Œuvres politiques (Constant)/Des lois d’exception

Texte établi par Charles Louandre, Charpentiers et Cie, Libraires-éditeurs (p. 124-132).



IV


DES LOIS D’EXCEPTION.

Nos lois d’exception sont au nombre de quatre : la suspension de la liberté individuelle, l’arbitraire sur les journaux, la loi sur la presse et la création des cours prévôtales[1].

Quand on s’en tient aux lois ordinaires, un détenu peut être absous, et le ministère est toujours censé avoir rempli son devoir. L’arrestation n’est qu’un accident inséparable de la condition sociale. Pourvu qu’une autre condition sociale soit remplie : celle de laisser vérifier les faits par les tribunaux, l’autorité ne peut être blâmée d’avoir voulu que les faits fussent vérifiés. Mais les détentions arbitraires ont cet inconvénient, pour l’autorité, que leur réparation même ressemble à un tort, parce que le public conclut de leur cessation à leur inutilité.

Pourquoi donc blesser l’opinion par des mesures inconstitutionnelles quand les lois suffisent ! Bien que la suspension de la liberté individuelle confère aux ministres le droit d’arrestation sans causes connues, elle ne leur donne pas celui d’arrestation sans causes réelles. Or, ces causes réelles doivent être des commencements de preuves. Pourquoi ne pas soumettre aux tribunaux ces commencements de preuves ? Est-ce pour ne pas avertir les complices ? Mais ils sont avertis par l’arrestation, sans motifs exprimés, comme ils le seraient par l’arrestation motivée. Est-ce pour ne pas laisser aux suspects le moyen d’achever le crime ? Mais l’autorité qui les surveille peut les saisir, avant qu’ils n’aient fait un pas pour l’exécution. Est-ce pour se dispenser de la surveillance ? Sans doute, on n’a plus besoin d’observer ceux qu’on enferme. Mais il est beau dans les ministres de sacrifier leur repos au nôtre, et sûrement ils ne voudraient pas nous enlever notre liberté pour se relâcher de leur vigilance.

N’est-ce pas, de plus, donner aux gouvernés une dangereuse idée de la faiblesse d’un gouvernement, que de le leur peindre comme en péril par la liberté précaire d’un individu déjà suspect, suivi dans ses démarches, entouré de témoins invisibles, et contre lequel toute la force sociale est en armes ? Croit-on que cet aveu de faiblesse encourage la fidélité ? Il invite au contraire, il sollicite la défection.

« Je ne connais pas les faits particuliers, dira-t-on ; je ne puis juger du mal que cette loi d’exception a empêché. C’est précisément son existence qui a pu en rendre l’application modérée. » Où nous conduit ce raisonnement ? À consacrer les lois d’exception dans toutes les circonstances : dans les temps calmes, parce que la crainte de ce pouvoir prévient le désordre ; dans les temps orageux, parce que l’exercice de ce même pouvoir rétablit le calme. Autant vaut dire que nous ne sortirons jamais de ces lois, invoquées tour à tour comme précaution et comme remède.

Toutes nos autorités précédentes se sont mal trouvées de ces voies extra-constitutionnelles : et un homme dont l’opinion sur la légitimité n’est pas suspecte, M. de Villèle, a dit à la tribune que la légitimité sur le trône ne pouvait donner seule à nos institutions la force de résister à des causes destructives de tous les gouvernements. Or, les lois d’exception sont des causes destructives de tous les gouvernements. Elles les ont tous perdus jusqu’à ce jour. Il ne faut pas les choisir pour maintenir le nôtre. La force d’une constitution est dans l’attachement du peuple. Un peuple ne s’attache à une constitution que par la jouissance. Il ne croit point à une constitution dont il ne jouit pas.

L’on prétend que ce n’est point après une révolution longue et violente qu’on peut appliquer avec scrupule les principes constitutionnels, et qu’il faut, à de pareilles époques, investir le gouvernement d’une puissance discrétionnaire. J’affirme que c’est précisément alors que la fidélité la plus stricte aux principes constitutionnels est indispensables et que toute puissance discrétionnaire dans les dépositaires de l’autorité est dangereuse ; car c’est alors que les passions étant plus animées, les dénonciations, les calomnies, les impostures sont plus fréquentes, et que l’examen le plus scrupuleux, le plus lent, le plus régulier, est nécessaire.

Dans les temps calmes, peu d’hommes ayant à se plaindre l’un de l’autre, les agents investis de la terrible prérogative des lois d’exception ne se voient pas cernés par toutes les haines déguisées, par tous les ressentiments voilés sous le nom du bien public. On peut au moins espérer alors que les lois d’exception, toujours fâcheuses, toujours injustes, ne s’appliqueront qu’à des périls soudains et à des cas extraordinaires. La masse des citoyens, paisible et unie entre elle, ne paraît pas en être menacée. Mais après une crise politique, quand tout le monde est coupable aux yeux de son voisin, quand il n’est personne qui n’ait eu quelque tort, commis quelque faute, concouru plus ou moins à quelque injustice, les lois d’exception sont des armes que chacun ambitionne et saisit à son tour.

