Œuvres posthumes (Musset)/Notice sur Alfred de Musset

Œuvres posthumesCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset. Tome X (p. 1-51).


NOTICE
SUR
ALFRED DE MUSSET


Tous les nobiliaires de France font mention de la famille de Musset, ce qui me dispense de reproduire ici la généalogie du poète qui a illustré ce nom. Cependant je remarque sur la liste de ses ancêtres un personnage assez curieux : c’est un certain Colin de Musset, qui était poète, musicien, joueur de viole très habile et ami du célèbre Thibaut, comte de Champagne et roi de Navarre. Colin de Musset composait de la musique sur les poésies de ce prince et sur les siennes. Il fallait que sa réputation fût grande, puisque les sculpteurs chargés d’orner le portail de Saint-Julien-des-Ménestrels, à Paris, y placèrent sa statue et celle de sa femme, qui apparemment cultivait aussi la musique.

Mais nous n’avons pas besoin de remonter jusqu’au temps de la reine Blanche pour chercher l’instinct de la poésie et le goût des lettres parmi les ascendants d’Alfred de Musset ; nous les trouverons au premier et au second degré. Son grand-père maternel, M. Guyot-Desherbiers, savant jurisconsulte, se reposait de ses travaux sérieux en composant des vers remarquables par des qualités originales. En 1771, il écrivit une satire contre le chancelier Maupeou, intitulée les Chancelières, et qui fit beaucoup de bruit. Il commença un poème des Heures qu’il n’acheva point, parce qu’il s’ennuya du genre didactique. Il aimait à se créer des difficultés d’exécution, telles que rimes redoublées, refrains ou triolets. Ses petits-enfants ont conservé le seul ouvrage complet qu’ait produit sa muse fantasque : c’est un poème intitulé les Chats, et dans lequel les vertus de cet animal domestique sont célébrées avec une grâce et des frais d’imagination qu’on regrette de voir dépensés pour un sujet si frivole. Le premier chant est à trois rimes seulement ; malgré les entraves de cette espèce de gageure, les vers ne contiennent pas de chevilles, et le naturel n’y est point sacrifié. Les chants qui suivent sont consacrés au chat de la Nature, à celui de la Fable et à celui de l’Histoire. Lorsqu’il eut copié de sa main tout ce poème sur parchemin, M. Desherbiers crut avoir assez fait pour assurer la durée de son œuvre et ne songea point à la livrer aux imprimeurs ; mais il employa dix ans de sa vie à en faire un second exemplaire bien plus curieux. Il ajouta au texte tant de notes que le petit volume sur parchemin finit par engendrer un in-folio de six cents pages, qui devint avec le temps un travail d’érudition, puis il le relia lui même, et il composa ainsi un monument de patience, de savoir et de fantaisie. M. Sainte-Beuve, qui possède mieux que personne le talent de définir par des images, ayant trouvé, un jour, ce gros volume sur la table d’Alfred de Musset, dit, après en avoir lu quelques pages : « La science et l’imagination de votre grand-père sont comme un cadenas à lettres qui ne s’ouvre qu’au mot chat[1]. »

M. Guyot-Desherbiers, chef de la division de législation civile au ministère de la justice, pendant le Directoire, membre du conseil des Cinq-Cents et de celui des Anciens, était un homme de mœurs simples, d’un caractère antique, singulièrement désintéressé, d’un esprit charmant et d’une gaieté inaltérable. Après le 18 brumaire, il vécut dans la retraite. Il mourut en 1828, âgé de plus de quatre-vingts ans. Son fils et ses deux filles avaient hérité de son esprit et de sa gaieté. C’est l’aînée de ces deux filles qui devait donner la vie à un grand poète.

Victor-Donatien de Musset, père d’Alfred, fit ses études au collège militaire de Vendôme. — Sa famille demeurait depuis fort longtemps aux environs de cette ville. — Pendant les guerres de la Révolution, il s’attacha au général de Marescot, premier inspecteur du génie. Il rédigea plusieurs rapports et relations de sièges qui furent remarqués du Premier Consul. En 1806, nommé chef de bureau du comité central du génie, il occupa cette position jusqu’en 1811 et passa ensuite au ministère de l’intérieur sous M. de Montalivet. Destitué, en 1818, par M. Lainé comme libéral, il ne rentra dans la carrière administrative que dix ans plus tard, sous le ministère Martignac. Pendant ces dix ans, il se livra exclusivement à la littérature qu’il avait toujours cultivée. Ses connaissances spéciales dans l’art du génie et des fortifications le désignèrent aux éditeurs de la Biographie universelle pour écrire, dans ce grand ouvrage, les articles sur Vauban et quelques autres célébrités militaires. Avant sa destitution, il avait déjà publié divers travaux historiques. Son ouvrage le plus connu est l’Histoire de la vie et des ouvrages de J.-J. Rousseau, où il défendit avec succès la réputation du philosophe de Genève contre les attaques perfides de Grimm et de madame d’Épinay. Cette généreuse entreprise l’entraîna dans une discussion publique avec quelques journaux ; le défenseur de Jean-Jacques s’en tira avec les honneurs de la guerre.

À la prière de sa sœur, qui était chanoinesse, ci-devant pensionnaire de Saint-Cyr et imbue de préjugés aristocratiques, Victor de Musset modifia son nom pour signer ses travaux littéraires. Il supprima la particule et ajouta par un trait d’union au nom de Musset celui d’une ancienne propriété de famille. Pour son éditeur et pour ses lecteurs, il s’appela Musset-Pathay[2]. Plus tard, lorsque la mode vint d’usurper des noms et des titres et que la seule punition des usurpateurs fut le ridicule, cette moitié de pseudonyme eut l’inconvénient de faire beau jeu à la malveillance. Au moment de l’apparition des Contes d’Espagne et d’Italie, Alfred de Musset fut accusé de se donner des airs de gentilhomme et de ne pas vouloir porter son véritable nom. Il ne répondit pas à cette accusation par respect pour son père, et quand elle arrivait jusqu’à ses oreilles, il se bornait à dire tout bas « On ne devrait jamais endommager son fief. »

Mais il a péché lui-même par trop de modestie, et endommagé un fief bien plus beau, à mon sens, le jour qu’il a dit :

Mes premiers vers sont d’un enfant,
Les seconds d’un adolescent,
Les derniers à peine d’un homme.

Car, au contraire, si l’on consulte l’âge qu’il avait en écrivant ses poésies, on s’étonne de trouver toujours la maturité de son esprit en disproportion évidente avec le chiffre de ses années.

Comme son beau-père M. Guyot-Desherbiers, Victor de Musset faisait des vers pour son amusement. Il excellait surtout dans le genre burlesque. Il avait le tour d’esprit gai, la repartie prompte, et il savait quantité d’anecdotes qu’il racontait à merveille. Mais la plus précieuse de ses qualités était une chaleur de cœur qui l’a fait aimer de tous ceux qui l’ont connu ; aussi lorsqu’il rechercha la fille aînée de M. Desherbiers vit-il sa demande accueillie avec joie par toute la famille.

Un de ses amis, nommé Dufaut, peintre médiocre sorti de l’atelier de David, mais assez bon dessinateur, montra un jour un portrait au crayon noir de Victor de Musset au docteur Spurzheim en lui demandant ce qu’il pensait du modèle. Le célèbre phrénologue écrivit ces mots au bas du dessin « Bonum facile crederem, doctum libenter. » (Aisément je le croirais bon, et volontiers savant.)

Alfred de Musset, né à Paris, le 11 décembre 1810, appartient à cette génération ardente et passionnée dont il a observé et décrit les souffrances morales. Sa naissance fut fêtée, dans sa famille, avec moins de bruit, mais avec autant de joie que celle du Roi de Rome, qui vint au monde peu de temps après lui. Les premiers canons qu’il put entendre étaient ceux des réjouissances publiques ; mais, bientôt après, on ne parla plus autour de lui que des désastres de nos armées et des malheurs de la France. La précocité de son intelligence et les larmes de sa mère lui firent comprendre la grandeur de ces événements, et sa sensibilité naturelle, développée par les premières impressions de son enfance, devint excessive.

À l’âge de trois ans, le futur auteur des Nuits était d’une beauté qui attirait partout l’attention. Un peintre flamand nommé Van Brée demanda instamment à faire son portrait. Le bambin est représenté assis au bord d’un ruisseau, les pieds dans l’eau, les mains appuyées sur sa poitrine, retenant sa petite chemise qui va tomber sur ses genoux. À côté de lui est une vieille épée qu’il voulut avoir à portée de son bras pour se défendre contre les grenouilles. Girodet, qui arriva par hasard un matin dans l’atelier du peintre, trouva le portrait fort joli, et admira beaucoup le modèle[3].

Tant qu’il resta sous l’aile maternelle, — et il y demeura très longtemps, — Alfred de Musset eut pour sa mère une soumission extrême. Il craignait par dessus tout de lui déplaire ou de l’affliger. Notre père, qui était la bonté même, très occupé par ses emplois et par ses travaux littéraires, laissait à sa femme, dont il appréciait le rare mérite, une autorité absolue sur les enfants. Les courts instants qu’il pouvait nous donner étaient des récréations, pour lui comme pour nous, et, s’il eût été roi de France, les envoyés des grandes puissances auraient pu le surprendre dans l’attitude où Henri IV fut trouvé, portant ses enfants sur son dos. Cet excellent père préférait la persuasion aux réprimandes. À l’appui de ses leçons de morale, il nous racontait des historiettes amusantes. Il se plaisait à raisonner avec nous, et nous invitait même à lui faire des objections, puis il se moquait de nous quand nos raisonnements ne valaient rien, ce qui arrivait souvent. Notre mère, au contraire, usait de son autorité et se faisait obéir d’un mot ou d’un simple geste. Quand nous avions commis quelque faute, ses reproches étaient d’une éloquence qui nous inspirait plus de terreur que les punitions. Du reste, Alfred était bien l’enfant le plus aimable et le plus sincère du monde, incapable, non seulement de faire un mensonge, mais même une réponse évasive, toujours pressé d’ouvrir son cœur, confiant jusqu’à la crédulité, racontant sa joie ou ses peines avec des mouvements oratoires et des expressions pittoresques au-dessus de son âge, et témoignant ses sympathies avec des effusions charmantes.

