Œuvres posthumes (Musset)/La servante du roi

Œuvres posthumesCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset. Tome X (p. 135-145).


LA SERVANTE DU ROI




ACTE QUATRIÈME


Scène première


LANDRY, FRÉDÉGONDE.
Frédégonde.

Elle veut s’échapper ?

Landry.

Elle veut s’échapper ?Sitôt la nuit venue.
Dans une heure peut-être…

Frédégonde.

Dans une heure peut-être…Il suffit ; laisse-moi,
Et garde-toi surtout de rien apprendre au roi.



Scène II


FRÉDÉGONDE, seule.

Elle veut s’échapper ! cette nuit, dans une heure…
Faut-il qu’elle s’éloigne, ou faut-il qu’elle meure ?

Pensons-y ; le temps presse, et je n’ai qu’en instant.
L’occasion m’appelle, et le hasard m’attend.
De cette trahison que faut-il que je fasse ?
Galsuinde a ses raisons pour me céder la place.
L’heure en était venue, elle l’a bien compris ;
Elle a peur, l’Espagnole, et se sauve à tout prix.
Dès demain, si je veux, cette fuite soudaine
De ce palais désert me laisse souveraine ;
Ces portiques, ces murs, ces plaines sont à moi ;
Ce soir, j’y reste seule avec l’ombre d’un roi.
Que fera ma rivale ? Elle court en Espagne ;
Jusques à la frontière un vieillard l’accompagne ;
La honte la précède, et le mépris la suit ;
On la croira chassée, en voyant qu’elle fuit.
Que peut-elle ? pleurer dans les bras de son père,
Faire de ses chagrins un récit à sa mère ;
Peut-être pour sa cause armer quelques soldats,
Qui tireront l’épée et ne se battront pas ;
Chercher d’autres amours, et sur les bords du Tage
Promener les langueurs d’un précoce veuvage ;
J’en ai presque pitié, nuls dangers, nuls témoins ;
Qu’elle parte ! après tout, c’est un crime de moins.

Mais que dis-je ? Le roi l’a-t-il répudiée ?
Non. Absente demain, sera-t-elle oubliée ?
Elle part, mais le cœur plein d’un mortel affront,
La pourpre sur l’épaule et la couronne au front ;
Et moi, qui par faiblesse épargne une victime,

Je ne puis plus porter qu’un titre illégitime,
Et quelque amour pour moi que le roi puisse avoir,
Je ne puis ressaisir qu’un fragile pouvoir,
Flétri par le dégoût, brisé par un caprice ?…
Que plutôt dans mon sein mon cœur s’anéantisse !
Est-ce donc pour si peu que j’ai, depuis deux ans,
De l’enfer, dans ce cœur, porté tous les tourments ?
Cette triste grandeur, si longtemps attendue,
Est-ce donc pour si peu que j’en suis descendue,
Tombant du rang suprême au degré le plus bas,
Sans pousser un soupir, sans reculer d’un pas ;
Caressant tour à tour et servant ma rivale ;
Posant sur son chevet la robe nuptiale,
Moi-même sur son sein prenant soin d’attacher
La pourpre qu’à mes flancs je venais d’arracher ;
Sur les marches du trône, esclave abandonnée,
Venant laver la place où je fus couronnée ;
Aux douleurs de Galsuinde assistant sans pâlir ;
Dans ses yeux, dans ses pleurs, calculant l’avenir,
Et, parmi tant de maux, n’ayant pour toute joie
Que l’espoir de saisir et d’abattre ma proie ?
Non, non, il me faut plus qu’un misérable amour.
La passion que j’ai s’assouvit au grand jour,
Et je ne ressens point une oisive faiblesse,
À m’aller contenter d’un titre de maîtresse !
Qu’une femme de cour ait cette lâcheté,
Je suis fille du peuple, et j’ai plus de fierté.
Non, Galsuinde, en quittant cette chambre fatale,

Tu n’emporteras pas ma dépouille royale,
Et ce glorieux nom qu’avant toi j’ai porté,
Tu me le rendras tel que je te l’ai prêté ;
Tu l’abandonneras, ce lit qui t’épouvante,
Et demain, s’il le faut, j’y rentrerai servante,
Mais j’en sortirai reine, et si, pour t’en bannir,
Dans ta grandeur d’un jour il faut t’ensevelir,
Accusez-en le ciel qui vous a condamnée,
Madame : vous venez heurter ma destinée !
Nous sommes l’une à l’autre un obstacle ici-bas,
Que Dieu juge entre nous ! vous ne partirez pas !
Le roi paraît.



Scène III


FRÉDÉGONDE, LE ROI.
Le Roi.

Est-ce toi, Frédégonde ? approche, et viens me dire
Quel oubli de toi-même à ta perte conspire.
Tu connais ma tendresse, et l’ancienne amitié
Qui de tes déplaisirs prit toujours la moitié.
Qui te fait t’emporter jusqu’à braver la reine ?
Elle est du sang des rois, elle est ta souveraine.
L’Église la protège, et ses droits proclamés…

Frédégonde.

