mêmes que rien ne peut empêcher d’y être semées à profusion jurent dans la prose et dans les vers du « républicain ennemi des roses »[3] que sont en général les adeptes de l’actuelle démocratie et qui veut inconsciemment passer pour être l’auteur de la Légende des Siècles, de la Chanson des rues et des bois, des Misérables et de tant de chefs-d’œuvre incomplets — quoi qu’il en ait et quels que soient les sujets qu’il traite, Moyen Age, bibliques, mythologiques, ou mahométans. Les détails, si importants, dans cet art enfantin et géant, à force d’être énormes paraissent gros tout simplement ou émoussent par la multiplicité, enfin le style général, empreint de la décoction, pour ainsi parler, des idées vulgaires empruntées, se banalise tout en restant encore assez noblement grandiloquent, mais, hélas ! plus de cette ronde et lourde et riche comme brocart grandiloquence d’antan !

Relisez les si fastidieuses énumérations stellaires ès certaines pièces affreusement longues et terriblement tautologiques des rrContemplationsrr, les nomenclatures, parfois très amusantes, mais que tumultuaires, qui encombrent les trois Légendes et les Quatre Vents de l’Esprit, les filandreux, pour trop d’effort trop visible, boniments d’Ursus et les tonitruamment (thunderly) fades calembours de l’insupportable Tholomyès, et comparez avec, pour prendre au hasard, le petit Jehan Frollo et ses gamines prosopopées, si piquantes, si raccrocheuses de l’attention, et le dénombrement comme, et mieux que, pictural, de la flotte turque dans le Navarin des Orientales, et cette précision extraordinaire des moindres tirades si nourries de drame et d’action illustrant tout particulièrement le théâtre en prose. Quelle déchéance bone deus ! n’est-ce pas ?

De plus, un avachissement, le mot est lâché, tant pis et tant mieux ! un veule, flasque, lamentable et piteux avachissement sévit sans conteste sur les poèmes et les romans de la dernière période. Jamais, pour ne rester que dans un seul ordre d’idées, Saint-Vallier, Ruy Gomez, le vieux Job, ni tel père noble d’avant les Châtiments n’eussent oublié leur dignité, la dignité qu’il faut garder jalousement, après tout, dans la langue des dieux et des lettrés, jusqu’à proférer ces geintes mises de façon si malencontreuse dans la bouche de fer, dans ce que Flaubert eût appelé « le gueuloir » d’un chevalier, d’un prince du XIIIe siècle :

« M’avoir assassiné ce petit être là !
« C’est horrible d’avoir à se mettre cela
« Dans la tête… »


Je me rappelle avoir, étant tout novice, écrit dans un taquin petit journal d’adolescents, l’Art (Lemerre, 1866), à propos justement de ces vers un peu gâteux, tout de même, on en conviendra, quelques lignes sincères qui m’attirèrent, lors de ma première « audience » place des Barricades, même année, de très courtois, mais je ne crus pas trop flatteur pour ma jeune vanité de croire irrités, reproches du Maître, jaloux de revendiquer le passage, objet de ma critique, comme très bon et bien voulu. C’était son droit, mais m’est avis qu’il ne l’eût pas revendiqué et encore moins voulu vingt ans plutôt.

Tant d’exemples encore qu’il serait douloureux d’ajouter.

Conclusion.

Talent énorme (c’est le mot) manifesté dès l’aurore, persistant jusque dans les suprêmes efforts contre la sénilité. Génie incontestable, éclatant fréquemment surtout vers le milieu de l’œuvre, des pages comme Gastibelza, superbe cri de jalousie quasi bastiale dans quel sinistrement voluptueux paysage ! comme Olympio, prodigieux, prestigieux d’orgueil, comme l’Expiation (bien qu’inférieure écriturement parlant au Feu du Ciel (Orientales), prototype), comme l’incomparable Tempête sous un Crâne, honneur de toute une littérature, a dit Baudelaire, mieux. Esprit d’homme de lettres, idées moyennes, sensations cordiales bourgeoises — nul plus mauvais « chantre » de l’amour. Médiocre pamphlétaire en prose, fort-en-gueule seulement satirique politique et littéraire, une érudition de livres dépareillés (suivant son aveu à votre serviteur). Extraordinaire deux fois décadence, assimilable à aucune comme chute terrible et magnifique, au point qu’on est tenté de lui appliquer le premier vers de la Fin de Satan :


« Depuis quatre mille ans il tombait, »


que la postérité peut-être la plus lointaine redira en parlant de lui, comme aussi sa gloire peut sombrer sous nos yeux, et à coup sûr s’éclipsera pour un temps comme nous la voyons commencera le faire.

Mais, en somme, quelle grande figure et qu’avec tous ses défauts, c’est encore, avec Lamartine incomparablement plus poète, certes, niais infiniment moins artiste, le Maître !

  1. On a lu, dans le premier Tome des Œuvres Posthumes de Paul Verlaine, les premières pages de cette Étude, dont nous avons retrouvé, depuis la publication de ce Tome, les pages que nous donnons ici.
    (Note de l’éditeur).
  2. Ce recueil paraîtra-t-il jamais ? Je sais par le regretté Jules Tellier qui a eu en main toute l’œuvre posthume d’Hugo, qu’il existe entièrement fini. J’en connais même des vers, et non des moins intéressants, que mon pauvre ami m’avait communiqués verbalement, en grande quantité, grâce à sa prodigieuse mémoire.
  3. Se reporter plus particulièrement aux débats judiciaires à propos de l’interdiction du Roi s’amuse.