On lui faisait apprendre des fables, comme à tous les enfants ; il les récitait sans la moindre timidité, après quoi il courait embrasser tous les assistants et retournait à ses jeux. Il eût aussi bien récité devant cent personnes, pourvu que sa mère l’eût encouragé du regard. Au collège, il perdit cette assurance par excès d’émulation et par crainte de ne pas réussir ; mais il ne fallut pas moins que les dures leçons de l’expérience pour modérer sa disposition naturelle à la confiance et à la crédulité. Son éducation fut commencée par un précepteur nommé Bouvrain jeune, et continuée, pendant les années 1818 et 1819, par M. Bouvrain aîné, qui avait le bon esprit d’enseigner à ses élèves plusieurs choses à la fois, entre autres la langue italienne qu’il parlait très purement[4]. À l’âge de neuf ans, lorsqu’il se présenta comme externe au collège Henri IV, Alfred de Musset se trouva à la fois le plus jeune et l’un des plus forts de la classe de sixième. Jusqu’à la fin de ses études, il obtint les meilleures places et des prix à toutes les distributions. Son dernier succès, et le plus éclatant, fut un prix de dissertation latine, en philosophie, au concours général de 1827. Il avait eu pour rival et souvent pour voisin au banc d’honneur le duc de Chartres, qui l’invitait à venir passer les dimanches au château de Neuilly, avec d’autres écoliers. Toute la famille d’Orléans lui témoigna de l’intérêt, et l’aîné des jeunes princes honora son condisciple d’une amitié à laquelle tous deux restèrent fidèles.

Parmi ses camarades de classe, Alfred avait encore pour ami Paul Foucher, élève externe comme lui. Une communauté de goûts les rapprocha l’un de l’autre : ils étaient pris d’une véritable rage de lecture et de spectacle. Aussi souvent que leurs parents le permettaient, ils allaient ensemble au parterre de la Comédie-Française ou de l’Odéon. Bientôt ils surent par cœur des fragments de pièces qu’ils récitaient sous les arbres du Luxembourg, en revenant du collège. Ils se racontaient les drames des théâtres étrangers et les ouvrages des auteurs contemporains qu’ils avaient lus séparément, fruits défendus au collège, mais non à la maison paternelle. D’ailleurs, ils ne se contentaient pas de lire et de connaître, ils voulaient aussi juger et discutaient ensemble comme de petits casuistes. Grâce à cette seconde éducation buissonnière, ils se trouvèrent, à dix-sept ans, en état de prendre part à la guerre littéraire commencée par madame de Staël et qui, après quelques années de trêve, se réveillait avec plus de vivacité que jamais. Paul Foucher, beau-frère de M. Victor Hugo, introduisit son camarade dans le cénacle où se réunissait tout l’état-major de l’école romantique. Alfred de Musset fut accueilli par M. Hugo comme s’il eût été de la famille. On le retenait souvent à dîner : il était de ces promenades où l’on allait assister au coucher de Phébus le blond. Cette intimité n’a pas duré moins de quatre ans, et malgré les dissentiments littéraires, le souvenir en resta toujours cher au plus jeune des deux poètes ; il a pu manquer à la discipline, que son génie indépendant ne lui permettait plus de subir, mais jamais à l’amitié.

Comme son père ne le pressait pas de choisir une carrière, Alfred de Musset profita de la liberté qu’on lui laissait pour essayer de plusieurs études à la fois. Il suivit un cours de droit et un cours d’anatomie, prit des leçons de dessin et de peinture dans un atelier, étudia la musique, le piano, la langue anglaise, et se fortifia l’esprit par de bonnes lectures. Au bout d’un an, lorsque son père l’interrogea sur ses intentions, il avoua, avec une grande humilité, qu’il n’avait de goût pour aucune profession, et qu’il ne se sentait réellement attiré que par des choses qui ne pouvaient le mener à rien, c’est-à-dire par les arts et la poésie. Son père, peu satisfait de cette réponse, le força d’entrer comme expéditionnaire dans une maison de banque ; le pauvre garçon se résigna, non sans chagrin, à faire le sacrifice de sa liberté ; mais ce ne fut pas pour longtemps : son père ne tarda pas à reconnaître en lui un poète et ne chercha plus à le détourner de sa vocation.

Pendant ces petits débats de famille, Alfred de Musset consacrait toutes ses soirées aux conversations du Cénacle. Après avoir rempli le rôle d’auditeur, après avoir écouté beaucoup de sonnets et de ballades, il eut l’envie de composer à son tour des ballades et des sonnets. Son premier ouvrage de longue haleine fut Don Paez. M. Antony Deschamps voulut donner une soirée pour en écouter la première lecture solennelle. Depuis sa sortie du collège, l’écolier s’était transformé en dandy ; il arriva vêtu à la dernière mode, portant manchettes retroussées et chapeau à la d’Orsay. L’auditoire était chaleureux et passionné. Don Paez produisit un effet immense, comme nous disions alors. Au moment où le poète récita ce vers :

Un dragon jaune et bleu qui dormait dans du foin,


il fut interrompu par des cris d’enthousiasme. Les mêmes applaudissements frénétiques éclataient toujours à ce couplet du Lever :

Vois tes piqueurs alertes,
Et sur leurs manches vertes
Les pieds noirs des faucons.

En songeant aux transports que ces vers excitaient, je m’étonne encore de la forte dose de bon sens que le jeune poète avait reçue du ciel, car il ne se laissa pas enivrer par ce grand succès. Au point où nous en sommes de ses débuts, on demandait le Dragon jaune et bleu et les Manchettes vertes comme on demande un morceau de musique qu’on ne se lasse pas d’entendre. Cependant, à ces premières lectures se trouvait quelquefois un jeune homme d’une figure douce et grave, nommé George Farcy, un peu rebelle aux exagérations de la nouvelle école, et qui remarqua dans ces poésies d’autres beautés que celles des effets de couleur[5]. M. Prosper Mérimée fit aussi à l’auteur de Don Paez des compliments plus calmes, mais non moins sincères que ceux de la phalange militante. Le bon Nodier, qui se prit d’une tendresse vraiment paternelle pour Alfred de Musset, démêla tout ce que ce jeune écolier déguisait de raison et de génie sous ses airs évaporés. Il comprit que l’auteur de l’Andalouse ne faisait encore qu’essayer ses ailes, et il l’attendait, disait-il, au jour où l’enfant deviendrait homme, c’est-à-dire poète par le cœur. Nodier voyait très clair : Alfred de Musset ne s’est séparé de l’école romantique qu’en 1833 ; mais dès l’année 1829, il murmurait déjà contre les fantaisies qu’on y prétendait ériger en doctrines, et particulièrement contre l’abus des rimes riches. Souvent, en revenant de quelque séance de lecture, il disait : « Je ne comprends pas que, pour faire un vers, on s’amuse à commencer par la fin, en remontant le courant, tant bien que mal, de la dernière syllabe à la première, autrement dit de la rime à la raison, au lieu de descendre naturellement de la pensée à la rime. Ce sont là des jeux d’esprit avec lesquels on s’accoutume à voir dans les mots autre chose que les symboles des idées. »

En dehors du Cénacle, l’auteur de Don Paez avait quelques admirateurs qui portaient de lui le même jugement que Charles Nodier : c’était son ami Alfred Tattet, Édouard Bocher, Ulric Guttinguer. Ce dernier l’emmena ; au mois de juillet 1829, en Normandie, et ils visitèrent ensemble le Havre et ses environs.

Les salons d’Achille Devéria et de Charles Nodier étaient des lieux de réunion où se trouvaient les membres du Cénacle. La controverse littéraire n’y régnait pas exclusivement ; on y dansait, et parfois jusqu’au jour, car il y venait un essaim de jeunes filles. À l’une de ces soirées, M. Sainte-Beuve, en voyant l’auteur de Don Paez valser avec une ardeur juvénile, conçut l’idée de lui dédier une pièce de vers intitulée le Bal, qui est une des plus remarquables des poésies de Joseph Delorme.

À la fin de l’année 1829, lorsqu’il eut ajouté aux morceaux connus de ses amis le poème inédit de Mardoche, Alfred de Musset en composa un volume qui fut publié par l’éditeur romantique Urbain Canel[6]. À la lecture de ces poésies si délurées : Don Paez, Portia, les Marrons du feu, les gens sévères froncèrent le sourcil : « Se peut-il, disait-on, qu’un jeune homme de dix-neuf ans soit déjà revenu de tout ? » — Il aurait pu répondre, comme Fantasio, que pour être revenu de tout il faut avoir été dans bien des endroits ; et où donc aurait-il pu aller, qu’aurait-il pu voir et connaître, sorti des bancs du collège depuis deux ans, la tête encore pleine des leçons de ses maîtres, anciens et nouveaux, la bourse peu garnie, comme tous les enfants de son âge, logé dans le même appartement que sa mère, et contenu par la tendresse et l’autorité de ses parents ? Non, il ne savait rien encore de la vie, ou du moins fort peu de chose. Ces passions andalouses n’étaient que des rêves d’adolescent, ces airs cavaliers et railleurs n’étaient qu’une contenance, et cette rouerie une licence poétique ; tout cela n’existait que dans sa tête, et les femmes, plus clairvoyantes que les pédants, sentaient bien que c’étaient là précisément des preuves d’innocence et de naïveté. Quant à la critique, le grand reproche qu’elle adressa à ces poésies qui faisaient tant de bruit, ce fut de manquer d’originalité. S’il était vrai que cette qualité leur eût manqué, il faudrait donc qu’elle leur fût venue, car je ne crois pas que jamais vers aient été plus souvent ni plus servilement copiés ; et aujourd’hui, si l’imitation de Don Paez et de Mardoche n’est plus l’écueil où l’on voit échouer les embarcations des débutants, c’est qu’ils préfèrent, non pas imiter, — ce serait trop peu dire, — mais refaire mot à mot Rolla, ou les stances à la Malibran.

Lorsqu’il avait inséré la Ballade à la Lune parmi ses premières poésies, Alfred de Musset ne s’était guère douté de l’effet que produirait ce morceau ; l’idée ne lui était pas venue qu’un tel badinage eût besoin d’une explication, ni qu’on pût y voir autre chose qu’une parodie. Quelques esprits obtus s’y trompèrent cependant. Le jour de la première représentation du Misanthrope, lorsque le public commit la faute d’applaudir le sonnet prétentieux d’Oronte, il comprit aussitôt son erreur ; mais Alfred de Musset, moins heureux que Molière, eut bien de la peine à faire revenir de leur méprise les lecteurs inattentifs. Il eut beau s’expliquer dans les Pensées de Raphaël, ceux qui avaient pris au sérieux la Ballade à la Lune persistèrent pendant bien des années dans leurs préventions contre l’auteur.

Le poète blondin des Contes d’Espagne et d’Italie n’en fut pas moins recherché dans les salons de Paris avec un empressement et une curiosité qu’on ne saurait imaginer. C’est alors qu’il commença d’acquérir de l’expérience. On ne me croirait pas si je disais quelles satisfactions d’amour-propre vinrent au-devant de lui et jusqu’où il fut mené par le tourbillon du succès. L’hypocrisie n’était pas plus de mise alors pour un jeune poète que pour ses lectrices. On peut reprocher à la littérature de 1830 quelques défauts ; mais on ne peut nier qu’elle ait eu le mérite de la sincérité, qualité virile, sans laquelle le génie lui-même ne donne que des fruits avortés.

