Œuvres posthumes (Musset)/Le songe d’Auguste

Œuvres posthumesCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset. Tome X (p. 83-102).


LE
SONGE D’AUGUSTE




Le palais de l’empereur. — Au fond, un jardin derrière une colonnade.



Scène première


CHŒUR DE GUERRIERS, CHŒUR DE JEUNES FILLES.
Chœur des jeunes filles.

Guerriers, d’où venez-vous ? Pendant ces jours de fête,
Quel heureux sort vous ramène en ces lieux ?
Quelle main triomphante a sur vos nobles têtes
Posé ces lauriers glorieux ?

Chœur des guerriers.

Nous venons de Pharsale et de la Germanie.
Jusqu’aux bornes du monde, et par delà les mers,
Suivant César et son génie,
Nous avons, en vainqueurs, traversé l’univers.

Un jeune soldat.

Amis ! et nous aussi nous avons fait la guerre.
Vaillants héros, dont les pas triomphants
Sans lasser la victoire ont parcouru la terre,
Salut ! nous sommes vos enfants.

Chœur général.

Qu’en ce palais notre voix retentisse !

Les guerriers.

Chantez, enfants.

Les jeunes filles.

Chantez, enfants.Chantez, vainqueurs.

Chœur.

Et que l’air partout se remplisse
De chants, de lumière et de fleurs.

Les guerriers.

Voici César.

Les jeunes filles.

Voici César.Voici l’impératrice.

Les guerriers.

Amis, retirons-nous.

Les jeunes filles.

Amis, retirons-nous.Éloignons-nous, mes sœurs.

Chœur, se retirant.

Salut, César !



Scène II


AUGUSTE, LIVIE, OCTAVIE.
Auguste, répondant au chœur qui sort.

Salut César ! Salut. — Oui, ma chère Livie,
César a fait ce soir appeler Octavie.
Sur un souci que j’ai, je veux vous consulter.

Livie.

Quel souci, cher seigneur, peut vous inquiéter ?

Auguste.

Aucun, assurément, quand je vous vois sourire.
Dès que votre cœur bat dans l’air que je respire,
Je braverais les dieux, de mon bonheur jaloux !

Livie.

S’il ne faut que mon cœur, seigneur, que craignez-vous ?

Octavie.

Est-ce quelque ennemi qui relève la tête,
Quelque nouveau Brutus dont le glaive s’apprête ?

Auguste.

Non ! aux nouveaux Brutus je n’ajoute plus foi.
Et Rome en est, je pense, aussi lasse que moi.

Octavie.

Est-ce quelque vaincu, quelque roi tributaire
Qui vous désobéit, aux confins de la terre,
Quelque Scythe qui tarde à payer ses impôts ?

Auguste.

Le ciel est sans nuage, et le monde en repos.

Livie.

Serait-ce par hasard quelque mauvais présage ?
Un songe peut agir sur l’esprit le plus sage ;
Mais, pour un qui dit vrai, bien d’autres ont menti.

Auguste.

Par un songe souvent les dieux m’ont averti ;
Mais le doute où je suis, rien de tel ne l’inspire.
Je ne redoute rien, — mais je pense à l’empire,
À ces Romains que j’aime, et qui m’aiment aussi,
Et ce n’est pas pour moi que j’ai quelque souci.

Livie.

Vous vous disiez heureux, seigneur, dès qu’on vous aime.

Auguste.

Puisse de votre front ce léger diadème,
Livie, à tout jamais éloigner tout ennui,
Et que le plaisir seul voltige autour de lui !
Que je sois seul chargé du terrible héritage
Qu’à la mort de César je reçus en partage,
Lorsque sous les poignards le plus grand des humains
Tomba, laissant le monde échapper de ses mains !
Non que de vos conseils et de votre prudence
Je ne veuille au besoin réclamer l’assistance ;
De la vulgaire loi votre esprit excepté
Nous montre la sagesse auprès de la beauté.
Je le savais, mon cœur vous en a mieux chérie.
Ma sœur jusqu’à présent fut ma seule Égérie ;

Sur vos deux bras charmants maintenant appuyé,
J’aurai deux confidents, l’amour et l’amitié.

