Œuvres politiques (Constant)/De la souveraineté du peuple

Texte établi par Charles Louandre, Charpentiers et Cie, Libraires-éditeurs (p. 1-16).



I


DE LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE.

Le principe de la souveraineté du peuple, c’est-à-dire la suprématie de la volonté générale sur toute volonté particulière, ne peut être contesté. L’on a cherché de nos jours à l’obscurcir, et les maux que l’on a causés, et les crimes que l’on a commis, sous le prétexte de faire exécuter la volonté générale, prêtent une force apparente aux raisonnements de ceux qui voudraient assigner une autre source à l’autorité des gouvernements. Néanmoins tous ces raisonnements ne peuvent tenir contre la simple définition des mots qu’on emploie. La loi doit être l’expression ou de la volonté de tous, ou de celle de quelques-uns. Or, quelle serait l’origine du privilége exclusif que vous concéderiez à ce petit nombre ? Si c’est la force, la force appartient à qui s’en empare ; elle ne constitue pas un droit, et si vous la reconnaissez comme légitime, elle l’est également, quelques mains qui s’en saisissent, et chacun voudra la conquérir à son tour. Si vous supposez le pouvoir du petit nombre sanctionné par l’assentiment de tous, ce pouvoir devient alors la volonté générale[1].

Ce principe s’applique à toutes les institutions. La théocratie, la royauté, l’aristocratie, lorsqu’elles dominent les esprits, sont la volonté générale. Lorsqu’elles ne les dominent pas, elles ne sont autre chose que la force. En un mot, il n’existe au monde que deux pouvoirs, l’un illégitime, c’est la force ; l’autre légitime, c’est la volonté générale. Mais en même temps que l’on reconnaît les droits de cette volonté, c’est-à-dire la souveraineté du peuple, il est nécessaire, il est urgent d’en bien concevoir la nature et d’en bien déterminer l’étendue. Sans une définition exacte et précise, le triomphe de la théorie pourrait devenir une calamité dans l’application. La reconnaissance abstraite de la souveraineté du peuple n’augmente en rien la somme de liberté des individus ; et si l’on attribue à cette souveraineté une latitude qu’elle ne doit pas avoir, la liberté peut être perdue malgré ce principe, ou même par ce principe.

La précaution que nous recommandons et que nous allons prendre est d’autant plus indispensable, que les hommes de parti, quelque pures que leurs intentions puissent être, répugnent toujours à limiter la souveraineté. Ils se regardent comme ses héritiers présomptifs, et ménagent, même dans les mains de leurs ennemis, leur propriété future. Ils se défient de telle ou telle espèce de gouvernements, de telle ou telle classe de gouvernants : mais permettez-leur d’organiser à leur manière l’autorité, souffrez qu’ils la confient à des mandataires de leur choix, ils croiront ne pouvoir assez l’étendre.

Lorsqu’on établit que la souveraineté du peuple est illimitée, on crée et l’on jette au hasard dans la société humaine un degré de pouvoir trop grand par lui-même, et qui est un mal, en quelques mains qu’on le place. Confiez-le à un seul, à plusieurs, à tous, vous le trouverez également un mal. Vous vous en prendrez aux dépositaires de ce pouvoir, et suivant les circonstances, vous accuserez tour à tour la monarchie, l’aristocratie, la démocratie, les gouvernements mixtes, le système représentatif. Vous aurez tort ; c’est le degré de force, et non les dépositaires de cette force qu’il faut accuser. C’est contre l’arme et non contre le bras qu’il faut sévir. Il y a des masses trop pesantes pour la main des hommes.

L’erreur de ceux qui, de bonne foi dans leur amour de la liberté, ont accordé à la souveraineté du peuple un pouvoir sans bornes, vient de la manière dont se sont formées leurs idées en politique. Ils ont vu dans l’histoire un petit nombre d’hommes, ou même un seul, en possession d’un pouvoir immense, qui faisait beaucoup de mal ; mais leur courroux s’est dirigé contre les possesseurs du pouvoir et non contre le pouvoir même. Au lieu de le détruire, ils n’ont songé qu’à le déplacer. C’était un fléau, ils l’ont considéré comme une conquête. Ils en ont doté la société entière. Il a passé forcément d’elle à la majorité, de la majorité entre les mains de quelques hommes, souvent dans une seule main : il a fait tout autant de mal qu’auparavant : et les exemples, les objections, les arguments et les faits se sont multipliés contre toutes les institutions politiques.