Dans l’école d’où sortaient les Contes d’Espagne et d’Italie, on se piquait non seulement de franchise, mais de témérité. L’auteur passa pour le romantique le plus entêté de la phalange, au moment où ses idées commençaient à se modifier. Quelques hommes témoins de ses succès l’accusèrent de fatuité, quelques-uns prirent pour de l’orgueil le malaise que lui causaient les compliments à brûle-pourpoint ; mais ceux qui l’ont connu savent bien qu’il n’y eut jamais de garçon plus modeste, plus empressé à rendre justice aux autres et à jouir de leur esprit.

Les divers malentendus que nous venons d’indiquer et qui existaient tacitement entre une partie du public et l’auteur de la Ballade à la Lune devaient lui être funestes à la première occasion où il aurait affaire au parterre d’un théâtre. Il l’apprit à ses dépens, lorsqu’il eut l’imprudence de donner la Nuit vénitienne aux artistes de l’Odéon. La pièce, représentée le 1er décembre 1830, fut sifflée dès la première scène et retirée par l’auteur sans avoir été entendue. Alfred de Musset se tenait déjà pour dit que le public des théâtres ne voulait point de ses ouvrages ; cependant, M. Harel, directeur de l’Odéon, accourut chez lui pour l’engager à tenter une nouvelle épreuve et à écrire une autre comédie, jurant ses grands dieux que celle-là serait applaudie. L’auteur de la Nuit vénitienne écrivit, en effet, le plan d’une nouvelle pièce qu’il envoya au directeur de l’Odéon, persuadé que M. Harel reculerait devant l’épreuve de la revanche. Il ne se trompait pas : M. Harel, qui ne s’attendait pas à être pris au mot, serra le plan dans un carton, et n’en reparla jamais[7].

Pour se consoler de cet échec, Alfred revint à la poésie lyrique. La Revue de Paris publia plusieurs morceaux de lui qui annonçaient déjà un changement complet dans sa manière de versifier. C’est dans le même temps qu’il composa le poème du Saule, dont voici l’historique : Alfred reçut, un matin, la visite d’un camarade de collège nommé Astoin, du même âge que lui et dont il avait conservé de bons souvenirs. Ce jeune homme désirait se faire éditeur ; il venait demander à l’auteur des Contes d’Espagne et d’Italie une pièce de vers pour un recueil de morceaux inédits. Alfred de Musset ne savait pas refuser un service. Il donna un fragment du Saule qu’il venait de terminer. Le recueil parut en janvier 1831 sous ce titre : Keepsake américain, morceaux choisis de littérature contemporaine (New-York, Philadelphie, Paris) ; c’est un petit volume de 362 pages. Astoin était un éditeur novice et sans clientèle ; cette publication ne fut point remarquée, en sorte que le Saule se trouvait inutilement défloré. Alfred de Musset se repentit de sa prodigalité. Ce poème contenait des beautés d’un genre nouveau pour lui et dont il eût souhaité de voir l’effet sur le public. Plus tard, lorsque M. Buloz vint lui demander sa collaboration, la Revue des Deux Mondes ne devant offrir à ses lecteurs que des ouvrages inédits, le Saule ne pouvait plus y être inséré. Enfin, en 1835, Alfred voulut traiter le même sujet dans un cadre moins étendu et le réduisit aux proportions d’une simple élégie, ce qui explique pourquoi quelques vers du Saule sont répétés dans Lucie. C’est encore pour la même raison que Bernerette chanta au milieu des bois de Montmorency l’invocation à l’étoile du soir, qui se trouve dans le Saule, et, à vrai dire, c’était de la poésie d’un ordre bien élevé pour cette pauvre fille. Considérant son poème comme noyé à tout jamais, Alfred saisit ces deux occasions d’en sauver quelques débris. Mais, longtemps après, lorsque tous ses ouvrages furent réimprimés, il réunit le Saule aux autres poésies et le publia en entier sans s’inquiéter des passages répétés.

Pendant les premiers mois de l’année 1831, à la sollicitation de Jacques Coste, directeur du Temps, Alfred de Musset écrivit quelques articles de critique et de fantaisie pour ce journal[8]. Tour à tour laborieux et dissipé, il travaillait avec une ardeur incroyable, pourvu que rien ne vînt le distraire ; car une fois le travail achevé ou interrompu, le poète redevenait dandy. Ses amis, plus riches que lui, l’enlevaient trop souvent à ses livres. D’ailleurs, il ne se cachait pas de ses goûts aristocratiques. Tous les endroits consacrés à la fashion exerçaient sur lui un attrait irrésistible. C’était l’Opéra, où il avait ses entrées, le Théâtre-Italien, le boulevard de Gand, le Café de Paris, où se réunissaient des hommes fort distingués, mais sans autre lien entre eux que celui de l’habitude. On jouait gros jeu ; on faisait des parties de plaisir d’une durée illimitée, des gageures insensées dont il fallait remplir les conditions à la rigueur, dût-on s’y casser le cou. — La devise de l’endroit était : Pas de quartier ! — Un soir on apprit qu’un des habitués de la réunion ne viendrait plus. Le bruit courut qu’il avait pris avec lui-même l’engagement de se brûler la cervelle le jour où il aurait perdu ou dépensé son dernier louis, et que, ce moment venu, il s’était tenu parole avec un sang-froid et un courage dignes d’une action meilleure. Ce lugubre épisode ne fut pas étranger à la conception de Rolla. Pour se mouvoir à l’aise sur un terrain si dangereux, il ne suffisait pas d’un habit à la mode ; il fallait encore que la poche fût bien garnie, et quand ce lest indispensable lui manquait, le jeune dandy avait, par bonheur, assez de raison pour retourner au travail[9].

En 1833, Alfred de Musset perdit son père. Cet événement marqua dans sa vie comme une grande division et changea le cours de ses idées. Il voulut tenter un effort pour conquérir une position nouvelle. Son talent avait mûri et il s’était fait une poétique bien différente de celle des Contes d’Espagne. Il écrivit trois poèmes de genres très divers : la Coupe et les Lèvres, À quoi rêvent les jeunes filles et Namouna. Ces trois ouvrages composèrent un volume qui parut en janvier 1883, sous ce titre : un Spectacle dans un fauteuil. De ce moment date sa séparation de l’école romantique. — Plus de soirées triomphales ! plus de cris d’enthousiasme ! — Mais il se consola en pensant qu’il serait aussi sevré de discussions stériles : « L’esprit de controverse, disait-il, ressemble à Messaline ; il se fatigue sans jamais se rassasier. Assez longtemps j’ai épilogué sur des livres, puis sur des pages, puis sur des périodes, puis sur des épithètes, puis sur une rime, puis sur la virgule d’une césure. Assez longtemps j’ai joué avec les mots. Je désire maintenant sentir, penser et exprimer librement, sans subir la règle d’aucun ordre et sans dépendre d’aucune église. »

Cette indépendance souleva de grandes colères. Alfred de Musset devint un déserteur, un transfuge. C’étaient là de bien gros mots appliqués à un jeune homme, parce qu’il ne voulait plus briser ses vers et qu’il reconnaissait quelque mérite à la poésie de Racine. N’était-ce pas aussi une prétention bien grande, de la part des fondateurs d’une école littéraire, que celle de faire de leurs systèmes des dogmes et des articles de foi auxquels il fallait demeurer attaché jusqu’à la mort, comme s’il se fût agi de l’Eucharistie et de la présence réelle ?

Peu de temps après la publication de ses nouvelles poésies, M. Buloz vint s’assurer la collaboration de l’auteur, et cette visite fut le commencement de relations que la mort seule interrompit. Le premier travail d’Alfred de Musset que la Revue des Deux Mondes ait offert à ses lecteurs est André del Sarto. Quoi qu’on en puisse dire, un spectacle dans un fauteuil n’est point un spectacle ; tout ouvrage dramatique a besoin du prestige de la scène, et de l’interprétation des comédiens. Si ce beau drame, au lieu de rester pendant dix-huit ans dans les brochures et les livres, fût arrivé au théâtre en 1833, et que le premier rôle eût été rempli par Frédérick Lemaître, qui était alors dans toute la force de son talent, le public y aurait trouvé des jouissances qui ne lui seront pas données de longtemps. On ne connaîtra tout l’effet que ce drame peut produire au théâtre que le jour où le rôle d’André sera joué par un grand acteur.

La comédie des Caprices de Marianne suivit de très près André del Sarto, et trois mois plus tard, le 15 août 1833, parut Rolla. Stendhal admirait particulièrement ce poème. « Il y avait, disait-il un jour à Alfred de Musset, une lacune dans la littérature française. Il nous manquait un équivalent de ce Faust et de ce Mandred dont l’Allemagne et l’Angleterre s’enorgueillissent avec tant de raison. Cette lacune est comblée ; mais vous avez fait une grande nouveauté en donnant au doute l’accent de la prière. Cela ne s’était jamais vu, et soyez assuré qu’il vous en sera tenu compte. »

Il n’est pas inutile, en lisant Rolla, de se rappeler l’âge de l’auteur. Une connaissance si juste des sentiments et des inquiétudes d’une génération entière ne pouvait pas être le résultat de l’expérience dans un jeune homme de vingt-deux ans. En voyant les pas immenses que fait le poète d’un ouvrage à l’autre, on peut se demander si les épreuves auxquelles son cœur devait être bientôt soumis étaient nécessaires au complet développement d’un génie si précoce[10].

À l’automne de 1833, Alfred de Musset partit pour l’Italie. Il en revint au mois d’avril suivant, à peine rétabli d’une fièvre cérébrale dont il avait failli mourir à Venise. Tout languissant qu’il était pendant cette fatale année 1834, il écrivit deux de ses ouvrages les plus remarquables, tous deux empreints d’un cachet particulier de passion et presque de violence : On ne badine pas avec l’amour et Lorenzaccio. Un jour, son ami Alfred Tattet lui faisait remarquer que dans le premier de ces deux ouvrages certains détails semblaient appartenir au siècle dernier et d’autres au temps présent. Il répondit en souriant : « Pouvez-vous me dire de quel temps est l’homme et sous quel règne a vécu la femme ? »

Il avait voulu, en effet, que le sujet fût applicable à tous les temps. De là ces noms bizarres de Perdican, Blazius, dame Pluche, qui ne sont d’aucune époque déterminée. Partout où les amants, au lieu de s’entendre, chercheront à se faire des blessures, partout où l’orgueil et l’amour lutteront ensemble, cette comédie sera comprise et sentie, et les anachronismes prémédités servent justement à lui donner une portée plus grande et plus générale. Lorenzaccio est d’un genre tout différent. Le sujet, emprunté aux Chroniques florentines, exigeait des recherches et quelques méditations. Alfred de Musset, qui en avait composé le plan à Florence, voulait que ce drame fût une peinture vraie des mœurs italiennes au seizième siècle. Ce sujet lui plaisait extrêmement ; il le trouvait aussi fécond et aussi beau que celui d’Hamlet, et je suis de cet avis. Lorenzo rêvant l’affranchissement de sa patrie opprimée par les Médicis et par Charles-Quint, a certainement dans la tête une idée plus grande que celle du prince de Danemark ne songeant qu’à venger la mort de son père. Hamlet devient admirable, il est vrai, lorsqu’il sent sa raison s’égarer en jouant trop bien son rôle de fou ; mais Lorenzo n’a-t-il pas une signification morale plus profonde lorsqu’il se sent vicieux pour avoir trop bien joué la comédie du vice ? Cet ouvrage n’est point encore connu et apprécié comme il mérite de l’être.

