Œuvres politiques (Constant)/Des réactions politiques

Texte établi par Charles Louandre, Charpentiers et Cie, Libraires-éditeurs (p. 361-372).



II


DES RÉACTIONS POLITIQUES.

I

Pour que les institutions d’un peuple soient stables, elles doivent être au niveau de ses idées. Alors il n’y a jamais de révolutions proprement dites. Il peut y avoir des chocs, des renversements individuels, des hommes détrônés par d’autres hommes, des partis terrassés par d’autres partis ; mais tant que les idées et les institutions sont de niveau, les institutions subsistent.

Lorsque l’accord entre les institutions et les idées se trouve détruit, les révolutions sont inévitables. Elles tendent à rétablir cet accord. Ce n’est pas toujours le but des révolutionnaires, mais c’est toujours la tendance des révolutions.

Lorsqu’une révolution remplit cet objet du premier coup, et s’arrête à ce terme, sans aller au-delà, elle ne produit point de réaction, parce qu’elle n’est qu’un passage, et que le moment de l’arrivée est aussi celui du repos. Ainsi, les révolutions de Suisse, de Hollande, d’Amérique, n’ont été suivies d’aucune réaction.

Mais, lorsqu’une révolution dépasse ce terme, c’est-à-dire lorsqu’elle établit des institutions qui sont par delà les idées régnantes, ou qu’elle en détruit qui leur sont conformes, elle produit inévitablement des réactions, parce que le niveau n’existant plus, les institutions ne se soutiennent que par une succession d’efforts, et que du moment où ces efforts cessent, tout se relâche et rétrograde.

La révolution d’Angleterre, qui avait été faite contre le papisme, ayant dépassé ce terme, en abolissant la royauté, une réaction violente eut lieu, et il fallut, vingt-huit ans après, une révolution nouvelle pour empêcher le papisme d’être rétabli. La révolution de France, qui a été faite contre les privilèges, ayant de même dépassé son terme, en attaquant la propriété, une réaction terrible se fait sentir, et il faudra, non pas, j’espère, une révolution nouvelle, mais de grandes précautions et un soin extrême pour s’opposer à la renaissance des privilèges.

Lorsqu’une révolution, portée ainsi hors de ses bornes, s’arrête, on la remet d’abord dans ses bornes. Mais on ne se contente pas de l’y replacer. L’on recule d’autant plus que l’on avait trop avancé. La modération finit, et les réactions commencent.

Il y a deux sortes de réactions : celles qui s’exercent sur les hommes, et celles qui ont pour objet les idées.

Je n’appelle pas réaction la juste punition des coupables, ni le retour aux idées saines ; ces choses appartiennent l’une à la loi, l’autre à la raison. Ce qui, au contraire, distingue essentiellement les réactions, c’est l’arbitraire à la place de la loi, la passion à la place du raisonnement : au lieu de juger les hommes, on les proscrit ; au lieu d’examiner les idées, on les rejette.

Les réactions contre les hommes perpétuent les révolutions ; car elles perpétuent l’oppression, qui en est le germe. Les réactions contre les idées rendent les révolutions infructueuses, car elles rappellent les abus. Les premières dévastent la génération qui les éprouve, les secondes pèsent sur toutes les générations. Les premières frappent de mort les individus, les secondes frappent de stupeur l’espèce entière.

Pour empêcher la succession des malheurs, il faut comprimer les unes ; pour retirer, s’il est possible, quelque fruit des malheurs qu’on n’a pu prévenir, il faut amortir les autres.

Les réactions contre les hommes, effets de l’action précédente, sont des causes de réactions futures. Le parti qui fut opprimé opprime à son tour ; celui qui se voit illégalement victime de la fureur qu’il a méritée s’efforce de ressaisir le pouvoir ; et lorsque son triomphe arrive, il a deux raisons d’excès au lieu d’une : sa disposition naturelle, qui lui fit commettre ses premiers crimes, et son ressentiment des crimes qui furent la suite et le châtiment des siens.

De la sorte, les causes de malheur s’entassent, tous les freins se brisent, tous les partis deviennent également coupables, toutes les bornes sont franchies ; les forfaits sont punis par des forfaits ; le sentiment de l’innocence, ce sentiment qui fait du passé le garant de l’avenir, n’existe plus nulle part, et toute une génération pervertie par l’arbitraire est poussée loin des lois par tous les motifs : par la crainte et par la vengeance, par la fureur et par le remords.

La vengeance est étrangement aveugle[1] ; elle pardonne aux hommes mêmes dont les forfaits l’ont soulevée, pourvu qu’ils la dirigent contre les instruments de leurs crimes. Ces hommes se mettent à la tête des réactions que leurs propres attentats ont provoquées, et ils les rendent plus épouvantables.