Livie.

Ils vous seront, seigneur, fidèles et sincères.

Auguste.

Or donc, écoutez-moi, mes belles conseillères :
Revenant d’Actium, quand tout me fut soumis,
Resté dans l’univers seul et sans ennemis,
N’ayant plus qu’à régner, j’eus un jour la pensée,
Voyant de ses tyrans Rome débarrassée,
De lui rendre, après tout, l’état républicain,
Et de briser, vainqueur, trois sceptres dans ma main.
César était vengé ; que m’importait le reste ?
Je crus dans ce projet voir un avis céleste.
Mais, comme en toute chose, avant d’exécuter,
C’est l’humaine raison qu’il nous faut écouter,
J’appelai près de moi, de nos grands politiques,
Les plus accoutumés aux affaires publiques.
D’une et d’autre façon le point fut débattu ;
D’un ni d’autre côté je ne fus convaincu.
Donc, je restai le maître, et suivis ma fortune.
Aujourd’hui j’ai chassé cette idée importune.
Mon trône m’est trop cher pour le vouloir quitter,
À Livie.
Alors qu’auprès de moi vous venez d’y monter.
Mais un tourment nouveau m’afflige et me dévore ;
Ma gloire inassouvie en moi s’éveille encore.
J’ai voulu, j’ai cherché, j’ai conquis le repos.

Et ce bien qu’on m’envie est le plus grand des maux.
Moi qu’on a toujours vu, durant toute ma vie,
Tenir l’oisiveté pour mortelle ennemie,
Il faut que mon bras dorme, et qu’ayant tout vaincu,
Je désapprenne à vivre, à peine ayant vécu.
J’ai cette fois encor, sur ce mal qui m’accable,
Consulté ce que Rome a de considérable.
Les uns m’ont conseillé de réformer les lois,
De fonder, de créer des peuples et des rois,
D’accroître mes trésors, de régner, et d’attendre ;
Les autres, de marcher sur les pas d’Alexandre,
De le surpasser même, et, par delà l’Indus,
D’aller chercher au loin des pays inconnus.
Pas plus que l’autre fois leur facile éloquence
N’a fait dans mon esprit naître la confiance.
Ceux qui veulent la guerre, en croyant me flatter,
M’indiquent des écueils que je dois éviter ;
Ceux qui veulent la paix, par un motif contraire,
Me font trouver plus grand ce que j’hésite à faire.
Voilà ce qui m’a fait ce soir vous appeler,
Ma sœur, et c’est de quoi j’ai voulu vous parler.

Octavie.

Mon frère, quand César, voyant sa foi trompée,
Franchit le Rubicon pour marcher à Pompée,
Plus d’un vaillant guerrier, blanchi dans les combats,
Était à ses côtés, qu’il ne consulta pas.
Comme par l’aquilon ses aigles déchaînées
S’élançaient du sommet des Alpes étonnées,

Et lorsqu’il arriva, son épée à la main,
À peine savait-on qu’il était en chemin.
Lorsqu’on demande avis, qu’on doute, qu’on hésite,
Sur le bien qu’on poursuit, sur le mal qu’on évite,
Est-ce Auguste qui parle ? ou par quel changement
Est-ce ainsi, devant lui, qu’on parle impunément ?
En vous écoutant dire, ou je me suis méprise,
Ou vous avez au cœur quelque vaste entreprise.
Ce dessein, quel qu’il soit, m’est sans doute inconnu,
Mais l’ennui qui vous tient de là vous est venu.
Depuis quand, dites-moi, le maître de la terre
A-t-il donc condamné sa pensée à se taire ?
Devant quelle fortune ou quelle adversité
Le neveu de César a-t-il donc hésité ?
Est-ce aux champs de Modène ? Est-ce aux murs de Pérouse ?
Est-ce quand Marc-Antoine, avec sa noire épouse,
Fuyait épouvanté, par notre aigle abattu,
Ou quand Brutus mourant reniait la vertu ?
Quand le jeune César (c’est ainsi qu’on vous nomme)
Autrement qu’en triomphe est-il entré dans Rome ?
Pour combattre aujourd’hui vous n’osez en sortir,
À moins que vos rhéteurs n’y daignent consentir !
Que ne demandez-vous le conseil d’un esclave ?
Souvenez-vous, seigneur, souvenez-vous, Octave.
N’est-ce rien que ces chants, ces rameaux de laurier,
Un seul nom dans la voix d’un peuple tout entier ?
Rappelez-vous ces jours qui furent vos délices,
Les autels tout couverts du sang des sacrifices,