Lorenzaccio a été écrit avec tant de verve et de facilité qu’on ne trouve presque pas de ratures sur le manuscrit autographe ; et cependant l’auteur ne prenait point de notes ; son portefeuille, c’était sa mémoire, qui le jour de l’exécution ne lui faisait jamais défaut. Une liste de personnages et quelques numéros de scènes représentaient à son esprit tout le plan d’une comédie. Souvent même, avant de prendre la plume, il jetait au feu ces préparations du travail, qu’il appelait des épluchures. Tandis que son drame était sous presse, Alfred partit pour Bade, où il alla chercher des distractions dont il avait grand besoin, car il se tenait enfermé dans sa chambre depuis quatre mois, et cette réclusion volontaire devenait dangereuse pour sa santé. Il rapporta de son voyage à Bade le sujet du poème intitulé une Bonne fortune, où l’on voit que les distractions avaient porté d’excellents fruits.

L’année 1835 est une des plus fécondes et aussi des plus agitées de la vie d’Alfred de Musset. Dans la seconde moitié de cette année, il fut pris d’une véritable fièvre productive que les amours et les blessures ne firent qu’entretenir et surexciter. Le 1er juin, il publia Lucie, et quinze jours après, la Nuit de Mai. Ce qui avait transpiré des peines de cœur du poète contribua au grand succès de ce dernier morceau. Il composa ensuite la Quenouille de Barberine, où il prit plaisir à mettre en scène des personnages du vieux temps et des caractères simples, pour mieux se préparer, par le contraste des sujets, à traiter de la maladie du siècle et à créer les deux types compliqués d’Octave et de Desgenais, car il aimait à mener deux idées de front et rêvait volontiers de l’une au moment même où il exécutait l’autre. La Confession d’un enfant du siècle aurait été écrite avec autant de rapidité que Lorenzaccio si l’auteur ne se fût plusieurs fois interrompu dans ce long travail. D’abord, il voulut protester, au nom de la poésie, contre un projet de loi désastreux pour les libertés publiques et dont l’attentat de Fieschi était le prétexte. La Revue des Deux Mondes publia le 1er septembre les vers intitulés la Loi sur la presse, et le 15 du même mois l’introduction de la Confession d’un enfant du siècle. Un détail rassurant fera connaître l’état d’esprit de l’auteur. Entre deux de ces pages brûlantes où il traçait un tableau si sombre du mal de la désespérance, il s’interrompit encore pour improviser en quelques jours le Chandelier, qui est assurément une de ses comédies les plus gaies.

Il nous faut parler maintenant d’un incident qui devait porter une nouvelle atteinte au repos du poète. Malgré le peu de loisirs que lui laissaient ses travaux, Alfred avait encore trouvé le temps de visiter assidûment une jolie femme, d’en devenir amoureux et de se faire aimer d’elle en lui adressant les stances À Ninon. Il débuta dans ce nouvel amour par un accès de jalousie qui lui fit croire, un moment, qu’il avait perdu la faculté d’aimer. À peine eut-il reconnu et réparé sa faute que son bonheur s’envola. Un mot suffit pour apprendre au lecteur ce qui advint : la dame n’était autre que le personnage d’Emmeline, et dans la situation compliquée où elle se trouvait, l’amant devait être infailliblement sacrifié. Deux ans plus tard, le héros de ce roman a raconté lui-même comment s’opéra la brusque séparation d’Emmeline et de Gilbert. Les détails en sont rapportés avec assez d’exactitude, hormis à la dernière ligne, où il est dit que Gilbert partit pour un long voyage, parce que l’exécution de cette clause rigoureuse ne fut point exigée.

Cette aventure s’était dénouée avec une précipitation foudroyante. Aux émotions et péripéties succédaient tout à coup le calme plat et la solitude. Alfred resta comme étourdi de son malheur ; mais son abattement ne dura qu’un instant. Cette fois, il n’était aux prises qu’avec le Devoir, qui n’interdit pas les plaintes pourvu qu’on s’incline devant lui. Fort heureusement, il n’est pas toujours vrai que « la bouche garde le silence quand le cœur parle ». Le premier cri arraché par cette nouvelle blessure est la Nuit de décembre, qui ne fait point suite, comme on le voit, à la Nuit de mai et prend sa source dans des sentiments d’un ordre bien différent.

La Confession d’un enfant du siècle, restée sur le chantier, n’en était encore qu’à la rencontre d’Octave et de Brigitte. L’auteur avait commencé cet ouvrage avec l’intention de conclure par l’accord des deux amants, afin de montrer le héros guéri de sa première blessure par un nouvel amour. Mais des impressions toutes fraîches dont il avait le cœur plein l’invitaient à pousser les choses plus loin. La matière n’était point épuisée. Du souvenir d’une querelle d’amoureux qui lui avait laissé des remords exagérés, il tira un riche sujet d’étude, dont les développements remplissent les dernières parties de la Confession. Je l’ai déjà dit ailleurs : cet ouvrage n’a d’une confession que le titre et la forme[11]. Octave, Desgenais, Smith et Brigitte sont des figures idéales composées de mille traits observés sur des modèles divers. Cependant les lecteurs attentifs qui voudront en prendre la peine découvriront aisément quelques traits de ressemblance entre Emmeline et Brigitte Pierson.

On ne pouvait pas empêcher Gilbert de passer, le soir, dans la rue où demeurait cette Emmeline si regrettée, et de jeter un coup d’œil sur ses fenêtres. Au mois de février, pendant une nuit de carnaval, il usa de cette liberté. Les cruelles impressions qu’il rapporta de cette excursion nocturne produisirent la Lettre à Lamartine, qui est le complément de la Nuit de décembre. Les lecteurs de ce temps-là, pas plus que ceux d’aujourd’hui, n’ont dû prendre au pied de la lettre le passage de cette poésie où il est parlé d’un lien de dix ans. Comment un amour de dix ans aurait-il pu trouver place dans la vie d’un jeune homme qui n’en avait que vingt-cinq ? On a vu, d’ailleurs, ce qui en était. La douleur d’un amant malheureux ne se mesure pas par le temps que son bonheur a duré ; mais le poète, en s’adressant à Lamartine, a pensé qu’on ne voudrait pas croire à tant de regrets et de désespoir pour un lien rompu aussitôt que formé. En poésie, l’amour qu’on pleure est toujours, au moment des larmes, le premier, l’unique amour. Les souvenirs d’Emmeline occupent une place considérable dans l’œuvre d’Alfred de Musset, puisqu’on leur doit deux de ses pièces de vers les plus admirées et l’un de ses meilleurs ouvrages en prose. Le récit de cet épisode était nécessaire pour éclaircir certains passages des poésies, expliquer des contradictions apparentes et mettre fin à des méprises qui ont duré assez longtemps.

Le sort devait au pauvre Gilbert quelque dédommagement, après tant de chagrins et de sacrifices. Le vide affreux où le laissait la perte d’Emmeline se trouva comblé par l’acquisition d’un bien plus durable qu’un amour plein d’écueils. C’est en ce temps-là qu’une charmante femme l’adopta pour filleul et lui permit de l’appeler sa marraine. Il n’avait pas eu de peine à la distinguer dans la foule du monde parisien, où elle avait une réputation de femme d’esprit, et il ne fut pas seul à l’apprécier : quiconque a reçu d’elle un billet sait que jamais elle n’a pris la plume, ne fût-ce que pour écrire quatre lignes, sans qu’il lui soit échappé quelque joyeuse étincelle.

Ces noms de filleul et de marraine indiquent le rôle et la part de chacun dans cette gracieuse intimité ; mais on se tromperait fort si l’on pensait que le poète, avec son organisation de sensitive, passait sa vie à se faire plaindre et consoler. Il était, au contraire, ménager des contributions de l’amitié, et il en usa toujours discrètement. D’ailleurs, les confidences du filleul, même les plus sérieuses, se faisaient sur le ton du badinage ; c’était une manière de payer son écot, en cherchant à amuser une personne dont la gaieté pétillante avait le pouvoir de dissiper la tristesse et les inquiétudes.

Alfred de Musset avait encore une amie dont l’affection presque maternelle lui fut extrêmement chère. La duchesse de Castries joignait à tous les avantages de l’esprit les qualités plus rares d’un grand caractère[12]. Clouée dans son fauteuil par une maladie incurable dont elle ne parlait jamais, toujours occupée des autres au milieu de souffrances incessantes, cette femme courageuse n’existait plus que par le cœur et l’intelligence. Sa vie était un exemple continuel de patience et de résignation, et cet exemple ne fut pas sans exercer quelque influence sur le garçon le plus impatient du monde. Elle avait une très petite cour composée de jeunes femmes et d’amis intimes, qui venaient chez elle pour la distraire et la consoler ; mais on ne publiait pas tout ce qu’elle prodiguait aux autres d’encouragements et de consolations. Alfred de Musset demeurait dans le voisinage de la duchesse de Castries et la voyait très souvent : « Quand j’ai besoin de courage, disait-il en parlant d’elle, je sais où on en tient. » La duchesse lisait beaucoup ; elle était au courant de toutes les nouveautés littéraires, qu’elle jugeait par elle-même, en grande dame, avec un goût pur, même un peu sévère, et des arrêts parfaitement motivés. — Le jour de la première représentation du Caprice, elle se fit porter à la Comédie-Française. — Malgré son âge et ses infirmités, elle survécut au poète qu’elle avait aimé comme un fils. Celle-là, du moins, resta toujours fidèle à sa prédilection. Jamais elle n’aurait souffert qu’on parlât mal d’Alfred de Musset devant elle, et jamais on ne la vit tomber dans les travers de l’engouement pour des esprits médiocres, — tristes démentis que les femmes se donnent trop souvent à elles-mêmes. — Mais revenons au pauvre Gilbert.