Les hommes sensibles ne sauraient être féroces ; le regret adoucit la fureur : il y a dans le souvenir de ce qu’on aima une sorte de mélancolie qui s’étend sur toutes les impressions.

Mais ces hommes atroces et lâches, avides d’acheter par le sang le pardon du sang qu’ils ont répandu, ne mettent point de bornes à leurs excès. Leur motif n’est pas la douleur, mais la crainte ; leur barbarie n’est point entraînement, mais calcul ; ils ne massacrent point parce qu’ils souffrent, mais parce qu’ils tremblent, et comme leurs terreurs sont sans terme, leurs crimes n’en sauraient avoir.

Si cette multitude passionnée qui, en France, a coopéré aux réactions, eût pu s’arrêter un instant pour contempler ses chefs, elle aurait frémi. Elle aurait vu qu’elle suivait, contre des instruments exécrables, des meneurs plus exécrables encore. Ces guides l’entraînaient vers la férocité, pour se dérober à la justice. Dans l’espoir de faire oublier leur complicité, ils excitaient à l’assassinat de leurs complices. Ils rendaient la vengeance nationale illégale et atroce, pour marcher devant elle et pour lui échapper.

Ces exemples doivent inspirer une horreur profonde pour toutes les réactions de ce genre. Elles atteignent quelques criminels, mais elles éternisent le règne du crime ; elles assurent l’impunité aux plus dépravés des coupables, à ceux qui sont prêts toujours à le devenir dans tous les sens.

Les réactions contre les idées sont moins sanglantes, mais non moins funestes. Par elles les maux individuels deviennent sans fruit, et les calamités générales sans compensation. Après que de grands malheurs ont renversé de nombreux préjugés, elles ramènent ces préjugés sans réparer ces malheurs, et rétablissent les abus sans relever les ruines ; elles rendent à l’homme ses fers, mais des fers ensanglantés.


II

Les devoirs du gouvernement sont très-différents dans ces deux espèces de réactions.

Contre celles qui ont pour objet les hommes, il n’y a qu’un moyen : c’est la justice. Il faut qu’il s’empare des réactions pour ne pas être entraîné par elles. La succession des forfaits peut devenir éternelle, si l’on ne se hâte d’en arrêter le cours.

Mais en remplissant ce devoir, le gouvernement doit se garder d’un écueil dangereux : c’est le mépris des formes et l’appel des opprimés contre les oppresseurs. Il doit contenir les premiers en même temps qu’il les venge.

Un gouvernement faible fait tout le contraire ; il craint de sévir, et souffre qu’on massacre. Par une déplorable timidité, tout en désirant que les scélérats périssent, il veut que le danger de la sévérité ne tombe pas sur lui. Dans l’aveuglement qui accompagne la crainte, l’exagération de son impuissance lui paraît un moyen de sûreté. Il dit à qui lui demande une juste vengeance : Nous ne pouvons punir des forfaits que nous détestons ; c’est dire : Vengez-vous. Il dit à qui réclame contre des cruautés illégales : Nous ne pouvons vous dérober à une fureur dont nous gémissons ; c’est dire : Défendez-vous. C’est ordonner la guerre civile ; c’est forcer l’innocence au crime, le crime à la résistance, tous les citoyens au meurtre ; c’est proclamer l’empire de la violence, et se rendre responsable de tous les délits qui se commettent. Malheur au gouvernement qui, restant neutre entre les attentats anciens et les attentats nouveaux, ne se sert de son pouvoir que pour se maintenir dans cette neutralité honteuse, et tandis qu’il devrait régir, ne songe qu’à exister !

Il se trompe même dans cette lâche espérance. C’est à tort qu’il croit se faire un parti, en accordant l’impunité à ceux auxquels il refuse la justice. Ces hommes s’irritent de ce qu’il les force à devoir au crime ce que les lois leur avaient promis. Souffrir l’illégalité, tolérer l’arbitraire, n’assure pas même la reconnaissance de qui profite de cette faiblesse.

Le gouvernement réunit ainsi contre lui toutes les haines : celle du coupable qu’il abandonne à un châtiment illégitime : celle de l’innocent, qu’il rend coupable. Il perd le mérite de la sévérité sans en éviter l’odieux.

Lorsque la justice est remplacée par un mouvement populaire, les plus exagérés, les moins scrupuleux, les plus féroces, se mettent à la tête de ce mouvement. Des hommes de sang s’emparent de l’indignation qui s’élève contre les hommes de sang, et après avoir agi contre les individus au mépris des lois, ils tournent leurs armes contre les lois mêmes.