Dans une société fondée sur la souveraineté du peuple, il est certain qu’il n’appartient à aucun individu, à aucune classe, de soumettre le reste à sa volonté particulière ; mais il est faux que la société tout entière possède sur ses membres une souveraineté sans bornes.

L’universalité des citoyens est le souverain, dans ce sens, que nul individu, nulle fraction, nulle association partielle ne peut s’arroger la souveraineté, si elle ne lui a pas été déléguée. Mais il ne s’en suit pas que l’universalité des citoyens, ou ceux qui par elle sont investis de la souveraineté, puissent disposer souverainement de l’existence des individus. Il y a au contraire une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale. La souveraineté n’existe que d’une manière limitée et relative. Au point où commence l’indépendance et l’existence individuelle, s’arrête la juridiction de cette souveraineté. Si la société franchit cette ligne, elle se rend aussi coupable que le despote qui n’a pour titre que le glaive exterminateur ; la société ne peut excéder sa compétence sans être usurpatrice, la majorité, sans être factieuse. L’assentiment de la majorité ne suffit nullement dans tous les cas, pour légitimer ses actes : il en existe que rien ne peut sanctionner ; lorsqu’une autorité quelconque commet des actes pareils, il importe peu de quelle source elle se dit émanée, il importe peu qu’elle se nomme individu ou nation ; elle serait la nation entière, moins le citoyen qu’elle opprime, qu’elle n’en serait pas plus légitime.

Rousseau a méconnu cette vérité, et son erreur a fait de son Contrat social, si souvent invoqué en faveur de la liberté, le plus terrible auxiliaire de tous les genres de despotisme. Il définit le contrat passé entre la société et ses membres, l’aliénation complète de chaque individu avec tous ses droits et sans réserve à la communauté. Pour nous rassurer sur les suites de cet abandon si absolu de toutes les parties de notre existence au profit d’un être abstrait, il nous dit que le souverain, c’est-à-dire le corps social, ne peut nuire ni à l’ensemble de ses membres, ni à chacun d’eux en particulier ; que chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et que nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres ; que chacun se donnant à tous ne se donne à personne ; que chacun acquiert sur tous les associés les mêmes droits qu’il leur cède, et gagne l’équivalent de tout ce qu’il perd avec plus de force pour conserver ce qu’il a. Mais il oublie que tous ces attributs préservateurs qu’il confère à l’être abstrait qu’il nomme le souverain résultent de ce que cet être se compose de tous les individus sans exception. Or, aussitôt que le souverain doit faire usage de la force qu’il possède, c’est-à-dire aussitôt qu’il faut procéder à une organisation pratique de l’autorité, comme le souverain ne peut l’exercer par lui-même, il la délègue, et tous ces attributs disparaissent. L’action qui se fait au nom de tous étant nécessairement de gré ou de force à la disposition d’un seul ou de quelques-uns, il arrive qu’en se donnant à tous, il n’est pas vrai qu’on ne se donne à personne ; on se donne au contraire à ceux qui agissent au nom de tous. De là suit, qu’en se donnant tout entier, l’on n’entre pas dans une condition égale pour tous, puisque quelques-uns profitent exclusivement du sacrifice du reste ; il n’est pas vrai que nul n’ait intérêt de rendre la condition onéreuse aux autres, puisqu’il existe des associés qui sont hors de la condition commune. Il n’est pas vrai que tous les associés acquièrent les mêmes droits qu’ils cèdent ; ils ne gagnent pas tous l’équivalent de ce qu’ils perdent, et le résultat de ce qu’ils sacrifient est ou peut être l’établissement d’une force qui leur enlève ce qu’ils ont.

Rousseau lui-même a été effrayé de ces conséquences ; frappé de terreur à l’aspect de l’immensité du pouvoir social qu’il venait de créer, il n’a su dans quelles mains déposer ce pouvoir monstrueux, et n’a trouvé de préservatif contre le danger inséparable d’une pareille souveraineté, qu’un expédient qui en rendît l’exercice impossible. Il a déclaré que la souveraineté ne pouvait être ni aliénée, ni déléguée, ni représentée. C’était déclarer en d’autres termes qu’elle ne pouvait être exercée ; c’était anéantir de fait le principe qu’il venait de proclamer.