Quatre mois sont un délai raisonnable après lequel un chagrin d’amour peut s’apaiser. La jeunesse et l’imprévu vinrent achever brusquement la guérison commencée par le temps, le travail et les consolations de l’amitié. Le type aujourd’hui disparu de la grisette parisienne n’était pas encore introuvable en 1836. Vis-a-vis de la chambre où l’amant sacrifié d’Emmeline enfermait sa mélancolie, demeurait une jeune fille désœuvrée, souvent à sa fenêtre et qui regardait beaucoup son voisin. Bernerette ne possédait au monde que ses dix-neuf ans et sa beauté. Un jour de printemps elle jeta son cœur par la fenêtre, et le voisin le ramassa. C’est ainsi que Gilbert se transforma en Frédéric. Cette folie de jeunesse et ces amours d’étudiant ont fourni, plus tard, le sujet d’un récit des plus touchants. Comme pour celui d’Emmeline, il ne faut chercher l’exactitude que dans les sentiments. Malgré son culte pour la vérité, l’auteur est artiste avant tout. Quelques détails sont vrais, beaucoup sont inventés. Vouloir les distinguer les uns des autres serait une chose impossible. Ce qu’on peut éliminer avec assurance de l’histoire de Bernerette, c’est le dénoûment tragique. La jolie grisette quitta Paris et s’envola dans l’espace, non sans verser bien des larmes ; mais elle n’en mourut pas, et peut-être vit-elle encore.

Il est aisé de voir, par les productions d’Alfred de Musset, en 1836, qu’il jouissait alors d’une grande liberté de cœur et d’esprit ; c’est d’abord Il ne faut jurer de rien, l’une de ses comédies les plus applaudies ; bientôt après vient la Nuit d’août, où le poète se fait gronder par la Muse, afin de pouvoir lui répondre victorieusement ; puis les Stances sur la mort de la Malibran, dans lesquelles il eut le bonheur d’exprimer un sentiment général et des regrets que tout le monde partageait. Cette fois sa sensibilité poétique s’était émue pour d’autres chagrins que les siens. Dans les lettres de deux habitants de La Ferté-sous-Jouarre, il traita ensuite plusieurs questions de critique littéraire avec une verve comique dont le tour d’esprit rappelle celui de Paul-Louis Courier[13]. Ces essais excitèrent beaucoup de curiosité ; on en demandait la suite ; mais l’auteur n’avait que peu de goût pour la critique ; il ne s’y adonna jamais que par boutade. Selon lui, la meilleure guerre à faire aux mauvais ouvrages, c’était de tâcher d’en produire de bons. Une fois qu’on l’eut reconnu sous le double pseudonyme de Dupuis et Cotonet qu’il avait adopté pour publier les lettres de la Ferté-sous-Jouarre, il changea d’occupation et il écrivit le Caprice, dont l’idée lui fut inspirée par le cadeau anonyme d’une bourse. Tout le monde connaît aujourd’hui la fortune bizarre de cette comédie. Pour aller de la rue des Beaux-Arts, ou étaient alors les bureaux de la Revue des Deux Mondes, jusqu’au théâtre de la rue Richelieu, le Caprice passa par Saint-Pétersbourg et mit dix ans à faire le voyage.

Je l’ai déjà dit : Alfred de Musset était naturellement confiant, et même crédule,

Se défendant de croire au mal,
Comme d’un crime,


ainsi qu’il l’écrivait encore dans une de ses dernières poésies. Cependant il ne dépendait pas de lui d’ignorer ce que l’expérience lui avait appris. Parfois, il croyait au mal, sans pouvoir s’en détendre. Un jour, qu’il se surprit en flagrant délit de soupçon injurieux, il se fit à lui-même son procès, et non content de se reprocher ses mauvaises pensées, il en rechercha la cause et il crut la découvrir dans la première leçon de tromperie qu’il avait reçue. Cet examen de conscience tourna en sujet de poésie, et il en sortit la Nuit d’octobre, que l’on doit considérer comme la suite et la conclusion de la Nuit de mai, malgré l’intervalle de plus de deux ans qui s’était écoulé de l’une à l’autre.

Jusqu’alors Alfred de Musset n’avait point encore écrit de Nouvelles. Il voulut s’essayer dans ce genre de littérature que Boccace, Cervantes et Mérimée ont élevé au niveau de la poésie, de la comédie et du drame. Le premier sujet qui lui vint à l’esprit fut celui d’Emmeline. Le succès de ce récit l’encouragea. En dix-huit mois, du 1er août 1837 au 15 février 1839, il composa six Nouvelles dont je n’ai pas besoin de répéter ici les titres. Celle que l’auteur estimait la meilleure est le Fils du Titien ; il en avait remarqué le sujet, en même temps que celui d’André del Sarto, dans une histoire de la peinture italienne. Quand il eut achevé ces six petits romans, il s’arrêta disant qu’il avait assez de la prose. Ce n’était pas qu’il eût négligé la poésie pendant ces dix-huit mois. Il y était même revenu à trois reprises, et avec assez de bonheur. Un jour qu’il ouvrit un volume de Spinosa, il se sentit provoqué par les formules démonstratives de ce philosophe, et il engagea dans son esprit la discussion avec lui. Ce redoutable raisonneur n’eut pas le pouvoir de le persuader. Une fois attiré sur ce terrain, il se mit à relire nuit et jour, avec son ardeur habituelle, tous les livres qui ont traité de ce qu’il est interdit à l’homme de connaître. Le grand problème l’avait bien souvent agité. Jamais il ne levait les yeux au ciel, pour contempler l’infini, sans éprouver une sorte de dépit

De ne pas le comprendre et pourtant de le voir.

Dans un moment d’enthousiasme, il répondit à tous les grands penseurs avec lesquels il venait de lutter par l’Espoir en Dieu.

Peut-être la fameuse combinaison politique des mariages espagnols fut-elle conçue en haut lieu plus tôt qu’on ne l’a dit. Alfred de Musset reçut en 1837 l’offre d’un poste d’attaché d’ambassade à Madrid. Son esprit, sa figure, son parfait usage du monde, le rendaient plus apte que bien d’autres à remplir un tel emploi, et il est probable que le prince royal lui-même avait désigné son ancien condisciple. Alfred objecta son peu de fortune ; on lui répondit qu’on y pourvoirait. Quelques années plus tôt cette proposition aurait pu le séduire ; mais, malgré sa jeunesse, il ne se sentit pas le courage de rompre les liens de famille, d’habitude et d’amitié qui l’attachaient à la vie parisienne. Son refus ne produisit aucun fâcheux effet, et il témoigna sa reconnaissance pour les bonnes intentions du prince royal, en publiant sur la naissance du comte de Paris une pièce de vers qui ne contient pourtant pas un seul mot de flatterie.

À la fin de l’année 1838, il y eut, comme Alfred l’écrivit un jour à sa marraine, un coup de vent favorable dans le monde des arts. Deux jeunes filles d’un génie extraordinaire se révélèrent en même temps. L’émotion causée par l’apparition de ces deux étoiles se communiqua rapidement parmi les esprits sincèrement voués au culte du beau.

Pauline Garcia, âgée de dix-huit ans, arrivait de Bruxelles, et commençait à se faire entendre dans quelques salons. Rachel débutait à la Comédie-Française. Alfred de Musset prit un intérêt extrême aux succès de ces deux jeunes artistes. Quand il vit Rachel attaquée par les feuilletons de théâtre, il s’emporta jusqu’à rompre des lances en sa faveur. Un soir, Roxane invita son défenseur à venir manger chez elle un souper frugal et improvisé, dont tous les détails sont racontés dans une lettre bien connue à laquelle nous renvoyons le lecteur. On ne concevrait pas comment des relations de ce genre n’ont pas produit quelque chef-d’œuvre dramatique, si l’on ne connaissait aujourd’hui l’humeur capricieuse de Rachel et son peu de discernement dans le choix d’un rôle, hors du répertoire de Corneille et de Racine. Ne faut-il pas déplorer aussi la modestie de l’auteur de Lorenzaccio, qui hésitait encore à se croire capable de faire une pièce de théâtre présentable ?

Mademoiselle Rachel obtint pourtant de lui la promesse d’écrire une tragédie. Il y eut un commencement d’exécution, comme on le voit par le fragment de la Servante du roi ; mais cette femme inconstante s’engoua bientôt d’autre chose, et le poète mécontent s’éloigna, car les vrais poètes sont précisément ceux qui ne savent pas se moquer des caprices et qui ont besoin, pour travailler avec plaisir, d’un mobile autre que l’intérêt. Deux ou trois fois en sa vie, Rachel, guidée par un vague instinct, revint à Alfred de Musset et lui demanda un rôle. Malheureusement, la grâce et les séductions qu’elle employa dans ces rares moments de clairvoyance ne servirent qu’à rendre plus choquants et plus désagréables ses soudains revirements d’idées. Ces deux êtres, dont l’accord eût été si utile, allèrent ainsi se brouillant et se réconciliant jusqu’au départ de Rachel pour l’Amérique.

À l’occasion des débuts de Pauline Garcia, Alfred de Musset publia deux morceaux de critique, réimprimés pour la première fois dans cette édition. Le premier était accompagné d’une pièce de vers qu’on en a détachée pour l’insérer parmi les poésies, mais qui gagne beaucoup à être rétablie dans le cadre où l’auteur l’avait placée. Le second contient une dissertation remarquable sur l’Othello de Shakspeare comparé à celui de Rossini. Des relations amicales s’ensuivirent entre le poète et Desdemona ; mais malgré les efforts d’un petit nombre de gens de goût, le public donna quelques signes de refroidissement pour la jeune cantatrice, qui prit la résolution d’aller chercher fortune dans les pays étrangers. Rachel était alors dans un de ses accès d’ingratitude pour son défenseur. Alfred de Musset ne se vit pas sans tristesse oublié de ces deux artistes dont il avait salué les premiers succès avec tant de joie et d’enthousiasme. Il n’y a pas loin de l’admiration à l’amour dans le cœur d’un poète de vingt-huit ans ; et l’on ne risque guère de se tromper en supposant qu’il les aimait toutes deux ; mais ce qu’il aimait surtout en elles, c’était le feu divin, et de cet amour-là il aurait pu brûler pour dix personnes à la fois. J’ai quelques raisons de croire que les vers intitulés Adieu s’adressaient, dans la pensée de l’auteur, à Desdemona partant pour l’Angleterre ou la Russie.