Impassible, mais fort, le gouvernement doit tout faire par sa propre force, n’appeler à son secours aucune force étrangère, tenir dans l’immobilité le parti qu’il secourt, comme le parti qu’il frappe, et sévir également contre l’homme qui veut devancer la vengeance de la loi et contre celui qui l’a méritée.

Mais il faut pour cela qu’il renonce aux flatteries enivrantes. L’impassibilité n’excite pas l’enthousiasme. On ne viendra pas le féliciter comme lorsqu’il manque à ses devoirs. Les passions déchaînées ne porteront pas à ses pieds l’hommage tumultueux d’une reconnaissance effrénée. Tout le monde criait : gloire à la Convention, lorsque, cédant à l’entraînement de la réaction, elle laissait remplacer les maux qu’elle avait faits par des maux qu’elle aurait dû prévenir. Personne ne criera : gloire au Directoire, si, en châtiant les crimes passés, il n’en tolère point en sens inverse.

C’est par une erreur dont la révolution est la cause que le gouvernement s’est persuadé qu’il devait avoir un parti pour lui. Toutes les factions cherchent à accréditer cette erreur. Chacune d’elles aspire à devenir centre, et prétend faire signe au gouvernement de l’entourer.

Cette prétention leur suggère les raisonnements les plus bizarres. Comme elles sentent bien que la majorité dont elles se vantent ne peut jamais être qu’ondoyante et passagère, elles se gardent de distinguer cette majorité d’un jour de la majorité durable. Il faudrait, pour les satisfaire, que le gouvernement fût toujours en observation pour découvrir, et toujours en marche pour rattraper cette majorité fugitive. « Le gouvernement ne doit s’arrêter, disent-elles, que lorsqu’il est au centre de ses vrais intérêts ; lorsqu’il n’y est pas, il doit s’y replacer, et seulement alors il se fixe, parce que là seulement convergent tous les rayons de la circonférence. »

Cette métaphysique figurée, qui réunit à l’obscurité de l’abstraction le vague de la métaphore, sert admirablement à confondre toutes les idées, et à remplacer des notions précises par d’indéfinissables images.

Qui ne croirait, d’après ces principes, que le centre des intérêts du gouvernement est un point tellement marqué, tellement évident, tellement perceptible à tous les yeux, qu’au moment où le gouvernement s’y placera, il s’élèvera un cri unanime d’assentiment et d’approbation ? Et qui ne voit au contraire que, surtout à la fin d’une révolution, tous les intérêts ayant été froissés, les anciens intérêts subsistant encore, les intérêts nouveaux forts de leur jeunesse, chacun voudra faire de son intérêt le centre du gouvernement ; et que celui-ci, ballotté par tous ces intérêts successifs et opposés, n’acquerra ni stabilité, ni dignité, ni confiance ?

Il faut qu’immobile il laisse s’agiter, se briser à ses pieds, tous les intérêts particuliers, tous les intérêts de classe, que son immobilité les force à l’entourer, à s’arranger, chacun de la manière la plus tolérable, et à concourir, quelquefois malgré eux, au rétablissement du calme et à l’organisation du nouveau pacte social. Lorsqu’on veut rallier autour d’un étendard une armée dispersée, porte-t-on cet étendard çà et là dans la plaine, le présentant à chaque fuyard, le plantant au milieu de chaque groupe, l’en arrachant aussitôt pour le faire flotter ailleurs ? Ne le place-t-on pas plutôt sur quelque éminence, vers laquelle tous les yeux se tournent, tous les pas se dirigent, de sorte que la multitude, voyant enfin le point fixe, soit, pour ainsi dire, volontairement entraînée à se rassembler autour ?

Il faut que ce qui est passionné, personnel et transitoire, se rattache et se soumette à ce qui est abstrait, impassible et immuable. Il faut que le gouvernement repousse cette réminiscence révolutionnaire qui lui fait rechercher une autre approbation que celle de la loi. Il doit trouver son éloge là où sont écrits ses devoirs, dans la constitution qui est toujours la même, et non dans les applaudissements passagers des opinions versatiles.


III

Si, dans les réactions contre les hommes, le gouvernement a surtout besoin de fermeté, dans les réactions contre les idées, il a besoin surtout de réserve. Dans les unes, il faut qu’il agisse ; dans les autres, qu’il maintienne. Dans les premières, il importe qu’il fasse tout ce que la loi ordonne ; dans les secondes, qu’il ne fasse rien de ce que la loi ne commande pas.