Elle est bien plus encor, seigneur, si vous l’aimez.

Le Roi.

Laissons les vains discours ; avant tout elle est reine.
Sais-tu quels châtiments ton insolence entraîne ?
Avec quelle rigueur ce crime est expié ?

Frédégonde.

Je le savais naguère, et n’ai rien oublié.

Le Roi.

Et tu ne trembles pas ?

Frédégonde.

Et tu ne trembles pas ?La peur m’est inconnue.

Le Roi.

Tu méprises la mort ?

Frédégonde.

Tu méprises la mort ?Non, seigneur, je l’ai vue.
J’ai calculé ses coups et j’ai compté ses pas.
Je sais ce qu’elle vaut, et je ne la crains pas.

Le Roi.

Ainsi, malgré moi-même, aveugle en sa faiblesse,
Alors qu’il doit fléchir, ton orgueil se redresse.
Misérable fierté dont croit s’enfler ton cœur !
On peut braver la mort, mais non pas la douleur !
À défaut de respect, faut-il qu’on t’avertisse
De te sauver, du moins, des horreurs du supplice ?
Faut-il te rappeler dans quel affreux tourment
La victime muette expire lentement ?
Ne te souvient-il plus des caveaux de Clothaire ?

Frédégonde.

Il me souvient, seigneur, qu’il était votre père.

Mais qu’ont-ils, ces tourments, qui puisse épouvanter ?
Le lâche seul, seigneur, se laisse ainsi traiter.
Jusque sous le couteau s’attachant à la vie,
Il traîne dans le sang sa honteuse agonie,
Et, quand son pied meurtri sent le froid du tombeau,
Se rejette en pleurant dans les bras du bourreau.
Mais un cœur tout à soi, qui dédaigne de vivre,
Menacé du supplice, aisément s’en délivre.
Tout moyen peut servir ; mais il court au plus prompt :
Sur le fer qui l’enchaîne il peut briser son front ;
Le pavé des cachots, les murs qui l’environnent,
Tout recèle la mort ; qu’on les frappe, ils la donnent.
La mort, elle est partout, seigneur, elle est ici.
Qu’est-ce donc que la mort ?
Montrant son poignard.
Qu’est-ce donc que la mort ?Eh ! mon Dieu, la voici.

Le Roi.

Quel sera ton asile, et que prétends-tu faire ?

Frédégonde.

Galsuinde vous priait de la rendre à sa mère.
J’ai la mienne, seigneur, et je l’irai trouver.
Où commença ma vie, elle doit s’achever ;
Non pas au sein des cours, sur la couche dorée
Où gémit noblement une infante éplorée,
Ni sous le rideau vert des orangers en fleurs,
Invitant au sommeil de royales douleurs ;
Mais au bord des torrents, parmi les rocs arides,
Où sont encor debout les autels des druides ;

Dans le fond des forêts, vierges de pas humains,
Où n’a point pénétré la hache des Romains.
Il est dans ces déserts une roche isolée :
Là veille avec mes sœurs ma mère désolée.
À leur asile obscur nul sentier ne conduit ;
La forêt les abrite, et la terre est leur lit.
Sur le coteau s’élève un cyprès funéraire ;
Mon père est là sanglant qui dort sous la bruyère ;
Ma mère sacrifie à ses restes pieux,
Car elle croit encore à nos antiques dieux.
Des monceaux de granit, des chênes séculaires,
Font un vaste rempart à ces lieux solitaires.
Tout est nuit et silence, et le pâtre égaré
Ne marche qu’en tremblant sous l’ombrage sacré.
Dans ce sombre palais j’ai reçu la naissance.
J’en suis sortie un jour, le cœur plein d’espérance ;
J’ai voulu voir de près ce que j’osais rêver.
J’ai vu ; ma mère attend, je vais la retrouver.
Tel sera mon asile.

Le Roi.

Tel sera mon asile.Est-ce bien ta pensée ?
Tu commets une faute, et te dis offensée.
Tu veux t’ensevelir dans un désert affreux,
Et ta mère, dis-tu, sert encor les faux dieux ?

Frédégonde.

En doutez-vous, seigneur ? croyez-vous qu’il suffise,
Pour tout mettre à genoux, qu’un prince entre à l’église ?

Lorsque par politique il s’est humilié,
Le Sicambre orgueilleux pour lui seul a prié.
Oui, nous servons nos dieux, et nous en faisons gloire.
Ma mère a sa faucille et sa tunique noire ;
Et, la nuit, en secret, plus d’une fois sa main
A fait couler le sang sur nos trépieds d’airain.

Le Roi.

Jésus ! que dis-tu là ?

Frédégonde.