D’un côté, les belles illusions s’envolaient ; d’un autre côté arrivèrent des soucis d’une réalité incontestable. Par suite de la détermination qu’il avait prise de laisser reposer la prose, — détermination qu’il croyait bonne et sage, — Alfred eut quelques embarras d’argent. C’était sa faute, si l’on veut ; il est même hors de doute que l’auteur de Fantasio ne sut jamais gouverner ses finances avec la régularité d’un caissier de la Banque ; mais ce jeune homme, qui n’avait eu besoin que de regarder en lui-même pour créer tous ces types charmants d’enfants prodigues qui répandent tant de gaieté dans ses comédies et ses Nouvelles, était en même temps le modèle de ce loyal et tendre Cœlio qui se plaint à son ami Octave qu’une dette pour lui est un remords. La dette une fois contractée, le moyen le plus simple de s’en défaire, c’était d’écrire un bon nombre de pages. Or, il ne le voulait pas, quoi qu’il pût lui en arriver, parce qu’il ne croyait pas le devoir faire dans l’intérêt de sa réputation. Rien au monde n’aurait pu le déterminer à suivre l’exemple de quelques écrivains de ce temps-là, qu’on voyait surmener leur imagination et s’épuiser dans des travaux excessifs. Ce qu’il a souffert pendant cette crise terrible, lui seul pouvait l’exprimer. Un jour, il conçut la pensée de chercher un remède à sa souffrance dans sa souffrance même, en faisant le récit des tortures d’un poète condamné par la nécessité à un travail qu’il méprise. Il écrivit sur ce sujet quarante pages d’un pathétique déchirant, et qui surpassaient en éloquence la Confession d’un enfant du siècle elle-même. Deux personnes seulement ont été admises à en écouter la lecture, son frère et son ami Alfred Tattet, qui en furent profondément troublés. Je ne vois dans aucune littérature un équivalent de cette œuvre étrange. Dans un moment où il se croyait bien résolu à l’achever et à la livrer aux imprimeurs, Alfred de Musset consentit à en laisser promettre la prochaine publication aux lecteurs de la Revue des Deux Mondes. Cependant il s’en repentit bientôt après et relégua les fragments dans un carton. Son indécision durait encore, lorsqu’il se vit tout à coup débarrassé de ses ennuis par un incident qu’il ne pouvait pas prévoir : un matin, M. Charpentier vint lui proposer de réimprimer ses ouvrages dans un nouveau format qui devait mettre les livres à la portée des petites fortunes et faire une révolution en librairie. Une entrevue d’une heure changea complètement la situation financière du poète, et cette visite inattendue avait pour lui tant d’à-propos, qu’il la reçut avec une sorte d’étonnement superstitieux. M. Charpentier fut obligé de lui expliquer que cet événement était la chose la plus naturelle du monde, car Alfred ne voulait pas croire que le moment fût venu de réimprimer ses premiers vers, et surtout les Contes d’Espagne et d’Italie. — Depuis lors, ils ont eu vingt fois les honneurs de la réimpression. — Quant à l’ouvrage promis aux lecteurs de la Revue des Deux Mondes, l’auteur ne songea plus à l’achever, parce que le mobile de son travail s’était envolé avec son grand désespoir, et il ne se crut pas engagé par une simple annonce à communiquer au public un document si intime.

Au milieu de ses embarras financiers, Alfred avait pris un plaisir mêlé d’entêtement à n’obéir qu’aux caprices peu lucratifs de sa Muse. Des sonnets, des chansons, l’Adieu dont nous avons déjà parlé, des reproches à un cœur de marbre, une idylle, voilà tout ce qu’il avait produit en six mois, et le public ne connaissait encore de ces divers morceaux que le dernier, c’est-à-dire le dialogue entre Albert et Rodolphe. La marraine ne se contentait pas de si peu ; elle écrivit à son filleul pour lui demander d’où venait cet accès de paresse, car elle n’était point dans la confidence des grandes douleurs que l’arrivée de M. Charpentier devait bientôt calmer. Sans donner toutes les raisons de son silence, Alfred répondit par le conte de Silvia. Dans le volume de Boccace où il avait puisé le sujet de ce petit poème, il remarqua celui de Simone qu’il imita quelques mois plus tard. Un soir, au Théâtre-Français, la Muse fantasque vint l’agacer en lui montrant le cou blanc d’une belle jeune fille et lui souffler les vers sur une Soirée perdue. La moitié de ces vers était déjà faite lorsqu’il revint à la maison pour les écrire. Il trouvait un charme particulier dans ces petites compositions, précisément parce qu’elles ne sentaient pas le travail et qu’elles changeaient en poésie les impressions passagères, les rencontres et l’imprévu. Pendant l’hiver de 1841, une de ces rencontres fortuites, qui le frappa plus vivement que les autres, produisit le Souvenir, qu’il considérait comme une de ses meilleures inspirations et qu’il mettait au niveau des Nuits. Le succès de ce morceau ne répondit pas à son attente, et il en fut assez contrarié pour s’en plaindre à son ami Tattet et à son frère, seules personnes auxquelles il ait jamais fait des confidences de ce genre. Après la publication du Souvenir, il prit la résolution de se taire pendant quelque temps, non par lassitude ou par défaillance, mais parce qu’il lui venait de plusieurs côtés à la fois des sujets de chagrin et de mécontentement.

Certes, la critique, il y a vingt-cinq ans, n’était pas plus avare de louanges qu’aujourd’hui ; elle les distribuait avec la même profusion au charlatanisme et à la médiocrité : mais elle ne manqua pas de disputer à Alfred de Musset le rang qui lui était dû aussi longtemps qu’elle put le faire. Tantôt, abusant de sa modestie, elle le traitait comme un écolier sur l’avenir duquel on pouvait fonder quelques espérances, tantôt elle lui demandait quand finiraient ses essais et s’il donnerait bientôt la mesure de son talent. De 1833 à 1841 il avait publié, outre ses deux premiers volumes de poésies, contenant environ six mille vers, trente-cinq ouvrages en tous genres qui font à cette heure la supériorité, le crédit et l’honneur de la France littéraire dans le monde entier. Non seulement on ne lui tenait aucun compte de cette fécondité, mais on affectait de ne se souvenir que de l’Andalouse et de la Ballade à la Lune. C’était au point que les gens du monde en étaient scandalisés. Les amis d’Alfred de Musset, en lui répétant qu’on ne lui rendait pas justice, ne réussirent que trop bien à le lui faire comprendre, et ils regrettèrent trop tard leurs paroles imprudentes, lorsqu’il eut pris la détermination de laisser à sa réputation le temps de grandir, sans l’aide de personne. Son frère, M. Alfred Tattet, M. Buloz, eurent beau le supplier, et même le quereller : ce fut inutilement ; il leur répondait qu’il avait exercé quelque temps la profession de littérateur et fait tout ce qui concernait son état ; mais qu’il voulait être désormais un poète, et rien qu’un poète, c’est-à-dire pondre des vers, et non autre chose, et seulement lorsque l’envie lui en passerait par la tête.

La littérature d’imagination touchait alors à une de ses époques climatériques. Des journaux à bon marché avaient enfanté le roman-feuilleton. Dès son bas-âge, le monstre faisait assez connaître de quelles énormités il deviendrait capable en grandissant. Alfred de Musset en observait les débordements avec curiosité. « Voilà donc, disait-il, un des signes du temps présent ? Lorsque Racine et Molière écrivaient pour Louis XIV et sa cour, ils étaient bien forcés de regarder au-dessus d’eux ; ils avaient à contenter un monde exigeant, trop raffiné peut-être, souvent frivole ou dédaigneux ; mais, au moins, la difficulté de lui plaire tenait éveillé l’artiste ou l’écrivain et l’engageait à bien faire. Aujourd’hui, il ne s’agit que d’amuser une foule ignorante qui ne se connaît à rien, ne se mêle point de juger et ne sait pas sa langue. À quoi bon lui parler français ? Elle ne l’entendrait pas ; quant à moi, je n’ai rien à lui dire. »

Enfin, à toutes les raisons qu’on lui donnait de rompre le silence, il répondait par des raisons meilleures de le garder. Mais quand la Muse venait d’elle-même le trouver, il la recevait bien. Ainsi, en lisant la chanson insolente du poète Becker, il ne résista pas au désir de relever avec verdeur le défi lancé à la France. En deux heures, il improvisa le Rhin allemand. Une autre fois, fatigué de questions sur les causes de ce qu’on appelait sa paresse, il eut un mouvement de colère poétique digne de Mathurin Régnier, et en voulant se justifier il écrivit une satire.

Un malheur public vint changer sa mauvaise humeur et ses ennuis en découragement. Alfred de Musset avait une affection sincère pour le duc d’Orléans. Il avait fondé de grandes espérances sur le règne futur de ce jeune prince, non dans l’intérêt de sa fortune, à laquelle il ne pensait point, mais dans celui des arts et des lettres. En maintes occasions, son ancien condisciple lui avait dit que, s’il ne dépendait de personne d’amener une nouvelle renaissance, du moins, on pouvait être sûr de revoir un jour, en France, une cour amoureuse des belles choses et occupée des plaisirs de l’esprit. Tout à coup il se trouva que ces espérances n’étaient plus que des chimères. Alfred ressentit un profond chagrin de la mort du prince royal ; mais il ne voulut exprimer ce chagrin qu’au bout d’une année révolue, et le 13 juillet 1843, il tint parole.

En attendant le triste anniversaire, comme il lisait le petit volume des poésies de Leopardi, il sentit son cœur s’animer à cette lecture. Giacomo Leopardi, peu connu de son vivant, même en Italie, disgracié de la nature et de la fortune, inconsolable de l’abaissement de son pays, avait été un des hommes les plus malheureux de ce siècle. Ses vers, où respire une tristesse navrante, se distinguent par des qualités françaises, la concision et la sobriété. Le poète des Nuits prit plaisir à lui payer un tribut d’admiration et de sympathie.

Une jolie femme exerce, dans son petit domaine, une souveraineté à laquelle la poésie aura toujours affaire. Ne faut-il pas dire de son mieux, quand on exprime ce qu’une paire de beaux yeux vous inspire ? Beaucoup de sonnets, de rondeaux, de stances qui, dans le siècle des madrigaux, auraient fait parler tout Paris, les uns sur un morceau de musique ou sur un mot échappé dans la conversation, les autres sur un billet, un regard, un sourire, ont vu le jour pendant cette période de paresse et de chagrin. Quelques-uns ont été retrouvés ; mais plusieurs sont encore égarés et ne reparaîtront peut-être jamais[14].

L’auteur d’Emmeline n’avait pas publié une ligne de prose depuis trois ans, lorsqu’il consentit, pour contenter un éditeur qui lui témoignait de l’amitié, à écrire le Merle Blanc. Pensant faire une bagatelle sans importance, il composa un petit chef-d’œuvre d’allégorie fine et de critique innocente. Le même éditeur obtint de lui deux pièces de vers et, plus tard, l’historiette de Mimi Pinson, pour des publications illustrées. — Alfred de Musset ne se piquait pas d’un grand zèle pour le service de la garde nationale. On mit en prison le poète récalcitrant, et il rima gaiement sur sa captivité. — Le bon Nodier lui adressa des stances pleines de grâce et de jeunesse ; il fallut bien répondre à Charles Nodier. — Un jour Alfred de Musset et Victor Hugo se rencontrèrent par hasard et se donnèrent la main, comme si leurs dissentiments n’eussent jamais existé. Madame Hugo envoya son album à l’ancien habitué du Cénacle, qui s’empressa d’y inscrire un sonnet composé sur la rencontre de la veille et par lequel on voit combien cette réconciliation si facile lui avait touché le cœur. — À l’occasion du retour de son frère, qui revint d’Italie à la fin de 1843, il improvisa des couplets qui finirent par former un petit poème dans le même rythme que les Prigioni et les stances à Nodier. M. Véron, qui venait de prendre la direction d’un journal, s’entendait à faire travailler les paresseux ; il réussit à obtenir deux nouvelles en prose : Pierre et Camille et le Secret de Javotte. Sauf quelques chansons, c’est tout ce que produisit l’année 1844. Les reproches sur sa paresse lui devenant importuns, Alfred de Musset prit la fuite, au printemps de 1845. Il se rendit dans les Vosges, où son oncle Desherbiers occupait une sous-préfecture[15]. Il demeura quelque temps à Épinal, puis à Plombières, parcourut les montagnes, et s’en alla de ville en ville. Trois mois hors de Paris, c’était beaucoup pour lui : il y revint en août.