Votre coursier sans tache, et qui ne voulait pas
Fouler aux pieds les fleurs qu’on jetait sous ses pas ;
Rappelez-vous surtout, si vous faites la guerre,
Ces trois mots que César nous écrivait naguère :
« Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu ! »

Auguste.

« Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu !Chère sœur,
En toute occasion j’aime à voir un grand cœur.
J’écoute avec plaisir, dans votre jeune tête,
Le vieil esprit romain respirant la conquête.
Ce coursier, dont les pas vous ont semblé si doux,
Les rois égyptiens me l’ont donné pour vous.
Livie, à votre tour, parlez ; que dois-je faire ?

Livie.

Seigneur, dans ce palais je suis presque étrangère ;
À peine aux pieds des dieux j’ai fléchi les genoux ;
J’arrive, et dans ces lieux je ne connais que vous.
Rome en ces questions est trop intéressée,
Pour qu’il me soit permis de dire ma pensée…

Auguste.

Quelle est-elle ?

Livie.

Quelle est-elle ?La paix ! J’admire et n’aime pas
Cette gloire qu’on trouve à chercher les combats.
J’en demande pardon et donnerais ma vie
Plutôt que de déplaire à ma sœur Octavie ;
Mais l’empereur a fait tout ce qu’on peut oser :
Revenant d’Actium, on peut se reposer.

Je suis femme, seigneur. Aussi bien que personne
Je sens battre mon cœur lorsque le clairon sonne.
Mais César est vengé, c’est vous qui le disiez ;
La tête de Brutus a roulé sous vos pieds.
À qui sut faire tant que reste-t-il à faire ?
La patrie aujourd’hui vous appelle son père ;
Le peuple vous chérit, vous met au rang des dieux,
Et, vivant sur la terre, il vous voit dans les cieux.
Que pourrait un combat, que pourrait une armée,
Pour ajouter encore à votre renommée ?
Que nous apprendrez-vous quand vous serez vainqueur ?
Il ne faut point aller plus loin que le bonheur.
César (nous le savons), marchant sur sa parole,
A franchi le ruisseau qui mène au Capitole ;
Mais de veiller sur lui les dieux s’étaient lassés ;
L’inflexible Destin avait dit : « C’est assez ! »
Du nom que vous portez conservez la mémoire ;
Pensez à l’avenir et respectez l’histoire.
Ne laissez pas de vous un vain rêve approcher ;
Votre gloire est à nous, — vous n’y pouvez toucher.

Octavie.

Jamais, pour qui sait vaincre, il n’est assez de gloire.

Livie.

La paix, quand on la veut, c’est encor la victoire.

Octavie.

À la voir trop facile, on peut la dédaigner.

Livie.

Oui, sans doute, on le peut, mais il faut la gagner.

Octavie.

Héritier du héros qui lui servit de père,
Le neveu de César doit régner par la guerre.

Livie.

Par la guerre ou la paix, il n’importe, ma sœur ;
Le neveu de César nous rendra sa grandeur.

Auguste, se levant.