Mais voyez comme les partisans du despotisme sont plus francs dans leur marche, quand ils partent de ce même axiome, parce qu’il les appuie et les favorise. L’homme qui a le plus spirituellement réduit le despotisme en système, Hobbes, s’est empressé de reconnaître la souveraineté comme illimitée, pour en conclure à la légitimité du gouvernement absolu d’un seul. La souveraineté, dit-il, est absolue ; cette vérité a été reconnue de tout temps, même par ceux qui ont excité des séditions ou suscité des guerres civiles : leur motif n’était pas d’anéantir la souveraineté, mais bien d’en transporter ailleurs l’exercice. La démocratie est une souveraineté absolue entre les mains de tous ; l’aristocratie une souveraineté absolue entre les mains de quelques-uns ; la monarchie une souveraineté absolue entre les mains d’un seul. Le peuple a pu se dessaisir de cette souveraineté absolue, en faveur d’un monarque, qui alors en est devenu légitime possesseur.

L’on voit clairement que le caractère absolu que Hobbes attribue à la souveraineté du peuple est la base de tout son système. Ce mot absolu dénature toute la question et nous entraîne dans une série nouvelle de conséquences ; c’est le point où l’écrivain quitte la route de la vérité pour marcher par le sophisme au but qu’il s’est proposé en commençant. Il prouve que les conventions des hommes ne suffisant pas pour être observées, il faut une force coercitive pour les contraindre à les respecter ; que la société devant se préserver des agressions extérieures, il faut une force commune qui arme pour la défense commune ; que les hommes étant divisés par leurs prétentions, il faut des lois pour régler leurs droits. Il conclut du premier point, que le souverain a le droit absolu de punir ; du second, que le souverain a le droit absolu de faire la guerre ; du troisième, que le souverain est législateur absolu. Rien de plus faux que ces conclusions. Le souverain a le droit de punir, mais seulement les actions coupables : il a le droit de faire la guerre, mais seulement lorsque la société est attaquée : il a le droit de faire des lois, mais seulement quand ces lois sont nécessaires, et en tant qu’elles sont conformes à la justice. Il n’y a par conséquent rien d’absolu, rien d’arbitraire dans ces attributions. La démocratie est l’autorité déposée entre les mains de tous, mais seulement la somme d’autorité nécessaire à la sûreté de l’association ; l’aristocratie est cette autorité confiée à quelques-uns ; la monarchie, cette autorité remise à un seul. Le peuple peut se dessaisir de cette autorité en faveur d’un seul homme ou d’un petit nombre ; mais leur pouvoir est borné comme celui du peuple qui les en a revêtus. Par ce retranchement d’un seul mot, inséré gratuitement dans la construction d’une phrase, tout l’affreux système de Hobbes s’écroule. Au contraire, avec le mot absolu, ni la liberté, ni, comme on le verra dans la suite le repos, ni le bonheur ne sont possibles sous aucune institution. Le gouvernement populaire n’est qu’une tyrannie convulsive, le gouvernement monarchique qu’un despotisme plus concentré.

Lorsque la souveraineté n’est pas limitée, il n’y a nul moyen de mettre les individus à l’abri des gouvernements. C’est en vain que vous prétendez soumettre les gouvernements à la volonté générale. Ce sont toujours eux qui dictent cette volonté, et toutes les précautions deviennent illusoires.

Le peuple, dit Rousseau, est souverain sous un rapport, et sujet sous un autre : mais dans la pratique, ces deux rapports se confondent. Il est facile à l’autorité d’opprimer le peuple comme sujet, pour le forcer à manifester comme souverain la volonté qu’elle lui prescrit[2].

Aucune organisation politique ne peut écarter ce danger. Vous avez beau diviser les pouvoirs : si la somme totale du pouvoir est illimitée, les pouvoirs divisés n’ont qu’à former une coalition, et le despotisme est sans remède. Ce qui nous importe, ce n’est pas que nos droits ne puissent être violés par tel pouvoir, sans l’approbation de tel autre, mais que cette violation soit interdite à tous les pouvoirs. Il ne suffit pas que les agents de l’exécution aient besoin d’invoquer l’autorisation du législateur, il faut que le législateur ne puisse autoriser leur action que dans leur sphère légitime. C’est peu que le pouvoir exécutif n’ait pas le droit d’agir sans le concours d’une loi, si l’on ne met pas de bornes à ce concours, si l’on ne déclare pas qu’il est des objets sur lesquels le législateur n’a pas le droit de faire une loi, ou en d’autres termes que la souveraineté est limitée, et qu’il y a des volontés que ni le peuple, ni ses délégués, n’ont le droit d’avoir.

C’est là ce qu’il faut déclarer, c’est la vérité importante, le principe éternel qu’il faut établir.