Jésus ! que dis-tu là ?Du temps où j’étais reine,
Mes soins veillaient sur elle, acceptés à grand’peine ;
Plus d’un esclave obscur, à vous-même inconnu,
Lui porta mes présents, et n’est point revenu.
Je protégeais de loin cette tête sacrée.
Maintenant, comme moi, pauvre et désespérée,
Veuve, et d’affreux lambeaux couvrant ses cheveux blancs,
Elle va dans les bois, se traînant à pas lents,
Chercher ces fruits amers que l’avare nature
Sur la terre à regret jette à sa créature.
Puis, lorsque vient l’hiver, il faut que les enfants
Aillent sur les chemins implorer les passants ;
Mes sœurs, mes pauvres sœurs, ô comble de misère !
Vont au seuil des châteaux mendier pour leur mère,
Et chanter au hasard, les larmes dans les yeux,
Ces vieux refrains gaulois si chers à nos aïeux !

Le Roi.

Si tel est leur malheur, pourquoi vivre isolée ?

C’est pour courir la nuit à leurs lieux d’assemblée
Que se cachent ainsi les barbares vaincus.
Puis-je porter secours à des maux inconnus ?
Que ne se montrent-ils ? pourquoi fuir ma présence ?

Frédégonde.

Ces barbares, seigneur, sont plus fiers qu’on ne pense.
Ils ne se montrent pas pour un morceau de pain ;
Leur visage est voilé lorsqu’ils tendent la main.

Le Roi.

Qu’ils gardent donc en paix cet orgueil solitaire
Qui les fait exiler du reste de la terre !
C’est chez ces mendiants que tu prétends aller ?

Frédégonde.

Oui, mendier comme eux, avec eux m’exiler.

Le Roi.

Comme eux sans doute aussi, sur vos autels funèbres,
Offrir un culte impie à l’esprit des ténèbres ?
Tu ne me réponds pas ? au nom du Tout-Puissant !
Tes mains, du moins, tes mains auraient horreur du sang !

Frédégonde.

Peut-être. Adieu, seigneur, je vois venir la reine[1].

Le Roi.

Comment m’y refuser et comment consentir ?

Frédégonde.

Ne vous alarmez pas ; c’est moi qui vais partir.

Le Roi.

Toi, partir ?

Frédégonde.

Toi, partir ?Oui, seigneur, trop de haine et d’envie
Poursuivent en ces lieux mon humble et triste vie.
J’espérais, en perdant un grand rêve oublié,
Trouver l’oubli du moins à défaut de pitié,
Et qu’on pardonnerait à ma grandeur passée,
En voyant la misère où vous m’aviez laissée ;
Je me trompais, — l’amour passe avec la faveur,
Mais la haine est fidèle, et s’attache au malheur.
Jusqu’au bord de la tombe elle poursuit sa proie.
Je sais ce qui les pousse et les remplit de joie,
Ces cœurs, ces lâches cœurs à ma perte animés,
Qui s’appelaient hier mes sujets bien-aimés.
Ma couronne est tombée, et c’est sa marque altière
Qu’on flétrit sur mon front, courbé dans la poussière.
Dans les champs, sur la place, à l’église, au palais,
L’ombre de ma puissance est partout où je vais.
C’est elle qu’on insulte, et mon manteau de reine
Flotte encore à leurs yeux sur ma robe de laine.
C’est ce qui rendit fiers vos valets parvenus,
Ceux qui baisaient ma main marchent sur mes pieds nus.
Qu’importent mes ennuis, mes larmes ignorées,
Par de grossiers travaux mes mains déshonorées ?
J’ai régné sur ce peuple, et c’est assez pour lui ;
Sur l’esclave à loisir il se venge aujourd’hui.
Ainsi s’attache à nous l’ingratitude humaine ;

Jusque sur la souffrance elle épuise sa haine,
D’autant plus implacable en son impunité,
Qu’elle paye en orgueil toute sa lâcheté !

Ce morceau considérable, où l’on a pu remarquer avec quelle souplesse l’auteur sait se plier aux exigences de l’art et du style tragiques, fut porté à mademoiselle Rachel dans l’été de 1839. Elle l’accueillit avec joie, l’apprit par cœur et le récita plusieurs fois dans de petites réunions d’amis intimes. Cependant, au lieu de presser le poète d’achever son œuvre, elle voulut attendre la représentation de Polyeucte, et puis celle de Phèdre. Le temps s’écoula ; le beau feu s’éteignit de part et d’autre. Une pièce intitulée la Servante du roi fut représentée au théâtre de l’Odéon, et, quoiqu’elle n’ait pas fait grand bruit, le sujet se trouva défloré. Mademoiselle Rachel eut des démêlés avec le Théâtre-Français. Elle écrivit une lettre pour envoyer sa démission de sociétaire ; puis elle retira cette démission, et l’envoya une seconde fois. C’est au milieu de ces fâcheux débats que le poète composa, un matin, les stances suivantes, où l’on voit sa tristesse, ses illusions perdues et sa renonciation.

  1. Il manque ici un vers dans le manuscrit.