Assez sur ce sujet. Approchez, Octavie,
Et mettez votre main dans celle de Livie.
Bien que vos sentiments soient entre eux différents,
Tous deux ils me sont chers ; j’y cède et je m’y rends.
À Octavie.
Si j’ouvre de Janus la porte meurtrière,
Vous m’accompagnerez, vous, ma belle guerrière.
À Livie.
Si j’ai dans les combats encor quelque bonheur,
Vous me consolerez d’avoir été vainqueur.
Vous m’avez rappelé toutes deux à moi-même ;
Adieu. Souvenez-vous surtout que je vous aime.
Livie et Octavie sortent.



Scène III


AUGUSTE, seul ; puis MÉCÈNE.
Auguste, s’asseyant.

Ô puissance absolue ! ô suprême grandeur !
Êtes-vous du Destin la haine ou la faveur ?

On ouvre, — qui vient là ? — C’est vous, mon cher Mécène !
Et d’où venez-vous donc, que l’on vous voit à peine ?
D’oublier l’empereur, sans doute à vous permis,
Et le monde et le temps ; mais non pas vos amis.

Mécène.

César, que Jupiter vous protège et vous aide !
Que l’univers, soumis, à vos volontés cède,
Et que votre fortune, à toute heure, en tout lieu…

Auguste.

Asseyez-vous. — Je sais que je dois être un dieu.
On dit que vos jardins sont un petit Parnasse,
Et que votre falerne a fait les vers d’Horace.
Que dit-il ? que fait-il ?

Mécène.

Que dit-il ? que fait-il ? Il va toujours rêvant ;
Conduit par son caprice, il marche en le suivant.

Auguste.

Et Virgile ?

Mécène.

Et Virgile ? Toujours fidèle à son génie,
Son immortelle voix n’est plus qu’une harmonie,
Et, pour nous dire un mot, sans vouloir dire mieux,
Il ne sait plus parler que la langue des dieux.

Auguste.

Vous les aimez, Mécène ?

Mécène.

Vous les aimez, Mécène ? Oui, seigneur, je confesse
Que la muse est pour moi la grande enchanteresse,

Et que tous les bavards, de leur gloire ennemis,
Ne valent pas trois vers écrits par mes amis.

Auguste.

Et c’est assez pour vous de cette poésie ?
Vous habitez l’Olympe et vivez d’ambroisie.
Ah ! Mécène est heureux !

Mécène.

Ah ! Mécène est heureux !César ne l’est-il pas ?
Quel serpent écrasé s’est dressé sous ses pas ?

Auguste.

Aucun. J’ai, grâce aux dieux, conjuré les tempêtes ;
Je tiens pour abattu le monstre aux milles têtes.
Mais je souffre, ce soir, d’une étrange douleur.

Mécène.

Au comble de la gloire, au comble du bonheur,
Se peut-il ?…

Auguste.

Se peut-il ?…Oui, Mécène, et je n’y sais que faire.

Mécène.

César veut-il permettre un langage sincère ?

Auguste.

Oui.

Mécène.

Oui.Je crains d’employer des termes un peu bas.

Auguste.

Ce sont les beaux discours que l’on n’écoute pas.


César, prenez la bêche, ou poussez la charrue…

Ce n’est pas un ennui, c’est l’ennui qui vous tue.
Si, comme moi, seigneur, au lever du soleil,
Vous veniez voir aux champs la terre à son réveil,
Si vous alliez cueillir, marchant dans la rosée,
Une fleur qu’avant vous les dieux ont arrosée,
Si vous la rapportiez vous-même à la maison,
Vous n’auriez pas d’ennuis.

Auguste.

Vous n’auriez pas d’ennuis.Il a presque raison.

Mécène.

Si vous pouviez, César, en juger par vous-même,
Et voir combien, partout, vit la beauté suprême,
Combien la moindre fleur, ou son bouton naissant,
A coûté de travail, pour mourir en passant !
Les poètes du jour croient que la poésie,
Sans rien voir ni savoir, naît dans leur fantaisie ;
D’autres, pour la trouver, courent le monde entier ;
Elle est dans un brin d’herbe, au coin de ce sentier,
Dans les amandiers verts que fait blanchir la pluie,
Dans ce fauteuil d’ivoire où votre bras s’appuie.
Partout où le soleil nous verse sa clarté,
Toujours est la grandeur et toujours la beauté.