Contradiction étrange ! presque toujours après les révolutions violentes, on proclame des amnisties, parce qu’on sent que les lois ordinaires elles-mêmes deviennent inapplicables. Or, pourquoi le deviennent-elles ? parce que leur application constante et multipliée tiendrait tous les esprits en alarme ; et c’est dans le moment où l’on reconnaît cette vérité, dans le moment où l’on désarme les lois générales, de peur que leur action ne perpétue l’inquiétude qui pousse aux résolutions désespérées : c’est dans un tel moment que l’on institue des lois extraordinaires, plus rigoureuses, plus alarmantes, plus vagues ! On proclame une amnistie, parce qu’on ne veut pas que tous les coupables, même convaincus, soient punis, et l’on établit des règles de suspicion en vertu desquelles tous les suspects sont menacés. Mais quand il y a vingt mille coupables, il y a deux millions de suspects.

Aussi, voyez ce que disent sur les effets de ces lois leurs défenseurs mêmes. Ecoutez le plus éloquent, et j’ajouterai le plus libéral d’entre eux ; car, même en défendant un mauvais système, il a rendu un digne hommage aux principes, et prouvé que son caractère était aussi noble que son esprit est distingué. Écoutez-le, dis-je, quand il décrit les résultats de la loi du 29 octobre (1815) : Le reste des partis se disputant l’usage du pouvoir discrétionnaire, l’esprit de délation se couvrant du masque du zèle, détruisant toute confiance au sein des familles, sapant avec les fondements de la tranquillité publique et privée ceux de la morale[2].

Il parlait ainsi, je le sais, d’une loi abrogée. Mais ne jugeons pas les lois d’exception par ce qu’on en dit tant qu’elles subsistent. On ne s’explique publiquement sur leur compte, comme sur celui des rois, qu’après leur mort. Or, voilà ce qu’on dit de chaque loi d’exception, dès l’instant qu’elle est révoquée. Ceux qui vantent la loi d’aujourd’hui s’en vengent sur celle d’hier. N’est-ce pas un préjugé fâcheux pour ces lois que la nécessité de cette tactique ? Elles sont tellement odieuses à la majorité des hommes, que, pour en faire adopter une, il faut commencer par flétrir toutes celles qui l’ont précédée.

L’on a prétendu, dans plus d’un libelle, que je n’avais invoqué les principes que depuis l’établissement de la monarchie constitutionnelle en France ; et que sous la république ou sous l’empire, j’avais été plus indulgent pour les mesures de circonstance.

Voici ce que j’écrivais, sous le directoire, au moment où des commissions militaires étaient encore assemblées pour juger des conspirations vraies ou supposées : car, depuis trente ans, il ne s’est pas écoulé six mois sans qu’on nous ait parlé de conspiration, et cela doit toujours arriver dans un pays où il existe un ministère particulier qui perdrait son importance s’il n’y avait pas de conspirateurs. Dans un tel pays, on ne se contentera pas de sévir contre les complots réels pour sauver l’État ; on en inventera pour sauver le ministère.

« Lors de la conspiration de Babeuf, écrivais-je[3], des hommes s’irritaient de ce qu’on observait la lenteur des formes. Si les conspirateurs avaient triomphé, s’écriaient-ils, auraient-ils observé contre nous ces formes dilatoires ? Et c’est précisément parce qu’ils ne les auraient pas observées, que vous devez les observer. C’est là ce qui vous distingue, c’est là, uniquement là, ce qui vous donne le droit de les punir : c’est là ce qui fait d’eux, des ennemis, de vous, des amis de l’ordre. Lors de la conspiration du 1er prairial an III[4], l’on créa, pour juger les conspirateurs, des commissions militaires, et les réclamations de quelques hommes scrupuleux et prévoyants ne furent pas écoutées. Ces commissions militaires enfantèrent les conseils militaires du 13 vendémiaire an IV. Ces conseils militaires produisirent les commissions militaires de fructidor de la même année, et ces dernières ont produit les tribunaux militaires du mois de ventôse an V[5]. Je ne discute point ici la légalité ni la compétence de ces tribunaux. Je veux seulement prouver qu’ils s’autorisent et se perpétuent par l’exemple ; et je voudrais qu’on sentît enfin qu’il n’y a, dans l’incalculable succession des circonstances, aucun individu assez privilégié, aucun parti revêtu d’une puissance assez durable pour se croire à l’abri de sa propre doctrine, et ne pas redouter que l’application de sa théorie ne retombe tôt ou tard sur lui. »

Lorsque Bonaparte proposa ses tribunaux spéciaux, en les faisant appuyer de raisonnements qui nous ont été reproduits la session dernière, voici encore ce que j’écrivais :

« Tribuns, ouvrez, je ne dirai pas seulement les cahiers des états-généraux de 1789 ; mais toutes les doléances présentées par les assemblées précédentes, à chaque époque où elles ont pu faire entendre leur faible voix : vous y verrez que la nation entière a toute jours réclamé contre la création de tribunaux différents des tribunaux ordinaires. Cette opinion s’est manifestée sans cesse avec une force toujours renaissante, et que le despotisme a pu comprimer, mais jamais réduire au silence. C’est l’opinion la plus nationale qui ait existé parmi les Français.