Aucune autorité sur la terre n’est illimitée, ni celle du peuple, ni celle des hommes qui se disent ses représentants, ni celle des rois, à quelque titre qu’ils règnent, ni celle de la loi, qui, n’étant que l’expression de la volonté du peuple ou du prince, suivant la forme du gouvernement, doit être circonscrite dans les mêmes bornes que l’autorité dont elle émane.

Les citoyens possèdent des droits individuels indépendants de toute autorité sociale ou politique, et toute autorité qui viole ces droits devient illégitime. Les droits des citoyens sont la liberté individuelle, la liberté religieuse, la liberté d’opinion, dans laquelle est comprise sa publicité, la jouissance de la propriété, la garantie contre tout arbitraire. Aucune autorité ne peut porter atteinte à ces droits, sans déchirer son propre titre.

La souveraineté du peuple n’étant pas illimitée, et sa volonté ne suffisant point pour légitimer tout ce qu’il veut, l’autorité de la loi, qui n’est autre chose que l’expression vraie ou supposée de cette volonté, n’est pas non plus sans bornes.

Nous devons au repos public beaucoup de sacrifices ; nous nous rendrions coupables aux yeux de la morale, si, par un attachement trop inflexible à nos droits, nous résistions à toutes les lois qui nous sembleraient leur porter atteinte ; mais aucun devoir ne nous lie envers ces lois prétendues, dont l’influence corruptrice menace les plus nobles parties de notre existence, envers ces lois qui non-seulement restreignent nos libertés légitimes, mais nous commandent des actions contraires à ces principes éternels de justice et de pitié que l’homme ne peut cesser d’observer sans dégrader et démentir sa nature.

Aussi longtemps qu’une loi, bien que mauvaise, ne tend pas à nous dépraver, aussi longtemps que les empiétements de l’autorité n’exigent que des sacrifices qui ne nous rendent ni vils, ni féroces, nous y pouvons souscrire. Nous ne transigeons que pour nous. Mais si la loi nous prescrivait de fouler aux pieds ou nos affections ou nos devoirs ; si, sous le prétexte d’un dévouement gigantesque et factice, pour ce qu’elle appellerait tour à tour monarchie ou république, elle nous interdisait la fidélité à nos amis malheureux ; si elle nous commandait la perfidie envers nos alliés, ou même la persécution contre des ennemis vaincus, anathème à la rédaction d’injustices et de crimes couverte ainsi du nom de loi.

Un devoir positif, général, sans restriction, toutes les fois qu’une loi paraît injuste, c’est de ne pas s’en rendre l’exécuteur. Cette force d’inertie n’entraîne ni bouleversements, ni révolutions, ni désordres.

Rien ne justifie l’homme qui prête son assistance à la loi qu’il croit inique.

La terreur n’est pas une excuse plus valable que toutes les autres passions infâmes. Malheur à ces instruments zélés et dociles, éternellement comprimés, à ce qu’ils nous disent, agents infatigables de toutes les tyrannies existantes, dénonciateurs posthumes de toutes les tyrannies renversées.

On nous alléguait, à une époque affreuse, qu’on ne se faisait l’agent des lois injustes que pour en affaiblir la rigueur, que le pouvoir dont on consentait à se rendre le dépositaire aurait fait plus de mal encore, s’il eût été remis à des mains moins pures. Transaction mensongère, qui ouvrait à tous les crimes une carrière sans bornes. Chacun marchandait avec sa conscience, et chaque degré d’injustice trouvait de dignes exécuteurs. Je ne vois pas pourquoi, dans ce système, on ne se rendrait pas le bourreau de l’innocence, sous le prétexte qu’on l’étranglerait plus doucement.

Résumons maintenant les conséquences de nos principes.

La souveraineté du peuple n’est pas illimitée ; elle est circonscrite dans les bornes que lui tracent la justice et les droits des individus. La volonté de tout un peuple ne peut rendre juste ce qui est injuste. Les représentants d’une nation n’ont pas le droit de faire ce que la nation n’a pas le droit de faire elle-même[3]. Aucun monarque, quelque titre qu’il réclame, soit qu’il s’appuie sur le droit divin, sur le droit de conquête, ou sur l’assentiment du peuple, ne possède une puissance sans bornes. Dieu, s’il intervient dans les choses humaines, ne sanctionne que la justice. Le droit de conquête n’est que la force, qui n’est pas un droit, puisqu’elle passe à qui s’en saisit. L’assentiment du peuple ne saurait légitimer ce qui est illégitime, puisqu’un peuple ne peut déléguer à personne une autorité qu’il n’a pas.