Auguste.

Les poètes, chez vous, sont en faveur extrême,
Mais on pourrait, parfois, vous en croire un vous-même.
De vos charmants loisirs j’aimerais la douceur ;
Ils sont d’un homme heureux, mais non d’un empereur.
Où prendrais-je le temps de cette nonchalance ?

Alors que vous rêvez, il faut, moi, que je pense,
Mécène, et que j’agisse alors que vous pensez.
Savez-vous bien ma vie ?

Mécène.

Savez-vous bien ma vie ?Oui, seigneur, je la sais.
Je sais que votre main, en volonté féconde,
Tient un arc dont la flèche a traversé le monde ;
Et déjà du passé l’éclatant souvenir
Vous fait incessamment regarder l’avenir.
Mais pourquoi l’empereur, m’accusant de faiblesse,
Croit-il mon pauvre toit hanté par la paresse ?
Lorsqu’Horace et Virgile y viennent le matin
Respirer dans mes bois la verveine et le thym,
J’écoute avec transport ces lèvres inspirées
Verser en souriant les paroles dorées.
Mes abeilles gaiement voltigent devant nous ;
Le ciel en est plus pur et l’air en est plus doux.
Depuis quand l’action nuit-elle à la pensée ?
Quand Tyrtée avait pris sa lyre et son épée,
Devant toute une armée il marchait autrefois,
Il chantait, la victoire accourait à sa voix.
Alexandre, vainqueur, pourtant toujours en guerre,
Gardait comme un trésor les vers du vieil Homère,
Et relisait sans cesse, à toute heure, en tous lieux,
Ce poème immortel, dicté par tous les dieux.
Le grand Jules, bravant les hasards du naufrage,
Avec son manuscrit se jetait à la nage,
Et, défendant aux flots d’y toucher en chemin,

Il savait bien quel sceptre il tenait à la main !
Et vous ne voulez pas, César…

Auguste.

Et vous ne voulez pas, César…Je le répète,
Malgré vous, mon ami, vous n’êtes qu’un poète.
Lorsqu’Horace avec vous parle grec ou latin,
Votre esprit est en fleur comme votre jardin.
Les premiers des héros, Alexandre et mon père,
Ont tous deux, je le sais, aimé les vers d’Homère ;
Mais, lorsque leur grande âme y prit quelque plaisir,
C’est entre deux combats qu’ils trouvaient ce loisir.
Quand mon père lui-même a raconté ses guerres,
C’est au milieu des camps qu’il fit ses Commentaires.
Pour peu qu’on soit soldat, on sent, quand on les lit,
Que le bruit des clairons partout y retentit.
Autre chose, Mécène, est la frivole muse
Dont la grâce vous charme ou l’esprit vous amuse ;
Ce n’est qu’un jeu de mots fait pour l’oisiveté,
Un rêve, et, pour tout dire, une inutilité.

Mécène.

Que dites-vous, seigneur ? Quoi ! la muse inutile !
Ce n’est qu’un jeu de mots, lorsque chante Virgile,
Tibulle aimé de tous, Horace aimé des dieux !
Quoi la muse à ce point est déchue à vos yeux !
Inutile ! Et ses sœurs, César, qu’en diraient-elles ?
Songez-y bien, seigneur, ces vierges immortelles
Se tiennent par la main dans le sacré vallon,
Et comme une guirlande entourent Apollon.

Songez que de tous ceux qui les ont outragées
Ce redoutable dieu les a toujours vengées.
Ses traits assurément n’iraient pas jusqu’à vous ;
Gardez-vous toutefois d’exciter son courroux.
Les Muses n’ont qu’une âme et leur cause est commune :
Toutes elles vont fuir, si vous en blessez une ;
Et loin de ce palais, fait pour les réunir,
Elles s’envoleront pour ne plus revenir.
Songez qu’elles sont sœurs et qu’elles ont des ailes !

Auguste.