« Tribuns, ouvrez cette grande charte, que, dans l’an 1215, les barons anglais firent signer à Jean Sans Terre ; vous y lirez, art. 29, ces paroles mémorables : Nul ne sera arrêté, emprisonné, enlevé à son héritage, à ses facultés, à ses enfants, à sa famille. Nous déclarons que nous n’attenterons ni à sa personne ni à sa liberté, qu’il n’ait été légalement jugé par ses pairs ; et cette disposition tutélaire, que le sentiment de l’éternelle et imprescriptible justice arrachait à un peuple barbare, sous le régime de la féodalité, au commencement du treizième siècle, serait abjurée par les représentants du peuple français, au commencement du dix-neuvième, douze ans après la révolution, et dans la neuvième année de la république[6] ! »

Je prie le lecteur de croire que si je transcris ainsi des extraits de mes discours et de mes ouvrages antérieurs, ce n’est pas uniquement pour prouver que j’ai défendu toujours les mémés opinions, mais parce que je crois qu’aujourd’hui, comme alors, ces vérités sont bonnes à dire[7].


  1. Avant la révolution on désignait, sous le nom de cours prévôtales, des tribunaux spéciaux chargés de punir certains délits, tels que le vagabondage, le vol sur les grands chemins. Napoléon fit revivre ces tribunaux exceptionnels pour juger les conscrits réfractaires, les déserteurs, les contrebandiers, les individus soupçonnés de manœuvres politiques. La restauration établit de nouvelles cours prévôtales composées de juges pris dans les tribunaux de première instance et présidées par un officier supérieur de l’armée active. Les cours prévôtales de la restauration jugeaient, sans appel et avec rétroactivité, les faits qui pouvaient porter atteinte à la sûreté publique ; elles siégèrent de 1815 à 1817, et se déshonorèrent en se faisant les instruments des réactions et des vengeances politiques.
    (Note de l’éditeur.)
  2. Discours de M. Camille Jordan, du 14 janvier 1817. (Discours de C. Jordan, Paris, 1826, p. 76.)
  3. Des Réactions politiques, 2e édition, p. 87.
  4. On sait que les restes de la faction de Robespierre marchèrent, en mai 1795, contre la convention, et massacrèrent un de ses membres. Ce fut alors que M. Boissy d’Anglas déploya contre l’anarchie le courage qui a commencé à rendre célèbre un nom qu’il n’a pas moins honoré depuis dans la défense de la liberté.
  5. Des hommes, que l’on appelait terroristes, furent traduits devant les commissions militaires du mois de mai 1795 ; des hommes, qu’on appelait royalistes, devant les conseils militaires du mois d’octobre de la même année ; des terroristes devant les tribunaux militaires du mois de mars suivant ; des royalistes devant les commissions du mois de juillet.

    Qui peut nier qu’il n’eût mieux valu, pour tous les partis, s’en tenir aux tribunaux ordinaires ?

  6. Discours sur les tribunaux spéciaux, prononcé au tribunal le 5 pluviôse, an IX.
    (Benjamin Constant.)
    Les tribunaux spéciaux ont été très-nombreux sous l’ancienne monarchie. Après avoir institué les juges royaux et les parlements pour rendre à tous exacte et bonne justice, les rois ne se font point scrupule de procéder par voie de justice sommaire, ou, pour parler plus justement, par voie d’extermination. Conformément à la théorie monarchique qui faisait résider en eux tous les attributs de la justice, ils se regardaient comme étant toujours libres de remplacer les juges ordinaires par des personnages de leur choix : au moyen âge par le prévôt de l’hôtel ; dans les derniers siècles par des assemblées administratives, par le grand prévôt de France, le conseil, les chambres ardentes, les grands jours. Jacques Cœur est jugé par le grand conseil ; François Ier livre Chabot, Ponchet, le chancelier Poyet à des commissions dont il choisit lui-même les membres. Richelieu érige à l’arsenal une chambre extraordinaire pour condamner d’office les individus contre lesquels le parlement ne voulait pas prononcer sans les entendre, et c’est une commission composée de ses créatures et convoquée chez lui, dans sa maison de campagne de Rueil, qui condamna à mort le maréchal de Marillac. Voir, sur les tribunaux spéciaux : Beccaria, des délits et des peines, supplément du chap. VII, par Voltaire ; des commissions ; — de la procédure criminelle et de quelques autres formes. — Béranger, de la justice criminelle en France, tit. Ier, chap. II.
    (Note de l’éditeur.)
  7. Les principes posés par Benjamin Constant dans ce chapitre sont irréfutables ; mais il ne semble pas qu’ils doivent être appliqués de sitôt. Il semble que l’état de révolution permanente où nous vivons depuis tantôt un siècle, sans jamais nous corriger, ne nous permet pas de rester dans l’ordre légal. La guerre civile nous ramène à l’état de siège, et la dictature, qui est le résultat fatal de l’anarchie, nous ramène comme en 1851 aux commissions extraordinaires et aux lois de sûreté générale.
    (Note de l’éditeur.)