Un jour, étant en visite chez une femme du grand monde, entraîné par l’occasion et le tête-à-tête, il eut avec elle une conversation si intéressante et si animée, qu’il en voulut écrire la relation exacte en rentrant chez lui. Cette relation n’est autre chose que le proverbe : Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, auquel l’avenir réservait un succès de théâtre dont l’auteur n’avait pas le moindre soupçon. Ces moments où la réalité se fait artiste ne se présentent pas souvent dans la vie, mais ce sont des bonheurs qui arrivent volontiers aux poètes. Quatre mots ajoutés en manière de dénoûment suffirent pour changer une causerie mondaine en comédie, et, par la force de l’habitude, cette comédie prit le chemin de la Revue des Deux Mondes, où elle passa presque inaperçue.

Depuis la mort du duc d’Orléans, il y avait en toutes chose une sorte de langueur et d’atonie. Je ne sais si Lamartine eut raison de dire en ce temps-la que la France s’ennuyait. Mais Alfred de Musset trouvait ce mot d’une vérité lamentable. Il s’en voulait a lui-même d’être né dans ce siècle de transition, au milieu d’une génération distraite, sans autre passion que celles de l’argent, de l’agiotage et de la mangeaille[16], sans autre goût que celui du bric-à-brac. Il interrogeait les monuments, les productions des arts et de la littérature, pour y découvrir quelque signe d’un style et d’un caractère particuliers à notre époque, et il ne voyait partout que faiblesse, imitation, indécision et tâtonnements. Lorsque le pastiche gothique de Sainte-Clotilde s’éleva en face du pastiche athénien de la Madeleine, il se demanda ce que nos descendants penseraient de nous, et le rouge lui montait au visage. On parlait alors plus modestement qu’aujourd’hui des progrès de notre siècle. Il ne les niait point et se forçait même un peu pour les admirer ; mais les conquêtes de la science sur la matière ne le consolaient pas des pertes de l’idéal. Il cherchait autour de lui quelque éclair de génie ; et il n’en trouvait qu’aux représentations de Rachel ; aussi n’en manquait-il pas une. Plus tard, quand madame Ristori vint en France, il la vit trente fois de suite dans le rôle de Mirra. La musique italienne était encore une de ses consolations. « Sans Rossini et Rachel, disait-il souvent, ce ne serait pas la peine de vivre. » Il ne songeait pas à se ranger lui-même parmi les dépositaires de la poésie et du génie, et quand nous lui faisions remarquer qu’il s’oubliait : « Oui, répondait-il, je sais bien que je marquerai mon sillage dans cet ennuyeux siècle ; mais on ne s’en apercevra qu’après ma mort. »

Aux autres sujets de chagrin qu’il avait déjà vint se joindre le départ d’Alfred Tattet, qui s’éloigna de Paris pour toujours. La calomnie lui apporta aussi son contingent ; elle ne manqua pas de feindre comme si elle prenait le silence et le dédain pour de l’impuissance. Les insinuations malveillantes ou les attaques grossières ne pouvaient avoir sur un esprit auss fier que le sien d’autre effet que d’augmenter le dédain et le désir de se taire. De 1845 à 1847, il ne voulut publier que trois ou quatre sonnets, les Conseils à une Parisienne et le profil de Mimi Pinson, afin de montrer que son silence était volontaire et que sa Muse n’avait perdu ni la verve, ni même la gaieté.

Un événement imprévu changea quelque peu ces fâcheuses dispositions d’esprit. M. Buloz, qui était alors administrateur de la Comédie-Française, ayant appris que madame Allan-Despréaux jouait le Caprice à Saint-Pétersbourg, voulut faire représenter cette pièce[17]. On hésitait encore sur la distribution des rôles, lorsque les négociations entamées pour le retour de madame Allan aboutirent à une heureuse conclusion. Cette grande actrice choisit précisément pour le jour de sa rentrée le rôle de madame de Léry. Il fallut bien la laisser faire. Le succès du Caprice obligea l’auteur à ouvrir les yeux et à reconnaître qu’il n’existait aucun abîme entre ses comédies et le théâtre. Cette soirée le réconcilia avec le parterre en lui prouvant qu’il y avait encore place dans le goût du public pour les ouvrages délicats. Le Caprice entraîna bientôt à sa suite plusieurs autres pièces du Spectacle dans un fauteuil, et chaque nouveau succès ajoutait à la réputation de l’auteur. Précisément parce que toutes ces comédies avaient été composées sans préoccupation des conventions du théâtre, il se trouva qu’elles y gagnaient une saveur particulière de grâce et d’originalité. Elles étaient censées heurter toutes les règles, et l’on s’aperçut qu’elles étaient conçues dans les règles véritables de l’art, qu’il ne faut pas confondre avec celles du métier, récemment inventées pour suppléer au style et déguiser la misère de la forme. Elles étaient censées vides d’intrigue et de péripéties, et l’on s’aperçut que l’intrigue et les péripéties s’y trouvaient dans l’ordre des sentiments où est leur véritable place.

Cette veine de bonheur arrivait bien tard ; cependant elle tira le poète de son indifférence dédaigneuse et lui rendit le cœur au travail. Il écrivit successivement les vers sur Trois marches de marbre rose, Louison, un proverbe, imité de Carmontelle, puis Carmosine et Bettine. Après les succès de théâtre qu’il venait d’obtenir avec le Caprice, Il ne faut jurer de rien, le Chandelier, etc., l’auteur, on en conviendra, eût été bien fou de continuer, de parti pris, à faire des pièces uniquement destinées à l’impression, comme dans le temps où il croyait de bonne foi que le public des spectacles ne voudrait pas même l’écouter ; aussi, lorsque M. Véron lui demanda une comédie pour le Constitutionnel se donna-t-il la peine d’observer l’unité de lieu et de se préoccuper de la représentation. C’est avec cette pensée qu’il composa Carmosine. Alfred de Musset considérait cet ouvrage comme un des plus irréprochables qu’il eût écrits, et, en effet, cette comédie peut soutenir la comparaison avec les plus belles productions de sa jeunesse.

Mademoiselle Rachel ressemblait un peu à ces femmes romaines qu’elle représentait si bien et qui, selon le dire de Plutarque, couraient après les gens heureux. Quand elle vit la fortune des pièces tirées du Spectacle dans un fauteuil, elle courut après l’auteur pour obtenir de lui un rôle. Elle vint le voir, l’invita plusieurs fois à dîner, le pressa de travailler pour elle, et lui écrivit des lettres presque tendres. Il fit mieux que de se rendre : il s’enflamma. Quand il eut employé quelques jours à réfléchir et à consulter, il se décida pour le sujet de Faustine. Pendant ce temps-là, on répétait Bettine au théâtre du Gymnase. Par malheur, cette pièce fut accueillie froidement, et Rachel changea de pensée. Les invitations, les visites, les billets gracieux cessèrent tout à coup ; Rachel ne demanda plus rien et feignit d’avoir oublié son auteur, comme elle l’appelait dans ses lettres. Le premier acte de Faustine était presque achevé. Alfred de Musset, justement blessé, relégua dans un coin ce drame, qu’on trouve à l’état de fragment parmi les œuvres posthumes. Il suffit d’en lire une page pour reconnaître à l’allure passionnée du dialogue et à la vigueur du style que cet ouvrage était inspiré du même souffle que Lorenzaccio. Un caprice d’artiste en a privé le public, et l’on ne sait aujourd’hui ce qu’il faut déplorer le plus, ou de l’inconstance de la grande actrice ou de l’excessive sensibilité du poète. L’auteur de Bettine avait espéré prendre une revanche en s’associant avec Rachel. L’avortement de ce projet acheva de le décourager. Il s’éloigna du théâtre pour la seconde fois et tourna ses vues d’un autre côté. Bien peu d’académiciens le connaissaient autrement que de nom. Quelques-uns même en étaient restés depuis vingt ans au point sur un i. Cependant l’Académie lui ouvrit ses portes, et lorsqu’il prononça en séance publique l’éloge de M. Dupaty qu’il remplaçait, l’assemblée s’étonna de sa bonne mine et de sa jeunesse.

M. Fortoul, ancien collaborateur d’Alfred de Musset à la Revue des Deux Mondes, en lui rendant une place de bibliothécaire dont M. Ledru-Rollin l’avait destitué le lendemain de la révolution de Février, lui communiqua, un jour, le sujet du Songe d’Auguste, et le pria de le mettre en vers. Alfred s’acquitta de cette tâche le plus académiquement qu’il lui fut possible. Cet ouvrage, pour lequel Gounod composa de la musique, était destiné par le ministre à un spectacle de cour auquel la guerre de Crimée vint mettre empêchement.

Le Moniteur demandait une nouvelle. Alfred écrivit en quelques jours la Mouche, et je ne crois pas que, pour la grâce et la fraîcheur, cette petite composition soit au-dessous de ses autres récits en prose. On se sent, à la lecture de cette historiette, en rapport avec un esprit toujours vif et jeune. Les derniers chapitres de la Mouche furent achevés en décembre 1853, au moment où les premiers étaient livrés à l’imprimerie ; ce ne fut pas son dernier ouvrage, puisque l’année suivante il fit encore l’Âne et le Ruisseau ; mais ce fut sa dernière publication.

Dès son enfance, Alfred de Musset avait été sujet à des palpitations de cœur d’un caractère alarmant. Une émotion trop vive, le désir, la crainte, l’inquiétude, suffisaient pour lui donner des suffocations ou des hémorrhagies. Ces indispositions cessèrent dans son adolescence. À vingt ans, il jouissait d’une santé si robuste que toute espèce de fatigue lui était inconnue. Naturellement excessif dans ses goûts et ses habitudes comme dans ses sentiments, il haussait les épaules lorsqu’on lui parlait de précautions ou de régime, et l’on pouvait croire, en effet, qu’il n’en avait nul besoin. Cependant le cœur était resté son organe le plus délicat. En 1840, il gagna une fluxion de poitrine à la sortie du bal de l’Opéra. On lui fit beaucoup de mal en abusant des saignées. Une fois sur pied, il n’en devint pas plus prudent et se donna, chaque hiver, quelque rechute. Enfin, au printemps de 1844, il eut une seconde fluxion de poitrine. Bientôt après, il éprouva quelques symptômes d’une affection de l’aorte. On lui prescrivit un régime sévère qu’il ne voulut pas suivre. On lui défendait surtout de veiller. Dans l’introduction de Silvia, l’auteur raconte comment lui vint l’envie de traduire ce conte de Boccace. On y voit qu’il tenait en main le Décaméron :

Et de la nuit la lueur azurée,
Se jouant avec le matin,
Étincelait sur la tranche dorée
Du petit livre florentin.