Adieu. — Je prendrai soin de vos sœurs immortelles.
Tâchez que le Parnasse, avant de s’irriter,
Quelquefois avec vous vienne me visiter !



Scène IV


AUGUSTE, seul.

Contraste singulier, dans l’humaine inconstance !
Ce paresseux esprit, si faible en apparence,
Qu’une affaire d’État le vienne réveiller,
Se trouve le plus froid, le meilleur conseiller.
Il s’assoit sur son lit.
Pendant de longues nuits et de longues journées,
Quand du monde incertain flottaient les destinées,
Je l’ai vu regardant par delà l’horizon,
Et, seul de son avis, ayant toujours raison ;
Mais qu’Horace en passant le prenne et nous l’enlève,

Voilà que ce grand homme est un enfant qui rêve.
Quel charme surprenant, quel étrange pouvoir
Ces plaisirs de l’esprit peuvent-ils donc avoir,
Pour qu’avec tant de force une âme si bien née
En soit de son chemin tout à coup détournée ?
Pourquoi songe pareil ne m’est-il pas venu ?
Existe-t-il un monde à César inconnu ?
Il s’endort.



Scène V


AUGUSTE, LES MUSES.
Les Muses, chantant.

Oui, César, il existe un monde si sublime,
Que nous et les dieux seuls pouvons en approcher.
Quand le pied d’un mortel en a touché la cime,
Dans nulle route humaine il ne peut plus marcher.

Auguste, endormi.

Eh ! qui donc êtes-vous ?

Les Muses, chantant.

Eh ! qui donc êtes-vous ? Les filles de Mémoire.

Clio, chantant.

Prends garde à toi ! J’écrirai ton histoire.
Je suis Clio : ta vie est dans ma main.
Montrant Calliope.
Voilà ma sœur, la muse de la gloire,

Prends garde à toi !… je te suis en chemin !

Uranie, de même.

Je m’appelle Uranie, et ma tête est voilée
Par l’ordre inflexible des dieux.
Mon empire est la nuit ; mais ma robe étoilée
Resplendit des clartés des cieux !

Polymnie, de même.

Vois-tu, César, vois-tu sortir de terre
Ces temples, ces palais qui naissent à ma voix ?
Vois-tu l’asile obscur, vois-tu l’humble chaumière
Devenir des palais de rois ?

Euterpe, de même.

Je ne suis pas la muse de la gloire ;
Je suis la muse aux doigts dorés.
Je chante, et l’univers conserve la mémoire
Des héros par moi consacrés.

Le chœur des Muses.

Oui, César, il existe un monde si sublime,
Que nous et les dieux seuls pouvons en approcher.
Quand le pied d’un mortel en a touché la cime,
Dans nulle route humaine il ne peut plus marcher.

Auguste., se levant

Arrêtez !…
Les Muses s’arrêtent.
Arrêtez !… Si, du haut des sphères éternelles,
Jupiter vous envoie ainsi,

De par César, malgré vos ailes,
Filles des dieux, vous resterez ici…

En conquérant j’ai traversé la terre,
Pareil au lion irrité.
Si j’ai marché dans ma colère,
Je veux m’asseoir dans ma fierté.

À Clio.

Toi qui des morts recueilles l’héritage,
Puisque tu me suis en chemin,
Je veux te laisser une page
Comme jamais n’en a tracé ta main.

À Uranie

Toi, dont le front resplendit sous ce voile,
Fille des nuits, lève les yeux.
Regarde briller mon étoile ;
Je vais l’arrêter dans les cieux.

À Polymnie

Qu’ils sortent donc de la poussière,
Ces palais élevés par toi.
J’ai reçu des Romains une ville de pierre,
Qu’elle soit de marbre après moi !

Aux autres Muses.

Vous toutes, filles de Mémoire,
Qui dès longtemps me connaissez ;

Muses, chantez de nouveaux jours de gloire,
Plus grands que ceux que nous avons passés.

Chœur final.

Mes sœurs, chantons de nouveaux jours de gloire,
Plus grands que ceux que nous avons passés.

1853.