Une objection se présente contre la limitation de la souveraineté. Est-il possible de la limiter ? Existe-t-il une force qui puisse l’empêcher de franchir les barrières qu’on lui aura prescrites ? On peut, dira-t-on, par des combinaisons ingénieuses, restreindre le pouvoir en le divisant. On peut mettre en opposition et en équilibre ses différentes parties. Mais par quel moyen fera-t-on que la somme totale n’en soit pas illimitée ? Comment borner le pouvoir autrement que par le pouvoir ?

Sans doute, la limitation abstraite de la souveraineté ne suffit pas. Il faut chercher des bases d’institutions politiques qui combinent tellement les intérêts des divers dépositaires de la puissance, que leur avantage le plus manifeste, le plus durable et le plus assuré, soit de rester chacun dans les bornes de leurs attributions respectives. Mais la première question n’en est pas moins la compétence et la limitation de la souveraineté ; car avant d’avoir organisé une chose, il faut en avoir déterminé la nature et l’étendue.

En second lieu, sans vouloir, comme l’ont fait trop souvent les philosophes, exagérer l’influence de la vérité, l’on peut affirmer que lorsque de certains principes sont complètement et clairement démontrés, ils se servent en quelque sorte de garantie à eux-mêmes. Il se forme à l’égard de l’évidence une opinion universelle qui bientôt est victorieuse. S’il est reconnu que la souveraineté n’est pas sans bornes, c’est-à-dire qu’il n’existe sur la terre aucune puissance illimitée, nul, dans aucun temps, n’osera réclamer une semblable puissance. L’expérience même le prouve déjà. L’on n’attribue plus, par exemple, à la société entière, le droit de vie et de mort, sans jugement. Aussi, nul gouvernement moderne ne prétend exercer un pareil droit. Si les tyrans des anciennes républiques nous paraissent bien plus effrénés que les gouvernants de l’histoire moderne, c’est en partie à cette cause qu’il faut l’attribuer. Les attentats les plus monstrueux du despotisme d’un seul furent souvent dus à la doctrine de la puissance sans bornes de tous.

La limitation de la souveraineté est donc véritable, et elle est possible. Elle sera garantie d’abord par la force qui garantit toutes les vérités reconnues, par l’opinion : ensuite elle le sera d’une manière plus précise, par la distribution et par la balance des pouvoirs.

Mais commencez par reconnaître cette limitation salutaire. Sans cette précaution préalable, tout est inutile.

En renfermant la souveraineté du peuple dans ses justes bornes, vous n’avez plus rien à redouter ; vous enlevez au despotisme, soit des individus, soit des assemblées, la sanction apparente qu’il croit puiser dans un assentiment qu’il commande, puisque vous prouvez que cet assentiment, fût-il réel, n’a le pouvoir de rien sanctionner.

Le peuple n’a pas le droit de frapper un seul innocent, ni de traiter comme coupable un seul accusé, sans preuves légales. Il ne peut donc déléguer un droit pareil à personne. Le peuple n’a pas le droit d’attenter à la liberté d’opinion, à la liberté religieuse, aux sauvegardes judiciaires, aux formes protectrices. Aucun despote, aucune assemblée ne peut donc exercer un droit semblable, en disant que le peuple l’en a revêtu. Tout despotisme est donc illégal ; rien ne peut le sanctionner, pas même la volonté populaire qu’il allègue, car il s’arroge, au nom de la souveraineté du peuple, une puissance qui n’est pas comprise dans cette souveraineté, et ce n’est pas seulement le déplacement irrégulier du pouvoir qui existe, mais la création d’un pouvoir qui ne doit pas exister.


Benjamin Constant est revenu à diverses reprises dans ses écrits sur l’abus que le despotisme pouvait faire des principes de la souveraineté du peuple. Voici ce qu’il dit à ce sujet dans la Préface de l’édition de ses œuvres publiées en 1818 :

À l’époque où le mouvement national de 1789, détourné de sa tendance naturelle par l’ignorance de beaucoup d’hommes et par l’égoïsme de plusieurs, eut dégénéré en agitation convulsive, sans but précis et sans direction fixe, une portion nombreuse et bien intentionnée de la nation fut la dupe de quelques axiomes vrais en eux-mêmes, mais faussés par l’application qu’on en faisait.

Le dogme de la souveraineté du peuple devint un instrument de tyrannie, et, durant quelque temps, le peuple se laissa opprimer au nom de sa souveraineté.