Les réactions contre les idées portent sur des institutions ou sur des opinions. Or, les institutions ne demandent que du temps, les opinions que de la liberté.

Entre les individus et les individus, le gouvernement doit mettre une force répressive ; entre les individus et les institutions, une force conservatrice ; entre les individus et les opinions, il n’en doit mettre aucune.

Lorsque vous avez établi une institution, ne vous irritez pas de ce qu’on la désapprouve. Ne cherchez pas à empêcher qu’on ne déclame contre elle : n’exigez la soumission que d’après les formes et devant la loi. Ignorez l’opposition ; supposez l’obéissance ; maintenez l’institution : avec la loi, les formes et le temps, l’institution triomphera.

Lorsque vous avez, je ne dirai pas établi une opinion, Dieu vous préserve d’en établir, mais renversé la puissance de quelque opinion qui fut jadis un dogme, ne vous effrayez pas de ce qu’on la regrette ; ne prohibez pas l’expression de ces regrets ; n’allez pas lui décerner les honneurs de l’intolérance : feignez d’ignorer son existence même ; opposez à son importance votre oubli ; laissez à qui le voudra le soin de la combattre ; il se présentera des combattants, n’en doutez pas, lorsque l’odieux du pouvoir ne rejaillira plus sur la cause. Ne comprimez que les actions, et bientôt l’opinion, examinée, appréciée, jugée, subira le sort de toutes les opinions que la persécution n’anoblit pas, et descendra pour jamais de sa dignité de dogme.

La justice prescrit au gouvernement cette conduite ; la prudence encore la lui prescrit.

Les réactions contre les hommes n’ont qu’un but : la vengeance, et qu’un moyen : la violation de la loi ; le gouvernement n’a donc à prévenir que des délits précisés d’avance. Mais les réactions contre les idées sont variées à l’infini, et les moyens sont plus variés encore. Si le gouvernement veut être actif, au lieu d’être simplement préservateur, il se condamne à un travail sans fin ; il faut qu’il agisse contre des nuances : il se dégrade par tant de mouvements pour des objets presque imperceptibles. Ses efforts, renouvelés sans cesse, paraissent puérils : vacillant dans son système, il est arbitraire dans ses actes : il devient injuste, parce qu’il est incertain ; il est trompé, parce qu’il est injuste.


IV

Rien ne mérite moins de confiance que ce que l’on nomme faussement les gages donnés à une opinion, quand ces gages consistent dans le sacrifice, offert à cette opinion, des principes de la justice et de la morale. À toutes les époques décisives de la révolution, l’on a cru faire merveille en confiant la garde du gouvernement qu’on établissait aux hommes qui, dans leur zèle envers ce gouvernement, avaient commis pour le servir des actes violents, criminels, sanguinaires. Qu’est-il arrivé ? Qu’aussitôt que le danger s’est manifesté, ces hommes ont songé bien moins à conserver le dépôt remis entre leurs mains, qu’à faire oublier, par des actes en sens inverse, leurs crimes passés. Que l’on nous permette une expression triviale : on a dit souvent que les défenseurs d’un régime quelconque étaient ceux qui seraient pendus si le régime était détruit. Consultez les faits, vous verrez, que la peur d’être pendus devient l’idée fixe de ces hommes ; au lieu de demeurer fidèles au régime qui les sauverait, ils mendient le pardon du régime qui les menace ; ils achètent leur grâce par la perfidie ; ils expient leur férocité par la trahison.

La conscience, la morale, l’équité : voilà les seules garanties que les hommes puissent donner. Le régicide n’est point une preuve de dévouement à la république ; la servilité envers le despotisme n’en est point un de fidélité au despote qu’on flatte, sauf à le fouler aux pieds s’il tombe, pour s’excuser de l’avoir flatté ; l’assassinat des républicains ne garantit point rattachement à la monarchie ; le crime est toujours au service de la force[2].


  1. Si l’on se rappelle la réaction qui suivit le 1er prairial an III, on ne trouvera que trop de faits qui viennent à l’appui des réflexions qu’on va lire.
  2. Nous n’avons pas besoin de faire remarquer quelle douloureuse confirmation les idées de Benjamin Constant ont reçue des événements dont nous avons été témoins dans les deux années terribles, 1870-1871. Les bandits de la commune ont incendié et assassiné pour donner une preuve de républicanisme, comme les Verdets de 1815 assassinaient pour témoigner de leur attachement à la royauté. On dirait que chez nous les révolutions ne savent que réveiller la férocité native qui semble inhérente à notre espèce, et qui, momentanément contenue dans les époques de calme, se donne libre carrière à la moindre effervescence politique.
    (Note de l’éditeur.)