Remarquons, en passant, que tout en faisant de la poésie, il nous donne ainsi sur lui-même quelques détails d’une parfaite exactitude. Son exemplaire du Décaméron, imprimé à Florence, était d’un format très petit et doré sur tranche. Le reste n’est pas moins exact. Pour le plaisir de lire Boccace, il avait veillé jusqu’au matin. C’était, depuis l’âge de vingt ans, sa manière de vivre. Cette déplorable habitude contribua plus que ses autres imprudences au développement de la maladie organique dont il portait le germe. Pendant quinze ans, il résista et n’en fut incommodé que par intervalle. Ce qu’il appelait ses veines de sagesse consistait à rester enfermé, privé d’air et d’exercice, plongé dans une série de lectures, ou étudiant jour et nuit les traités du jeu d’échecs de Labourdonnais ou de Walker, jusqu’à ce qu’enfin, le sommeil désorienté ne voulant plus venir à lui, tourmenté par des insomnies ou par une fièvre nerveuse, il se décidait à sortir de sa chambre ; et quand nous lui reprochions de jouer ainsi avec sa santé et même avec sa vie, ce méchant garçon nous répondait : « J’ai déjà passé l’âge où il m’aurait plu de mourir. » En 1855, les progrès de sa maladie devinrent plus rapides. Il a encore décrit exactement, dans ses derniers vers, l’affreux symptôme qui ne laissait plus d’espoir de guérison, lorsqu’il a dit :

Et dès que je veux faire un pas sur terre,
Je sens tout à coup s’arrêter mon cœur.

Cette sensation de l’arrêt du cœur était le signe certain d’une altération des valvules aortiques ; elle lui donna quelques syncopes très douloureuses ; et puis les souffrances se calmèrent sans qu’on pût dire pourquoi. Les médecins eux-mêmes ne voyaient pas que la mort dût être prochaine, lorsque dans la nuit du 3 mai 1857, son cœur cessa entièrement de battre. Le malade s’éteignit, croyant s’endormir, plus préoccupé des affaires de son frère que des siennes, et faisant des projets avec lui pour un avenir éloigné.

Alfred de Musset était d’une taille moyenne, élégant dans ses formes, avec des manières de véritable gentilhomme. Il avait une chevelure blonde, naturellement bouclée et très abondante, le teint d’une fraîcheur rare, le nez aquilin, les yeux bleus, le regard ferme, la bouche expressive. Jusqu’à son dernier jour, il eut « le mois de mai sur les joues » comme Fantasio, et parut plus jeune qu’il ne l’était réellement[18]. Dans la conversation, il était ordinairement gai, volontiers rieur ; il savait surtout faire causer les autres. Sa parole donnait la vie aux sujets les plus simples ; jamais on n’y sentait une ombre de prétention, et souvent on ne s’apercevait de la profondeur de ses pensées qu’en y rêvant après son départ. Avec les femmes, son esprit était inépuisable. Il aimait particulièrement la compagnie des jeunes filles et prenait un plaisir extrême à se mettre à leur portée pour les divertir. Ses dispositions naturelles pour tous les arts étaient telles que, si la poésie n’eût pas été sa vocation la plus impérieuse, il se serait probablement fait connaître de quelque autre manière. Sa famille et ses amis ont conservé des dessins de lui, parmi lesquels on en trouve de très remarquables. En 1842, pendant un mois qu’il passa au château de Lorrey, dans la vallée de l’Eure, chez son excellent ami et cousin Adolphe de Musset, il couvrit de dessins deux albums ; ce sont, pour la plupart, des caricatures d’une ressemblance frappante ; plusieurs ont été faites de mémoire, avec une hardiesse et une liberté de crayon où l’on reconnaît une organisation de peintre.

Alfred de Musset n’a jamais déserté la poésie, et c’est pourquoi il a pu atteindre sans peur et sans reproche l’âge redoutable

Où les opinions deviennent un remords.

Il n’a pas été utilitaire, mais il a été utile, en apprenant aux hommes à voir clair dans leur âme, en leur disant, dans un langage sublime, ce qu’ils sentent sans pouvoir l’exprimer, en leur procurant ce qu’il y a de plus précieux au monde, les heures d’oubli, de consolation, d’attendrissement ou de bonne humeur.

Le lendemain de sa mort les journaux furent unanimes dans l’expression de leurs regrets. La gloire qu’il avait appelée

Cette plante tardive amante des tombeaux,


poussa, en effet, sur sa tombe, et avec une telle rapidité, que l’envie se redressa bientôt plus irritée que jamais. Ses ouvrages, son caractère, sa vie privée même, furent attaqués, et cette guerre impie dure encore ; mais elle aura une fin. Déjà les efforts des détracteurs ne nuisent plus qu’à eux-mêmes. Un jour viendra où ce ne sera plus faire la cour à personne que d’insulter la mémoire du poète. Un jour viendra où sa vie sera plus connue, racontée plus longuement qu’aujourd’hui et avec plus de détails. Tout le monde alors sera d’accord pour rendre justice à celui qui ne donnera plus d’ombrage à aucune vanité. Alfred de Musset n’a jamais ni fait ni souhaité de mal à personne ; il a été bon, généreux, et par-dessus tout sincère ; aussi aurait-il pu dire de lui-même ce mot profond qu’il a mis dans la bouche de Perdican : « C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice crée par mon orgueil et mon ennui. »

P. M.
  1. Le Magasin encyclopédique (troisième année, t. V) a publié un des chants du poème des Chats. On a encore de M. Guyot-Desherbiers une édition des Lettres de Ninon de Lenclos et les Mémoires du comte de Bonneval, avec des notes historiques.
  2. Ce nom de Pathay était aussi celui de son aïeule. Charles de Musset avait épousé, en 1676, Marie-Jeanne de Pathay.
  3. M. Van Brée avait du talent. Cette précieuse peinture appartient aujourd’hui a Madame Lardin, sœur d’Alfred de Musset.
  4. Les frères Bouvrain quittèrent, peu de temps après, la carrière de l’enseignement ; aujourd’hui, ils sont tous deux architectes.
  5. George Farcy fut tué sur la place du Carrousel, le 29 juillet 1830, par un coup de feu tiré des grilles des Tuileries.
  6. Ce n’était pas sa première publication. En 1828, il avait traduit de l’anglais, pour la librairie de M. Mante, un roman en un volume, l’Anglais mangeur d’opium, signé seulement des initiales A. D. M. Ce roman ne valait rien, et la traduction ne pouvait pas le rendre bon.
  7. Ce projet de pièce de théâtre ne m’a pas été communiqué. Alfred l’envoya chez M. Harel, sans prendre le temps de consulter personne. J’en ai lu seulement la liste des personnages, et je crois me rappeler les noms d’André del Sarto et de Cordiani. Il n’y aurait donc rien à regretter, puisque cette pièce a été écrite en 1833, avec plus de talent que l’auteur ne l’eût pu faire au moment où il venait de composer la Nuit vénitienne.
  8. On a dit qu’il avait profité de la liberté d’écrire des articles sans signature pour attaquer M. Victor Hugo ; cette accusation n’a aucun : fondement il n’a publié dans le Temps que deux morceaux de critique littéraire, l’un sur les Pensées de Jean-Paul, l’autre sur les Mémoires de Casanova. Ses autres articles sont des Revues fantastiques sur des sujets de circonstance, et qui ne renferment d’attaques contre personne, comme on peut le vérifier par la lecture du volume des Mélanges. — Heureusement Alfred de Musset a conservé les numéros du Temps dans lesquels il avait écrit.
  9. Je ne sais pourquoi M. Taine, dans une étude très belle sur le poète anglais Tennyson, a représenté Alfred de Musset rôdant le soir dans les plus laides rues de Paris. Rien n’est plus inexact : Musset détestait les cloaques et n’y passait jamais qu’en voiture. Quant aux fabricants de mémoires apocryphes et aux inventeurs d’anecdotes qui mêlent le nom du poète des Nuits à ceux des bohèmes dont ils écrivent l’histoire, on ne les réfute pas ; c’est assez de faire voir qu’ils parlent d’un homme qu’ils n’ont jamais connu. On publie tous les jours des historiettes et de prétendus souvenirs sur Alfred de Musset ; je n’en ai pas encore rencontré un seul où il y eût une ombre de vérité.
  10. La première de ces épreuves est connue. On me saura gré, je l’espère, de ne point revenir ici sur ce sujet. Je n’en ai parlé ailleurs que contraint et forcé par un devoir impérieux. Il existe dans les poésies d’Alfred de Musset des traces nombreuses de ce triste souvenir, — moins nombreuses cependant qu’on ne l’a cru jusqu’à présent, comme nous le prouverons tout à l’heure.
  11. Voir tome VIII, page 1.
  12. Elle était demoiselle de Maillé et nièce du duc de Fitz-James.
  13. Alfred de Musset n’a jamais été à La Ferté-sous-Jouarre. Il a choisi le nom de cette ville par pure fantaisie.
  14. Alfred de Musset n’a employé ni copiste, ni secrétaire ; tout ce qu’on prétendra retrouver de lui n’aura pas d’authenticité, si l’on n’en produit pas les autographes.
  15. M. Desherbiers était un homme d’un grand mérite, d’une instruction profonde et d’un goût sévère. Son neveu le consulta souvent. Il aimait tendrement Alfred de Musset, auquel il survécut deux ans.
  16. Voir les vers sur la Paresse.
  17. Quelqu’un y avait déjà pensé deux ans auparavant. En octobre 1848, M. Bocage, directeur de l’Odéon, demanda l’autorisation de mettre en scène le Caprice sur son théâtre. On donna le rôle de Mathilde à une jeune et jolie débutante, mademoiselle Naptal, qui joua depuis les héroïnes de plusieurs mélodrames. Bocage en personne prit le rôle de Chavigny. Quant à celui de madame de Lery, je n’ai jamais su à quelle actrice le directeur l’avait confié. Plusieurs répétitions avaient eu lieu, lorsque l’auteur arriva enfin. Soit que le souvenir orageux de la Nuit vénitienne l’ait effrayé, soit que l’exécution lui ait paru insuffisante, il détourna Bocage de cette entreprise, et la pièce fut abandonnée.
  18. Sur le portrait que Charles Landelle a fait de lui, deux ans avant sa mort, on lui donnerait à peine trente ans. Nous recommandons ce beau portrait à l’attention des personnes qui prétendent avoir vu le modèle et qui parlent de son visage ravagé.