Il dit encore ailleurs :

Le despotisme qui a remplacé la démagogie et qui s’est constitué légataire du fruit de tous ses travaux, a persisté très-habilement dans la route tracée. Les deux extrémités se sont trouvées d’accord parce qu’au fond, dans les deux extrêmes, ii y avait volonté de tyranniser…

Dès que la volonté générale peut tout, les représentants de cette volonté générale sont d’autant plus redoutables qu’ils ne se disent qu’instruments dociles de cette volonté prétendue, et qu’ils ont en main les moyens de force ou de séduction nécessaires pour en assurer la manifestation dans le sens qui leur convient. Ce qu’aucun tyran n’oserait faire en son propre nom, ceux-ci le légitiment par l’étendue sans bornes de l’autorité sociale. L’agrandissement d’attributions dont ils ont besoin, ils le demandent au propriétaire de cette autorité, au peuple, dont la toute-puissance n’est là que pour justifier leurs empiétements. Les lois les plus injustes, les institutions les plus oppressives, sont obligatoires comme l’expression de la volonté générale. Car les individus, dit Rousseau, aliénés tout entiers au profit du corps social, ne peuvent avoir d’autre volonté que cette volonté générale. En obéissant à cette volonté, ils n’obéissent qu’à eux-mêmes, et sont d’autant plus libres qu’ils lui obéissent plus implicitement. Telles nous voyons apparaître à toutes les époques de l’histoire les conséquences de ce système ; mais elles se sont développées surtout dans toute leur effrayante latitude au milieu de notre révolution : elles ont fait à des principes sacrés des blessures peut-être difficiles à guérir. Plus le gouvernement qu’on voulait donner à la France était populaire, plus ces blessures ont été profondes. Il serait facile de démontrer par des citations sans nombre, que les sophismes les plus grossiers des plus fougueux apôtres de la terreur, dans les conséquences les plus révoltantes, n’étaient que des conséquences parfaitement justes des principes de Rousseau. Le peuple, qui peut tout, est aussi dangereux, plus dangereux qu’un tyran, ou plutôt il est certain que la tyrannie s’emparera du droit accordé au peuple. Elle n’aura besoin que de proclamer la toute-puissance de ce peuple en le menaçant, et de parler en son nom, en lui imposant silence.


  1. Il est curieux de comparer ce que dit ici Benjamin Constant avec l’opinion de M. de Bonald, le grand théoricien du droit divin. « L’homme, dit M. de Bonald, créé à l’image de son créateur, ne relève que de lui, et ne doit obéir à l’homme que pour obéir à Dieu ; mais si nul homme n’a pouvoir sur son semblable, deux hommes, dix hommes, mille hommes, un peuple entier n’en ont pas davantage, car le peuple est un être de raison, et quand je cherche le peuple je ne vois que des individus, isolés les uns des autres, sans lien ni cohésion entre eux. En rapprochant des individus pour exercer quelque acte de souveraineté populaire, vous ne rapprochez que des hommes sans pouvoir aucun sur leurs semblables. Vous ne réunissez que des nullités, des néants de pouvoir, et toutes ces nullités, quelque soit leur nombre, ne sont pas plus une réalité de pouvoir que des millions de zéros mis au bout les uns des autres ne font un chiffre positif. » De Bonald, Œuvres complètes, Paris, 1839. In-8, t. II, p. 216, 217.
    (Note de l’éditeur.)
  2. « Le triomphe de la force tyrannique est de contraindre les esclaves à se proclamer libres ; mais en se prêtant à ce simulacre mensonger de liberté, les esclaves devenus complices sont aussi méprisables que leurs maîtres. » Benjamin Constant. Discours, t. II, p. 60.
    (Note de M. Laboulaye.)
  3. Esprit aussi élevé que pratique, Benjamin Constant a toujours protesté contre les pouvoirs qui prétendent ne relever que d’eux-mêmes. « Il y a deux dogmes également dangereux, a-t-il dit dans la séance du 10 mars 1820, l’un le droit divin, l’autre la souveraineté illimitée du peuple ; l’un et l’autre ont fait beaucoup de mal, il n’y a de divin que la divinité, il n’y a de souverain que la justice. » C’est cette sage théorie de la limitation des pouvoirs basée sur l’expérience, qui l’a conduit à demander une double représentation, et à signaler les dangers que présente l’existence d’une chambre unique, toujours entraînée à s’égarer dans ce qu’il appelait l’horrible route de l’omnipotence parlementaire.
    (Note de l’éditeur.)